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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20)

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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20)

Author: Adolphe Thiers

Release date: February 25, 2014 [eBook #45015]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE, (VOL. 11 / 20) ***

HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE

TOME XI

L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie), le 16 septembre 1851.

PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.

HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE

FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

PAR M. A. THIERS

TOME ONZIÈME

PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1851

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE.

LIVRE TRENTE-SIXIÈME.
TALAVERA ET WALCHEREN.

Opérations des Français en Espagne pendant l'année 1809. — Plan de campagne pour la conquête du midi de la Péninsule. — Défaut d'unité dans le commandement, et inconvénients qui en résultent. — La guerre d'Autriche réveille toutes les espérances et toutes les passions des Espagnols. — Zèle de l'Angleterre à multiplier ses expéditions contre le littoral européen, et envoi d'une nouvelle armée britannique en Portugal. — Ouverture de la campagne de 1809 par la marche du maréchal Soult sur Oporto. — Inutile effort pour passer le Minho à Tuy. — Détour sur Orense, et marche à travers la province de Tras-los-Montès. — Suite de combats pour entrer à Chaves et à Braga. — Bataille d'Oporto. — Difficile situation du maréchal Soult dans le nord du Portugal. — Dès que son entrée en Portugal est connue, l'état-major de Madrid dirige le maréchal Victor sur l'Estrémadure, et fait appuyer ce dernier par un mouvement du général Sébastiani sur la Manche. — Passage du Tage à Almaraz, et arrivée du maréchal Victor et du général Sébastiani sur la Guadiana. — Victoires de Medellin et de Ciudad-Real. — Ces deux victoires font d'abord présager une heureuse campagne dans le midi de la Péninsule, mais leur effet est bientôt annulé par des événements fâcheux au nord. — Le général de La Romana, que le maréchal Soult avait laissé sur ses derrières en traversant Orense, passe entre la Galice et le royaume de Léon, soulève tout le nord de l'Espagne, et menace les communications des maréchaux Soult et Ney. — Vains efforts du maréchal Ney pour comprimer les insurgés de la Galice et des Asturies. — À défaut du maréchal Mortier, que ses instructions retiennent à Burgos, on envoie six ou huit mille hommes sous le général Kellermann pour rétablir les communications avec les maréchaux Soult et Ney. — Événements à Oporto. — Projet de convertir en royaume le nord du Portugal. — Divisions dans l'armée du maréchal Soult, et affaiblissement de la discipline dans cette armée. — Secrètes communications avec les Anglais. — Sir Arthur Wellesley, débarqué aux environs de Lisbonne, amène une nouvelle armée devant Oporto. — Grâce aux intelligences pratiquées dans la place, il surprend Oporto en plein jour. — Le maréchal Soult obligé de s'enfuir en sacrifiant son artillerie. — Retraite sur la Galice. — Entrevue à Lugo des maréchaux Ney et Soult. — Plan concerté entre ces deux maréchaux, lequel reste sans exécution par le mouvement du maréchal Soult sur Zamora. — Funeste division entre ces deux maréchaux. — Ordre expédié de Schœnbrunn, avant la connaissance des événements d'Oporto, pour réunir dans la main du maréchal Soult les trois corps des maréchaux Ney, Mortier et Soult. — Conséquences imprévues de cet ordre. — Le maréchal Soult à Salamanque forme un projet de campagne basé sur la supposition de l'inaction des Anglais jusqu'au mois de septembre. — Cette supposition est bientôt démentie par l'événement. — Sir Arthur Wellesley, après avoir expulsé les Français du Portugal, se replie sur Abrantès. — Il se concerte avec don Gregorio de la Cuesta et Vénégas pour agir sur le Tage. — Sa marche en juin et juillet vers Plasencia, et son arrivée devant Talavera. — Le roi Joseph, qui avait ramené le maréchal Victor dans la vallée du Tage, se joint à lui avec le corps du général Sébastiani et une réserve tirée de Madrid, en ordonnant au maréchal Soult de déboucher par Plasencia sur les derrières des Anglais. — Joseph les attaque trop tôt, et sans assez d'ensemble. — Bataille indécise de Talavera livrée le 28 juillet. — Mouvement rétrograde sur Madrid. — Apparition tardive du maréchal Soult sur les derrières de sir Arthur Wellesley. — Retraite précipitée de l'armée anglaise en Andalousie, après avoir abandonné ses malades et ses blessés. — Caractère des événements d'Espagne pendant la campagne de 1809. — Déplaisir de Napoléon de ce qu'on n'a pas tiré meilleur parti des vastes moyens réunis dans la Péninsule, et importance qu'il attache à ces événements, à cause des négociations d'Altenbourg. — Efforts des Anglais pour apporter aux négociateurs autrichiens le secours d'une grande expédition sur le continent. — Projet de détruire sur les rades les armements maritimes préparés par Napoléon. — Expédition de Rochefort. — Prodigieuse quantité de brûlots lancés à la fois contre l'escadre de l'île d'Aix. — Quatre vaisseaux et une frégate, échoués sur les rochers des Palles, sont brûlés par l'ennemi. — Après Rochefort les Anglais tournent leurs forces navales contre l'établissement d'Anvers, dans l'espérance de le trouver dénué de tout moyen de défense. — Quarante vaisseaux, trente-huit frégates, quatre cents transports, jettent quarante-cinq mille hommes aux bouches de l'Escaut. — Descente des Anglais dans l'île de Walcheren et siége de Flessingue. — L'escadre française parvient à se retirer sur Anvers, et à s'y mettre à l'abri de tout danger. — Manière de considérer l'expédition anglaise à Paris et à Schœnbrunn. — Napoléon prévoyant que la fièvre sera le plus redoutable adversaire des Anglais, ordonne de se couvrir de retranchements, d'amener derrière ces retranchements les troupes qu'on parviendra à réunir, et de ne pas risquer de bataille. — Il prescrit la levée des gardes nationales, et désigne le maréchal Bernadotte comme général en chef des troupes réunies sous Anvers. — Reddition de Flessingue. — Les Anglais ayant perdu leur temps à prendre Flessingue, sont informés qu'Anvers est en état de défense, et n'osent plus avancer. — La fièvre les attaque avec une violence extraordinaire, et les oblige à se retirer après des pertes énormes. — Joie de Napoléon en apprenant ce résultat, surtout à cause des négociations entamées à Altenbourg.

Fév. 1809. Suite des événements militaires en Espagne. Ce n'est pas seulement sur les bords de la Drave, de la Raab, du Danube et de la Vistule, que les Français répandaient leur sang pendant cette année 1809, c'était aussi sur les bords de l'Èbre, du Tage, du Douro, sur les bords même de l'Escaut, et sur la plupart des mers du globe. Partout, et presque simultanément, on les voyait prodiguer leur vie dans cette terrible lutte, engagée entre le plus ambitieux des hommes et la plus vindicative des nations. Tandis qu'avec des soldats presque enfants Napoléon terminait en trois mois la guerre d'Autriche, ses généraux, privés de direction, n'obtenant de lui qu'une attention distraite, et malheureusement divisés entre eux, ne pouvaient avec les premiers soldats du monde venir à bout de quelques bandes indisciplinées, et d'une poignée d'Anglais sagement conduits. La guerre d'Espagne s'éternisait ainsi au détriment de notre puissance, quelquefois même de notre gloire, et à la confusion de la dynastie impériale.

Napoléon qui avait fait exécuter à ses troupes d'Espagne une campagne d'hiver, qui leur avait fait livrer en décembre et janvier les batailles d'Espinosa, de Burgos, de Tudela, de Molins-del-Rey, de la Corogne et d'Uclès, avait voulu qu'on leur accordât un ou deux mois de repos, temps nécessaire à la santé des hommes et à la réparation du matériel, et que partant ensuite des points qu'elles avaient conquis on les dirigeât sur le midi de la Péninsule, pour en achever la soumission depuis Lisbonne jusqu'à Cadix, depuis Cadix jusqu'à Valence. Le plan qu'il avait laissé en quittant Valladolid pour se rendre en Autriche, et qui, tout bien conçu qu'il était, ne pouvait remplacer un bon général en chef, a été précédemment exposé; mais il faut le rappeler brièvement ici pour l'intelligence des opérations de 1809.

Plan de campagne tracé par Napoléon pour les opérations militaires de l'année 1809. Le maréchal Soult avec les divisions Merle, Mermet, Delaborde, Heudelet, les dragons Lorge et Lahoussaye, la cavalerie légère de Franceschi, comprenant dix-sept régiments d'infanterie, dix de cavalerie, et un parc de 58 bouches à feu, devait, après s'être reposé dans la Galice des fatigues endurées pendant la poursuite des Anglais, se mettre de nouveau en mouvement, passer le Minho à Tuy (voir la carte no 43), Conquête du Portugal confiée au maréchal Soult. s'avancer par Braga sur le Douro, prendre Oporto, et d'Oporto marcher ensuite à la conquête de Lisbonne. Napoléon avait espéré que ce corps, dont l'effectif nominal s'élevait à 46 mille hommes, fournirait environ 36 mille combattants. Ce n'était malheureusement pas exact; à cause des blessés, des malades, des hommes fatigués, des nombreux détachements, il était impossible d'en réunir plus de 23 à 24 mille. L'ordre était de partir en février pour arriver en mars à Lisbonne, afin de profiter des douceurs du printemps si précoce dans ces régions. Derrière le maréchal Soult, le maréchal Ney, avec les braves divisions Marchand et Maurice Mathieu, ne comptant plus que 16 mille combattants sur un effectif de 33 mille hommes, avait pour instruction de rester dans la Galice, d'en achever la soumission, et de couvrir ainsi les communications du corps expéditionnaire de Portugal.

Conquête de l'Andalousie confiée au maréchal Victor. Pendant que le maréchal Soult envahirait le Portugal, le maréchal Victor, vainqueur à Espinosa et à Uclès, devait, avec les belles divisions Villatte, Ruffin et Lapisse, composant le premier corps, avec douze régiments de cavalerie, s'éloigner de Madrid, s'avancer par un mouvement sur sa droite, de Talavera vers Mérida, du Tage vers la Guadiana, afin d'exécuter dans l'Estrémadure et l'Andalousie une marche correspondant à celle du maréchal Soult en Portugal. Il devait, dès qu'il se serait assuré de l'entrée du maréchal Soult à Lisbonne, se porter sur Séville, où il recevrait au besoin l'appui d'une division du maréchal Soult. On lui préparait à Madrid un équipage de siége, composé de pièces courtes de 24, pour qu'il pût faire tomber les murs de Séville et de Cadix, si ces capitales étaient défendues. Le maréchal Victor n'avait en ce moment sous la main que deux de ses trois divisions, celle du général Lapisse étant restée à Salamanque, depuis la concentration de troupes que Napoléon avait opérée dans le nord pour accabler le général Moore. Cette division, pendant que le maréchal Soult descendrait de Tuy sur Lisbonne, avait ordre de descendre de Salamanque sur Alcantara, de rejoindre son chef à Mérida, et de le suivre en Andalousie. On croyait que ce corps, renforcé de l'excellente division allemande Leval, et s'élevant à un effectif de 40 mille hommes, en donnerait 30 mille en réalité, et suffirait, avec les renforts qu'on pourrait lui envoyer de Madrid, pour dominer le midi de la Péninsule.

Force laissée à Madrid sous les ordres du roi Joseph et du maréchal Jourdan, son chef d'état-major. Le roi Joseph, ayant pour chef d'état-major le maréchal Jourdan, était autorisé à conserver immédiatement sous ses ordres les belles divisions françaises Dessoles et Sébastiani, la division polonaise Valence, les dragons de Milhaud, quelques brigades de cavalerie légère, formant en tout onze régiments d'infanterie, sept de cavalerie, et une force réelle de 36 mille hommes, pour un effectif nominal de 50. Dans ce total étaient compris la garde personnelle du roi Joseph, le parc général, et une infinité de dépôts. Le roi devait avec cette force centrale contenir Madrid, se porter au besoin à l'appui du maréchal Victor, pourvoir en un mot à tous les cas imprévus. Destination ultérieure du corps d'armée du général Suchet après la prise de Saragosse. Le corps du général Junot, qui venait de terminer le siége de Saragosse, et qui était actuellement sous les ordres du général Suchet, n'ayant que 16 mille hommes de disponibles sur 30, devait se reposer en Aragon, surveiller cette province, puis en partir, si les événements prenaient une tournure favorable, pour s'avancer par Cuenca sur Valence. Le corps du maréchal Mortier tenu en réserve au pied des Pyrénées. Restait en arrière pour le soutenir, ou pour garder l'Aragon, le corps du maréchal Mortier, qui s'était peu fatigué pendant le siége de Saragosse, et qui, sur 23 mille hommes d'effectif, présentait 18 mille combattants. N'ayant pu prévoir tout d'abord ce que deviendrait la guerre d'Allemagne, Napoléon avait défendu d'employer activement le corps du maréchal Mortier, et avait ordonné de le conserver intact au pied des Pyrénées, entre Saragosse et Tudela, soit pour le diriger sur le midi de l'Espagne, soit pour le ramener sur le Rhin, selon les événements. Rôle assigné au général Saint-Cyr en Catalogne. Le général Saint-Cyr, vainqueur des Espagnols à Cardedeu, à Molins-del-Rey, devait avec 48 mille hommes d'effectif, 40 de force réelle, achever la conquête de la Catalogue par le siége de ses places fortes. Enfin le nord de l'Espagne, constituant notre ligne d'opération, était confié à une troupe de cavalerie, et à une multitude de corps séparés, qui formaient les garnisons de Burgos, de Vittoria, de Pampelune, de Saint-Sébastien, de Bilbao, de Saint-Ander, et qui pouvaient en cas de nécessité fournir quelques colonnes mobiles. Depuis le départ du maréchal Bessières, c'étaient le général Kellermann et le général Bonnet qui commandaient ces corps, l'un dans la Castille, l'autre dans la Biscaye. Ce mélange de soldats de toutes armes, emprunté à tous les corps, chargé du service sur nos derrières, présentait 33 ou 34 mille hommes, dont 15 à 18 mille étaient capables de rendre d'utiles services, et portait à 200 mille combattants sur 300 mille hommes d'effectif, la masse énorme des forces consacrées à la Péninsule. C'étaient en grande partie les meilleures troupes de la France, celles qui avaient fait les campagnes de la Révolution et de l'Empire, qui avaient vaincu l'Italie, l'Égypte, l'Allemagne et la Russie! Voilà où nous avait conduits cette conquête de l'Espagne, regardée d'abord comme l'affaire d'un simple coup de main. On y avait perdu son renom de droiture, son prestige d'invincibilité, et on y envoyait périr homme par homme des armées admirables, formées par dix-huit ans de guerres et de victoires.

Napoléon supposait que ces trois cent mille hommes, qu'il ne croyait pas aussi diminués qu'ils l'étaient réellement par la fatigue, les maladies, les disséminations, seraient plus que suffisants, même réduits à deux cent mille, pour soumettre l'Espagne, les Anglais devant être fort dégoûtés de secourir les Espagnols après la campagne de la Corogne. La force et l'excellence de l'armée d'Espagne entièrement paralysées par l'anarchie du commandement. Ces deux cent mille hommes auraient été suffisants sans doute avec une forte direction, quoique la passion de tout un peuple soulevé contre l'étranger soit capable de produire bien des miracles; mais l'autorité que Napoléon laissait à Madrid pour interpréter ses instructions et les faire exécuter ne pouvait remplacer ni son génie, ni sa volonté, ni son ascendant sur les hommes, et les plus puissants moyens devaient échouer non contre la résistance des Espagnols, mais contre l'anarchie militaire qui allait naître de son absence.

Causes du défaut d'autorité du roi Joseph et du maréchal Jourdan. En effet, le roi Joseph, doux et sensé, assez contenu dans ses mœurs, n'avait, ainsi que nous l'avons déjà dit, aucune des qualités du commandement, bien qu'il ambitionnât fort la gloire des armes, comme un patrimoine de famille. Mais il n'avait ni activité, ni vigueur, ni surtout aucune expérience de la guerre, et, à défaut d'expérience, aucune de ces qualités supérieures d'esprit qui la suppléent. Il avait, comme nous l'avons dit aussi, adopté pour mentor le digne et sage maréchal Jourdan, au jugement duquel il soumettait ses plans militaires, mais le plus souvent sans l'écouter, se décidant, après avoir longtemps flotté entre lui et ses familiers, comme il pouvait, et suivant les impressions du moment. Napoléon, qui avait discerné ses prétentions pendant la dernière campagne, s'en était moqué à Madrid, et s'en moquait encore à Schœnbrunn avec ceux qui allaient en Espagne, ou qui en revenaient. Il n'aimait pas le maréchal Jourdan, à cause de ses opinions passées et même de ses opinions présentes, le soupçonnant à tort d'être l'inspirateur des jugements assez sévères qu'on portait sur lui dans la nouvelle cour d'Espagne. Il voyait dans la tristesse et la froideur de ce grave personnage tout un blâme pour son règne; et tandis qu'il se raillait de son frère, ne pouvant se railler du maréchal Jourdan qui ne prêtait pas à la moquerie, il le dépréciait ouvertement. Ce maréchal était parmi les officiers de son grade et de son ancienneté le seul sur lequel Napoléon n'eût pas fait descendre l'une des opulentes récompenses qu'il prodiguait à ses serviteurs. Des railleries pour le roi, une aversion visible pour son major général, n'étaient pas un moyen de relever l'un et l'autre aux yeux des généraux qui devaient leur obéir. Comment en effet des maréchaux qui n'étaient habitués à obéir qu'à Napoléon, chez lequel ils reconnaissaient un génie égal à sa puissance, auraient-ils obéi à un frère qu'il disait lui-même n'être pas militaire, et à un vieux maréchal disgracié, dont il niait les talents?

Les dispositions adoptées pour assurer la hiérarchie du commandement étaient elles-mêmes très-mal entendues[1]. Napoléon avait bien dit dans ses instructions que le roi Joseph le remplacerait à la tête des armées d'Espagne; mais chacun des chefs de corps, maréchaux ou généraux, devait correspondre directement avec le ministre de la guerre Clarke, et recevoir les ordres de celui-ci pour toutes leurs opérations, de manière qu'ils considéraient l'autorité du roi Joseph comme purement nominale, tandis qu'ils considéraient comme seule réelle l'autorité siégeant à Paris. Napoléon, ordinairement si arrêté en toutes choses, n'avait pas su se résoudre à confier le commandement effectif à un frère qu'il n'en jugeait pas capable, et en le lui laissant pour la forme, il l'avait retenu en réalité pour lui-même. Et bien qu'un commandement inspiré par lui semblât devoir être préférable à tout autre, il est vrai de dire que les ordres de Joseph, quoique donnés sans connaissance de la guerre et sans vigueur, partant cependant de plus près, mieux adaptés aux circonstances actuelles de la guerre, auraient amené des résultats meilleurs que les ordres de Napoléon, donnés à une distance de six cents lieues, et ne répondant plus, quand ils arrivaient, à l'état présent des choses. Le mieux eût été que l'Empereur, arrêtant lui-même les plans généraux de campagne qu'il était seul capable de concevoir, laissât à l'état-major de Joseph le soin d'en ordonner souverainement les détails d'exécution. Mais doux, indulgent, paternel, confiant avec le prince Eugène, qu'il trouvait modeste, soumis et reconnaissant, il était sévère, railleur, défiant avec ses frères, qui se montraient vains, indociles, et très-peu reconnaissants. Il n'avait donc délégué à Joseph qu'une autorité nominale, et avait préparé ainsi sans le vouloir une funeste anarchie militaire dans la Péninsule.

Conflits administratifs contribuant avec les conflits militaires à affaiblir l'autorité du roi Joseph. À ces causes de conflit s'en joignaient d'autres tout aussi fâcheuses. La guerre d'Espagne, outre qu'elle était ruineuse en hommes, l'était encore en argent. Napoléon ayant reconnu qu'il ne pouvait y suffire, avait décidé que l'armée vivrait sur le pays occupé par elle. Or, Joseph, comme le roi Louis en Hollande, comme le roi Murat à Naples, aurait bien voulu se populariser parmi ses nouveaux sujets; et, pour gagner leur cœur, il les défendait contre l'armée française, qui était cependant chargée de les lui conquérir. Cette armée, qui se disait que des médiocres frères de son général elle avait fait des rois, était étonnée, indignée même qu'on préférât des sujets révoltés à des soldats auxquels on devait la couronne, et dont on était non-seulement les obligés, mais les compatriotes. Les généraux, les officiers, tous jusqu'aux soldats, tenaient les plus étranges propos sur les royautés créées de leurs mains, et en revanche dans la cour de Joseph on parlait de l'armée française, de ses chefs, comme auraient pu le faire les Espagnols eux-mêmes. Napoléon avait pour le représenter à Madrid, M. de Laforest, ambassadeur de France, le général Belliard, gouverneur de Madrid, M. de Fréville, agent du Trésor pour la gestion des biens confisqués sur les familles proscrites. Ces autorités diverses vivaient dans un état de conflit perpétuel avec les agents du roi Joseph. Napoléon, par exemple, avait ordonné l'incarcération de tous les membres de l'ancien conseil de Castille: Joseph les avait fait relâcher, disant qu'on ne les poursuivait que pour avoir leurs biens. Napoléon s'était approprié, à titre d'indemnité de guerre, les biens des dix plus grandes familles d'Espagne, ainsi que nous l'avons raconté ailleurs, et de plus il avait saisi les laines appartenant aux plus grands seigneurs des provinces conquises. Le total de ces confiscations n'était pas loin de valoir deux cents millions. Quant aux dix grandes familles, disait Joseph, je dois en abandonner les propriétés à l'Empereur, qui se les est attribuées; mais quant aux autres familles, en plus grand nombre, poursuivies pour fait de révolte, leurs biens doivent m'être laissés, ou pour les leur rendre, si elles se soumettent, ou pour récompenser, si elles ne se soumettent pas, le dévouement de ceux qui se donneront à moi. Quant aux laines, Joseph prétendait aussi en retenir une partie, à divers titres plus ou moins contestables, alléguant du reste qu'il n'avait rien à donner à personne, qu'il ne lui était pas même possible de payer les officiers de sa maison, qu'il y avait dans Madrid six mille domestiques, soit de l'ancienne grandesse, soit de l'ancienne cour, dont il pourrait s'attacher une partie, et qui, faute de pouvoir vivre, excitaient contre lui le peuple de la capitale.

Détresse financière du roi Joseph. Sa détresse, en effet, était extrême. Les armées françaises dans les provinces qu'elles occupaient, l'insurrection dans les provinces dont elle était restée maîtresse, absorbaient tout le produit des impôts. Ce que les armées françaises prenaient directement ne suffisait cependant point à leur entretien; car si en prenant tout dans les provinces conquises elles parvenaient à se nourrir et à se vêtir, il restait les services généraux de l'artillerie et du génie, tous fort coûteux, fort importants, auxquels on ne pouvait suffire en s'emparant du bétail, ou en coupant les récoltes sur pied. Pour ces services il aurait fallu de l'argent, et il n'arrivait au Trésor que celui qu'on percevait à Madrid même. En mettant la main sur toutes les ressources que la proscription ou la confiscation pouvaient fournir, on ôtait à Joseph le moyen, disait-il, soit de se ménager des créatures, soit de pourvoir aux services les plus indispensables. Il demandait qu'on laissât au moins achever pour son compte un emprunt commencé en Hollande, lequel aurait pu procurer au Trésor espagnol quinze ou vingt millions. Sur ce dernier point seulement Napoléon lui avait accordé satisfaction; mais sur tous les autres il n'avait répondu que par des refus, lui reprochant amèrement quelques actes de munificence envers des favoris qui n'avaient rien mérité; supputant, avec un regret visible de l'avoir entreprise, tout ce que lui avait déjà coûté la guerre d'Espagne, tout ce qu'elle devait lui coûter encore; car bien que les soldats français vécussent sur les lieux, il fallait néanmoins les y faire arriver, vêtus, armés, organisés; les pourvoir en outre de matériel, ce qui ne pouvait se faire qu'avec de grandes dépenses, sans compter celles de la guerre d'Autriche, qui était la suite de la guerre d'Espagne, et qui devait entraîner de bien autres charges pour les finances de l'Empire. Napoléon se disait donc ruiné par ses frères, réduit à faire ressource de tout. Du reste, distrait par d'autres guerres à six cents lieues de Madrid, il abandonnait le soin de vider ces querelles à ses agents, qui se comportaient avec une insolence inouïe, se croyant en qualité de représentants de l'empereur Napoléon fort supérieurs à de simples représentants du roi Joseph. Les choses avaient été poussées à un tel point, qu'au sujet des biens séquestrés, M. de Fréville s'étant emparé des clefs des palais disputés, en avait refusé l'entrée aux agents du Trésor espagnol, prêt, disait-il, pour se faire obéir, à recourir, s'il le fallait, à l'armée française. Le roi Joseph avait répondu à cette arrogance en disant qu'il allait faire mettre M. de Fréville dans une chaise de poste et l'envoyer en France[2]. On comprend ce que de pareils débats, connus de tout le monde à Madrid, devaient produire de déconsidération pour la nouvelle royauté. Haïe des Espagnols, méprisée des Français, il était bien difficile qu'elle parvînt à se faire obéir par les uns et par les autres, et que les meilleurs plans pussent réussir, exécutés sous la direction d'une autorité aussi faible et aussi contestée.

Dispositions morales des Espagnols après la courte campagne que Napoléon avait faite chez eux. Quoique les forces françaises fussent immenses en quantité et en qualité, la résistance devenait tous les jours plus sérieuse. Nulle part les Espagnols n'avaient tenu en ligne. À Espinosa, à Tudela, à Burgos, à Molins-del-Rey, à Uclès, ils s'étaient enfuis en jetant leurs armes. Les Anglais eux-mêmes, troupe régulière et solide, entraînés dans la commune défaite, avaient été obligés d'abandonner en toute hâte le sol de l'Espagne et de chercher un refuge sur leurs vaisseaux. Mais ni les uns ni les autres n'étaient abattus par la suite des revers qu'ils avaient essuyés. La nouvelle de la guerre d'Autriche réveille toutes les espérances et toutes les fureurs des Espagnols. Les Espagnols, dans leur fol orgueil, étaient incapables d'apprécier ce que valait l'armée française, et leur ignorance les sauvait du découragement. S'enfuyant presque sans se battre, ils souffraient peu, car il n'y a que les défaites fortement disputées qui soient profondément senties; et ils étaient prêts à recommencer indéfiniment une guerre qui ne coûtait de désastres qu'aux villes, qui plaisait à leur activité dévorante, et répondait à tous leurs sentiments religieux et patriotiques. S'ils avaient d'ailleurs été découragés un moment par leurs nombreuses défaites, ils avaient repris courage en apprenant le départ de Napoléon et la guerre d'Autriche. Retirée à Séville, où elle était plongée plus profondément dans l'ignorance et le fanatisme de la nation, la junte continuait de souffler au peuple toutes ses fureurs. Composée d'un mélange de vieux hommes d'État incapables de comprendre les circonstances nouvelles, et de jeunes fanatiques incapables d'en comprendre aucune, contrariée par mille résistances, elle dirigeait la guerre comme on peut le faire dans des temps de désordre. Mais elle animait, excitait, poussait aux armes les populations de Valence, de Murcie, d'Andalousie, d'Estrémadure, correspondait avec les Anglais, et envoyait sans cesse de nouvelles recrues aux armées de l'insurrection. Reconstitution de l'armée du centre sous le général Vénégas, et de l'armée d'Estrémadure sous le général don Gregorio de la Cuesta. L'Angleterre lui fournissant en quantité des armes, des munitions, des subsides, elle avait reformé l'armée du centre, confiée depuis la bataille de Tudela au duc de l'Infantado, et depuis la bataille d'Uclès au général Cartojal. L'armée d'Estrémadure battue à Burgos, à Somo-Sierra, à Madrid, s'en étant vengée par le meurtre de l'infortuné don Juan Benito, avait été recrutée et confiée au vieux Gregorio de la Cuesta, qui semblait avoir repris entre les généraux espagnols un certain ascendant, uniquement parce que n'ayant pas livré de bataille, il n'en avait pas perdu. Ces deux armées échelonnées, l'une sur les routes de la Manche, depuis Ocaña jusqu'au val de Peñas (voir la carte no 43), l'autre sur les routes de l'Estrémadure, depuis le pont d'Almaraz jusqu'à Mérida, devaient inquiéter Madrid, et disputer le terrain aux troupes françaises qui tenteraient de descendre vers le midi. Position du général de La Romana au nord de l'Espagne, entre la Galice et le Portugal. Dans le nord de l'Espagne, le général de La Romana, qui avait suivi la retraite des Anglais, mais qui, pour leur laisser libre la route de Vigo, avait pris celle d'Orense, était resté sur la frontière du Portugal, le long du Minho, entre les Portugais exaltés par leur récente délivrance, et les Espagnols de la Galice, les plus opiniâtres de tous les insurgés de la Péninsule. Il maintenait ainsi au nord un dangereux foyer d'excitation. Enfin partout où les armées françaises n'étaient pas, la junte levait publiquement des soldats; et là où elles étaient, des bandes de coureurs, se cachant dans les montagnes et les défilés, attendaient nos convois de blessés, de malades ou de munitions, pour égorger les uns et enlever les autres. Dans les Asturies le général Ballesteros osait se montrer à quelques lieues du général Bonnet. Dans l'Aragon le terrible exemple de Saragosse n'avait agi que sur la malheureuse ville, témoin et victime du siége. Dans la Catalogne les batailles de Cardedeu, de Molins-del-Rey, n'avaient agi que sur l'armée du général Vivès, et les miquelets arrêtaient nos troupes à tous les passages, ou les troublaient dans les siéges d'Hostalrich, de Girone, de Tarragone, qu'elles devaient exécuter l'un après l'autre. Bien qu'il n'y eût que deux mois d'écoulés depuis que les généraux de Napoléon, conduits par lui, avaient recouvré dans une dizaine de batailles la moitié de l'Espagne, et tout conquis des Pyrénées au Tage, la nouvelle de la guerre d'Autriche, propagée, commentée en cent façons, avait ranimé toutes les espérances, réveillé toutes les fureurs, et fait succéder à une terreur momentanée une excitation presque aussi grande qu'après Baylen. On croyait que Napoléon, obligé de quitter l'Espagne de sa personne, serait bientôt obligé d'en retirer ses meilleures troupes, et qu'on viendrait facilement à bout des autres.

Zèle des Anglais à continuer la guerre, d'après la dernière rupture de l'Autriche avec la France. Les Anglais de leur côté, battus en compagnie des Espagnols, avaient également repris confiance, se flattant eux aussi que la guerre d'Autriche, exigeant le rappel de nos vieilles bandes, leur permettrait de recouvrer le terrain perdu pendant les deux mois de la présence de Napoléon au delà des Pyrénées.

L'armée du général Moore qui aurait dû périr dans sa retraite à travers la Galice, mais qui avait, bien que faiblement poursuivie, perdu ses chevaux, une partie de son matériel et un quart de son effectif, avait été ramenée sur les côtes de l'Angleterre. Là on la recrutait avec des engagés sortis des fameuses milices qui devaient jadis résister à l'expédition de Boulogne, et qui, depuis que l'expédition de Boulogne n'occupait plus personne en Angleterre, fournissaient avec leurs débris une ample matière à recrutement. Ainsi en agitant le monde entier, Napoléon avait partout suscité des soldats. Expéditions maritimes préparées contre la Péninsule, les côtes de France, de Belgique et de Hollande. L'Angleterre, pensant avec raison que la guerre d'Autriche était une dernière occasion, offerte par la fortune, qu'il ne fallait pas laisser échapper, avait résolu dans cette campagne de faire les plus grands efforts pour attaquer Napoléon sur tous les points, et lui préparer partout des obstacles et des périls. Elle avait le projet non-seulement de recommencer une expédition dans la Péninsule malgré le mauvais succès de celle du général Moore, mais d'en organiser une formidable contre les côtes de France, de Hollande et du Hanovre. Le dénûment dans lequel Napoléon était forcé de laisser les côtes du continent, depuis Bayonne jusqu'à Hambourg, offrait bien des chances de détruire les grandes flottes construites à Rochefort, à Lorient, à Brest, à Cherbourg, à Anvers. L'idée d'assaillir l'Escaut et d'y livrer aux flammes les magnifiques chantiers élevés sur les bords de ce fleuve, occupait en particulier le cabinet britannique, et provoquait chez lui un singulier redoublement de zèle. Le moins en effet qu'il pût faire pour l'Autriche et pour lui-même, c'était de mettre le littoral européen à feu et à sang, afin de détourner de Vienne et de Madrid une partie des forces dirigées vers ces deux capitales. Mais en attendant qu'on fût entièrement fixé sur ces vastes projets de destruction, le plus pressé c'était l'Espagne. Il fallait la secourir sans retard, si on ne voulait la voir succomber avant que l'Autriche eût réussi à la dégager. Des troupes anglaises qui avaient enlevé le Portugal au général Junot, et qui recrutées plus tard avaient contribué à l'expédition du général Moore en Castille, il était resté une partie aux environs de Lisbonne, entre Alcobaza et Leiria, sous les ordres du général Cradock. Nouvelle armée confiée à sir Arthur Wellesley pour la délivrance du Portugal. On s'était hâté de les renforcer avec des détachements tirés de Gibraltar et d'Angleterre; on voulait les renforcer encore, et en faire une armée capable de disputer le Portugal au maréchal Soult. Sir Arthur Wellesley, qui avait été le véritable libérateur du Portugal, purgé depuis de tout reproche relativement à la convention de Cintra, par le tribunal chargé de juger les auteurs de cette convention, pouvait maintenant être employé sans difficulté. Sa jeune renommée, son habileté incontestable le désignaient comme le chef naturel de la nouvelle expédition. Il se faisait fort, disait-il, avec 30 mille Anglais, 30 mille Portugais, et une quarantaine de mille hommes de milice portugaise, ce qui devait coûter environ 70 ou 80 millions par an au Trésor britannique, d'occuper cent mille ennemis au moins, de conserver le Portugal, et le Portugal conservé, de rendre éternellement précaire la situation des Français en Espagne. Ayant jugé avec un rare bon sens les événements des deux dernières campagnes, il avait aperçu tout de suite comment les Anglais devaient se comporter dans la Péninsule, et malgré l'avis de ceux que l'expédition de Moore avait profondément effrayés, il affirmait qu'on pourrait toujours se rembarquer à temps, en sacrifiant tout au plus son matériel; il allait même jusqu'à désigner d'une manière presque prophétique une position dans laquelle, appuyé sur la mer et couvert de retranchements, il serait assuré de tenir plusieurs années contre les armées victorieuses de la France. La confiance qu'inspirait ce général, d'un esprit droit et ferme, avait vaincu la répugnance de son gouvernement à risquer de nouvelles armées dans l'intérieur de la Péninsule, le plan surtout consistant à ne s'éloigner du Portugal que le moins possible, et à rendre précaire la situation des Français à Madrid, par la seule présence des Anglais à Lisbonne. Il fut donc arrêté qu'on le ferait partir avec des forces qui devaient porter à 30 mille hommes l'armée britannique en Portugal, et avec des ressources, soit en munitions, soit en argent, qui mettraient à même de lever une nombreuse armée portugaise. L'enthousiasme insurrectionnel des Portugais, parvenu au comble depuis l'expulsion du général Junot, permettait de tout espérer de leur part. Ils accouraient en effet au-devant des Anglais, et se prêtaient à leurs leçons militaires avec un zèle qui ne pouvait être inspiré que par la passion la plus vive.

Tels étaient les changements survenus dans la Péninsule à la seule annonce de la guerre d'Autriche: de soumise que l'Espagne semblait être quand Napoléon l'avait quittée, elle se levait de nouveau! de délaissée qu'on la croyait par ses alliés, elle allait être de nouveau secourue par les Anglais, et occupée par eux, pour n'en être plus abandonnée qu'à la fin de la guerre!

Préparatifs du maréchal Soult pour entrer en Portugal. Les instructions de Napoléon avaient désigné le mois de février comme le moment convenable pour l'entrée du maréchal Soult en Portugal. Il avait supposé que ce maréchal, arrivé en mars à Lisbonne, aiderait le maréchal Victor à occuper Séville et Cadix presque en même temps, et que la conquête du midi de la Péninsule se trouverait ainsi achevée avant les chaleurs de l'été. Mais les événements devaient bientôt montrer qu'il lui serait plus facile à lui d'être maître de Vienne, qu'à ses généraux de dépasser la ligne du Tage et du Douro. Le corps du maréchal Soult, à peine remis des fatigues qu'il avait endurées pendant sa marche sur la Corogne, avait été réuni entre Saint-Jacques de Compostel, Vigo et Tuy, pour s'y reposer, s'y refaire, et réparer le matériel d'artillerie, auquel avaient été jointes plusieurs pièces de fort calibre, pour le cas où l'on aurait quelque muraille de ville à abattre. Malgré les instances de l'état-major de Madrid, et malgré le zèle dont le maréchal Soult était lui-même animé, l'armée du Portugal ne put pas avant un mois, c'est-à-dire avant la mi-février, être prête à marcher. Cette armée, composée des divisions Merle, Mermet, Delaborde et Heudelet, tirées les unes de l'ancien corps du maréchal Bessières, les autres de l'ancien corps du général Junot, de la cavalerie légère de Franceschi, des dragons Lorge et Lahoussaye, ne put pas fournir plus de 26 mille hommes présents sous les armes, bien qu'on eût compté sur trente et quelques mille. Les fatigues, les combats, les détachements, avaient réduit à ce chiffre l'effectif nominal, qui était de quarante et quelques mille hommes. Tout étant prêt, le maréchal Soult partit de Vigo le 15 février. Son projet était de franchir le Minho, qui forme en cet endroit la frontière du Portugal, d'en forcer le passage un peu au-dessous de Tuy, très-près par conséquent de l'embouchure de ce fleuve dans l'Océan, et de s'avancer, par la grande route du littoral, de Braga à Oporto. (Voir la carte no 43.) Mais des obstacles insurmontables empêchèrent cette marche, qui, d'après la nature des lieux, était la plus simple et la plus indiquée.

Exaltation patriotique des Portugais, et leur projet de résister à outrance aux Français. Les Portugais, partageant l'aversion des Espagnols pour les Français, singulièrement encouragés d'ailleurs par l'expulsion de Junot, s'étaient tous insurgés, sous l'influence de leurs nobles et de leurs prêtres. Ils avaient barricadé les villages et les villes, obstrué les défilés, et paraissaient résolus à se défendre jusqu'à la dernière extrémité. Partout on entendait le tocsin, et on voyait accourir sur les routes des bandes de peuple, menées par des prêtres qui avaient le crucifix à la main, et par des seigneurs qui brandissaient de vieilles épées depuis longtemps suspendues aux murs de leurs châteaux. Les Portugais, s'attendant à l'arrivée des Français, avaient eu soin de recueillir tous les bateaux du Minho, et de les amener sur la rive gauche, qu'ils occupaient. Notre cavalerie légère, en battant le pays dans tous les sens, n'avait pu en découvrir un seul.

Inutile tentative du maréchal Soult pour franchir le Minho au-dessous de Tuy. En voyant ce qui se passait, le maréchal Soult imagina de descendre le Minho jusqu'à la mer, et de s'emparer des nombreuses barques de pêcheur qui appartenaient au village de Garda, situé près de l'embouchure du fleuve. Il trouva en effet sur ce point beaucoup de bateaux qu'on n'avait pas eu le temps de soustraire à ses troupes; il en prit un assez grand nombre pour transporter environ deux mille hommes à la fois. Il essaya effectivement de les embarquer et de les jeter de l'autre côté du fleuve, espérant qu'ils seraient assez forts pour s'y défendre contre les Portugais, et pour rétablir les communications entre les deux rives. Mais on était réduit à passer le Minho près de la mer, et les tempêtes de la saison ne permirent qu'à trois ou quatre bateaux d'opérer la traversée. Une cinquantaine d'hommes au plus, parvenus à l'autre bord, s'y battirent bravement, dans l'espoir d'être secourus; mais ils furent bientôt obligés de rendre leurs armes et de se mettre à la discrétion d'une populace féroce.

Le maréchal Soult remonte le Minho pour le passer à Orense. Après cette malheureuse tentative, le maréchal Soult ne vit d'autre ressource que de remonter le Minho jusqu'aux montagnes, pour le passer vers Orense, où il se flattait de ne pas rencontrer les mêmes obstacles. Le 16, il se mit en marche de Tuy sur Orense, remontant la rive droite du Minho. En suivant cette route il devait trouver sur son chemin l'armée de La Romana, qui s'était établi à Orense, comme on l'a vu précédemment, en se séparant des Anglais. L'armée de La Romana n'était pas fort redoutable en elle-même, mais sa présence avait enflammé l'esprit de toutes les populations, tant espagnoles que portugaises, et on avait vu deux nations si longtemps ennemies se tendre les mains d'un bord à l'autre du Minho, et se promettre de résister ensemble et à outrance à l'invasion étrangère. Les villages situés au bord du fleuve et sur les hauteurs avaient tous été barricadés, et se trouvaient occupés par une populace fanatique. Le maréchal Soult s'avança précédé par les dragons Lahoussaye le long du fleuve, et par la division d'infanterie Heudelet sur les hauteurs. Plusieurs fois les dragons furent obligés de mettre pied à terre pour se frayer un passage et enlever des barricades le fusil à la main. Le général Heudelet eut partout des positions formidables à emporter et de terribles exécutions à faire. Marchant ainsi au milieu d'obstacles de tout genre, on ne put atteindre Orense que le 21, après avoir beaucoup brûlé, beaucoup détruit, beaucoup tué, et en essuyant soi-même des pertes considérables, qui faisaient craindre de n'arriver à Lisbonne, si on y arrivait, qu'avec la moitié de ses forces. On devait dans ce cas s'attendre à un sort aussi fâcheux que celui du général Junot en 1808, car les Anglais ne pouvaient manquer, en 1809 comme en 1808, de paraître bientôt sur le rivage de Lisbonne.

Si Napoléon eût inspiré à ses lieutenants une soumission moins aveugle, c'était le cas pour le maréchal Soult de prévoir le désastre auquel il allait s'exposer, et de demander de nouveaux ordres, avant de s'engager dans une contrée sauvage, où l'on aurait à combattre à chaque pas une population sanguinaire, et où l'on arriverait affaibli, épuisé, devant l'une des plus belles armées régulières de l'Europe, l'armée anglaise. On eût fort déplu sans doute à Napoléon en contrariant ainsi ses projets, mais beaucoup moins assurément qu'en lui ramenant, deux mois après, une armée vaincue et désorganisée.

Mars 1809. Mouvement dérobé du général de La Romana vers la Haute-Galice, sur les derrières des maréchaux Soult et Ney. Quoi qu'il en soit, le maréchal Soult, après avoir poussé devant lui au delà d'Orense les bandes de La Romana, prit le parti de se rabattre à droite pour passer le Minho, et d'entrer dans le Portugal par la province de Tras-los-Montès. Son projet était de se diriger vers Chaves, et de descendre ensuite de Chaves sur Braga, ce qui le ramenait après un long détour sur la route directe de Tuy à Oporto, qu'il n'avait pas pu prendre. (Voir la carte no 43.) Quant au général espagnol de La Romana, refoulé d'Orense sur Villafranca, il imagina de s'en tirer par une marche dérobée, digne d'un chef de partisans. La Haute-Galice, qui confine avec le royaume de Léon, était ouverte en ce moment, car d'un côté le maréchal Soult venait de l'évacuer pour envahir le Portugal, et de l'autre le maréchal Ney en était descendu pour nettoyer le littoral. On pouvait donc s'y porter en traversant la chaîne des avant-postes français, qui liaient les troupes des deux maréchaux avec celles de la Vieille-Castille. Le général de La Romana résolut de le faire, ne fût-ce que pour jeter un grand trouble sur notre ligne de communication, sauf à se réfugier plus tard dans les Asturies, si le maréchal Ney revenait en arrière pour le poursuivre.

Passage du Minho à Orense, et entrée du maréchal Soult dans la province de Tras-los-Montès. Tandis que le général espagnol allait causer cette désagréable surprise aux Français, le maréchal Soult fit ses dispositions pour traverser la province de Tras-los-Montès. Il avait déjà plus de 800 malades ou blessés, par suite de ses premières opérations. Une partie des chevaux de son artillerie étaient en fort mauvais état, soit à cause de la difficulté des routes, soit à cause du défaut de fourrage. Il résolut donc de se débarrasser de tout ce qui serait trop difficile à transporter, et il envoya à Tuy, dont il était maître, ses malades, ses blessés, sa grosse artillerie, se réservant, quand il serait descendu sur Braga, de les faire venir par la route directe et fort courte de Tuy à Braga. Il déposa ainsi 36 bouches à feu, avec environ 2 mille hommes dans l'enceinte de Tuy, et se contenta d'emmener 22 bouches à feu bien attelées, et pourvues des munitions nécessaires. Le 4 mars il traversa la frontière du Portugal, mandant à l'état-major de Madrid qu'il serait bientôt rendu à Oporto.

La population de cette partie du Portugal était agglomérée autour de Chaves, avec quelques milices et quelques détachements de troupes régulières, sous les ordres des généraux Sylveira et Bernardin Frère. Ces derniers, dont les instructions avaient été dictées par l'état-major anglais, avaient ordre de ne pas livrer bataille, mais de harceler sans cesse les Français, et de leur tuer dans chaque défilé, au passage de chaque village, le plus de monde possible. En conséquence de ces instructions, les deux généraux portugais, après avoir disputé la route d'Orense à Chaves, n'auraient pas voulu s'arrêter dans cette dernière ville et y compromettre inutilement une partie de leurs forces pour la défendre. Mais ils furent obligés de céder à la populace soulevée, et de laisser dans Chaves un détachement de troupes, pour y tenir garnison de concert avec cette populace. Ils se retirèrent ensuite sur Braga.

Prise de Chaves. Le maréchal Soult, arrivé devant Chaves après plusieurs combats, vit une multitude furieuse, composée de paysans, de prêtres, de femmes, de soldats, proférant du haut des murs mille menaces et mille malédictions. Cette tourbe fanatique pouvait bien être suffisante pour surprendre un convoi ou égorger des blessés, mais elle ne pouvait arrêter vingt-quatre mille soldats français conduits par d'excellents officiers. Le maréchal Soult ayant menacé de passer par les armes tout ce qui résisterait, on lui livra la ville de Chaves à moitié dépeuplée. Il y trouva de l'artillerie sans affûts, et des munitions en assez grande quantité. Une petite citadelle, bonne pour se garantir de la populace, était jointe à la ville. Il en profita pour y laisser sous la garde d'une faible garnison les malades et les blessés déjà mis hors d'état de suivre par la marche d'Orense à Chaves. Telle est la triste condition de toute opération offensive au milieu de populations soulevées, quand ces populations sont féroces et résolues à se défendre. Chaque malade ou blessé exige un soldat valide pour le garder, et la guerre de poste étant celle qui met le plus d'hommes hors de combat, on peut aisément se figurer ce que deviennent bientôt les armées régulières, dans une invasion de quelque étendue et de quelque durée.

Marche de Chaves sur Braga. Le maréchal Soult se dirigea de Chaves sur Braga en descendant vers le littoral autant qu'il était remonté vers les montagnes dans sa marche de Tuy à Orense. Pendant la route, la cavalerie de Franceschi et l'infanterie de Mermet, qui formaient la tête de l'armée, eurent de nombreux obstacles à vaincre. Dans plusieurs passages étroits, où les colonnes étaient obligées de s'allonger pour défiler, où l'artillerie avait la plus grande peine à cheminer, on fut assailli par des nuées d'insurgés descendus des montagnes voisines, et exposé à être coupé, détruit, avant que la queue des colonnes pût secourir la tête. Partout les divisions marchaient séparées les unes des autres par d'épaisses masses d'ennemis. Enfin, toujours tuant des insurgés et se chargeant de nouveaux blessés, on arriva devant Braga le 17 mars. Le général Frère y était en position avec 17 ou 18 mille hommes, tant de troupes régulières que de paysans armés. Voulant d'après ses instructions se retirer sur Oporto, sans hasarder une bataille, il fut assailli par la populace et égorgé avec plusieurs de ses officiers, pour servir d'exemple aux traîtres, comme disaient ses soldats. Un officier hanovrien qui lui succéda, fit quelques dispositions de bataille pour le lendemain 18. Mais la populace qui égorge ne se défend guère contre de vieux soldats. Prise de Braga. Le maréchal Soult attaqua la position de Braga, qui fut enlevée sans difficulté, et avec une perte de 40 tués et de 160 blessés tout au plus. Nous perdions plus de monde dans l'assaut des villages de la route. Nos soldats ne firent pas beaucoup de prisonniers, grâce aux excellentes jambes des Portugais; mais tout ce qui fut surpris avant d'avoir pu s'enfuir fut tué sur place. Quelques milliers de morts ou de mourants couvrirent les environs de Braga. La guerre prenait ainsi un caractère atroce, car pour dégoûter cette population de la cruauté, il fallait devenir presque aussi féroce qu'elle.

Le maréchal Soult, maître de Braga, n'avait gagné qu'une ville; mais il avait acquis quelque chose de mieux, c'était la route directe de Tuy, par laquelle il pouvait amener le matériel laissé en arrière. Du reste toute la population était insurgée autour de lui, et plus furieuse que jamais. Des Français tombés au pouvoir des insurgés avaient été horriblement mutilés par des femmes barbares, et les débris de leurs corps souillaient la route de Braga. En même temps, on apprenait que le dépôt laissé à Tuy était bloqué, assailli de toutes parts, et qu'il aurait besoin de prompts secours pour n'être pas enlevé.

Après avoir profité des ressources de Braga, que la population fugitive n'avait pu emporter ni détruire, le maréchal Soult se dirigea enfin sur Oporto, laissant en arrière une de ses divisions, celle du général Heudelet, pour occuper Braga, garder les blessés, échelonner la route, et secourir le dépôt de Tuy.

Marche sur Oporto. On trouva de la résistance au passage de la rivière de l'Ave, mais on la surmonta, et on chassa les Portugais, qui là encore, pour se venger d'un ennemi vainqueur, égorgèrent un de leurs généraux, le brigadier Vallongo. Ils se replièrent ensuite sur Oporto, avec la résolution de livrer une bataille générale sous les murs de cette ville. Ils s'y réunirent au nombre de 60 mille, tant soldats réguliers que paysans et gens du peuple. Leur général en chef, bien digne d'une telle armée, était l'évêque d'Oporto, commandant en costume épiscopal. La populace soulevée, beaucoup plus effrayante pour les gens paisibles que pour l'ennemi, s'était tout à fait rendue maîtresse d'Oporto qu'elle opprimait, n'obéissant qu'à l'évêque, et lorsqu'il commandait dans le sens des passions populaires. Elle avait jeté dans les prisons, où elle les martyrisait, une foule de familles françaises, dont elle avait pillé les maisons, et qu'elle menaçait de mort si le maréchal Soult essayait d'entrer à Oporto. Le général Foy, qui par excès de témérité s'était laissé prendre dans une reconnaissance, était au nombre de ces prisonniers exposés aux plus grands dangers. Beaucoup plus occupée de commettre des cruautés que d'élever des ouvrages défensifs, la populace portugaise avait construit à la hâte quelques redoutes sur le pourtour extérieur d'Oporto. Ces redoutes, embrassant la ville d'Oporto, formaient une ligne demi-circulaire qui par ses deux extrémités venait aboutir au Douro. Un pont liait la ville, située sur la rive droite par laquelle nous arrivions, avec les faubourgs, placés sur la rive gauche. Les ouvrages assez mal entendus des Portugais étaient armés toutefois de deux cents bouches à feu de gros calibre, et présentaient un obstacle qui aurait été difficile à vaincre, s'il eût été défendu par des troupes qui n'eussent été que médiocres. Mais bien que comptant une soixantaine de mille hommes, tant soldats que gens du peuple, bien que couverte de retranchements et de deux cents pièces de canon, l'armée portugaise, avec son évêque général, n'était pas capable d'arrêter les 20 mille Français qui restaient au maréchal Soult.

Bataille d'Oporto, et prise de cette ville le 29 mars. Celui-ci, arrivé le 27 mars de Braga devant Oporto, fut frappé, mais non intimidé, par la vue des difficultés qu'il avait à vaincre. Il ne doutait pas de les surmonter toutes avec les soldats et les officiers qu'il commandait. Mais il prévoyait que la riche ville d'Oporto, la plus importante, sous le rapport commercial, de toutes celles du pays, serait saccagée, et il aurait voulu épargner ce malheur au Portugal, à son armée, à l'humanité. En conséquence il somma la place, au moyen d'une lettre qui s'adressait, à la raison des chefs, et il attendit la réponse en recevant dans ses bivouacs, sans s'émouvoir, les boulets lancés par la grosse artillerie de la place.

Ses ouvertures, comme on devait le prévoir, demeurèrent sans effet, et il résolut de livrer l'assaut dans la journée du 29 mars. Il ne fallait contre l'ennemi qui lui était opposé qu'une attaque brusque et vigoureuse pour emporter les retranchements d'Oporto, quelque formidables qu'ils pussent paraître. Le maréchal, après avoir formé ses troupes hors de portée de l'artillerie, marcha rapidement en trois colonnes, celle de droite sous le général Merle, celle du centre sous les généraux Mermet et Lahoussaye, celle de gauche sous les généraux Delaborde et Franceschi. Au signal donné, la cavalerie partant au galop balaya les postes avancés de l'ennemi, puis l'infanterie aborda les retranchements couverts d'une foule furieuse, qui n'obéissait pas, et que le bruit du canon remplissait de rage, mais non de bravoure. Les retranchements escaladés au pas de course furent partout enlevés, et nos colonnes, se jetant à la baïonnette sur la multitude des fuyards, la poussèrent dans les rues d'Oporto, qui ne présentèrent bientôt plus qu'une affreuse confusion. Le général Delaborde, ayant pénétré dans ces rues et les traversant au pas de course, arriva au pont du Douro, qui liait le corps de la ville avec les faubourgs. La cavalerie ennemie confondue avec la population fugitive se pressait sur ce pont de bateaux, essuyant la mitraille que les Portugais lançaient de l'autre rive pour arrêter les Français. Bientôt le pont cédant sous le poids s'abîma avec tout ce qu'il portait. Les Français suspendirent un moment leur marche en présence de cet horrible spectacle, puis rétablirent le pont et le franchirent au galop pour arrêter les fuyards. À droite, une troupe de Portugais, acculée par le général Merle au Douro, voulut s'y jeter, espérant se sauver à la nage, mais périt presque tout entière dans les flots. Une autre bande ayant cherché à se défendre dans l'évêché, y fut complétement détruite. Bientôt les Français, animés par le combat, se laissèrent entraîner aux excès qui suivent ordinairement une prise d'assaut, et se répandirent dans la ville pour la piller. Ce qu'ils apprirent des tortures essuyées par leurs compatriotes n'était pas de nature à les calmer. Ils se conduisirent à Oporto comme à Cordoue: mais à Oporto, aussi bien qu'à Cordoue, nos officiers, pleins d'humanité, s'efforcèrent autant qu'ils purent d'arrêter la fureur du soldat, et s'employèrent eux-mêmes à sauver les malheureux que le fleuve était près d'engloutir. Le maréchal Soult fit de son mieux pour rétablir l'ordre, et pour donner à sa conquête le caractère qui convient à un peuple civilisé. Cette attaque importante lui avait coûté tout au plus 3 ou 400 hommes, et en avait coûté 9 à 10 mille aux Portugais, tant en tués et blessés qu'en noyés. Elle lui valut en outre deux cents bouches à feu.

Grandes ressources trouvées dans Oporto. Les ressources de la ville d'Oporto étaient considérables sous tous les rapports, et d'un grand prix pour l'armée. On y trouva beaucoup de vivres, beaucoup de munitions, un vaste matériel de guerre apporté par les Anglais, et une innombrable quantité de bâtiments chargés de vins précieux. Le maréchal Soult se hâta de mettre de l'ordre dans l'emploi de ce butin, pour que l'armée ne manquât de rien, et aussi pour que la population rassurée peu à peu s'accoutumât à ses vainqueurs. Mais la fureur contre nous était au comble. Au delà du Douro toute la population des campagnes s'était unie aux vaincus d'Oporto, et aux Anglais, qui occupaient en ce moment la route de Lisbonne. Établissement du maréchal Soult à Oporto. Notre armée, réduite à 20 mille hommes tout au plus, avait déjà une de ses divisions détachée à Braga: il lui fallut en détacher une autre à Amarante, au-dessus d'Oporto, afin de garder le cours supérieur du Douro. Elle était donc obligée de se diviser, tandis qu'elle aurait eu besoin de demeurer réunie pour tenir tête aux Anglais. La position allait bientôt exiger une grande habileté de la part du général en chef, soit pour se maintenir en Portugal, si on pouvait y rester, soit pour s'en tirer sans désastre, s'il fallait battre en retraite devant un ennemi trop supérieur. Le maréchal Soult se déclara gouverneur général du Portugal, fit ce qu'il put pour apaiser la population, donna des ordres sur ses derrières pour qu'on allât de Braga débloquer le dépôt de Tuy, et envoya plusieurs officiers à Madrid par la route qu'il avait suivie, afin de faire savoir la situation fort critique où il ne manquerait certainement pas de se trouver sous peu. Il était probable, et c'était précisément l'un des dangers de cette situation, qu'aucun des officiers expédiés ne pourrait arriver à sa destination. C'était le général La Romana qui était cause de cette interruption des communications. Négligé par le maréchal Soult, qui n'avait pas songé à le détruire avant de s'enfoncer en Portugal, secondé par l'absence du maréchal Ney, qui avait été contraint de descendre sur le littoral pour interdire les communications avec les Anglais du Ferrol à Vigo, ce général espagnol avait envahi la région montagneuse qui forme la Haute-Galice, et la frontière du royaume de Léon. Il avait par son influence, par la propagation des nouvelles d'Autriche, soulevé la population du nord, que la campagne de novembre et décembre avait terrifiée pour un moment. Le départ de la garde impériale, qui, à cette époque (mars 1809), s'était mise en marche, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, pour se rendre sur le Danube, avait secondé cette recrudescence de l'esprit insurrectionnel. Aussi le maréchal Ney sur le littoral, le maréchal Soult à Oporto, étaient-ils comme séparés du reste de l'Espagne par une vaste insurrection, qui n'allait pas jusqu'à produire une armée, mais qui suffisait pour égorger les malades, les courriers, et arrêter souvent les convois les mieux escortés.

Ignorance où l'on est à Madrid des mouvements du maréchal Soult. Depuis le 24 février on ignorait à Madrid ce qu'était devenu le maréchal Soult; mais confiant dans la force de son corps d'armée et dans son expérience de la guerre, on ne doutait pas de ses succès, et on se bornait à compter les jours pour supposer les lieux où il devait être. Ayant reçu de lui l'assurance qu'il arriverait dans les premiers jours de mars à Oporto, tandis qu'il n'avait pu y arriver que le 29 de ce mois, on avait imaginé qu'il serait bientôt rendu à Lisbonne, que naturellement il y serait entouré de beaucoup de difficultés, et on se disait qu'il fallait faire enfin partir le maréchal Victor pour le midi de la Péninsule, afin que par sa présence il pût attirer à lui une partie des ennemis, qui sans cette précaution se jetteraient en masse sur l'armée de Portugal. Assurément rien n'était plus raisonnable dans tous les cas, car les Anglais et les Portugais eux-mêmes (l'événement le prouva) ne pouvaient pas être insensibles à la marche d'une armée française sur Mérida et Badajoz.

Ordre au maréchal Victor de commencer son mouvement sur l'Andalousie. L'état-major de Joseph avait donc réitéré au maréchal Victor l'ordre d'exécuter la partie des instructions impériales qui le concernait. Ce maréchal avait opposé à cet ordre quelques objections fondées sur la dispersion actuelle de son corps. En effet, il n'avait sous la main que les divisions Villatte et Ruffin. La division Lapisse était encore à Salamanque, et il disait qu'avant d'avoir pu le rejoindre, en descendant toute l'Estrémadure, elle serait peut-être retenue pour le service de la Castille ou du Portugal; qu'il aurait alors, même en comptant la division allemande Leval qu'on lui avait adjointe, tout au plus 23 mille hommes, et que ce serait trop peu pour envahir l'Andalousie, où le général Dupont avait succombé avec un nombre au moins égal de soldats. On lui avait répondu que l'ordre formel était expédié à la division Lapisse de le suivre, qu'avec ce qu'on lui avait donné de cavalerie, avec les Allemands de la division Leval, il aurait 24 mille hommes, que cette force suffisait pour commencer son mouvement offensif, la certitude d'ailleurs lui étant donnée d'avoir bientôt avec lui la division Lapisse, et d'être secondé par un corps d'armée qui allait partir de Madrid pour traverser la Manche, et se porter sur la Sierra-Morena. On avait raison d'insister auprès du maréchal Victor, car, outre la nécessité d'opérer vers le midi un mouvement parallèle à celui du maréchal Soult, on avait, pour agir dans cette direction, un motif non moins urgent, celui d'empêcher le général espagnol Gregorio de la Cuesta de s'établir sur la gauche du Tage, vis-à-vis du pont d'Almaraz. Trop peu inquiété depuis un mois de ce côté, Gregorio de la Cuesta avait occupé la gauche du Tage, détruit la grande arche du pont d'Almaraz, et pris sur les hauteurs escarpées qui bordent le fleuve une forte assiette, de laquelle il ne serait bientôt plus possible de le déloger, si on ne s'y prenait pas à temps.

Le corps du général Sébastiani chargé de flanquer le maréchal Victor, pendant la marche de celui-ci en Andalousie. Pressé par ces raisons, et par les ordres réitérés qu'il avait reçus, le maréchal Victor se mit en marche dans le milieu de mars. L'ancien quatrième corps, placé l'année précédente sous les ordres du maréchal Lefebvre, fut reconstitué en partie sous le général Sébastiani, et acheminé vers Ciudad-Real, pour opérer dans la Manche un mouvement correspondant à celui du maréchal Victor dans l'Estrémadure, et attirer de son côté l'armée de Cartojal, pendant que le maréchal lui-même aurait affaire à l'armée de Gregorio de la Cuesta. Le quatrième corps, composé antérieurement de la division Sébastiani, des Allemands de Leval, et des Polonais de Valence, fut formé des mêmes divisions, sauf les Allemands donnés au maréchal Victor. Complété avec les dragons de Milhaud, il s'avança dans la Manche, fort de 12 ou 13 mille hommes.

Efforts du maréchal Victor pour franchir le Tage à Almaraz. Le premier soin du maréchal Victor devait être de franchir le Tage. Les ponts de Talavera, de l'Arzobispo ne pouvaient suffire, vu qu'ils n'aboutissaient point à la grande route d'Estrémadure, celle de Truxillo et de Mérida. Le véritable point sur lequel il fallait passer le Tage pour se trouver sur la grande route de l'Estrémadure, était celui d'Almaraz, et là le vieux pont, vaste et magnifique ouvrage des temps anciens, avait été coupé dans son arche principale, large et haute de plus de cent pieds. Le matériel manquant partout en Espagne à cause du défaut de commerce intérieur, on ne savait comment s'y prendre pour établir un pont, et le maréchal Victor était au milieu de mars aussi peu avancé dans cette portion de sa tâche qu'aux premiers jours de février. On lui envoya de Madrid quelques ressources, et surtout les généraux Lery et Senarmont, qui, après de grands efforts, parvinrent à construire un pont de bateaux propre au passage de la grosse artillerie. Le 15 mars le maréchal Victor se mit en route de Talavera avec son corps, qui, en attendant l'arrivée de la division Lapisse, comprenait les divisions françaises Villatte et Ruffin, la division allemande Leval, la cavalerie légère Lasalle, les dragons de Latour-Maubourg, formant un total de 23 à 24 mille hommes, dont 15 à 16 mille d'infanterie, 6 mille de cavalerie, 2 mille d'artillerie. Passage du Tage par le maréchal Victor. Le maréchal Victor, pour faciliter son débouché, franchit le Tage en trois colonnes. Lasalle et Leval le traversèrent sur le pont de Talavera, Villatte et Ruffin sur celui de l'Arzobispo, tandis que Latour-Maubourg, avec la grosse artillerie, descendait la gauche du fleuve jusqu'à Almaraz, où devait passer le matériel le plus encombrant. Les deux premières colonnes, composées de cavalerie légère et d'infanterie, devaient déloger Gregorio de la Cuesta de ses positions escarpées, et, cela fait, donner la main, en avant d'Almaraz, à la cavalerie de ligne et au parc de siége.

Ces sages dispositions s'exécutèrent comme elles avaient été conçues. Les Allemands de Leval se conduisant en dignes alliés des Français, sous les yeux desquels ils combattaient, parvinrent au delà du Tage en face de hauteurs difficiles à gravir, où la dextérité des fantassins espagnols, leur bravoure si tenace quand elle était protégée par des obstacles matériels, avaient les plus grands avantages. Ils les en délogèrent néanmoins, les chassèrent de rochers en rochers, jusqu'à la Mesa-de-Ibor, leur prirent sept bouches à feu, et leur tuèrent ou blessèrent un millier d'hommes. Pendant ce temps, la brave division Villatte, débouchant à la suite des Allemands par le pont de l'Arzobispo, appuyait leur mouvement, en prenant position à Fresnedoso et Deleytosa, après plusieurs combats vifs et heureux. Cette marche combinée ayant dégagé la grande route d'Estrémadure, les dragons de Latour-Maubourg purent se présenter avec le parc de siége devant le pont d'Almaraz, qu'on achevait de rétablir dans le moment, et qu'on s'efforçait de rendre praticable aux plus lourds fardeaux. Ce soin était nécessaire, car, d'après l'ordre de Napoléon, on avait adjoint au corps de Victor quelques pièces de 24, et quelques obusiers, pour renverser les murs de Séville s'ils étaient défendus.

Retraite de Gregorio de la Cuesta du Tage sur la Guadiana. Le général Gregorio de la Cuesta, qui avait compté sur les obstacles naturels qu'offre la rive gauche du Tage pour résister au mouvement des Français, se replia sur Truxillo le 19 mars, et de Truxillo sur Mérida, voulant essayer d'une nouvelle résistance derrière la Guadiana. Le maréchal Victor le suivit avec sa cavalerie légère et son infanterie, quoique ses dragons et sa grosse artillerie n'eussent pas encore franchi entièrement le pont d'Almaraz. Le duc del Parque faisait avec de la cavalerie l'arrière-garde de l'armée ennemie. Le brave et intelligent Lasalle[3], poursuivant les Espagnols avec vigueur, les chargea partout où il put, et leur enleva 200 chevaux dans une rencontre. Par malheur le 10e de chasseurs se laissa surprendre le lendemain, et perdit 62 cavaliers, que les Espagnols, après les avoir égorgés, mutilèrent de la manière la plus atroce. En trouvant sur leur chemin ces tristes preuves de la férocité espagnole, nos soldats jurèrent de venger leurs compagnons d'armes, et ils tinrent cruellement parole quelques jours après, comme on va le voir.

Arrivée du maréchal Victor sur les bords de la Guadiana. Tant que le passage du pont d'Almaraz n'était pas achevé, le maréchal Victor ne pouvait pas s'avancer résolûment jusqu'à la Guadiana. Cette opération étant terminée du 24 au 25 mars, et le maréchal ayant été rejoint par les dragons de Latour-Maubourg, il se dirigea vers les bords de la Guadiana, et la franchit à Medellin. (Voir la carte no 43.) Parvenu sur ce point, il fut obligé de se dégarnir un peu en infanterie et en cavalerie pour garder ses derrières, et contenir les rassemblements formés autour de lui, dans les montagnes sauvages qu'il avait traversées. Il laissa à Truxillo quelques Hollandais détachés de la division Leval, et se priva de deux régiments de dragons, l'un pour observer la route de Mérida, l'autre pour veiller sur les montagnes de Guadalupe, qui étaient infestées de guerrillas. Ces détachements faits, il ne lui restait pas plus de 18 à 19 mille hommes; mais c'étaient des troupes d'une telle valeur qu'il n'y avait pas à s'inquiéter de leur petit nombre.

Don Gregorio de la Cuesta, qui affectait sur la junte et sur ses compagnons d'armes une supériorité qui ne lui avait pas été reconnue d'abord, mais qui lui était concédée dans le moment par suite des malheurs arrivés aux autres généraux, ne pouvait pas reculer plus longtemps sans être rangé au niveau de ceux qu'il avait la prétention de mépriser. D'ailleurs un pas de plus, et il perdait, après la ligne du Tage, celle de la Guadiana, et découvrait Séville, capitale de l'insurrection, dernier asile de la fidélité espagnole. Informé que le maréchal Victor s'était affaibli en route, renforcé lui-même par la division d'Albuquerque qui venait d'être détachée de l'armée du centre, comptant ainsi 36 mille hommes les mieux organisés de l'Espagne, il se crut en état de livrer bataille, car il avait juste le double de forces de son adversaire. En conséquence il se posta derrière la Guadiana, au delà du petit torrent de l'Ortigosa, dans une position assez avantageuse, pour y recevoir les Français. On ne pouvait du reste rien faire qui leur fût plus favorable, qui convînt mieux à leurs goûts et à leurs intérêts.

Position de l'armée espagnole et de l'armée française autour de Medellin. Le maréchal Victor, maître de Medellin où il était entré sans difficulté, avait la possession assurée de la Guadiana, et pouvait sans inconvénient se porter au delà. Ayant franchi ce fleuve le 28 mars au matin, il découvrit bientôt sur sa gauche l'armée espagnole cachée en partie par la forme du terrain, et paraissant plutôt disposée à avancer qu'à reculer. Il s'en réjouit fort, et il résolut d'aller sur-le-champ à elle. Pour la joindre, il fallait franchir le torrent de l'Ortigosa, qui vient se jeter dans la Guadiana un peu au-dessus de Medellin. Le maréchal Victor n'hésita point, et passa l'Ortigosa avec les deux tiers de son armée. Il laissa au pont de l'Ortigosa, en deçà de ce torrent, la division Ruffin, pour faire face à un fort détachement qui se montrait de ce côté, et se porta en avant avec Lasalle, les Allemands, ce qui restait des dragons de Latour-Maubourg, l'artillerie, la division Villatte, le tout formant environ 12 mille hommes. L'Ortigosa franchi, on découvrait un plateau fort étendu, qui, assez relevé à notre droite, s'abaissait vers notre gauche, et allait finir en plaine près de Don Benito. On n'apercevait que le bord même du plateau, et la partie de l'armée espagnole qui le couronnait. Le reste était caché par la déclivité du terrain. Le maréchal Victor fit promptement ses dispositions.

Il lança à droite, pour gravir le bord du plateau, Latour-Maubourg, deux bataillons allemands et dix bouches à feu, en les faisant appuyer par le 94e de ligne de la division Villatte. Ces troupes devaient enlever le plateau, et culbuter la portion de l'armée espagnole qu'on y apercevait. À gauche où le terrain s'abaissait jusqu'à Don Benito, et où l'on apercevait aussi des masses espagnoles fort épaisses, le maréchal se contenta de diriger Lasalle avec sa cavalerie légère, et les deux bataillons allemands qui lui restaient. Au centre il rangea en bataille les 63e et 95e de la division Villatte en colonne serrée, plus le 27e léger un peu à droite pour se lier à Ruffin. Il donna ensuite le signal à Latour-Maubourg, attendant, pour adopter d'autres dispositions, l'effet de cette première attaque.

Bataille de Medellin. Les Allemands gravirent le plateau avec aplomb, suivis de leurs dix bouches à feu, et des cinq escadrons de dragons du général Latour-Maubourg. À peine ces troupes eurent-elles franchi la hauteur, qu'elles découvrirent le terrain dans toute son étendue ainsi que l'armée espagnole qui le couvrait au loin. À notre droite on voyait une certaine portion d'infanterie et de cavalerie, mais à gauche on apercevait dans la plaine le gros de l'armée espagnole marchant en masse contre la faible troupe de Lasalle, avec l'intention évidente de nous couper de la Guadiana.

À cet aspect nos troupes de la droite se hâtèrent de brusquer l'attaque. Les Allemands, après avoir replié les tirailleurs espagnols, laissèrent s'avancer nos dix bouches à feu, qui, après avoir gravi le plateau, devaient produire beaucoup d'effet sur le terrain qui s'étendait en pente. L'infanterie espagnole en voyant cette artillerie fit sur elle un feu précipité, mais confus et mal dirigé. Déroute de l'aile gauche des Espagnols. Nos braves artilleurs sans s'émouvoir s'avancèrent jusqu'à trente ou quarante pas de l'infanterie espagnole, et la couvrirent de mitraille, traitement auquel elle était peu habituée. Gregorio de la Cuesta voulut alors lancer sa cavalerie sur nos canonniers, pour essayer de les sabrer sur leurs pièces. Mais on ne faisait pas de telles choses avec de la cavalerie espagnole contre de l'artillerie française. Cette cavalerie déjà ébranlée par la mitraille, et surtout intimidée par la vue des dragons de Latour-Maubourg, s'avança mollement et avec le sentiment de sa prochaine défaite. En effet, à peine avait-elle approché de nos pièces, que l'escadron de dragons la prenant en flanc suffit pour lui faire tourner bride. Elle s'enfuit sur son infanterie, qu'elle renversa en se retirant. Gregorio de la Cuesta, qui était plus orgueilleux qu'habile, mais qui avait une bravoure égale à son orgueil, se jeta au milieu de ses troupes, et fit de vains efforts pour les retenir sur le champ de bataille. Les cinq escadrons de Latour-Maubourg culbutant tout devant eux, mirent en fuite l'infanterie comme la cavalerie, et, poussant la gauche des Espagnols sur la déclivité du terrain, la menèrent battant jusqu'à Don Benito. Le brave Latour-Maubourg sachant qu'on n'avait de résultats avec les Espagnols qu'en les joignant à la pointe du sabre, s'acharna à leur poursuite, soutenu par le 94e de ligne, qu'on lui avait donné pour appui.

Mais si tout était fini à droite, au point de n'avoir plus un seul ennemi devant soi, il n'en était pas ainsi au centre et à gauche: la position même y devenait critique. Tandis que la gauche des Espagnols s'enfuyait à toutes jambes, leur centre et leur droite, forts de 27 à 28 mille hommes au moins, s'avançaient en masse contre les trois ou quatre mille hommes de Lasalle, qui consistaient, comme nous venons de le dire, en quelques régiments de cavalerie légère, et en deux bataillons d'infanterie allemande. Danger de Lasalle, exposé seul à la droite des Espagnols. Lasalle, se comportant avec autant de sang-froid que d'intelligence, arrêtait par des charges exécutées à propos les détachements de l'infanterie espagnole qui se montraient plus hardis que les autres, et ralentissait ainsi le mouvement de la masse. Mais les Espagnols, audacieux comme ils avaient coutume de l'être lorsqu'ils se croyaient victorieux, marchaient résolûment, poussant des cris, menaçant d'une destruction certaine la poignée de Français qu'ils avaient devant eux, et tenant pour infaillible la perte de notre armée s'ils parvenaient à se rendre maîtres de la Guadiana. Bien qu'une telle espérance fût fort présomptueuse, puisque nous avions toute la division Ruffin en arrière pour garder la ligne de l'Ortigosa et la ville de Medellin, néanmoins on pouvait perdre la bataille, si on ne se hâtait de prendre une résolution décisive. C'était trop assurément que d'avoir laissé toute la division Ruffin en deçà de l'Ortigosa, pour faire face à quelques coureurs peu redoutables; mais avec les trois régiments restants de la division Villatte, avec les troupes que Latour-Maubourg n'avait pas entraînées dans sa poursuite aventureuse, on avait encore le moyen de faire essuyer un désastre aux Espagnols. Manœuvre prompte et habile qui décide le gain de la bataille. Le maréchal Victor prit avec beaucoup d'à-propos toutes les dispositions qui pouvaient amener un tel résultat. Il ordonna aux 63e et 95e de ligne de la division Villatte de se porter à gauche, et de s'y déployer, afin d'arrêter la masse des Espagnols. Il ordonna aux Allemands de faire la même manœuvre, et à Lasalle de charger les Espagnols à outrance, lorsqu'on les aurait contenus par ce déploiement d'infanterie. Deux bataillons allemands et dix bouches à feu qui n'avaient pas suivi le général Latour-Maubourg, étaient restés à notre droite sur le plateau. Il leur ordonna de se jeter, par une soudaine conversion de droite à gauche, dans le flanc des Espagnols, de les cribler d'un double feu de mitraille et de mousqueterie; enfin il enjoignit à Latour-Maubourg et au 94e de ligne de suspendre leur poursuite, et de profiter du mouvement trop précipité qui les plaçait sur les derrières de l'ennemi pour le prendre en queue, l'envelopper et l'accabler.

Ordonnées à propos, exécutées vigoureusement, ces dispositions obtinrent un succès complet. Les Espagnols, qui s'avançaient avec une aveugle confiance, s'animant par leurs cris et par le spectacle de leur masse imposante, furent surpris en voyant le déploiement des deux régiments de Villatte. Ce déploiement, exécuté avec aplomb, quoique devant des troupes bien supérieures en nombre, et suivi de feux soutenus, arrêta les Espagnols, qui, ne sachant pas discerner s'ils avaient devant eux toute l'armée française ou deux régiments seulement, commencèrent à marcher moins vite, à tirer maladroitement, confusément et sans effet. Profitant de cette hésitation, Lasalle les chargea à fond, et culbuta plusieurs bataillons les uns sur les autres. À l'aile opposée s'ouvrait au même instant le feu des dix pièces de canon de notre droite, lesquelles tirant de haut en bas sur une masse épaisse, y produisirent des effets meurtriers. Il n'en fallait pas tant pour mettre en déroute ces troupes non aguerries, dont la solidité n'égalait pas l'ardeur. Elles ne tardèrent pas à lâcher pied, et bientôt surprises sur leurs derrières par l'apparition de Latour-Maubourg, dont la faute devenait une bonne fortune, elles furent saisies d'une terreur impossible à décrire. En un instant elles se débandèrent, et s'enfuirent dans un désordre inouï. Mais Lasalle et Latour-Maubourg étaient placés de manière à obtenir les résultats qu'on n'obtenait sur les Espagnols qu'en les empêchant de fuir. Fondant avec trois mille chevaux, et en sens opposé, sur cette masse épaisse, ils la sabrèrent impitoyablement, et, pleins du souvenir des soixante-deux chasseurs égorgés quelques jours auparavant, ils ne firent aucun quartier. La cavalerie ne fut pas seule en position de joindre les Espagnols. Le 94e placé fort au loin sur leurs derrières en put atteindre un bon nombre avec ses baïonnettes, et ne les ménagea pas. En moins d'une heure 9 à 10 mille morts ou blessés couvrirent la terre. Quatre mille prisonniers demeurèrent en notre pouvoir, avec seize bouches à feu composant toute l'artillerie espagnole, et une grande quantité de drapeaux.

Brillants résultats de la bataille de Medellin. Cette bataille, dite depuis bataille de Medellin, faisait autant d'honneur à nos soldats qu'à leur général. Elle avait été en réalité livrée par 12 mille hommes contre 36 mille, et elle resta l'un des plus sanglants souvenirs de cette époque, car jamais on n'avait obtenu de résultats plus décisifs. Le malheureux Gregorio de la Cuesta n'aurait pas pu réunir le soir un seul bataillon. Ce beau fait d'armes remplit de confiance le commandant du premier corps; et tandis que quinze jours auparavant il hésitait à s'avancer du Tage sur la Guadiana, il écrivit immédiatement au roi Joseph qu'il était prêt à marcher de la Guadiana sur le Guadalquivir, de Mérida sur Séville, pourvu qu'on hâtât vers lui le mouvement de la division Lapisse. Il envoya ses prisonniers à Madrid, mais 2 mille au plus sur 4 mille arrivèrent à leur destination. Il fit camper son infanterie sur les bords de la Guadiana, de Medellin jusqu'à Mérida, pour qu'elle vécût plus à l'aise, et répandit au loin sa cavalerie pour disperser les guerrillas et soumettre la contrée. La saison était superbe en ce moment (28 mars). Le pays n'était point encore épuisé, et nos soldats purent goûter tout à leur aise les fruits de leur victoire.

Mouvement du général Sébastiani à travers la Manche. Tandis que le maréchal Victor gagnait cette importante bataille sur la route du midi, le général Sébastiani, opérant de son côté, et à travers la Manche, un mouvement semblable, remportait des avantages pareils, proportionnés toutefois à la force de son corps. Avec sa belle division française, avec les Polonais du général Valence, avec les dragons de Milhaud, il comptait environ 12 à 13 mille hommes contre l'Espagnol Cartojal, qui en comptait 16 ou 17 mille, représentant l'ancienne armée du centre, vaincue sous Castaños à Tudela, et sous le duc de l'Infantado à Uclès. Il s'était avancé au delà du Tage par Ocaña et Consuegra sur Ciudad-Real (voir la carte no 43), en même temps que Victor avait marché d'Almaraz sur Truxillo et Medellin. Arrivé le 26 mars sur la Guadiana, il lança au delà de cette rivière le général Milhaud, qui devançait beaucoup l'infanterie. Celui-ci, s'étant rendu maître du pont, le franchit, et poussa l'armée espagnole quelques lieues plus loin, jusque sous les murs de Ciudad-Real. Les Espagnols, s'apercevant que Milhaud n'était point soutenu, et qu'il n'avait avec lui que ses dragons, reprirent courage, et revinrent sur leurs pas. Le général Milhaud se replia avec habileté et sang-froid sur la Guadiana, chargeant vigoureusement ceux qui le serraient de trop près. Ayant regagné sans perte le pont qu'il avait témérairement franchi, il l'obstrua, et y mit quelques dragons à pied pour en assurer la défense.

Bataille et victoire de Ciudad-Real. Le lendemain 27, le général Sébastiani étant arrivé n'hésita pas à reprendre l'offensive. Il porta les dragons et les lanciers polonais au delà du pont, pour s'ouvrir ce débouché en obligeant l'armée espagnole à lui céder du terrain. Puis il défila avec toute son infanterie, et, la formant en colonne d'attaque au moment où elle passait le pont, il assaillit l'armée espagnole, à peine remise des charges de la cavalerie française. En un clin d'œil cette armée fut culbutée par les magnifiques régiments de la division Sébastiani, qui avaient fait les campagnes d'Autriche, de Prusse et de Pologne, et qu'aucune troupe n'était capable d'arrêter. Les Espagnols s'enfuirent en désordre sur Ciudad-Real, en abandonnant leur artillerie, 2 mille morts ou blessés, et près de 4 mille prisonniers. Le général Milhaud dépassa Ciudad-Real, et les poursuivit jusqu'à Almagro. Le lendemain on poussa jusqu'à la Sierra-Morena, à l'entrée de ces mêmes défilés témoins du désastre du général Dupont, et on ramassa encore un millier de prisonniers et 800 blessés. Ainsi, dans ces journées du 27 et du 28 mars, qui étaient celles de l'arrivée du maréchal Soult devant Oporto, on enlevait 7 à 8 mille hommes à l'armée du centre, 13 ou 14 mille à l'armée de l'Estrémadure, et on leur aurait ôté toute confiance, si les Espagnols n'avaient pas eu cette singulière présomption qui fait perdre des batailles, mais qui empêche aussi de sentir qu'on les a perdues.

Satisfaction du roi Joseph, et espérances qu'il conçoit à la suite des victoires de Medellin et de Ciudad-Real. Les deux brillantes victoires que nous venons de raconter comblèrent de joie la cour de Madrid, et éclaircirent un peu le tableau rembruni qu'elle se faisait de la situation. Joseph espéra devenir bientôt le maître du midi de l'Espagne par la marche du maréchal Victor sur Séville, et par celle qu'il ne cessait de demander instamment du général Suchet sur Valence. Il réitéra au général Lapisse l'ordre de descendre de Salamanque sur Mérida, car la réunion de cette division était pour le maréchal Victor la condition indispensable de tout succès ultérieur. Joseph croyait même qu'il suffirait de l'apparition du maréchal Victor, pour que tout se soumît dans les provinces méridionales. Il avait auprès de lui le fameux M. de Morla, si arrogant pour les Français à l'époque de Baylen, si humble à l'époque de la prise de Madrid, accusé à tort de trahison par ses compatriotes, coupable seulement d'une versatilité intéressée, et cherchant aujourd'hui auprès de la royauté nouvelle un refuge contre l'injustice des partisans de l'ancienne royauté. M. de Morla avait en Andalousie des relations nombreuses, qui faisaient espérer au roi Joseph une prompte soumission de cette province, dégoûtée du gouvernement de la Junte, fatiguée de la domination des généraux, de la tyrannie de la populace, et des charges écrasantes que la guerre faisait peser sur elle. Aussi Joseph, rempli un moment d'illusions, écrivit-il à Napoléon qu'il ne désespérait pas de pouvoir bientôt lui rendre 50 mille hommes de ses belles troupes, pour les employer en Autriche[4].

Singulier résultat des victoires de Medellin et de Ciudad-Real. Il est certain que, dans tout autre pays, deux batailles comme celles de Medellin et de Ciudad-Real auraient décidé d'une campagne, et peut-être d'une guerre. Mais les Espagnols ne se décourageaient pas pour si peu. La Junte décerna des récompenses à tous ceux qui avaient bien ou mal combattu, ne disgracia point Gregorio de la Cuesta, car le système de réparer des échecs par des disgrâces de généraux commençait à être discrédité, lui envoya des renforts, et adressa de nouveau à l'Espagne et à toutes les nations un manifeste pour leur dénoncer ce qu'elle appelait la criminelle entreprise des Français contre la royauté légitime. Le peuple, répondant à son zèle, n'en fut pas moins hardi à se lever partout où il n'était pas sous la main immédiate des Français, de manière qu'en réalité le mouvement avancé du général Sébastiani et du maréchal Victor sur la Guadiana était plutôt une aggravation de difficultés qu'un avantage. Plusieurs postes en effet furent enlevés sur la route de Ciudad-Real. La ville de Tolède, en voyant le maréchal Victor à vingt ou trente lieues d'elle, faillit s'insurger. Les habitants des montagnes qui s'étendent entre Salamanque et Talavera, inondèrent de guerrillas les bords du Tietar et du Tage, jusqu'à menacer le pont d'Almaraz. Il n'y avait que quelques jours d'écoulés depuis les deux victoires de Medellin et de Ciudad-Real, que déjà il fallait envoyer de Madrid l'adjudant commandant Mocquery avec 500 hommes pour contenir Tolède, l'adjudant commandant Bagneris avec 600 hommes pour garder le pont d'Almaraz. Il fallut enfin réparer les petits forts de Consuegra et de Manzanarès pour échelonner la ligne de communication du général Sébastiani avec Madrid[5]. Ainsi dans cet étrange pays, les victoires, en étendant les points à garder, et en ne produisant qu'un effet moral bientôt oublié, affaiblissaient plutôt qu'elles ne renforçaient le vainqueur.

Avril 1809. Difficultés que le maréchal Ney rencontre en Galice. C'était surtout dans le nord que le mal commençait à se faire gravement sentir. Le maréchal Ney, plein comme toujours d'activité et d'énergie, avait conçu le désir et l'espérance de soumettre la Galice, n'imaginant pas que ses deux belles divisions, qui avaient vaincu les armées russes, pussent échouer contre des montagnards fanatiques, qui ne savaient que fuir tant qu'ils ne trouvaient pas quelque défilé ou quelque maison où il leur fût possible de combattre à couvert. Il fut bientôt détrompé. Ayant plus de cent lieues de côtes à garder, depuis le cap Ortegal jusqu'à l'embouchure du Minho, ayant à défendre des points comme le Ferrol et la Corogne, à interdire les communications des Anglais avec les habitants, à contenir des centres de population tels que Saint-Jacques-de-Compostel, Vigo, Tuy, Orense, il avait été obligé de descendre avec son corps tout entier sur le littoral, d'abandonner par conséquent ses communications avec la Vieille-Castille, et même de demander du secours, loin de pouvoir, comme on l'avait espéré d'abord, dominer à lui seul tout le nord de l'Espagne. On n'aurait certes pas cru cela d'un corps aussi aguerri et aussi bien commandé que le sien; et ce n'était pas qu'il eût manqué d'habileté ou d'énergie, mais les difficultés s'étaient multipliées à l'infini autour de lui. Le maréchal Soult, ayant heurté en passant le corps de La Romana sans s'inquiéter de ce qu'il deviendrait, ce corps, comme nous l'avons dit, avait traversé le pays entre la Galice et Léon, surpris un bataillon français laissé à Villa-Franca, soulevé sur son passage le pays étonné de sa présence et enthousiasmé par la nouvelle de la guerre d'Autriche. Le marquis de La Romana s'était enfin jeté dans les Asturies, que le général Bonnet ne pouvait contenir avec deux régiments. C'était pour faire face à ces difficultés, que le maréchal Ney avait été obligé de courir partout, de combattre partout, ne trouvant nulle part des révoltés, si fanatiques qu'ils fussent, qui résistassent à sa terrible impétuosité, mais les voyant reparaître sur ses derrières dès qu'il était parvenu à les battre sur son front. Ainsi, tandis qu'il avait porté le général Maurice Mathieu vers Mondonedo pour tenir tête aux Asturiens, il avait été contraint d'envoyer le général Marchand sur Saint-Jacques-de-Compostel pour y détruire 1,500 insurgés qui venaient de s'y établir. Il avait fallu ensuite courir sur les ports de Villa-Garcia et de Carcil, et les brûler pour en écarter les Anglais. Puis, apprenant que les insurgés portugais assiégeaient le dépôt d'artillerie laissé par le maréchal Soult à Tuy, il y était accouru, et avait été obligé de livrer des combats acharnés pour le débloquer, ce qui avait lieu au moment même où le général Heudelet s'apprêtait à y marcher de son côté. Dans ces diverses rencontres, le maréchal Ney avait tué plus de 6 mille Espagnols, enlevé vingt-deux pièces de canon, une immense quantité de matériel provenant des Anglais, sans produire un apaisement sensible dans la population. Ce qui paraîtra plus extraordinaire encore, c'est que le maréchal Ney, placé sur la route du maréchal Soult, n'avait eu de ses nouvelles que par la colonne qu'il avait envoyée à Tuy, laquelle s'y était rencontrée avec celle du général Heudelet, et avait appris ainsi qu'on n'avait pu entrer que le 29 mars à Oporto, et la torche à la main. Quant au maréchal Ney lui-même, on ne savait rien à Madrid des combats qu'il livrait, sinon qu'il luttait énergiquement contre les insurgés, et qu'il ne pouvait pas, tout en les battant partout, assurer ses communications avec la Vieille-Castille.

Aussi malgré les victoires de Medellin et de Ciudad-Real, on fut bientôt attristé à Madrid par l'apparition d'une multitude de bandes dans le nord de l'Espagne, par l'enlèvement des courriers sur toutes les routes, par l'impossibilité absolue d'avoir des nouvelles des maréchaux Soult et Ney, par la certitude enfin que toutes les communications avec eux étaient interrompues. Le mouvement du général Lapisse, qui avait quitté Salamanque, traversé Alcantara, franchi le Tage, et rejoint le maréchal Victor, toujours en combattant, n'avait que favorisé davantage les insurgés de la Vieille-Castille, lesquels n'avaient plus personne pour les contenir. Aussi le général Kellermann, chargé du commandement de la Vieille-Castille, s'était-il hâté de mander à Madrid que le nord tout entier allait échapper aux Français, si on n'agissait avec vigueur contre les bandes qui s'y montraient de toutes parts. Les difficultés survenues au nord font différer la marche du maréchal Victor vers le midi. Bien que le maréchal Victor eût été renforcé par l'arrivée du général Lapisse, ce n'était pas le cas, lorsqu'on était inquiet pour le nord de l'Espagne, lorsqu'on ne savait pas ce que devenait le maréchal Soult, lorsqu'on ignorait s'il pourrait ou ne pourrait pas percer jusqu'à Lisbonne, ce n'était pas le cas de pousser les armées de l'Estrémadure et de la Manche vers le midi, et d'ajouter à la difficulté des communications en augmentant l'étendue des pays occupés. On résolut donc, avant de poursuivre l'exécution du plan tracé par Napoléon, d'attendre l'apaisement des provinces septentrionales, et les nouvelles du maréchal Soult.

Translation du maréchal Mortier à Burgos. L'idée vint fort à propos au roi Joseph et au maréchal Jourdan d'envoyer le maréchal Mortier, des environs de Logroño où l'avaient fixé les ordres de Napoléon, à Valladolid, pour y rétablir les communications avec le maréchal Ney, et secourir au besoin le maréchal Soult, si ce dernier se trouvait dans une situation embarrassante, comme on commençait à le craindre. Rien n'était plus juste qu'une telle combinaison, puisque Napoléon lui-même l'ordonnait du fond de l'Allemagne, en recevant les dépêches d'Espagne. Mais en attendant que l'on connût au delà des Pyrénées ses récentes volontés, conçues et exprimées sur le Danube, le maréchal Mortier ayant pour instruction de rester à Logroño, ne pouvait guère prendre sur lui de désobéir, et il ne l'osa pas! Tel est l'inconvénient attaché aux opérations dirigées de trop loin. Le roi Joseph ayant écrit au maréchal Mortier pour lui prescrire de se rendre à Valladolid, ce maréchal se trouva fort embarrassé entre les ordres de Paris et ceux de Madrid. Toutefois, par transaction, il consentit à se rendre à Burgos. Mais ce n'était pas assez pour réprimer les insurgés du nord et rouvrir les communications avec les maréchaux Ney et Soult. On détacha de l'armée d'Aragon, à titre d'emprunt momentané, deux régiments dont on croyait qu'elle pouvait se passer depuis la prise de Saragosse, et on les envoya au général Kellermann. Composition d'un corps de huit mille hommes sous le général Kellermann, afin de rétablir les communications avec les maréchaux Soult et Ney. On tira de Ségovie et des postes environnants un bataillon polonais et un bataillon allemand, qui furent remplacés par des troupes de la garnison de Madrid. On prit dans la garnison de Burgos quelques autres détachements, et avec le tout on composa au général Kellermann un corps de 7 à 8 mille hommes, avec lequel il devait se diriger sur la Galice, afin de rétablir les communications interrompues dans les provinces du nord.

Ces diverses réunions ne furent achevées que le 27 avril, et le général Kellermann n'arriva que le 2 mai à Lugo, après avoir tiraillé sur toute la route avec les paysans de la contrée. Il trouva le général Maurice Mathieu à Lugo, où celui-ci s'était rendu par ordre du maréchal Ney pour rouvrir ses communications avec la Vieille-Castille. Il fut reconnu entre ces généraux que le mal venait surtout de ce qu'on s'était enfoncé, les uns en Portugal, les autres sur le versant maritime de la Galice, sans avoir préalablement détruit le marquis de La Romana: il fut donc convenu qu'on le poursuivrait dans les Asturies, et qu'on tâcherait de l'y détruire, ce qui procurerait le double résultat de pacifier cette contrée, et de faire disparaître l'auteur de toutes les agitations du nord de l'Espagne. Projet d'une expédition combinée dans les Asturies. Cette pensée adoptée, on convint que le maréchal Ney marcherait sur les Asturies par la route de Lugo à Oviedo, que le général Kellermann y marcherait par la route de Léon, ce qui faisait espérer qu'en prenant ainsi le marquis de La Romana en deux sens différents, on parviendrait à l'envelopper. Les deux corps se séparèrent ensuite avec la résolution sincère de concourir de leur mieux au succès l'un de l'autre.

Tout le mois d'avril s'était passé en tristes tâtonnements, par suite de l'incertitude où l'on était à Madrid sur le sort du maréchal Soult, et par suite aussi de l'impuissance où l'on était de diriger à volonté, et selon le besoin du moment, les généraux français opérant en Espagne. Ignorant ce que devenait le maréchal Soult, on n'osait pas envoyer le corps du maréchal Victor sur Badajoz et Séville. Ne disposant pas complétement des généraux, on ne pouvait pas diriger le maréchal Mortier sur les derrières des maréchaux Soult et Ney. C'était donc le plus important mois de l'année perdu, celui où l'on aurait pu obtenir sur les Espagnols et sur les Anglais les résultats les plus décisifs. La seule opération exécutée pendant ce temps précieux du côté de l'Estrémadure, fut de ramener le corps du maréchal Victor de Medellin sur Alcantara, pour chasser les insurgés espagnols et portugais de cette dernière ville, dont ils s'étaient emparés. Le roi Joseph et le maréchal Jourdan voulaient d'abord s'opposer à ce mouvement rétrograde du maréchal Victor, craignant le mauvais effet qu'il produirait en Andalousie. Mais ils se décidèrent à le laisser exécuter sur le rapport d'un espion parti d'Oporto, lequel annonçait que la situation du maréchal Soult y était des plus critiques, et que les Anglais avaient de nouveau débarqué à Lisbonne. La possibilité d'événements sinistres de ce côté rendait indispensable la possession d'Alcantara, car c'était par le Tage et Alcantara qu'on pouvait venir le plus directement au secours de l'armée de Portugal. Alcantara fut donc repris, les insurgés furent passés au fil de l'épée, et, immédiatement après, le maréchal Victor retourna par Almaraz sur Truxillo, afin d'empêcher Gregorio de la Cuesta de réoccuper les positions dont on l'avait chassé en marchant sur Medellin.

Difficile situation du maréchal Soult à Oporto. Les nouvelles indirectes qu'on avait reçues d'Oporto n'étaient malheureusement que trop fondées. La position du maréchal Soult à Oporto était, en effet, devenue des plus difficiles durant le mois d'avril, par la faute des événements, et aussi par celle des hommes[6]. À peine entré dans cette ville, le maréchal avait songé à s'y établir solidement, croyant avoir assez fait d'être arrivé jusqu'au Douro, et laissant aux circonstances le soin de décider s'il rétrograderait, ou si au contraire il pousserait plus loin ses conquêtes. De tous les partis à prendre celui-ci était le plus dangereux, car rester à Oporto, sans projet arrêté, ne pouvait évidemment amener que des désastres. C'était déjà un grand danger que d'être avec vingt et quelques mille hommes au milieu d'un pays insurgé, dans lequel la passion populaire contre les Français était parvenue au dernier degré de violence. Toutefois avec la brave armée et les excellents officiers qu'on avait, il était possible de se maintenir dans le nord du Portugal. Mais il existait environ 17 ou 18 mille Anglais à Lisbonne, et tout annonçait qu'il en surviendrait bientôt le double, par les convois partis d'Angleterre. Dès lors se défendre derrière la ligne du Douro, contre une armée régulière placée au delà de cette ligne, et contre une armée d'insurgés placée en deçà, devenait presque impraticable. On pouvait en juger par deux événements récents. La petite garnison laissée à Chaves pour garder nos malades avait été enlevée par les Portugais. Le dépôt laissé à Tuy aurait été pris également, si la division Heudelet, expédiée de Braga, et le maréchal Ney, venu de Galice, ne l'avaient débloquée. Et encore une partie de ce dépôt, envoyée à Vigo, avait été enlevée. Il faut ajouter que ce n'étaient pas de faibles postes auxquels étaient arrivés de pareils accidents, car le dépôt de Tuy, renforcé successivement par des troupes en route, avait été porté à 4,500 hommes, et celui qui avait été pris à Vigo était de 1,300. On avait donc à redouter à la fois, et l'armée anglaise qui ne pouvait manquer de se rendre bientôt du Tage sur le Douro, et les milliers d'insurgés fanatiques qu'on avait derrière soi du Douro au Minho. Des secours il n'en fallait guère attendre, car le corps du maréchal Ney était occupé tout entier en Galice, et quant aux armées qui auraient pu venir du centre, c'est-à-dire de Madrid, par Alcantara ou Badajoz, les instructions de Napoléon prévoyaient bien le cas où le maréchal Soult, maître de Lisbonne, serait appelé à seconder le maréchal Victor à Séville, mais ne prévoyaient pas l'hypothèse, impossible du reste à réaliser, où le maréchal Victor, maître de Séville, devrait aller au secours de Lisbonne. Il y avait par conséquent le plus grand danger à rester à Oporto, au milieu de milliers d'insurgés courant dans tous les sens, en présence d'une armée anglaise prête à prendre l'offensive, n'ayant contre tant d'ennemis aucun espoir de secours, et il fallait sur-le-champ ou rétrograder franchement jusqu'au Minho, ou remonter par Bragance vers la Vieille-Castille, afin de venir s'appuyer à la masse principale des armées françaises opérant dans le centre de l'Espagne, de mettre ainsi entre soi et les Anglais des espaces difficiles à franchir, et de se réserver ultérieurement l'alternative, ou d'être utile en Espagne, ou de reparaître en Portugal avec des forces suffisantes pour s'y maintenir. Surtout avec les Anglais, il fallait se conduire de manière à n'avoir désormais ni un échec, ni même une action douteuse[7]. Mais pour rétrograder à propos, il faut autant de résolution que pour s'avancer hardiment, et ce n'est, à la guerre comme ailleurs, que le privilége des esprits fermes et clairvoyants.

Mesures militaires pour l'occupation du nord du Portugal. Une fois à Oporto, le maréchal Soult, n'osant ni marcher sur Lisbonne, que les Anglais gardaient avec 18 mille hommes, ni manquer aux volontés de Napoléon, qui avait prescrit la conquête du Portugal, se contenta de rester où il était, en abandonnant à la fortune le règlement de sa conduite ultérieure. De fâcheuses illusions qui naquirent dans son esprit de circonstances toutes locales, contribuèrent aussi à l'abuser, et à lui faire perdre un temps précieux. Il avait, comme on l'a vu, envoyé le général Heudelet à Tuy pour débloquer son dépôt, laissé un détachement à Braga pour garder cette ville importante, distribué sur sa gauche des postes considérables soit à Peñafiel, soit à Amarante pour s'assurer des routes de Chaves et de Bragance, et obtenir ainsi le double résultat de contenir le pays, et d'en occuper les communications. À Amarante, qui était sur le Tamega, il avait placé quelques mille hommes sous les ordres du général Loison. Ces mesures étaient bien entendues quoique insuffisantes, et elles produisirent sur le pays, saisi par tous les côtés à la fois, un court intervalle non pas de soumission, mais d'immobilité.

Disposition d'esprit qui se manifeste dans la classe aisée pendant l'occupation des Français. Quand les Français furent établis à Oporto, il se manifesta dans une partie de la population une disposition qui s'était révélée déjà plus d'une fois, et qu'un moment de calme rendit encore plus sensible. La classe, nous ne dirons pas éclairée, mais aisée, amie de la paix et du repos, avait horreur de la populace violente qu'on avait déchaînée, et qui rendait l'existence insupportable à tout ce qui avait quelque humanité, quelque douceur de mœurs. Cette classe ne se faisait pas illusion sur le zèle que les Anglais affichaient pour le Portugal. Elle voyait bien que dominant son commerce pendant la paix, voulant pendant la guerre en faire leur champ de bataille, ils ne songeaient qu'à s'en servir pour eux-mêmes, ce qu'ils prouvaient du reste très-clairement en déchaînant pour leur service une multitude féroce, devenue l'effroi de tous les honnêtes gens. Aussi, sans aimer les Français, qui à ses yeux ne cessaient pas d'être des étrangers, elle était prête, dans la nécessité d'opter entre eux et les Anglais, à les préférer comme un moindre mal, comme une fin de la guerre, comme l'espérance d'un régime plus libéral que celui sous lequel le Portugal avait vécu depuis des siècles. Quant à la maison de Bragance, la classe dont nous parlons tendait à la considérer, depuis la fuite du régent au Brésil, comme un vain nom, dont les Anglais se servaient pour bouleverser le pays de fond en comble.

La présence du maréchal Soult, ses déclarations rassurantes, ne firent que confirmer les gens sages dans leurs inclinations pacifiques. C'est surtout à Oporto, ville riche, commerçante, moins exposée que celle de Lisbonne aux anciennes influences de cour, et fort occupée de ses intérêts, que se manifestèrent avec plus d'évidence les dispositions que nous venons de décrire, malgré l'évêque patriote et fanatique qui dominait le bas peuple. La classe moyenne répondit avec une sorte de satisfaction aux témoignages du maréchal Soult, et parut résolue à demeurer tranquille, s'il tenait parole, s'il maintenait une bonne discipline parmi ses soldats, s'il réprimait la populace, et procurait à chacun la liberté de vaquer à ses affaires. Parmi ces résignés que le charme du repos soumettait aux Français, se montraient avec un empressement singulier, les juifs, fort nombreux, fort actifs, fort riches partout, mais surtout dans les pays peu civilisés, où on leur abandonne le commerce qu'on ne sait pas faire. On en comptait plus de deux cent mille en Portugal, vivant sous une dure oppression, et très-satisfaits d'entrevoir, sous la domination des Français, une égalité civile qui leur semblait la plus souhaitable des formes de gouvernement. Après être entrés en relations avec l'administration française, pour l'entretien de l'armée, pour la perception des revenus, ils en vinrent bientôt à des ouvertures politiques sur la manière d'établir en Portugal un gouvernement régulier. Beaucoup de négociants du pays se joignirent à eux, et laissèrent voir que l'idée de fonder un royaume à part, un royaume de la Lusitanie septentrionale, ainsi qu'un traité de Napoléon l'avait réglé en octobre 1807, lors du partage du Portugal entre l'Espagne et la France, que cette idée conviendrait fort à la province d'Oporto. On déclara qu'une telle résolution, annoncée publiquement, et accompagnée d'une administration équitable et douce, ferait considérer les Français non plus comme des envahisseurs, qui dévorent en courant les pays où ils passent, mais comme des amis qui ménagent une contrée où ils veulent rester, et former un établissement durable. C'était à Napoléon à désigner le plus tôt possible le prince français qui porterait cette nouvelle couronne, couronne d'Oporto aujourd'hui, peut-être d'Oporto et de Lisbonne plus tard. Idée d'ériger en royaume le nord du Portugal, et d'en conférer provisoirement la couronne au maréchal Soult. Mais comme les circonstances pressaient, ne pouvait-on pas aller aussi vite que ces circonstances elles-mêmes, et puisque l'on vivait dans un temps où les rois se prenaient parmi les généraux, n'était-il pas tout simple de faire du lieutenant de Napoléon le roi de la Lusitanie septentrionale? Cette pensée fut-elle suggérée par la petite cour militaire du maréchal aux officieux qui lui servaient d'intermédiaires, ou bien le fut-elle par ces officieux eux-mêmes aux amis du maréchal, voilà ce qu'on ne saurait dire, et sur quoi les assertions varièrent beaucoup, lorsque le détail entier de cette singulière aventure fut soumis depuis au jugement de Napoléon. Quoi qu'il en soit, l'idée de faire du maréchal Soult un roi du Portugal, fut bientôt répandue à Oporto et dans les villes de la province d'Entre Douro et Minho, jugée assez ridicule par les gens sages, accueillie avec d'insultantes railleries par l'armée, mais acceptée par les commerçants qui voulaient un protecteur, par les juifs qui voulaient un représentant de l'égalité civile, par ces militaires intrigants qui flattent toujours les généraux en chef, et sont leurs plus dangereux ennemis. Ces derniers affectaient de considérer cette combinaison comme une idée d'une grande profondeur, car elle servirait, disaient-ils, à s'attacher les Portugais, à les détacher des Anglais et de la maison de Bragance. Une circonstance les encourageait surtout à cette audacieuse entreprise, sinon de faire, du moins de préparer un roi sans la volonté expresse de l'Empereur, c'était l'éloignement de cet Empereur, transporté en ce moment sur les bords du Danube, à une autre extrémité du continent, et engagé dans des événements dont l'issue était inconnue. Toutes les ambitions excitées par son exemple, émancipées aussi par la distance, se donnaient carrière, et il ne manquait pas d'esprits fatigués, qui se disaient qu'il fallait enfin songer à soi, et puisqu'on était condamné à prodiguer sa vie au bout du monde pour la grandeur d'une famille insatiable, profiter de l'occasion qui s'offrait de s'établir où l'on était, et de s'y bien établir. Napoléon peut-être le trouverait mauvais, mais on apprenait tous les jours par expérience combien sa puissance diminuait du Rhin aux Pyrénées, des Pyrénées au Tage; et d'ailleurs il avait tellement besoin de ceux qu'il envoyait si loin conquérir des royaumes, qu'on pouvait bien retenir quelque chose de ce qu'on allait conquérir pour lui, sans compter la chance assez vraisemblable de garder, lui mort ou vaincu sur le Danube, ce qu'on aurait pris sur les bords du Douro ou du Tage.

Tous les esprits sans doute n'allaient pas aussi loin dans cette voie, mais il y en avait de fort téméraires, et ces derniers troublèrent à tel point le jugement du maréchal qu'il consentit à répandre une circulaire étrange, destinée aux généraux commandant les divisions, dans laquelle, racontant ce qui se passait, l'offre adressée au maréchal de prendre un roi, ou dans la famille de Napoléon, ou parmi les personnages de son choix, on ajoutait: que la population d'Oporto, de Braga et de plusieurs villes voisines, avait prié le maréchal Soult de se revêtir des attributs de la souveraineté, et d'exercer l'autorité royale jusqu'à la réponse de Napoléon; qu'en attendant elle jurait de lui être fidèle, et de le défendre contre les ennemis de tout genre, Anglais, insurgés ou autres, qui voudraient résister à l'acte spontané qu'elle sollicitait de sa part. La circulaire invitait les généraux à provoquer un vœu semblable de la part des populations placées sous leur commandement[8].

Effet produit dans l'armée par les projets attribués au maréchal Soult. Quoique cette circulaire fût en quelque sorte confidentielle, elle ne pouvait demeurer secrète. Elle donna à rire aux uns, elle blessa les autres, elle alarma les meilleurs. On railla le maréchal, dont la réserve jusque-là fort grande se démentait à l'aspect trompeur d'une couronne, jusqu'à manifester les désirs les plus imprudents. On s'emporta dans une partie de l'armée, surtout parmi les vieux officiers qui avaient gardé au fond du cœur les sentiments d'indépendance particuliers à l'armée du Rhin, qui se battaient par dévouement à leurs devoirs, mais qui étaient secrètement indignés de voir leur sang couler à toutes les extrémités du monde, pour faire des rois ou faibles, ou incapables, ou dissolus, et généralement peu fidèles à la France. Il y avait dans l'armée de Portugal plus d'un officier pensant de la sorte, et parmi eux un surtout, le général Delaborde, celui qui avait si bien trouvé l'art de battre les Anglais, et qui l'avait fait d'une manière si brillante au combat de Rolica. Il était fier, intelligent et brave, et il tint un langage que chacun répéta bientôt autour de lui. Enfin des militaires de caractère plus réservé, uniquement préoccupés du maintien de la discipline, furent désolés de l'effet moral qu'allait produire l'exemple du général en chef parmi des officiers et des soldats déjà trop enclins à s'affranchir de toute règle, et toujours prêts à se dédommager par la licence des souffrances qu'ils enduraient dans des pays lointains. C'était leur donner soi-même le signal du désordre, c'était surtout diviser l'armée, qui, dans la position périlleuse où elle se trouvait, avait besoin plus que jamais d'union, de force et de bonne conduite. Ces sages militaires se préoccupaient aussi du jugement que porterait l'Empereur de tous ceux qui, plus ou moins, se prêteraient à des actes si étranges, contenant une censure involontaire, mais si frappante, de la politique impériale.

Le général Quesnel, commandant d'Oporto, adressa quelques observations au maréchal Soult[9], qui les accueillit mal, et lui répondit avec hauteur, que l'approbation à obtenir de l'Empereur le regardait seul, et ne devait point occuper les officiers servant sous ses ordres.—Le sort infligé aux lieutenants du général Dupont prouve, lui répliqua le général Quesnel, que l'Empereur sait au besoin faire descendre la responsabilité du général en chef jusqu'à ceux qui ont partagé ses fautes.—

Graves divisions dans l'armée de Portugal. Trois partis se produisirent aussitôt dans l'armée: celui des officiers qui, sans autre motif que le respect de leurs devoirs et leur fidélité à l'Empereur, ne voulaient pas se prêter à une prise de possession du pouvoir royal qu'il n'avait point approuvée; celui des officiers, autrefois républicains, que les excès de la politique impériale ramenaient à leurs opinions primitives; celui enfin de quelques mécontents plus audacieux, qui ne s'inquiétaient guère d'une désobéissance à l'Empereur, et n'avaient pas non plus grand regret de la République, mais qui étaient tout simplement, sans se l'avouer peut-être, de vrais royalistes, jugeant la République, le Consulat, l'Empire lui-même, tout ce qui s'était passé depuis vingt ans en France, comme une suite d'affreuses convulsions, devant toutes aboutir à mauvaise fin. Les propos des anciens royalistes se trouvaient déjà dans la bouche de quelques officiers. On en citait un notamment qui les tenait quelquefois, c'était le colonel du 47e de ligne, fort connu depuis sous le nom de général Donnadieu. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que ce parti peu nombreux, mais qui commençait à se faire entendre sourdement dans l'armée, surtout en Espagne, où les souffrances étaient horribles, et le but pour lequel on les endurait d'une clarté plus sensible, ce parti se composait non d'anciens royalistes (presque aucun de ces militaires n'avait eu le temps de l'être), mais d'anciens républicains de l'armée du Rhin, dégoûtés de travaux qui, au lieu de la grandeur du pays, n'avaient plus pour objet que celle d'une famille. La gloire avait caché un moment le vide ou l'égoïsme de cette politique. Les premiers revers amenaient la réflexion, et la réflexion amenait le dégoût.

À peine ces divisions avaient-elles éclaté, que le langage de l'armée, devenu aussi imprudent que les actes qui l'avaient provoqué, fut d'une audace incroyable. On ne parlait de rien moins que d'arrêter le général en chef, s'il donnait suite à sa circulaire, de le déposer, et de le remplacer par le plus ancien des lieutenants généraux. On comprend tout ce qu'avait de dangereux, au milieu d'un pays ennemi, en présence d'une armée anglaise conduite par un capitaine habile, un tel ébranlement de la discipline. Bientôt tout s'en ressentit. Le service se fit avec une mollesse, une négligence, qui eurent des conséquences déplorables. Ces soldats, obligés d'entrer de vive force dans chaque lieu habité, autorisés à y exercer le droit qu'on a sur toute ville prise d'assaut, avaient contracté le goût du pillage, et malheureusement, depuis le sac d'Oporto, beaucoup d'entre eux étaient chargés d'or. Leur faire abandonner de telles mœurs était urgent, et on ne le pouvait guère dans l'état d'indiscipline où l'armée tout entière était tombée. Voulait-on les ramener à l'ordre, ils se plaignaient d'être sacrifiés à une population dont on cherchait à s'attirer les suffrages. Les officiers, qui eux-mêmes leur avaient donné l'exemple de ces propos, n'avaient plus assez de force pour les réprimer, et en peu de temps le désordre fit de rapides et funestes progrès. On ne tarda pas à en avoir la triste preuve dans un étrange incident, qui, quelques mois après, conduisit un officier à une mort infamante.

Coupables communications avec l'armée anglaise. Dans une pareille situation, l'assiduité à remplir ses devoirs n'étant point facile à demander et à obtenir, les officiers quittaient souvent leur poste sans qu'on s'enquît de ce qu'ils étaient devenus. Un officier de cavalerie, capitaine au 18e de dragons, très-intelligent, très-brave, et surtout très-remuant, ayant acquis la faveur de ses chefs par de bons et mauvais motifs, par la bravoure et par la complaisance, était de ceux qui disaient tout haut que le Consulat, si glorieux d'abord, converti depuis en Empire, n'était plus que le sacrifice de tous les intérêts de la France à une ambition démesurée. Né dans le Midi, pays royaliste, il était prématurément amené aux sentiments qui éclatèrent en 1815, quand la France, fatiguée de trente ans de révolution, se jeta dans les bras des Bourbons. Cet officier avait fréquenté les colonels et les généraux qui se plaignaient le plus ouvertement du commandant en chef, et s'exagérant leurs pensées d'après leurs paroles, il crut voir dans leur mécontentement une conspiration, dont on pouvait se servir sur-le-champ pour amener (le croirait-on!) le renversement en 1809 de Napoléon et de son empire. Comme tous ces êtres inquiets qui se précipitent dans les conspirations, il avait des besoins autant que des opinions, et par goût de l'argent autant que par activité désordonnée, il eut l'idée d'aller traiter avec sir Arthur Wellesley, qui était en ce moment à Coïmbre.

Mission que se donne un officier français auprès de sir Arthur Wellesley. Ce célèbre général, vainqueur de Vimeiro, rappelé, comme on l'a vu, au commandement de l'armée britannique depuis la mort du général Moore, avait été expédié d'Angleterre avec un renfort de 12 mille hommes, ce qui portait à 30 mille environ les forces anglaises dans cette contrée. Son prédécesseur, intérimaire, le général Cradock, n'avait pas osé s'opposer au mouvement du maréchal Soult sur Oporto, préoccupé qu'il avait été de l'apparition du maréchal Victor vers Mérida, et du général Lapisse vers Alcantara, et il était resté aux environs de Leiria sur la route de Lisbonne. Sir Arthur Wellesley n'était pas homme à demeurer inactif, et il était résolu, dans la limite de ses instructions, qui lui enjoignaient de se borner à la défense du Portugal, d'ébranler le plus qu'il pourrait la domination des Français dans la Péninsule. Il voulut d'abord faire évacuer Oporto par le maréchal Soult, et, le nord du Portugal délivré, se porter ensuite au midi, pour voir comment il pourrait s'y prendre pour déjouer les projets du roi Joseph sur le sud de l'Espagne. Il avait établi son quartier général à Coïmbre, où il se trouvait à la tête de vingt et quelques mille hommes, et il avait dirigé sur Abrantès une division anglaise avec une division portugaise, pour observer ce que feraient les Français de ce côté.

Le capitaine Argenton, c'était le nom de l'officier dont nous racontons les criminelles intrigues, par suite de l'incroyable relâchement qui s'était introduit dans l'armée, put se dérober à ses devoirs, se rendre déguisé d'Oporto à Coïmbre, et se présenter clandestinement à sir Arthur Wellesley. Les complaisances de l'autorité française pour les habitants d'Oporto qui avaient des affaires à Lisbonne, et auxquels on permettait d'aller et de venir, malgré l'état de guerre, ne contribuaient pas peu à faciliter les communications de ce genre. Argenton vit le général anglais[10], lui parla des divisions de l'armée française, des partis qui s'y étaient formés, exagéra, suivant la coutume des gens de son espèce, la réalité qui n'était déjà que trop triste, fit de simples mécontents des conspirateurs, de gens qui murmuraient des gens qui voulaient agir, d'hommes qui cédaient à des impulsions différentes parce qu'elles étaient sincères, des hommes qui voulaient tous une même chose, c'est-à-dire renverser un régime ruineux pour la France, et s'insurger contre l'autorité de l'Empereur. Semblable en tout aux brouillons qui prennent de tels rôles, Argenton s'attribua une mission qu'il n'avait pas reçue, et prétendit, en nommant calomnieusement une foule de généraux et de colonels, qu'il était chargé par eux de se présenter au général en chef de l'armée britannique, et de traiter avec lui. C'était un mensonge, malheureusement fort commun en pareille circonstance, et trop souvent cru quoique souvent démasqué. Le plan que cet intrigant proposait était le suivant. Si la population d'Oporto s'y prêtait, le maréchal Soult, disait-il, ne manquerait pas de se proclamer roi, ou du moins, comme l'annonçait la circulaire, de prendre provisoirement tous les attributs de la souveraineté royale. Il suffisait d'une telle démarche pour qu'une révolte éclatât dans l'armée. Alors on déposerait le maréchal, et après ce premier éclat, les généraux iraient plus loin. Ils proclameraient la déchéance de Napoléon lui-même, et puis si l'armée anglaise voulait traiter avec eux, et ne pas les poursuivre, ils se retireraient par journées d'étape jusqu'aux Pyrénées. Cet exemple serait en un clin d'œil imité par les trois cent mille hommes qui servaient en Espagne, et on verrait la vieille armée de la République et de l'Empire, se souvenant de ce qu'elle avait été, indignée d'être sacrifiée aux projets d'un ambitieux, abandonner la Péninsule, se retirer sur les Pyrénées, et de là proclamer la délivrance de la France et de l'Europe, pourvu toutefois que les Anglais acceptassent ce qu'on leur proposait, c'est-à-dire de suivre, sans les combattre, ceux qui allaient par ce mouvement spontané rétablir la paix du monde.

C'était là de folles exagérations. Ce qu'il y avait de vrai, c'est que l'armée, qui sait aussi bien que la nation juger ce qui se passe sous ses yeux, tout en restant fidèle à ses devoirs, avait apprécié la politique de Napoléon, la blâmait secrètement quoiqu'en la servant avec héroïsme; qu'elle pensait ainsi surtout en Espagne, et qu'il eût suffi de quelques jours d'indiscipline pour que le chaos de sentiments qui venait de se produire à Oporto se produisît dans les sept ou huit corps chargés de conquérir la Péninsule. Mais de cet état de choses au projet dont on parlait, il y avait aussi loin qu'il y a loin ordinairement de la réalité aux inventions des conspirateurs.

Accueil fait par sir Arthur Wellesley aux coupables intrigues qui s'adressent à lui. Le général anglais usa ici de sa principale qualité, le bon sens et il apprécia ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans les assertions du nommé Argenton. Il vit clairement que la politique conquérante de Napoléon était jugée même dans l'armée française, que cette armée était divisée, que les liens de la discipline y étaient fort relâchés, que les devoirs militaires, si grande que fût la bravoure dans ses rangs, devaient y être mal remplis, et, sans croire à une révolte qui, commençant par la déposition du maréchal Soult, pourrait finir par celle de Napoléon lui-même, il espéra quelque chose de plus vraisemblable, et malheureusement de plus praticable, c'était de surprendre les Français en pleine ville d'Oporto, et de leur faire essuyer un revers humiliant.

Quoiqu'il n'ajoutât aux ouvertures d'Argenton que la foi qu'elles méritaient, il ne le repoussa point, l'engagea à revenir, lui en fournit les moyens, refusa de traiter avec l'armée française, et surtout d'engager les habitants d'Oporto à proclamer le maréchal Soult roi de Portugal, ce qui aurait, suivant Argenton, précipité la crise. Sir Arthur Wellesley conçoit, d'après l'état de l'armée française, l'espérance de surprendre Oporto. Il déclara que, pour tous ces objets si graves, il allait en référer à son gouvernement. Mais voyant combien l'état de l'armée française lui offrait d'avantages pour une surprise, il prit la résolution de marcher sur Oporto, en ayant soin de remplir à l'avance cette ville de ses espions, lesquels, sous le titre d'habitants d'Oporto ou de Lisbonne, et sous le prétexte d'affaires de négoce, obtenaient de la complaisance de l'autorité française la liberté d'aller et de venir.

Argenton, revenu au camp sans qu'on fît attention à son absence, attribuée à des motifs de libertinage, recommença plusieurs fois ses criminelles excursions, vit de nouveau le général anglais, chercha à le convertir à l'idée de favoriser la royauté du maréchal Soult pour précipiter un mouvement dans l'armée, et de traiter ensuite avec les auteurs de ce mouvement, ne parvint en insistant auprès de lui qu'à l'éclairer davantage sur l'état moral des troupes françaises, et à le confirmer dans son projet de surprendre Oporto.

Au retour de sa dernière excursion, Argenton, traversant la brigade du général Lefebvre, qui fournissait les avant-postes français sur la rive gauche du Douro, et trouvant cette brigade exposée aux entreprises de l'armée anglaise qu'il avait laissée en marche, fut saisi d'un double désir, celui de préserver le général Lefebvre qu'il aimait parce qu'il avait servi sous ses ordres, et celui de l'affilier à la prétendue conspiration, dont il était l'unique artisan. Il dit au général Lefebvre que sa position lui faisait courir les plus grands périls. Celui-ci voulant savoir quels étaient ces périls, Argenton finit par les lui révéler. Il lui déclara que l'armée anglaise approchait, lui avoua, pour se faire croire, qu'il en venait, ajouta faussement qu'il y était allé pour le compte de la plupart des généraux indignés d'être sacrifiés à l'ambition de la famille Bonaparte, et le supplia de se joindre à ses camarades pour contribuer à sauver l'armée et la France[11].

Révélation des intrigues nouées avec l'armée anglaise, et arrestation du nommé Argenton. Le général Lefebvre, profondément agité de ces confidences, quoiqu'il lui en coûtât de livrer Argenton, révéla au maréchal Soult ce qu'il venait d'apprendre, en le priant de ne pas perdre un malheureux qui, tout criminel qu'il était, avait cependant un titre à sa reconnaissance, celui d'avoir voulu l'avertir et le sauver. Le maréchal Soult fit sur-le-champ arrêter Argenton, et sut ainsi tout ce qui se passait dans l'armée. Il avait pu s'apercevoir des mécontentements excités dans son sein; mais refusant de les attribuer à leur cause véritable, il eut la faiblesse de croire à une conspiration, dont au reste il fit peu d'éclat, sentant que la situation était difficile pour tout le monde, car il n'y avait personne qui n'eût des reproches à se faire. Le bruit, de cette arrestation se répandit comme s'était répandu le bruit d'un projet de royauté, et alors on s'accusa à qui mieux mieux, les uns de conspirer contre le salut de l'armée, les autres de méditer une usurpation. Le désordre et la confusion n'en furent que plus grands.

Mai 1809. Il y avait plus d'un mois que le maréchal Soult était à Oporto, occupé du soin de se mettre en relation avec les habitants, mais ne prenant aucun parti relativement aux opérations militaires, ni celui d'avancer, ni celui de se retirer. Avancer était à peu près impossible, car il aurait fallu, outre la population, vaincre l'armée anglaise, et bien qu'avec 20,000 Français aguerris, et un général habile, cela fût à la rigueur possible, il était souverainement imprudent de le tenter. Rester était tout aussi impraticable, car il s'agissait toujours de combattre et de vaincre l'armée anglaise, en ayant à sa droite, à sa gauche, sur ses derrières, la population insurgée à contenir. Se retirer par les routes qui aboutissaient à la Vieille-Castille, c'est-à-dire par Amarante, Chaves, Bragance, ou mieux par les routes qui ramenaient en Galice, c'est-à-dire par Braga et Tuy, en revenant vers son point de départ, était, quoique peu brillante, la seule conduite à suivre. Ne pas le faire, c'était préférer un désastre à un désagrément.

Malheureusement le maréchal Soult n'y songeait guère. Occupé de pacifier le nouveau royaume de la Lusitanie septentrionale, il avait aboli certains impôts, créé des lampes perpétuelles pour certaines madones, et recueilli le vœu des diverses villes qu'on avait décidées à demander l'établissement d'une royauté française. Les députations de Braga, Oporto, Barcelos, Viana, Villa de Condé, Feira et Ovar se succédèrent, et vinrent en pompe le prier de donner un roi au Portugal. Toutes ces cérémonies avaient l'aspect et la forme du baise-main espagnol. L'armée, qui en était spectatrice, redoublait de railleries, tenait des propos capables d'ébranler toute autorité militaire, et n'en était que plus disposée à négliger ses devoirs. Au milieu de ces vaines occupations, le maréchal Soult apprit que sir Arthur Wellesley était débarqué depuis le 22 avril avec un renfort de 12 mille hommes, que 30 mille soldats anglais environ, suivis de toute l'insurrection portugaise, allaient marcher sur Oporto, et reconnut enfin que le seul parti à prendre était d'abandonner la capitale du nouveau royaume projeté. Le maréchal Soult, après une longue inaction, reconnaît la nécessité d'abandonner le Portugal. Mais cette triste nécessité, qu'il aurait été bien utile de reconnaître plus tôt, une fois admise, il fallait se décider et agir le plus promptement possible, pour ne rien laisser après soi, ni son matériel, ni surtout ses blessés et ses malades qu'on ne pouvait livrer à la discrétion d'un peuple féroce. Il fallait choisir sa ligne de retraite ou par Amarante sur Zamora, ou par Braga sur Tuy. Se retirer par Amarante avait l'apparence d'une manœuvre, qui sauvait l'amour-propre du général en chef, car on semblait se porter sur la gauche des Anglais, sans quitter tout à fait le Portugal; tandis que se retirer par Braga, c'était tout simplement retourner comme on était venu et par le même chemin. Mais la retraite par Amarante était difficile et demandait beaucoup de temps; elle devait s'opérer sur une route dont on ne possédait aucun point, en une longue colonne que les blessés et les malades rendraient encore plus longue, dont il faudrait protéger la tête et le milieu contre l'insurrection, la queue contre les Anglais. En se retirant par Braga sur Tuy, la route était courte, tout entière aux Français dans chacun de ses points, et en se concentrant à l'arrière-garde avec ses meilleures troupes pour tenir tête aux Anglais, on couvrait de sa masse même tout ce qu'on aurait envoyé en avant. C'était donc la seule retraite sûre, facile, admissible, quoiqu'elle fût la moins capable de faire illusion sur ce qui allait se passer, c'est-à-dire sur l'abandon forcé du Portugal.

Quoi qu'il en soit, quelque ligne qu'on préférât, il fallait se résoudre sur-le-champ, envoyer vers Amarante, si on adoptait cette dernière direction, une force considérable pour empêcher que les Anglais ne franchissent le Douro sur notre gauche, et ne coupassent la route qu'on aurait choisie. Il fallait surtout faire partir les malades, les blessés, le gros matériel. Le maréchal Soult, averti dès le 8 mai des mouvements de sir Arthur Wellesley, se borna à concentrer ses divers postes de Braga, de Viana, de Guimaraens sur Amarante, et à ordonner au général Loison de faire une percée au delà du Tamega, pour s'assurer le passage de ce petit fleuve. Mais, à Oporto même, il ne fit aucun préparatif de départ, ce qui était extrêmement fâcheux, car, sans aller jusqu'à prévoir un désastre, il était évident que la retraite serait d'autant plus difficile qu'on la commencerait plus tard. Le 12 mai choisi par le maréchal Soult pour l'abandon d'Oporto. Il s'était proposé d'abord de partir le 10 mai, après quarante jours d'établissement à Oporto; puis il adopta le 11, puis enfin il voulut encore attendre jusqu'au 12, pour ordonner ses derniers préparatifs. Mais le 12 était destiné par la Providence pour l'un des plus étranges événements de cette funeste guerre!

Sir Arthur Wellesley commence son mouvement sur Oporto. Sir Arthur Wellesley, après avoir envoyé, comme on l'a dit, une brigade anglaise et une division portugaise sur Abrantès, afin d'observer les mouvements des Français sur le Tage, résolut de marcher en personne sur le Douro, et de se présenter à Oporto même, parfaitement informé qu'il était de ce qui s'y passait, et de l'incroyable désordre dans lequel y étaient tombées toutes choses. Le général Beresford, chargé spécialement du commandement des Portugais, fut dirigé par lui de Coïmbre sur Lamego par Viseu. (Voir la carte no 43.) L'intention du général anglais était tout à la fois d'intercepter la route de Bragance, et de détourner l'attention de la ville d'Oporto, où devait se faire la principale tentative. En même temps il dirigea ses deux principales colonnes, l'une à gauche par la route du littoral d'Aveiro à Ovar, l'autre à droite par la route de l'intérieur d'Agueda à Bemposta. Celle de gauche, arrivée à Aveiro, avait à franchir de longues lagunes parallèles à la côte de Portugal, et sur lesquelles on pouvait naviguer. Sir Arthur Wellesley y embarqua un fort détachement, qui, en allant descendre à Ovar, devait se trouver sur les derrières de l'avant-garde française, formée d'infanterie et de cavalerie, et commandée par le général Franceschi. Sir Arthur Wellesley ordonna à la colonne de droite d'attaquer de front Franceschi, dès que les troupes débarquées à Ovar seraient en position de se jeter sur ses derrières.

Première rencontre des Anglais avec l'avant-garde du général Franceschi. C'est le 10 mai que s'opéra ce mouvement. Le brave général Franceschi, surpris et assailli dans tous les sens, se conduisit avec le plus rare sang-froid, chargea sous la mitraille tantôt l'infanterie, tantôt la cavalerie anglaise, détruisit autant de monde qu'il en perdit, et se tira de ce mauvais pas avec un extrême bonheur. Cette surprise était la triste suite d'un état de choses où nous laissions tout savoir aux Anglais, sans parvenir à rien savoir d'eux. Le 11 nos détachements repliés sur Oporto, dans les faubourgs de la rive gauche du Douro, repassèrent le fleuve, en amenant tous les bateaux à la rive droite.

Il semble qu'averti le 10 et le 11 par la présence de l'armée anglaise, le maréchal Soult aurait dû avoir tous ses malades et ses blessés non pas dans les hospices d'Oporto, mais sur la route d'Amarante, et s'être assuré d'une manière positive de la possession de cette dernière ville. Mais le 11 aucun des blessés n'était parti, et on comptait sur la possession d'Amarante sans en être certain. Le maréchal attendit encore le 12 pour quitter définitivement cette ville d'Oporto, de laquelle il avait tant de peine à se détacher. La seule précaution prise avait été de noyer les poudres qu'on ne pouvait emporter, de faire le partage entre la grosse artillerie impossible à traîner, et l'artillerie de campagne qu'on avait les moyens d'atteler, et de se procurer avec celle-ci un parc mobile de 22 pièces. C'est le 12 que devait avoir lieu le départ. Le gros de l'armée était échelonné sur la route d'Amarante par Balthar, et la division Mermet était répartie dans l'intérieur d'Oporto pour couvrir le mouvement de retraite.

Mais sir Arthur Wellesley, dans la nuit même du 11, avait conçu un projet qui eût été d'une hardiesse extravagante si le général anglais avait été moins bien informé de l'état vrai des choses, c'était de passer le Douro devant l'armée française, et d'enlever Oporto sous ses yeux. Sir Arthur Wellesley surprend Oporto dans la nuit du 11 au 12 mai. Dans la nuit du 11 il envoya deux bataillons à Avintas, à deux ou trois lieues au-dessus d'Oporto, avec mission de franchir le Douro à l'insu des Français, d'y ramasser toutes les barques qu'on trouverait, et de les faire descendre avant le jour jusqu'à Oporto. Il se plaça lui-même avec le gros de ses troupes dans les faubourgs de la rive gauche, parfaitement caché par les maisons, et attendant le moment d'exécuter son plan, dont il n'avait donné le secret qu'aux deux lieutenants généraux chargés de diriger les colonnes d'attaque.

Le 12, en effet, de très-grand matin, les deux bataillons envoyés sous John Murray à Avintas ayant recueilli un nombre suffisant de bateaux, et les ayant expédiés sur Oporto, on s'en servit pour débarquer avant le jour quelques bataillons commandés par le lieutenant général Paget, lequel vint prendre terre à l'improviste, et dans le plus grand secret, à l'extrémité supérieure d'Oporto. Il cacha ses troupes dans un bâtiment dit de l'Évêché, qui dominait la rive droite. Ce point de débarquement bien occupé, on transporta, détachement par détachement, le reste de la brigade Hill, et il était plein jour que l'état-major français ne savait rien de ce qui se passait, et refusait de croire les avis qui lui en avaient été donnés par plusieurs témoins oculaires. Le général en chef, au lieu d'aller s'en assurer par ses propres yeux, s'en fia d'abord au rapport négatif de ses lieutenants, qu'il accusa plus tard de l'avoir trompé, qui eurent tort sans doute, mais moins que lui, car dans des cas semblables la responsabilité grandit avec le grade. Cette première incrédulité ayant permis aux Anglais de jeter quelques mille hommes sur la rive droite du Douro, ils eurent le temps de s'établir dans la ville d'Oporto, et bientôt même ils ne prirent plus la peine de se cacher. Mais le général Foy s'étant enfin transporté de sa personne sur les lieux, et s'étant convaincu du péril, courut aux casernes, fit prendre les armes aux troupes, et dirigea le 17e léger sur le bâtiment que les Anglais avaient occupé. Ceux-ci, malheureusement, une fois en position n'étaient pas faciles à déposter, et on fit inutilement le coup de fusil avec eux pour les expulser. Le général Mermet, qui formait l'arrière-garde avec sa division, porta ses troupes sur le point dont les Anglais s'étaient rendus maîtres, résolu à les attaquer vigoureusement et à les précipiter dans le fleuve. Mais en se dirigeant sur la partie supérieure d'Oporto il en découvrit le centre, et le lieutenant général Sherbrooke, profitant de l'abandon où était laissé ce côté de la ville, y débarqua rapidement sa brigade, de manière qu'en un instant Oporto fut rempli d'Anglais. Le brave général Delaborde, à la tête du 4e d'infanterie légère et du 15e de ligne, les chargea à outrance, les repoussa jusqu'au bord du fleuve, mais ne put jamais leur arracher les bâtiments qui leur servaient d'appui. Il fut blessé ainsi que le général Foy, sans réussir à venger l'honneur de l'armée de cette surprise inouïe.

Au point où en étaient les choses, résigné qu'on était à quitter Oporto, il devenait presque inutile de disputer au prix d'une immense effusion de sang une ville qu'on aurait été obligé de reconquérir, rue à rue, sur des troupes qu'on ne chassait pas comme les Portugais des positions dont elles s'étaient emparées. Il est vrai qu'il restait un millier de blessés et de malades dans Oporto, dépôt sacré, qu'il importait de sauver. Mais il aurait fallu posséder la ville pendant plusieurs jours encore pour avoir le temps de les évacuer, et il était impossible de l'espérer. C'est ce motif qui décida la retraite des Français, après une lutte énergique du général Delaborde, et une perte de quelques centaines d'hommes que le maréchal Soult et sir Arthur Wellesley évaluèrent depuis à un chiffre exagéré. Le plus fâcheux c'était de laisser nos blessés et nos malades au pouvoir de l'ennemi, d'y laisser surtout l'honneur de l'armée, car une pareille surprise n'avait pas d'exemple dans les annales de la guerre. Heureusement on était remplacé à Oporto par le général d'une nation civilisée; et nos malades, qui eussent couru le danger d'être égorgés s'ils étaient restés au pouvoir des insurgés, ne couraient cette fois que le danger d'être négligés[12].

Retraite de l'armée française sur Balthar. On se retira donc le soir du 12 à Balthar, fort irrités les uns contre les autres, les généraux accusant le commandant en chef d'avoir tout laissé tomber dans l'état d'incurie qui avait rendu possible la surprise d'Oporto, le commandant en chef accusant ses lieutenants de lui avoir laissé ignorer le passage commencé du Douro. On avait emmené avec soi le coupable auteur des communications avec l'armée anglaise, le nommé Argenton, que le maréchal avait fait arrêter pour le traduire en jugement. Il voulait le donner en garde au général Delaborde, mais les choses en étaient venues à ce point, que le général Delaborde refusa de s'en charger, disant qu'on n'avait qu'un désir, celui de faire évader cet intrigant pour couvrir d'un voile ce qui s'était passé, et que lui, désirant la lumière, n'entendait pas être responsable d'une telle évasion. En effet Argenton, qui était plein de dextérité, parvint à s'échapper, et s'enfuit chez les Anglais sans qu'on pût raisonnablement accuser personne de connivence, bien que dans l'armée on en accusât tout le monde[13].

Parvenu le soir à Balthar, le maréchal Soult apprit un nouvel accident, plus funeste encore que celui qui était arrivé le matin à Oporto. Le général Loison n'ayant pas les forces suffisantes pour s'ouvrir le passage du Tamega, et craignant d'être coupé d'Oporto par le grand nombre d'ennemis qui s'étaient présentés à lui, avait évacué Amarante. Nouveau malheur qui prive l'armée française de la route de Bragance. La route de Bragance se trouvait ainsi livrée aux Anglais. Cette dernière contrariété devenait un désastre, car pour rejoindre la route directe d'Oporto à Tuy par Braga, qu'il eût mieux valu cent fois adopter dès le début, il fallait revenir jusque fort près d'Oporto, et on devait naturellement supposer qu'on y rencontrerait l'armée anglaise prête à nous barrer le passage. Or comment se faire jour pour gagner la route directe de Braga? Il y avait beaucoup de raisons d'en désespérer, dans l'état où se trouvait l'armée, et on ne savait à quel parti s'arrêter. Cependant avec un peu plus de sang-froid le maréchal Soult aurait pu faire un calcul qui se présentait assez naturellement à l'esprit. Malgré la surprise du matin, il n'était pas à croire que le général anglais eût déjà transporté toute son armée d'une rive à l'autre du Douro. De telles opérations, quand on n'en a pas préparé les moyens long-temps à l'avance, ne s'exécutent que lentement. L'eût-il fait, il n'était pas probable qu'il eût déjà concentré toutes ses troupes sur les derrières des Français, de manière à interdire à ceux-ci le passage de la route d'Amarante à celle de Braga. Une avant-garde pouvait tout au plus se trouver au point d'intersection des deux routes, et dès lors on avait chance de lui passer sur le corps. Il est vrai que dans ces sortes de situations ce ne sont pas les chances les meilleures qu'on est porté à supposer, mais les plus mauvaises, et qu'après avoir trop accordé à la fortune, on lui accorde trop peu. Dans ce cas-ci notamment, le maréchal Soult eût réussi en étant plus confiant, car sir Arthur Wellesley ne fit occuper Valongo, premier point au delà d'Oporto, que le lendemain 13 au matin, avec une simple avant-garde, et il ne s'y présenta lui-même que le 14 à la tête de son armée. Mais ne pouvant deviner cette circonstance, ne sachant pas la prévoir, le maréchal Soult prit un parti désespéré.

Il avait devant lui une chaîne escarpée, au delà de laquelle se déroulait la route de Braga, et mieux encore que la route de Braga, celle de Braga à Chaves, sur laquelle il pouvait se jeter directement sans descendre jusqu'à Braga, ce qui lui permettait d'atteindre Chaves avant les troupes du général Beresford. N'ayant pas d'avance ordonné à Tuy des préparatifs pour le passage du Minho, il lui fallait, comme la première fois, remonter jusqu'à Chaves, pour traverser ce fleuve dans les montagnes vers Orense.

L'armée française, réduite à franchir la Sierra de Santa-Catalina, est obligée pour se sauver d'abandonner son artillerie. Mais pour franchir cette chaîne, qu'on appelle Sierra de Santa-Catalina, on était réduit à suivre des sentiers de chèvre, où les cavaliers ne pouvaient passer qu'en mettant pied à terre, et les artilleurs qu'en abandonnant leurs canons. Il fallait donc se résoudre au sacrifice de toute l'artillerie. Or, après celui de déposer les armes, il n'y en a pas de plus humiliant, parce qu'il n'y en a pas de plus funeste pour une armée. Mais cette résolution une fois prise, le maréchal Soult eut le mérite de l'exécuter sans perte de temps. Il fit réunir sur-le-champ son artillerie et ses caissons, pour les faire sauter. On eut soin auparavant de mettre sur le dos des soldats tout ce qu'ils pouvaient porter de cartouches; on voulut même livrer une portion du trésor de l'armée à leur avidité, mais ce fut en vain, car la plupart avaient déjà leurs sacs remplis. La plus grande partie de la caisse fut abandonnée à l'explosion qui détruisit l'artillerie.

Ce cruel sacrifice accompli, on se dirigea sur les flancs escarpés de la Sierra de Santa-Catalina, vers laquelle on avait déjà acheminé une tête de colonne, et on employa toute la journée du 13 à la franchir. Les soldats eurent beaucoup à souffrir pendant cette route, parce qu'ils étaient très-chargés, et avaient à gravir des sentiers fort difficiles. Enfin le soir on arriva à Guimaraens, où l'on trouva le corps du général Loison qui s'était replié sur cette ville en quittant Amarante, et en outre les divers détachements qui sous le général Lorge avaient évacué le littoral. L'armée était ainsi réunie tout entière, et, grâce au sacrifice qu'elle avait fait de son artillerie, capable de passer partout.

C'était un avantage trop chèrement acheté pour ne pas en profiter, surtout afin de se préserver de la poursuite du général Beresford, qui, après l'occupation d'Amarante, pouvait se porter directement sur la route de Chaves, et intercepter de nouveau notre ligne de communication. On marcha sans s'arrêter sur Salamonde et Ruivaens. On renonça même, pour plus de sûreté, à passer par Chaves, où l'on était certain de trouver les Portugais qui avaient enlevé la garnison française laissée dans cette ville, et on se dirigea sur Monte-Alegre, d'où une route plus courte conduisait à Orense.

Mais bientôt on apprit que les insurgés, pour donner au général Beresford le temps d'atteindre l'armée française, coupaient les ponts, et obstruaient les défilés. Danger de l'armée française à Puente-Novo, surmonté par le courage du major Dulong. On sut notamment que le pont de Puente-Novo avait été coupé par des paysans, et qu'ils étaient embusqués dans les environs pour défendre le passage. Il fallait à tout prix franchir cet obstacle, ou bien on était pris en flanc par le général Beresford sous vingt-quatre heures, en queue par sir Arthur Wellesley sous quarante-huit. Le major Dulong, du 31e d'infanterie légère, se chargea de surmonter la difficulté. Il prit avec lui cent hommes d'élite, marcha au pont dans l'obscurité, le trouva coupé, et gardé par les paysans. Heureusement ceux-ci avaient pour leur usage laissé deux poutrelles, et de plus, afin de se mettre à l'abri du temps, qui était affreux, ils s'étaient blottis dans une baraque où ils ne songeaient qu'à se chauffer. Le major Dulong, profitant de la négligence portugaise, passa sur les poutrelles avec les braves qui le suivaient, puis se jeta sur la baraque dans laquelle s'étaient abrités les Portugais, les égorgea tous, et, délivré d'eux, se hâta de rétablir le pont avec les bois qui lui tombèrent sous la main. À la pointe du jour du 16, l'armée trouva le pont réparé, et put défiler, sauvée des fautes de ses chefs par la bravoure d'un officier et par un bienfait du hasard. Bientôt elle rencontra un nouvel obstacle au pont de Misarella, près de Villa-da-Ponte. Au fond d'une gorge étroite, où à peine deux hommes pouvaient marcher de front, et des hauteurs de laquelle de nombreux paysans tiraient sur nos soldats, s'offrait un pont couvert d'abatis, dont les Portugais avaient commencé la destruction. En même temps on entendait à la queue de l'armée le feu qui commençait entre notre arrière-garde et l'avant-garde du général Beresford. Il n'y avait pas besoin de tant de circonstances pour exciter la témérité de nos soldats. Ils s'élancèrent bravement dans la gorge malgré le feu des hauteurs, enlevèrent les abatis, tuèrent les Portugais qui les défendaient, et franchirent le pont. Mais à l'arrière-garde il y eut du désordre, et on perdit un reste de bagages porté sur le dos de quelques mulets. L'armée française arrive le 19 mai à Orense dans un état déplorable. On passa outre, fort consolé de cette perte, et on gagna enfin la route d'Orense, où l'on arriva le 19 mai, exténué de fatigue, sans chaussure, presque sans vêtements, ayant marché souvent sans vivres, par des pluies de printemps, qui dans cette contrée sont horribles. Le plus grand sujet de chagrin, outre la perte du matériel, c'était d'avoir laissé à Oporto de nombreux malades, que l'honneur anglais allait protéger sans doute, surtout d'avoir abandonné sur les routes beaucoup de blessés et d'écloppés que l'honneur portugais ne protégeait pas du tout, car les insurgés les égorgeaient en nous suivant. Malgré ce qu'on en a dit depuis, la capitulation de Cintra, après la bataille de Vimeiro, vaillamment livrée quoique perdue, avait moins coûté à la gloire de l'armée et à son effectif, que la surprise d'Oporto, la destruction de notre artillerie à Peñiafiel, et cette marche précipitée à travers les gorges de la province de Tras-los-Montès. L'état moral de nos troupes répondait à leur état matériel. Les soldats, bien que leurs sacs fussent pleins, étaient mécontents de leurs chefs et d'eux-mêmes, et tout en persistant dans leur indiscipline, sévères, comme ils le sont toujours, pour ceux qui les y avaient laissés tomber. Les railleries sur la royauté évanouie d'Oporto ajoutaient à la tristesse du spectacle.

Le maréchal Soult se rend d'Orense à Lugo. À peine arrivé à Orense, le maréchal Soult fut obligé de se rendre à Lugo pour dégager cette ville, que l'absence du maréchal Ney laissait exposée aux entreprises des insurgés de la Galice. Le maréchal Ney, comme nous l'avons dit, sentant la nécessité de purger les Asturies de la présence du marquis de La Romana, avait résolu d'y faire avec le général Kellermann une expédition commune, à laquelle ils devaient concourir, l'un en se portant à Oviedo par Lugo, et l'autre en s'y portant par Léon. Le premier, par conséquent, devait suivre le littoral, le second traverser les montagnes qui séparent la Vieille-Castille des Asturies. Ils avaient tenu parole en braves gens. Expédition du maréchal Ney dans les Asturies. Le maréchal Ney, parti de Lugo avec 12 mille combattants le 13 mai, lendemain de la surprise d'Oporto, avait gagné les sources de la Navia, et, laissant les Espagnols postés le long du littoral, les avait débordés en se frayant un chemin à travers des montagnes épouvantables, les avait séparés d'Oviedo, était entré dans cette ville au milieu de leurs bandes dispersées, et n'avait pu la sauver d'une espèce de saccagement, suite d'un combat de rues entre les Espagnols et les Français. Le marquis de La Romana, après avoir attiré tous les genres de calamités sur cette contrée malheureuse, s'était enfui avec quelques officiers à bord des vaisseaux anglais, pour aller recommencer ailleurs son triste système de guerre. On avait trouvé à Gijon des richesses considérables. De son côté, le général Kellermann était parti de Léon, avait traversé les montagnes des Asturies, et, descendant sur Oviedo, y avait donné la main aux troupes du maréchal Ney.

C'est pendant ces opérations combinées que les insurgés de la Galice, profitant de l'absence du maréchal Ney, avaient assailli Lugo et Saint-Jacques-de-Compostel. Le maréchal Soult, en s'y portant, les dispersa, et fut rejoint par le maréchal Ney, qui, les Asturies délivrées, était revenu en toute hâte pour débloquer les villes menacées. Quand les deux corps furent rapprochés, les détails de l'expédition d'Oporto se communiquèrent de l'un à l'autre, et provoquèrent dans celui du maréchal Ney un jugement sévère. Rencontre des deux corps du maréchal Ney et du maréchal Soult. Les vieux soldats du maréchal Ney, pauvres, sages, disciplinés, raillèrent les soldats, plus jeunes, plus riches et fort indociles du maréchal Soult, qui n'avaient pas dans leurs victoires une excuse de leur manière d'être. Ces derniers se justifiaient en rejetant leurs fautes sur leurs chefs, qu'ils accusaient de tous les malheurs de l'armée[14]. Il était évident que la paix pouvait être troublée, si les deux corps restaient long-temps ensemble. Toutefois le maréchal Ney, impétueux, mais loyal, se comporta envers son collègue avec la courtoisie d'un généreux compagnon d'armes. Il ouvrit ses magasins pour fournir aux troupes du maréchal Soult une partie de ce qu'elles avaient perdu, et s'occupa surtout de remplacer l'artillerie qu'elles avaient été obligées d'abandonner.

Conduite qu'avaient à tenir les deux maréchaux Ney et Soult, une fois réunis. Les deux maréchaux, satisfaits l'un de l'autre, avisèrent à la conduite qu'ils avaient à tenir dans le plus grand intérêt des armes de l'Empereur, comme on le disait alors, du reste avec vérité, car il s'agissait bien plus de la grandeur de Napoléon que de celle de la France, fort compromise par ces guerres lointaines. Le maréchal Ney, après avoir guerroyé plusieurs mois dans la Galice et les Asturies, conservait environ 12 mille combattants présents sous les armes, le maréchal Soult 17 mille, bien que l'effectif de l'un et de l'autre fût du double. Avec cette force, destinée bientôt à s'accroître par les sorties d'hôpitaux, avec cette force employée franchement, sans aucun sentiment de rivalité, ils pouvaient achever la soumission de la Galice et des Asturies, exterminer les insurgés, et si les Anglais s'obstinaient à rester sur les bords du Minho, ou même osaient le passer, les accabler à leur tour, et les acculer à la mer. Si au contraire, comme c'était probable, sir Arthur Wellesley se reportait du nord vers le sud du Portugal, pour faire face aux entreprises des Français sur le Tage, l'un des deux maréchaux, ou tous les deux, pouvaient quitter la Galice, côtoyer le Portugal par la Vieille-Castille, se porter de Lugo vers Zamora et Ciudad-Rodrigo (voir la carte no 43), tomber ensemble avec le maréchal Victor sur l'armée britannique, et la dégoûter pour jamais de reparaître sur le continent de la Péninsule.

Juin 1809. C'était là, certainement, ce que Napoléon eût ordonné s'il avait été sur les lieux (ses instructions en font foi), et c'est là ce qu'eût prescrit l'état-major de Madrid s'il avait pu se faire obéir. Pour le moment les deux maréchaux pouvaient exécuter spontanément la première partie de ce plan, en purgeant en quelques jours le rivage de la Galice des révoltés qui s'y étaient établis, et en coupant les communications avec la marine anglaise, communications qui fournissaient le principal aliment de la guerre. Le général Noruña, avec une douzaine de mille hommes et quelques équipages anglais débarqués, avait créé à Vigo un établissement formidable. Le marquis de La Romana, transporté des Asturies en Galice avec ses officiers et quelques troupes de choix, s'était établi à Orense, depuis le mouvement du maréchal Soult sur Lugo, et y devenait menaçant. Il était indispensable, si les deux maréchaux ne devaient pas demeurer réunis, de chasser les chefs insurgés de leur double établissement, sauf à se porter ensuite là où ils croiraient plus utile, plus conforme à leurs instructions de se rendre. D'ailleurs les instructions du maréchal Soult lui laissaient une grande latitude, car il n'en avait eu d'autres que celles de conquérir le Portugal, et de donner ensuite la main au maréchal Victor en Andalousie: or au lieu d'être à Lisbonne ou Badajoz, il était à Lugo, revenu vers son point de départ. Un tel résultat n'ayant pas été supposé par Napoléon, rien ne lui avait été prescrit pour le cas tout à fait imprévu de son retour en Galice. Il était donc entièrement libre d'agir pour le mieux. Mais il avait un penchant visible à se porter en Vieille-Castille, vers Zamora et Ciudad-Rodrigo, sur la frontière orientale du Portugal, soit qu'en côtoyant ainsi le pays qu'il avait dû conquérir il se sentît un peu moins éloigné de son but, soit que rester confiné dans la Galice, à y remplir une tâche qui était particulièrement celle du maréchal Ney, ne flattât pas beaucoup son ambition, soit enfin que les propos fort animés, fort malveillants, quelquefois scandaleux qu'amenait le contact entre les deux corps, lui fussent désagréables. Il exprima donc au maréchal Ney l'intention de se rendre à Zamora, pour opérer, disait-il, en Castille un mouvement correspondant à celui que les Anglais semblaient projeter vers le sud du Portugal, en se reportant du Minho sur le Douro, du Douro sur le Tage. Cette résolution avait quelque que chose de fondé, bien qu'on ne pût encore rien affirmer du mouvement supposé des Anglais vers le sud du Portugal, et que le plus pressant fût de battre l'ennemi qu'on avait devant soi, car autrement il allait se créer sur la côte de Galice une situation des plus fortes. Les Anglais, du pas dont ils marchaient, ne pouvaient être sur le Tage avant un mois ou deux, comme le prouva depuis l'événement; on avait bien, dans un pareil espace de temps, le moyen de détruire leur établissement en Galice, et d'être ensuite tous rendus sur le Tage par Zamora et Alcantara. On devait même avoir le loisir de se refaire, et de se reposer quelques jours.

Convention entre le maréchal Ney et le maréchal Soult, par laquelle ils s'engagent à une expédition commune sur Orense et Vigo. Le maréchal Soult toutefois, pour répondre aux désirs et aux bons procédés de son compagnon d'armes, convint avec lui, par une stipulation écrite, qu'ils feraient une expédition en Galice, pour y détruire les deux rassemblements des insurgés, après quoi le maréchal Soult se séparerait du maréchal Ney, pour se porter sur la Vieille-Castille par Puebla de Sanabria et Zamora. Ils convinrent que le maréchal Soult, qui était à Lugo, descendrait par la vallée du Minho sur Montforte de Lemos, Orense et Ribadavia, jusqu'à ce qu'il eût joint et détruit le marquis de La Romana; que le maréchal Ney, protégé sur son flanc gauche par ce mouvement, ferait évacuer Saint-Jacques-de-Compostel, et se porterait ensuite sur le littoral pour y attaquer les redoutables ouvrages élevés à Vigo par les Anglais et les Espagnols. Le maréchal Soult ayant par la destruction du marquis de La Romana rendu praticable l'opération très-ardue que le maréchal Ney devait essayer sur Vigo, pourrait alors remonter par le val d'Ores sur Puebla de Sanabria et Zamora. Les deux maréchaux, après avoir signé ces arrangements à Lugo le 29 mai, se séparèrent pour commencer le plus tôt possible les opérations qu'ils avaient résolues.

Marche du maréchal Soult sur Montforte. Le maréchal Soult quitta Lugo le 2 juin, après avoir fait tous ses préparatifs pour une marche vers Zamora, et s'avança sur Montforte, d'où le marquis de La Romana s'enfuit en descendant sur Orense. Arrivé le 5 à Montforte, le maréchal Soult s'arrêta, et au lieu de continuer à descendre la vallée du Minho jusqu'à Orense, comme il en était convenu avec le maréchal Ney, il dirigea ses reconnaissances sur le cours supérieur du Sil, l'un des affluents du Minho, vers Puebla de Sanabria et Zamora. Ce n'était point là le chemin d'Orense. Toutefois il séjourna à Montforte, dans une sorte d'immobilité.

Marche du maréchal Ney sur Vigo. Le maréchal Ney, parti de son côté des environs de la Corogne avec 18 bataillons, se porta sur Saint-Jacques-de-Compostel, que les insurgés évacuèrent à son approche. Le 7 juin, il se rendit à Pontevedra sur le bord de la mer. (Voir la carte no 43.) Pour arriver à Vigo, il fallait côtoyer une foule de petits golfes, couverts de canonnières anglaises, et défiler sous leur feu. Il n'y avait pas là de quoi arrêter l'intrépide maréchal. Mais arrivé près de Vigo il rencontra une position que la nature et l'art avaient rendue formidable. Formidable position de Vigo, devant laquelle s'arrête le maréchal Ney. Il fallait traverser une petite rivière, sans pont et à portée de la mer, escalader ensuite des retranchements qui étaient armés de 60 bouches à feu de gros calibre, et derrière lesquels se trouvaient plusieurs milliers de marins anglais avec douze mille Espagnols. Une pareille position pouvait être emportée par l'impétuosité du maréchal et de ses soldats. Mais on devait y perdre beaucoup de monde; on courait en outre le danger de ne pas réussir; et encore fallait-il être assuré que, pendant cette audacieuse tentative, on n'aurait pas sur les flancs ou sur les derrières une brusque attaque de La Romana, lequel, peu à craindre dans une situation ordinaire, le deviendrait fort quand on serait occupé à enlever les redoutes anglaises. Aussi le maréchal Ney qui savait le maréchal Soult à Montforte, et le général La Romana à Orense, attendait-il un mouvement du premier contre le second, avant de commencer sa périlleuse entreprise. Il attendit ainsi jusqu'au 10 l'accomplissement de la parole donnée, voulant avec raison que le rassemblement de La Romana fût dispersé avant d'attaquer Vigo.

Mais sur ces entrefaites, il reçut du général Fournier, qu'il avait laissé à Lugo pour certains détails, un avis qui le remplit de défiance à l'égard de son collègue, et de circonspection à l'égard de l'ennemi, deux sentiments qui n'étaient pas ordinaires à son caractère confiant et téméraire. Le général Fournier était parvenu à lire dans les mains du général Rouyer, resté à Lugo pour y soigner les blessés et les malades de l'armée du Portugal, des instructions très-secrètes, dans lesquelles le maréchal Soult lui enjoignait dès que les blessés et les malades dont il avait la garde seraient en état de marcher, de les acheminer directement sur Zamora, et lui recommandait de tenir ces ordres cachés pour tout le monde, surtout pour le maréchal Ney[15]. En recevant avis de cette disposition, qui aurait été assez naturelle si elle avait été avouée, puisque Zamora était le but définitif du maréchal Soult, le maréchal Ney se crut trahi. Voyant de plus le maréchal Soult, au lieu de descendre sur Orense pour en chasser La Romana, s'arrêter à Montforte, il n'hésita plus à penser que son collègue lui manquait volontairement de parole. Instances du maréchal Ney auprès du maréchal Soult pour obtenir l'exécution de la convention de Lugo. Avant d'en arriver à un éclat, il lui écrivit le 10 une lettre, dans laquelle il l'informait de sa situation fort périlleuse, lui disait qu'il comptait encore sur l'exécution du plan convenu, mais ajoutait que si, contre toute probabilité, ce plan était abandonné, il le priait de l'en prévenir, car un plus long séjour en face de Vigo, avec le débouché d'Orense ouvert sur ses flancs, serait infiniment dangereux.

Silence du maréchal Soult, et sa marche sur Zamora. Après cette lettre, le maréchal Ney attendit quelques jours sans recevoir de réponse. Frappé de ce silence, voyant la position des Anglais devenir tous les jours plus forte à Vigo, craignant, s'il s'affaiblissait pour l'enlever, que les insurgés ne lui tombassent sur le corps tous à la fois, et que le retour vers la Corogne ne lui devînt difficile, il rétrograda sur Saint-Jacques-de-Compostel, le cœur plein d'une irritation qu'il avait peine à contenir. Là il apprit que le maréchal Soult, loin de descendre le Minho, en avait au contraire remonté les affluents pour se rendre par Puebla de Sanabria sur Zamora. Ce maréchal, en effet, impatient de quitter la Galice pour la Vieille-Castille, après être demeuré jusqu'au 11 à Montforte, s'était mis en route pour franchir les chaînes qui séparent ces provinces. Le général de La Romana voulant l'arrêter dans sa marche, il le repoussa, et crut ainsi avoir rempli ses engagements, ce qui n'était pas, car battre le général espagnol sur les affluents supérieurs du Minho, c'était le rejeter sur le cours inférieur de ce fleuve, c'est-à-dire le ramener à Orense, où justement il était convenu qu'on ne le laisserait point. Irritation du maréchal Ney en apprenant la marche du maréchal Soult sur Zamora. Se croyant quitte envers son collègue, il prit la route de Zamora, sans faire aucune réponse à la lettre qu'il en avait reçue. Le maréchal Ney, considérant le silence observé à son égard, la marche du maréchal sur Zamora, et le secret recommandé au général Rouyer, comme les preuves d'une conduite déloyale envers lui, s'abandonna aux plus violents emportements. Il était du reste dans une position des plus difficiles, car à peine le maréchal Soult avait-il pris sur lui de rentrer en Castille, que La Romana étant revenu sur Orense, et pouvant se joindre à Noruña, le séjour devant Vigo devenait des plus dangereux. Ayant vu plusieurs fois ses communications interrompues avec le royaume de Léon et la Vieille-Castille, pendant qu'il était enfoncé sur le littoral, le maréchal Ney devait s'attendre à les voir bien plus gravement compromises, maintenant que les insurgés excités par l'approche des Anglais, par la retraite du maréchal Soult, allaient dominer tout le pays, et, probablement, remonter d'Orense jusqu'à Lugo, pour occuper en force cette position décisive, qui barre complétement la route de la Corogne à Benavente. Si lorsqu'il n'y avait que quelques insurgés épars, il avait fallu toute la division Maurice Mathieu, donnant la main au général Kellermann, pour rouvrir les communications avec Léon et la Vieille-Castille, qu'arriverait-il quand les généraux Noruña et La Romana réunis viendraient s'établir en force à Lugo? Un autre danger pouvait surgir, et celui-là était de nature à faire craindre un nouveau Baylen. Les Anglais, venus jusqu'au Minho, avaient à choisir entre deux partis; ils pouvaient recommencer la campagne du général Moore, et se porter en Vieille-Castille, ou bien retourner au midi du Portugal sur le Tage. S'ils prenaient le premier parti et se portaient en Castille, le maréchal Ney avec 10 ou 12 mille Français contre 20 mille Anglais et 40 ou 50 mille Espagnols, était perdu. Or, l'idée de capituler comme le général Dupont, ou de se sauver en sacrifiant son artillerie comme le maréchal Soult, lui était également insupportable, et il résolut d'évacuer la Galice. Quoique cette détermination fût grave, et dût entraîner de grandes conséquences, elle était motivée, et fondée au surplus sur des instructions souvent renouvelées, car Joseph et Napoléon, blâmant son ardeur à se porter sur les côtes quand ses derrières n'étaient pas suffisamment garantis, lui avaient écrit, qu'avant de se consacrer exclusivement à la soumission du littoral, il devait songer à assurer ses communications avec la Vieille-Castille. Lorsque le maréchal Soult était en Portugal, c'était un devoir de bon camarade de garder Orense et Tuy; mais aujourd'hui que ce maréchal avait évacué le Portugal, il n'y avait plus aucune raison de rester en Galice, exposé à tous les dangers, notamment à celui de se voir enveloppé par les Anglais et les Espagnols réunis.

Le maréchal Ney ne se croyant plus assez fort pour rester en Galice, évacue cette province. Le maréchal Ney, en prenant la résolution d'évacuer la Galice, n'avait de regret que pour la Corogne et le Ferrol. Mais les Espagnols, jaloux de leurs établissements maritimes, n'étaient pas gens à les livrer aux Anglais, et d'ailleurs, pour plus de sûreté, il laissa dans les forts du Ferrol une garnison française bien approvisionnée; puis, faisant marcher devant lui tout son matériel, n'abandonnant ni un blessé ni un malade, il remonta lentement vers Lugo, enlevant, égorgeant jusqu'au dernier tous les postes d'insurgés qui osèrent l'approcher. Parvenu à Lugo, il recueillit les malades du maréchal Soult, et les conduisit avec les siens à Astorga, où il arriva dans les premiers jours de juillet, n'ayant perdu ni un homme ni un canon. Là il s'occupa de réorganiser et de refaire son corps. Au moment où il atteignait Astorga, le maréchal Soult entrait à Zamora.

Profondes irritations existant entre le corps du maréchal Ney et celui du maréchal Soult. L'irritation du maréchal Ney avait passé dans ses soldats, au point que les aides de camp du ministre de la guerre, envoyés sur les lieux, déclarèrent à celui-ci qu'il y aurait péril à laisser les deux corps l'un auprès de l'autre. Les propos les plus outrageants étaient répandus à Astorga contre le maréchal Soult et son armée, qu'on accusait de tous les malheurs de la campagne, car en partant, disait-on, il avait passé à Orense sans détruire La Romana, qu'il avait jeté ainsi sur les derrières du maréchal Ney; et en revenant, tandis qu'on lui tendait la main pour détruire La Romana en commun, il se retirait clandestinement en Castille, laissant encore le maréchal Ney en Galice exposé à tous les dangers. Le maréchal Ney écrivit tant au roi Joseph qu'au maréchal Soult, les lettres les plus blessantes pour ce dernier. Si j'avais voulu, disait-il, me résoudre à sortir de la Galice sans artillerie, j'aurais pu y rester plus longtemps, au risque de m'y voir enfermé; mais je n'ai pas voulu m'exposer à en partir de la sorte, et j'ai fait ma retraite en emmenant mes blessés, mes malades, même ceux de M. le maréchal Soult, restés à ma charge. Il ajoutait à l'égard de ce maréchal, que quels que fussent les ordres de l'Empereur, il était décidé à ne plus servir avec lui.

Ces tristes détails sont indispensables pour faire apprécier comment était conduite la guerre en Espagne, et comment Napoléon, en étendant ses opérations par delà les limites auxquelles sa surveillance pouvait atteindre, les livrait au hasard des événements et des passions, et exposait à périr inutilement des soldats héroïques, qui devaient bientôt manquer à la défense de notre malheureuse patrie. Pendant que le maréchal Ney se trouvait à Astorga, exprimant avec la véhémence de son naturel l'irritation dont il était rempli, exemple que ses soldats ne suivaient que trop, le maréchal Soult, à quelque distance de là, c'est-à-dire à Zamora, paraissait dévoré de chagrin, profondément abattu, et constamment préoccupé. C'est ainsi du moins que les officiers chargés de rendre compte au ministre de la guerre dépeignaient l'état d'esprit des deux maréchaux[16].

Le roi Joseph, en apprenant les échecs essuyés au nord, ajourne les expéditions projetées au midi de la Péninsule. Le roi Joseph, apprenant toujours les nouvelles fort tard, ne sachant l'évacuation du Portugal, l'évacuation de la Galice, la querelle des deux maréchaux, qu'un mois après l'événement, en éprouva le chagrin le plus profond, car il lui était facile de prévoir les conséquences de ce triple malheur. Il ne songea plus dès lors à pousser le maréchal Victor en Andalousie; il le retint au contraire sur le Tage, entre Almaraz et Alcantara, pour faire face à Gregorio de la Cuesta, si celui-ci voulait repasser le Tage, ou aux Anglais, si ces derniers étaient tentés de le remonter de Lisbonne jusqu'en Estrémadure. Les rêves brillants du mois d'avril, inspirés par les victoires de Medellin et de Ciudad-Real, étaient évanouis; il fallait se borner à repousser victorieusement une attaque, si on en essuyait une, et à chercher dans les conséquences de cette attaque heureusement repoussée le moyen de rétablir les affaires gravement compromises. La nouvelle de la bataille d'Essling qu'on recevait dans le moment n'était pas de nature à embellir le tableau fort sombre qu'on se faisait à Madrid de la situation. Toutefois, les trois corps réunis des maréchaux Ney, Mortier et Soult, pouvant présenter plus de 50 mille hommes dès qu'ils seraient reposés, étaient suffisants, si on les conduisait bien, pour jeter à la mer tous les Anglais de la Péninsule. Mais il fallait qu'ils fussent bien conduits, surtout par une seule main, et dans l'état des choses il était impossible d'espérer qu'il en fût ainsi.

Dépêche inattendue de Napoléon, écrite avant la connaissance des événements, laquelle confère au maréchal Soult le commandement réuni des trois corps d'armée du maréchal Soult, du maréchal Ney, du maréchal Mortier. Telle était la situation lorsque survint de Schœnbrunn une dépêche tout à fait imprévue, émanant de Napoléon lui-même, et qui fournissait une nouvelle preuve de ce que pouvait être la direction des opérations militaires imprimée de si loin[17]. Tandis qu'on en était en Espagne à l'évacuation du Portugal et de la Galice, Napoléon à Schœnbrunn en était aux premiers actes de l'entrée du maréchal en Portugal, et de la descente du maréchal Ney sur le littoral de la Galice. De même que Joseph avait vu avec peine les communications des deux maréchaux négligées, et le maréchal Mortier oisif à Logroño, Napoléon, meilleur juge que Joseph, et juge tout-puissant de la marche des choses, avait désapprouvé ce qui se passait, et avait voulu y remédier sur-le-champ. Pour cela il n'avait rien trouvé de mieux que de réunir les trois corps des maréchaux Soult, Ney, Mortier dans une même main. Ne sachant pas encore la position que les événements avaient faite à tous les trois, il avait décerné le commandement en chef au maréchal Soult, par raison d'ancienneté. Aussi écrivit-il la dépêche suivante au ministre de la guerre: «Vous enverrez un officier d'état-major en Espagne avec l'ordre que les corps du duc d'Elchingen, du duc de Trévise et du duc de Dalmatie ne forment qu'une armée, sous le commandement du duc de Dalmatie. Ces trois corps doivent ne manœuvrer qu'ensemble, marcher contre les Anglais, les poursuivre sans relâche, les battre et les jeter dans la mer. Mettant de côté toute considération, je donne le commandement au duc de Dalmatie comme au plus ancien. Ces trois corps doivent former de 50 à 60 mille hommes, et, si cette réunion a lieu promptement, les Anglais seront détruits, et les affaires d'Espagne terminées. Mais il faut se réunir et ne pas marcher par petits paquets; cela est de principe général pour tout pays, mais surtout pour un pays où l'on ne peut pas avoir de communications. Je ne puis désigner le lieu de réunion, parce que je ne connais pas les événements qui se sont passés. Expédiez cet ordre au roi, au duc de Dalmatie et aux deux autres maréchaux par quatre voies différentes.» Quand cette dépêche parvint en Espagne, c'est-à-dire dans les derniers jours de juin, elle y causa une extrême surprise, non pas qu'on désapprouvât la réunion des trois corps en une seule main, mais parce qu'on ne comprenait pas qu'il fût possible de faire servir ensemble les maréchaux Ney, Mortier, Soult, et surtout les deux premiers sous le dernier. Si Napoléon eût été sur les lieux, il eût certainement réglé les choses autrement. Il aurait, comme Joseph le lui écrivit avec beaucoup de sens, laissé le maréchal Soult pour garder le nord de l'Espagne, et fait passer les maréchaux Mortier et Ney sur le Tage, pour y renforcer le maréchal Victor, qui allait avoir besoin de grands moyens contre les forces réunies de l'Espagne et de l'Angleterre. Et si le maréchal Ney, que sa grande situation et son caractère impétueux rendaient peu propre à servir sous un autre chef que l'Empereur lui-même, n'avait pu être employé sous le maréchal Victor, il l'aurait placé dans la Manche afin d'y tenir tête à l'armée espagnole du centre, et il eût réuni sous le maréchal Victor le général Sébastiani et le maréchal Mortier pour combattre les Anglais. La modestie du maréchal Mortier permettait de l'employer partout, n'importe dans quelle position, pourvu qu'il eût des services à rendre. Les trois corps de Mortier, Sébastiani et Victor auraient suffi sans nul doute pour accabler les Anglais. Mais Napoléon était loin, et Joseph n'osait pas ordonner, de crainte de n'être pas obéi. Du reste, grâce à un certain bon sens militaire dont il était doué, et aux sages conseils de son chef d'état-major Jourdan, il eut l'heureuse idée de tirer le maréchal Ney de la fausse position où celui-ci se trouvait, et de l'appeler à Madrid pour lui donner le commandement du corps du général Sébastiani, qui opérait, comme on le sait, dans la province de la Manche. Le maréchal Ney, toujours plus exaspéré, voulut rester à Benavente, ne pouvant se décider à quitter ses soldats qu'il aimait et dont il était aimé, et il y resta dans une attitude telle à l'égard du maréchal Soult, qu'il y avait fort à douter de son obéissance à ce maréchal quand il en recevrait des ordres.

Toutefois, le maréchal Ney connaissait trop bien ses devoirs pour refuser d'obéir au maréchal Soult, en attendant que Napoléon mieux éclairé fît équitablement la part de chacun, et on pouvait de la réunion des trois corps attendre encore des résultats satisfaisants. Mais si leur séparation avait compromis la première moitié de la campagne de 1809, leur réunion, tout aussi fatale à cause du moment où elle était ordonnée, devait en rendre stérile la seconde moitié, et faire que des torrents de sang couleraient inutilement en Espagne, du mois de février au mois d'août de cette année. La suite de ce récit en fournira bientôt la triste preuve.

Situation des armées belligérantes au moment où la réunion des trois maréchaux fut ordonnée. Voici quelle était la situation des troupes belligérantes par suite des derniers événements. L'évacuation de la Galice par les deux maréchaux Soult et Ney avait livré tout le nord de l'Espagne aux insurgés. Sauf les Asturies, où le brave général Bonnet avec quelques mille hommes tenait tête aux montagnards de cette province, la Galice tout entière, les provinces portugaises de Tras-los-Montès, d'Entre Douro et Minho, la lisière de la Vieille-Castille jusqu'à Ciudad-Rodrigo, une partie de l'Estrémadure depuis Ciudad-Rodrigo jusqu'à Alcantara, étaient aux Espagnols, aux Portugais et aux Anglais réunis, sans compter le sud de la Péninsule qui leur appartenait exclusivement. (Voir la carte no 43.) Les Espagnols faisaient de grands efforts pour armer la place de Ciudad-Rodrigo.

Le détachement de Portugais envoyé devant Abrantès par sir Arthur Wellesley s'était rendu à Alcantara, en avait été repoussé par le maréchal Victor, et y était rentré ensuite, ce maréchal n'ayant pas voulu laisser une garnison dans la place de peur de s'affaiblir. Le maréchal Victor s'étant replié sur le Tage depuis la nouvelle des échecs du maréchal Soult et l'arrivée connue d'une forte armée anglaise en Portugal, le général espagnol Gregorio de la Cuesta s'était reporté de la Guadiana sur le Tage, au col de Mirabete, vis-à-vis d'Almaraz. Dans la Manche, le général Vénégas, qui avait remplacé le général Cartojal à la tête de l'armée du centre, s'était avancé sur le corps du général Sébastiani, faisant mine de vouloir l'attaquer. Le roi Joseph était alors sorti de Madrid avec sa garde et une portion de la division Dessoles pour se jeter sur Vénégas; mais celui-ci s'était aussitôt replié sur la Sierra-Morena, après quoi Joseph était rentré dans la capitale, laissant le corps de Sébastiani entre Consuegra et Madridejos (voir la carte no 43), et le corps de Victor sur le Tage même, depuis Tolède jusqu'à Talavera. Ces troupes, qui n'avaient point agi depuis les batailles de Medellin et de Ciudad-Real, qui, en avril, mai, juin, n'avaient exécuté que quelques marches de la Guadiana au Tage, étaient reposées, bien nourries et superbes. Quant à la province d'Aragon, dont il n'a pas été parlé depuis le siége de Saragosse, et à celle de Catalogne, dont il n'a pas été question davantage depuis les batailles de Cardedeu et de Molins-del-Rey, le général Suchet se battait dans la première contre les insurgés de l'Èbre que le siége de Saragosse n'avait pas découragés, le général Saint-Cyr avait commencé dans la seconde les siéges dont il était chargé, obligé pour les couvrir de livrer chaque jour de nouveaux combats.

Tel était le spectacle qu'offrait en ce moment la guerre d'Espagne. Tout allait dépendre de ce que feraient les Anglais. Sir Arthur Wellesley allait-il, comme le général Moore, se porter en Vieille-Castille, pour y menacer la ligne de communication des Français, et les obliger à évacuer le midi de la Péninsule afin de secourir le nord? ou bien allait-il, après avoir dégagé le Portugal, et rejeté le maréchal Soult au delà du Minho, se rabattre sur le Tage (voir la carte no 43), pour arrêter les entreprises que, depuis la bataille de Medellin, on avait à craindre de la part du maréchal Victor? La question, dans l'ignorance des instructions du général anglais, était difficile à résoudre. Cependant, d'après certains indices, le maréchal Victor à Talavera, le maréchal Jourdan à Madrid, l'avaient résolue dans le sens le plus vrai, en admettant comme très-probable le retour de sir Arthur Wellesley vers le Tage. Ils avaient pensé avec raison que sir Arthur Wellesley ne voudrait pas s'enfoncer en Galice, allonger ainsi démesurément sa ligne d'opération, et ouvrir aux Français la route de Lisbonne par Alcantara, que dès lors il aimerait bien mieux revenir sur le Tage, pour marcher avec toutes les forces de l'Espagne sur Madrid. Dans cette vue, Joseph n'avait pas voulu laisser accumuler en Vieille-Castille des forces qui étaient inutiles dans cette province, et en attendant que le maréchal Soult, investi du commandement général des trois corps, fût en mesure de les faire agir ensemble, il avait, de sa propre autorité royale, amené le maréchal Mortier de Valladolid sur Villacastin, au sommet du Guadarrama. Ce maréchal pouvait ainsi être sur le Tage en deux ou trois marches, soit à Tolède, soit à Talavera.

Juillet 1809. Mouvements de sir Arthur Wellesley après l'évacuation du Portugal; il redescend du Douro sur le Tage. L'état-major de Madrid, en opérant de la sorte, avait parfaitement entrevu les intentions du général anglais. Celui-ci, d'après des instructions qui avaient été rédigées sous l'impression des revers du général Moore, avait ordre de ne point se hasarder en Espagne. Il devait exclusivement s'attacher à la défense du Portugal, et borner à cette défense les secours promis aux Espagnols. Il ne devait franchir la frontière portugaise que le moins possible, en cas de nécessité urgente, et de succès infiniment probable. Ses instructions étaient même sous ce rapport tellement étroites, qu'il avait été obligé de les faire modifier pour obtenir un peu plus de liberté de mouvement. Par ce motif, il s'était arrêté sur les bords du Minho, et apprenant que les Français devenaient fort menaçants du côté d'Alcantara, il était descendu à marches forcées du Minho sur le Douro, du Douro sur le Tage, en opposant aux vives réclamations de La Romana qui le demandait à Orense, celles de Gregorio de la Cuesta qui l'appelait à Mérida. Il se trouvait à la mi-juin à Abrantès, se préparant à remonter le Tage, dès qu'il aurait reçu de quoi ravitailler et recruter son armée, laquelle en avait grand besoin après la campagne qu'elle venait d'exécuter sur le Douro. Il se plaignait vivement de manquer d'argent, de matériel, de vêtements, car, malgré sa richesse et ses moyens immenses de transport, le gouvernement anglais, lui aussi, faisait quelquefois attendre à ses soldats ce dont ils avaient besoin. Sir Arthur Wellesley se plaignait surtout de son armée, qu'il accusait en termes fort vifs[18] de ne pas savoir supporter les succès plus que les revers, et qui pillait indignement, disait-il, le pays qu'elle était venue secourir. Elle pillait, ajoutait-il, non pas pour vivre, mais pour amasser de l'argent, car elle revendait aux populations le bétail qu'elle leur avait enlevé. Il l'avait réunie à Abrantès, attendant de Gibraltar deux régiments d'infanterie, un de cavalerie et la brigade Crawfurd tout entière. Projet de sir Arthur Wellesley de remonter le Tage par Abrantès jusqu'à Alcantara. Il espérait ainsi se procurer 26 ou 28 mille hommes, présents sous les armes, pour remonter le Tage jusqu'à Alcantara, où il pensait arriver dans les premiers jours de juillet, et donner la main à Gregorio de la Cuesta, pendant que le général Beresford, chargé d'organiser l'armée portugaise, garderait le nord du Portugal avec les nouvelles levées, et le détachement anglais qu'il avait sous ses ordres.

Plan du maréchal Soult depuis qu'il est investi du commandement des trois corps d'armée. La concentration des forces françaises au milieu de la vallée du Tage, sur le soupçon de l'approche des Anglais dans cette direction, était donc une résolution fort sage de la part de l'état-major de Madrid. Malheureusement la réunion des trois corps dans la main du maréchal Soult allait devenir un obstacle fatal à cette résolution, et tandis qu'on avait eu à regretter qu'ils ne fussent pas réunis trois mois auparavant, on allait regretter amèrement qu'ils le fussent dans le moment actuel. Bien que le commandement déféré au maréchal Soult l'eût été avant la connaissance des événements d'Oporto, et que ce maréchal eût encore à craindre l'effet que les informations envoyées à Schœnbrunn pourraient produire sur l'esprit de Napoléon, il était déjà fort satisfait d'avoir ses rivaux sous ses ordres; et tout enorgueilli du rôle qui lui était assigné, il imagina un vaste plan, peu assorti aux circonstances, dont il fit part au roi Joseph, en lui demandant de donner des ordres pour son exécution immédiate. Ce plan n'ayant pas été exécuté, ne mériterait pas d'être rapporté ici, s'il n'avait été la cause qui empêcha plus tard la réunion des forces françaises sur le champ de bataille où se décida le sort de la campagne. Le voici en peu de mots.

Le maréchal Soult supposait que les Anglais, fatigués de leur expédition sur le Douro et le Minho, allaient s'arrêter, et qu'ils attendraient pour rentrer en action le moment où la moisson étant finie, les Espagnols et les Portugais pourraient se joindre à eux, ce qui plaçait en septembre la reprise des opérations militaires. On avait donc, suivant lui, du temps pour s'y préparer, et comme il était plus spécialement chargé, par la réunion dans ses mains des trois corps d'armée du nord, de rejeter les Anglais hors de la Péninsule, il entendait opérer par la ligne de Ciudad-Rodrigo et d'Almeida sur Coïmbre. C'était, selon son opinion, la véritable route pour pénétrer en Portugal. Dans ce but il fallait entreprendre immédiatement le siége de Ciudad-Rodrigo, puis celui d'Almeida, et employer à s'emparer de ces deux places l'intervalle de repos sur lequel on avait lieu de compter. Il se chargeait de s'en rendre maître avec les 50 ou 60 mille hommes qui allaient se trouver sous ses ordres, et, après cette double conquête, il se proposait d'entrer en Portugal. Mais afin de pouvoir opérer avec sécurité, il lui fallait, disait-il, trois nouvelles concentrations de forces, une formée avec des troupes d'Aragon et de Catalogne (où l'on sait que les généraux Suchet et Saint-Cyr ne se soutenaient que difficilement) pour lui fournir un corps d'observation au nord, une autre formée avec une partie des troupes réunies dans la vallée du Tage (lesquelles y étaient tout à fait indispensables) pour le flanquer vers Alcantara; enfin une troisième formée avec la réserve de Madrid (où il ne restait qu'une bien faible garnison lorsque Joseph en sortait) pour lui servir d'arrière-garde, quand il serait enfoncé en Portugal. Le maréchal Soult demandait, en outre, la réunion d'un parc de siége, et une somme d'argent considérable pour préparer son matériel. Il aurait donc fallu pour prendre une place qui servirait peut-être un jour dans les opérations contre le Portugal, et pour faire face aux Anglais en septembre, dans une province où l'on n'était pas assuré de les rencontrer, leur livrer tout de suite le Tage où ils marchaient, et laisser Madrid, l'Aragon, la Catalogne sans troupes. Objections du roi Joseph au plan du maréchal Soult. Le roi Joseph et le maréchal Jourdan regardant un pareil plan comme inadmissible, répondirent qu'on ne pouvait retirer un homme de l'Aragon, ni de la Catalogne, sans perdre aussitôt ces provinces; que les forces restées dans Madrid suffisaient à peine pour renforcer de temps en temps les corps du général Sébastiani et du maréchal Victor; que la seule présence de ces deux corps sur le Tage flanquait assez le maréchal Soult vers Alcantara; que d'ailleurs les Anglais, au lieu d'ajourner leurs opérations jusqu'au mois de septembre, ne tarderaient pas à se rendre sur le Tage, que c'était là qu'il fallait songer à agir, et non sur la ligne de Ciudad-Rodrigo et d'Almeida; que de l'argent on n'en avait pas, que le roi vivait d'argenterie fondue à la Monnaie, et qu'enfin puisque le maréchal voulait débuter par le siége de Ciudad-Rodrigo, on allait faire de son mieux pour lui procurer un parc de grosse artillerie.

Malgré le roi Joseph, le corps du maréchal Mortier est reporté de Villacastin sur Salamanque, pour concourir aux projets du maréchal Soult. Ce qu'il y eut de plus fâcheux dans ces projets, ce fut l'ordre donné au maréchal Mortier de quitter Villacastin pour Salamanque. Joseph réclama contre cet ordre, jugeant avec raison que le maréchal Mortier transporté à Salamanque (voir la carte no 43) serait attiré dans la sphère d'action d'une armée qui d'après les plans de son chef demeurerait assez long-temps inutile, tandis qu'à Villacastin il pouvait, en attendant que les forces du maréchal Soult fussent prêtes à agir, rendre des services décisifs sur le Tage. Mais le maréchal Soult insistant, il fallut se priver du maréchal Mortier, qui fut ainsi arraché du lieu où sa présence aurait pu, ainsi qu'on le verra bientôt, amener d'immenses résultats.

Les Anglais, démentant les prévisions du maréchal Soult, s'apprêtent à marcher immédiatement par la vallée du Tage. En effet, contrairement aux prévisions du maréchal Soult, ce n'était pas en septembre que les Anglais et les Espagnols devaient reparaître sur le théâtre de la guerre, mais c'était immédiatement, c'est-à-dire dans les premiers jours de juillet, dès que les ressources de tout genre qu'ils attendaient seraient réunies. Sir Arthur Wellesley, comme il fallait s'y attendre, était en contestation avec l'état-major espagnol quant à la manière d'opérer sur le Tage. Gregorio de la Cuesta, ayant toujours la crainte de se trouver seul en présence des Français, voulait absolument que l'armée anglaise vînt le joindre sur la Guadiana, et qu'elle fît ainsi un très-long détour qui l'obligerait à descendre jusqu'à Badajoz pour remonter ensuite jusqu'à Mérida. Sir Arthur Wellesley, croyant encore le maréchal Victor entre le Tage et la Guadiana, voulait suivre un plan beaucoup plus naturel et plus fécond en résultats, c'était de remonter la vallée du Tage par Abrantès, Castello-Branco, Alcantara (voir la carte no 43), de tourner ainsi le maréchal en occupant cette vallée sur ses derrières, et d'arriver peut-être à Madrid avant lui. Pour réussir il suffisait que Gregorio de la Cuesta retînt le maréchal Victor sur la Guadiana par quelque entreprise simulée, et ne craignît pas de s'exposer seul à la rencontre des Français pendant quelques jours. Mais le retour du maréchal Victor de la Guadiana sur le Tage coupa court à toutes ces contestations. Il fut convenu que le général anglais se rendant d'Abrantès à Alcantara par l'ancienne route qu'avait suivie Junot, que le général espagnol se portant de la Guadiana au Tage par Truxillo et Almaraz, feraient leur jonction au bord du Tage entre Alcantara et Talavera, et que cette jonction opérée ils se concerteraient pour donner à leur réunion des suites décisives.

Départ de sir Arthur Wellesley pour l'Estrémadure, et son arrivée à Plasencia le 8 juillet. Conséquemment à cette résolution, sir Arthur Wellesley ayant reçu de Gibraltar quelques troupes qu'il attendait encore, et les ressources en argent et en matériel dont il avait un urgent besoin, partit le 27 juin d'Abrantès, et s'avança par Castello-Branco, Rosmaniñal, Zarza-Major, en Estrémadure. Il était le 3 juillet à Zarza-Major, le 6 à Coria, le 8 à Plasencia. Arrivé en cet endroit, il voulut se concerter avec Gregorio de la Cuesta, et se rendit à son quartier général sur le Tage, au Puerto de Mirabete. Il avait ordre de n'entretenir avec les généraux espagnols que le moins de rapports possible, à cause de leur extrême jactance, de ne communiquer avec les ministres de la junte que par l'ambassadeur d'Angleterre qui était à Séville, en un mot, de ne pas multiplier sans une impérieuse nécessité des relations qui étaient toujours désagréables, et amenaient le plus souvent la désunion. Entrevue de sir Arthur Wellesley avec don Gregorio de la Cuesta, pour concerter un plan commun d'opération. En voyant l'orgueilleux et intraitable Gregorio de la Cuesta il put apprécier la sagesse des instructions de son gouvernement. Don Gregorio de la Cuesta, dominant pour quelques heures la mobilité de la révolution espagnole, se conduisait en ce moment comme un maître, et traitait avec une singulière arrogance la junte insurrectionnelle, que tout le monde du reste voulait alors remplacer par les cortès. On disait même qu'il allait devancer le vœu public en renvoyant la junte, et en créant un gouvernement de sa façon. Sa morgue envers ses alliés était proportionnée à ce rôle supposé. Il fallut bien des débats pour arrêter avec un tel personnage un plan d'opération tant soit peu raisonnable. Celui qui se présentait au premier aperçu, et sur lequel il était impossible de ne pas se trouver d'accord, c'était de réunir entre Almaraz et Talavera, ou entre Talavera et Tolède, les trois généraux, Wellesley, la Cuesta et Vénégas, pour marcher tous ensemble sur Madrid. Forces des Anglais et des Espagnols. On évaluait les forces de Vénégas dans la Manche à 18 mille hommes, celles de la Cuesta à 36, celles de sir Arthur Wellesley à 26 mille, en écartant toute exagération. C'était une force imposante, et qui eût été accablante pour les Français, si elle n'avait été composée pour plus des deux tiers de troupes espagnoles. D'accord sur la jonction, il s'agissait de savoir comment on l'exécuterait. D'après l'avis fort bien motivé de sir Arthur Wellesley, on convint que vers le 20 ou le 22 juillet, Vénégas ferait une forte démonstration sur Madrid, en essayant de passer le Tage aux environs d'Aranjuez (voir la carte no 43); que les Français attirés alors sur le cours supérieur du Tage, on en profiterait pour réunir l'armée anglaise à la principale armée espagnole, celle de Gregorio de la Cuesta; que cette première jonction opérée on remonterait le Tage en marchant sur ses deux rives, et qu'on irait ensuite donner la main à Vénégas aux environs de Tolède. Un point devint le sujet de grandes difficultés. Il fallait, pendant qu'on agirait sur le Tage, se garder du côté de la Vieille-Castille, d'où pouvait déboucher le maréchal Soult. Le brave général Franceschi, enlevé par un guerrillas fameux, le Capuchino, et horriblement maltraité par ce bandit, avait fourni au général anglais la preuve certaine de l'arrivée du maréchal Soult à Zamora. Mais sir Arthur Wellesley croyait le maréchal Soult occupé pour long-temps à se refaire, et il ignorait la réunion de forces opérée en ses mains. Il pensait donc qu'en gardant les deux cols par lesquels on débouche de la Vieille-Castille dans l'Estrémadure, ceux de Peralès et de Baños, on serait à l'abri de tout danger de ce côté. Il se chargeait bien de faire garder le col de Peralès, placé le plus près du Portugal, par des détachements de Beresford; mais celui de Baños, placé plus près de la Cuesta, lui semblait devoir être défendu par les troupes espagnoles. Il avait, pour en agir ainsi, une excellente raison, c'était de ne pas disperser les troupes anglaises, les seules sur lesquelles on pût compter un jour de bataille, et de consacrer aux usages accessoires les Espagnols, dont le nombre importait peu dans une rencontre décisive, où ils étaient plus embarrassants qu'utiles. Après de vives contestations on se mit d'accord, en envoyant sous le général Wilson quelques mille Espagnols, quelques mille Portugais, avec un millier d'Anglais, le long des montagnes qui séparent l'Estrémadure de la Castille, afin de flanquer les armées combinées. On disputa ensuite sur les vivres et les transports que les Espagnols avaient promis de fournir aux Anglais, moyennant qu'on les leur payât, et qu'ils ne leur fournissaient même pas contre argent. Les choses furent poussées à ce point que sir Arthur Wellesley voyant les Espagnols bien pourvus, et ses soldats condamnés à toutes les privations, menaça de se retirer si on n'était pas plus exact à lui procurer ce dont il manquait, à quoi les Espagnols répondirent que les Anglais n'en avaient jamais assez, qu'ils ne savaient que se plaindre, que là où ils se trouvaient dans la misère, eux, Espagnols, se regardaient comme dans l'abondance: contradiction qui s'expliquait facilement par la différence de leurs mœurs et de leur manière de Vivre.

Ces arrangements conclus tant bien que mal, sir Arthur Wellesley retourna le 13 juillet à Plasencia. Après avoir donné à la réunion de quelques détachements qui étaient encore en arrière le temps nécessaire, il marcha sur le Tietar, qu'il franchit sans difficulté le 18 juillet. Il se porta sur Oropesa, se réunit par les ponts d'Almaraz et de l'Arzobispo avec Gregorio de la Cuesta, et rejeta les arrière-gardes du corps de Victor sur Talavera, où il entra le 22 juillet. Jonction des Anglais et des Espagnols aux environs de Talavera. Sir Arthur Wellesley aurait voulu attaquer les Français tout de suite, sachant qu'ils n'étaient pas encore concentrés, et se flattant d'accabler, avec l'armée combinée qui était de plus de soixante mille hommes (26 mille Anglais et 36 mille Espagnols), les 22 mille Français du maréchal Victor. Mais Gregorio de la Cuesta déclara qu'il n'était pas prêt, et on laissa le corps de Victor se retirer tranquillement derrière l'Alberche, petit cours d'eau qui descend des montagnes, et se jette d'ans le Tage un peu au delà de Talavera.

Les Français, avertis des mouvements de sir Arthur Wellesley, se concentrent pour combattre les Anglais et les Espagnols réunis. C'est à ce moment que les Français apprirent enfin d'une manière précise la marche des généraux coalisés, et la réunion, par les débouchés d'Almaraz et de l'Arzobispo, des armées anglaises et espagnoles. Depuis une quinzaine de jours ils avaient eu avis du mouvement de sir Arthur Wellesley vers Abrantès et Alcantara, mais il leur restait des doutes sur sa direction ultérieure, sur sa jonction future avec les Espagnols, sur son plan de campagne. Ce plan était aujourd'hui évident, et dès le 20 et le 21 juillet, le maréchal Victor le fit connaître à Madrid. Ne sachant pas s'il serait appuyé, il avait repassé l'Alberche, et il était résolu à rétrograder plus loin encore, jusqu'à un autre petit cours d'eau qui se précipite dans le Tage des hauteurs du Guadarrama, dont il porte le nom.

Joseph, averti le 22 et éclairé par les conseils du maréchal Jourdan, prit sur-le-champ son parti, et se décida à porter toutes ses forces au-devant de l'armée combinée. Il ne pouvait mieux faire assurément. Il avait à sa disposition le corps du général Sébastiani (4e corps), qui, en détachant 3 mille hommes pour la garde de Tolède, conservait encore 17 ou 18 mille soldats excellents. Forces dont pouvaient disposer les Français pour marcher sur Talavera. Il avait celui du maréchal Victor, qui, toute défalcation faite, en comptait 22 mille tout aussi bons. Il pouvait tirer de Madrid une brigade de la division Dessoles, sa garde, un peu de cavalerie légère, formant une réserve de 5 mille hommes et de 14 bouches à feu, ce qui présentait un total de 45 mille hommes de la meilleure qualité. Dans la main d'un général habile, une pareille force aurait été plus que suffisante pour accabler l'armée combinée, qui était de 66 à 68 mille hommes, en y comprenant le détachement du général Wilson placé dans les montagnes, mais dont 26 mille seulement étaient de vrais soldats. Il n'y aurait même eu aucun doute sur le résultat, quel que fût le général qui commandât nos troupes, si le maréchal Mortier, laissé à Villacastin, avait pu être porté en deux marches à Tolède. Un renfort de 18 à 20 mille vieux soldats aurait donné à l'armée française une telle supériorité que l'armée anglo-espagnole n'aurait pu résister. Ce précieux avantage avait malheureusement été sacrifié à l'idée de fondre les trois corps du nord en un seul, idée conçue par Napoléon, à six cents lieues du théâtre de la guerre, et à trois mois du moment où les événements devaient s'accomplir. Néanmoins il était encore possible de réparer l'inconvénient de cette réunion intempestive, en ordonnant au maréchal Soult de marcher de Salamanque sur Avila, pour descendre entre Madrid et Talavera (voir la carte no 43), et s'il n'y avait pas moyen de réunir ces trois corps immédiatement, d'acheminer celui des trois qui serait prêt le premier, sauf à faire rejoindre plus tard le second, puis le troisième. N'arrivât-il que celui du maréchal Mortier, qui était prêt depuis long-temps, il suffisait pour assurer à Joseph une supériorité décisive. Mouvement ordonné par Joseph au maréchal Soult. Joseph et le maréchal Jourdan conçurent en effet cette idée, mais estimant qu'amener les forces du maréchal Soult vers Madrid entraînerait une perte de temps considérable, qu'en le faisant déboucher directement de Salamanque sur Plasencia il pourrait être le 30 ou le 31 juillet sur les derrières des Anglais, ils aimèrent mieux lui donner ce dernier ordre que celui de déboucher par Avila entre Talavera et Madrid. Il y avait à cela l'inconvénient de se présenter à l'ennemi en deux masses, l'une descendant le Tage de Tolède à Talavera, l'autre le remontant d'Almaraz à Talavera, et d'offrir à sir Arthur Wellesley qui serait placé entre elles la possibilité de les battre l'une après l'autre, comme avait fait tant de fois le général Bonaparte autour de Vérone. Mais sir Arthur Wellesley, quoique un excellent capitaine, n'était pas le général Bonaparte, et ses soldats surtout ne marchaient pas comme les soldats français. Il n'avait que 26 mille Anglais, et il ne pouvait pas avec un pareil nombre battre tour à tour les 45 mille hommes de Joseph, et les 50 mille que devait amener le maréchal Soult. Si ce dernier recevant le 24 juillet l'ordre envoyé le 22, se mettait en route le 26, ce qui était possible, il pouvait être le 30 juillet à Plasencia, et l'armée anglaise prise en queue, tandis qu'on la pousserait en tête, devait succomber. Le maréchal Soult ne pût-il pas réunir le corps du maréchal Ney, placé près de Benavente, il suffisait qu'il marchât avec son corps, lequel devait être aujourd'hui de 20 mille hommes, avec celui du maréchal Mortier qui était de 18, pour accabler sir Arthur Wellesley qui n'en avait que 26 mille, et qui probablement serait ou déjà vaincu, ou du moins forcé à battre en retraite et séparé des Espagnols, lorsque la rencontre aurait lieu. Le roi Joseph envoya au maréchal Soult le général Foy avec les instructions que nous venons de rapporter, et la prière la plus instante de se mettre sur-le-champ en route. Du reste le général Foy, qui arrivait du camp du maréchal Soult, affirma itérativement que ce dernier pourrait être où on le désirait, et à l'époque indiquée[19]. Joseph marche sur Talavera avec Sébastiani, Victor, et une partie de la réserve de Madrid. Joseph ordonna ensuite au général Sébastiani de se porter par Tolède sur Talavera, au secours du maréchal Victor (voir la carte no 43), et partit, dans la nuit du 22 au 23, avec sa réserve de 5 mille hommes pour le même point de ralliement. Il laissa le général Belliard dans Madrid avec la seconde brigade de Dessoles, une foule de malades et de convalescents, qui pouvaient tous au besoin se jeter dans le Retiro, et s'y défendre plusieurs semaines. Un régiment de dragons dut parcourir les bords du Tage au-dessus et au-dessous d'Aranjuez, pour donner avis de la première apparition de Vénégas. Les trois mille hommes détachés du corps de Sébastiani furent chargés de garder Tolède, de manière que depuis les sources du Tage jusqu'à Talavera, les précautions étaient prises sur la gauche de l'armée française pour ralentir la marche de Vénégas, pendant qu'on ferait face à don Gregorio de la Cuesta et à sir Arthur Wellesley. Ces dispositions, qui révélaient les conseils d'un militaire expérimenté (c'était le maréchal Jourdan), et faisaient honneur au jugement du roi Joseph qui les avait adoptées, devaient, si elles étaient bien exécutées, amener la destruction totale des Anglais, car ils allaient être assaillis par 45 mille hommes en tête et par 38 mille en queue, dans la supposition la moins favorable: que pouvaient faire 66 mille hommes, parmi lesquels il n'y avait qu'un tiers de véritables soldats, contre une telle masse de forces?

Joseph, parti de Madrid dans la nuit du 22 au 23 juillet, marcha sur Illescas, et le 25 parvint à Vargas, un peu en arrière du petit cours d'eau du Guadarrama, sur lequel le maréchal Victor s'était replié pour opérer sa jonction avec le général Sébastiani. Ce même jour 25, les trois masses, celles de Victor, de Sébastiani, de Joseph (Victor, 22,542; Sébastiani, 17,690; Joseph, 5,077), furent réunies à Vargas, un peu au delà de Tolède. Si on n'avait pas autant compté sur la prompte arrivée du maréchal Soult à Plasencia, il eût été plus prudent de ne pas trop s'avancer, de se tenir à portée de couvrir Madrid contre une tentative de Vénégas, et de choisir en même temps une bonne position défensive pour amener les Anglais au genre de guerre qu'ils savaient le moins faire, à la guerre offensive. On aurait donné ainsi au maréchal Soult le temps de se préparer, et de paraître sur le théâtre des événements. Mais espérant trop facilement la prochaine apparition de celui-ci à Plasencia, ne tenant pas assez compte des retards imprévus qui souvent à la guerre déjouent les calculs les plus justes, on n'hésita pas à éloigner les coalisés de Madrid, en marchant droit à eux, et en les poussant sur Oropesa et Plasencia, où l'on croyait qu'ils trouveraient leur perte. On résolut donc de se porter le lendemain en avant, et de reprendre une offensive énergique. Les nouvelles du maréchal Soult étaient excellentes. Désabusé enfin sur l'époque de l'entrée en action des Anglais, et renonçant à ses premiers plans, il avait écrit à la date du 24 que le corps du maréchal Mortier et le sien pourraient partir de Salamanque le 26, ce qui devait, même en laissant en arrière le maréchal Ney, amener une masse de forces suffisantes sur les derrières des Anglais du 30 au 31. D'après une telle nouvelle, on hésita encore moins à marcher en avant, et à pousser les coalisés sur l'abîme supposé de Plasencia.

Première rencontre entre Torrijos et Alcabon, et déroute des Espagnols. Don Gregorio de la Cuesta, qui le 23 n'avait pas été prêt pour attaquer le maréchal Victor alors isolé, s'était fort animé en voyant les Français battre en retraite, et avait passé l'Alberche derrière eux, les poursuivant vivement, et écrivant à son allié Wellesley qu'on ne pouvait joindre ces misérables Français, tant ils fuyaient vite. Ayant marché le 24 et le 25 sur Alcabon et Cebolla, il les trouva le 26 à Torrijos, résolus cette fois à se laisser joindre comme il en avait exprimé le désir, et comme ne le souhaitait pas sir Arthur Wellesley, qui ne cessait de lui répéter qu'en marchant ainsi il allait se faire battre. On va voir combien était grand le bon sens du général anglais.

La cavalerie légère de Merlin, appartenant au corps du général Sébastiani, marchait avec les dragons de Latour-Maubourg à l'avant-garde. Don Gregorio de la Cuesta, qui regrettait si fort la fuite précipitée des Français, s'arrêta court en les voyant prêts à résister, et se hâta de rétrograder pour chercher appui auprès des Anglais. Entre Torrijos et Alcabon il avait à passer un défilé, et, pour se couvrir pendant le passage, il présenta en bataille 4 mille hommes d'infanterie, et 2 mille chevaux sous le général Zayas. Le général Latour-Maubourg, qui commandait en chef les troupes de l'avant-garde, après avoir débouché d'un champ d'oliviers, déploya ses escadrons en ligne parallèle à l'ennemi. Les Espagnols tinrent d'abord en ne voyant devant eux que des troupes à cheval; mais dès qu'ils aperçurent la tête de l'infanterie, ils commencèrent à se replier en toute hâte, et se jetèrent dans Alcabon. Le général Beaumont s'élança alors sur eux avec le 2e de hussards et un escadron du 5e de chasseurs. Le général Zayas essaya de lui opposer les dragons de Villaviciosa; mais nos hussards et nos chasseurs chargèrent ces dragons en tout sens, les enveloppèrent et les sabrèrent. À peine s'en sauva-t-il quelques-uns. Après cet acte de vigueur, on se précipita sur l'arrière-garde, qui s'enfuit pêle-mêle avec le corps de bataille. Si, dans le moment, le 1er corps (celui du maréchal Victor) avait été en mesure de donner, l'armée espagnole tout entière aurait été mise en déroute. Mais les troupes étaient fatiguées par la chaleur, le terrain présentait de nombreux obstacles, et le maréchal Victor ne voulut pas risquer une nouvelle action, bien que l'état-major de Joseph l'en pressât vivement[20].

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