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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Dispositions de Napoléon à recommencer la guerre. Cette controverse l'avait entièrement changé, et bien qu'il ne considérât point les quelques lieues de territoire, les quelques milliers de sujets qu'on se disputait, comme valant une nouvelle guerre, l'idée de tous les mauvais vouloirs qu'il apercevait dans la cour d'Autriche lui revenait vivement à l'esprit, et la résolution de détruire cette puissance renaissait peu à peu. Il donna en effet des ordres formels pour une reprise d'hostilités. Son armée s'était accrue chaque jour depuis l'ouverture des négociations. Son infanterie était complétée, reposée, et aussi belle que jamais. Toute sa cavalerie était remontée. Il avait 500 pièces de canon attelées, et 300 autres bien servies sur les murs des places autrichiennes qu'il occupait. Il avait renforcé le corps de Junot en Saxe, et voulait le joindre à Masséna et Lefebvre en Bohême, ce qui devait composer une masse de quatre-vingt mille hommes dans cette province. Il se proposait, avec les corps de Davout, d'Oudinot, largement recrutés, avec la garde actuellement forte de vingt mille hommes, avec l'armée d'Italie, le tout formant une masse d'environ cent cinquante mille hommes, de déboucher par Presbourg, où il avait exécuté de grands travaux, d'entrer en Hongrie, et d'y porter les derniers coups à la maison d'Autriche. Il avait employé les matériaux de l'île de Lobau à créer quatre équipages de pont, pour franchir tous les cours d'eau que les Autrichiens voudraient laisser entre eux et lui. Il avait achevé de mettre en état de défense Passau, Lintz, Mölck, Krems, Vienne, Brünn, Raab, Grätz et Klagenfurth, et il avait ainsi au centre même de la monarchie une base formidable. Puis, bien que les Anglais n'eussent plus qu'une garnison à Walcheren, il avait ordonné d'achever l'organisation de l'armée des Flandres, en réunissant en divisions les demi-brigades qu'on y avait rassemblées, en complétant l'attelage de l'artillerie, et en réduisant les gardes nationales aux hommes disposés à servir. Enfin il avait pris un décret pour lever sur les anciennes conscriptions (ressource récente qu'il s'était ouverte) une dernière contribution de 36 mille hommes, qui devaient être versés dans les quatrièmes bataillons envoyés en France. Ces 36 mille conscrits, âgés de 21 à 25 ans, allaient lui procurer une bonne réserve si la guerre continuait, ou, si la paix était signée, contribuer à recruter l'armée d'Espagne. Aussi ordonna-t-il à l'archichancelier Cambacérès de présenter immédiatement ce décret au Sénat, pour qu'il fût voté avant la fin des négociations.

À la tête de cette force imposante, il attendit la réponse de Dotis, aussi enclin à la guerre qu'à la paix, par suite des mauvaises dispositions qu'il avait cru apercevoir dans la cour d'Autriche. Dans la prévision même de la reprise des hostilités, il alla visiter, soit du côté de la Hongrie, soit du côté de la Styrie, des positions qu'il n'avait point encore vues, et qu'il tenait à connaître de ses yeux, au cas où il aurait des opérations ultérieures à diriger dans ces contrées.

Translation des négociations d'Altenbourg à Vienne. À cette nouvelle apparition de M. de Bubna à Dotis, il fallait prendre son parti, et se décider pour la guerre, ou pour des sacrifices conformes aux exigences de Napoléon. L'irritation qu'on avait remarquée en lui, et qu'il avait déversée assez injustement sur la légation d'Altenbourg, qui, après tout, voulait la paix, bien qu'elle eût fort décrié les concessions obtenues par M. de Bubna, ne permettait guère de laisser dans les mains de MM. de Metternich et de Nugent la suite des négociations. On imagina d'adjoindre à M. de Bubna le prince Jean de Liechtenstein, brave militaire, de peu de tête, mais de beaucoup de cœur, et ayant su plaire à Napoléon par son humeur guerrière et franche. On les envoya donc tous deux à Schœnbrunn par Altenbourg, avec pouvoir de consentir aux principales bases posées par Napoléon, mais en leur recommandant de se défendre beaucoup sur les sacrifices exigés du côté de la Haute-Autriche, sur les contributions de guerre dont on prévoyait la demande, enfin sur tous les détails du traité, de manière à le rendre le moins désavantageux possible.

MM. de Bubna et Jean de Liechtenstein, chargés d'aller à Schœnbrunn s'entendre définitivement avec Napoléon sur les conditions de la paix. Cette légation toute militaire réduisant à une véritable nullité la légation laissée à Altenbourg, M. de Metternich ne voulut point prolonger son séjour dans un lieu où les plénipotentiaires ne serviraient qu'à dissimuler la négociation réelle qui se passerait à Vienne, et il retourna à Dotis peu satisfait du rôle que M. de Stadion ou l'empereur lui avaient fait jouer dans cette circonstance. Il devait en être bientôt dédommagé en prenant, pour la garder quarante ans, la direction des affaires de l'Autriche. Du reste il prévoyait que les militaires, excellents pour résister sur un champ de bataille mais très-malhabiles sur le terrain d'une négociation, seraient bientôt vaincus par Napoléon; et en conséquence il les avertit de bien se tenir sur leurs gardes, mais il réussit de la sorte plutôt à les effrayer du rôle qui les attendait, qu'à les prémunir contre l'ascendant de Napoléon. D'ailleurs, il valait beaucoup mieux pour lui que les militaires qui avaient eu la gloire de figurer à Essling et à Wagram (et c'en était une, qu'on eût été vaincu ou vainqueur dans ces journées) portassent seuls la responsabilité des cruels sacrifices qu'on allait être contraint de faire, même après s'être vaillamment battu. Aussi voyant M. de Liechtenstein effrayé de ses avis hésiter presque à partir, M. de Metternich l'encouragea-t-il vivement à persister, et à se rendre à Schœnbrunn.

Accueil que reçoivent à Schœnbrunn MM. de Bubna et Jean de Liechtenstein. MM. de Liechtenstein et de Bubna, arrivés le 27 septembre à Schœnbrunn, furent parfaitement accueillis par Napoléon, et comblés de toutes sortes de soins. Déjà M. de Liechtenstein, sans avoir rien demandé, avait obtenu de Napoléon les témoignages les plus flatteurs. Ordre avait été donné de ménager ses possessions autour de Vienne, et de ne pas loger un soldat dans ses châteaux. Les deux plénipotentiaires laissèrent apercevoir à Napoléon qu'ils étaient autorisés à accepter ses principales conditions, sauf certains détails sur lesquels ils avaient mission de résister. Aussi voyant qu'il était maître d'eux, et qu'il allait en finir, au prix de quelques milles carrés, de quelques mille habitants, et de quelques millions, il voulut s'épargner des dépenses inutiles, et il prescrivit au ministre de la guerre de suspendre tous les mouvements de troupes vers l'Autriche, qui avaient recommencé depuis que l'expédition de Walcheren ne donnait plus d'inquiétude[31].

Napoléon de met d'accord avec MM. de Bubna et Jean de Liechtenstein, sur les principales questions de territoire. Le 30, après avoir conduit les négociateurs au spectacle et les avoir comblés de prévenances, il les obligea à se renfermer dans son cabinet, et arrêta avec eux les principales bases du traité. Du côté de l'Italie on était d'accord: c'était le cercle de Villach sans celui de Klagenfurth, ce qui nous ouvrait toujours les Alpes Noriques; c'était Laybach et la rive droite de la Save jusqu'à la Bosnie. (Voir la carte no 31.) Du côté de la Bavière, Napoléon avait d'abord voulu l'Ens, puis la Traun pour limite: il renonça encore de ce côté à quelques portions de territoire, et à quelques milliers de sujets, pour faciliter la négociation. Il consentit à une ligne prise entre Passau et Lintz, partant du Danube aux environs d'Efferding, laissant par conséquent un territoire autour de Lintz, venant tomber à Schwanstadt, abandonnant vers ce point le territoire de Gmünd, et se rattachant enfin par le lac de Kammer-Sée au pays de Salzbourg, qu'on cédait à la Bavière. Du côté de la Bohême il se contenta de quelques enclaves que l'Autriche avait en Saxe aux portes de Dresde, et ne comprenant pas 50 mille âmes de population. En somme, à la place de 1,600 mille sujets en Italie et en Autriche qu'il avait demandés en dernier lieu, Napoléon n'en exigeait plus que 14 ou 1500 mille.

Difficultés à l'égard de la Gallicie. En Gallicie, la question était plus difficile, parce qu'elle était plus nouvelle, Napoléon ayant différé de s'expliquer au sujet de cette contrée à cause de la Russie. La Gallicie se composait de l'ancienne Gallicie, que l'Autriche avait obtenue lors du premier partage des provinces polonaises, laquelle bordait tout le nord de la Hongrie, et de la nouvelle Gallicie obtenue lors du dernier partage, laquelle descendait par les deux rives de la Vistule jusqu'aux portes de Varsovie. Celle-ci comprenait d'un côté les pays entre le Bug et la Vistule, de l'autre les pays entre la Vistule et la Pilica. (Voir la carte no 27.) Napoléon avait voulu qu'on lui cédât, d'une part toute cette nouvelle Gallicie pour arrondir le grand-duché de Varsovie, plus deux cercles autour de Cracovie pour composer un territoire à cette antique métropole, et d'autre part trois cercles, ceux de Solkiew, de Lemberg et de Zloczow, vers la partie orientale, pour en faire à la Russie un don qui la consolât de voir agrandir le grand-duché de Varsovie. C'était un sacrifice de 2,400,000 sujets, sur 4,800,000 dont se composaient les deux Gallicies réunies. Sur ce point encore Napoléon abandonna 4 à 500 mille âmes de population pour faciliter la négociation. Arrangement des difficultés relatives à la Gallicie. Il n'exigea plus que la Gallicie nouvelle de la Vistule à la Pilica à gauche, de la Vistule au Bug à droite, plus le cercle de Zamosc, avec un moindre arrondissement autour de Cracovie, mais avec un territoire qui assurait aux Polonais les mines de sel de Wieliczka. Enfin il renonça au cercle de Lemberg, et se contenta pour la Russie des cercles de Solkiew et de Zloczow, ce qui réduisait le total de ses prétentions en Gallicie à environ 1,900 mille âmes.

Octob. 1809. Sur ces bases on fut à peu près d'accord. Mais deux points restaient à régler, deux points d'une grande importance, l'un la réduction de l'armée autrichienne, l'autre la contribution de guerre par laquelle Napoléon voulait s'indemniser de ses dépenses. Dernière question au sujet des contributions de guerre, et de l'effectif dans lequel Napoléon veut enfermer l'armée autrichienne. La Prusse par traité secret s'était obligée à n'avoir pas plus de 40 mille hommes sous les armes, et à payer une énorme contribution. Napoléon voulait de même contraindre l'Autriche, non pas à réduire son effectif à 40 mille hommes, mais à diminuer beaucoup son armée, et à payer une partie des frais de la guerre. On n'avait parlé de ces objets que de vive voix, et on n'avait rien écrit, tant l'honneur et l'intérêt financier de l'Autriche se trouvaient engagés dans un tel débat. Napoléon entendait qu'à l'avenir l'Autriche se réduisît à 150 mille hommes, et qu'elle comptât 100 millions, pour solde des deux cents millions de contributions de guerre dont il n'avait encore perçu qu'une cinquantaine. Les deux négociateurs consentaient bien à ramener l'armée autrichienne à 150 mille hommes, les finances de l'Autriche ne lui permettant guère d'en entretenir davantage, mais il leur fallait une limite de temps, sans quoi une telle contrainte serait devenue une vassalité intolérable. Pour donner à cette condition un sens moins humiliant, il fut convenu que l'Autriche ne serait tenue à se renfermer dans cet effectif que pendant la durée de la guerre maritime, afin d'ôter à l'Angleterre tout allié sur le continent. Enfin Napoléon, en consentant à évacuer sur-le-champ les pays conquis, et à laisser une partie des contributions inacquittées, demandait cent millions sous un bref délai. Sur ce point les deux négociateurs autrichiens n'avaient pas de latitude, et après une longue soirée employée à discuter on se quitta sans avoir pu se mettre d'accord. Il fut convenu que les jours suivants M. de Bubna se rendrait à Dotis, pour aplanir les dernières difficultés.

Napoléon s'éloigne pour quelques jours en laissant un ultimatum absolu. Bien qu'on eût espéré d'abord finir en trois ou quatre jours, on passa jusqu'au 6 octobre à disputer, la carte à la main, sur certains contours de territoire, sur quelques milliers de sujets à prendre ou à laisser çà et là, et principalement sur les millions demandés par Napoléon. La contribution faisait surtout l'objet d'une difficulté qui paraissait insoluble. Le 6 octobre, Napoléon commençant de nouveau à perdre patience, laissa à M. de Champagny un ultimatum formel, et qui ne permettait plus de tergiversations. La saison était belle encore, et il y avait certaines positions de la Styrie qu'il désirait revoir, par cet instinct qui le portait à étudier de ses yeux les lieux où la guerre pouvait l'appeler un jour. Il résolut d'aller les visiter, entendant bien à son retour à Vienne trouver la paix ou la guerre décidée, mais l'une ou l'autre d'une manière positive qui n'admît plus de doute. Cette fois néanmoins il voulait plutôt intimider que rompre, car pour les différences qui le séparaient des Autrichiens il n'aurait certainement pas recommencé la guerre, quoique la contribution lui tînt fort à cœur, ses finances ayant grand besoin d'un secours étranger et immédiat.

Les deux négociateurs autrichiens eurent recours à Dotis, et dans ce dernier moment on hésita beaucoup autour de l'empereur François avant de se résigner à de tels sacrifices. Perdre en Italie la frontière des Alpes, en Autriche celle de l'Inn, agrandir par l'abandon de la Gallicie le grand-duché de Varsovie, ce germe d'une nouvelle Pologne, perdre ainsi 3,500,000 sujets, payer cent millions, outre cinquante déjà soldés, subir enfin l'humiliation d'une limite imposée à l'effectif de l'armée autrichienne, était une cruelle punition de la dernière guerre. On se consulta pour savoir s'il n'y aurait pas quelque nouvelle bataille d'Essling à espérer, et surtout quelque secours à attendre de l'une des puissances de l'Europe. Mais d'une part les militaires étaient tous d'accord sur l'impossibilité de résister; de l'autre les renseignements les plus fâcheux parvenaient de toutes les parties de l'Europe. L'Espagne, malgré les vanteries de ses généraux, était vaincue du moins pour le moment. Il n'y avait qu'à s'en rapporter aux lettres de sir Arthur Wellesley pour en être persuadé. L'Angleterre venait de perdre à Walcheren la moitié de sa meilleure armée, et cette expédition était devenue chez elle une vraie pomme de discorde jetée à tous les partis. La Prusse était tremblante à l'occasion de l'imprudence commise par le major Schill. La Russie seule était debout, et visiblement peu satisfaite du rôle assez brillant joué par les Polonais dans cette guerre, et de l'agrandissement que leur conduite devait leur valoir. Mais engagée dans les liens de l'alliance française, ne pouvant pas donner encore une fois, comme à Tilsit, l'exemple d'un revirement politique opéré en vingt-quatre heures, ayant gagné la Finlande à cette alliance, en espérant la Moldavie et la Valachie, elle ne voulait pas se détacher de Napoléon pour passer à l'empereur François; et comme une continuation de la guerre ne pouvait que la placer dans le plus extrême embarras, puisqu'il lui faudrait, à la reprise des hostilités, ou rompre avec les Français, ou marcher avec eux, elle venait de s'expliquer d'une manière catégorique à Dotis, et de déclarer qu'en cas de prolongation de guerre elle agirait résolûment avec Napoléon. Une déclaration formelle de la Russie à l'Autriche, décide celle-ci à signer la paix. Elle s'était exprimée ainsi pour faire cesser avec plus de certitude la guerre entre la France et l'Autriche. Elle y réussit en effet, car l'empereur François, accablé par cet ensemble de circonstances, céda enfin, en autorisant MM. de Liechtenstein et de Bubna à consentir aux sacrifices exigés, sauf toutefois le chiffre de l'indemnité réclamée, sur lequel les deux négociateurs eurent ordre d'insister encore, afin d'obtenir une nouvelle réduction. C'est tout au plus s'ils étaient autorisés à souscrire à 50 millions, au lieu de 400 que demandait Napoléon.

Le 10 octobre ils s'abouchèrent avec M. de Champagny, et se montrèrent fort affligés des exigences de Napoléon à l'égard de la contribution de guerre, les seules auxquelles il leur fût interdit de satisfaire, à cause du déplorable état des finances autrichiennes. On ne se dit rien de part ni d'autre qui pût avoir la signification d'une rupture, et on employa les trois jours suivants à manier et remanier les articles du traité. Le 13 au soir Napoléon usa de tout son ascendant sur MM. de Bubna et de Liechtenstein, et les amena à une contribution de guerre de 85 millions, sans compter ce qui était déjà perçu sur celle de 200 millions frappée le lendemain de la bataille de Wagram. Le prince Jean de Liechtenstein, entraîné par Napoléon, dépasse ses instructions, et la paix est signée à Vienne le 14 octobre. Le prince Jean, le plus grand personnage de la cour d'Autriche, prit sur lui de sortir de ses instructions pour sauver à son pays le désastre d'une nouvelle campagne. Sa bravoure héroïque l'autorisait d'ailleurs suffisamment à pencher ouvertement pour la paix. Napoléon pour le décider lui répéta que ce traité n'était qu'un projet soumis à la ratification de son souverain, et qu'il restait à celui-ci la ressource de ne pas ratifier dans le cas où les conditions ne conviendraient pas. Conditions de la paix de Vienne. Enfin, le 14 octobre au matin, M. de Liechtenstein signa avec M. de Champagny le traité de paix, qualifié traité de Vienne, le quatrième depuis 1792, et destiné, pour notre malheur, à ne pas durer plus long-temps que les autres. La paix était commune à tous les alliés de la France. L'Autriche cédait tout ce que l'on a précédemment énoncé: en Italie, le cercle de Villach, la Carniole, la rive droite de la Save jusqu'à la frontière turque; en Bavière, l'Innviertel, avec une ligne d'Efferding au pays de Salzbourg; en Pologne, la nouvelle Gallicie avec le cercle de Zamosc pour le grand-duché, plus les deux cercles de Solkiew et de Zloczow pour la Russie. Les articles secrets contenaient l'engagement de ne pas porter l'armée autrichienne au delà de 150 mille hommes, jusqu'à la paix maritime, et l'obligation de verser 85 millions pour solde de ce que devaient les provinces autrichiennes, dont 30 millions comptant le jour de l'évacuation de Vienne. Il n'était accordé que six jours pour la ratification.

La paix signée, Napoléon accélère ses dispositions de départ. Ce double traité signé, Napoléon en ressentit une véritable joie, renvoya MM. de Bubna et de Liechtenstein comblés de ses témoignages, et fit aussitôt annoncer la signature à coups de canon. C'était une ruse habile, car le peuple de Vienne, qui désirait la fin de la guerre, étant mis ainsi en possession d'une paix ardemment souhaitée, il ne serait plus possible de l'en dessaisir par un refus de ratification. Napoléon se proposa d'y ajouter une ruse plus profonde encore et plus difficile à déjouer: c'était de partir lui-même pour Paris, en laissant à Berthier les soins de détail que devait entraîner l'évacuation des pays conquis. Il expédia sur-le-champ, avec son activité ordinaire, les ordres que comportait la paix qu'il venait de signer. Ordres pour l'évacuation de l'Autriche. Il prescrivit au maréchal Marmont d'aller s'établir à Laybach en Carniole, au prince Eugène de rentrer en Frioul avec l'armée d'Italie, au maréchal Masséna de se porter de Znaïm à Krems, au maréchal Oudinot de quitter Vienne pour Saint-Polten, enfin au maréchal Davout de quitter Brünn pour Vienne. Ce dernier devait faire l'arrière-garde de l'armée avec son magnifique corps, avec les cuirassiers, avec l'artillerie, tandis que la garde impériale en formerait l'avant-garde. Une partie des chevaux de l'artillerie devait aller vivre en Carniole, une autre suivre le maréchal Davout dans les provinces du nord de l'Allemagne, une autre passer en Espagne. Il était convenu que l'évacuation commencerait le jour des ratifications, et se continuerait au fur et à mesure de l'acquittement de la contribution de guerre.

Napoléon fait refluer vers l'Espagne toutes les réserves préparées dans l'intérieur de la France pour la guerre d'Autriche. Napoléon, tout plein de l'idée d'en finir sur-le-champ avec les affaires d'Espagne, en y envoyant une masse considérable de forces, sans rien distraire toutefois des corps organisés qui venaient d'exécuter la campagne d'Autriche, reporta vers les Pyrénées tout ce qui était en marche vers le Danube. Le corps du général Junot, en y ajoutant ce qui était en Souabe et les garnisons de la Prusse, pouvait présenter environ 30 mille hommes d'infanterie, et en y joignant les dragons provisoires, les régiments de marche de hussards et de chasseurs, l'artillerie, à peu près 40 mille hommes de toutes armes. L'armée du Nord, dès que le maréchal Bessières aurait repris Walcheren, et sans y comprendre les gardes nationales, devait compter 15 mille hommes de troupes de ligne. Les dépôts du centre, de la Bretagne et des Pyrénées contenaient en conscrits tout formés une trentaine de mille hommes. Huit nouveaux régiments de la garde (quatre de conscrits, quatre de tirailleurs) représentaient près de 10 mille jeunes soldats pleins du désir de se signaler. Enfin la division Rouyer, composée des contingents des petits princes allemands, que Napoléon se proposait d'envoyer en Espagne, en devait donner 5 mille. Tous ces corps réunis ne faisaient pas moins de 100 mille hommes, à la tête desquels Napoléon, après avoir expédié à Paris ses affaires les plus urgentes, voulait entrer en Espagne dès que les grands froids de l'hiver tireraient à leur fin. L'idée de tout terminer avec l'Europe, et de mettre un terme à ses continuelles guerres, le préoccupait à tel point, qu'il enjoignit immédiatement de diriger sur l'Espagne les forces que nous venons d'énumérer, afin qu'à son arrivée à Paris l'exécution toujours longue d'ordres pareils fût déjà commencée. Il pressa vivement le maréchal Bessières de hâter la reprise de Walcheren avec les 15 ou 20 mille hommes de troupes de ligne et les 30 mille hommes de garde nationale dont il disposait. On avait levé 65 mille hommes de ces gardes nationales, ce qui avait causé un trouble profond dans les provinces du Nord, et entraîné des dépenses considérables. Sous prétexte de garder les côtes de la Méditerranée, M. Fouché allait jusqu'à mettre en mouvement tous les départements du Midi. En même temps on avait tiré de leur retraite beaucoup d'officiers de la Révolution, les uns réformés pour incapacité, les autres pour mauvais esprit. M. Fouché n'avait pas été fâché d'en flatter ainsi un certain nombre, et le ministre Clarke, faute de mieux, n'avait pu se dispenser d'accepter leur concours. Napoléon, prompt à se défier, blâma fortement M. Fouché de remuer ainsi la France pour un danger déjà fort éloigné du moment présent, fort éloigné surtout des provinces qu'on agitait par des appels intempestifs. Il dit qu'il comprenait qu'on levât 30 ou 40 mille hommes dans le Nord, près du point de la descente des Anglais, le lendemain de cette descente, mais que demander jusqu'à 200 mille hommes, en Provence, en Piémont, à trois mois de date de l'expédition, était de la folie. Il insinua même qu'il y voyait autre chose qu'un défaut de prudence et de bon sens. Il ordonna le licenciement de la garde nationale de Paris, composée de jeunes gens qui avaient la prétention, non point de servir, mais de garder la personne de l'Empereur; et il leur fit dire qu'il fallait, pour avoir cet honneur, quatre quartiers de noblesse, c'est-à-dire quatre blessures reçues dans quatre grandes batailles, et qu'il n'avait pas besoin de gens qui ne voulaient pas de dangers, mais de beaux uniformes. Il prescrivit de renvoyer dans leurs foyers la plupart des officiers tirés de la retraite, en recommandant de chercher des sujets dans les majors de régiment, qui étaient tous des officiers de mérite. Enfin, après avoir exprimé sévèrement la défiance que lui inspirait l'agitation qu'on avait si témérairement produite, il donna des instructions pour qu'avant son retour chaque chose rentrât dans l'ordre accoutumé, et qu'un reflux des forces disponibles s'opérât de toutes parts vers l'Espagne.

Ses dispositions ainsi arrêtées en vingt-quatre heures, il s'apprêta à partir sans attendre la réponse de Dotis, afin de rendre le refus de ratification impossible, car il n'était pas probable qu'on osât courir après lui pour dire qu'on refusait la paix. Un incident survenu un peu avant son départ donna beaucoup à penser tant à lui qu'à ceux qui l'entouraient. Tentative d'assassinat faite sur la personne de Napoléon par un jeune Allemand nommé Staaps. Le 12 au matin, il passait à Schœnbrunn l'une de ces grandes revues où figuraient les plus belles troupes de l'Europe, et où l'on accourait avec autant de curiosité à Vienne, à Berlin, à Varsovie, à Madrid qu'à Paris. Une foule immense de curieux, sortie de la capitale, assistait à cet imposant spectacle, pressée de voir son vainqueur, qu'elle admirait en le détestant. D'ailleurs la paix était annoncée comme certaine, et une sorte de joie commençait à succéder à la juste douleur de la nation autrichienne. Napoléon assistait tranquille et souriant au défilé de ses troupes, lorsqu'un jeune homme revêtu d'une grande redingote, comme aurait pu l'être un ancien militaire, se présenta, disant qu'il voulait remettre une pétition à l'empereur des français. On le repoussa. Il revint avec une obstination qui fut remarquée par le prince Berthier et l'aide de camp Rapp, et attira tellement leur attention qu'on le livra aux gendarmes d'élite chargés de la police des quartiers généraux. Un officier de ces gendarmes ayant senti en saisissant ce jeune homme un corps dur sous sa redingote, le fouilla, et lui trouva un couteau fort long, fort tranchant, et destiné visiblement à un crime. Le jeune homme, avec le calme résolu d'un fanatique, déclara qu'en se plaçant ainsi armé sur les pas de l'empereur Napoléon il avait en effet le projet de le frapper. On en avertit Napoléon, qui, après la revue, voulut voir et interroger son assassin. Il le fit amener devant lui, et le questionna en présence de Corvisart, qu'il avait mandé à Schœnbrunn, parce qu'il aimait les entretiens de ce médecin célèbre, et qu'il désirait le consulter sur sa santé, quoiqu'elle fût généralement bonne.

Le jeune homme arrêté, dont la figure était douce et même assez belle, dont l'œil ardent décelait une âme exaltée, était fils d'un ministre protestant d'Erfurt, et se nommait Staaps. Il s'était enfui avec quelque argent de chez ses parents, leur laissant entrevoir qu'il nourrissait un grand dessein, et les désolant par sa fuite et ses projets, qu'ils redoutaient sans trop les connaître. Il allait, disait-il, délivrer l'Europe du conquérant qui la bouleversait, et surtout affranchir sa patrie. C'était une mission divine qu'il prétendait avoir reçue, et à laquelle il était résolu de sacrifier sa vie. Il n'avait pas de complice, et son âme, enivrée de cette folie criminelle, s'était isolée au lieu de se communiquer à d'autres. Napoléon l'ayant interrogé avec douceur sur ce qu'il était venu faire à Schœnbrunn, il avoua qu'il était venu pour le frapper d'un coup mortel. Napoléon lui demandant pourquoi, il répondit que c'était pour affranchir le monde de son funeste génie, et particulièrement l'Allemagne qu'il foulait aux pieds.—Mais cette fois au moins, reprit Napoléon, pour être juste, vous auriez dû diriger vos coups contre l'empereur d'Autriche et non contre moi, car c'est lui qui m'a déclaré la guerre.—Staaps prouva par ses réponses qu'il n'en savait pas tant, et que cédant au sentiment universel, il attribuait à l'empereur des Français seul la cause des malheurs de l'Europe. Napoléon considérant ce jeune homme avec une pitié bienveillante, le fit examiner par le médecin Corvisart, qui déclara qu'il n'était pas malade, car il avait le pouls calme, et tous les signes de la santé. Napoléon demanda ensuite au jeune Staaps s'il renoncerait à son projet criminel, dans le cas où on lui ferait grâce.—Oui, dit-il, si vous donnez la paix à mon pays, non si vous ne la lui donnez pas.—Toutefois l'assassin, conduit en prison, parut étonné de la douceur, de la bienveillante hauteur de celui qu'il avait voulu frapper, et eut besoin de réveiller en son cœur son féroce patriotisme pour ne pas éprouver de regrets. Il se prépara à mourir en priant Dieu, et en écrivant à ses parents.

Napoléon se montra peu ému de cet incident, et affecta de dire qu'il était difficile d'assassiner un homme tel que lui. Il comptait, outre la difficulté de l'approcher, sur le prestige de sa gloire, et sur sa fortune, à laquelle il avait confié tant de fois sa vie avec une insouciance héroïque. Une réflexion néanmoins le préoccupa beaucoup: c'est que ce n'était plus la révolution française, mais lui, lui seul, qui devenait l'objet de la haine universelle, comme l'auteur unique des maux du siècle, comme la cause de l'agitation incessante et terrible du monde. Déjà l'Europe ne nommait plus que lui dans ses douleurs. Que ne tirait-il de la bouche de ce fanatique une leçon profonde et durable, au lieu d'une impression passagère, mêlée d'une certaine pitié pour son assassin, et de quelque tristesse pour lui-même! Tout en effet révélait qu'un sentiment violent lent naissait dans les âmes, car la police recueillit plus d'un propos attestant des pensées d'assassinat; elle obtint même la révélation d'un soldat à qui, dans l'île de Lobau, on avait fait la proposition de tuer l'Empereur.

Départ de Napoléon pour Munich avant d'avoir reçu la ratification du traité de paix. Napoléon commençait à sentir son isolement moral, et se promit d'y penser; mais il ordonna de ne faire aucun bruit de cette aventure[32], songea même un instant à gracier le coupable, puis réfléchissant qu'il fallait effrayer les jeunes fanatiques allemands, il livra Staaps à une commission militaire, et partit dans la nuit du 15 octobre, laissant l'ordre de lui faire savoir à Passau, à l'aide de signaux, ce qu'on aurait résolu à Dotis. Ces signaux étaient organisés de Vienne à Strasbourg, le long du Danube, au moyen de pavillons. Un pavillon blanc lui apprendrait que la paix était ratifiée, un pavillon rouge qu'elle ne l'était pas; et il se proposait dans ce dernier cas de revenir sur-le-champ pour reprendre les hostilités. L'évacuation, au contraire, devait commencer sans délai, si la paix était ratifiée. En se retirant on devait faire sauter les fortifications de Vienne, de Brünn, de Raab, de Grätz, de Klagenfurth, triste adieu aux Autrichiens, mais conforme aux droits de la guerre.

Pendant que Napoléon remontait rapidement la vallée du Danube, au milieu des colonnes de sa garde qui était déjà en marche vers Strasbourg, et qui le saluait de ses acclamations, la cour de Dotis avait reçu avec une sorte de désespoir le traité conclu à Vienne. Vainement MM. de Liechtenstein et de Bubna firent-ils valoir l'impossibilité où ils s'étaient trouvés d'obtenir mieux, et la certitude qu'ils avaient acquise d'une reprise immédiate d'hostilités s'ils n'avaient pas cédé, on les accabla de reproches durs et violents. Les diplomates, si souvent raillés pour leur lenteur par les militaires, se vengèrent de ceux-ci en les taxant de duperie. Disgrâce de MM. de Bubna et de Liechtenstein, et ratifications du traité de Vienne. M. de Liechtenstein, malgré la gloire dont il s'était couvert dans la dernière campagne, M. de Bubna, malgré la faveur dont il jouissait, furent pour ainsi dire frappés de disgrâce, et renvoyés à l'armée. Toutefois on accepta le traité dont on disait tant de mal, pour n'avoir pas la guerre avec Napoléon, et surtout pour ne pas arracher à ce bon peuple autrichien une paix dont Napoléon l'avait mis en possession par une publication anticipée. On choisit un nouveau négociateur, M. de Urbna, grand chambellan de l'empereur, pour porter les ratifications, avec mission de réclamer quelques changements dans le chiffre et les échéances de la contribution de guerre. Ces réclamations, écoutées avec politesse, mais renvoyées à l'Empereur, furent suivies de l'échange immédiat des ratifications, qui eut lieu le 20 octobre au matin. Sur-le-champ le prince Berthier, qui n'attendait que ce signal pour commencer l'évacuation, ordonna au maréchal Oudinot, qui campait sous Vienne, de se mettre en mouvement pour suivre sur la route de Strasbourg la garde impériale; au maréchal Davout de se rendre de Brünn à Vienne; au maréchal Masséna de se rendre de Znaïm à Krems; au maréchal Marmont, qui campait à Krems, de prendre par Saint-Polten et Lilienfeld la route de Laybach; au prince Eugène de prendre par Œdenbourg et Léoben celle d'Italie. En même temps il ordonna de mettre le feu aux mines pratiquées sous les remparts de la capitale, et tandis que les Viennois regardaient partir nos troupes avec des yeux où ne se peignait plus la colère, ils entendirent les détonations répétées qui leur annonçaient la destruction de leurs murailles. Ils en furent vivement affectés, et peut-être aurait-on pu leur épargner cette dernière affliction, en renonçant à un acte de prévoyance d'une utilité fort douteuse.

Départ de Napoléon pour Paris. Napoléon s'était d'abord rendu à Passau, pour y ordonner les travaux au moyen desquels il voulait faire de cette ville une grande place de la confédération. Les signaux lui ayant appris qu'il n'y avait rien de nouveau, il s'était rendu à Munich, où il avait attendu dans la famille du prince Eugène les dépêches qui devaient le ramener à Paris ou à Vienne. Un courrier lui ayant enfin apporté la nouvelle des ratifications, il fit ses adieux à ses alliés, agrandis encore une fois par sa protection, et il partit pour la France, où s'étaient accumulées de graves affaires, trop longtemps négligées ou trop brusquement conduites, pendant qu'il les dirigeait du milieu des champs de bataille.

Au nombre des affaires qui attendent Napoléon à son arrivée, se trouve celle de Rome. Au nombre des affaires qui allaient l'assaillir, la plus sérieuse, la plus affligeante, était celle de Rome, dont il est temps de faire connaître les tristes vicissitudes. On se souvient sans doute que lorsque Napoléon, disposé à détruire le vieil ordre de choses européen, voulut rompre avec la maison d'Espagne et avec le Pape, il s'empara des Légations, qu'il attacha au royaume d'Italie sous le titre de départements, et fit occuper Rome par le général Miollis. Pour justifier cette occupation, il avait prétexté la nécessité de lier par le centre de la Péninsule ses armées du nord et du midi de l'Italie, et en outre le besoin de se prémunir contre les menées hostiles dont Rome était constamment le théâtre. Longue suite de démêlés de Napoléon avec Pie VII. À partir de ce jour la situation était devenue intolérable. Le Pape ayant quitté le Vatican pour le Quirinal, s'était enfermé dans ce dernier palais comme dans une forteresse, et y avait donné lieu à des scènes aussi déplorables pour le pouvoir oppresseur que pour le pouvoir opprimé. Le général Miollis, condamné à un rôle des plus ingrats, pour lequel il n'était pas fait, car cet intrépide soldat était aussi cultivé par l'esprit que ferme par le cœur, le général Miollis s'efforçait vainement d'adoucir sa mission. Situation du Pape, enfermé dans le palais Quirinal. Pie VII, indigné au plus haut point comme pontife de la violence exercée envers l'Église, ulcéré comme prince de l'ingratitude de Napoléon, qu'il était allé sacrer à Paris, ne pouvait plus contenir les sentiments auxquels il était en proie, et qui, sans diminuer le tendre et religieux intérêt qu'il méritait, lui faisaient perdre une partie de sa dignité. Le général Miollis ayant voulu le visiter au premier de l'an à la tête de son état-major, il avait refusé de le recevoir. Les cardinaux, de leur côté, n'avaient pas accepté les invitations que le général leur adressait, sous prétexte qu'ils étaient malades, et celui-ci avait affecté d'envoyer chercher de leurs nouvelles. Enfin le Pape n'ayant plus les caisses romaines à sa disposition, et résolu à ne rien demander, avait mis en gage la belle tiare dont Napoléon lui avait fait présent lors du couronnement; triste commerce d'épigrammes, qui n'aurait pas dû rabaisser les rapports déjà si difficiles qu'avaient entre elles des puissances si différemment grandes. Il n'était pas possible que de ces procédés offensants on ne vînt bientôt aux violences. Comme on avait appris que le Pape adressait des protestations aux cours étrangères, on avait arrêté ses courriers, ce qui prouvait suffisamment la vérité autrefois si bien comprise par le Premier Consul, que, pour être indépendant, le Pape devait être souverain temporel du territoire dans lequel il résidait. Pie VII se disant alors prisonnier n'avait plus voulu correspondre avec personne, pas plus avec le gouvernement français qu'avec d'autres.

Les troupes romaines, adroitement flattées par le général Miollis, qui leur avait persuadé qu'en se laissant incorporer dans les troupes françaises elles cesseraient de porter le vieux sobriquet de soldats du Pape, avaient consenti à cette incorporation. Le Pape voulant les punir en les dénationalisant, avait changé l'uniforme et la cocarde des troupes romaines, et n'avait accordé cette nouvelle cocarde qu'aux troupes qui lui étaient restées fidèles, c'est-à-dire à la garde noble et à la garde suisse qui occupaient son palais. Bientôt les jeunes gens de famille qui composaient la garde noble, blessés de ce qu'éprouvait leur souverain, avaient bravé les Français avec une arrogance qui, dans leur position, était un courage méritoire. Désarmement de la garde noble dans le propre palais du Pape. Le général français, à son tour, cédant à un sentiment de fierté blessée, avait envahi le Quirinal, enfoncé les portes, et désarmé la garde noble, dans le propre palais du souverain pontife. Après un tel outrage il n'y avait plus aucune violence qu'on ne pût se permettre. Pie VII, depuis qu'il s'était privé du cardinal Consalvi, avait pris successivement pour secrétaires d'État le cardinal Gabrielli et le cardinal Pacca. On avait voulu arrêter ce dernier au milieu du Quirinal, mais le Pape, déployant en cette occasion toute la majesté de son âge et de sa dignité suprême, était venu en habits pontificaux couvrir son secrétaire d'État, qu'on n'avait pas osé saisir en sa présence. Depuis il l'avait fait coucher dans une chambre à côté de la sienne, et il vivait au milieu de quelques domestiques fidèles, qui se succédaient pour veiller jour et nuit à toutes les issues du palais Quirinal, dont les portes et les fenêtres étaient constamment fermées.

Napoléon, ainsi entraîné dans une lutte acharnée contre le vieil ordre européen, lutte dont la déplorable catastrophe de Vincennes avait été le premier acte, dont la spoliation de Bayonne était le second, la captivité de Pie VII le troisième, et pas le moins triste, oubliait à l'égard du pontife tout ce qu'il devait de respect à son rang, à son âge, à ses vertus, tout ce qu'il devait de gratitude à sa conduite, et surtout de ménagement à une puissance qu'il avait rétablie, et qu'il ne pouvait renverser sans la plus déplorable inconséquence. Combien ne prêtait-il pas à rire de lui, tout grand qu'il était, aux quelques philosophes restés à Paris autour de MM. Sieyès, Cabanis, de Tracy, et qui avaient tant blâmé le Concordat! Plutôt en effet que d'en arriver aux scènes du Quirinal, il est bien certain qu'ils avaient eu raison de vouloir que les deux puissances, au lieu d'entrer en rapports et de signer des traités, s'oubliassent tout à fait, et vécussent comme entièrement étrangères l'une à l'autre!

Résolution prise par Napoléon d'enlever au Pape le gouvernement temporel. Mais Napoléon, aveuglé par la passion, oubliant qu'après s'être fait à Vincennes l'émule des régicides, qu'après s'être fait à Bayonne l'égal de ceux qui déclaraient la guerre à l'Europe pour y établir la république universelle, il se faisait au Quirinal l'égal au moins de ceux qui avaient détrôné Pie VI pour créer la république romaine, oubliant qu'il avait accablé les uns et les autres de mépris, et qu'il avait obtenu la couronne en affectant de ne pas leur ressembler, Napoléon avait bientôt mis le comble à ses procédés inouïs, en prenant la résolution de détrôner Pie VII, et de lui ôter le sceptre en lui laissant la tiare. Que ceux qui avaient imaginé la constitution civile du clergé, et créé la république romaine, en agissent ainsi, rien n'était plus simple et ne pouvait plus honorablement se justifier, puisqu'ils étaient convaincus! Mais l'auteur du Concordat se conduire de la sorte! C'était de sa part un oubli de lui-même, désolant pour les admirateurs de son rare génie, alarmant pour ceux qui songeaient à l'avenir de la France, impossible même à expliquer si on n'en tirait pas la leçon, tant de fois reproduite dans l'histoire, que l'homme le plus grand n'est plus qu'un enfant, dès que les passions s'emparent de lui.

Il faut que cette comédie finisse, avait dit Napoléon dans une de ses lettres, et il est vrai qu'elle ne pouvait pas durer davantage. Égorger le pontife, ce dont assurément le noble cœur de Napoléon était incapable, eût mieux valu que de le laisser au Quirinal s'agiter, se dégrader presque par l'irritation qu'il éprouvait. Décret du 17 mai qui abolit la puissance temporelle du Pape, et réunit à l'Empire les États du Saint-Siége. Napoléon avait donc pris le parti de supprimer la puissance temporelle du Pape, et il avait attendu pour prononcer sa sentence qu'il n'eût plus de ménagements à garder envers l'Autriche. Le 17 mai, en effet, après les batailles de Ratisbonne et d'Ébersberg, après l'entrée à Vienne, il avait, à Schœnbrunn, décrété la suppression de la puissance temporelle du Pape, et déclaré les États du Saint-Siége réunis à l'Empire. Application aux États romains des principes de la révolution française. Il avait nommé, pour administrer ces États, une consulte composée de princes et de bourgeois romains, proclamé l'abolition des substitutions, de l'inquisition, des couvents, des juridictions ecclésiastiques, et appliqué enfin à l'État romain tous les principes de 1789. Il avait laissé à Pie VII les palais de Rome, une liste civile de deux millions, et toute la représentation pontificale, disant que les Papes n'avaient pas besoin de la puissance temporelle pour exercer leur mission spirituelle, que cette mission même avait souffert de leur double rôle de pontifes et de souverains, qu'il ne changerait rien à l'Église, à ses dogmes, à ses rites, qu'il la laisserait indépendante, riche et respectée, mais que, successeur de Charlemagne, il retirait seulement la dotation d'un royaume temporel que cet empereur avait faite au Saint-Siége. Tout cela était dit en un langage impérieux, grandiose, spécieux, mais bien étrange dans la bouche de l'ancien Premier Consul!

Proclamation faite le 11 juin à Rome du décret du 17 mai. Ce décret fut publié à Rome le 11 juin à son de trompe, au milieu d'une population partagée, le bas peuple et le clergé indignés de la violence faite à leur pontife, les classes moyennes, quoique fort disposées à se passer du gouvernement ecclésiastique, se défiant singulièrement de ce qui venait de l'homme qui avait comprimé la révolution française. Le Pape n'attendait que ce dernier acte pour recourir aux seules armes qui restassent dans ses mains, celles de l'excommunication. Plus d'une fois il avait songé à s'en servir; mais la crainte de montrer émoussées des armes autrefois si puissantes, la crainte si elles retrouvaient quelque efficacité contre un prince d'origine nouvelle, de le pousser aux plus redoutables extrémités, avaient fait hésiter les conseillers du Saint-Siége. Néanmoins on était tombé d'accord que si la suppression de la puissance temporelle était décrétée, il fallait fulminer l'anathème. Dans la prévoyance de cet événement les bulles étaient toutes rédigées à l'avance, transcrites de la propre main du Pape, et signées. Elles prononçaient l'anathème avec ses conséquences non pas contre Napoléon nominativement, mais contre tous les auteurs et complices des actes de violence et de spoliation exercés sur le Saint-Siége et le patrimoine de Saint-Pierre. Le Pape lance contre Napoléon la bulle d'excommunication. À peine la publication du décret du 17 mai avait-elle eu lieu, qu'au moyen des intelligences pratiquées en dehors du Quirinal, des mains courageuses et fidèles affichèrent dans Saint-Pierre, et dans la plupart des églises de Rome, la bulle d'excommunication, qui osait frapper Napoléon sur son trône, et qui n'ayant plus pour elle la force du sentiment religieux depuis longtemps affaibli, en devait trouver une cependant dans la justice humaine, révoltée des violences, des ingratitudes commises par le guerrier envers le pontife qui l'avait sacré.

La police française enleva ces audacieuses affiches, mais la bulle courant de mains en mains, ne pouvait manquer de se répandre bientôt jusqu'aux extrémités de l'Europe. Ces deux actes, dont l'un répondait à l'autre, devaient pousser au dernier degré d'exaspération les deux puissances personnifiées dans le général français et le pontife romain, et il n'était plus possible qu'elles continuassent de se trouver en face l'une de l'autre sans en venir à la violence matérielle. Napoléon pour les affaires de Rome correspondait avec le général Miollis, et surtout avec son beau-frère Murat, qui, en qualité de roi de Naples, commandait en chef les troupes d'occupation. Ordres éventuels de Napoléon relativement à l'arrestation du Pape. Il lui avait écrit, dans la prévoyance de ce qui pourrait arriver, qu'il fallait, si on rencontrait de la résistance au décret du 17 mai, ne pas traiter le Pape autrement que l'archevêque de Paris à Paris même, et au besoin arrêter le cardinal Pacca et Pie VII. Cette instruction, qu'il regretta depuis d'avoir donnée, contenue dans diverses lettres du 17 et du 19 juin[33], parvint à Rome par Murat, au moment où régnait la plus grande inquiétude sur la situation. Un armement anglais, dont on s'exagérait l'importance et qui n'était qu'une démonstration des forces britanniques résidant en Sicile, se trouvait en vue de Civita-Vecchia. Le peuple de Rome était fort agité. L'abolition dans toutes les communes du gouvernement ecclésiastique, et son remplacement par des autorités civiles provisoires, produisaient un trouble général. À chaque instant on disait que le tocsin allait sonner dans Rome, et qu'à cet appel les Transtévérins se jetteraient sur les Français, qui n'étaient plus que trois à quatre mille, le roi Murat ayant porté toutes ses forces sur le littoral, pour observer la marine britannique. On s'attendait à cet événement pour le 29 juin, qui était la fête de Saint-Pierre. On prétendait que Pie VII en habits pontificaux devait sortir ce jour-là du Quirinal, prononcer lui-même l'anathème, délier tous les sujets de l'Empire du serment prêté à Napoléon, et donner le signal d'une insurrection générale en Italie.

Il y avait alors à Rome, où il avait été envoyé pour diriger la police, un officier de gendarmerie, le colonel Radet, très-rusé, très-hardi, très-propre à un coup de main, chargé d'organiser la gendarmerie en Italie. Logé près du Quirinal, au palais Rospigliosi, il avait rempli d'espions la demeure du Pape, et placé des mains sûres près du clocher du Quirinal, pour s'emparer de la cloche d'où devait partir le signal du tocsin. Quoique ces bruits ne se fussent point réalisés, ils avaient excité l'imagination des autorités françaises, et leur avaient persuadé qu'il n'y aurait à Rome aucune sûreté, tant qu'on y souffrirait le Pape et surtout son ministre, le cardinal Pacca, qui était réputé l'agent principal du parti ecclésiastique le plus exalté. Les autorités françaises, effrayées de l'état de Rome, et enhardies par les lettres de Napoléon, font arrêter le Pape et le cardinal Pacca. Arrêter le cardinal Pacca sans le Pape dont il ne quittait plus la personne, paraissait impossible et insuffisant, et arrêter les deux semblait être devenu le seul moyen de salut. On reculait toutefois devant cet attentat, digne conséquence de celui de Bayonne, lorsque les lettres si imprudemment écrites par Napoléon à Murat, et communiquées par ce dernier au général Miollis, levèrent tous les scrupules. Néanmoins le général Miollis hésitait encore, mais le colonel Radet insistant, par la raison que Rome n'était plus gouvernable si on ne faisait acte de vigueur, on résolut d'arrêter le Pape avec les précautions convenables, et de le transporter en Toscane, où l'on déciderait ce qu'on ferait de ce personnage sacré, fort embarrassant à Rome, mais destiné à être embarrassant partout, parce que partout il serait le témoignage vivant d'une odieuse et inutile violence.

Assaut donné le 6 juillet au Quirinal, et enlèvement du Pape. Les dispositions faites, la gendarmerie échelonnée sur la route de Rome à Florence, le colonel Radet assaillit le Quirinal le 6 juillet à 3 heures du matin, moment même où notre armée se déployait pour livrer la bataille de Wagram. Les portes étant fermées, on franchit les murs du jardin avec des échelles, on pénétra dans l'intérieur du palais par les fenêtres, et on arriva à l'appartement du Pape, qui, averti de cet assaut, s'était revêtu en toute hâte de son costume pontifical. Le cardinal Pacca se trouvait auprès de lui, avec quelques personnages ecclésiastiques et civils de sa maison. Le pontife était indigné. Ses yeux, ordinairement vifs mais doux, lançaient des flammes. À l'aspect du colonel Radet, qui était à la tête de nos soldats, si odieusement travestis en vainqueurs d'un vieillard sans défense, le Pape demanda ce qu'il venait faire auprès de lui par un tel chemin. Le colonel Radet, troublé, s'excusa en alléguant des ordres auxquels il était obligé d'obéir, et lui dit qu'il était chargé de le conduire hors de Rome. Pie VII sentant que toute résistance serait inutile, demanda à être suivi du cardinal Pacca et de quelques personnes de sa maison; on y consentit, à condition qu'il partirait sur-le-champ, et que les personnes dont il voulait être suivi ne le joindraient que quelques heures après. Translation de Pie VII à Florence. Le pontife s'étant résigné, on le plaça dans une voiture, et le colonel Radet s'asseyant sur le siége de devant, on traversa Rome et les premiers relais sans être reconnu. On courut la poste sans s'arrêter jusqu'à Radicofani. Là, le Pape étant fatigué, et ne voyant pas arriver les personnes qu'il avait demandées, refusa d'aller plus loin. D'ailleurs une fièvre assez forte l'avait saisi, et il était impossible de ne pas lui accorder un peu de repos. Après une journée on le remit en route, puis on traversa Sienne, au milieu d'un peuple à genoux, mais soumis, et on arriva le 8 au soir à la Chartreuse de Florence.

Translation de Pie VII de Florence à Grenoble. La grande-duchesse Élisa, sœur aînée de l'Empereur, laquelle mettait autant de soin que d'intelligence à bien gouverner son beau duché de Toscane, et avait quelque peine à y contenir les esprits échappant là comme ailleurs à l'ascendant de Napoléon, fut épouvantée d'avoir un semblable dépôt à garder, et craignit qu'un simple soupçon de complicité dans une telle violence ne lui aliénât tout à fait ses sujets. Elle ne voulut donc point avoir le Pape à Florence. La promptitude de l'enlèvement ayant devancé tous les ordres qui auraient pu émaner de Schœnbrunn en pareille circonstance, chacun pouvait s'exonérer du fardeau en le rejetant sur son voisin. En conséquence, la grande-duchesse ordonna de faire partir le Pape pour Alexandrie, où il serait dans une place forte, et sur les bras du prince Borghèse. On le mit en route le 9 pour Gênes, sous l'escorte d'un officier de gendarmerie italien, doux et fait pour plaire à Pie VII. La grande-duchesse avait donné sa meilleure voiture de voyage pour y placer l'auguste voyageur, envoyé son propre médecin, et ajouté tous les soulagements propres à rendre la route moins fatigante. Le noble vieillard, se voyant avec regret éloigné de l'Italie, irrité par la fatigue, affligé de rencontrer des visages nouveaux, s'emporta un moment contre ce qu'on exigeait de lui, et partit cependant pour Gênes. Peu à peu il se calma en voyant les égards qu'on lui témoignait, et surtout en apercevant à genoux autour de sa voiture les populations qu'on laissait approcher, et qu'il n'y avait pas grand inconvénient à laisser approcher, car si dans tout l'Empire la haine commençait à remplacer l'amour, la crainte restait entière, et tout en plaignant le Pape personne n'eût osé braver l'autorité impériale pour le délivrer. Néanmoins aux portes de Gênes on sut que la population était debout pour saluer le pontife. On l'embarqua donc à quelque distance de la ville, dans un canot de la douane, et on le conduisit par mer à Saint-Pierre-d'Arena, d'où il fut transféré à Alexandrie.

Le prince Borghèse, gouverneur général du Piémont, effrayé à son tour d'avoir un tel prisonnier à garder, et n'ayant pas d'ordre, voulut s'en décharger, et envoya le Pape à Grenoble, où il arriva le 21 juillet avec le cardinal Pacca, qu'on avait momentanément séparé de lui, et qu'on lui rendit à Alexandrie.

À Grenoble le Pape fut logé à l'évêché, entouré de soins, de respects, mais tenu prisonnier.

Napoléon blâme l'arrestation du Pape, et le fait transférer à Savone. Lorsque l'Empereur apprit à Schœnbrunn l'usage inconsidéré qu'on avait fait de ses lettres, il blâma l'arrestation du Pape, et regretta fort qu'on se fût permis une telle violence[34]. Ne voulant pas plus l'avoir en France, que le prince Borghèse n'avait voulu l'avoir à Alexandrie, et la grande-duchesse Élisa à Florence, ignorant d'ailleurs que le Pape fût déjà à Grenoble, il désigna Savone, dans la rivière de Gênes, où il y avait une bonne citadelle, et un logement convenable pour recevoir le Pape. Le ministre de la police, sur cette lettre, fit partir Pie VII de Grenoble pour Savone, mouvement que Napoléon blâma également lorsqu'il en fut informé, craignant que ces déplacements répétés ne parussent une suite de vexations indécentes à l'égard d'un vieillard auguste, qu'il aimait encore en l'opprimant, dont il était aimé aussi malgré cette oppression. Il ordonna qu'on envoyât de Paris un de ses chambellans, M. de Salmatoris, avec une troupe de valets et un mobilier considérable, afin de préparer au Pape une représentation digne de lui. Il ordonna qu'on le laissât faire tout ce qu'il voudrait, accomplir toutes les cérémonies du culte, et recevoir les hommages des populations nombreuses qui se déplaceraient pour venir le voir. Projet de Napoléon d'établir à Paris le centre du gouvernement spirituel. En même temps il prescrivit la translation à Paris des cardinaux, des généraux des divers ordres religieux, des personnages de la chancellerie romaine, des membres des tribunaux de la Daterie et de la Pénitencerie, enfin des Archives pontificales, roulant dans sa tête le projet de placer à côté du chef du nouvel empire d'Occident, le souverain pontife, et croyant qu'il pourrait ainsi établir à Paris le centre de toute autorité temporelle et spirituelle, singulier signe du vertige qui, dans cette tête puissante, avait déjà fait de si étranges progrès[35]!

État des esprits en France au moment du retour de Napoléon à Paris. Tels étaient en tout genre les événements qui s'étaient accomplis pendant cette prompte campagne d'Autriche, et chacun devine aisément l'effet qu'ils avaient dû produire sur les esprits. Cet effet avait été grand et rapide. L'opinion depuis un an, c'est-à-dire depuis les affaires d'Espagne, n'avait cessé de s'altérer par la conviction universellement répandue qu'après Tilsit tout aurait pu finir, et la paix régner au moins sur le continent, sans l'acte imprudent qui avait renversé les Bourbons d'Espagne pour leur substituer les Bonaparte. La guerre d'Autriche, bien que la cour de Vienne eût pris l'offensive, était rattachée par tout le monde à celle d'Espagne, comme à sa cause certaine et évidente. On était effrayé de ces guerres incessantes qui mettaient en péril la France, sa grandeur, son repos, l'Empereur lui-même, car tout en improuvant son insatiable ambition, on tenait encore à lui comme à un sauveur, et on lui en voulait autant de risquer sa personne que de compromettre la France, ainsi qu'il le faisait tous les jours. La fatigue, devenue générale, avait presque corrompu le patriotisme, et des malveillants, nous l'avons déjà dit, avaient colporté secrètement la traduction des bulletins mensongers de l'archiduc Charles. La bataille douteuse d'Essling avait imprimé à ces sentiments une vivacité plus grande encore, et la levée de boucliers du major Schill, l'apparition des bandes allemandes insurgées tant en Saxe qu'en Franconie, étant venues s'y joindre, l'inquiétude des esprits s'était presque changée en haine. Wagram avait dissipé ces fâcheux sentiments, mais Walcheren les avait fait renaître, et quoique le désastre essuyé par les Anglais eût à son tour effacé l'alarme produite par leur débarquement, on avait pu remarquer la répugnance des gardes nationales à partir, leur indiscipline une fois parties, indiscipline poussée si loin que le général Lamarque commandant à Anvers une division de ces gardes nationales avait été obligé de faire fusiller quelques hommes. On avait vu à Paris les anciens officiers tirés de la réforme, continuer quoiqu'on eût recours à eux leur rôle de mécontents, et tenir un langage des plus fâcheux. Autour de MM. Fouché, Bernadotte, Talleyrand, on avait vu se réunir beaucoup d'ennemis de l'Empire devenus plus hardis que de coutume. Les anciens royalistes s'étaient agités dans le faubourg Saint-Germain, et avaient semblé retrouver un peu de mémoire pour les Bourbons. Ils accouraient en foule à Saint-Sulpice aux conférences d'un prédicateur déjà célèbre, M. de Frayssinous, avec un empressement que leurs sentiments religieux ne suffisaient pas à expliquer. Dans ces conférences on développait, à leur grande satisfaction, des doctrines fort en désaccord avec celles du décret du 17 mai, qui avait supprimé la souveraineté temporelle du Pape. Une décision de la police, en les faisant cesser, avait donné lieu à des propos plus fâcheux que les conférences elles-mêmes. Le clergé surtout était consterné de la nouvelle déjà répandue, qu'après bien des scènes scandaleuses, les choses avaient été poussées à Rome jusqu'à l'enlèvement du Pape. On priait dans les églises pour lui, on se riait du Concordat dans les salons où restaient encore quelques traces de l'ancien esprit philosophique, et partout on trouvait à se plaindre, à fronder, à déprécier dans Napoléon l'homme politique, quoiqu'on admirât toujours en lui le grand capitaine. Le bruit d'un assassinat commis sur sa personne s'était même propagé plusieurs fois, comme si le sentiment qui pousse les uns à méditer ce crime, poussait les autres à le prévoir. Enfin il était évident qu'une révolution s'opérait déjà dans l'opinion publique, et que le mouvement des esprits qui soulevait l'Europe contre Napoléon, commençait à détacher la France de lui. Toutefois, la dernière guerre, miraculeusement conduite à son terme en quatre mois, la glorieuse paix qui s'en était suivie, le continent encore une fois pacifié, ramenaient l'espérance, avec l'espérance la satisfaction, l'admiration, le désir de voir ce règne se calmer, se consolider, s'adoucir, se perpétuer dans un héritier, et bien qu'en la sachant frivole on aimât Joséphine comme une aimable souveraine qui représentait la bonté, la grâce, à côté de la force, on désirait, en la regrettant, un autre mariage qui donnât des héritiers à l'Empire. On ne se bornait pas à le souhaiter, on l'annonçait indiscrètement comme déjà résolu, plaignant celle dont on demandait le sacrifice, disposé peut-être à blâmer l'Empereur qui l'aurait sacrifiée, et à voir, suivant le choix qu'il ferait pour la remplacer, dans une nouvelle union un nouvel acte d'ambition.

Tel était l'état des esprits que Napoléon avait parfaitement discerné, mais qu'il n'aimait pas qu'on lui présentât tel qu'il était, se contentant de deviner les choses qui lui déplaisaient, et ne voulant pas les retrouver dans la bouche des autres. Pendant la guerre d'Autriche, le prince Cambacérès s'était tu pour n'avoir pas à les dire, mais Napoléon avait lui-même provoqué son discret archichancelier, et celui-ci, sommé de s'expliquer, avait tout dit avec une mesure infinie, mais avec une honnête sincérité. Napoléon pressé de lui parler de ces importants objets, de lui en parler avant tout autre, de lui en parler avec les plus grands développements, l'avait mandé à Fontainebleau pour le 26 octobre, jour où il espérait y arriver.

Arrivée de Napoléon à Fontainebleau le 26 octobre, et son entretien avec l'archichancelier Cambacérès. Le 26, en effet, Napoléon fut rendu à Fontainebleau avant tout le monde, avant sa maison, avant l'Impératrice, avant ses ministres. L'archichancelier, aussi exact que discret, y était dès l'aurore. Napoléon l'accueillit avec confiance, avec amitié, mais avec une hauteur qui ne lui était pas ordinaire. Plus il sentait l'opinion s'éloigner, plus il se montrait fier envers elle, même à l'égard de ceux qui la représentaient si amicalement auprès de lui. Il se plaignit à l'archichancelier de la faiblesse avec laquelle on avait supporté à Paris les angoisses de cette courte campagne, des alarmes qu'on avait si facilement conçues pour quelques courses du major Schill et de quelques autres insurgés allemands, de l'agitation à laquelle on s'était livré à l'occasion de cette expédition de l'Escaut, qui était, disait-il, un effet de son heureuse étoile; il témoigna quelque dédain pour le peu de caractère qu'on avait montré dans ces diverses circonstances, et se plaignit surtout qu'on eût mis tant d'hésitation à lever les gardes nationales quand elles auraient pu être utiles, et tant d'indiscrétion à les appeler tumultueusement quand elles ne pouvaient plus servir qu'à troubler le pays. Il laissa voir plus de défiance que de coutume à l'égard des anciens républicains et royalistes, sembla même étendre cette défiance à ses proches, affecta de considérer les affaires du clergé comme de médiocre importance, se réservant, maintenant qu'il était de retour, de les régler de concert avec le prince Cambacérès, parla enfin avec un singulier mépris de la mort, des dangers qu'il avait courus, affectant de croire, et croyant en effet, que, pour un instrument de la Providence tel que lui, il n'y avait ni boulets ni poignards à craindre. Il arriva ensuite à l'objet essentiel, à celui qui le préoccupait le plus, à la dissolution de son mariage avec l'impératrice Joséphine. Il aimait cette ancienne compagne de sa vie, bien qu'il ne lui gardât point une scrupuleuse fidélité, et il en coûtait cruellement à son cœur de se séparer d'elle; mais à mesure que l'opinion s'éloignait, il se plaisait à supposer que c'était le défaut d'avenir, et non ses fautes, qui menaçait d'une caducité précoce son trône glorieux. La pensée de consolider ce qu'il sentait trembler sous ses pieds, était sa préoccupation dominante, comme si une nouvelle femme, choisie, obtenue, placée aux Tuileries, devenue mère d'un héritier mâle, les fautes qui lui avaient attiré le monde entier sur les bras avaient dû ne plus être que des causes sans effets. Il était utile sans doute d'avoir un héritier incontesté, mais mieux, cent fois mieux eût valu être prudent et sage! Cependant Napoléon, qui, malgré ce besoin d'avoir un fils, n'avait pu, après Tilsit, au faîte même de la gloire et de la puissance, se décider au sacrifice de Joséphine, venait enfin de s'y résoudre, parce qu'il avait senti l'Empire ébranlé, et il allait chercher dans un mariage nouveau la solidité qu'il eût fallu demander à une conduite habile et modérée[36].

Première ouverture de Napoléon à l'archichancelier Cambacérès, relativement à son projet de divorce. Il parla donc de ce grave objet à l'archichancelier Cambacérès, déclara qu'il n'y avait aucun prince de sa famille qui pût lui succéder, jeta sur les misères de cette famille un regard triste et profond, dit que ses frères étaient incapables de régner, profondément jaloux les uns des autres, et nullement disposés à obéir à son successeur, si l'hérédité directe ne leur faisait une loi de reconnaître dans ce successeur le continuateur de l'Empire. Il montra toutefois pour le prince Eugène une préférence marquée, se loua de lui, de ses services, de sa modestie, de son dévouement sans bornes, mais déclara que l'adoption ne suffirait pas pour le faire accepter après sa mort comme héritier de l'Empire; et il ajouta que, certain d'avoir des enfants avec une autre femme que Joséphine, il avait pris la résolution de divorcer, qu'il n'en avait rien dit surtout à celle qui allait être sacrifiée, que cet aveu lui était très-pénible, qu'il attendait le prince Eugène chargé de préparer sa mère, et que jusque-là il voulait que le secret le plus absolu fût gardé. Opinion de l'archichancelier Cambacérès sur le divorce. Le prince Cambacérès apprit avec un vif déplaisir cette grave détermination, car, ainsi que tout le monde, il aimait Joséphine, et il sentait bien que Napoléon, en la répudiant, allait s'éloigner davantage encore de son passé, passé qui était celui des saines idées, des desseins modérés, passé dans lequel étaient compris tous les hommes de la Révolution, et duquel Napoléon ne se séparerait pas sans rompre aussi avec eux. La même prudence qui l'avait porté à condamner la conversion du consulat en empire, le portait à condamner une alliance avec quelque ancienne dynastie, sentant bien que la plus sûre consolidation c'était la durée, et que la durée dépendait uniquement de la sagesse dans la conduite. Il fit quelques timides représentations fondées sur la faveur dont Joséphine jouissait en France, sur l'affection que lui avaient vouée le peuple et surtout les militaires, habitués à voir en elle l'épouse bienveillante de leur général; sur les souvenirs révolutionnaires qui se rattachaient à elle, sur le nouveau pas qu'il semblerait faire vers l'ancien régime en éloignant la veuve Beauharnais pour épouser une fille des Habsbourg ou des Romanoff. À toutes ces remarques, présentées d'ailleurs avec une extrême réserve, Napoléon répondit en maître absolu, dont la volonté planant sur le monde était en quelque sorte devenue le destin même. Il lui fallait un héritier: cet héritier obtenu, l'Empire, suivant lui, serait fondé définitivement. Le vieux conseiller du Premier Consul, confondu de la hauteur de son maître, se soumit en silence, dédommagé du reste par une bienveillance infinie, de l'inflexibilité des volontés qu'il avait essayé de combattre[37]. Il fut convenu qu'on se tairait jusqu'à l'arrivée du prince Eugène.

Entrevue de Napoléon avec Joséphine, et inquiétudes de celle-ci. L'infortunée Joséphine n'arriva que dans l'après-midi à Fontainebleau, déjà tout alarmée de n'avoir pas été reçue la première. Napoléon l'accueillit avec affection, mais avec l'embarras du pesant secret qu'il n'osait dire. Cette princesse, qui, sans avoir de l'esprit, avait un tact infini et la pénétration de l'intérêt personnel, se sentit pour ainsi dire frappée à mort. Entendant de toutes parts la foule des adulateurs, plus empressée à flatter à mesure que l'opinion commençait à blâmer, répéter qu'il fallait consolider l'Empire, voyant toutes choses tendre à ce qu'on appelait la stabilité, elle se remit à répandre les larmes qu'elle avait versées tant de fois, lorsque son triste avenir lui avait apparu. Sa fille, devenue reine de Hollande, malheureuse par les sombres défiances de son époux, séparée de lui, était accourue auprès de sa mère pour la consoler, et, en la trouvant si désolée, elle finissait presque par désirer pour elle l'explication, quelle qu'elle fût, de ce secret funeste. Spectacle de la cour à Fontainebleau. Une foule nombreuse remplissait Fontainebleau, et plus cette foule avait été alarmée des événements d'Espagne, de la bataille d'Essling, plus elle affectait de proclamer invincible celui qu'elle avait cru si près d'être vaincu. À l'entendre, personne n'avait craint, n'avait douté, n'avait été inquiet. Les Anglais avaient été ineptes, les Autrichiens follement présomptueux. Les Espagnols allaient être accablés. Du Pape, de l'inutile et odieuse violence qu'il avait subie, pas un mot. Napoléon ne voulant pas qu'on en parlât, on n'en parlait pas, afin que ce fût, comme il le commandait, chose de peu de conséquence, affaire de prêtres, qui n'était plus digne d'occuper la gravité du dix-neuvième siècle. Et puis toute conversation sur les affaires publiques finissait par une confidence à l'oreille, sur le malheur de voir le trône occupé par une souveraine fort attachante, mais stérile. Il fallait se garder de sonder la pensée du tout-puissant Empereur, mais il n'était pas possible qu'il ne songeât pas à compléter l'édifice qu'il avait élevé, en donnant un héritier à l'Empire. Tous les trônes de l'Europe, disait-on, s'empresseraient d'offrir la mère de ce futur maître de l'Occident, et alors cet enfant né, l'Empire serait éternel! Enfin, tandis que Paris commençait à parler, à contredire, tout en admirant encore, à Fontainebleau on se taisait, à moins que ce ne fût pour dire en un langage humble, banal, insipide, ce qu'on avait entrevu dans le regard dominateur de Napoléon.

Nov. 1809. Réunion de princes à Fontainebleau. Toute sa famille avait demandé à venir pour expier, ceux-ci quelques faiblesses ou quelques résistances, ceux-là quelques propos dont ils avaient été la cause involontaire. Jérôme, roi de Westphalie, avait mal dirigé le peu de mouvements militaires qu'il avait eu à exécuter; il avait trop dépensé pour ses plaisirs et pas assez pour son armée. Louis, roi de Hollande, non pour satisfaire à ses goûts de luxe, mais pour plaire à l'esprit parcimonieux des Hollandais, n'avait point entretenu assez de troupes, et surtout il avait favorisé, ou du moins nullement réprimé, le commerce interlope avec l'Angleterre. Murat, éloigné de l'armée pour régner à Naples, où il essayait de flatter toutes les classes de ses sujets, Murat avait, probablement sans le savoir, donné lieu à des propos transmis par la police jusqu'à Schœnbrunn. On disait que, dans la prévoyance d'une catastrophe sur le Danube, qui eût emporté la personne ou la fortune de Napoléon, MM. Fouché et de Talleyrand, tournant les yeux vers Murat, s'étaient entendus pour préparer sur la route d'Italie les relais qui devaient l'amener de Naples à Paris. Du reste, c'était moins à son ambition à lui qu'à celle de sa femme que se rapportaient ces propos. Napoléon avait accueilli Jérôme avec indulgence, bien que le sacrifice des affaires aux plaisirs fût à ses yeux le plus grave de tous les torts. Mais il pardonnait beaucoup au dévouement de ce frère, et il lui avait laissé espérer un arrangement avantageux relativement au Hanovre. Il avait été plus sévère envers Louis, qu'il estimait, mais dont la sombre indépendance, l'extrême asservissement aux volontés des Hollandais, devenaient pour la politique de la France une vraie défection. Il laissa entrevoir au roi de Hollande les plus sinistres résolutions relativement à son territoire. Quant à Murat, qu'il n'avait pas vu depuis longtemps et dont le nom, présent à la pensée de tous les intrigants, l'offusquait parfois, il lui avait témoigné son déplaisir, moins cependant à lui qu'à sa femme, dont l'esprit inquiet présageait plus d'une faute capitale. Amical d'ailleurs, comme il était toujours envers ses proches, il affectait davantage à leur égard l'attitude d'un maître. En avançant dans la vie, il avait vu de plus près, chez eux comme chez tous ceux qui l'entouraient, le fond des affections humaines; et, en approchant, sans le voir, mais en le pressentant quelquefois, du terme de sa grandeur, il semblait avoir contre tout le monde on ne sait quelle amertume cachée, que l'heureuse et prompte fin de la guerre d'Autriche n'avait pas suffi à dissiper, et qui se manifestait par une expression d'autorité plus absolue[38].

La famille de Napoléon n'était pas seule venue. Les rois ses alliés, ayant tous quelque intérêt à débattre, ou quelques remercîments à adresser, avaient demandé à le visiter. C'étaient le roi de Saxe, le roi et la reine de Bavière, le roi de Wurtemberg. L'Empereur avait répondu à leurs demandes de la façon la plus courtoise, et tout annonçait, pour la fin de l'automne, la plus brillante réunion à Paris de têtes couronnées. En attendant on avait à Fontainebleau une suite de fêtes magnifiques. Les spectacles, les bals, les chasses se succédaient sans interruption. La chasse au cerf surtout semblait, dans ce moment, le plaisir le plus agréable à Napoléon. Il passait à cheval des heures entières, et le faisait dire dans les journaux, parce que, pendant la dernière campagne, on avait douté de sa santé aussi bien que de sa fortune. Ayant voulu avoir le médecin Corvisart auprès de lui, autant pour jouir de sa conversation dans les loisirs de Schœnbrunn, que pour le consulter sur quelques douleurs sourdes, présage de la maladie dont il mourut douze ans plus tard, il avait donné lieu à beaucoup de vains propos sur l'état de sa santé. Pour démentir ces bruits il courait donc du matin au soir, se vantant de sa force qui était grande encore, et voulant qu'on y crût. L'aspect de sa personne avait singulièrement changé dès cette époque. Changements opérés dans la personne de Napoléon. De sombre et maigre qu'il était autrefois, il était devenu ouvert, assuré, plein d'embonpoint, sans que son visage fût moins beau. De taciturne il était devenu parleur abondant, et toujours écouté par l'esprit ravi des uns, par la bassesse docile des autres. De brusque et sec il était devenu impétueux, bouillant, quelquefois dur, quoique toujours calme dans le danger, et bon dès qu'il voyait souffrir. En un mot, sa toute-puissante nature s'était complétement épanouie, et elle allait décroître, comme sa fortune, car rien ne s'arrête. Enfin, au milieu de l'affluence empressée de sa cour, il avait distingué une ou deux femmes, et il s'était peu gêné pour montrer ses goûts, malgré les accès de jalousie de l'impératrice Joséphine, qu'il ne ménageait plus, qu'il désespérait même par sa manière d'être, comme s'il eût voulu la préparer à renoncer à lui, ou puiser lui-même dans des désagréments intérieurs le courage de rompre qu'il n'avait pas. Telle était sa vie au retour de la guerre d'Autriche, et l'éclat n'en était pas moins grand qu'après Tilsit, car il semblait que par des empressements sans bornes on cherchât à lui faire oublier les doutes conçus un moment sur sa prospérité.

Napoléon à Fontainebleau mêle les affaires aux plaisirs. Toujours travaillant, du reste, au milieu des plaisirs, il avait, de Fontainebleau même, donné ses ordres sur une quantité d'objets. Il avait accéléré l'organisation, la réunion et le déplacement des corps destinés pour l'Espagne, lesquels se composaient, ainsi qu'on l'a vu, de celui du général Junot dispersé d'Augsbourg jusqu'à Dresde, de celui du maréchal Bessières consacré à reprendre Walcheren, des réserves préparées dans le centre et l'ouest de l'Empire, des dragons provisoires, des jeunes régiments de la garde. Renforts envoyés en Espagne. Les Anglais ayant fini par se retirer entièrement des bouches de l'Escaut, en faisant sauter les bassins et les ouvrages de Flessingue, Napoléon avait définitivement mis les troupes de ligne de ce corps en marche vers le Midi, et dissous les gardes nationales, sauf quelques bataillons composés du petit nombre d'hommes à qui était venu le goût de servir. Il avait fait continuer l'évacuation de l'Autriche au fur et à mesure des payements effectués, et dirigé le corps du maréchal Oudinot sur Mayence, le corps du maréchal Masséna sur les Flandres, le corps du maréchal Davout sur les parties de l'Allemagne qui restaient encore à la France, telles que Salzbourg, Bayreuth, le Hanovre. Répartition des troupes revenues des provinces autrichiennes. Il voulait dissoudre le corps du maréchal Oudinot, composé de quatrièmes bataillons (sauf l'ancienne division Saint-Hilaire), pour rendre les quatrièmes bataillons à chaque régiment. Il avait renforcé et régularisé les belles divisions du corps du maréchal Masséna, voulant leur donner le littoral du continent à garder, depuis Brest jusqu'à Hambourg. Quant au corps du maréchal Davout, il l'avait réuni à la cavalerie, et se proposait de le faire vivre en Hanovre, ou aux dépens de ce pays, ou aux dépens du roi Jérôme, s'il cédait le Hanovre à celui-ci. Il avait dirigé le corps du maréchal Marmont sur le camp de Laybach, pour le faire vivre en Carniole. Soins donnés aux finances. Il cherchait ainsi les combinaisons les meilleures, pour ne pas diminuer réellement ses forces, et pour les rendre en même temps moins dispendieuses, car la guerre d'Autriche ne lui avait pas rapporté ce qu'il avait espéré (elle avait produit 150 millions à peu près), et l'expédition de Walcheren lui avait coûté beaucoup d'argent, pour l'armement et l'habillement des gardes nationales. Les finances étaient dans le moment le souci le plus vif de Napoléon, et la cause de la plupart de ses déterminations. Voulant mettre un terme aux affaires du continent, il traitait avec la Bavière pour la pacification du Tyrol, pour la répartition des territoires de Salzbourg, de Bayreuth, etc.; avec la Westphalie pour la cession du Hanovre; avec la Saxe pour le don de la Gallicie. Quelques arrangements territoriaux avec les princes alliés. Il demandait aux uns des dotations pour ses généraux, aux autres des moyens d'entretien pour ses armées, à tous un arrangement définitif, qui fît cesser les occupations extraordinaires de troupes, et procurât enfin au continent un aspect de paix et de stabilité. Pour tous ces arrangements on n'avait aucune difficulté à vaincre, car Napoléon donnait des territoires, et dès lors il était maître de fixer les conditions à volonté. Dans tous les cas on ne pouvait manquer d'être content.

Napoléon n'avait de difficulté sérieuse qu'avec son frère Louis. Il était irrité au dernier point des facilités accordées par ce dernier à la contrebande, et exigeait en punition qu'on lui livrât le territoire compris entre l'Escaut et le Rhin, d'Anvers à Breda, espérant se mieux garder contre la contrebande lorsqu'il aurait cette ligne, et menaçant même de prendre toute la Hollande, si les abus dont il se plaignait continuaient à se reproduire. Organisation du domaine extraordinaire. Il organisait le domaine extraordinaire, dirigé par M. Defermon, et formé avec le trésor de l'armée et les propriétés de tout genre qu'il s'était réservées en divers pays, pour faire ainsi reposer sur des bases durables la fortune de ses serviteurs. Enfin, Napoléon s'occupait de l'Église, et songeait à un nouvel établissement qui placerait son chef dans la situation des patriarches de Constantinople à l'égard des empereurs d'Orient. Suite des affaires de l'Église. Il avait fait traiter le Pape avec beaucoup d'égards, et lui avait envoyé, comme nous l'avons dit, son chambellan, M. de Salmatoris, avec une nombreuse livrée, pour qu'il fût entouré de tout l'éclat d'un souverain. Le Pape, revenu à sa douceur accoutumée après quelques jours d'irritation, mais persévérant dans sa résistance, avait répondu que le nécessaire lui suffisait, que l'éclat serait inconvenant dans sa nouvelle situation; que souverain il ne l'était plus, que prisonnier il y aurait de la dérision à l'entourer de magnificence; qu'un modeste entretien, celui qu'on accordait à des prisonniers qu'on respectait, suffirait pour sa personne et celle de ses serviteurs. On n'avait point écouté Pie VII, et sa maison était restée princière. Quant aux affaires de l'Église, le Pape avait refusé de se mêler d'aucune, tant qu'on ne lui aurait pas rendu un conseil de cardinaux, et un secrétaire d'État de son choix. Quant à l'institution des évêques, affaire toujours urgente, il avait également fermé l'oreille. Précédemment, et même depuis l'entrée du général Miollis à Rome, Pie VII avait consenti à instituer les évêques nommés par le gouvernement impérial, moyennant le retranchement d'une formalité toute de déférence, et qui avait rapport à l'Empereur. Ainsi il avait accordé la bulle qui institue l'évêque accepté par l'Église, celle qui s'adresse au clergé, celle qui s'adresse aux fidèles du diocèse, mais refusé celle qui s'adresse au souverain temporel dans les États duquel le nouveau prélat doit exercer ses fonctions. Napoléon proposait qu'il en fût ainsi désormais, mais le Pape avait même refusé ce terme moyen, depuis sa captivité à Savone. Les dispenses et tous les actes ordinaires s'accordaient à Rome par le cardinal di Pietro, laissé dans la capitale de l'Église pour y vaquer aux soins du gouvernement spirituel, conformément aux usages adoptés pour l'absence des papes. Napoléon ne s'était point ému de ces difficultés, et s'était flatté de les résoudre dès qu'il aurait Pie VII auprès de lui. Son projet était de l'amener à Fontainebleau, d'exercer là l'influence de la douceur, la séduction de l'esprit, puis de lui faire accepter un magnifique établissement à Saint-Denis, où le souverain pontificat serait entouré d'autant d'éclat qu'à Rome même. Persuadé qu'avec la force on fait tout, Napoléon s'était imaginé qu'après quelque résistance, le Pape, lorsqu'il verrait qu'il n'y avait rien à obtenir, finirait par se rendre; que les cardinaux, les grands personnages de l'Église, amenés à Paris à la suite du pontife, richement traités, finiraient eux aussi par préférer une situation opulente et respectée à la persécution, et que les Romains, auxquels il destinait une cour, la plus brillante après la sienne (nous dirons plus tard laquelle), se passeraient volontiers d'un pontificat qui les soumettait au gouvernement des prêtres; que les catholiques de France seraient flattés d'avoir le Pape chez eux, que les catholiques d'Europe, réduits à de bien autres sacrifices, se résigneraient à le voir en France, et qu'il en serait de ces vieilles habitudes catholiques, les plus anciennes, les plus enracinées, les plus opiniâtres chez les populations européennes, comme de l'une de ces frontières qu'il changeait à son gré, en écrivant un nouvel article de traité avec la pointe de son épée, le lendemain d'une victoire. Et faisant, selon son usage, suivre la conception de ses volontés de leur exécution immédiate, il avait renouvelé l'ordre de transférer à Paris les cardinaux siégeant à Rome, de quelque nation qu'ils fussent, les généraux d'ordre, Dominicains, Barnabites, Servites, Carmes, Capucins, Théatins, etc..., les membres des tribunaux de la Daterie et de la Pénitencerie. Il avait ordonné en outre que les archives si précieuses de la cour romaine, chargées sur cent voitures, fussent acheminées sur la route de Rome à Paris. Le ministre des cultes avait été envoyé à Saint-Denis, pour en visiter les bâtiments et combiner les moyens matériels d'un grand établissement. Toutefois, comme les consciences ne se prêtaient pas aussi facilement que Napoléon l'imaginait à ces nouveautés, et que le clergé n'osant résister ouvertement, employait une voie détournée pour exhaler son mécontentement, celle des missions extraordinaires, dans lesquelles on avait vu les royalistes du Midi et de la Bretagne accourir en foule, il avait interdit purement et simplement les missions, tant au dedans qu'au dehors de l'Empire.—«Pour le service du culte au dedans, avait-il dit, le clergé ordinaire suffit. Je présume assez de ses lumières et de son zèle pour croire qu'il n'a pas besoin de prédicateurs ambulants pour le suppléer. Quant au dehors, je n'ai pas le zèle du prosélytisme. Je me contente de protéger le culte chez moi. Je n'ai pas l'ambition de le propager chez autrui.»—Le cardinal Fesch ayant voulu faire sentir qu'une pareille interdiction alarmerait les fidèles beaucoup plus que tout ce qui les avait affligés jusqu'alors, Napoléon lui avait enjoint de s'abstenir de toute réflexion, et de donner le premier l'exemple de l'obéissance, car une simple apparence de résistance serait plus sévèrement réprimée chez lui que chez tout autre.

Napoléon se transporte de Fontainebleau à Paris pour y recevoir plusieurs souverains étrangers. Tandis que Napoléon, mêlant les affaires sérieuses aux plaisirs, les résolutions sensées d'une grande administration aux illusions d'une politique aveugle, se reposait dans la belle résidence de Fontainebleau des fatigues et des périls de la guerre, l'arrivée à Paris des souverains alliés le décida à s'y rendre pour les recevoir. C'étaient le roi et la reine de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, qui venaient se joindre aux princes parents, aux rois et reines de Hollande, de Westphalie, de Naples. Napoléon fit sa rentrée à Paris à cheval le 14 novembre. Il n'y avait point paru depuis son départ pour l'armée, le 12 avril. Les fêtes pour la paix s'ajoutant à tout l'éclat d'une réunion princière sans exemple, Paris jouit d'un automne brillant et qui arrivait à propos, après un été et un printemps qui n'avaient présenté que solitude et tristesse.

Napoléon se décide enfin au divorce. Mais, au milieu de ces fêtes, Napoléon préparait enfin la grande résolution qui devait tant coûter à son cœur, tant plaire à son orgueil, et si peu servir sa puissance, nous voulons parler du divorce et du mariage qui allait s'ensuivre. Les scènes de jalousie devenues plus vives à mesure que l'infortunée Joséphine croyait s'apercevoir qu'on lui cachait quelque chose de plus grave qu'une infidélité, irritaient Napoléon sans lui donner pourtant la force de rompre. Il s'y essayait en devenant plus froid, plus contenu, plus dur. Mais cet état lui était insupportable, et il avait hâte d'en finir. Napoléon mande le prince Eugène à Paris. Il fit partir pour Milan un courrier qui portait au prince Eugène l'ordre de venir sur-le-champ à Paris. Il y retint la reine Hortense, afin d'entourer Joséphine de ses enfants dans le moment difficile, et de lui préparer ainsi les consolations qu'il pensait devoir lui être les plus douces. Il concerte avec M. de Cambacérès les formes du divorce et avec M. de Champagny la négociation relative au choix d'une nouvelle épouse. Il manda l'archichancelier Cambacérès, M. de Champagny, et s'ouvrit séparément à eux, mais à eux seuls, de la résolution qu'il avait définitivement prise, et à laquelle ils étaient appelés à concourir chacun de son côté. Avec l'archichancelier Cambacérès il s'occupa de la forme du divorce. Il lui dit que Joséphine se doutait de ce qui se préparait, mais qu'il attendait le prince Eugène pour lui tout avouer; que jusque-là il désirait le secret le plus absolu, et qu'il voulait en finir immédiatement après. Il lui répéta ses raisons de divorcer, tirées de la nécessité d'assurer un héritier à l'Empire, un héritier incontesté, devant lequel se tairaient toutes les jalousies de famille. Il laissa voir encore toutes les illusions qu'il se faisait, attachant la durée non à la prudence, mais à un mariage, qui, bien qu'il eût son utilité, serait de peu d'importance contre l'Europe conjurée. Il parla du reste pour ordonner, non pour consulter, et montra la résolution où il était d'entourer cet acte des formes les plus affectueuses, les plus honorables pour Joséphine. Il ne voulait rien de ce qui pouvait ressembler à une répudiation, et n'admettait qu'une simple dissolution du lien conjugal, fondée sur le consentement mutuel, consentement fondé lui-même sur l'intérêt de l'Empire. Forme du divorce civil. Il fut convenu qu'après un conseil de famille, dans lequel l'archichancelier recevrait l'expression de la volonté des deux époux, un sénatus-consulte rendu par le Sénat, en forme solennelle, prononcerait la dissolution du lien civil, et que dans ce même acte le sort de Joséphine serait assuré magnifiquement. Napoléon avait décidé qu'elle aurait un palais à Paris, une résidence princière à la campagne, trois millions de revenu, et le premier rang entre les princesses après la future impératrice régnante. Il entendait la conserver auprès de lui, comme la meilleure et la plus tendre amie.

Difficulté attachée à la dissolution du lien religieux. Dans tous ces arrangements Napoléon avait oublié le lien spirituel, qu'il fallait dissoudre aussi pour que le divorce fût complet. Il ne paraissait pas y attacher grande importance, comptant que le secret avait été gardé par le cardinal Fesch et Joséphine sur la consécration religieuse qui avait été donnée à leur mariage la veille du couronnement. Mais le cardinal Fesch en avait parlé à l'archichancelier Cambacérès, et celui-ci fit sentir à Napoléon que les cours étrangères auxquelles il songeait à s'unir pourraient bien attacher à la question religieuse une importance qu'il n'y attachait pas lui-même, qu'il fallait donc s'occuper de dissoudre le lien spirituel comme le lien civil. Napoléon s'irrita beaucoup contre le cardinal Fesch, dit que la cérémonie faite sans témoins, dans la chapelle des Tuileries, n'avait aucune valeur, qu'elle avait uniquement eu pour but de tranquilliser la conscience du Pape, et que vouloir en ce moment lui créer un pareil obstacle, était une perfidie de son oncle le cardinal. Il fut néanmoins convenu que l'archichancelier Cambacérès, dès qu'on ne serait plus obligé de garder le secret, réunirait quelques évêques pour rechercher le moyen de dissoudre le lien spirituel sans recourir au Pape, duquel on ne pouvait rien attendre dans l'état des relations de l'Empire avec l'Église romaine.

Première préférence de Napoléon relativement au choix d'une nouvelle épouse. Napoléon s'occupa ensuite de la princesse qu'il appellerait à remplacer Joséphine sur le trône de France, et à cet égard il prit pour unique confident M. de Champagny, comme il avait pris le prince Cambacérès pour unique confident relativement aux questions de forme. Il fallait que le nouveau mariage, en lui donnant un héritier, et en servant ainsi sa politique de fondateur d'empire, servît aussi sa politique extérieure, en consolidant son système d'alliances. Il pouvait choisir une épouse ou dans les petites cours ou dans les grandes, comme font les monarques prépondérants. En cherchant leurs épouses dans les grandes cours, ils se renforcent de la bonne volonté des grands États, mais pas pour longtemps, ainsi que l'expérience le prouve, les grands États étant nécessairement jaloux les uns des autres, et les alliances de famille n'étant que des trêves à leurs jalousies. En s'alliant aux petites, ils s'attachent plus solidement les seules cours qui puissent leur être fidèles, parce que n'ayant pas de raison d'être jalouses, elles peuvent être fidèles quand leur intérêt toutefois est pleinement satisfait. En demandant sa nouvelle épouse à une cour secondaire, Napoléon avait un choix simple et honorable à faire, c'était celui de la fille du roi de Saxe, le prince allemand qui lui était le plus attaché, qui lui devait le plus, qui méritait le plus d'estime. La princesse était d'âge mûr, bien constituée, respectable dans ses mœurs. Tout était facile et sûr dans cette union, quoiqu'elle présentât peu d'éclat.

Raisons de Napoléon pour préférer une princesse russe. En portant ses regards vers les grandes cours, Napoléon ne pouvait choisir qu'entre l'Autriche et la Russie. Rien n'était plus noble, plus près de ce qu'on appelle légitimité, qu'une alliance avec l'Autriche, et cette alliance était possible, car les représentants de la cour de Vienne avaient insinué en cent façons que cette cour ne demanderait pas mieux que de s'unir à Napoléon. Mais les haines étaient bien récentes! On venait de s'égorger: s'embrasser, s'épouser sitôt après les batailles d'Essling et de Wagram, n'était-ce pas une inconséquence choquante pour le bon sens des peuples? D'ailleurs (et cette raison était la principale), c'était renoncer à l'alliance russe, qui depuis Tilsit faisait le fondement de la politique de l'Empire. Napoléon avait eu depuis six mois plus d'un sujet de froideur avec Alexandre, notamment dans la dernière guerre, où il en avait été si mal secondé; mais il regardait encore l'alliance russe comme la principale, comme celle qui lui suffisait pour tenir le continent enchaîné et l'Angleterre isolée, ne dût-elle, dans sa froideur, produire que la neutralité. Il voulait donc la conserver, tout en disant à l'empereur Alexandre, comme il n'avait pas manqué de le faire dans ses dernières communications, en quoi il avait lieu d'être content ou mécontent de lui. Un mariage avec la cour de Russie était naturellement indiqué par tout ce qui s'était passé auparavant. À Erfurt Napoléon avait amené l'empereur Alexandre à lui parler de son union possible avec une princesse russe, la grande-duchesse Anne, qui restait à marier. Le czar s'était montré, quant à lui, tout disposé à y consentir, et n'avait paru prévoir de difficultés que de la part de sa mère, princesse respectable, mais orgueilleuse, et remplie des préjugés de l'aristocratie européenne. Celle-ci s'était hâtée d'unir la grande-duchesse Catherine, princesse remarquable par la beauté, l'esprit, le caractère, et d'âge tout à fait propre au mariage, à un simple duc d'Oldenbourg, afin d'éviter une demande qu'elle entrevoyait, et qu'elle redoutait. Il était donc à craindre qu'elle ne fût guère disposée à donner sa seconde fille à Napoléon, n'ayant pas hésité à précipiter le mariage de la première, pour éviter une alliance contraire à ses sentiments personnels. Alexandre néanmoins avait promis ses bons offices et presque le succès, sans toutefois s'engager, résolu qu'il était à ne pas violenter sa mère. Là-dessus, comme nous l'avons dit en son lieu, on s'était quitté enchanté l'un de l'autre. Après de tels pourparlers, il était impossible de songer à une autre union sans rompre l'alliance, ce que Napoléon ne voulait pas. Il espérait d'ailleurs qu'un semblable mariage rendrait à l'alliance russe toute la chaleur qu'elle avait perdue, et toute l'influence qu'il en attendait sur l'Europe.

En conséquence, il ordonna à M. de Champagny d'écrire à Saint-Pétersbourg une dépêche qu'il chiffrerait de sa propre main, que M. de Caulaincourt, de son côté, déchiffrerait lui-même, qui resterait un secret pour tout le monde, même pour M. de Romanzoff, et qui ne serait connue que de l'empereur Alexandre en personne. Dans cette dépêche, datée du 22 novembre[39], M. de Champagny disait:

Dépêche à Saint-Pétersbourg, pour demander la main de la grande-duchesse Anne. «Des propos de divorce étaient revenus à Erfurt aux oreilles de l'empereur Alexandre, qui en parla à l'Empereur, et lui dit que la princesse Anne sa sœur était à sa disposition. S. M. veut que vous abordiez la question franchement et simplement avec l'empereur Alexandre, et que vous lui parliez en ces termes:

«Sire, j'ai lieu de penser que l'Empereur, pressé par toute la France, se dispose au divorce. Puis-je mander qu'on peut compter sur votre sœur? Que V. M. y pense deux jours, et me donne franchement sa réponse, non comme à l'ambassadeur de France, mais comme à une personne passionnée pour les deux familles. Ce n'est point une demande formelle que je vous fais, c'est un épanchement de vos intentions que je sollicite. Je hasarde, Sire, cette démarche, parce que je suis trop accoutumé à dire à V. M. ce que je pense, pour craindre qu'elle me compromette jamais.»

«Vous n'en parlerez pas à M. de Romanzoff, sous quelque prétexte que ce soit, et lorsque vous aurez eu cette conversation avec l'empereur Alexandre, et celle qui doit la suivre deux jours après, vous oublierez entièrement la communication que je vous fais. Il vous restera à me faire connaître les qualités de la jeune princesse, et surtout l'époque où elle peut être en état de devenir mère, car dans les calculs actuels six mois de différence font un objet. Je n'ai point besoin de recommander à V. E. le plus inviolable secret, elle sait ce qu'elle doit à cet égard à l'Empereur.»

Ces dépêches étant parties, et tout étant préparé pour amener la dissolution du mariage avec l'impératrice Joséphine, et la formation d'une nouvelle alliance avec une princesse russe, Napoléon attendait impatiemment l'arrivée du prince Eugène pour tout dire à Joséphine, lorsque le redoutable secret s'échappa comme malgré lui. Aveu imprévu de Napoléon à Joséphine, et communication à cette princesse du projet définitif de divorce. Chaque jour l'infortunée étant plus triste, plus agitée, plus importune dans ses plaintes, Napoléon, fatigué, coupa court à ses reproches, en lui disant qu'il fallait du reste songer à d'autres nœuds que ceux qui les unissaient, que le salut de l'Empire voulait enfin une grande résolution de leur part, qu'il comptait sur son courage et sur son dévouement pour consentir à un divorce, auquel il avait lui-même la plus grande difficulté à se résoudre. À peine ces terribles mots étaient-ils prononcés que Joséphine fondit en larmes, et tomba presque évanouie. L'Empereur appela sur-le-champ le chambellan de service, M. de Beausset, lui dit de l'aider à relever l'Impératrice qui était en proie à des convulsions violentes, et tous deux la soutenant dans leurs bras la transportèrent dans ses appartements. La reine Hortense appelée pour consoler sa mère. On avertit la reine Hortense, qui accourut auprès de l'Empereur, qu'elle trouva tout à la fois ému et irrité des obstacles opposés à ses desseins. Il dit brusquement, presque durement à la jeune reine, que son parti était pris, que les larmes, les cris ne changeraient rien à une résolution devenue inévitable, et nécessaire au salut de l'Empire. Il se montrait dur comme pour arrêter des pleurs devant lesquels il se sentait prêt à défaillir. La reine Hortense, dont la fierté souffrait en ce moment pour elle et pour sa mère, se hâta d'assurer l'Empereur que des pleurs, des cris, il n'en entendrait pas, que l'Impératrice ne manquerait pas de se soumettre à ses désirs, et de descendre du trône comme elle y était montée, par sa volonté; que ses enfants, satisfaits de renoncer à des grandeurs qui ne les avaient pas rendus heureux, iraient volontiers consacrer leur vie à consoler la meilleure et la plus tendre des mères. L'épouse infortunée du roi Louis avait bien des motifs pour parler ainsi. Mais en l'écoutant Napoléon ramené sur-le-champ d'une dureté qu'il affectait à l'émotion vraie qu'il ressentait au fond du cœur, se mit lui-même à répandre des larmes, à exprimer à sa fille adoptive toute la douleur qu'il éprouvait, toute la violence qu'il était obligé de se faire pour prendre le parti qu'il avait pris, toute la gravité des motifs qui l'avaient décidé à agir de la sorte, et la supplia de ne point le quitter, de rester auprès de lui, d'y rester avec le prince Eugène, pour l'aider à consoler leur mère, à la rendre calme, résignée, heureuse même, en devenant une amie, d'épouse qu'elle ne pouvait plus être. Napoléon raconta alors tout ce qu'il voulait faire pour elle, afin de lui dissimuler autant que possible le changement de situation qui allait suivre ce pénible divorce. Des palais, des châteaux, de magnifiques revenus, le premier rang à la cour après celui de l'impératrice régnante, tout cela si peu que ce fût, en descendant du trône, était quelque chose néanmoins pour l'esprit mobile et frivole de Joséphine. La reine Hortense, qui aimait tendrement sa mère, courut auprès d'elle pour essayer de la consoler, ou du moins d'atténuer sa douleur. Elle eut d'abondantes larmes à voir couler, et à verser elle-même. Pourtant Joséphine se montra plus calme les jours suivants. Elle attendait son fils. Tant qu'il n'était pas arrivé, tant qu'un acte solennel n'était pas intervenu entre elle et son époux, elle espérait encore. Napoléon, du reste, la comblait de soins maintenant que le terrible secret était révélé, et de manière à lui faire presque illusion.

Déc. 1809. Cependant les éclats de la douleur de Joséphine entendus par les serviteurs du palais avaient bientôt retenti dans les Tuileries, et des Tuileries dans Paris. D'ailleurs la joie de la famille Bonaparte toujours jalouse de la famille Beauharnais, se manifestant par des indiscrétions involontaires, aurait suffi pour tout révéler. Déjà même une cour ingrate et curieuse, devançant les propos du public, oubliait l'impératrice détrônée, pour ne s'occuper que de l'impératrice future, et la chercher sur tous les trônes de l'Europe. Napoléon voulait faire cesser une situation aussi pénible et aussi fausse, et n'attendait pour cela que l'arrivée du prince Eugène.

Arrivée à Paris du prince Eugène. Cet excellent prince arriva à Paris le 9 décembre. Sa sœur, accourue à sa rencontre, se jeta dans ses bras en lui annonçant le triste sort de leur mère. Il avait été jusque-là dans l'incertitude, et au lieu de prévoir un malheur, il avait été induit un moment à espérer le comble des grandeurs, car la princesse Auguste, son épouse, lui avait dit qu'on le mandait peut-être pour le déclarer héritier de l'Empire. Ses succès dans la dernière guerre avaient contribué à lui procurer cette courte illusion. Au surplus, ce prince, modéré dans ses désirs, en apprenant le motif qui le faisait mander à Paris, fut principalement affligé pour sa femme, car il était évident que si Napoléon avait pour successeur un fils, il n'amoindrirait pas l'héritage de ce fils, et n'en détacherait pas le royaume d'Italie. Il fallait donc non-seulement renoncer au trône de France, auquel il n'avait après tout ni aspiré, ni cru, mais au trône d'Italie, qu'une longue possession semblait l'avoir destiné à conserver comme patrimoine. Il se rendit néanmoins auprès de l'Empereur, résigné à tout, souffrant pour les siens bien plus que pour lui-même. Napoléon, qui l'aimait, le serra dans ses bras, lui expliqua ses motifs, lui démontra l'impossibilité de le faire régner lui Beauharnais sur les Bonaparte si difficiles à soumettre, et lui retraça ses projets pour conserver aux Beauharnais une existence conforme aux quelques années de grandeur dont ils avaient joui. Il conduisit ensuite les deux enfants de Joséphine à leur mère. Longue entrevue de la famille dans laquelle le divorce est définitivement convenu. L'entrevue fut longue et douloureuse.—Il faut que notre mère s'éloigne, répétait Eugène, comme déjà l'avait dit la reine de Hollande, il faut que nous nous éloignions avec elle, et que tous ensemble nous allions expier dans la retraite une grandeur éphémère, qui a troublé plus qu'embelli notre existence.—Napoléon, ému, bouleversé, pleurant comme eux, leur dit qu'il fallait au contraire rester auprès de lui, avec leur mère, dans tout l'éclat de situation où il voulait les maintenir, pour bien attester que Joséphine n'était ni répudiée ni disgraciée, mais sacrifiée à une nécessité d'État, et récompensée de son noble sacrifice par la grandeur de ses enfants, et par la tendre amitié de celui qui avait été son époux.—Après beaucoup d'exagérations, car les exagérations apaisent la douleur comme les larmes elles-mêmes, les enfants de Joséphine, comblés des témoignages d'affection de Napoléon, éprouvèrent un soulagement qui passa dans le cœur de leur mère. Un peu de calme succéda à ces violentes agitations, mais elles laissèrent sur le noble visage de Napoléon des traces profondes, dont furent frappés ceux qui ne le croyaient capable de concevoir dans son âme impérieuse que des volontés fortes et aucune affection tendre. Le sacrifice étant fait, il fallait le rendre irrévocable. Le 15 décembre fut le jour choisi pour consommer la dissolution du lien civil, d'après les formalités arrêtées avec l'archichancelier Cambacérès.

Cérémonie du divorce le 15 décembre. Le 15 au soir, toute la famille impériale se réunit dans le cabinet de l'Empereur aux Tuileries. Étaient présents l'impératrice mère, le roi et la reine de Hollande, le roi et la reine de Naples, le roi et la reine de Westphalie, la princesse Borghèse, le prince Eugène, le chancelier Cambacérès et le comte Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, ces deux derniers remplissant les fonctions d'officiers de l'état civil pour la famille impériale. Napoléon, debout, tenant par la main Joséphine qui était en pleurs, et ayant lui-même les larmes aux yeux, lut le discours suivant:

«Mon cousin le prince archichancelier, je vous ai expédié une lettre close en date de ce jour, pour vous ordonner de vous rendre dans mon cabinet, afin de vous faire connaître la résolution que moi et l'Impératrice, ma très-chère épouse, nous avons prise. J'ai été bien aise que les rois, reines et princesses, mes frères et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, ma belle-fille et mon beau-fils, devenu mon fils d'adoption, ainsi que ma mère, fussent présents à ce que j'avais à vous faire connaître.

»La politique de ma monarchie, l'intérêt et le besoin de mes peuples, qui ont constamment guidé toutes mes actions, veulent qu'après moi je laisse à des enfants, héritiers de mon amour pour mes peuples, ce trône où la Providence m'a placé. Cependant, depuis plusieurs années, j'ai perdu l'espérance d'avoir des enfants de mon mariage avec ma bien-aimée épouse l'impératrice Joséphine: c'est ce qui me porte à sacrifier les plus douces affections de mon cœur, à n'écouter que le bien de l'État, et à vouloir la dissolution de notre mariage.

»Parvenu à l'âge de quarante ans, je puis concevoir l'espérance de vivre assez pour élever dans mon esprit et dans ma pensée les enfants qu'il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien une pareille résolution a coûté à mon cœur; mais il n'est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage, lorsqu'il m'est démontré qu'il est utile au bien de la France.

»J'ai le besoin d'ajouter que loin d'avoir jamais eu à me plaindre, je n'ai au contraire qu'à me louer de l'attachement et de la tendresse de ma bien-aimée épouse. Elle a embelli quinze ans de ma vie; le souvenir en restera toujours gravé dans mon cœur. Elle a été couronnée de ma main; je veux qu'elle conserve le rang et le titre d'impératrice, mais surtout qu'elle ne doute jamais de mes sentiments, et qu'elle me tienne toujours pour son meilleur et son plus cher ami.»

Napoléon ayant cessé de parler, Joséphine, tenant un papier dans ses mains, essaya de le lire. Mais les sanglots étouffant sa voix, elle le transmit à M. Regnaud, qui lut les paroles suivantes:

«Avec la permission de mon auguste et cher époux, je dois déclarer que, ne conservant aucun espoir d'avoir des enfants qui puissent satisfaire les besoins de sa politique et l'intérêt de la France, je me plais à lui donner la plus grande preuve d'attachement et de dévouement qui ait été donnée sur la terre. Je tiens tout de ses bontés; c'est sa main qui m'a couronnée, et, du haut de ce trône, je n'ai reçu que des témoignages d'affection et d'amour du peuple français.

»Je crois reconnaître tous ces sentiments en consentant à la dissolution d'un mariage qui désormais est un obstacle au bien de la France, qui la prive du bonheur d'être un jour gouvernée par les descendants d'un grand homme, si évidemment suscité par la Providence pour effacer les maux d'une terrible révolution, et rétablir l'autel, le trône et l'ordre social. Mais la dissolution de mon mariage ne changera rien aux sentiments de mon cœur: l'Empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte, commandé par la politique et par de si grands intérêts, a froissé son cœur, mais l'un et l'autre nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie.»

Après ces paroles, les plus belles qui aient été prononcées en pareille circonstance, parce que, il faut le dire, jamais de vulgaires passions ne présidèrent moins à un acte de ce genre; après ces paroles, l'archichancelier dressa procès-verbal de cette double déclaration, et Napoléon embrassant Joséphine la conduisit chez elle, et l'y laissa presque évanouie dans les bras de ses enfants. Il se rendit immédiatement à la salle du conseil, où, conformément aux constitutions de l'Empire, un conseil privé était réuni pour rédiger le sénatus-consulte qui devait prononcer la dissolution du mariage de Napoléon et de Joséphine. Le sénatus-consulte rédigé dut être porté le lendemain au Sénat.

Consécration définitive du divorce de Napoléon avec Joséphine par un acte du Sénat. Il le fut en effet, et ce grand corps, réuni par ordre de l'Empereur, s'assembla pour recevoir la déclaration des deux augustes époux, et statuer sur leur résolution. La séance commença par la réception du prince Eugène comme sénateur. Nommé à l'époque de son départ pour l'Italie, il n'avait pas encore pris possession de son siége. On lui avait préparé quelques paroles dignes et simples qu'il prononça à l'occasion du nouveau sénatus-consulte. «Ma mère, ma sœur et moi, dit-il, nous devons tout à l'Empereur. Il a été pour nous un véritable père; il trouvera en nous, dans tous les temps, des enfants dévoués et des sujets soumis.

»Il importe au bonheur de la France que le fondateur de cette quatrième dynastie vieillisse environné d'une descendance directe, qui soit notre garantie à tous, comme le gage de la gloire de la patrie.

»Lorsque ma mère fut couronnée devant toute la nation par les mains de son auguste époux, elle contracta l'obligation de sacrifier toutes ses affections aux intérêts de la France. Elle a rempli avec courage, noblesse et dignité, ce premier des devoirs. Son âme a été souvent attendrie en voyant en butte à de pénibles combats le cœur d'un homme accoutumé à maîtriser la fortune, et à marcher toujours d'un pas ferme à l'accomplissement de ses grands desseins. Les larmes qu'a coûté cette résolution à l'Empereur suffisent à la gloire de ma mère. Dans la situation où elle va se trouver, elle ne sera pas étrangère, par ses vœux et par ses sentiments, aux nouvelles prospérités qui nous attendent, et ce sera avec une satisfaction mêlée d'orgueil qu'elle verra tout ce que ses sacrifices auront produit d'heureux pour sa patrie et pour son Empereur.»

Le sénatus-consulte fût adopté séance tenante. Il prononçait la dissolution du mariage contracté entre l'empereur Napoléon et l'impératrice Joséphine, maintenait à celle-ci le rang d'impératrice couronnée, lui attribuait un revenu de deux millions, et rendait obligatoires pour les successeurs de Napoléon les dispositions qu'il ferait en sa faveur sur la liste civile. Ces dispositions furent le don d'une pension annuelle d'un million payée par la liste civile, indépendamment des deux millions payés par le Trésor de l'État, l'abandon en toute propriété des châteaux de Navarre, de la Malmaison, et d'une foule d'objets précieux.

Le lendemain 17 décembre, toutes les pièces furent insérées au Moniteur, et la dissolution du mariage connue du public. On fut ému du sort de Joséphine, qui était aimée pour sa bonté, même pour ses défauts, conformes au caractère de la nation. Mais après un moment d'intérêt accordé à sa disgrâce, on ne songea plus qu'à deviner celle qui la remplacerait. L'opinion était partagée entre une princesse russe et une princesse autrichienne. En général, on croyait plus à l'union avec une princesse russe, se fondant, comme Napoléon lui-même, sur le motif de l'alliance avec la Russie. Retraite de Joséphine à la Malmaison, et de Napoléon à Trianon. Quant à la malheureuse Joséphine, elle s'était retirée à la Malmaison, où elle vivait entourée de ses enfants, qui cherchaient à la consoler, sans beaucoup y réussir. Napoléon était allé la voir dès le lendemain, et il continua de la visiter les jours suivants. Il crut devoir s'envelopper d'une sorte de deuil, et, quittant les hôtes illustres qui étaient venus à sa cour, il se retira à Trianon, pour y chasser, y travailler et y attendre la suite des négociations commencées. Nouvelles dépêches à Saint-Pétersbourg pour accélérer la réponse de la cour de Russie. De nouvelles dépêches avaient été expédiées à Saint-Pétersbourg le 17 (jour de l'insertion du sénatus-consulte au Moniteur), afin de presser la cour de Russie de répondre sur-le-champ par oui ou par non. Elles disaient que toutes les conditions seraient acceptées, même celles qui seraient relatives à la religion; qu'un seul point pourrait faire obstacle: c'était l'âge et la santé de la princesse, car avant tout on voulait un héritier; mais que si on pouvait espérer de son âge et de son état de santé qu'elle eût des enfants, et que si sa famille consentait à l'union proposée, il fallait que la réponse arrivât sans aucun retard, et qu'on célébrât immédiatement l'alliance désirée, la France ne devant pas être tenue plus long-temps dans l'incertitude.

Soins de l'archichancelier Cambacérès pour amener la dissolution du lien spirituel. L'archichancelier Cambacérès avait été chargé de poursuivre la dissolution du lien spirituel, afin de lever les scrupules des cours de religion catholique, si on était ramené à une princesse de cette religion. Pour le lien spirituel ainsi que pour le lien civil, l'annulation du mariage fondée sur une raison de forme, ou sur une raison de grand intérêt public, avait été préférée au divorce ordinaire, comme plus honorable pour Joséphine, et plus conforme aux idées religieuses qui dominaient. La résolution de se passer de l'intervention du Pape avait également prévalu. L'archichancelier Cambacérès, fort expert en ces matières, et en général dans toutes celles qui exigeaient du savoir, de la prudence et une grande fertilité d'expédients, réunit une commission de sept évêques, auxquels il soumit le cas dont il s'agissait. Formation d'une commission de sept prélats pour régler la forme du divorce religieux. C'étaient l'évêque de Montefiascone (cardinal Maury), l'évêque de Parme, l'archevêque de Tours, l'évêque de Verceil, l'évêque d'Évreux, l'évêque de Trêves, l'évêque de Nantes. Ces savants hommes, après un examen approfondi, reconnurent que, si pour dissoudre un mariage régulier dans un grand intérêt d'État, la seule autorité compétente était le Pape, l'autorité de l'officialité diocésaine suffisait pour un mariage irrégulier, comme celui dont il s'agissait. Or, la cérémonie occulte qui avait été célébrée dans une chapelle des Tuileries, sans témoins[40], sans consentement suffisant des parties contractantes, ne pouvait, quoi qu'en dît le cardinal Fesch, constituer un mariage régulier. Il fallait donc en poursuivre l'annulation pour défaut de forme, devant l'officialité diocésaine en première instance, et devant l'autorité métropolitaine en seconde instance.

L'annulation du mariage poursuivie devant l'autorité diocésaine pour cause d'irrégularité de forme. En conséquence de cet avis, une procédure canonique fut instruite sans bruit, à la requête de l'archichancelier, représentant de la famille impériale, pour parvenir à l'annulation du mariage religieux existant entre l'empereur Napoléon et l'impératrice Joséphine. On entendit des témoins. Ces témoins furent le cardinal Fesch, MM. de Talleyrand, Berthier et Duroc, le premier sur les formes observées, les trois autres sur la nature du consentement donné par les parties. Le cardinal Fesch déclara s'être fait remettre par le Pape des dispenses pour l'inobservance de certaines formes dans l'accomplissement de ses fonctions de grand aumônier, ce qui justifiait, suivant lui, l'absence de témoins et de curé. Quant au titre, il en affirmait l'existence, et par là rendait inutile la précaution qu'on avait prise de retirer des mains de Joséphine le certificat de mariage qui lui avait été délivré par le cardinal Fesch, et que ses enfants avaient obtenu d'elle avec beaucoup de peine. MM. de Talleyrand, Berthier et Duroc affirmaient que Napoléon leur avait dit à plusieurs reprises n'avoir voulu consentir qu'à une pure cérémonie, pour rassurer la conscience de Joséphine et celle du Pape, mais que son intention formelle à toutes les époques avait été de ne point compléter son union avec l'Impératrice, ayant la malheureuse certitude d'être obligé bientôt de renoncer à elle, dans l'intérêt de son empire. Ces témoignages relataient des circonstances de détails qui ne laissaient aucun doute à ce sujet.

Motifs sur lesquels se fonde l'autorité diocésaine pour prononcer la nullité du mariage religieux entre Joséphine et Napoléon. L'autorité ecclésiastique, tout examen fait, reconnut qu'il n'y avait pas consentement suffisant; mais, par respect pour les parties, elle ne voulut point s'appuyer spécialement sur cette nullité. Elle s'attacha à d'autres nullités tout aussi importantes, et qui provenaient de ce qu'il n'y avait point eu de témoins, point de propre prêtre, c'est-à-dire pas de curé de la paroisse (seul ministre accrédité par le culte catholique pour donner authenticité au mariage religieux). Elle déclara que les dispenses accordées au cardinal Fesch comme grand aumônier, d'une manière générale, n'avaient pu lui conférer les fonctions curiales, et que dès lors le mariage était nul pour défaut des formes les plus essentielles. En conséquence, le mariage fut cassé devant les deux juridictions diocésaine et métropolitaine, c'est-à-dire en première et seconde instances, avec la décence convenable, et la pleine observance du droit canonique.

Napoléon était donc libre, sans avoir recouru à rien de ce qui a déshonoré dans l'histoire les répudiations de princesses, sans avoir recouru à la forme du divorce, peu conforme à nos mœurs, et avec tous les égards dus à l'épouse infortunée qui avait si long-temps partagé et embelli sa vie, comme il venait de le dire lui-même. Du reste on ne lui demandait pas tous ces scrupules. On ne lui demandait que son nouveau choix, pour savoir ce qu'il faudrait penser de l'avenir. Il attendait lui-même pour le connaître les réponses de Saint-Pétersbourg, et s'impatientait de ne pas les recevoir.

Négociations à Saint-Pétersbourg pour obtenir la main de la grande-duchesse Anne. La communication dont avait été chargé M. de Caulaincourt était délicate et difficile, et quoique la grande faveur dont il jouissait auprès de l'empereur Alexandre lui facilitât toutes choses, cependant les circonstances n'étaient pas heureusement choisies pour réussir. La dernière guerre avait fort altéré l'alliance des deux cours. Dispositions politiques de la cour de Russie à la suite de la campagne de 1809. D'abord, si les choses s'étaient mieux passées cette année en Finlande, si une révolution que nous ferons connaître plus tard avait renversé du trône le roi de Suède, amené la paix et la cession de la Finlande à la Russie, les événements en Orient étaient moins favorables à l'ambition russe, et, depuis qu'on avait donné à l'empereur Alexandre toute liberté à l'égard de la Turquie, il n'avait presque fait aucun progrès sur le Danube, de manière que la Moldavie et la Valachie, bien que concédées par Napoléon, n'étaient pas encore conquises sur les Turcs. On était donc un peu moins satisfait de l'alliance française à Saint-Pétersbourg, quoiqu'on n'eût à se plaindre que de soi, et non de cette alliance, qui avait tout accordé. Secondement, Napoléon, mécontent du peu de concours qu'il avait reçu de son allié, l'avait traité avec quelque négligence pendant la campagne, ne lui avait écrit qu'après qu'elle avait été finie, et avait mis une singulière hauteur à relever, sans toutefois s'en plaindre, l'inefficacité des secours russes. Alexandre, obligé d'avouer ou l'insuffisance de son gouvernement, ou sa mauvaise volonté, et préférant de beaucoup faire le premier aveu que le second, en avait infiniment souffert dans son amour-propre.—Que voulait-on, répétait-il sans cesse, que je fisse? Mes affaires en Finlande, en Turquie, n'ont pas été mieux menées que celles de Pologne pour l'empereur Napoléon. Pouvais-je faire pour lui plus que je n'ai fait pour moi-même?...—Et il alléguait pour s'excuser du peu de services qu'il avait rendus à Napoléon, les distances, les saisons, l'infériorité de l'administration russe, qui ne présentait ni en personnel ni en matériel les ressources de l'administration française. Mais ce qui, plus que tout le reste, avait blessé l'empereur Alexandre, c'étaient les conditions de la paix conclue avec l'Autriche, et l'agrandissement de près de deux millions de sujets accordé au grand-duché de Varsovie. Il avait vu là, et on avait vu à Saint-Pétersbourg, encore plus que lui, un présage certain du rétablissement prochain de la Pologne, et pendant quinze jours la cour de Russie avait retenti de cris violents contre la France, au point que M. de Caulaincourt osait à peine se montrer. Le don à la Russie d'un lot de quatre cent mille sujets n'avait paru qu'un leurre, destiné à couvrir le rétablissement de la Pologne, que les opposants disaient même complétement réalisé par la réunion de la Gallicie au grand-duché de Varsovie. Alexandre, moins touché de ses propres ombrages que de ceux qu'on ressentait autour de lui, n'avait cessé de se plaindre depuis le dernier traité de Vienne, et de demander des garanties contre le fâcheux avenir qu'on lui laissait entrevoir.

Projet d'une convention par laquelle Napoléon devait s'engager à ne jamais rétablir la Pologne. On lui avait remis une lettre fort rassurante de Napoléon, lettre dont il avait fait confidence aux principaux personnages de la cour de Russie: mais les déclarations contenues dans cette lettre n'étant, lui disait-on, que des paroles, il avait été obligé de demander de l'officiel (expression textuelle). On avait consenti à lui en donner; et M. de Caulaincourt, après de vives instances de sa part, avait été autorisé d'une manière générale à signer une convention relative à la Pologne. Il s'était laissé entraîner à en signer une, qui devait être dans l'avenir un lien des plus embarrassants pour Napoléon. Dans cette convention, il était dit que le royaume de Pologne ne serait jamais rétabli; que les noms de Pologne et de Polonais disparaîtraient dans tous les actes, et ne seraient plus employés désormais; que le grand-duché ne pourrait s'agrandir plus tard par l'adjonction d'aucune portion des anciennes provinces polonaises; que les ordres de chevalerie polonais seraient abolis; qu'enfin tous ces engagements lieraient le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie, comme Napoléon lui-même[41]. Cette étrange convention, qui exposait Napoléon à un rôle si singulier aux yeux des Polonais, n'avait pu être refusée aux ardentes prières de l'empereur Alexandre, qui avait paru décidé à rompre l'alliance si elle n'était pas ratifiée.

Accueil fait par Alexandre à la demande de la main de la grande-duchesse Anne, et promesse d'employer ses bons offices auprès de l'impératrice mère. C'est dans cette situation, un peu avant la rédaction définitive de la convention précitée, au milieu même des débats de cette rédaction, que survint la demande que M. de Caulaincourt était chargé de faire à la cour de Russie. Ayant reçu du 8 au 9 décembre le premier courrier de Paris, il ne put voir immédiatement l'empereur Alexandre, qui était absent de Saint-Pétersbourg. Il en obtint une audience dès son retour, et lui fit directement l'ouverture dont il était chargé[42]. L'empereur Alexandre, un peu surpris, ne nia point l'espèce d'engagement pris à Erfurt, engagement qui, sans garantir le succès, l'obligeait à tenter un effort auprès de sa mère, pour obtenir la main de la grande-duchesse Anne. Il témoigna le désir et même la forte espérance de réussir; mais il voulut avoir du temps et la liberté de s'y prendre comme il l'entendrait, pour parvenir à ses fins. Soit qu'il fût sincère dans les grands ménagements qu'il affectait envers sa mère, soit que ce fût une manière de se préparer au besoin des moyens de refus, il dit qu'il ne parlerait point au nom de l'empereur Napoléon, mais en son nom propre; qu'il se présenterait non comme intermédiaire d'une demande déjà faite, mais d'une demande possible, probable même, et chercherait à obtenir le consentement de sa mère, en alléguant l'intérêt de sa politique plutôt que l'intention de satisfaire à un vœu exprimé par l'empereur des Français. Après avoir comblé M. de Caulaincourt de témoignages qui devaient être transmis à Napoléon, il ajourna sa réponse, en la promettant aussi prompte que possible.

Que l'empereur Alexandre, qui aimait sa mère et en était aimé, bien qu'une certaine jalousie d'autorité existât entre eux, lui fît un mystère d'un événement aussi important pour la famille impériale, c'était peu vraisemblable. Il est probable qu'il voulait, dans le cas où l'alliance de famille avec Napoléon ne conviendrait pas, que l'amour-propre des deux cours fût moins engagé, sa mère étant supposée avoir fait un refus à l'empereur Alexandre, et non à l'empereur Napoléon, qui n'aurait pas figuré dans la négociation. Il est probable surtout qu'il voulait se réserver une liberté plus grande, afin de faire payer son consentement d'un plus haut prix, et ce prix est celui qui a été indiqué précédemment, la convention relative à la Pologne.

Janv. 1810. M. de Caulaincourt écrivit donc à Paris le 28 décembre que ses ouvertures avaient été parfaitement accueillies, que tout en faisait espérer le succès, mais qu'il fallait des ménagements infinis, et un peu de patience. Pressé par les courriers de M. de Champagny qui se succédaient sans interruption, il usa des latitudes qui lui étaient données, et fit savoir à la cour de Russie qu'on accepterait toutes les conditions, même celles qui découleraient de la différence de religion. Il vit de nouveau l'empereur, qui lui parut satisfait du résultat de ses premières ouvertures, qui présenta comme à peu près certain le consentement de sa mère, comme tout à fait assuré celui de sa sœur la grande-duchesse Catherine, et comme très-prochain le consentement général et officiel de toute la famille impériale. Néanmoins l'empereur Alexandre réclama encore quelques jours pour s'expliquer d'une manière définitive. Il était évident que l'empereur Alexandre allait finir par consentir, puisqu'il donnait comme acquis le consentement de sa mère et de sa sœur, les seuls qui fissent difficulté; il était évident qu'il n'oserait pas faire pour son propre compte un refus qui, en blessant l'orgueil si sensible de Napoléon, amènerait une rupture de l'alliance, un changement total de politique, la perte de ses plus chères espérances à l'égard de l'Orient, et enfin une alliance alarmante de la France avec l'Autriche. Les déplaisances tout aristocratiques qu'on pouvait trouver dans une alliance avec une dynastie nouvelle, fort atténuées d'ailleurs par l'incomparable gloire de Napoléon, ne valaient certainement pas le sacrifice des plus grands intérêts de l'Empire. Lenteurs d'Alexandre, qui veut évidemment faire dépendre le mariage de sa sœur de l'acceptation de la convention relative à la Pologne. Il n'y avait donc pas de doute quant au consentement définitif, mais la convention relative à la Pologne était le motif manifeste qui retenait encore Alexandre. On était parvenu, après des difficultés de rédaction de tout genre, à s'entendre sur cette convention, mais ce prince ne voulait pas s'engager, quant au mariage, avant de tenir dans ses mains le prix essentiel de l'alliance, c'est-à-dire la ratification de la convention qui le délivrerait du danger de voir s'élever sur ses frontières un royaume de Pologne. Il avait demandé dix jours d'abord, puis il demanda dix jours encore, et promit de s'être expliqué dans la seconde moitié de janvier. La première ouverture datait du milieu de décembre.

Effet que produisent sur Napoléon les lenteurs calculées de l'empereur Alexandre. Napoléon, qui avait écrit le 22 novembre, qui comptait sur une réponse vers la fin de décembre, ou le commencement de janvier (les courriers mettaient alors 12 et 14 jours pour aller de Paris à Saint-Pétersbourg), était fort impatient de savoir à quoi s'en tenir, et déjà un peu blessé des lenteurs qu'on mettait à s'expliquer avec lui. Il se regardait comme supérieur à tous les princes de son temps, non pas seulement par le génie (ce qui n'était pas en question), mais par la situation que ce génie lui avait faite. Il croyait qu'on devait accepter sa main dès qu'il consentait à l'offrir, et ces affectations de ménagements pour une vieille princesse, qui en réalité dépendait d'Alexandre, le disposèrent assez peu favorablement. Une circonstance contribuait surtout à lui faire prendre en plus mauvaise part l'hésitation vraie ou calculée de la Russie, c'était l'empressement que manifestaient les autres cours auxquelles il pouvait s'allier.

Empressement des autres cours à s'unir à Napoléon. La maison de Saxe, bien entendu, ne demandait pas mieux. En consentant à donner sa fille, princesse d'un âge déjà un peu avancé, mais parfaitement élevée, et constituée de façon à faire espérer une prompte et saine postérité, le vieux roi de Saxe semblait ne pas faire un sacrifice à la politique, mais céder à un penchant de son cœur. Il avait en effet conçu pour Napoléon un véritable attachement.

Désir ardent de l'Autriche de former avec Napoléon une alliance de famille. De la part de l'Autriche, les démonstrations n'étaient pas moins favorables. Des communications indirectes s'étaient établies avec cette cour, et avaient appris que son désir de s'allier à Napoléon était des plus vifs. Le prince de Schwarzenberg, passé de l'ambassade de Saint-Pétersbourg à l'ambassade de Paris, venait d'arriver en France, et avait éprouvé en y arrivant le chagrin d'y représenter une cour vaincue, et qui allait l'être bien plus encore, si l'alliance de la France avec la Russie devenait plus étroite. C'était cette alliance qui avait fait échouer la dernière levée de boucliers de l'Autriche; c'était cette alliance continuée qui allait la maintenir dans un état de nullité complète, et peut-être la livrer à un avenir inconnu. Un mariage avec la France, quand il ne rendrait pas à l'Autriche une situation bien forte, ferait cesser au moins l'alliance de la France avec la Russie, assurerait d'ailleurs la paix dont on avait grand besoin, et dissiperait les craintes plus ou moins fondées que l'événement de Bayonne avait inspirées à toutes les anciennes dynasties. Aussi tous les négociateurs autrichiens, tant civils que militaires, avaient-ils fait à cet égard des insinuations qui n'avaient pas été accueillies par Napoléon, tout plein alors de l'idée d'un mariage russe, mais qui étaient restées en sa mémoire. M. de Metternich, devenu premier ministre à la place de M. de Stadion, familiarisé à Paris avec les princes et princesses d'origine récente, n'ayant contre ceux-ci aucun des préjugés des anciennes cours, aurait voulu naturellement inaugurer son ministère par un mariage de si grande conséquence politique; et le prince de Schwarzenberg, informé des dispositions de ce premier ministre, désirait autant que lui substituer l'Autriche à la Russie, dans la nouvelle intimité qui allait, croyait-on, dominer l'Europe. Secrètes communications avec le prince de Schwarzenberg, qui révèlent les désirs de l'Autriche. Mais arrivé à Paris, il voyait avec chagrin le prince Kourakin caressé, flatté, comme le représentant de la cour avec laquelle on allait contracter mariage, et sa situation, déjà fâcheuse par suite de la dernière guerre, devenir plus fâcheuse encore par suite de l'union qui se préparait. On avait été informé de ces dispositions par le secrétaire de la légation autrichienne, M. de Floret, lequel en avait parlé à M. de Sémonville, et celui-ci se mêlant le plus qu'il pouvait de toutes choses, avait redit à M. Maret ce qu'il avait appris de M. de Floret. On avait de plus sous la main un Français fort lié avec M. de Schwarzenberg, c'était M. de Laborde, fils du célèbre banquier du dix-huitième siècle, établi en Autriche pendant la Révolution, et récemment rentré en France. M. de Laborde était fort connu de M. de Champagny, qui l'employa en cette circonstance pour parvenir à pénétrer exactement les dispositions de l'Autriche. Le prince de Schwarzenberg fit part à M. de Laborde de ses inquiétudes, de ses déplaisirs, du chagrin qu'il avait de remplir à Paris une mission qui devenait des plus désagréables, surtout le mariage avec une princesse russe semblant assuré, d'après toutes les apparences. M. de Laborde se hâta de rapporter ces détails à M. de Champagny, qui l'autorisa à insinuer que le choix de l'empereur Napoléon n'avait rien de définitif, que tout ce qu'on disait dans le public était très-hasardé, et qu'il n'était pas impossible que la politique de l'Empereur le ramenât bientôt vers une alliance autrichienne. Ces paroles, redites, sans caractère officiel, avec beaucoup d'adresse, comme bruits recueillis à bonne source, causèrent une grande satisfaction au prince de Schwarzenberg, qui se hâta d'écrire à Vienne, pour savoir comment il devrait accueillir une demande de mariage, si le sort des négociations lui en faisait arriver une.

Partage d'opinions dans la cour de Napoléon, sur le meilleur choix à faire entre une princesse russe et une princesse autrichienne. Pendant ces négociations avec la cour de Saint-Pétersbourg, et ces secrètes communications avec la cour d'Autriche, la croyance à un mariage russe était généralement établie à Paris, mais les désirs fort partagés entre une princesse russe et une princesse autrichienne. La plupart de ceux qui entouraient Napoléon se faisaient une opinion suivant leur position, leur passé, leurs intérêts; quelques-uns, en petit nombre, suivant leur prévoyance désintéressée. Tous ceux qui avaient une affinité quelconque avec l'ancien régime, comme M. de Talleyrand, par exemple, et qui voyaient dans un mariage autrichien un pas de plus en arrière, opinaient pour une fille de l'empereur François. M. de Talleyrand avait en outre un penchant invariable pour l'Autriche contre les puissances du Nord, et des liaisons avec cette cour, qui souvent avaient paru suspectes à Napoléon. M. Maret, que M. de Talleyrand traitait avec un extrême dédain, se trouvait cette fois d'accord avec lui, et tous deux semblaient s'être entendus pour tenir le même langage. M. Maret n'avait pas d'autre raison que d'avoir été l'intermédiaire par MM. de Sémonville et de Floret des premières confidences de l'Autriche. Dans la famille impériale, la famille Beauharnais tout entière inclinait pour l'Autriche, et sur une question qui n'aurait jamais dû provoquer de sa part aucun avis, elle se hâtait d'en avoir un et de l'exprimer avec une étrange vivacité. Son motif vrai c'était le désir d'une paix durable en Italie et en Bavière, ce qui pour le prince Eugène et son beau-père était d'un fort grand intérêt. Bien que le prince Eugène ne fût pas destiné à régner en Italie si Napoléon avait un héritier direct, il était appelé à gouverner ce royaume, en qualité de vice-roi, pendant la vie de Napoléon, c'est-à-dire pendant vingt ou trente ans (on supposait alors cette durée à son règne et à sa vie), et il souhaitait que ce royaume ne fût pas comme dans la dernière guerre exposé à voir les Autrichiens à Vérone. Joséphine, qui se dédommageait de sa chute par son ardeur à servir les intérêts de ses enfants, avait fait à ce sujet les plus indiscrètes ouvertures à madame de Metternich, qui n'avait pas quitté Paris.

Au contraire, tout ce qui tenait à la Révolution, tout ce qui aimait peu l'ancien régime, tout ce qui appréhendait un trop complet retour vers le passé, tout ce qui avait aussi quelque prévoyance militaire et politique, souhaitait un mariage avec la Russie. La famille Murat, gouvernée surtout par la reine de Naples, craignait que bientôt une princesse autrichienne n'apportât au milieu de la cour impériale une morgue dont auraient à souffrir les princes et princesses de la famille Bonaparte, qui n'avaient pas comme Napoléon leur gloire personnelle pour les rehausser. L'archichancelier Cambacérès, resté par goût et par sagesse attaché à ce qu'il y avait de fondamental dans la révolution de 1789, craignant toujours les penchants ambitieux de Napoléon et ses faiblesses cachées sous sa grandeur, partageait l'éloignement des Bonaparte pour un mariage autrichien, qui était une sorte d'alliance avec l'ancien régime. De plus, son tact particulier pour juger de l'esprit du pays ne lui faisait pressentir aucun avantage pour Napoléon à ressembler en quelque chose à Louis XVI, et sa sagacité politique lui faisait entrevoir que celle des deux puissances dont l'alliance serait écartée deviendrait bientôt une ennemie; que si c'était l'Autriche, il n'y aurait à cela rien de nouveau ni de bien redoutable; que si c'était la Russie, la chose serait plus grave, car quoiqu'on eût trouvé deux fois le chemin de Vienne, on n'avait pas encore trouvé celui de Saint-Pétersbourg. Mais, chose singulière, il fallait déjà du courage pour conseiller à Napoléon le mariage russe, tant un secret instinct apprenait à tous que le mariage avec une archiduchesse était celui qui devait flatter le plus l'amour-propre d'un empereur qui n'était pas légitime (suivant la langue de ceux auxquels il voulait ressembler), et qui tenait à le devenir autrement encore que par la gloire.

Au milieu des opinions contraires qui se manifestent autour de lui, Napoléon est incertain, et attend avec impatience des réponses de Russie. Cependant au milieu de ces opinions contraires Napoléon flottait incertain. On devinait véritablement ses secrètes faiblesses, quand on croyait que la fille des Césars était celle qui flatterait le plus sa vanité, parce qu'elle le rapprocherait le plus de la situation d'un Bourbon. Mais sa prévoyance, que ses faiblesses ne pouvaient pas obscurcir, lui faisait sentir, bien que les armées autrichiennes se fussent vaillamment conduites dans la dernière guerre, que se brouiller avec la Russie était beaucoup plus grave que de rester brouillé avec l'Autriche, et que la guerre avec l'une était une affaire plus périlleuse que la guerre avec l'autre. Il désirait donc l'alliance avec les Romanoff, bien que moins conforme à ses idées aristocratiques; mais les retards qu'on mettait à lui répondre lui inspiraient une humeur qu'il avait peine à contenir, et qui pouvait à tout moment amener une détermination brusque et imprévue.

Conseil des grands de l'Empire, assemblé pour discuter le choix d'une épouse. Dans cet état d'incertitude d'esprit, il provoqua aux Tuileries un conseil privé, pour entendre l'avis de tout le monde, désirant presque, lui qui était en général si résolu, trouver dans l'opinion d'autrui des raisons de se décider.

Le conseil fut subitement convoqué un dimanche, 21 janvier, au sortir de la messe. On y appela les grands dignitaires de l'Empire, parmi les ministres celui des affaires étrangères, et le secrétaire d'État Maret remplissant les fonctions de secrétaire du conseil; enfin, les présidents du Sénat et du Corps Législatif, MM. Garnier et de Fontanes. Napoléon, grave, impassible, assis dans le fauteuil impérial, avait à sa droite l'archichancelier Cambacérès, le roi Murat, le prince Berthier, M. de Champagny, à sa gauche l'architrésorier Lebrun, le prince Eugène, MM. de Talleyrand, Garnier, de Fontanes; M. Maret, fermant le cercle, était assis à l'extrémité de la table du conseil, vis-à-vis de l'Empereur.

—Je vous ai réunis, dit Napoléon, pour avoir votre avis sur le plus grand intérêt de l'État, sur le choix de l'épouse qui doit donner des héritiers à l'Empire. Écoutez le rapport de M. de Champagny, après quoi vous voudrez bien me donner chacun votre opinion.—M. de Champagny présenta un rapport disert et développé sur les trois alliances entre lesquelles il s'agissait de choisir: l'alliance russe, l'alliance saxonne, l'alliance autrichienne. Il affirma que les trois étaient également possibles, les trois cours étant également bien disposées (assertion un peu exagérée quant à la Russie, mais suffisamment vraie pour qu'on pût la présenter comme telle à ce conseil). Il compara ensuite les avantages personnels des trois princesses. La princesse saxonne était un modèle de vertus, un peu avancée en âge, mais parfaitement constituée. La princesse autrichienne avait dix-huit ans, une excellente constitution, une éducation digne de son rang, des qualités douces et attachantes. La princesse russe était un peu jeune, âgée d'environ quinze ans, douée, disait-on, des qualités désirables dans une souveraine, mais d'une religion qui n'était pas celle de la France, ce qui entraînerait plus d'un embarras, celui notamment d'une chapelle grecque aux Tuileries. Quant aux avantages politiques, M. de Champagny n'hésita pas. Il n'en voyait, il n'en montra que dans l'alliance avec la cour d'Autriche. Il parla sur ce sujet en ancien ambassadeur de France à Vienne.

Après ce rapport il y eut un grand silence, personne n'osant parler le premier, et chacun attendant, pour ouvrir la bouche, une invitation de l'Empereur. Napoléon se mit alors à recueillir les voix, en commençant par la gauche, c'est-à-dire par le côté où allaient être exprimés les avis les moins sérieux, bien que M. de Talleyrand s'y trouvât. Il se réservait les avis les plus graves pour les derniers. L'architrésorier Lebrun, vieux royaliste, resté tel à la cour impériale quoique très-dévoué à l'Empire, sortit d'une sorte de somnolence, qui lui était habituelle, pour émettre une opinion qui ne manquait pas de sens. Je suis pour la princesse saxonne, dit-il, cette princesse ne nous engage dans la politique de personne, ne nous brouille avec personne, et de plus est de bonne race. L'architrésorier n'en dit pas davantage. Le prince Eugène, parlant après le prince Lebrun, reproduisit en termes simples et modestes les raisons que donnaient les partisans de la politique autrichienne, et qui furent répétées avec plus de force, quoique avec une concision sentencieuse, par M. de Talleyrand. Celui-ci était, après l'archichancelier, le juge le plus compétent en pareille matière. Il dit que le temps d'assurer la stabilité de l'Empire était venu, que la politique qui rapprochait de l'Autriche avait plus qu'une autre cet avantage de la stabilité, que les alliances avec les cours du Nord avaient un caractère de politique ambitieuse et changeante, que ce qu'on voulait c'était une alliance qui permît de lutter avec l'Angleterre, que l'alliance de 1756 était là pour apprendre qu'on n'avait trouvé que dans l'intimité avec l'Autriche la sécurité continentale nécessaire à un grand déploiement de forces maritimes; qu'enfin, époux d'une archiduchesse d'Autriche, chef du nouvel Empire, on n'aurait rien à envier aux Bourbons. Le diplomate grand seigneur, parlant avec une finesse et une brièveté dédaigneuse, s'exprima comme aurait pu le faire la noblesse française, si elle avait eu à émettre un avis sur le mariage de Napoléon. Le sénateur Garnier se prononça pour cet avis moyen qui ne compromettait aucun intérêt, l'alliance saxonne. M. de Fontanes s'éleva avec une chaleur toute littéraire, même avec une sorte d'amertume royaliste, contre les alliances du Nord. Il parla comme on parlait à Versailles quand le grand Frédéric et la grande Catherine étaient sur les trônes du Nord.

Contre l'usage, M. Maret, simple secrétaire, chargé d'écouter et de recueillir l'opinion des autres, fut admis à donner la sienne, et émit un avis qui n'avait pas grande importance aux yeux du conseil. Il avait été l'intermédiaire de quelques confidences de la légation d'Autriche, et, par le motif du hasard, il opina pour la princesse autrichienne. En passant à sa droite, Napoléon devait rencontrer des sentiments différents. Il entendit bien M. de Champagny répéter ce qu'il avait dit dans son rapport, le prince Berthier qui aimait l'Autriche se prononcer pour elle, et une forte majorité se déclarer ainsi pour une archiduchesse. Mais il restait à consulter Murat et l'archichancelier Cambacérès. Murat montra une vivacité extrême, et exprima au milieu de ce conseil des grands de l'Empire tout ce qui restait de vieux sentiments révolutionnaires dans l'armée. Il soutint que ce mariage avec une princesse autrichienne ne pouvait que réveiller les funestes souvenirs de Marie-Antoinette et de Louis XVI, que ces souvenirs étaient loin d'être effacés, loin d'être agréables à la nation; que la famille impériale devait tout à la gloire, à la puissance de son chef; qu'elle n'avait rien à emprunter à des alliances étrangères, qu'un rapprochement avec l'ancien régime éloignerait une infinité de cœurs attachés à l'Empire, sans conquérir les cœurs de la noblesse française. Il s'emporta même avec toutes les formes du dévouement contre les partisans de l'alliance de famille avec l'Autriche, affirmant qu'une telle alliance n'avait pu être imaginée par les amis dévoués de l'Empereur. On croyait voir derrière lui les Bonaparte l'inspirant contre les Beauharnais, et M. Fouché contre M. de Talleyrand. À la chaleur du roi de Naples succéda la froide prudence de l'archichancelier Cambacérès, s'énonçant en un langage simple, clair, modéré, mais positif. Il dit que le premier intérêt à consulter était celui de procurer des héritiers à l'Empire, et qu'il fallait savoir si la princesse russe était capable d'en donner; que, si elle était dans ce cas, il n'y avait pas à hésiter; que, pour ce qui regardait la religion, on obtiendrait certainement, en s'y appliquant, que la cour de Russie renonçât à des exigences qui pourraient choquer les esprits en France; que, relativement à la politique, il n'y avait pas un doute à concevoir; que l'Autriche, privée à la fois dans ce siècle des Pays-Bas, de la Souabe, de l'Italie, de l'Illyrie, et enfin de la couronne impériale, serait une ennemie à jamais irréconciliable; que de plus ses penchants naturels la rendaient incompatible avec une monarchie d'origine nouvelle; que la Russie, au contraire, avait sous ce dernier rapport moins de préjugés qu'aucune autre cour (ce qui était vrai alors); qu'elle avait dans son territoire, dans son éloignement, des raisons de tout genre d'être l'alliée de la France, aucune d'être son ennemie; que repoussée elle ne pourrait pas manquer de devenir hostile, que la guerre avec elle serait infiniment plus chanceuse qu'avec l'Autriche, et qu'en la négligeant on abandonnerait une alliance possible et facile pour une alliance menteuse et impossible. Il conclut donc de la manière la plus formelle en faveur du mariage avec la princesse russe.

Ces deux avis, le dernier surtout provenant de l'homme le plus grave du temps, avaient fortement contre-balancé les opinions émises en faveur de l'alliance autrichienne; mais comme c'était au surplus une consultation plutôt qu'une délibération que Napoléon avait provoquée, il n'y avait pas de résolution définitive à prendre. Les opinions de chacun exprimées, tout était fini. Napoléon, resté calme et impénétrable, sans qu'on pût à son visage deviner de quel côté il penchait, remercia les membres de son conseil de leurs excellents avis.—Je pèserai, leur dit-il, vos raisons dans mon esprit. Je demeure convaincu que, quelque différence qu'il y ait entre vos manières de voir, l'opinion de chacun de vous a été déterminée par un zèle éclairé pour les intérêts de l'État, et par un fidèle attachement pour ma personne.—

Fév. 1810. Le conseil fut immédiatement congédié, et il y eut dans le palais, malgré la discrétion que Napoléon imposait autour de lui sans se l'imposer toujours à lui-même, un grand retentissement de toutes les opinions émises. La famille Murat crut même un instant que la cause de l'alliance russe était gagnée, et le dit au prince Cambacérès avec de grands signes de joie. Mais les événements devaient décider la question bien plus que l'opinion personnelle de Napoléon[43].

Dernier courrier venu de Russie, qui mécontente Napoléon, et détermine brusquement son choix en faveur de la princesse autrichienne. On attendait avec impatience un courrier de Russie, lorsque le 6 février il arriva des dépêches de M. de Caulaincourt faites pour prolonger l'incertitude où l'on était depuis plus d'un mois et demi. Le 16 janvier avait expiré le dernier délai de dix jours demandé par l'empereur Alexandre à M. de Caulaincourt. Le 21 il n'avait pas encore répondu. Évidemment il voulait gagner du temps, et obtenir la ratification du traité relatif à la Pologne avant de s'engager irrévocablement à accorder la main de sa sœur. Il avait répété à M. de Caulaincourt que l'impératrice mère ne refusait plus son consentement, que la grande-duchesse Catherine donnait également le sien, que les choses enfin iraient comme le désirait Napoléon; mais qu'il lui fallait encore un peu de temps avant de rendre sa réponse définitive. Une circonstance plus grave c'était la santé de la jeune princesse, qui ne répondait pas entièrement à l'impatience qu'on avait de procurer un héritier à l'Empire, et l'exigence de l'impératrice mère, qui voulait absolument une chapelle avec des prêtres grecs aux Tuileries. Du reste, M. de Caulaincourt ajoutait qu'il attendait prochainement une explication formelle, et qu'il ne doutait pas qu'elle ne fût favorable. Le caractère impétueux de Napoléon ne pouvait pas s'accommoder d'un tel état d'incertitude. Soit qu'on hésitât parce qu'on répugnait à s'unir à lui, soit qu'on cherchât à gagner du temps afin de lui arracher un traité déplaisant pour le présent, imprudent pour l'avenir, il fut également révolté de ces hésitations et de ces calculs. Il lui était en outre souverainement désagréable de rester plus longtemps l'objet de tous les propos, comme ces riches héritiers auxquels chacun à son gré donne une épouse. Il se laissa donc aller à un de ces mouvements dont il n'était pas maître, et qui ont fini par décider de sa destinée; il résolut de rompre avec la Russie, et de prendre les lenteurs de cette cour pour un refus qui le dégageait envers elle. Il n'avait pas laissé d'ailleurs d'être sensible aux raisons alléguées en faveur de l'Autriche et contre la Russie, à l'inconvénient d'avoir une épouse qui peut-être lui ferait attendre des enfants deux ou trois ans, qui n'assisterait pas aux cérémonies du culte national, qui aurait ses prêtres à elle, circonstance accessoire, mais fâcheuse chez une nation comme la nation française, qui, sans être dévote, a toutes les susceptibilités de la dévotion la plus vive. Il éprouvait de plus pour l'armée autrichienne un retour d'estime depuis la dernière campagne, et considérait comme aussi grave d'avoir affaire à elle qu'à l'armée russe. Ces raisons réunies, complétées par la plus puissante de toutes, l'orgueil blessé, agissant sur lui, il se décida sur-le-champ et avec l'incroyable promptitude qui était le trait distinctif de son caractère. Brusque réponse que Napoléon fait à la Russie, et par laquelle il se dégage envers elle. Après avoir lu les dépêches de M. de Caulaincourt, il fit appeler M. de Champagny, lui ordonna d'écrire à Saint-Pétersbourg, et de déclarer le jour même à M. de Kourakin, que les lenteurs qu'on mettait à lui répondre le déliaient non d'un engagement (il n'y en avait jamais eu à Erfurt), mais de la préférence qu'il avait cru devoir à la sœur d'un prince son allié et son ami, qu'une plus longue attente était impossible dans l'état d'anxiété où se trouvaient les esprits en France; qu'au surplus les nouvelles qu'on lui donnait de la santé de la jeune princesse ne répondaient pas au motif qui lui avait fait dissoudre son ancien mariage pour en contracter un nouveau; que par ces raisons il se décidait pour la princesse autrichienne, dont la famille, loin d'hésiter, s'offrait elle-même avec un empressement qui avait lieu de le toucher.

Refus de ratifier le traité secret relatif à la Pologne. Quant à la convention relative à la Pologne, il s'expliqua d'une manière plus vive encore, et qui dénotait mieux à quel point le désir de se soustraire aux exigences qu'on voulait lui imposer influait sur le choix qu'il venait de faire.—Prendre, dit-il, l'engagement absolu et général que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, est un acte imprudent et sans dignité de ma part. Si les Polonais, profitant d'une circonstance favorable, s'insurgeaient à eux seuls et tenaient la Russie en échec, il faudrait donc que j'employasse mes forces à les soumettre? S'ils trouvaient des alliés, il faudrait que j'employasse toutes mes forces pour combattre ces alliés? C'est me demander une chose impossible, déshonorante, indépendante d'ailleurs de ma volonté. Je puis dire qu'aucun concours, ni direct ni indirect, ne sera fourni par moi à une tentative pour reconstituer la Pologne, mais je ne puis aller au delà. Quant à la suppression des mots Pologne et Polonais, c'est une barbarie que je ne saurais commettre. Je puis, dans les actes diplomatiques, ne pas employer ces mots, mais il ne dépend pas de moi de les effacer de la langue des nations. Quant à la suppression des anciens ordres de chevalerie polonais, on ne peut y consentir qu'à la mort des titulaires actuels, et en cessant de conférer de nouvelles décorations. Enfin, quant aux agrandissements futurs du duché de Varsovie, on ne peut se les interdire qu'à charge de réciprocité, et à condition que la Russie s'engagera à ne jamais ajouter à ses États aucune portion détachée des anciennes provinces polonaises. Sur ces bases, ajoutait Napoléon, je puis consentir à une convention, mais je ne puis en admettre d'autres.—En conséquence, il fit rédiger un nouveau texte conforme aux observations que nous venons de rapporter, et ordonna à M. de Champagny de l'expédier sur-le-champ. Tout cela évidemment devait être plus tôt ou plus tard la fin de l'alliance, et l'origine d'une brouille fatale.

Le prince de Schwarzenberg mandé sur-le-champ aux Tuileries pour signer un projet de contrat de mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, modelé sur le contrat de mariage de Marie-Antoinette. Napoléon ne s'en tint pas à rompre avec l'une des deux puissances entre lesquelles il avait balancé, il voulut contracter le jour même avec l'autre. On n'avait cessé d'entretenir par M. de Laborde des communications secrètes avec M. de Schwarzenberg. On avait su que sa cour, répondant à ses questions, l'avait non-seulement autorisé à accepter toute offre de mariage, mais à faire ce qu'il pourrait sans compromettre la dignité de l'empereur François, pour décider le choix de Napoléon en faveur d'une archiduchesse. On lui fit demander le soir même du 6 février, s'il était prêt à signer un contrat de mariage. Sur sa réponse affirmative, les articles furent rédigés, et rendez-vous lui fut donné pour le lendemain 7 aux Tuileries. Toujours brusquant toutes choses, Napoléon convoqua de nouveau un conseil des grands dignitaires aux Tuileries, leur soumit définitivement la question, mais pour la forme seulement, puisque son parti était pris, et disposa tout pour que le lendemain son sort fût définitivement lié à celui de l'archiduchesse d'Autriche.

Le lendemain, en effet, sa volonté fut exécutée sans désemparer. Il avait fait prendre aux archives des affaires étrangères le contrat de mariage de Marie-Antoinette, et il le fit exactement reproduire dans la rédaction du sien, sauf quelques différences de langage, que le temps et sa dignité lui semblaient exiger. Ainsi, il ne voulut aucune mention d'une dot, aucune précaution pour en assurer la remise, et voulut que tout fût marqué au cachet de sa grandeur. Il décida que Berthier, son ami, l'interprète de ses volontés à la guerre, irait demander la princesse à Vienne, en y déployant la représentation la plus magnifique. Comme d'après l'usage monarchique, lorsque le prince qui se marie ne va pas épouser en personne, on emploie un procureur fondé, et que le procureur fondé doit être lui-même prince du sang, Napoléon fit choix de son glorieux adversaire, de l'archiduc Charles, pour le représenter au mariage, et épouser à sa place l'archiduchesse Marie-Louise. On fit rechercher comment les choses s'étaient passées aux mariages de Louis XIV, de Louis XV, du grand Dauphin père de Louis XVI, et enfin de Louis XVI lui-même. Ce dernier mariage surtout devint le modèle auquel on voulut se rapporter, bien que la cruelle fin de ce prince et de son épouse infortunée fussent de tristes présages. Soin à reproduire tous les détails du cérémonial employé lors du mariage de Louis XVI. Mais loin de là, plus ils étaient tristes, plus on y voyait un contraste à l'avantage du présent. Napoléon aurait la gloire non-seulement d'avoir ramené la royauté du martyre à la plus éclatante des grandeurs, mais d'avoir restauré jusqu'au système de ses alliances. On mesurerait sa gloire, ses services, par la différence qu'il y avait de l'échafaud où avait monté Marie-Antoinette, au trône éblouissant où devait monter Marie-Louise! On alla consulter les plus vieux seigneurs de l'ancienne cour, notamment M. de Dreux-Brézé, autrefois maître des cérémonies, pour savoir comment toutes choses s'étaient passées au mariage de Marie-Antoinette, et pour les reproduire exactement, avec une seule différence, celle de la magnificence. On laissa pour la forme la mention mesquine d'un douaire de quelques centaines de mille francs en faveur de la future impératrice, en cas de veuvage, et Napoléon fit stipuler pour elle un douaire de quatre millions. On prépara des joyaux de la plus grande richesse. Napoléon était si impatient, qu'il fit calculer la marche des courriers, de manière que la nouvelle du consentement étant parvenue à Paris par le télégraphe, Berthier pût partir le jour même, demander la princesse le jour de son arrivée à Vienne, célébrer le mariage le lendemain, et amener la nouvelle épouse sur-le-champ à Paris, pour consommer le mariage vers le milieu de mars. Le prince de Schwarzenberg consentit à tout ce qu'on voulut, et expédia son courrier en sortant des Tuileries, après avoir pris sur lui de signer pour l'archiduchesse Marie-Louise une copie littérale du contrat de mariage de Marie-Antoinette.

Accueil empressé fait à Vienne à la demande de mariage. Le courrier expédié de Paris le 7 février arriva le 14 à Vienne, et y causa la plus vive satisfaction. Le parti de la guerre vaincu dans la personne des Stadion, confondu par le résultat de la dernière campagne, avait fait place au parti de la paix, à la tête duquel se trouvait M. de Metternich. L'idée de chercher à l'avenir le repos, la sûreté, un rétablissement d'influence dans l'alliance avec la France, laquelle devait amener la dissolution de l'alliance de la France avec la Russie, cette idée dominait Vienne, dominait la cour et la ville. On ne pouvait donc que bien accueillir un résultat qu'on avait ardemment désiré. M. de Metternich trouva l'empereur François parfaitement disposé au projet de mariage, comme souverain et comme père. Comme souverain, il y voyait une combinaison heureuse pour sa politique, car la couronne des Habsbourg était garantie, et l'union de la Russie avec la France détruite. Comme père, il entrevoyait pour sa fille la plus belle fortune imaginable, et il pouvait même espérer le bonheur, car Napoléon passait pour facile et bon dans ses relations privées, indépendamment de tout ce qui devait chez lui exalter l'imagination d'une jeune princesse. M. de Metternich, qui avait vécu à Paris dans le sein de la famille impériale, pouvait d'ailleurs, sous ces derniers rapports, rassurer complétement l'empereur François. Toutefois ce monarque, qui aimait beaucoup sa fille, et qui ne voulait à aucun degré la contraindre, chargea M. de Metternich d'aller lui en parler lui-même. Consentement de Marie-Louise demandé et reçu par M. de Metternich. Ce ministre se rendit donc auprès de l'archiduchesse Marie-Louise, pour lui faire part du sort qui l'attendait, si elle voulait bien l'agréer. Cette jeune princesse, comme nous l'avons dit, avait dix-huit ans, une belle taille, une excellente santé, la fraîcheur allemande, une éducation soignée, quelque esprit, un caractère doux, les qualités désirables enfin chez une mère. Elle fut surprise et satisfaite, loin d'être effrayée, d'aller dans cette France où le monstre révolutionnaire dévorait naguère les rois, et où un conquérant dominant aujourd'hui le monstre révolutionnaire, faisait trembler les rois à son tour. Elle accueillit avec la réserve convenable, mais avec une joie sensible, la nouvelle du sort brillant qui lui était offert. Elle consentit à devenir l'épouse de Napoléon, la mère de l'héritier du plus grand empire de l'univers.

Promptitude qu'on met à Vienne dans les apprêts du mariage, pour satisfaire à l'impatience de Napoléon. Ce consentement donné, on se hâta de tout disposer à Vienne pour satisfaire l'impatience de Napoléon. On accepta le contrat de mariage signé à Paris le 7 février par le prince de Schwarzenberg, à condition d'une rédaction plus développée, et contenant diverses stipulations d'usage dans la maison de Habsbourg. On entra dans l'idée de Napoléon de copier en tout les formes employées lors du mariage de Marie-Antoinette, sauf, comme nous l'avons dit, une forte augmentation de magnificence. La cour de Vienne, ainsi que celle de Paris, se livra à la joie de cette nouveauté, et à la joie toujours un peu puérile et toujours involontaire, des apprêts de fête. Dans ces occasions, on se laisse aller, on se confie, on se réjouit, sans être bien sûr qu'il y ait lieu de le faire, comme les enfants, par le seul besoin physique du mouvement et du plaisir. Tout en entrant dans les vues de Napoléon, et en se décidant, pour lui complaire, à précipiter les choses, on ne pouvait pas aller aussi vite qu'il le voulait, parce qu'il aurait fallu omettre une foule de cérémonies fort imposantes, et qu'il eût été contre son dessein de négliger. L'archiduc Charles fut accepté comme procureur fondé de Napoléon pour épouser la princesse, et Berthier comme son ambassadeur extraordinaire pour la demander. Le mariage fut fixé aux premiers jours de mars.

Mars 1810. Joie de Napoléon, de sa cour, et de la France elle-même. La nouvelle de l'accueil fait à ses propositions charma Napoléon et sa cour. Avec tout ce qui l'entourait, il se livra au plaisir des fêtes, des préparatifs, des détails d'étiquette. Bientôt le public se mit de la partie et s'associa aux sentiments qu'il éprouvait. Les nuages élevés par la dernière guerre semblaient se dissiper par enchantement. On revint à l'espérance, à l'enthousiasme. La vieille noblesse, occupée à médire dans le faubourg Saint-Germain, s'émut elle-même, et une nouvelle portion sembla prête à s'en détacher pour se rendre à l'époux d'une archiduchesse d'Autriche. Il y eut des ralliements nouveaux, car on pouvait bien servir celui que la plus grande famille régnante de l'univers consentait à adopter pour gendre. Cet empressement était tel qu'il faisait naître un danger, celui d'offusquer les grandeurs récentes nées de la Révolution et de l'Empire. Napoléon fit preuve d'un tact parfait dans la composition de la maison de la jeune Impératrice, en choisissant pour sa première dame d'honneur la duchesse de Montebello, veuve du maréchal Lannes, tué à Essling par un boulet autrichien! Tout le monde devait approuver cet acte de gratitude, et la personne choisie, par sa conduite, par sa distinction, non pas héréditaire mais personnelle, méritait le rôle élevé qu'on lui destinait. Des apprêts magnifiques furent ordonnés, et Berthier hâta son départ afin d'être rendu dans les premiers jours de mars à Vienne. La reine de Naples quitta Paris de son côté avec une cour brillante, pour aller à Braunau recevoir la nouvelle Impératrice aux frontières de la Confédération du Rhin.

Entrée de Berthier à Vienne le 5 mars 1810. Berthier, arrivé le 4 mars 1810, fit le lendemain, 5, son entrée solennelle à Vienne, au milieu d'un concours inouï de grands seigneurs et de peuple. Toute la cour était allée à sa rencontre avec les équipages de la couronne qui devaient le transporter au palais. Le peuple de Vienne, dans un excès de contentement, voulait dételer sa voiture pour la traîner, et on eut beaucoup de peine à empêcher cette manifestation tumultueuse.

Demande de l'archiduchesse Marie-Louise le 8 mars. Le 6 et le 7 se passèrent en fêtes. Le 8, Berthier, suivant les usages de la cour d'Autriche, et conformément à ce qui s'était pratiqué pour le mariage de Marie-Antoinette, fit la demande solennelle de la main de l'archiduchesse Marie-Louise, demande qui fut suivie du consentement donné dans les formes les plus pompeuses. Les jours suivants furent consacrés à de nouvelles formalités et à de nouvelles fêtes. Mariage le 11. Le 11 eut lieu le mariage, au milieu de la plus grande affluence de monde, avec un appareil qui dépassait tout ce qu'on avait vu jadis, avec une joie qui égalait toutes les joies populaires. L'archiduchesse, épousée par l'archiduc Charles, fut sur-le-champ traitée comme impératrice des Français, et eut même le pas sur toute sa famille, par un excès de courtoisie de l'empereur François et de l'impératrice sa seconde femme.

Départ de la nouvelle Impératrice le 13. Le 13 était le jour désigné pour le départ de l'Impératrice des Français. Le peuple de Vienne la suivit avec des acclamations, avec un sentiment affectueux, inquiet même au dernier moment; car en la quittant, le souvenir du passé, le souvenir de l'infortunée Marie-Antoinette, se réveillait involontairement. Toute la cour accompagna Marie-Louise.

L'empereur François, qui aimait sa fille, voulut l'embrasser encore une fois, et il partit clandestinement pour Lintz, afin de l'y surprendre et de lui adresser un dernier adieu.

La nouvelle Impératrice livrée aux mains françaises à Braunau. Elle était à Braunau le 16 mars. Tout y avait été préparé comme pour le mariage de 1770, objet d'une constante imitation. Trois pavillons liés l'un à l'autre, le premier réputé autrichien, le second neutre, le troisième français, avaient été dressés pour recevoir la jeune Impératrice. Elle fut amenée du pavillon autrichien dans le pavillon neutre par la maison de son père, et là confiée au prince Berthier, représentant de l'Empereur, avec la dot, les joyaux, le contrat de mariage, puis introduite dans le pavillon français, où la reine de Naples, sœur de Napoléon, la reçut en l'embrassant. De Braunau on la conduisit à Munich, de Munich à Strasbourg, partout accompagnée par les acclamations des populations allemandes et françaises, à travers lesquelles passait ce spectacle étrange, de la fille des Césars allant épouser le soldat heureux, vainqueur de la Révolution française et de l'Europe. À la fièvre de la guerre avait succédé une fièvre de joie et d'espérance.

Avril 1810. Entrée de l'Impératrice à Strasbourg le 23 mars. Le 23 mars, l'impératrice Marie-Louise entra à Strasbourg, accueillie par le même enthousiasme populaire. Elle passa par Lunéville, Nancy, Vitry. C'est à Compiègne qu'elle devait voir Napoléon pour la première fois entouré de toute sa cour. Mais, afin de lui épargner l'embarras d'une entrevue officielle, Napoléon partit de Compiègne avec Murat, et alla la surprendre en route. Première entrevue de Napoléon avec Marie-Louise à Compiègne, le 27 mars. Il se jeta dans ses bras, et sembla content du genre de beauté et d'esprit qu'il crut apercevoir en elle à la première vue. Une femme bien constituée, bonne, simple, convenablement élevée, était tout ce qu'il désirait. Il parut parfaitement heureux en entrant avec elle dans le château de Compiègne, le 27 mars au soir.

Ils y restèrent jusqu'au 30. Ce jour-là il partit avec la nouvelle Impératrice pour Saint-Cloud, où devait se célébrer le mariage civil. Les cérémonies qui avaient eu lieu à Vienne, conformément aux usages des anciennes cours, suffisaient pour rendre le mariage complet et irrévocable. Leur renouvellement à Paris n'était plus qu'une forme, une solennité due à la nation chez laquelle venait régner la nouvelle souveraine.

Mariage civil à Saint-Cloud, le 1er avril. Le 1er avril, en présence de toute la cour impériale et dans la grande galerie de Saint-Cloud, eut lieu le renouvellement du mariage civil entre Napoléon et Marie-Louise, par le ministère de l'archichancelier Cambacérès. Mariage religieux à Paris le 2 avril. Le 2 avril devait se faire aux Tuileries le renouvellement du mariage religieux pour le peuple de Paris.

Le 2, en effet, Napoléon précédé de sa garde, entouré de ses maréchaux à cheval, suivi de sa famille et de sa cour contenues dans cent voitures magnifiques, fit son entrée dans Paris, par l'arc de triomphe de l'Étoile. Ce monument, dont les fondements étaient à peine posés alors, avait été figuré à peu près comme il existe aujourd'hui. Napoléon passa sous sa voûte dans la voiture du sacre, voiture à glaces, qui permettait de le voir assis à côté de la nouvelle Impératrice. Il parcourut les Champs-Élysées en passant entre une double rangée de somptueuses décorations, et à travers un peuple immense.

Il entra dans le palais des Tuileries par le jardin. On avait choisi pour y dresser l'autel nuptial le grand salon où sont rassemblés aujourd'hui les plus beaux ouvrages de l'art, et où l'on arrive par une galerie de tableaux, la plus longue, la plus riche qu'il y ait au monde, et qui réunit les Tuileries au Louvre. Toute la population opulente de Paris, resplendissante de toilette, avait trouvé place sur deux rangs de banquettes le long de cette galerie. Napoléon donnant la main à l'Impératrice, et suivi de sa famille, fit le trajet à pied, et vint recevoir dans la grande salle, où était préparée une chapelle éblouissante d'or et de lumière, la bénédiction nuptiale. Des cris d'enthousiasme couronnèrent la fin de la cérémonie. Le soir il y eut un banquet de noces dans le grand théâtre des Tuileries. Les jours suivants furent employés en fêtes élégantes et magnifiques. Toutes les classes prirent part à cette joie, qui succédait aux sombres impressions que la dernière guerre avait fait naître. En voyant de nouveau Napoléon tout-puissant et heureux, on oublia qu'un moment il avait failli ne plus l'être. En le voyant si bien marié, on crut qu'il était définitivement établi. On repoussa loin de soi des pressentiments passagers, comme un rêve sinistre et sans réalité. Le mariage de Napoléon renouvelle ses illusions et celles de la France. On recommença à croire à la grandeur infinie et éternelle de l'Empire, comme si on n'en avait jamais douté. En effet, la victoire de Wagram, quoiqu'elle n'eût pas égalé celles d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland par la grandeur des trophées, tout en les égalant par le génie, la victoire de Wagram complétée par le mariage avec Marie-Louise, replaçait Napoléon à son plus haut degré de puissance; et la prudence venant réparer peu à peu la grande faute de la guerre d'Espagne, les dernières illusions nées de ce mariage pouvaient se réaliser. Mais pour qu'il en fût ainsi, il eût fallu changer quelque chose qu'on change moins que le destin, il eût fallu changer le caractère d'un homme, et cet homme était Napoléon.

FIN DU LIVRE TRENTE-SEPTIÈME
ET DU ONZIÈME VOLUME.

DOCUMENTS SUR LA BATAILLE DE TALAVERA.
(VOIR PAGES 162 ET 173.)

Extrait du rapport historique des opérations du 1er corps de l'armée d'Espagne, commandé par le maréchal Victor.

1809.

«L'armée vint prendre position le 26 juillet au soir à Santa-Olalla, la cavalerie à el Bravo-Etoten et Domingo-Perez. L'on apprit à Santa-Olalla que Cuesta y était arrivé la veille avec son armée, que les Anglais devaient le suivre, et qu'aussitôt que Cuesta avait appris que son avant-garde était engagée à Alcabon, il avait fait sa retraite sur Talavera. Le 27, l'armée se mit en mouvement à deux heures du matin, se dirigeant sur Talavera, le 1er corps ouvrant la marche, ayant la cavalerie du général Latour-Maubourg qui formait son avant-garde et qui rencontra l'arrière-garde de l'ennemi à la hauteur de Cazalegas; elle était composée de troupes anglaises du corps de dix mille hommes qui avait passé la journée du 26 à Cazalegas; elle se reploya vivement sur l'Alberche et passa cette rivière.

»Le 1er corps était réuni sur le plateau qui domine l'Alberche à une heure après-midi; l'on apercevait sur la rive droite quelques escadrons ennemis sans infanterie; l'on voyait sur les plateaux en arrière et au nord de Talavera des mouvements de troupes, mais on ne pouvait reconnaître l'armée ennemie, ses forces et ses dispositions, le terrain qui conduit de l'Alberche à Talavera et au plateau qui domine cette ville étant couvert d'oliviers et de forêts de chênes; c'était à la faveur de ces bois que l'ennemi masquait ses dispositions et se formait pour recevoir la bataille.

»M. le maréchal duc de Bellune, qui, pendant son séjour à Talavera, avait parfaitement reconnu le terrain, jugea la position que l'ennemi allait prendre: sa droite appuyée à Talavera, sa gauche à la montagne qui forme le contre-fort du bassin du Tietar; elle est fortifiée d'un mamelon qui s'élève à l'est par une rampe très-rapide, et qui s'inclinant à l'ouest par un mouvement de terrain beaucoup plus doux se lie à une continuité de petits mamelons qui se prolongent dans la direction de Talavera. Ce mamelon laisse entre lui et la montagne une vallée de trois cents toises de développement où prend naissance un ravin qui se prolonge du nord au sud et qui, couvrant la gauche et le centre de l'ennemi, vient se perdre dans la vallée de Talavera, à la naissance des oliviers où la droite de l'ennemi était adossée; cette droite a sur son front plusieurs accidents de terrain dont l'ennemi profita, soit en y élevant des ouvrages, soit en y faisant des abatis pour la rendre d'un plus difficile accès. Deux routes faciles et praticables pour l'artillerie conduisent de l'Alberche à la position de l'ennemi: l'une est la grande route de Talavera, et l'autre se rencontre à la Casa del Campo de Salinas. On la suit pendant une demi-lieue dans la forêt de chênes, et, pour y arriver, il faut passer l'Alberche à gué.

»La poussière que l'on avait vue s'élever dans la direction de Casa de las Salinas faisait présumer que l'ennemi y avait un corps d'avant-garde. M. le maréchal duc de Bellune, dont le projet était de manœuvrer sur la gauche de l'ennemi avec tout son corps, tandis que M. le général Sébastiani, avec le 4e, soutenu de la réserve, opérerait une diversion sur la droite, et que la cavalerie du général Latour-Maubourg observerait le centre, ordonna au général Lapisse de passer l'Alberche, de se diriger à Casa de las Salinas, d'en chasser l'ennemi; au général Ruffin de passer aussi l'Alberche avec son infanterie seulement, et d'appuyer par la droite le mouvement du général Lapisse. Le 16e d'infanterie légère, qui était en tête de la division Lapisse, engagea bientôt la fusillade; elle fut très-vive pendant une heure. L'ennemi avait sur ce point 6 mille hommes soutenus de quatre bouches à feu; il se retirait lentement de position en position; le général Chaudron-Rousseau, qui dirigeait le 16e régiment, profitant habilement d'un terrain moins garni d'arbres, ordonna à ce régiment de charger l'ennemi à la baïonnette, ce qu'il fit avec toute la bravoure qui le distingue. Bientôt l'ennemi fut en pleine déroute et ne songea plus qu'à gagner à la course le gros de ses troupes.

»M. le maréchal duc de Bellune, qui s'était porté sur ce point, envoya l'ordre au général Villatte de passer l'Alberche et de suivre la direction du général Ruffin; à la brigade de cavalerie légère du général Beaumont de soutenir la division Lapisse qui continuait à se porter en avant, ainsi que le général Ruffin; au général Latour-Maubourg de passer l'Alberche avec sa cavalerie et de se former dans la plaine située entre la grande route de Talavera et celle de Casa de las Salinas, et à l'artillerie des divisions et à la réserve de passer l'Alberche au gué et de suivre par le chemin de Casa de las Salinas le mouvement de l'infanterie.

»Les divisions Lapisse et Ruffin débouchaient de la forêt de chênes; le pays commençait à s'ouvrir; l'on aurait pu facilement distinguer les mouvements de l'ennemi s'il n'eût pas été si tard. Cependant on apercevait un corps de 10 à 12 mille hommes qui se pressait d'arriver à sa position; l'artillerie, qui avait débouché sur le plateau aussitôt que les divisions, fit un mal considérable à ces troupes et y jeta le plus grand désordre. Ce désordre fut beaucoup plus grand à la droite de l'armée ennemie; quoiqu'elle n'eût pas été attaquée, elle se mit en pleine déroute, et si dans cet instant le 4e corps eût pu former son attaque, l'action était décidée. D'après le rapport des prisonniers, des déserteurs et des gens du pays, Cuesta fut obligé d'envoyer cinq régiments de cavalerie pour rallier les fuyards, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu'on parvint à en ramener une partie. Cuesta fit décimer les officiers, sous-officiers et soldats de plusieurs régiments. Cette terreur avait été imprimée dans son armée par le mouvement rapide du 1er corps sur la gauche de l'armée combinée.

»Les divisions Ruffin, Villatte et Lapisse n'étaient plus qu'à une demi-portée de canon de la position de l'ennemi; il était nuit, l'on ne pouvait plus engager l'action; mais le maréchal duc de Bellune jugea que si, à la faveur de l'obscurité et de la confusion que son attaque vive et rapide avait jetée dans les troupes ennemies, l'on réussissait à enlever le mamelon que l'on pouvait regarder comme la clef de la position, l'ennemi ne pourrait plus tenir sans s'exposer à une défaite totale; en conséquence il ordonna au général Ruffin d'emporter le mamelon avec ses trois régiments, au général Villatte de soutenir cette attaque, et au général Lapisse d'opérer une diversion sur le centre de la ligne ennemie sans cependant s'engager. Cette attaque n'eut pas le résultat que l'on devait attendre; le 9e régiment, qui en formait la tête et qui la détermina avec cette bravoure qu'on lui connaît, ne fut pas soutenu; l'obscurité qui régnait avait fait prendre une fausse direction au 24e régiment, et la marche du 96e fut retardée par le passage du ravin. L'ennemi qui sentait toute l'importance de ce mamelon l'avait garni de plusieurs bataillons qu'il fit soutenir par d'autres troupes aussitôt qu'il vit qu'il était attaqué. La configuration du mamelon lui donnait la facilité de faire arriver ses secours promptement, tandis que nous avions un terrain difficile à pratiquer pour y envoyer les nôtres; le 9e régiment était presque parvenu à la crête du mamelon, quelques hommes même furent tués en le couronnant; mais obligé de s'engager de nouveau avec des troupes fraîches, il fut contraint de se reployer, et il le fit jusqu'à mi-côte, où il se maintint. Ce régiment s'acquit une grande gloire dans cette affaire, où il perdit 300 hommes tués et blessés; le colonel Meunier s'est particulièrement distingué, il a reçu trois coups de feu; l'artillerie était placée sur un monticule formé par un mouvement de terrain qui du grand mamelon court à l'est, et domine le vallon de droite, le plateau et la vallée de Talavera: elle aurait pu favoriser l'attaque du mamelon, mais on craignait de la faire agir sur nos troupes.

»M. le maréchal duc de Bellune ne crut pas devoir faire renouveler l'attaque; les troupes étaient harassées; depuis deux heures du matin elles étaient en marche, et il en était dix du soir.

»La division Ruffin prit position au pied du mamelon avec ses deux régiments, le 9e d'infanterie resta à celle qu'il occupait.

»La division Villatte en réserve derrière l'artillerie et sur le rideau.

»La division Lapisse en colonne par régiment sur le plateau en face du centre de l'ennemi.

»La cavalerie du général Latour-Maubourg en réserve derrière elle.

»La brigade du général Beaumont en seconde ligne derrière la division Ruffin.

»Il y eut dans l'armée combinée, à onze heures du soir et à deux heures du matin, une fusillade qui se prolongea de la droite à la gauche et que l'on présuma être occasionnée par une méprise ou une terreur panique.

»M. le maréchal duc de Bellune dépêcha dans la nuit son aide de camp, M. le colonel Chateau, près de Sa Majesté Catholique, pour lui rendre compte des événements de la journée, et lui demander ses intentions pour les opérations du lendemain; il fit représenter à Sa Majesté qu'il croyait que l'attaque devait toujours se faire par la gauche de l'ennemi, mais que le 4e corps devait aussi agir sur la droite pour la soutenir.

»Une centaine de prisonniers, dont quatre officiers, avaient été faits par le 9e régiment sur le plateau; l'on apprit d'eux que l'armée anglaise occupait la gauche depuis les oliviers jusqu'à la montagne et que les Espagnols étaient à la droite, occupant fortement Talavera.

»À la pointe du jour l'on vit l'ennemi couronner le mamelon, sur lequel il avait conduit quatre bouches à feu; une ligne d'infanterie, ayant sa gauche au mamelon, sa droite au bois d'oliviers; et derrière une autre ligne de cavalerie; derrière le mamelon et dans le prolongement del Casar de Talavera, l'on remarquait cinq à six lignes d'infanterie et de cavalerie.

»Quelques escadrons observaient à gauche le vallon, où ils étaient appuyés de deux ou trois bataillons; quant à la droite, il était impossible de juger de quelles troupes elle se composait, à cause des oliviers; l'on apercevait seulement sept à huit mille hommes, infanterie et cavalerie, en avant de Talavera.

»La reconnaissance que M. le maréchal duc de Bellune fit le matin sur tout le front de la ligne ennemie le confirma dans l'opinion où il était la veille, que l'enlèvement du mamelon déciderait la bataille; il dépêcha de nouveau le colonel Chateau auprès de Sa Majesté Catholique pour la prévenir qu'il allait faire attaquer le mamelon, et il la priait de faire agir le 4e corps, soutenu de la réserve, sur la droite de l'ennemi, tandis que le général Lapisse, ayant en seconde ligne la cavalerie du général Latour-Maubourg, menaçait le centre. Les ordres furent expédiés aux généraux du premier corps. Le général Ruffin disposa ses trois régiments pour l'attaque de la manière suivante: le 9e d'infanterie légère à droite, le 24e au centre, et le 96e à la gauche en colonnes serrées par divisions et bataillons; ce fut dans cet ordre que cette division s'ébranla; la fusillade fut bientôt engagée, et le 24e régiment ne tarda pas à occuper le premier plateau du mamelon. Il continua, toujours soutenu des 9e et 96e, son attaque; il était prêt à couronner le mamelon et à enlever les pièces, lorsque l'ennemi le fit attaquer ainsi que les 9e et 96e par des troupes fraîches qu'il avait pu facilement tirer de son centre et faire remplacer par celles de sa droite qui ne fut pas attaquée; l'engagement fut vif et meurtrier; mais nos troupes épuisées par les pertes qu'elles avaient faites, furent obligées d'abandonner le mamelon et de se reployer. Ce mouvement rétrograde se fit en ordre et lentement pour donner le temps aux blessés de se retirer: il en resta très-peu au pouvoir de l'ennemi. Les 9e, 24e et 96e se sont montrés dignes de leur réputation; ils ont eu plus des deux tiers de leurs officiers hors de combat et 500 hommes par régiment tués ou blessés. MM. les généraux Ruffin et Barrois commandaient cette attaque; ils se sont fait remarquer par la bonté de leurs dispositions et le calme qu'ils ont mis à les exécuter: ils ont été parfaitement secondés par le chef de bataillon Regeau, commandant le 9e; le colonel Jamin, du 24e, et le chef de bataillon Loyard, du 96e: ce dernier a été blessé, ainsi que l'aide de camp Challier du général Ruffin, et Auguste Vilmorin du général Barrois.

»Jusqu'alors l'ennemi n'avait été attaqué que par la gauche; le roi, pénétré de la nécessité de mettre de l'ensemble dans les opérations pour obtenir le succès que l'on pouvait espérer, malgré les forces supérieures de l'ennemi et la bonté de sa position, se rendit en personne sur le terrain, et après avoir reconnu la ligne ennemie, Sa Majesté détermina une attaque générale sur tout son front; les dispositions suivantes furent transmises à MM. les généraux.

»La division Ruffin, en longeant le pied de la grande chaîne de la montagne, devait déborder l'ennemi par sa gauche.

»Le général Villatte eut ordre de menacer le mamelon avec une brigade, et de garder le vallon avec l'autre brigade et le bataillon de grenadiers.

»Le général Lapisse eut pour instruction de passer le ravin, d'aborder le centre de l'ennemi, soutenu de la division de dragons et de la division Dessoles.

»Le général Sébastiani de négliger la grande route de Talavera, qu'on se bornait à faire observer par la division de dragons Milhaud, et de lier son attaque sur la droite de l'ennemi avec celle du centre exécutée par le général Lapisse.

»L'artillerie fut disposée en conséquence; il était deux heures de l'après-midi quand ces dispositions furent connues de MM. les généraux; c'est aussi à cette heure que l'ennemi reçut un renfort de toutes les troupes anglaises détachées dans les montagnes, et qui faisaient partie du corps commandé par le général Wilson. Elles débouchèrent par le chemin de Mejorada, et vinrent se former en 4e ligne sur le prolongement du grand mamelon dans la direction del Casar de Talavera. L'on avait été aussi obligé de détacher quelques troupes pour couronner la crête de la montagne et pour arrêter quelques bataillons portugais qui avaient été envoyés sur ce point.

»Les généraux plaçaient leurs troupes pour opérer d'après les dispositions arrêtées par Sa Majesté Catholique. M. le maréchal duc de Bellune attendit pour faire agir les siennes que le 4e corps fût arrivé à sa hauteur; aussitôt qu'il fut engagé, les généraux Lapisse, Villatte et Ruffin ébranlèrent leurs troupes.

»Le général Lapisse passa le ravin soutenu de la cavalerie du général Latour-Maubourg et appuyé de deux batteries de huit bouches à feu chacune.

»Le général Villatte menaça le mamelon, couvrit le vallon, et le général Ruffin suivit la direction qui lui avait été donnée.

»L'attaque du 4e corps eut dans son principe tout le succès que l'on pouvait espérer, mais elle fut bientôt repoussée, et le mouvement rétrograde de ce corps qui découvrait la gauche du général Lapisse, le força à s'arrêter malgré le succès qu'il avait remporté sur l'ennemi; il avait enfoncé son centre, et mis le plus grand désordre dans ses troupes. En cela, il fut puissamment secondé par l'artillerie, qui était dirigée par le général d'Aboville. Elle rendit dans cette occasion, comme dans toutes celles où elle se trouva, les plus grands services. Le général Latour-Maubourg, par les mouvements qu'il fit faire à sa cavalerie, contribua beaucoup au succès de cette attaque. C'est dans cet instant que le général Lapisse fut frappé du coup mortel qui le conduisit au tombeau quelques jours après. L'armée perdit un de ses bons officiers généraux, et sa perte fut vivement sentie par M. le duc de Bellune et par tout le premier corps.

»Toutes les troupes se sont bien conduites, particulièrement le 16e d'infanterie légère, les 8e et 54e de ligne; le 3e bataillon du 54e, commandé par le chef de bataillon Martin, s'est fait remarquer par plusieurs charges qu'il a faites à la baïonnette.

»Les colonels Philippon, du 54e; Barrié, du 45e; le chef de bataillon Gheneser, commandant le 16e léger, les colonels Dormoncourt, du 1er dragons, et Ismert, du 2e, ont été blessés, les généraux Laplane et Chaudron-Rousseau se sont fait remarquer par leurs bonnes dispositions.

»Un seul mouvement d'indécision fut remarqué par M. le maréchal duc de Bellune dans un des régiments de la division Lapisse; Son Excellence s'y porta de suite et prévint les inconvénients qui pouvaient en résulter.

»Tandis que la division Lapisse obtenait ces avantages sur le centre de l'ennemi, le général Villatte manœuvrait au pied du mamelon et disposait la brigade qui était destinée à couvrir le vallon. Le bataillon des grenadiers, aux ordres de M. Bigex, était déjà formé en colonne, le 27e régiment faisait le même mouvement, lorsque l'ennemi détermina une charge de cavalerie sur cette infanterie; elle fut reçue avec le plus grand calme et la plus grande valeur par le bataillon de grenadiers et le 27e d'infanterie légère. Quantité de chevaux et d'hommes vinrent tomber au pied des rangs de l'infanterie; le 23e de dragons légers qui tenait la tête de cette charge, malgré la fusillade du 27e et du bataillon de grenadiers, s'engagea dans la vallée, passant entre la division Villatte et la division Ruffin; la brigade Strolz, composée des 10e et 26e chasseurs, se porta à sa rencontre; le général Strolz manœuvra avec ses troupes pour les laisser passer et les charger en queue; bientôt la mêlée fut complète; M. le maréchal duc de Bellune, qui du rideau où était placée l'artillerie avait vu la cavalerie ennemie faire cette pointe, fît avancer les lanciers polonais et les chevaux-légers westphaliens qui la prirent en tête et en flanc. Il ne s'échappa que cinq hommes du 23e de dragons légers; tout fut tué ou pris.

»MM. les généraux Villatte et Cassagne, qui se trouvaient avec le 27e, furent quelque temps entraînés par cette charge et obligés de la suivre.

»M. le colonel Lacoste et le chef d'escadron Bigex se sont particulièrement distingués dans cette occasion.

»Le général Ruffin avait continué son mouvement et déjà la tête de sa colonne débordait la gauche de l'ennemi, lorsqu'il reçut l'ordre de s'arrêter et de se maintenir dans cette position.

»Il était cinq heures de l'après-midi; M. le maréchal duc de Bellune insista près de Sa Majesté Catholique pour qu'elle ordonnât une seconde attaque sur toute la ligne; il était constant que l'ennemi ébranlé par celles successives qu'il avait essuyées, et par les pertes qu'il avait faites, se disposait à faire sa retraite. Déjà il montrait peu de troupes sur son centre, le feu de son artillerie s'était ralenti, ce qui donnait à croire qu'il avait retiré de ses pièces ou que les munitions lui manquaient.

»Le 4e corps, qui s'était rallié un peu loin du terrain où il avait combattu, reçut l'ordre de se porter en avant, soutenu de la réserve et de la garde du roi. L'on espérait tout de ce dernier effort, lorsqu'on vint prévenir le roi qu'une colonne ennemie suivant la grande route de Talavera se dirigeait sur l'Alberche; Sa Majesté envoya un de ses aides de camp à M. le duc de Bellune pour le prévenir de ce mouvement et lui faire connaître que son intention était que la retraite s'opérât. M. le maréchal duc de Bellune insista de nouveau près de Sa Majesté Catholique et lui fit dire que rien ne déterminait le mouvement de retraite, que l'ennemi, loin de nous attaquer, songeait plutôt à faire la sienne, et que la marche de cette colonne sur l'Alberche serait bientôt arrêtée si le 4e corps attaquait.

»Les choses restèrent dans cet état jusqu'à la nuit, les Anglais montrant peu de troupes; quelques corps de cavalerie voulurent se faire voir au centre, mais ils furent bientôt chassés par l'artillerie du plateau.

»M. le maréchal duc de Bellune fit pousser une reconnaissance sur Talavera par le 54e de ligne et le 5e de chasseurs, qui avait pour objet de connaître positivement le mouvement des ennemis dans cette direction; une partie du champ de bataille du 4e corps fut trouvée abandonnée par nos troupes et l'ennemi. Ce ne fut qu'à un quart de lieue de Talavera que l'on rencontra une colonne ennemie, qui de Talavera se dirigeait par la route de Casa de Salinas; elle parut peu considérable, et n'être qu'une simple reconnaissance que l'ennemi envoyait aussi de son côté pour savoir ce qu'étaient devenues les troupes qui l'avaient combattu dans cette partie.

»M. le maréchal duc de Bellune était décidé à se maintenir la nuit dans ses positions et à faire le lendemain de nouveaux efforts pour débusquer entièrement l'ennemi des siennes. Des ordres furent expédiés aux généraux de conserver celles qu'ils occupaient et qu'ils avaient prises sur l'ennemi, de faire remplacer les cartouches qui avaient été consommées et de se tenir prêts à combattre le lendemain 29. M. le maréchal expédiait un officier au roi pour lui rendre compte de ses dispositions, lorsqu'il eut l'avis que le 4e corps et la réserve étaient en marche pour repasser l'Alberche, et que le mouvement de retraite ordonné par le roi était nécessité par la présence de l'armée de Vénégas sous les murs de Madrid, et par l'état de fermentation dans lequel se trouvait cette ville.

»Il n'était pas possible au 1er corps de se maintenir dans les positions desquelles il avait chassé l'ennemi. La retraite fut ordonnée, après avoir laissé reposer les troupes sur le champ de bataille jusqu'à trois heures du matin. Elle se fit dans le plus grand ordre et sans laisser aucune voiture ni blessé sur le champ de bataille.

»La cavalerie ne quitta sa position qu'au point du jour.

»À six heures du matin, tout le corps d'armée se trouva en position sur la rive gauche de l'Alberche dans le même ordre qu'il observait lorsqu'il marcha à l'ennemi le 27.

»La perte de l'armée anglaise est très-considérable, on peut la porter à 10 mille hommes tués, blessés et prisonniers; cinq mille coups de canon ont été tirés dans ses lignes, à un quart de portée, par le 1er corps; les généraux Mackenzie et Langwerth, quatre colonels ont été tués; 200 officiers et 3 mille hommes blessés ont été trouvés à Talavera.

»L'on aura une idée de ce que cette armée a souffert lorsqu'on saura que le premier corps laissé seul pour l'observer, tandis que la réserve et le 4e corps se portaient sur Vénégas, est resté les 29, 30 et 31 à une lieue du champ de bataille, sans qu'elle osât rien entreprendre sur lui.

»La perte du 1er corps a été aussi très-considérable: 26 officiers et 423 soldats ont été tués, 126 officiers et 3,341 soldats ont été blessés.

»Au quartier général de Talavera, le 10 août 1809.

»Le général de brigade, chef de l'état-major général du 1er corps.»

Le roi Joseph à l'Empereur.

«Madrid, le 30 août 1809.

»Sire,

»J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté le rapport de M. le maréchal Jourdan sur les opérations de l'armée de Votre Majesté, depuis le 23 juillet jusqu'au 15 août. J'ai chargé un officier de porter le double de ce rapport à Votre Majesté, mais il est probable que cette copie portée par l'estafette vous arrivera la première. L'officier porte aussi à Votre Majesté le rapport du maréchal Victor, que Votre Majesté ne lira pas sans peine: il est difficile de concevoir l'aveugle passion qui l'a dicté; j'ai été forcé par le sentiment de mon honneur et de celui de l'armée de lui faire la réponse ci-jointe. Si Votre Majesté éprouve quelque plaisir des succès qui ont couronné ses armes en Espagne et de nos efforts pour y contribuer, je lui demande en grâce, au nom de ses intérêts les plus chers, de donner une destination en Allemagne, en France ou en Italie au maréchal Victor, et même au maréchal Ney. Ce dernier n'obéit ni au maréchal Soult ni à moi.

»Je suis occupé à faire rétablir les communications. Nous avons perdu plusieurs estafettes, deux venant de France et trois y allant, ces dernières portaient à Votre Majesté mes dépêches après les affaires de Talavera et d'Almonacid. L'ennemi n'y aura appris que ses désastres. Je n'ose pas confier à l'estafette le rapport du maréchal Victor.

»Je renouvelle à Votre Majesté la demande qu'elle daigne me permettre de prendre pour ma garde vingt hommes par régiment, elle est fort affaiblie.

»Le général Strolz, mon aide de camp, a eu le bonheur de commander la brigade qui a fait prisonnier le 23e régiment de cavalerie anglais. Je prie Votre Majesté de le nommer officier de la Légion d'honneur, il est déjà légionnaire, c'est une récompense qu'il regarde comme au-dessus de tout ce qu'on pourrait faire pour lui. C'est le même officier que Votre Majesté chargea d'une reconnaissance en arrivant à Vittoria, et qui, en ayant rendu compte à Votre Majesté à Burgos, mérita qu'elle me dît: «Voilà un officier de la bonne roche.» Il l'a prouvé au combat d'Alcabon, à Talavera et à Almonacid.

»De Votre Majesté, sire, le dévoué serviteur et affectionné frère,

»Joseph.»

À M. le maréchal duc de Bellune.

«Madrid, le 27 août 1809.

»J'ai reçu, monsieur le duc, votre lettre de Daimiel du 20 avec le rapport du chef d'état-major du 1er corps, en date de Talavera du 10. Vous me proposez d'approuver ce rapport; rien ne pouvait plus m'étonner, après l'avoir lu, que la proposition que vous me faites d'approuver une diatribe astucieuse des relations que vous avez eues avec moi depuis la bataille de Medellin jusqu'à celle de Talavera; il faut qu'on vous ait donné une idée bien étrange de mon caractère, ou que vous vous en soyez imposé à vous-même en dénaturant complétement les motifs des procédés que j'ai toujours eus avec vous dans tous les événements. Le ton de ce rapport est celui d'un homme qui, mécontent de ne commander que le plus beau corps de l'armée, s'efforce de prouver que s'il eût eu la pensée de toutes les opérations, les affaires eussent été bien; qu'elles ont été mal sous mon commandement parce qu'il n'a pas plu à l'Empereur de me mettre sous ses ordres. Comme vous vous êtes mépris sur la nature des rapports que j'ai eus avec vous, monsieur le maréchal, vous trouverez tout simple que je ne vous taise plus aucune vérité.

»Je ne parle pas du passage du Tage, des ponts brûlés, etc., je viens à Talavera. Vous dénaturez tous les faits, vous mettez en déroute le 4e corps qui a rivalisé de gloire avec le premier; vous faites retirer la réserve qui n'a fait dans le jour qu'un mouvement de flanc commandé par les circonstances; vous prétendez que vous avez été obligé de vous retirer pour suivre le mouvement du 4e corps et de la réserve le 29 au matin; vous oubliez la lettre que je vous écrivis dans la nuit, et vous ignorez que tout le monde était retiré de chez moi et reposait lorsque l'arrivée du 4e corps m'apprit votre départ. Vous ignorez que le général Milhaud était entré dans les premières maisons de Talavera où il n'avait rencontré personne; que plusieurs officiers étaient entrés dans la ville abandonnée et solitaire; vous ignorez que dans le jour mon intention était toujours de repasser l'Alberche; mais je voulais reconnaître l'ennemi dans la matinée.

»Lorsque je vous vis dans votre ancienne position de Cazalegas le matin du 29 je savais tout cela, je ne vous le dis pas, je vous témoignai au contraire ma satisfaction pour la conduite énergique que vous aviez tenue dans la journée du 28. Je prétendais vous consoler de ce que vous n'aviez pu enlever le plateau, que je m'étais décidé à faire attaquer, vous, monsieur le maréchal, m'ayant dit à plusieurs reprises: Il faudrait renoncer à faire la guerre si avec le premier corps je n'enlevais pas cette position. Je vous savais gré des efforts que vous fîtes pour cela, du dévouement personnel avec lequel vous ralliâtes vous-même quelques troupes qui eurent besoin pendant quelques secondes de votre voix et de votre présence pour se rappeler qu'elles étaient du premier corps et de l'armée impériale, et il m'en coûte plus que vous ne pensez, monsieur le maréchal, de ne pouvoir plus persister dans ces nobles ménagements.

»Dans un moment heureux où mon but était rempli, où 80 mille ennemis avaient été découragés au point de ne plus oser faire aucun mouvement, où je sentais que votre corps, trop faible quatre jours auparavant pour contenir l'ennemi dans cette même position, était devenu, par suite de la bataille de Talavera, assez imposant pour l'arrêter, tandis qu'avec le reste de l'armée j'allais sauver Tolède, Madrid, battre Vénégas et donner le temps au duc de Dalmatie d'arriver sur les derrières des Anglais; dans cet état de choses, monsieur le maréchal, je ne dus vous témoigner que mon contentement. Je ne me serais jamais souvenu, si vous ne me forciez à vous en parler pour vous tirer d'erreur sur l'opinion que vous vous êtes formée de moi, que le plateau de Talavera a été mal attaqué par vous trois fois: le 27 au soir, et le 28 au matin avec trop peu de monde. Le 28, je vous avais donné l'ordre de faire attaquer par trois brigades à la fois, tandis que les trois autres brigades seraient restées en réserve; il n'en fut pas ainsi.

»Plusieurs officiers, entre autres un aide de camp du général Latour-Maubourg, envoyés près de moi par vous, monsieur le duc, dans la nuit du 28 au 29, m'ont dit devant tout l'état-major général de l'armée que l'ennemi tournait votre droite, qu'il cherchait aussi à se porter sur la gauche du 4e corps; d'autres officiers me firent en votre nom d'autres rapports contradictoires, et ce fut alors que je me décidai à vous écrire moi-même pour vous demander un rapport écrit, et que, en attendant, je donnai l'ordre à tout le monde de prendre du repos, de rester dans ses positions et d'attendre de nouveaux ordres au jour.

»Mais je m'aperçois, monsieur le maréchal, que j'entre dans des détails inutiles, et je me hâte de finir cette lettre déjà trop longue pour vous et pour moi, en vous déclarant franchement que je regarde le rapport que vous m'avez adressé comme plein de faits erronés; il paraît que mon commandement vous pèse beaucoup, je ne dois pas vous taire que je désire aussi vivement que vous, monsieur le maréchal, qu'il plaise à S. M. Impériale et Royale de vous donner une autre destination.

»Joseph.»

Le duc de Bellune au roi Joseph.

«Tolède, le 14 septembre 1809.

»Sire,

»J'ai l'honneur d'adresser ci-joint à V. M. la justification dont ma lettre du 4 de ce mois n'est que l'analyse. Daignez, Sire, en prendre connaissance, et rendre à mon âme le calme dont elle a besoin. Ce n'est pas sans éprouver la plus vive douleur que j'ai fait cet écrit.

»J'étais loin de penser il y a quinze jours que je dusse être jamais réduit à la dure nécessité de me justifier d'une accusation contre ma conduite en Espagne, où je crois avoir rempli tous mes devoirs d'homme d'honneur.

»Le rang que j'occupe dans l'armée impériale et ma délicatesse ne me permettent pas de rester plus longtemps sous le poids d'une accusation aussi flétrissante. J'ai dû y répondre par des faits qui pussent éclairer Votre Majesté, dont la religion a été surprise. Je la supplie de les examiner et de me rendre la justice qui m'est due. S'ils ne suffisent pas pour effacer l'opinion défavorable qu'elle a prise de mon caractère et de ma conduite, je la prierai de me permettre d'aller les soumettre à mon souverain, à qui je dois compte de toutes mes actions.

»J'ai la confiance qu'il ne dédaignera pas d'être mon juge dans une cause qui touche de si près mon existence et celle de ma famille.

»J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.

»Le maréchal duc de Bellune,
»Victor

Copie de la lettre écrite par S. M. le roi d'Espagne au maréchal duc de Bellune, le 27 août 1809.   Faits que le maréchal duc de Bellune oppose à la lettre de S. M. C.
«J'ai reçu, M. le duc, votre lettre de Daimiel, du 20, avec le rapport du chef de l'état-major du 1er corps, en date de Talavera, du 10. Vous me proposez d'approuver ce rapport. Rien ne pouvait plus m'étonner, après l'avoir lu, que la proposition que vous me faites d'approuver une diatribe astucieuse des relations que vous avez eues avec moi depuis la bataille de Medellin jusqu'à celle de Talavera. Il faut qu'on vous ait donné une idée bien étrange de mon caractère, ou que vous vous en soyez imposé à vous-même en dénaturant complétement les motifs des procédés que j'ai toujours eus avec vous dans tous les événements. Le ton de ce rapport est celui d'un homme qui, mécontent de ne commander que le plus beau corps de l'armée, s'efforce de prouver que s'il eût eu la pensée de toutes les opérations, les affaires eussent été bien; qu'elles ont été mal sous mon commandement, parce qu'il n'a pas plu à l'Empereur de me mettre sous ses ordres. Comme vous vous êtes mépris sur la nature des rapports que j'ai eus avec vous, M. le maréchal, vous trouverez tout simple que je ne vous taise plus aucune vérité.   Le chef d'état-major du 1er corps de l'armée d'Espagne a rédigé le rapport dont il s'agit d'après le journal qu'il a l'attention de tenir de toutes les opérations du corps d'armée. Il a tâché d'y mettre toute l'exactitude qu'un travail de ce genre exige, afin de donner à S. M. C. une connaissance parfaite des mouvements de ce corps, de ses diverses positions et des motifs qui les ont déterminées: c'est dans ce seul esprit que ce rapport a été fait. Le chef de l'état-major qui a toujours ignoré les relations que j'avais avec S. M. C. ne pouvait pas les commenter; il ne pouvait par conséquent en faire une diatribe, ni les mettre en comparaison dans le sujet qu'il était chargé de traiter. Il savait d'ailleurs comme moi qu'il écrivait pour le roi seul, et certes le respect profond qu'il lui porte ne peut laisser aucun doute sur la pureté de ses intentions, lorsqu'il s'occupait de ce travail dont l'objet a été de faire connaître à S. M. C. la vérité tout entière. J'ai lu ce rapport avant de l'adresser au roi. Si j'y avais reconnu quelques traits qui pussent déceler mes relations avec S. M. ou qui dénaturassent les procédés généreux dont elle m'a honoré dans toutes les circonstances, j'aurais supprimé un écrit si contraire à la bienséance et à la gratitude. Si j'y avais reconnu la présomption, la vanité et tous les sentiments que S. M. C. a cru y voir, je me serais bien gardé de le lui adresser, ou bien il faut supposer que j'avais perdu tout à fait la raison pour me livrer ainsi à un excès d'impudence dont on n'aurait pas d'exemple; mais je n'ai pas à me reprocher cet égarement.
Le respect que j'ai pour les vertus et la personne de S. M. C. m'en garantira toujours, et j'ai cru lui en donner une nouvelle preuve en lui envoyant cet écrit véridique et purement militaire. Si j'y avais attaché des vues telles que celles qui sont énoncées dans la lettre de S. M. C., ma démence ne se serait pas bornée à les faire connaître seulement au roi, elle m'eût vraisemblablement engagé à les communiquer à mon gouvernement et à toutes les personnes dont je désire les suffrages; mais le roi est le seul qui jusqu'à présent ait eu connaissance des détails de la campagne du 1er corps, depuis la bataille de Medellin jusques et y compris celle de Talavera. Il n'est donc guère croyable que j'aie voulu me vanter au roi à son détriment, et que j'aie provoqué son ressentiment dans le dessein de perdre sa bienveillance, à laquelle j'ai prouvé plus d'une fois que j'attachais le plus grand prix. En effet, je ne vois encore rien dans le rapport du chef de l'état-major qui puisse me faire soupçonner d'une pareille extravagance, si ce n'est qu'il pèche en plusieurs endroits contre les convenances. Je lui avais ordonné de n'y présenter que des faits vrais avec les circonstances qui les ont amenés. Telle était mon intention, mon seul désir, il a dû s'y conformer.
S. M. C veut que je l'aie priée d'approuver ce rapport. Si elle se donne la peine de relire la lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire à ce sujet, elle verra que ma prière n'est relative qu'aux opérations du 1er corps et non au rapport de ces mêmes opérations, et que je désirais qu'elle récompensât de son approbation la conduite du 1er corps et la mienne.
»Je ne parle pas du passage du Tage, des ponts brûlés, etc.   Je dois regretter que S. M. C. n'ait pas daigné s'expliquer sur le passage du Tage, qu'elle met au nombre des fautes dont elle m'accuse. Il est probable qu'elle n'improuve cette opération que parce qu'elle ignore les causes qui l'ont déterminée. En les lui faisant connaître, j'espère lui prouver qu'au lieu d'avoir mérité ses reproches à ce sujet, j'ai rendu à l'armée dans cette occasion le service le plus important. Ainsi, pour mettre S. M. C. à même d'en juger, je vais remonter à l'époque où les Anglais, maîtres de la campagne en Portugal, n'avaient plus rien à craindre du côté de M. le duc de Dalmatie.
Le 12 mai, je m'étais porté avec le 1er corps d'armée à Alcantara, pour reconnaître et pour chasser une division anglo-portugaise qui s'était réunie sur ce point dans le dessein de faire une diversion en faveur de l'armée espagnole de Cuesta, et de masquer en même temps le mouvement que l'armée anglo-portugaise, sous les ordres de sir Arthur Wellesley, se proposait de faire sur Plasencia. J'espérais aussi, en me portant sur Alcantara, avoir des nouvelles positives de M. le duc de Dalmatie, dont on annonçait la retraite depuis plusieurs jours. Il était intéressant de connaître la véritable situation de M. le duc de Dalmatie. Deux motifs me conduisaient donc à Alcantara, celui de chasser les ennemis de cette ville et celui de connaître l'état de nos affaires en Portugal. J'ai eu lieu de me louer d'avoir pris ce parti. Il en est résulté des avantages que l'on n'a pas assez appréciés.
La division anglo-portugaise, chassée d'Alcantara par nos troupes jusqu'au delà des frontières du Portugal, ne pouvait plus s'opposer aux courses que notre cavalerie devait faire dans ce pays pour demander les nouvelles que je désirais avoir. Elle les fit, et me rapporta la confirmation des bruits qui s'étaient répandus de la retraite de M. le duc de Dalmatie, avec l'avis qu'un corps de l'armée de sir Arthur Wellesley marchait vers l'Espagne pour agir contre le 1er corps, de concert avec l'armée de Cuesta. Cet avis, répété par tous les habitants du pays, ne laissant plus de doute sur sa véracité, j'ai eu l'honneur de le transmettre à S. M. C. par ma lettre du 21 mai à M. le maréchal Jourdan, major général. Ce mouvement combiné des ennemis exigeait nécessairement une sérieuse attention. Mais pour en faire connaître l'importance, il convient que je la démontre comme je l'ai sentie alors et comme les derniers événements l'ont prouvée.
L'armée anglo-portugaise n'ayant plus rien à craindre de l'armée aux ordres de M. le duc de Dalmatie, pouvait se porter sur le 1er corps par Alcantara, et l'attaquer en même temps que l'armée de Cuesta, passant la Guadiana, marcherait également à lui dans le même dessein. Ces deux armées pouvaient aussi combiner leurs mouvements contre le 1er corps, de manière à lui fermer la seule communication qu'il eût, celle d'Almaraz, et l'attaquer ensuite avec des forces trois fois supérieures à la sienne, ce qui l'aurait mis dans la situation la plus fâcheuse. Voyons si la résolution que j'ai prise pour l'en garantir a été judicieuse.
Le cas où il se trouvait était déjà critique, et la pénurie des subsistances y ajoutait beaucoup. Le pays était épuisé, on avait des peines infinies à y faire vivre très-médiocrement le soldat; il fallait néanmoins s'y maintenir, et attendre avant de prendre un parti que les ennemis fissent mieux connaître leurs projets. Je me bornai donc à établir le 1er corps à Torremocha, qui est le point d'où je pouvais observer les armées combinées pour agir selon les circonstances. J'envoyai en même temps, d'après les ordres du roi, à Almaraz la division allemande aux ordres du général Leval, qui jusque-là avait suivi le 1er corps. Cette disposition était nécessaire; car le pont de bateaux que nous avions sur le Tage courait les risques d'être détruit, quoiqu'il fût couvert par des ouvrages que j'y avais fait construire, et gardé par deux cents hommes d'infanterie que j'y avais établis. Les insurgés nombreux de Tietar étaient en armes. De gros détachements de l'armée ennemie de Portugal se montraient à Plasencia, et communiquaient avec les insurgés. Deux marches pouvaient les conduire réunis au pont de bateaux, et sa destruction, qui résultait infailliblement de ce mouvement, menait à des conséquences infinies et extrêmement dangereuses. La présence de la division allemande sur ce point nous en a préservés, et la sollicitude du roi à ce sujet prouve déjà que S. M. C. n'était pas sans inquiétude sur la situation du 1er corps.
Les dispositions dont je viens de parler ont été faites le 20 mai, époque à laquelle je me trouvai à Torremocha de retour d'Alcantara. Ainsi placé, j'observais l'armée anglo-portugaise sur la rive droite du Tage par le général Leval, sur la rive gauche par les partis que j'avais sur Alcantara, et je voyais l'armée de Cuesta par les partis que je tenais sur la Guadiana. Je m'occupais en même temps des subsistances nécessaires à la troupe, et ce travail n'était pas le moins pénible.
Quinze jours s'écoulèrent ainsi sans que l'ennemi se montrât; mais ses projets commencèrent à se développer dans les premiers jours de juin. Le général Leval m'apprit que les Anglo-Portugais se réunissaient à Plasencia, et que les insurgés du Tietar prenaient chaque jour plus de consistance. Les partis que j'avais sur Alcantara confirmaient ces nouvelles, dont je profitais pour redoubler d'attention et de vigilance. Le général Leval instruisait S. M. C. de tout ce qu'il apprenait. Le moment approchait où il fallait de toute nécessité se décider à prendre l'offensive sur les ennemis, ou à se reployer derrière le Tage pour éviter d'être compromis.
Mais l'un et l'autre de ces partis présentaient des inconvénients. Comment en effet se porter en avant sur la Guadiana pour attaquer l'armée de Cuesta, sans craindre l'armée anglo-portugaise prête à marcher sur le 1er corps, et à lui fermer le seul passage qu'il eût pour se retirer en cas de besoin? Comment aussi se reployer derrière le Tage sans encourager les insurgés, et doubler par conséquent leurs forces contre nous? Je restai indécis entre ces deux questions jusqu'au 10 juin, que, pressé par la circonstance sérieuse où je me trouvais, j'eus l'honneur d'instruire le roi de l'embarras où j'étais, et de lui demander ses ordres.
Déjà S. M. C. était instruite du mouvement que faisaient les ennemis derrière le Tietar; elle savait également que le 1er corps d'armée n'existait sur la rive gauche du Tage qu'avec de très-grandes difficultés, et avant d'avoir reçu ma lettre du 10 juin, elle m'avait fait expédier l'ordre de me reployer sur Almaraz, et de là aller à Plasencia, pour y faire vivre les troupes. Cet ordre est daté du... juin, et signé de M. le maréchal Jourdan. Je me mis aussitôt à même de l'exécuter, et le 14 juin le 1er corps se mit en marche pour sa nouvelle destination. Quel est donc le motif qui a porté S. M. C. à blâmer ce mouvement? Si les raisons que je viens de donner pour le justifier ne suffisent pas, je ferai connaître bientôt combien il était nécessaire, et que le roi doit se féliciter de l'avoir autorisé. Mais avant d'entrer dans ces détails, il convient de rendre compte de la conduite que j'ai tenue relativement au pont de bateaux que je suis accusé d'avoir fait détruire mal à propos. Le 1er corps arrivé le ... juin sur la rive gauche du Tage, et devant continuer sa marche sur Plasencia, conformément à l'ordre du ... juin, il ne pouvait se rendre à cette destination qu'autant qu'on lui préparerait un passage sur le Tietar, qui, à cette époque, était considérablement grossi par la fonte des neiges. Il a donc fallu transporter sur ce torrent les quinze bateaux et tous les matériaux qui avaient servi au pont du Tage pour en construire un nouveau, et cela avec cinq voitures ou haquets, seuls moyens que l'on pût employer à ce transport; mais on suppléa à cette pénurie par une grande activité et un travail extrêmement pénible. Les pontonniers, aidés des canonniers, ont montré dans cette occasion ce qu'ils sont capables de faire. Le pont fut détendu dès que les troupes l'eurent passé. Les bateaux et tous les matériaux qui avaient servi à sa construction furent divisés en trois parties égales, et il fut convenu que les cinq haquets transporteraient cet équipage au lieu où il devait être établi, en trois voyages. Il est bon de remarquer ici que du pont du Tage à celui qui nous occupait sur le Tietar, il y a sept grandes lieues d'Espagne, et que les trois voyages devaient être faits et le nouveau pont tendu dans vingt-quatre heures. Cet énorme travail n'a pas surpris un moment les hommes courageux qui en étaient chargés. Ils l'ont fait sans désemparer, et il était achevé et prêt à recevoir les troupes à l'instant même qu'arriva M. le colonel Marie, aide de camp de S. M. C, et que cet officier me remit l'ordre d'envoyer à Tolède la division Villatte, la division allemande et une brigade de dragons, et de me reployer avec le reste de mes troupes vers Talavera, en manœuvrant entre le Tietar et le Tage, de manière à observer et à contenir l'ennemi. Me voilà donc jeté dans un nouvel embarras relativement à ce pont qui venait de nous coûter des peines extrêmes. Comment le transporter? où en sont les moyens? Tous les chariots et les attelages d'artillerie étaient employés à transporter les provisions considérables de munitions de guerre qui avaient été réunies à Truxillo et à Mérida. Les voyages fréquents qu'il avait fallu faire avaient singulièrement fatigué les chevaux et les hommes chargés de les conduire. L'équipage de pont n'avait, comme je viens de le dire, que le tiers des voitures nécessaires pour le transporter. On ne pouvait pas espérer de trouver dans tout le pays et très-loin aucun chariot qui fût propre à ce transport. On n'aurait pas d'ailleurs pu les attendre; il n'y avait pas de moyens pour faire vivre les troupes. Les blés de l'année étaient encore en herbe, et il n'y en avait pas un grain dans les villages, qui étaient tous abandonnés. Que faire dans cette circonstance? Fallait-il se défaire d'une partie des canons pour transporter des bateaux? Mais les voitures à canon ne sont pas propres à cet usage. Fallait-il laisser intacts les bateaux qu'on ne pouvait emporter? Mais c'eût été fournir aux ennemis un moyen de nous nuire. Le parti le plus judicieux était donc de détruire cette portion de pont qu'il nous était impossible d'emmener, et de sauver l'autre. C'est aussi celui que j'ai pris, et nous nous sommes mis en marche vers Talavera, ayant à la suite de notre artillerie cinq haquets chargés de leurs bateaux, et de tous les agrès qui avaient servi à la construction du pont.
Ces éclaircissements me justifieront sans doute aux yeux de S. M. C. relativement aux ponts brûlés. Les mêmes causes jointes à d'autres aussi impérieuses ont entraîné la perte des munitions de guerre déposées au pont de l'Arzobispo. Tous les chariots d'artillerie surchargés de munitions étaient en marche vers Talavera. Ceux des équipages militaires étaient occupés à transporter le grand nombre de malades que nous avions à Truxillo. Il n'en existait aucun dans le pays, comme nous venons de le remarquer. L'armée espagnole de Cuesta venait de jeter un pont de bateaux sur le Tage devant Almaraz, 15 mille hommes d'infanterie et 4 mille chevaux l'avaient passé. Un même nombre de troupes en infanterie de cette armée et 2 mille chevaux se présentaient devant le pont de l'Arzobispo. Le Tage était guéable sur plusieurs points. Le corps que je commandais venait d'être réduit à 11 mille hommes d'infanterie et 2 mille chevaux; il eût fallu en former deux corps pour arrêter l'ennemi devant le pont d'Almaraz et celui de l'Arzobispo. Ces deux corps qui auraient été également trop faibles eussent été compromis. La disette nous pressait vivement; il fallait donc, ou attendre l'armée ennemie et s'engager inconsidérément devant elle pour garder ce dépôt de munitions, ou le détruire et se reployer. J'ai cru que quelques munitions en partie avariées ne devaient pas m'obliger à exposer les troupes qui me restaient, et j'ai fait jeter à l'eau ces poudres embarrassantes.
L'etc. qui suit le reproche que S. M. C. me fait à cet égard est poignant. Il semble énoncer des fautes à l'infini. Je ne puis m'en défendre puisque je les ignore.
Je dois maintenant chercher à rendre ma justification plus claire et plus sensible sur le passage du Tage, et démontrer que ce mouvement, loin d'être blâmable, doit être mis au rang de ceux qui sauvent les armées et préparent la victoire. S. M. C. en sera bientôt convaincue, et j'ose espérer qu'elle regrettera de m'avoir accusé à cette occasion.
C'est le 14 juin, comme je l'ai dit plus haut, que le 1er corps s'est mis en marche pour repasser sur la rive droite du Tage. On a déjà vu que l'armée anglo-portugaise, dispensée à cette époque de toute inquiétude vers le nord du Portugal, était libre de ses mouvements, qu'elle pouvait diriger ses efforts vers l'Espagne, et que ses premières dispositions annonçaient son arrivée prochaine à Plasencia. Elle n'a pas laissé longtemps l'opinion indécise sur ses projets, car on a appris de manière à ne laisser aucun doute qu'elle était arrivée à Plasencia dans les premiers jours de juillet, et que disposée à continuer sa marche sur Talavera, le général Wellesley l'avait précédée de quelques jours pour conférer avec le général Cuesta, qui alors était à Almaraz avec son armée.
Ce simple exposé de la marche combinée des ennemis sur les deux rives du Tage fera aisément comprendre que si le 1er corps n'avait pas repassé ce fleuve à propos comme il l'a fait, il aurait été réduit à la fâcheuse extrémité de combattre à la fois les armées de Cuesta et de Wellesley, fortes ensemble de près de 80 mille hommes, sans communication pour se retirer au besoin, et exposé à une ruine totale et presque inévitable. Toute son énergie eût été insuffisante pour le garantir d'un pareil malheur, et la bataille de Talavera, où il s'est distingué, n'aurait pas eu lieu. De ces événements fâcheux il serait résulté des conséquences plus fâcheuses encore, et à l'infini. J'ai donc rendu un très-grand service à S. M. C. en repassant le Tage. Quel est donc le motif qui m'a valu son improbation sur ce mouvement qu'elle a autorisé?
»Je reviens à Talavera. Vous dénaturez tous les faits. Vous mettez en déroute le 4e corps, qui a rivalisé de gloire avec le 1er.   Pour répondre à cette inculpation, qui me suppose des sentiments et des intentions très-éloignées de mon cœur et de mon caractère; je commencerai par dire que je ne suis pas l'auteur de ce rapport dont je n'ai pas dicté un seul mot, mais que je l'ai lu et que je n'ai pu y voir cette déroute du 4e corps. Si S. M. C. daigne relire le passage qui concerne ce corps d'armée à la bataille de Talavera, elle verra qu'il est dit que ce corps ayant obtenu des avantages fut repoussé, et que cet événement a dû singulièrement influer sur le sort de cette journée.
Je rends la justice qui est due à la bravoure que ce corps d'armée a déployée dans cette circonstance, où il n'a été que malheureux; mais il n'en est pas moins vrai qu'ayant été obligé de se reployer et de céder beaucoup de terrain aux ennemis, il a découvert la gauche du 1er corps, et que pour donner une suite raisonnée et conséquente des opérations de cette journée, le chef de l'état-major devait indiquer cette fâcheuse circonstance. S. M. C. pourrait blâmer ce passage du rapport si son auteur l'avait marqué dans l'intention de nuire à la réputation du 4e corps, mais il savait que ce rapport n'était écrit que pour le roi seul et qu'il devait détailler avec vérité et exactitude les faits de cette journée dont S. M. C. avait été témoin. Je ne puis pas d'ailleurs avouer que le 4e corps, qui n'a pas pu se soutenir trois quarts d'heure devant l'ennemi, ait rivalisé de gloire avec le 1er, qui, après un engagement de 24 heures, a mis cet ennemi hors d'état de rien entreprendre contre nous.
»Vous faites retirer la réserve, qui n'a fait dans le jour qu'un mouvement de flanc commandé par la circonstance.   Ce que le chef de l'état-major a écrit à ce sujet n'est point exact, et S. M. C. a dû le voir ainsi. J'ai eu le tort de ne l'avoir pas lu avec assez d'attention. En le condamnant en quelques points, je dois rétablir ici la vérité. Plusieurs officiers du roi, notamment M. le général Lucotte et M. le colonel Guye, vinrent m'instruire de la part de S. M. C. du mouvement rétrograde du 4e corps «et me dirent que l'ennemi profitant des avantages que lui offrait cette occasion se portait en force de Talavera sur l'Alberche pour déborder notre gauche, dont le ralliement n'était pas encore opéré; que cette circonstance rendant notre position critique, S. M. C. pensait que la retraite de l'armée allait devenir inévitable; qu'elle m'ordonnait de faire passer à l'instant même une partie de ma cavalerie sur notre gauche pour aider à contenir l'ennemi.» Je répondis à l'un et à l'autre de ces officiers que S. M. C. pouvait être tranquille, qu'ayant observé avec beaucoup d'attention le chemin par où on supposait que l'ennemi se montrait, je pouvais assurer qu'il n'y avait pas paru; que du reste les ennemis, vivement pressés en face du 1er corps, ne pouvaient plus se soutenir, qu'ils s'éloignaient de leur ligne de bataille, que la retraite de toute leur artillerie, qui avait cessé de jouer depuis une demi-heure, annonçait des craintes, qu'enfin j'étais persuadé que si le 4e corps se reportait en avant, soutenu de la réserve, la victoire ne tarderait pas à être à nous. Je priai en conséquence MM. Lucotte et Guye de faire ce rapport à S. M. C.; j'ignore s'ils l'ont fait; mais j'ai vu le 4e corps et la réserve parcourir en marchant vers nous l'espace d'environ 600 toises, et se retirer ensuite par un mouvement contraire en obliquant vers leur gauche. C'est ainsi que le chef de l'état-major aurait dû s'exprimer au sujet de la retraite de la réserve. J'ignore les circonstances qui ont déterminé ce mouvement. Elles étaient pressantes et fondées sans doute.
»Vous prétendez que vous avez été obligé de vous retirer pour suivre le mouvement du 4e corps et de la réserve le 29 au matin.   Le roi me charge ici d'une faute capitale que je suis incapable de commettre. Trois heures s'étaient à peine écoulées depuis le moment où j'avais sauvé l'armée du plus sanglant affront en conservant le champ de bataille, lorsque M. le colonel Expert, un des officiers de S. M. C., arriva près de moi pour me réitérer l'ordre de sa part de me retirer derrière l'Alberche, et de prévenir M. le général Sébastiani de l'instant où le 1er corps se mettrait en marche, afin d'accorder le mouvement de ces deux corps. Il n'y avait plus alors d'observation à opposer à cette résolution du roi; il était presque nuit; je ne pouvais plus voir ce que faisaient les ennemis, et j'ai dû penser que S. M. C., mieux instruite que moi, avait de fortes raisons pour se retirer; j'envoyai en conséquence prévenir M. le général Sébastiani que, suivant les intentions du roi, le 1er corps commencerait son mouvement vers l'Alberche à minuit. Je ne désespérais pas néanmoins en faisant encore une fois connaître l'état des choses à S. M. C. sur la partie des lignes ennemies que j'occupais, j'espérais, dis-je, engager S. M. C. à renoncer au mouvement rétrograde. J'envoyai à cet effet le colonel Chateau, mon premier aide de camp, après lui avoir recommandé de dire à S. M. C. tout ce que la circonstance et le bien de son service me suggérait pour la déterminer en faveur de mon projet, et j'attendis son retour pour disposer le 1er corps selon les ordres que cet officier m'apporterait. Ce corps d'armée conserva les positions qu'il avait à la fin de la journée.
Un instant après le départ du colonel Chateau (il était dix heures), M. le général Latour-Maubourg me rendit compte que le général Carrois, commandant une brigade de dragons, venait de reconnaître un parti ennemi qui paraissait se diriger de Talavera vers l'Alberche. Le général Villatte m'annonçait en même temps que quelques bataillons ennemis longeaient la crête de la montagne et menaçaient notre droite. Ces mouvements des ennemis ne me paraissaient pas assez redoutables pour m'obliger à changer la résolution que j'avais prise de garder le champ de bataille, mais je pensai qu'il était de mon devoir d'en instruire le roi. Je dépêchai en conséquence un aide de camp du général Latour-Maubourg à S. M. C. pour lui rendre compte d'abord de ces mouvements, et surtout pour dire qu'ils ne me paraissaient pas assez sérieux pour nous obliger à faire une retraite que je désirais qu'on évitât. Dans cet état de choses je me couchai au milieu des troupes, et j'attendis le retour du colonel Chateau. Il me rejoignit vers minuit. Voici mot à mot ce qu'il me rapporta de la part du roi. Après avoir fait connaître au roi la position qu'occupe le 1er corps et l'espoir que vous conserviez d'entreprendre avec succès sur l'ennemi le lendemain, S. M. C. me dit: «Je sais depuis hier au soir que l'ennemi a montré une colonne aux portes de Madrid. Cette colonne a débouché par Escalona et Naval-Carnero. D'un autre côté, Vénégas a passé le Tage et se trouve sur le point d'attaquer ma capitale. Mais les Anglais étaient devant nous, il fallait les attaquer. J'ai cru que les résultats de la journée seraient plus décisifs. Il paraît que malgré les avantages obtenus par le 1er corps, ce serait à recommencer demain. Je dois penser en ce moment que Madrid renferme nos malades, nos munitions et tous nos magasins, et qu'en donnant le temps à Vénégas et à la colonne de Wilson de s'en emparer, nous perdons ce que nous avons de plus précieux. Je crains surtout que nos malades ne soient victimes d'une sédition populaire, et un mouvement vers la capitale me paraît indispensable. Faites connaître de ma part à M. le duc de Bellune les motifs qui me décident à ce mouvement. La réserve passera l'Alberche à onze heures du soir sur le pont, le 4e corps suivra immédiatement, et passera cette rivière au gué au-dessus du pont, M. le duc de Bellune verra le mouvement du 4e corps pour déterminer celui du premier.»
D'après ce rapport, devais-je encore persister à rester sur le champ de bataille? J'en appelle à la justice du roi. Il n'y avait pas à répliquer; aussi donnai-je l'ordre au 1er corps de se retirer à deux heures du matin dans son ancienne position sur la rive gauche de l'Alberche. Je n'ai pas revu l'aide de camp du général Latour-Maubourg depuis le moment où je l'expédiai au roi.
»Vous oubliez la lettre que je vous écrivis dans la nuit, et vous ignorez que tout le monde était retiré de chez moi et reposait lorsque l'arrivée du 4e corps m'apprit votre départ.   Je ne puis avoir oublié cette lettre; je ne l'oublierai jamais. Je ne crois pas avoir éprouvé de ma vie une surprise pareille à celle que j'ai éprouvée en la lisant. Il était quatre heures du matin alors; j'étais loin de soupçonner que S. M. C. désapprouvât la retraite qu'elle m'avait ordonné de faire, et qu'elle eût oublié en si peu de temps tout ce que j'avais fait et dit pour l'éviter. Je m'en rapporte pour ma justification à ce sujet à ce que S. M. C. m'a fait dire par le colonel Chateau. Cet officier a trop d'intelligence et trop de fidélité pour m'avoir induit en erreur dans un cas de cette importance.
»Vous ignorez que le général Milhaud était entré à Talavera, où il n'avait rencontré personne; que plusieurs officiers étaient entrés dans la ville abandonnée et solitaire.   J'ignorais en effet ces circonstances, qui venaient à l'appui de toutes mes démarches; mais quand j'en aurais eu connaissance, l'ordre que j'avais reçu de S. M. C. n'en était pas moins obligatoire.
»Vous ignorez que dans le jour mon intention était toujours de repasser l'Alberche, mais que je voulais reconnaître l'ennemi dans la matinée.   Le colonel Chateau m'avait suffisamment instruit des intentions de S. M. C.; c'est parce que je les connaissais bien que le mouvement rétrograde a été ordonné.
»Lorsque je vous vis dans votre ancienne position de Cazalegas, le 29 au matin, je savais tout cela; je ne vous le dis pas; je vous témoignai au contraire ma satisfaction pour la conduite énergique que vous aviez tenue dans la journée du 28. Je prétendais vous consoler de ce que vous n'aviez pas pu enlever le plateau que je m'étais décidé à faire attaquer, vous, M. le maréchal, m'ayant dit à plusieurs reprises: «Il faudrait renoncer à faire la guerre, si avec le 1er corps je n'enlevais pas cette position.» Je vous savais gré des efforts que vous fîtes pour cela, du dévouement personnel avec lequel vous ralliâtes vous-même quelques troupes qui eurent besoin de votre voix et de votre présence pour se rappeler qu'elles étaient du 1er corps et de l'armée impériale. Il m'en coûte plus que vous ne pensez, M. le maréchal, de ne pouvoir plus persister dans ces nobles ménagements. Dans un moment heureux où mon but était rempli, où 80 mille ennemis avaient été découragés au point de ne plus oser faire aucun mouvement, où je sentais que votre corps d'armée, trop faible quatre jours auparavant pour contenir l'ennemi dans cette même position, était devenu, par suite de la bataille de Talavera, assez imposant pour l'arrêter, tandis qu'avec le reste de l'armée j'allais sauver Tolède, Madrid, battre Vénégas, et donner le temps au duc de Dalmatie d'arriver sur les derrières des Anglais; dans cet état de choses, M. le maréchal, je ne dus vous témoigner que mon contentement; je ne me serais jamais souvenu, si vous ne me forciez à vous en parler pour vous tirer d'erreur sur l'opinion que vous vous êtes formée de moi, que le plateau de Talavera a été mal attaqué par vous trois fois, le 27 au soir, et le 28 au matin, avec trop peu de monde. Le 28, je vous avais donné l'ordre de faire attaquer par trois brigades à la fois, tandis que les trois autres brigades seraient restées en réserve; il n'en fut pas ainsi.   Je dois regretter que S. M. C. n'ait pas eu la bonté de m'expliquer les torts dont elle me croyait coupable, lorsque j'eus l'honneur de la voir le 29 au matin. J'aurais eu la double satisfaction de m'en affranchir en sa présence, et de recevoir les éloges que je pouvais croire avoir mérités, mais que je ne puis attribuer maintenant qu'à une froide compassion.

Si le 1er corps ne s'est pas emparé du plateau, S. M. C. en saura dans un moment la cause, et j'espère qu'elle reconnaîtra que sa générosité a été abusée dans les ménagements qu'elle a cru me devoir.
    Le but de S. M. C. étant rempli, je croyais avoir assez contribué au succès qu'elle venait d'obtenir et à la satisfaction dont elle jouissait pour recevoir sans trouble les louanges dont elle m'a honoré. J'étais content d'avoir pu donner à S. M. C. des preuves de mon zèle et de mon dévouement. Mon cœur et ma mémoire ne me reprochant aucune faute, j'ai reçu les marques de la reconnaissance du roi avec le plaisir que donne la certitude d'avoir mérité un tel bienfait. Je ne pouvais pas penser que S. M. C. ne me fît tant d'honneur que pour me dérober son improbation sur des faits mal entrepris à la bataille de Talavera. Je suis trop intéressé à ce que les sentiments que S. M. C. a daigné me manifester ne perdent rien de leur vérité pour lui laisser plus longtemps l'opinion qu'elle a des attaques du plateau de Talavera. Je connaissais assez l'importance de cette position pour souhaiter qu'elle nous appartînt, et j'ai fait pour m'en emparer tout ce que les moyens qui étaient à ma disposition m'ont permis de faire. Au moment de passer l'Alberche avec le 1er corps, je pris la liberté de dire au roi que j'allais manœuvrer sur l'ennemi de manière à porter rapidement toutes mes forces sur l'extrémité gauche de sa ligne de bataille; que je croyais obtenir un avantage marqué et décisif sur l'ennemi par ce mouvement qui devait rompre sa ligne et l'obliger à changer ses dispositions; mais qu'il convenait, pour en assurer le succès, de le faire soutenir par le 4e corps et la réserve, afin de distraire le général ennemi par la présence de ces troupes, et ne pas lui laisser la faculté de réunir ses forces sur sa gauche que j'allais attaquer. S. M. C. sait que j'ai exécuté ce mouvement avec l'ensemble, l'ordre et la rapidité que la circonstance exigeait; que le 4e corps et la réserve ont été arrêtés à peu de distance de l'Alberche, et que dans la position qu'on leur a fait prendre ils ne pouvaient être d'aucune utilité pour l'attaque projetée, attendu qu'ils en étaient éloignés de près de trois quarts de lieue. S. M. C. est également instruite que, malgré l'éloignement de ces forces dont j'attendais l'appui, je n'ai pas hésité à faire attaquer à dix heures du soir la position dont il s'agit par la division Ruffin; mais ce que S. M. C. peut ignorer, c'est la raison qui a fait manquer l'attaque des trois régiments destinés à l'entreprendre. Un d'eux, le 24e, qui tenait la droite, s'est égaré dans l'obscurité, et le temps qu'il a dû mettre pour revenir à sa véritable direction était celui qu'il devait employer pour seconder les efforts prodigieux que le 9e régiment d'infanterie légère venait de faire pour enlever le plateau dont il s'était rendu maître. Le 96e, qui avait l'ordre de suivre l'attaque par la gauche, rencontra des obstacles qu'on ne pouvait pas prévoir, et que la nuit avait empêché de reconnaître; il fut donc aussi retardé dans sa marche, et le 9e régiment, privé des secours des deux autres, attaqué par des forces considérables, s'est vu dans la nécessité de quitter ce poste témoin de sa haute valeur.
Dirait-on que je devais renouveler l'attaque par la division Villatte ou par la division Lapisse? Je répondrai: 1o Que celle-ci avait devant elle et à portée de fusil un ennemi qui lui était quatre fois supérieur en nombre; qu'outre cette raison de ne pas la commettre, le mouvement par notre droite, ainsi qu'il était convenu, indiquait assez qu'elle devait éviter tout engagement avec les ennemis, et attendre le résultat des premières opérations; 2o que je ne pouvais pas, sans exposer tout le corps d'armée, renouveler l'attaque du plateau par la division Villatte, qui était la seule troupe dont je pusse disposer pour soutenir la division Lapisse, nos batteries, et même la division Ruffin, qui venait de se reployer, si les ennemis les attaquaient. Cette circonspection de ma part était commandée par l'éloignement du 4e corps, que je ne voyais pas s'approcher de nous. Il est surprenant que dans cette occasion l'ennemi n'ait pas cherché à déborder la gauche de la division Lapisse, qui n'avait aucun appui.
S. M. C. a vu les efforts que nous avons faits le lendemain à quatre heures du matin pour enlever ce plateau. La division Ruffin fut encore chargée de cette entreprise pénible et périlleuse, dont elle s'acquitta avec une intrépidité qui lui fait beaucoup d'honneur. La majeure partie de son monde était déjà sur le sommet du plateau, le reste allait s'y établir; la division Villatte pouvait y prendre place et assurer notre succès sur ce point (tel était mon dessein); mais les ennemis, libres de nous opposer toutes leurs forces par l'inaction constante du 4e corps, en réunirent assez et très-promptement pour repousser la division Ruffin et menacer les divisions Villatte et Lapisse. Il fallut donc se borner à une défensive très-prudente, et attendre le moment où les opérations prendraient plus d'unité sur toute notre ligne. Ce moment arriva, et ce qu'il produisit va achever de me justifier entièrement aux yeux de S. M. C. sur les attaques du plateau.
Je devais, d'après vos ordres, attaquer ce poste avec trois brigades, et tenir les trois autres en réserve. Cette disposition promettait beaucoup sans doute, mais il était encore réservé au 4e corps de s'y opposer. Ce corps, arrivé à la hauteur de la division Lapisse, fut engagé tout entier et à la fois contre la ligne ennemie qui lui était opposée, sans qu'on ait pensé à la possibilité d'un échec dans l'une ou l'autre de ses parties, et au moyen d'y remédier par une réserve. Cet échec arriva: le 4e corps, après avoir repoussé les premiers ennemis qu'il rencontra, fut repoussé à son tour par les forces considérables qui lui restaient à combattre; et ce corps, sans appui dans sa retraite, s'est vu dans la dure nécessité de la continuer et de céder beaucoup de terrain à l'ennemi.
La division Lapisse, qui était à sa droite, et qui chassait devant elle la portion des Anglais qu'elle avait à combattre, se trouvant alors entièrement découverte, ne pouvait pas continuer sa marche offensive sans préparer sa ruine. Elle reçut ordre de garder sa position et d'observer le terrain que venait de quitter le 4e corps. Pouvais-je dans cette situation m'en servir pour l'attaque du plateau? Une de ses brigades devait y monter pour appuyer la division Villatte, qui était destinée à en faire l'attaque principale; mais il est visible que cette division Lapisse, restée ainsi seule au centre de la ligne, ne pouvait pas diminuer ses forces sans compromettre le sort de cette journée. L'eût-elle pu d'ailleurs sans inconvénient? il se passait des événements sur notre droite, entre la montagne et le plateau, qui s'y opposaient très-impérieusement. L'ennemi prenait l'offensive sur nous de ce côté avec de grandes forces en cavalerie, infanterie et artillerie. Il fallait l'empêcher de nous forcer sur ce point, et en conséquence employer une brigade de la division Villatte pour appuyer la division Ruffin, très-affaiblie par les pertes qu'elle venait de faire. Il fallait encore nous garantir d'une descente que les ennemis préparaient contre nous de la hauteur du plateau. L'autre brigade de la division Villatte, trop faible pour y monter seule, était suffisante pour contenir l'ennemi qui était devant elle, et j'ai dû la placer de la manière la plus avantageuse pour remplir ce projet. Voilà donc tout le 1er corps employé comme il pouvait l'être après la retraite du 4e corps. Il n'était plus possible d'exécuter l'attaque du plateau sans compromettre l'armée; aussi ne pensai-je alors qu'à le menacer, tandis que les troupes de droite marchaient à l'ennemi, que celles de gauche tâcheraient par leur contenance et leurs efforts de conserver le terrain qu'elles avaient gagné sur l'ennemi, et d'empêcher qu'il ne nous débordât. Ces dispositions ont eu tout le succès désirable en pareille occurrence. La gauche des ennemis a été vivement repoussée et avec une grande perte. Celles de ces troupes qui étaient sur le plateau n'ont pas osé en descendre, et la division Lapisse s'est maintenue dans ses dispositions, aidée à la vérité par la cavalerie du général Latour-Maubourg.
Telles sont les diverses circonstances qui ont été en opposition avec les attaques du plateau; elles éclaireront, je l'espère, S. M. C., et les sentiments de bienveillance qu'elle m'a fait connaître ne seront pas désormais partagés entre le contentement et l'improbation.
»Plusieurs officiers, entre autres un aide de camp du général Latour-Maubourg, envoyés près de moi par vous, M. le duc, dans la nuit du 28 au 29, m'ont dit devant tout l'état-major général de l'armée que l'ennemi tournait votre droite, qu'il cherchait aussi à se porter sur la gauche du 4e corps; d'autres officiers me firent en votre nom d'autres rapports contradictoires, et ce fut alors que je me décidai à vous écrire moi-même pour vous demander un rapport par écrit, et qu'en attendant je donnai l'ordre à tout le monde de prendre du repos, de rester jusqu'à nouvel ordre dans ses positions, et d'attendre de nouveaux ordres au jour.   J'ai l'honneur d'observer à S. M. C. que les officiers que j'ai chargés de l'instruire de l'état des choses sont MM. le général Lucotte, les colonels Guye et Chateau, et un aide de camp de M. le général Latour-Maubourg; que les premiers ont dû tranquilliser S. M. C. en lui rapportant ce que je pensais de notre situation après la retraite du 4e corps, en lui disant que j'étais d'avis que ce corps revînt en ligne avec la réserve pour rendre la journée complétement avantageuse pour nous, que les ennemis, au lieu de faire des mouvements sur nous, paraissaient plutôt s'en éloigner, qu'enfin je désirais vivement me maintenir sur le champ de bataille. Le colonel Chateau a dû faire les mêmes observations à S. M. C. d'après les instructions que je lui avais données, et selon ce qu'il avait pu remarquer lui-même.
    L'aide de camp de M. le général Latour-Maubourg a dû également répéter à S. M. C. ce que je lui ai dit plusieurs fois en ces termes:
«Allez près de S. M. C., rendez-lui compte de ma part que M. le général Carrois a reconnu un parti ennemi à notre gauche dans la direction de Talavera au pont de l'Alberche, que le général Villatte m'apprend qu'à notre droite quelques bataillons se montrent sur la montagne; mais surtout ne manquez pas de dire à S. M. C. que je ne crois pas que ces mouvements soient assez sérieux pour nous obliger à la retraite, et qu'il me paraît de la plus grande importance que nous restions comme nous sommes.»
Je ne connais pas d'autres officiers qui aient été chargés de mission de ma part près de S. M. C.
J'ai rapporté plus haut ce que S. M. C. a dit au colonel Chateau pour décider le mouvement rétrograde, et l'ordre positif appuyé de raisons sans réplique pour le faire. Je n'ai rien à ajouter à cet égard, si ce n'est que je ne concevrai jamais le motif qui a pu dicter la lettre de S. M. C. par laquelle elle condamne à une heure ou deux du matin une retraite qu'elle avait ordonnée malgré mes instances à onze heures du soir, et qui était achevée lorsque cette lettre m'a été remise.
»Mais je m'aperçois, M. le maréchal, que j'entre dans des détails inutiles, et je me hâte de finir cette lettre déjà trop longue pour vous et pour moi, en vous déclarant franchement que je regarde le rapport que vous m'avez adressé comme plein de faits erronés.   Si S. M. C. avait eu des données exactes sur ma conduite de tout temps depuis que je suis en Espagne, et notamment de celle que j'ai tenue avant, pendant et après la bataille de Talavera, elle ne m'aurait pas refusé un instant son estime, elle n'aurait pas eu la peine d'entrer dans de si grands détails pour m'apprendre qu'elle me la refuse. Elle m'aurait épargné le chagrin de lire et la douleur cuisante de répondre.
Quant au rapport qui a pu si fortement indisposer S. M. C. contre moi, je puis assurer que le chef de l'état-major l'a rédigé dans l'intention d'instruire S. M. C. dans le plus grand détail de toutes les opérations du 1er corps d'armée, qu'il a écrit les choses telles qu'il les a vues et qu'elles ont été faites, et que s'il y a quelques erreurs, elles n'ont pas été marquées à dessein de manquer au respect qu'il doit ainsi que moi à S. M. C.; j'ai lu ce rapport, dont la vérité m'a frappé, mais je regrette de n'avoir pas remarqué assez attentivement, pour les supprimer, quelques passages qui peuvent manquer aux convenances.
»Il paraît que mon commandement vous pèse beaucoup; je ne dois pas vous taire que je désire aussi vivement que vous, M. le maréchal, qu'il plaise à S. M. Impériale et Royale de vous donner une autre destination.

»Signé votre affectionné
»Joseph,
»Le maréchal duc de Bellune,
»Victor.»
  Je ne sais comment j'ai pu donner lieu à S. M. C. de penser que son commandement me pèse; il me semble que j'ai saisi toutes les occasions qui se sont présentées de lui prouver que j'étais infiniment honoré et satisfait de servir sous ses ordres, et qu'il ne fallait pas moins que sa lettre du 27 août et le désir qui la termine pour m'engager à penser autrement. Si S. M. C. a daigné lire cet écrit que l'honneur m'a prescrit de faire, que l'envie de posséder sa confiance m'a sérieusement commandé; si les éclaircissements véridiques que je lui donne la touchent assez pour lui faire connaître que sa religion a été surprise, j'oublierai sans efforts les chagrins que son mécontentement peu mérité a pu me faire éprouver, et je pourrai lui prouver encore que je suis digne de sa bienveillance. Dans le cas contraire, je profiterai de la permission qu'elle me donne de demander une nouvelle destination à S. M. l'Empereur et Roi.
Au quartier général de Tolède, le 14 septembre 1809.

Le maréchal duc de Bellune,
Victor.
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