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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Marche de l'armée française sur Talavera. On se borna le soir à coucher à Santa-Olalla. Le lendemain, 27, on partit à deux heures pour profiter de la fraîcheur, et on se porta sur l'Alberche, afin d'arriver le jour même à Talavera, dans l'intention de pousser l'armée combinée sur Plasencia. Le 1er corps, précédé de la cavalerie de Latour-Maubourg, formait toujours la tête de la colonne. En approchant de l'Alberche, on rencontra sur la gauche les Espagnols qui passaient en désordre cet affluent du Tage pour se replier sur Talavera, et à droite une colonne d'Anglais qui étaient venus vers Cazalegas au secours de don Gregorio de la Cuesta, malgré leur répugnance à s'associer à ses imprudences. (Voir la carte no 50.) Du sommet d'un plateau qui domine le cours de l'Alberche, on apercevait sur l'autre rive un vaste bois de chênes et d'oliviers, et plus loin une suite de mamelons très-saillants, très-fortement occupés, se liant d'un côté à une haute chaîne de montagnes, de l'autre à Talavera même, et au Tage, qui traverse cette ville. La plus grande partie de l'armée anglaise était en position sur cette suite de mamelons, derrière une nombreuse artillerie, des abatis, et de solides redoutes. La poussière qui s'élevait au-dessus de la forêt de chênes et d'oliviers, prouvait que les troupes ennemies qu'on avait combattues la veille étaient en retraite à travers cette forêt, et on pouvait espérer de les joindre avant qu'elles eussent atteint la position retranchée de l'armée anglaise. Le maréchal Victor se hâte de passer l'Alberche, pour se jeter sur l'armée espagnole, avant qu'elle ait pu atteindre le camp retranché de Talavera. Le maréchal Victor, qui avait grande confiance dans ses vieux soldats, qui ne connaissait pas encore les soldats anglais, et qui, grâce à son grade élevé, croyait pouvoir prendre beaucoup sur lui, s'empressa de passer l'Alberche à gué avec ses trois divisions. Il s'avança, la division Ruffin à droite, celle de Villatte au centre, celle de Lapisse à gauche, Latour-Maubourg en flanqueur, et envoya dire au roi Joseph de le faire appuyer par le corps du général Sébastiani et par sa réserve. Bien familiarisé avec les lieux, qu'il avait souvent parcourus, il se flattait, si les circonstances le favorisaient, et si on le secondait à propos, d'enlever la position au moyen d'un simple coup de main.

Les troupes franchirent l'Alberche, en colonne serrée, ayant de l'eau jusqu'à mi-corps, et s'enfoncèrent avec ardeur dans la forêt. La division Lapisse, qui était à la gauche du maréchal Victor, se trouva engagée près de Casa de las Salinas avec la brigade Mackenzie, qui formait l'arrière-garde anglaise, et fit bientôt le coup de fusil avec elle. Le 16e léger serrait de près les Anglais, et, partout où le terrain le permettait, les abordait vivement. Grave échec éprouvé par la brigade anglaise Mackenzie. Arrivé près d'une éclaircie favorable au déploiement des troupes, le général Chaudron-Rousseau ordonna une charge à la baïonnette. Les braves soldats du 16e, jaloux de prouver qu'ils ne craignaient pas plus une armée solide et régulière que les troupes inaguerries des Espagnols, s'élancèrent brusquement sur les deux régiments anglais (le 31e et le 87e), qui leur étaient opposés, les rompirent, et leur causèrent une perte considérable. Les Anglais se rejetèrent précipitamment sur le gros de leur armée, qui était en position, comme nous venons de le dire, près de Talavera, entre le Tage et les montagnes. Le maréchal Victor voulait les suivre, mais il fallait attendre la division Villatte qui achevait de passer l'Alberche; il fallait attendre aussi la cavalerie, l'artillerie, qui ne l'avaient point passé; il fallait surtout être rejoint par le corps du général Sébastiani, qui était encore en arrière. Si, au lieu d'un roi courageux de sa personne, mais inexpérimenté et réduit à consulter un vieux maréchal, on avait eu pour diriger l'armée un véritable général en chef, venant lui-même à la tête de ses avant-gardes reconnaître les lieux, et prendre ses résolutions à temps, on se serait pressé de franchir l'Alberche en masse; et en profitant de l'échec des Anglais, et de la confusion avec laquelle se retiraient les Espagnols, on eût peut-être enlevé la position de l'ennemi. Mais chacun suivait sa propre direction, ou attendait un commandement qui n'arrivait qu'après coup et après de longues consultations.

Toutefois il faut reconnaître qu'il était un peu tard pour couronner la journée par un acte aussi décisif, car le maréchal Victor lui-même n'arriva en face de la position des Anglais que vers la chute du jour. En sortant de la forêt de chênes et d'oliviers qui se rencontrait au delà de l'Alberche, on s'avançait sur une sorte de plateau, d'où l'on apercevait distinctement la position des Anglais. (Voir la carte no 50.) Description de la position des Anglais et des Espagnols devant Talavera. C'était, comme nous l'avons dit, une suite de mamelons, dont le plus élevé se montrait à notre droite couvert de troupes anglaises et d'artillerie, dont les autres en s'abaissant vers Talavera se voyaient à notre gauche couverts également de troupes et d'artillerie, celles-ci appartenant à l'armée espagnole. Au centre de cette position était une grosse redoute, hérissée de canons, gardée en commun par les troupes des deux nations. Plus loin, à notre gauche, des bouquets de chênes et d'oliviers, des abatis, des clôtures, s'étendaient jusqu'à Talavera et au bord du Tage, et servaient d'appui au courage de l'armée espagnole, qui ne brillait, avons-nous dit souvent, que lorsqu'il trouvait un soutien dans la nature des lieux. Il pouvait y avoir en position 25 ou 26 mille Anglais, 30 et quelques mille Espagnols, plus la division Wilson qu'on distinguait sur les montagnes à notre droite, pressée de rejoindre l'armée principale: c'étaient donc 65 ou 66 mille ennemis à combattre avec 45 mille soldats que nous amenions, mais excellents, et rachetant par leur qualité l'infériorité du nombre. L'important était de bien combattre, et de ne pas engager maladroitement leur courage, aussi ferme que bouillant.

Outre que la position des Anglais et des Espagnols était forte, elle était en rapport avec leur principale qualité, qui consistait à bien résister dans un poste défensif. Pour les aborder, il fallait franchir un ravin assez profond, qui les séparait du plateau sur lequel nous avions débouché en sortant de la forêt, puis gravir sous le feu une chaîne de mamelons escarpés. Il était possible toutefois de tourner cette chaîne de mamelons par notre droite, grâce à une circonstance de terrain dont on aurait pu profiter avantageusement. En effet le mamelon, point extrême de la position des Anglais, était séparé par un large vallon de la haute chaîne de montagnes qui borde la vallée du Tage: on pouvait, en descendant dans le ravin dont il vient d'être parlé, marcher droit à l'ennemi, puis, remontant à droite, s'introduire dans le vallon, et tourner le mamelon qui formait l'extrémité de la position des Anglais, et sur lequel était campée la division Hill. Il eût fallu amener là une portion notable des forces françaises sans que les Anglais s'en aperçussent, puis attaquer résolument leur ligne de front et à revers. Grâce à cet ensemble de dispositions, on l'eût très-probablement enlevée, comme on va bientôt s'en convaincre.

Le maréchal Victor attaque sans ordre, le 27 au soir, le point extrême de la position des Anglais. Le maréchal Victor, qui avait remarqué une grande confusion dans la retraite des troupes ennemies, s'imagina que par une brusque attaque, tentée à la chute du jour, il emporterait le mamelon qui était à notre droite, que ce point emporté la position ne serait plus tenable pour les Anglais, et qu'il aurait à lui seul l'honneur de gagner la bataille. Cette résolution spontanée, résultat d'un zèle extrême et d'une bravoure brillante, n'eût certainement pas été prise sous un général en chef qui aurait commandé avec autorité et vigueur. On n'aurait pas commencé à son insu, par une aile, à une heure du jour si avancée, une grande bataille, sans qu'il eût réglé le moment de cette bataille, la manière de la livrer, et surtout sans qu'il eût décidé s'il fallait qu'elle fût livrée.

Le maréchal Victor, entraîné par son courage et ignorant à quelles troupes il avait affaire, lança la division Ruffin sur le mamelon entre neuf et dix heures du soir. Cette division, l'une des meilleures de la grande armée, se composait de trois régiments accomplis, le 9e léger, les 24e et 96e de ligne. Elle avait pour la conduire deux officiers de grand mérite, le général de division Ruffin, et le général de brigade Barrois. Le maréchal Victor ordonna au 9e léger d'attaquer de front le mamelon principal qui s'élevait vis-à-vis de nous, au 24e de le tourner en débouchant à droite par le vallon qui nous séparait des montagnes, et au 96e de se porter à gauche pour appuyer directement le 9e. Le maréchal conserva les divisions Villatte et Lapisse en réserve afin de tenir l'ennemi en respect sur la gauche. L'artillerie braquée sur le plateau aurait pu agir contre les Anglais, en tirant par-dessus le ravin; mais dans l'obscurité on craignait de faire feu sur les nôtres, et on la laissa inactive.

Nos troupes s'avancèrent résolûment dans l'obscurité vers le but assigné à leurs efforts. Le 9e léger, qui s'était mis le premier en marche, descendit du plateau dans le ravin, et aborda de front le mamelon qu'il s'agissait d'emporter. Les Anglais s'étant aperçus de ce mouvement ouvrirent un feu meurtrier, quoique dirigé dans les ténèbres, sur nos braves soldats, mais ne parvinrent pas à les arrêter. Ceux-ci franchirent les pentes de la position, repoussant à la baïonnette la première ligne qui leur était opposée, et, toujours sous le feu, parvinrent jusqu'au sommet. Déjà quelques compagnies du 9e léger avaient atteint le haut du mamelon, et y avaient même enlevé quelques Anglais, lorsque le général Hill, voyant que ces hardis assaillants n'étaient soutenus ni de droite ni de gauche, porta dans leur flanc une partie de ses troupes et les arrêta dans leur succès. La nuit ayant empêché nos régiments de se soutenir les uns les autres, l'attaque du maréchal Victor demeure sans succès. Le 9e, attaqué en tête, et par sa gauche, fut obligé de rétrograder en laissant bon nombre de soldats morts ou blessés sur le sommet du plateau. Ce qui avait causé ce revers, c'était le retard du 96e qui, rencontrant dans le fond du ravin des obstacles imprévus, avait mis à le franchir plus de temps qu'on ne l'avait supposé, et le retard aussi du 24e, qui en s'engageant à droite dans le vallon s'y était égaré. Ces deux régiments arrivant sur le terrain du combat trouvèrent le 9e léger en retraite, mais non en déroute, et conservant sous le feu des Anglais un aplomb inébranlable. Il avait perdu trois cents hommes dans cette tentative avortée. Son colonel Meunier avait reçu trois coups de feu. Le maréchal Victor ne crut pas devoir pousser plus loin cet engagement nocturne, et pensa qu'il convenait de donner quelque repos à des troupes qui, parties de Santa-Olalla à 2 heures du matin, combattaient près de Talavera à 10 heures du soir. On bivouaqua où l'on était, sur le plateau qui faisait face aux Anglais. À gauche la cavalerie liait les troupes du maréchal Victor avec celles du général Sébastiani et de la réserve, qui avaient enfin passé l'Alberche, et s'étaient déployées en face du centre de l'ennemi. Les dragons de Milhaud à l'extrême gauche observaient la grande route de Talavera. De ce côté les Espagnols, poussés vivement par notre cavalerie, se trouvaient dans une confusion extraordinaire, et s'établissaient comme ils pouvaient dans leur position. Tout troublés, ils se crurent attaqués en entendant la fusillade de la division Ruffin, et se mirent à tirer dans l'obscurité, sans savoir ni sur qui, ni pourquoi. Aussi prétendirent-ils le lendemain avoir eu à repousser une violente attaque de nuit. Ce qui était moins pardonnable, les Anglais placés du même côté répétèrent ce mensonge.

Nouvelle attaque le 28 au matin, exécutée sans ordre et sans succès par le maréchal Victor. Le lendemain 28, jour mémorable dans nos guerres d'Espagne, le maréchal Victor tenant à réparer l'échec fort accidentel de la veille, voulut entrer en action dès l'aurore, ne doutant pas de l'emporter cette fois quand l'attaque du mamelon serait exécutée avec l'ensemble convenable. Parcourant le terrain à cheval, voyant l'armée anglaise établie sur la suite des mamelons dont on avait assailli le principal, l'armée espagnole derrière des clôtures, des abatis, des bois, il se persuada de nouveau qu'en enlevant celui de ces mamelons qui était placé vis-à-vis de notre droite, l'armée combinée, arrachée en quelque sorte de sa position, serait refoulée sur Talavera, et probablement précipitée dans le Tage. Il résolut donc d'attaquer sur-le-champ, et avec la dernière vigueur, en faisant dire au roi Joseph de porter immédiatement sur le centre de l'ennemi les troupes du général Sébastiani et de la réserve, afin que les Anglais ne se jetassent point en masse sur lui, pendant qu'il serait occupé contre l'extrémité de leur ligne.

Prenant encore spontanément cette audacieuse résolution, il voulut fournir à la division Ruffin l'occasion de se dédommager de l'insuccès de la veille, et lui ordonna de se précipiter sur le mamelon avec ses trois régiments à la fois. Il plaça la division Villatte en réserve en arrière, et chargea la division Lapisse avec les dragons de Latour-Maubourg de feindre à gauche un mouvement sur le centre des ennemis. Mais ce n'était pas assez d'une feinte si on prétendait les empêcher de fondre en masse sur la division Ruffin.

Cette brave division s'ébranla en effet dès le point du jour avec un seul changement dans son ordre de marche. Le 9e, déjà décimé dans la première tentative, dut attaquer à droite par le vallon; le 24e, qui n'avait pas joint l'ennemi, dut attaquer au centre et de front; le 96e, à gauche comme la veille. Ces trois régiments descendirent dans le ravin, puis le traversèrent sous le feu de toute la division Hill, avec une fermeté qui fit l'admiration de l'armée anglaise. Ils franchirent les premières pentes, et arrivèrent sur un terrain qui formait en quelque sorte le premier étage de ce mamelon, opposant à la mousqueterie et à la mitraille un sang-froid incomparable. Mais sir Arthur Wellesley, placé au milieu de son armée et se conduisant en vrai général, discerna parfaitement que la division Lapisse, rangée à gauche de la division Ruffin, n'était pas à portée d'agir, et le reste de l'armée française encore moins. Allant alors au plus pressé, il dirigea une partie de son centre, composé des troupes du général Sherbrooke, sur la division Ruffin. La division Ruffin, ayant attaqué sans être soutenue, se replie après avoir fait une perte énorme. Celle-ci, traitée en ce moment comme l'avait été le 9e pendant la nuit, c'est-à-dire prise en flanc, tandis qu'elle essuyait de front un feu terrible, fut contrainte de rétrograder. Elle recula lentement, en ôtant aux Anglais le courage de la poursuivre. Mais elle paya et son audacieuse attaque, et sa belle retraite, d'une perte énorme. Environ cinq cents hommes par régiment, ce qui faisait 1,500 pour la division, jonchaient les degrés de ce fatal mamelon, contre lequel venaient d'échouer deux attaques successives, exécutées avec un rare héroïsme.

Joseph, accouru sur le terrain avec le maréchal Jourdan, délibère pour savoir s'il faut livrer bataille. Le maréchal Victor, qui de sa personne ne s'était pas ménagé, reconnut que contre des troupes pareilles on n'enlevait pas une position en la brusquant. Ne se décourageant pas toutefois, et toujours confiant dans la victoire, il remit l'attaque décisive au moment où l'armée française pourrait agir tout entière. Il était dix heures du matin. Joseph, accouru au premier corps pour y jouer enfin son rôle de commandant en chef, tint conseil avec le maréchal Jourdan, le maréchal Victor et le général Sébastiani, sur le parti à prendre. Avant de décider comment on attaquerait, il fallait savoir d'abord si on attaquerait, c'est-à-dire si on livrerait bataille. Telle était la première question à résoudre. On se partagea sur cette question essentielle. Opinion du maréchal Jourdan. Le maréchal Jourdan avec sa grande expérience se prononça contre l'idée de livrer bataille. Il en donna d'excellentes raisons. Selon lui on avait manqué l'occasion d'enlever la position de l'ennemi qu'il venait de reconnaître, et dont il savait maintenant les côtés forts et faibles. Il aurait fallu, lorsque les Anglais ignoraient encore le vrai point d'attaque, porter pendant la nuit dans le vallon une partie considérable de l'armée française, en gardant le reste en ligne pour masquer ce mouvement, puis assaillir à l'improviste, avec vigueur et ensemble, le mamelon principal avant que l'ennemi pût y reporter des moyens de défense suffisants, et, le mamelon enlevé, refouler l'armée combinée sur Talavera et le Tage, où on aurait pu lui faire subir un véritable désastre. Mais il n'était plus temps d'opérer ainsi, parce que sir Arthur Wellesley était averti par deux tentatives successives du vrai point d'attaque, parce qu'il était jour, parce que le moindre mouvement serait aperçu, et que le général ennemi ne manquerait pas de reporter à sa gauche autant de troupes que nous en reporterions à notre droite; que d'ailleurs en exécutant ce changement de front, on n'aurait, pour se retirer en cas d'échec, que les routes impraticables qui conduisent à Avila, et que la retraite, si elle devenait nécessaire, ne pourrait se faire qu'en sacrifiant l'artillerie et les équipages de l'armée. Dans cet état de choses, l'attaque de front étant douteuse, l'attaque de flanc trop tardive et de plus périlleuse pour la retraite, il fallait temporiser, se replier derrière l'Alberche, y choisir une position défensive, et attendre que le maréchal Soult avec ses trois corps réunis débouchât sur les derrières de l'armée anglo-espagnole.

Opinion du maréchal Victor. Le maréchal Victor, rempli d'ardeur, ayant le désir de se dédommager des deux tentatives infructueuses de la veille et du matin, confiant dans l'énergie de ses troupes, soutint que c'était faute d'appui vers le centre que ses attaques n'avaient pas réussi; que si le 4e corps, celui du général Sébastiani, se portait suivi de la réserve contre le centre de l'armée anglaise, il se faisait fort, avec son corps seul, de s'emparer du mamelon qui était la clef de la position. Il répéta plusieurs fois qu'il fallait renoncer à faire la guerre, si, avec des troupes comme les siennes, il n'enlevait pas la position de l'ennemi. Hésitations de Joseph terminées par une dépêche du maréchal Soult, et résolution de livrer bataille. Joseph, placé entre la froide prudence du maréchal Jourdan, et la fougue entraînante du maréchal Victor, hésitait, ne sachant quel parti prendre, lorsqu'arriva une lettre du maréchal Soult annonçant que, malgré ce qu'il avait promis, il ne pourrait pas être avant le 3 août sur les derrières des Anglais. Pourtant le corps du maréchal Mortier était le 26 à Salamanque, le corps du maréchal Soult était le même jour moitié à Salamanque, moitié à Toro, et il semble que rien n'aurait dû l'empêcher d'être le 29 ou le 30 à Plasencia, avec 38 ou 40,000 hommes. Quoi qu'il en soit, on était au 28, et il aurait fallu attendre six jours l'apparition du maréchal Soult. Or, pendant ces six jours, pourrait-on tenir tête à sir Arthur Wellesley et à don Gregorio de la Cuesta d'un côté, à Vénégas de l'autre, celui-ci menaçant déjà Tolède et Aranjuez? Bataille de Talavera, livrée le 28 juillet, vers la moitié du jour. Ces considérations et l'ardeur à combattre du maréchal Victor firent pencher la balance en faveur du projet de livrer bataille, et il fut décidé qu'on attaquerait immédiatement. Les dispositions furent arrêtées sur-le-champ. Il fut convenu que cette fois l'attaque serait simultanée de notre droite à notre gauche, afin que l'ennemi, obligé de se défendre partout, ne pût porter de renforts sur aucun point. Le maréchal Victor devait s'y prendre autrement qu'il n'avait fait la veille et le matin. Plan d'attaque générale. Au lieu de gravir directement le mamelon, il devait faire filer la division Ruffin dans le vallon qui séparait la position de l'ennemi des montagnes, la conduire par le fond de ce vallon où l'Anglais Wilson commençait à se montrer, et ne lui faire escalader le mamelon que lorsqu'elle l'aurait complétement débordé. Pendant ce temps, la division Villatte aurait l'une de ses deux brigades au pied du mamelon pour le menacer et y retenir les Anglais, l'autre dans le vallon pour y soutenir Ruffin contre une masse de cavalerie qu'on apercevait dans le lointain. Quant à la division Lapisse, formant la gauche de Victor, elle devait, de concert avec le corps du général Sébastiani, attaquer le centre d'une manière vigoureuse, et de façon à y attirer les plus grandes forces de l'ennemi. C'est lorsque cette attaque au centre aurait produit son effet, et que la division Ruffin aurait gagné assez de terrain dans le vallon sur la gauche des Anglais, que le général Villatte devait, avec ses deux brigades, assaillir de front le mamelon, ainsi que l'avait déjà essayé la division Ruffin. Il était permis de compter qu'en s'y prenant de la sorte l'attaque réussirait. Les dragons de Latour-Maubourg devaient, avec la cavalerie légère du général Merlin, se porter à droite, et suivre la division Ruffin dans le vallon où se montrait, comme nous venons de le dire, beaucoup de cavalerie anglaise et espagnole. Les dragons de Milhaud étaient destinés à agir vers l'extrême gauche, et à occuper les Espagnols du côté de Talavera. La réserve de Joseph, placée en arrière au centre, avait mission de secourir ceux qui en auraient besoin. Enfin l'artillerie du maréchal Victor, établie sur le plateau vis-à-vis de la position des Anglais, devait les couvrir de projectiles, en tirant par-dessus le ravin. Ces dispositions, bien exécutées, faisaient espérer le succès de la bataille.

Les ordres de l'état-major général transmis et reçus promptement, grâce au peu d'étendue du champ de bataille, ne commencèrent cependant à s'exécuter que vers deux heures de l'après-midi, à cause des nombreux mouvements de troupes qu'il fallait opérer. La division Ruffin, descendant par une trouée dans le vallon, le remonta en colonne serrée sur le flanc des Anglais, tandis que les deux brigades du général Villatte, descendues dans le ravin qui nous séparait de l'ennemi, et faisant face l'une au vallon, l'autre au mamelon, étaient prêtes à se joindre à Ruffin, ou à se retourner pour assaillir de front la position si opiniâtrement disputée depuis la veille. Pendant ce temps, l'artillerie dirigée par le colonel d'Aboville, tirant par-dessus le ravin, couvrait de feu les Anglais. Enfin la division Lapisse s'apprêtait à fondre sur le centre de la ligne, et le corps du général Sébastiani s'ébranlait pour enlever la redoute vers laquelle se joignaient les deux armées combinées. Mais tandis que ces mouvements s'accomplissaient avec ensemble, un accident y apporta quelque trouble. Accident survenu à la division allemande Leval, pendant que l'armée se mettait en bataille. La division allemande Leval, reportée depuis quelques jours du corps du maréchal Victor à celui du général Sébastiani, avait été placée à gauche de ce dernier, pour le flanquer de concert avec les dragons de Milhaud, en cas que les Espagnols voulussent déboucher de Talavera. Ayant ordre de se tenir à la hauteur du général Sébastiani, et ne discernant pas bien son poste à travers les bois d'oliviers et de chênes qui couvraient le terrain, elle se trouva tout à coup sous le feu de la redoute du centre, et assaillie à droite par les Anglais, à gauche par de la cavalerie espagnole. Les Allemands, formés en carré, reçurent cette cavalerie par un feu à bout portant et la dispersèrent. Ils marchèrent ensuite en avant. Dans leur mouvement offensif, ils débordèrent un régiment anglais qui les attaquait par la droite, et, l'ayant enveloppé, ils allaient le faire prisonnier, lorsque le général de Porbeck, commandant les troupes badoises, fut tué d'un coup de feu. Cet accident laissant les Badois sans chef, les Anglais eurent le temps de se reconnaître, de rétrograder et de se sauver. L'état-major de Joseph, en voyant cette action prématurée, voulut arrêter les Allemands de peur qu'engagés trop tôt ils ne fissent faute plus tard sur le flanc de la division Sébastiani, et ordonna au général Leval de se retirer. Mieux eût valu poursuivre vigoureusement cette attaque, en usant de la réserve pour le cas d'une apparition subite des Espagnols sur le flanc du général Sébastiani, que de rétrograder devant l'ennemi. Quoi qu'il en soit, on reporta la division Leval en arrière, mais au milieu des oliviers on eut de la peine à ramener l'artillerie dont les chevaux avaient été tués par le feu de la redoute, et on abandonna huit pièces dont l'ennemi se fit plus tard un trophée.

Vigoureuse attaque du général Lapisse sur le centre des Anglais. Après avoir ainsi paré autant que possible à cet accident, les généraux Sébastiani et Lapisse se portèrent l'un et l'autre en avant. Le général Lapisse, conduisant le 16e léger et le 45e de ligne, déployés, et suivi des 8e et 54e de ligne en colonne serrée, assaillit les hauteurs qui flanquaient le mamelon principal et le liaient à la plaine de Talavera. Attaque également vigoureuse du général Sébastiani sur le même point. Malgré le feu des Anglais, il gagna du terrain. Le général Sébastiani, avec sa belle division française, composée de quatre régiments, attaqua à gauche du général Lapisse. Les Anglais se jetèrent sur lui avec fureur. Sa brigade de droite, commandée par le général Rey, et composée des 28e et 32e, leur tint tête, et les repoussa. La brigade de gauche, commandée par le général Belair, fut assaillie à la fois par les Espagnols et par les Anglais, mais elle ne se montra pas moins ferme que celle du général Rey, et, comme elle, tint tête à une multitude d'ennemis. Le 75e et le 58e arrêtèrent les charges de la cavalerie espagnole, pendant que les Allemands de Leval s'avançaient de nouveau en plusieurs carrés. De ce côté, comme du côté de la division Lapisse, on gagnait lentement du terrain. Tandis que ces événements se passaient à gauche et au centre, à droite en face du fameux mamelon, l'artillerie, continuant de tirer par-dessus le ravin, produisait un effet meurtrier sur la division Hill; le général Villatte attendait toujours dans le fond du ravin le signal de l'attaque, et la division Ruffin cheminait dans le vallon sur la gauche des Anglais. Engagement de cavalerie dans le vallon, et destruction du 13e de dragons anglais. Dans ce moment la cavalerie portugaise d'Albuquerque, jointe à la cavalerie anglaise, voulut barrer le chemin du vallon à la division Ruffin, et se porta sur elle au galop. Cette division, voyant venir la charge, se rangea pour la laisser passer, et la cavalerie anglo-portugaise, lancée à toute bride, reçut ainsi le feu de Ruffin et de Villatte. Une partie rebroussa chemin; mais le 13e de dragons anglais, emporté par ses chevaux, ne put revenir. La brigade de cavalerie légère du général Strolz, manœuvrant habilement, attendit qu'il eût passé, puis se jeta à sa suite, et le chargea en flanc et en queue, pendant que les lanciers polonais et les chevaux-légers westphaliens l'attaquaient en tête. Ce malheureux régiment, enveloppé de toutes parts, fut sabré ou pris en entier.

Mort du général Lapisse au centre, et mouvement rétrograde de sa division par suite de cette mort. Tel était l'état des choses vers notre droite, lorsqu'au centre, le général Lapisse, qui conduisait sa division en personne, et avait déjà gravi les hauteurs occupées par l'ennemi, à la tête du 16e léger, fut tué d'un coup de feu. Cette mort produisit une sorte d'ébranlement dans sa division, qui, chargée aussitôt par les troupes de Sherbrooke, fut ramenée en arrière. Le maréchal Victor, averti de cet incident, partit au galop, et vint sous le feu rallier ses troupes, et les reporter en ligne. Mais l'ennemi, insistant pour conserver ce premier succès, se jeta en masse sur la division Lapisse. Au même instant le corps du général Sébastiani, découvert par le mouvement rétrograde de la division Lapisse, fut vivement assailli sur sa droite. Les 28e et 32e, se conduisant avec leur bravoure accoutumée, tinrent ferme sous les ordres du général Rey, et ne cédèrent que ce qu'il fallait de terrain pour se remettre en ligne avec les troupes qui venaient de rétrograder.

C'était le moment de redoubler d'énergie, de porter la réserve au secours des divisions Lapisse et Sébastiani, et de jeter enfin les deux brigades du général Villatte sur le mamelon que Ruffin était parvenu à déborder. Tout en effet donnait lieu d'espérer la victoire. Les Anglais, mitraillés par nos batteries du plateau, paraissaient ébranlés; leur artillerie était démontée, et leur feu presque éteint. Un effort simultané et vigoureux tenté alors devait vaincre leur ténacité ordinaire. Mais Joseph, qui, tout en se laissant entraîner par la chaleur du maréchal Victor, avait été fort sensible aux réflexions du maréchal Jourdan, voyant la journée avancée et la victoire encore douteuse, voulut suspendre l'action, sauf à recommencer le lendemain. Joseph, voyant l'action se prolonger, suspend la bataille au moment où on allait la gagner. Ce n'était assurément pas le cas de se décourager, car on allait l'emporter. Mais n'ayant ni l'habitude ni la ténacité du champ de bataille, il fit contremander l'attaque. Il était cinq heures à peu près, et au mois de juillet on pouvait compter sur plusieurs heures de jour pour terminer la bataille. Vains efforts du maréchal Victor pour faire continuer la bataille. Le maréchal Victor accourut aussitôt, fit valoir la certitude du succès, si Ruffin, qui avait pénétré dans le vallon à la hauteur convenable, attaquait les Anglais par derrière, tandis que Villatte les attaquerait de front; il allégua l'ébranlement visible de l'ennemi, et toutes les raisons qu'on avait de pousser à bout cette journée, en opposant à sir Arthur Wellesley une constance égale à la sienne. Joseph, touché de ces raisons, allait céder à l'avis du maréchal Victor, lorsque divers officiers accoururent lui dire que des détachements espagnols, remontant les bords du Tage, semblaient gagner l'Alberche; lorsque d'autres, arrivant de Tolède en toute hâte, vinrent lui apporter l'inquiétante nouvelle de l'apparition de Vénégas devant Aranjuez et Madrid. Ordre définitif de la retraite adressé au maréchal Victor et au général Sébastiani. Le caractère incertain de Joseph ne résista point à l'effet redoublé de ces rapports: il craignit d'être tourné; et confirmé dans son appréhension par le maréchal Jourdan, qui blâmait la bataille, il fit dire au maréchal Victor de se retirer, et d'indiquer au général Sébastiani le moment précis de sa retraite, pour que celui-ci opérât la sienne simultanément.

Le maréchal Victor n'osant pas désobéir cette fois, manda au général Sébastiani qu'il battrait en retraite vers minuit; mais il réitéra ses instances auprès de Joseph pour être autorisé à continuer la bataille le lendemain. Joseph passa une partie de la nuit dans de cruelles perplexités, entouré d'officiers qui disaient, les uns qu'on était débordé par la droite et par la gauche, les autres au contraire que les Anglais paraissaient immobiles dans leur position, et hors d'état de faire un pas en avant. Placé ainsi entre la crainte d'être débordé s'il persévérait à combattre, et celle d'être accusé de faiblesse auprès de l'Empereur s'il ordonnait la retraite, il apprit tout à coup que l'armée quittait sa position, et fut de la sorte tiré de son irrésolution par les événements, qu'il ne conduisait plus. En effet le général Sébastiani, ayant reçu l'avis que Victor lui avait donné par obéissance, en avait conclu qu'il devait se replier, et s'était replié effectivement. Le maréchal Victor, de son côté, qui, aurait voulu rester en position pour recommencer le lendemain, voyant le général Sébastiani se retirer, finit par rétrograder aussi, et toute l'armée le 29 à la pointe du jour se trouva en mouvement pour repasser l'Alberche. Ainsi le hasard après avoir commencé cette bataille se chargeait de la finir[21]. Au surplus notre armée repassa l'Alberche sans être poursuivie, et en emportant tous ses blessés, tous ses bagages, toute son artillerie, sauf les huit pièces de la division Leval laissées dans un champ d'oliviers. Les Anglais, fort heureux d'être débarrassés de nous, se seraient bien gardés de nous poursuivre. Résultats de la bataille de Talavera. Ils avaient plusieurs généraux tués ou blessés et 7 à 8 mille hommes hors de combat, dont 5 mille pour leur compte, et le reste pour le compte des Espagnols. C'était surtout notre artillerie qui avait produit ce ravage dans leurs rangs. Nos pertes n'étaient guère moindres: nous avions environ 6 mille blessés et un millier de morts. Le général Lapisse, officier très-regrettable, avait été tué. Plusieurs généraux et colonels étaient également morts ou blessés. Cette bataille, demeurée indécise, eût été certainement gagnée, si le maréchal Victor n'eût pas attaqué intempestivement et sur un seul point, tant la veille que le matin; si, lorsque l'attaque de partielle était devenue générale, on eût donné le temps à la droite de seconder l'action de la gauche; si on ne se fût pas retiré trop tôt; si on n'eût pas terminé l'action comme on l'avait commencée, c'est-à-dire au hasard; si enfin tout n'eût pas été livré à la confusion, faute d'entente et de volonté. La bataille de Talavera est l'une des plus importantes de la guerre d'Espagne, et l'une des plus instructives, car elle offre à elle seule une image complète de ce qui se passait dans cette contrée, où l'on voyait des soldats héroïques perdre les fruits de leur héroïsme par défaut de direction. Assurément le roi Joseph et le maréchal Jourdan, obéissant uniquement l'un à son bon sens naturel, l'autre à son expérience, eussent beaucoup mieux agi qu'ils ne le pouvaient faire, s'ils n'avaient point été placés entre des généraux insubordonnés d'une part, et l'autorité trop éloignée de Napoléon de l'autre, entre une désobéissance qui déconcertait tous leurs plans, et une volonté qui, à la distance où elle était d'eux, les paralysait sans les guider. Talavera résumait complétement ce triste état de choses.

Retour de Joseph vers Madrid, afin de couvrir cette capitale. Joseph, qui était surtout ramené vers Madrid par la crainte des dangers qui menaçaient cette capitale, se reporta sur Santa-Olalla, nullement, il faut le reconnaître, avec la précipitation d'un vaincu, car il ne l'était pas, mais au contraire avec la lenteur d'un ennemi redoutable, que le calcul et non la défaite oblige à s'éloigner. Ses soldats avaient la fierté qui convenait à leur bravoure, et ne demandaient qu'à rencontrer de nouveau les Anglais. Mais l'attitude de ces derniers prouvait qu'on ne serait pas poursuivi, et on s'attendait d'ailleurs à les voir bientôt dans une position cruelle, par la prochaine arrivée du maréchal Soult sur leurs derrières. Néanmoins Joseph laissa Victor sur l'Alberche, pour les observer, et prendre aux événements la part qui pourrait lui échoir à l'apparition du maréchal Soult. Puis afin d'arrêter le général Vénégas et de couvrir Madrid, il se porta sur Tolède et Aranjuez avec le corps de Sébastiani et la réserve, qui étaient plus que suffisants, malgré leurs pertes, pour tenir tête à l'armée de la Manche, que le général Sébastiani seul avait déjà battue à plate couture.

Sir Arthur Wellesley, bien qu'il eût reçu la brigade Crawfurd le lendemain de la bataille de Talavera, ce qui lui valait 3 à 4 mille hommes de renfort, avait été si gravement maltraité qu'il se trouvait dans l'impossibilité de livrer une nouvelle bataille. La plupart de ses pièces de canon étaient démontées, et ses munitions singulièrement diminuées. Quant à ses soldats, ils avaient absolument besoin de se remettre des violents efforts qu'ils avaient faits. Aussi n'y avait-il pas à craindre qu'il renouvelât une manœuvre, imitée de Napoléon, qu'on lui a reproché depuis de n'avoir pas exécutée, celle d'aller se jeter sur le maréchal Soult, après avoir tenu tête au roi Joseph, et de les battre ainsi l'un après l'autre. À chaque siècle, quand certaines manières de procéder ont réussi, on les convertit en type obligé, type sur lequel on veut modeler toutes choses, et d'après lequel on critique les actes de tous les hommes du temps. Napoléon en effet reprocha depuis au maréchal Jourdan, d'avoir amené le maréchal Soult sur Plasencia, au lieu de l'amener sur Madrid par Villacastin, d'avoir ainsi placé sir Arthur Wellesley entre les deux armées françaises, ce qui offrait à celui-ci l'occasion d'un beau triomphe; et à leur tour les critiques qui ont jugé sir Arthur Wellesley l'ont blâmé d'avoir laissé échapper cette heureuse occasion. Mais aucun de ces reproches n'est fondé. Pour amener le maréchal Soult sur Madrid par Villacastin, et de Madrid sur Talavera, il eût fallu avoir huit ou dix jours de plus, et on était si pressé par les trois armées de sir Arthur Wellesley, de don Gregorio de la Cuesta et de Vénégas, qu'on ne pouvait pas sans péril s'exposer à un tel retard. De plus, en débouchant avec 50 mille hommes sur Plasencia, le maréchal Soult était assez fort pour ne pas craindre à lui seul la rencontre de l'armée anglaise. Ce qui eût été plus simple assurément, c'eût été de diriger le corps du maréchal Mortier sur Talavera par Avila, sauf à porter plus tard le maréchal Soult par Plasencia sur les derrières des Anglais battus. Mais ce sont les ordres de Schœnbrunn qui empêchèrent cette façon si naturelle d'agir, en plaçant le maréchal Mortier sous les ordres du maréchal Soult. Il n'y avait donc rien à reprocher au maréchal Jourdan. Quant à sir Arthur Wellesley, ses soldats ne marchaient pas comme ceux du général Bonaparte en Italie, et avec les 18 mille Anglais qui lui restaient après la bataille de Talavera, que l'arrivée de la brigade Crawfurd portait peut-être à 22 mille, qu'aurait-il fait contre les 50 mille hommes du maréchal Soult? Évidemment rien, sinon de s'exposer à un désastre. Il n'y a donc pas à lui reprocher d'avoir manqué ici l'occasion d'une grande victoire.

Premier mouvement de sir Arthur Wellesley vers Oropesa, pour tenir tête au maréchal Soult. Du reste sir Arthur Wellesley avait eu à peine vingt-quatre heures pour se remettre de cette rude bataille, qu'il apprit par les gens du pays qu'on préparait des vivres en deçà et au delà du col de Baños, sur la route qui mène de Castille en Estrémadure. Les avis recueillis ne parlaient que d'une douzaine de mille hommes, ce qui n'avait pas lieu de l'inquiéter beaucoup. Il voulut aussitôt se porter au-devant d'eux, en laissant don Gregorio de la Cuesta sur ses derrières pour observer le maréchal Victor. En conséquence il se dirigea sur Oropesa, route de Plasencia, pour recevoir les Français qui s'avançaient de ce côté, et qui ne devaient être, d'après ses conjectures, que le corps du maréchal Soult déjà battu en Portugal.

Août 1809. Arrivée tardive du maréchal Soult à Plasencia. Ce maréchal arrivait enfin, mais trois ou quatre jours après le moment où sa présence aurait pu produire d'immenses résultats. Le 26 il avait sous la main le corps du maréchal Mortier à Salamanque, et le sien même à une marche en arrière. En partant le 26 ou le 27, il aurait pu en trois ou quatre jours déboucher sur Plasencia, et être le 30 ou le 31 sur les derrières de sir Arthur Wellesley. Le surprenant épuisé par une grande bataille, il devait, avec les 38 mille hommes qu'il amenait, le jeter en désordre sur le Tage, et lui faire payer cher la demi-victoire de Talavera. Mais le maréchal Soult n'osant pas se risquer sans avoir toutes ses forces réunies, voulut attendre le maréchal Ney, qui s'était hâté d'obéir, mais qui venait de trop loin pour rejoindre à l'époque indiquée. Il voulut aussi remplacer quelques parties d'artillerie qui lui manquaient, et il ne put être avec son avant-garde que le 3 août à Plasencia, ce qui justifie notre assertion que la réunion des trois corps des maréchaux Ney, Mortier, Soult, causa autant de mal à la fin de la campagne, que leur séparation en avait causé au commencement. Sans cette réunion, le maréchal Mortier, comme nous l'avons déjà fait remarquer plusieurs fois, libre de ses mouvements et laissé à Villacastin à la disposition de Joseph, l'aurait suivi à Talavera, et eût décidé la victoire. Battue dans cette journée, on ne sait pas comment l'armée britannique aurait passé le Tage, ou regagné Alcantara, poursuivie par des soldats français, marchant deux fois plus vite que les Anglais.

Sir Arthur Wellesley, apprenant l'arrivée du maréchal Soult avec cinquante mille hommes, se hâte de regagner le Tage et de battre en retraite. Quoi qu'il en soit, sir Arthur Wellesley ayant appris à Oropesa que les renseignements transmis du col de Baños étaient incomplets, car il arrivait par ce col 40 ou 50 mille hommes, au lieu de 12 mille qu'on avait d'abord annoncés, ne crut pouvoir prendre un meilleur parti que de se mettre à couvert derrière la ligne du Tage, ce qui, de l'état de vainqueur qu'il se vantait d'être, allait le faire passer à l'état de vaincu, avec toutes les conséquences de la défaite la plus complète. Il ne fallait pas qu'il perdît un moment entre Victor, qui pouvait revenir sur lui, et le corps de Mortier, qui, précédant le maréchal Soult, s'avançait en toute hâte. Il résolut de franchir le Tage sur le pont de l'Arzobispo, qui était le plus à sa portée, bien qu'en passant sur ce pont il fallût, pour rejoindre la grande route d'Estrémadure, descendre la rive gauche du fleuve jusqu'à Almaraz par des chemins presque impraticables. Heureusement pour lui, le maréchal Victor, que Joseph avait laissé sur l'Alberche pour observer les Anglais, avait pris ombrage des coureurs de Wilson dans les montagnes, et les voyant s'avancer sur sa droite vers Madrid, s'était replié dans la direction de cette capitale. L'armée anglaise passe le Tage au pont de l'Arzobispo. S'il eût été sur l'Alberche, l'armée anglo-espagnole, assaillie au passage du fleuve, aurait pu essuyer d'énormes dommages. Sir Arthur Wellesley repassa donc le pont de l'Arzobispo, en abandonnant à Talavera 4 à 5 mille blessés, qu'il recommanda à l'humanité des généraux français, et beaucoup de matériel qu'il ne put emporter. C'étaient autant de prisonniers qu'il nous livrait, et qui nous procuraient tous les trophées de la victoire, comme si nous eussions gagné la bataille de Talavera. Sir Arthur Wellesley vint prendre position vis-à-vis d'Almaraz, sur les hauteurs qui dominent le Tage, et où il attendit que son artillerie eût parcouru les routes affreuses de la rive gauche de ce fleuve, depuis le pont de l'Arzobispo jusqu'à celui d'Almaraz. Les Espagnols de la Cuesta furent chargés de défendre le pont de l'Arzobispo et de s'opposer à la marche des Français.

Le pont de l'Arzobispo enlevé de vive force par les troupes du maréchal Mortier. Le maréchal Mortier, qui marchait en tête, ayant débouché des montagnes, se trouva vis-à-vis de l'Arzobispo les 6 et 7 août, suivi bientôt du maréchal Soult, qui formait le corps de bataille. L'armée qui arrivait si tard voulait naturellement signaler sa présence, et ne pouvait laisser échapper l'ennemi sans chercher à lui causer quelque grand dommage. En conséquence, on résolut d'enlever le pont de l'Arzobispo. C'était une démonstration de force bien plus qu'une opération de sérieuse conséquence. Le maréchal Mortier fut chargé de cette entreprise hardie. Il l'exécuta le 8 août. Les Espagnols avaient obstrué le pont de l'Arzobispo en y élevant des barricades, placé de l'infanterie dans deux tours situées au milieu du pont, élevé sur la rive opposée, tant à droite qu'à gauche, de fortes batteries, et rangé sur les hauteurs en arrière le gros de leur armée. Couverts par de tels obstacles ils se croyaient invincibles. Le maréchal Mortier fit chercher un gué un peu au-dessus, et en découvrit un à quelques centaines de toises, où la cavalerie et l'infanterie pouvaient passer. Pendant que l'artillerie française foudroyait le pont ainsi que les batteries établies à droite et à gauche, les dragons du général Caulaincourt franchirent le gué, protégés par une nuée de voltigeurs, et suivis des 34e et 40e de ligne. Don Gregorio de la Cuesta voulut les arrêter en leur opposant son infanterie formée en plusieurs carrés. Les dragons s'élancèrent sur elle et la sabrèrent. Mais ils eurent bientôt sur les bras toute la cavalerie espagnole trois ou quatre fois plus nombreuse, et se seraient trouvés dans un véritable péril s'ils n'avaient manœuvré avec beaucoup d'habileté et de sang-froid, soutenus par l'infanterie qui les avait suivis. Heureusement que durant cette action si vive le premier bataillon du 40e, marchant sur le pont malgré le feu des Espagnols, en força les barricades, et ouvrit le passage à l'infanterie du maréchal Mortier. Celle-ci prit à revers les batteries des Espagnols, et s'en empara. Dès cet instant les Espagnols ne purent plus tenir, et s'enfuirent en nous abandonnant 30 pièces de canon, un grand nombre de chevaux, et 800 blessés ou prisonniers. Cet acte de vigueur prouvait ce qu'étaient les corps de l'ancienne armée, et les officiers qui les conduisaient.

L'armée française renonce à poursuivre les Espagnols et les Anglais dans le fond de l'Estrémadure. Maîtres des ponts du Tage, il s'agissait de savoir si les Français poursuivraient l'armée anglo-espagnole aujourd'hui fugitive, qui se disait victorieuse quelques jours auparavant. Ils avaient à leur disposition les ponts de l'Arzobispo et de Talavera. Mais pour gagner la grande route d'Estrémadure, seule praticable à la grosse artillerie, il fallait descendre jusqu'à celui d'Almaraz, dont la principale arche était coupée, et qu'on avait un moment remplacée par des bateaux maintenant détruits. Les Anglais pour amener leur artillerie par la rive gauche jusqu'à la grande route d'Estrémadure, en face du débouché d'Almaraz, y avaient perdu cinq jours, en employant les bras de tous les gens du pays. Il fallait donc ou les suivre presque sans artillerie, pour les combattre dans des positions inexpugnables, ou jeter à Almaraz un pont, dont on n'avait pas les premiers matériaux. Dès lors il n'était guère opportun de les poursuivre, à moins qu'on ne voulût occuper le pays du Tage à la Guadiana, d'Almaraz à Mérida, ou bien commencer immédiatement la marche en Andalousie. Mais la première de ces opérations était de peu d'utilité, le pays entre le Tage et la Guadiana ayant été ruiné par la présence des armées belligérantes pendant plusieurs mois. Quant à la seconde, la saison était évidemment trop chaude et les vivres trop rares pour l'entreprendre actuellement. Il valait mieux attendre la moisson, la fin des grandes chaleurs, et surtout les instructions de Napoléon, qui devenaient indispensables après le bouleversement du plan de campagne de cette année. On s'arrêta donc au pont de l'Arzobispo, après l'acte brillant qui nous l'avait livré. Suspension des opérations militaires, et distribution des corps des maréchaux Soult, Mortier et Ney, entre l'Estrémadure et la Vieille-Castille. En attendant les opérations ultérieures, l'état-major du roi distribua les troupes du maréchal Soult sur le Tage, et en reporta une partie en Vieille-Castille. Le 5e corps (celui du maréchal Mortier) fut placé à Oropesa pour observer le Tage d'Almaraz à Tolède. Le 2e (celui du maréchal Soult) fut établi à Plasencia pour observer les débouchés du Portugal. Enfin le maréchal Ney, qu'il y avait toujours grande convenance à éloigner du maréchal Soult, fut reporté à Salamanque, pour dissoudre les bandes du duc del Parque, qui infestaient la Vieille-Castille. L'intrépide maréchal, parti le 12, traversa le col de Baños en combattant et dispersant les bandes de Wilson, et prouva en exécutant cette pénible marche en moins de quatre jours, qu'on aurait pu arriver plus vite sur les derrières de l'armée anglaise.

Retraite définitive des Anglais dans l'Andalousie. Pendant ce temps sir Arthur Wellesley s'était retiré sur Truxillo, et de Truxillo se proposait de marcher sur Badajoz. Réduit à une vingtaine de mille hommes, obligé de laisser ses malades et ses blessés aux Français, brouillé avec les généraux espagnols pour les vivres, pour les opérations à exécuter, pour toutes choses en un mot, il n'avait pas mieux réussi que le général Moore dans son expédition à l'intérieur de l'Espagne. Aussi revenait-il plus convaincu que jamais qu'il fallait se réduire à la défense du Portugal, et ne pénétrer en Espagne que dans des cas d'urgence, et avec des probabilités de succès presque certaines. Du reste, rien n'était plus triste que les lettres qu'il écrivait à son gouvernement[22].

En se séparant des généraux espagnols, il leur avait fort conseillé de ne pas se hasarder à livrer bataille, de se borner à défendre le pays montagneux de l'Estrémadure entre le Tage et la Guadiana, barrière derrière laquelle ils pourraient se réorganiser, et recevoir même le concours de l'armée britannique, s'ils méritaient que ce concours leur fût continué. Mais ils étaient peu capables d'apprécier et de suivre d'aussi sages conseils.

Bataille d'Almonacid, et dispersion du corps d'armée de Vénégas. Le premier d'entre eux qui aurait dû en faire usage était Vénégas, qui s'était dirigé sur Madrid pendant que sir Arthur Wellesley et de la Cuesta se réunissaient à Talavera, et contre lequel Joseph et le général Sébastiani marchaient en ce moment, en remontant sur Tolède. Après avoir poussé quelques partis au delà du Tage, il s'était promptement replié en deçà, en apprenant le retour de l'armée française, et il s'était arrêté à Almonacid, vis-à-vis de Tolède, dans une forte position, où il croyait être en mesure avec 30 mille hommes de braver les forces que Joseph pouvait diriger contre lui. Il eût mieux fait assurément de suivre les conseils de sir Arthur Wellesley; mais il n'en tint compte, et résolut d'attendre les Français sur les hauteurs d'Almonacid.

Il avait sa gauche établie sur une colline élevée, son centre sur un plateau, sa droite sur les hauteurs escarpées d'Almonacid, dominées elles-mêmes par une autre position plus escarpée, au-dessus de laquelle on apercevait un vieux château des Maures. Le général Sébastiani, devançant le roi Joseph, s'était porté par le pont de Tolède en face de Vénégas, et était arrivé devant lui le 10 août au soir. Après les pertes de Talavera, il comptait tout au plus 15 mille hommes. Le roi lui en amenait 5 mille. Le 11 au matin, il fit assaillir par la division Leval la gauche de Vénégas. Les Polonais gravirent les premiers la colline qu'occupaient les Espagnols. Vénégas jeta sur eux une partie de sa réserve. Les Allemands, venus au secours des Polonais, résistèrent au choc, et enlevèrent la gauche des Espagnols, pendant que les quatre régiments français de la division Sébastiani, les 28e, 32e, 58e et 75e, abordaient leur centre et leur droite, suivis de la brigade Godinot, qui appartenait à la division Dessoles. Tout fut emporté, et les Espagnols se virent forcés de se replier vers le château d'Almonacid. On aurait pu tourner cette position. Mais les vieux régiments de Sébastiani et de Dessoles ne voulaient pas qu'on leur épargnât les difficultés. Ils gravirent sous le feu de positions presque inaccessibles, et achevèrent de mettre en déroute ce qui restait d'ennemis. On tua ou blessa trois à quatre mille hommes aux Espagnols. On leur fit un nombre à peu près égal de prisonniers, et on leur prit 16 bouches à feu. Les Français, à cause des positions attaquées, perdirent plus de monde que de coutume. Ils eurent plus de 300 tués, et environ 2,000 blessés.

Rentrée de Joseph dans Madrid. L'armée anglaise étant en retraite sur Badajoz, l'armée de la Cuesta obligée de la suivre, celle de Vénégas tout à fait dispersée, Joseph n'avait plus qu'à retourner à Madrid. Il y rentra après avoir envoyé le maréchal Victor dans la Manche, et laissé le général Sébastiani à Aranjuez. Il y paraissait en triomphateur aux yeux des Espagnols, car Gregorio de la Cuesta, Vénégas, sir Arthur Wellesley (celui-ci avec plus de réserve, comme il convenait à son grand mérite), avaient annoncé leur prochaine entrée dans Madrid et la délivrance de l'Espagne. Loin de pouvoir réaliser ces pompeuses promesses, ils se retiraient les uns et les autres sur la Guadiana, les Anglais découragés, les Espagnols non pas découragés, mais dispersés. Joseph pouvait donc se montrer à sa capitale avec toutes les apparences de la victoire. Résultats et caractère de la campagne de 1809 en Espagne. Ce n'était que pour les bons juges, pour ceux qui connaissaient les moyens accumulés en Espagne, et les espérances conçues pour cette campagne, qu'il était possible, en comparant les résultats espérés et les résultats obtenus, d'apprécier les opérations de cette année. Avec trois cent mille vieux soldats, les meilleurs que la France ait jamais possédés, donnant 200 mille combattants présents au feu, on s'était promis d'être en juillet à Lisbonne, à Séville, à Cadix, à Valence: et cependant on était, non pas à Lisbonne, non pas même à Oporto, mais à Astorga; non pas à Cadix, non pas à Séville, mais à Madrid; non pas à Valence, mais à Saragosse! L'opiniâtreté des Espagnols, leur fureur patriotique et sauvage, leur présomption qui les sauvait du découragement, le concours efficace des Anglais, la désunion de nos généraux, l'éloignement de Napoléon, sa direction qui, donnée de trop loin, empêchait le simple bon sens de Jourdan et de Joseph de saisir les occasions que la fortune leur offrait, étaient les causes générales de la profonde différence entre ce qu'on avait espéré, et ce qu'on avait accompli. Des causes générales passant aux causes particulières, il faut ajouter que si, au lieu de faire partir pour le Portugal le maréchal Soult avec son corps tout seul, on l'eût expédié avec le maréchal Mortier; que si le maréchal Soult se résignant à tenter cette expédition avec des moyens insuffisants, n'eût pas laissé La Romana sur ses derrières sans le détruire; qu'arrivé à Oporto il n'y eût pas perdu son temps, qu'il ne s'y fût pas laissé surprendre, ou qu'il eût fait une meilleure retraite; que, rentré en Galice, il eût mieux secondé le maréchal Ney; qu'ayant obtenu une réunion de troupes, désirable en mars, regrettable en juin, il ne les eût pas inutilement retenues à Salamanque; que Joseph pouvant alors réunir à lui le corps de Mortier, se fût présenté à Talavera avec des forces irrésistibles; que n'ayant pas ces forces, il eût temporisé et attendu le maréchal Soult, ou que ne l'attendant pas il eût attaqué à Talavera avec plus d'ensemble et de constance, et que même aucune de ces choses ne se réalisant, le maréchal Soult eût marché plus vite sur Plasencia, les Anglais eussent été victorieusement repoussés de l'Espagne, et cruellement punis de leur intervention dans la Péninsule. Une ou deux de ces fautes de moins, et le sort de la guerre était changé!

Sentiment de Napoléon à l'égard des événements d'Espagne. Lorsque Napoléon, qui était à Schœnbrunn, occupé à négocier et à préparer ses armées d'Allemagne, pour le cas d'une reprise d'hostilités, apprit les événements de la Péninsule, il en fut profondément affecté, car il avait besoin, pour négocier avantageusement et n'être pas obligé de combattre de nouveau, que tout se passât bien partout, et que l'Autriche ne trouvât pas dans les événements qui s'accomplissaient ailleurs des motifs d'espérance. Ne se faisant point à lui-même sa part dans les fautes commises, et, tout grand qu'il était, restant homme, ne voulant voir que les fautes des autres sans reconnaître les siennes, il jugea sévèrement tout le monde. Il eut un vif regret d'avoir sitôt tranché la question entre les maréchaux Ney, Mortier, Soult, par la réunion des trois corps dans la main du dernier; il blâma le maréchal Soult d'avoir marché en Portugal sans avoir détruit La Romana, de n'avoir pas pris de parti à Oporto, de n'avoir pas rouvert ses communications avec Zamora, d'avoir fait une triste retraite. Il conçut d'étranges soupçons sur ce qui s'était passé à Oporto, et un moment même il éprouva une irritation telle qu'il songeait à mettre le maréchal en jugement. Mais il avait déjà le procès du général Dupont, qui était devenu une grave difficulté; il avait dû sévir à moitié contre le prince de Ponte-Corvo, et trop de rigueurs à la fois présentaient le double inconvénient de se montrer sévère envers des compagnons d'armes auxquels chaque jour il demandait leur sang, et surtout de révéler le besoin de la sévérité. Que de plaies en effet à révéler s'il se portait à un éclat! Parmi ses lieutenants, les uns finissant par faiblir devant l'immensité des périls, d'autres s'essayant à l'insubordination, d'autres encore devenant ambitieux à leur tour, et rêvant la destinée de ses frères! Toutefois Napoléon ne prit point de parti: il fit mander auprès de lui les principaux officiers qui avaient figuré à Oporto, et ordonna d'informer avec la plus grande rigueur contre le capitaine Argenton et les complices qu'il pouvait avoir. Il autorisa le maréchal Ney à rentrer en France, pour le tirer de la fausse position où on l'avait laissé; il garda le silence envers le maréchal Soult, le laissant plusieurs mois de suite dans les plus grandes perplexités. Enfin il n'épargna point Joseph, et encore moins son chef d'état-major Jourdan, envers lequel il avait l'habitude d'être injuste. Il les blâma l'un et l'autre amèrement d'avoir fait déboucher le maréchal Soult par Plasencia et non par Avila, reproche qui n'était pas mérité, comme nous l'avons montré ailleurs. Il les blâma avec plus de raison de n'avoir pas attendu, pour livrer bataille, l'arrivée du maréchal Soult, puis de n'avoir pas livré la bataille avec ensemble, et de n'avoir pas persisté plus énergiquement dans l'attaque des positions ennemies; en un mot, quand on avait, avec Victor, Sébastiani, Soult, Mortier, Ney, près de cent mille hommes, de s'être trouvés avec 45 mille hommes contre 66 mille! reproches tous vrais, dont les dispositions ordonnées de Schœnbrunn sans connaître les faits étaient en partie la cause. Ses critiques du reste, pleines de cette justesse, de cette pénétration supérieures, qui n'appartenaient qu'à lui, ne réparaient rien, et n'avaient que le triste avantage de soulager son mécontentement, en désolant son frère. Il exprima particulièrement beaucoup de colère de ce qu'on lui avait laissé ignorer la perte de l'artillerie de la division Leval, et ajouta avec raison que dès qu'il pourrait aller passer un peu de temps en Espagne il en aurait bientôt fini. Il ordonna d'attendre la fin des chaleurs pour reprendre les opérations, et surtout la conclusion des négociations d'Altenbourg, parce que, la paix signée, il se proposait de renvoyer vers la Péninsule les forces qu'il attirait en ce moment vers l'Autriche. Au surplus, tandis qu'il écrivait à Joseph que Talavera était une bataille perdue, il disait à Altenbourg que c'était une bataille gagnée (assertions également fausses), et il faisait raconter avec détail l'état pitoyable dans lequel l'armée anglaise se retirait en Portugal, car les événements ne l'intéressaient plus que par l'influence qu'ils pouvaient exercer sur les négociations entamées avec l'Autriche.

Nouveaux efforts des Anglais sur le continent pendant que Napoléon est à Schœnbrunn, occupé à négocier et à renforcer ses armées. Mais il n'était pas au terme des difficultés que lui préparaient les Anglais, soit pour venir au secours de l'Autriche qu'ils avaient de nouveau compromise, soit pour satisfaire leur ambition maritime. Ils n'avaient cessé, depuis l'ouverture de la campagne, de promettre à la cour de Vienne quelque grosse expédition sur les côtes du continent, et par les côtes du continent ils entendaient les côtes septentrionales, car toute expédition en Espagne, fort utile à la politique maritime de la Grande-Bretagne, était dans le moment presque indifférente pour l'Autriche. Une armée anglaise de plus ou de moins en Espagne ne pouvait y faire venir ou en faire partir un régiment français. Il en était autrement d'une tentative sur les côtes de France, de Hollande, ou d'Allemagne: sur les côtes de France ou de Hollande elle devait y attirer les renforts destinés à l'Autriche; sur les côtes d'Allemagne elle pouvait y déterminer une explosion. Aussi, depuis l'ouverture des négociations, n'avait-on cessé de demander aux Anglais l'accomplissement de leur promesse. D'ailleurs, comme il s'agissait de détruire des ports, de brûler des chantiers, d'exercer en un mot des ravages maritimes, on pouvait s'en fier à leur zèle, et s'il y avait retard, il ne fallait l'imputer qu'à la nature des choses, ou à l'inhabileté de leur gouvernement, qui, tout haineux et puissant qu'il fût, n'était pas conduit avec le génie qui présidait alors aux opérations du gouvernement français. Ils avaient perdu Nelson et Pitt: il leur restait à la vérité sir Arthur Wellesley, supérieur à l'un et à l'autre. Mais celui-ci se trouvait enfermé dans un théâtre limité, et l'administration actuelle était loin d'être habile.

Projet des Anglais de détruire les grands établissements maritimes de l'Empire. Le projet des Anglais, outre leurs efforts pour débarrasser l'Espagne des Français, consistait à détruire sur tout le littoral de l'Empire les immenses préparatifs maritimes de Napoléon. On a vu précédemment que Napoléon, ne pouvant tenir la mer avec ses flottes contre la marine britannique, n'avait pourtant pas renoncé à combattre l'Angleterre sur son élément, et avait imaginé pour y parvenir de vastes combinaisons. Partout où il régnait, partout où il exerçait quelque influence, il avait préparé d'innombrables constructions navales, et, autant qu'il l'avait pu, des équipages proportionnés à ces constructions, se réservant, dès que ses armées seraient disponibles, de former des camps à portée de ses vaisseaux, pour faire partir à l'improviste, tantôt d'un point, tantôt d'un autre, de grandes expéditions pour l'Inde, les Antilles, l'Égypte, peut-être l'Irlande. À Venise, à la Spezzia, à Toulon, à Rochefort, à Lorient, à Brest, à Cherbourg, à Boulogne, où la flottille oisive commençait à pourrir, à Anvers surtout, création dont Napoléon s'occupait avec prédilection, des armements de toutes les formes occupaient les Anglais, les troublaient outre mesure (en quoi les vues de Napoléon se trouvaient justifiées), et leur inspiraient le désir ardent d'éloigner d'eux des dangers d'autant plus inquiétants qu'ils étaient inconnus.

Fév. 1809. Deux points avaient attiré toute leur attention pendant l'année dont nous racontons l'histoire, c'étaient Rochefort et Anvers. À Rochefort s'était opérée, d'après les ordres de Napoléon, une réunion d'escadres qui mouillaient dans la rade de l'île d'Aix. À Anvers se préparait un établissement immense, qui, par sa position vis-à-vis de la Tamise, causait à Londres de véritables insomnies. Le secours que les Anglais voulaient apporter à l'Autriche, secours fort intéressé, c'était de détruire Rochefort et Anvers, quelques efforts qu'il pût leur en coûter. Vu la plus grande facilité d'agir contre Rochefort, où il n'y avait qu'une flotte à incendier, ils avaient été en mesure de bonne heure. Les préparatifs plus longs, plus vastes, plus dispendieux contre Anvers, n'étaient encore qu'une menace non exécutée, pendant que l'on combattait à Wagram et à Talavera.

Mars 1809. Expédition de Rochefort. L'expédition dirigée contre Rochefort avait été prête dès le mois d'avril. À Rochefort étaient réunies en ce moment deux belles divisions navales, sous les ordres du vice-amiral Allemand. Elles y étaient par suite d'une combinaison de Napoléon, fort ingénieuse, mais fort périlleuse, comme toutes celles auxquelles il était obligé de recourir sur mer. D'après ses ordres, le contre-amiral Willaumez avait dû sortir de Brest avec une division de six vaisseaux et de plusieurs frégates, recueillir en passant la division de Lorient, puis celle de Rochefort, se rendre aux Antilles, y porter des secours en vivres, munitions et hommes, revenir ensuite en Europe, traverser le détroit de Gibraltar, et jeter l'ancre à Toulon, où se préparait peu à peu une grande force navale, soit pour joindre la Sicile à Naples, soit pour approvisionner Barcelone, soit enfin pour menacer l'Égypte, que Napoléon n'avait pas renoncé à reprendre un jour. L'amiral Willaumez, parti en effet dans le mois de février, avait manqué la division de Lorient, par crainte de s'y trop arrêter, et n'avait pas trouvé celle de Rochefort prête à mettre à la voile à son apparition, ce qui l'avait forcé à s'arrêter à Rochefort même. Cette réunion avait porté à 11 vaisseaux et à 4 frégates la force navale mouillée dans ce port. Le brave vice-amiral Allemand, qui avait si heureusement traversé le détroit de Gibraltar pour rallier Ganteaume en 1808, et qui avait exécuté avec lui l'expédition de Corfou, venait d'être appelé au commandement de l'escadre de Rochefort. Ses instructions lui prescrivaient de prendre la mer à la première occasion. C'était un bel armement que celui dont il disposait, bien que, sous le rapport du personnel, cet armement laissât beaucoup à désirer, comme il arrive toujours quand une marine est réduite à se former dans les rades. Les Anglais avaient conçu le projet de détruire la flotte de Rochefort par les plus terribles moyens qu'on pût imaginer, fussent-ils au delà de ce que la guerre permet en fait de cruautés et de barbaries.

Avril 1809. Force de l'expédition navale dirigée contre la flotte française réunie à l'île d'Aix. Ils n'avaient pas la prétention de remonter la Charente pour se présenter à Rochefort même. C'est ailleurs qu'ils voulaient faire une tentative de ce genre, car elle exigeait une armée et ils n'en avaient pas deux à leur disposition. Mais à Rochefort, ils voulaient détruire la flotte française au mouillage. L'amiral Gambier fut donc envoyé avec treize vaisseaux, grand nombre de frégates, corvettes, bricks et bombardes devant l'île d'Aix, et il vint hardiment mouiller dans la rade des Basques, profitant de ce qu'à cette époque ces parages si importants n'étaient pas encore assez défendus. Le fort Boyard n'existait alors qu'en projet. Les Anglais avaient résolu de convertir en brûlots une masse considérable de bâtiments, et de les sacrifier, quoi qu'il pût leur en coûter, à la chance de brûler l'escadre française. Ordinairement lorsqu'on veut employer ce moyen d'une légitimité contestée à la guerre, parce qu'il est atroce (comme le bombardement des places quand il n'est pas absolument indispensable), lorsqu'on veut, disons-nous, employer ce moyen, on se sert d'anciens bâtiments qu'on charge d'artifices incendiaires, quelquefois même de machines à explosion. Après les avoir transformés ainsi en volcans prêts à faire éruption, on les conduit devant une flotte, puis choisissant le moment où le vent et le courant les portent vers le but, on les abandonne à eux-mêmes après y avoir mis le feu, ne retirant les équipages que lorsque l'imminence du péril oblige à les sauveter dans des chaloupes. Un seul suffit souvent pour produire d'immenses ravages. Ce moyen est surtout dangereux quand l'escadre qu'on attaque est nombreuse, rapprochée, et que les brûlots sont assurés, quelque part qu'ils tombent, de causer du mal. Le danger s'accroît naturellement avec la quantité des brûlots. Les Anglais eurent idée d'en porter le nombre à trente, ce qui ne s'était jamais vu, et ce qui n'était possible qu'à une marine infiniment puissante, ayant dans son vieux matériel des ressources considérables à sacrifier. Trente bâtiments consacrés à périr pour en détruire peut-être trois ou quatre, c'était agir avec une fureur qui ne calcule pas le mal qu'elle essuie, pourvu qu'elle en fasse à l'ennemi. On avait poussé la passion de la destruction jusqu'à placer parmi ces bâtiments-brûlots des frégates, et même des vaisseaux, afin que la force d'impulsion fût plus grande contre les obstacles que les Français pourraient leur opposer. Les Anglais demeurèrent une vingtaine de jours au mouillage, pour préparer cette expédition sans exemple dans les annales de la marine, disposant à mesure qu'ils les recevaient, sur les bâtiments destinés à périr, les matières qui devaient les rendre si formidables.

Dispositions de l'amiral Allemand pour garantir la flotte qu'il commande des dangers dont elle est menacée. Le vice-amiral Allemand, en les voyant mouillés aussi longtemps dans la rade des Basques, ne put pas douter de l'existence d'un projet incendiaire contre le port de Rochefort et contre la flotte. Il plaça ses onze vaisseaux et ses quatre frégates sur deux lignes d'embossage fort rapprochées l'une de l'autre, et appuyées à droite par les feux de l'île d'Aix, à gauche par ceux du bas de la rivière. Elles présentaient une direction non pas opposée au courant mais parallèle, de manière que les corps flottants destinés à les atteindre, au lieu de venir les heurter, passassent devant elles. Le vice-amiral y ajouta la précaution d'une double estacade, l'une à 400 toises, l'autre à 800, formée de bois flottants fortement liés ensemble, et fixés à l'aide de lourdes ancres qu'on avait jetées de distance en distance. À mesure que le moment critique approchait, il organisa en plusieurs divisions les chaloupes et les canots des vaisseaux, les arma de canons, les fit monter par des hommes intrépides, qui, munis de crochets, étaient chargés de harponner les brûlots et de les détourner de leur but. Il les mit de garde chaque nuit le long des estacades. Il fit déverguer toutes les voiles inutiles pour offrir au feu le moins d'aliment possible, placer à fond de cale toutes les matières inflammables, enlever enfin tous les objets qui pouvaient servir de moyens d'accrochement, car le danger des brûlots est, en tombant sur les vaisseaux qu'ils rencontrent, d'y rester attachés par ce qui fait saillie dans la mâture ou la coque. Il demanda en outre au port de Rochefort beaucoup de matières, qu'on ne put pas lui fournir, parce qu'elles manquent presque toujours après une longue guerre qui n'a pas été heureuse. Quoi qu'il en soit, il fit, avec les ressources dont il disposait, tout ce qu'il put pour se mettre à l'abri de la catastrophe, qu'il croyait redoutable, mais qu'il était loin de se figurer aussi terrible qu'elle devait l'être.

Attaque nocturne contre la flotte française, dans la nuit du 11 au 12 avril 1809. Dans la nuit du 11 au 12 avril, par un vent très-prononcé de nord-nord-ouest qui portait sur notre ligne d'embossage, et à une heure où la marée poussait dans la même direction, les Anglais parurent en plusieurs divisions de grands et petits bâtiments, avec l'intention manifeste d'envelopper notre escadre. Une division de frégates et de corvettes se détacha ensuite en se dirigeant sur l'estacade. C'étaient les frégates et corvettes qui escortaient les brûlots. Trente brûlots du plus grand échantillon lancés à fois. Le vice-amiral Allemand s'attendant, d'après les exemples connus, à cinq ou six brûlots peut-être, avait donné l'ordre à ses canots d'être sans cesse en station le long des deux estacades, lorsqu'on vit soudain une ligne enflammée de trente brûlots, lesquels abandonnés tout à coup par leurs équipages, continuèrent, entraînés par le vent et le flot, à se diriger sur l'escadre française. Jamais pareil spectacle ne s'était vu. Trois de ces affreuses machines sautèrent près des estacades, et les rompirent. Les autres, lançant des artifices de tout genre comme des volcans en éruption, emportèrent sous l'impulsion du flot et du vent les restes des estacades, et vinrent se répandre autour de nos vaisseaux. En vain les divisions de canots voulurent-elles accrocher ces bâtiments-brûlots. Ils étaient de trop fort échantillon pour être retenus par de faibles chaloupes, et ils entraînaient avec eux ceux qui étaient assez téméraires pour s'attacher à leur flanc. À l'aspect de ces trente machines enflammées il y avait peu de cœurs qui ne fussent émus, non par le danger auquel les hommes de mer sont habitués, mais par la crainte de voir tous les vaisseaux détruits sans combat. Dans cette horrible confusion, mêlée de détonations affreuses, de lueurs effrayantes qui montraient le danger sans éclairer la défense, il était impossible de recevoir des ordres, et d'en donner. Chaque capitaine, livré à lui-même, n'avait qu'à songer à son vaisseau, et à faire ce qu'il pourrait pour le sauver. Chaque capitaine, pour sauver son vaisseau, coupe ses câbles, et va s'échouer à la côte. Le premier mouvement chez tous fut de se débarrasser des brûlots qui venaient s'attacher à leurs flancs. Le vaisseau amiral l'Océan à lui seul en avait trois. Le moyen le plus sûr de se soustraire à ces funestes approches était de couper ses câbles, et de s'enfuir où l'on pouvait, en s'arrêtant sur de nouvelles ancres pour ne pas se briser au rivage. On employait encore un autre moyen, celui de tirer sur les brûlots, afin de les couler bas; et comme chacun avait perdu sa position dans la ligne d'embossage et qu'on était pêle-mêle, on tirait ainsi sur les siens en même temps que sur les ennemis. Toutefois par un singulier bonheur nos vaisseaux se sauvèrent sans de trop grands dommages sur divers points de la côte en se laissant couler sur des ancres jetées l'une après l'autre. Ceux qui avaient eu le feu à bord étaient parvenus à l'éteindre. Quant aux brûlots, échoués çà et là sur les îles voisines, les uns sautant en l'air avec d'horribles détonations, les autres lançant des fusées, des grenades, des bombes, ils brûlaient en éclairant au loin la rade. Les trente brûlots anglais brûlent sans avoir incendié aucun de nos vaisseaux. À la pointe du jour, nous eûmes la satisfaction de voir les trente bâtiments incendiaires échoués comme nous, achevant de se consumer, et n'ayant incendié aucun des nôtres. Jusqu'ici la rage des Anglais n'avait détruit que des richesses anglaises.

Mais la scène n'était pas finie. Nos vaisseaux, comme on vient de le voir, avaient coupé leurs câbles, et étaient allés s'échouer à l'embouchure de la Charente, du fort de Fouras à l'île d'Enett. Par malheur quatre d'entre eux, surpris par la marée descendante, étaient restés attachés aux pointes d'une chaîne de rochers qu'on appelle les Palles, et qui forme l'un des deux côtés de l'embouchure de la Charente. Quatre de nos vaisseaux, échoués sur les Palles, sont attaqués par les Anglais et détruits. C'étaient le Calcutta, le Tonnerre, l'Aquilon, le Varsovie. Presque tous les capitaines obéissant à un mouvement spontané, avaient jeté leurs poudres à la mer, de peur de l'explosion en cas d'incendie. D'autres avaient été, au milieu de cette confusion, privés de leurs embarcations et des matelots qui les montaient. Ils n'étaient donc guère en état de se défendre. Les Anglais exaspérés par le peu d'effet de leurs brûlots, voulaient, en venant attaquer les quatre bâtiments échoués sur les Palles, les prendre ou les détruire, et se dédommager ainsi de l'insuccès de leur atroce combinaison. Le Calcutta, abordé par plusieurs vaisseaux et frégates, canonné dans tous les sens, et ayant à peine l'usage de son artillerie, fut défendu quelques heures, puis abandonné par le capitaine Lafon, qui n'ayant plus que 230 hommes, crut, dans l'impossibilité où il était de conserver son navire, devoir sauver son équipage. Le malheureux ignorait à quelles rigueurs il allait s'exposer! Le Calcutta ainsi abandonné sauta en l'air quelques instants après. L'Aquilon et le Varsovie, ne pouvant se défendre, furent obligés d'amener leur pavillon, et brûlés par les Anglais, qui y mirent eux-mêmes le feu. Deux nouvelles explosions apprirent à l'escadre le sort de ces vaisseaux. Enfin le Tonnerre ayant une voie d'eau se traîna péniblement près de l'île Madame. Le capitaine Clément Laroncière, après avoir jeté à la mer son artillerie, son lest, tout ce dont il put faire le sacrifice pour s'alléger, ne réussit point à se relever. Après des efforts inouïs, continués sous le feu des Anglais, se voyant condamné à sombrer à la marée haute, il débarqua ses hommes sur une pointe de rocher, d'où ils pouvaient à marée basse gagner l'île Madame, puis il partit le dernier, en mettant lui-même le feu à son navire, qui s'abîma de la sorte sous les couleurs françaises.

Juillet 1809. Ainsi sur onze vaisseaux quatre périrent, non par la rencontre des brûlots, mais par le désir de les éviter. Le brave amiral Allemand était au désespoir quoiqu'il en eût sauvé sept, sans compter les frégates, qui, sauf une seule, furent toutes conservées. Il les fit remonter dans la rivière et désarmer. Son désespoir se convertit en une irascibilité si grande, qu'il fut impossible de lui laisser le commandement de Rochefort. Le ministre Decrès l'envoya à Toulon avec ses équipages, qu'on fit voyager par terre, afin d'armer les vaisseaux de la Méditerranée. Il fallait à Rochefort de nouveaux travaux de construction, avant qu'on pût y former une nouvelle division. Résultats de l'expédition de Rochefort. L'amiral Gambier regagna les côtes d'Angleterre, avec la gloire douteuse d'une expédition atroce, qui avait coûté à l'Angleterre beaucoup plus qu'à la France. Le résultat le plus réel de cette expédition fut une profonde intimidation pour toutes nos flottes mouillées dans des rades, et une sorte de trouble d'esprit chez la plupart de nos chefs d'escadre, qui voyaient des brûlots partout, et imaginaient les plus étranges précautions pour s'en garantir. Le ministre Decrès, malgré ses rares lumières, ne fut pas exempt lui-même de cette forte émotion, et proposa à l'Empereur de faire rentrer à Flessingue la belle flotte construite dans les chantiers d'Anvers, et mouillée en ce moment aux bouches de l'Escaut. Mais l'amiral Missiessy, esprit froid, intelligent et ferme, s'y refusa, en disant qu'à Flessingue elle serait exposée à périr par les bombes ou les fièvres de Walcheren, dans une immobilité déshonorante. Il répondit de manœuvrer dans l'Escaut de manière à ne perdre ni son honneur ni sa flotte, et obtint une liberté d'action dont il fit bientôt un glorieux usage. L'Empereur ne prescrivit d'autre mesure que la mise en jugement des malheureux capitaines qui avaient perdu leurs vaisseaux dans la rade de Rochefort.

Passion des Anglais pour la destruction d'Anvers. L'expédition de Rochefort n'était pas celle que les Anglais avaient le plus à cœur. Ils auraient été fort satisfaits sans doute d'anéantir au mouillage l'une de nos principales flottes; mais ils voulaient surtout se délivrer de l'inquiétude, du reste exagérée, que leur causait Anvers. Ils se figuraient toujours qu'avec le temps il pourrait sortir de ce port, non pas les dix vaisseaux qui mouillaient alors à Flessingue, mais vingt et trente que Napoléon avait le moyen d'y construire, et surtout une flottille, beaucoup plus dangereuse que celle de Boulogne, car elle pouvait en une marée jeter une armée de débarquement des bouches de l'Escaut aux bouches de la Tamise. Le grand armement qu'ils avaient promis à l'Autriche de faire partir avant la fin des hostilités, et que depuis l'armistice de Znaïm ils promettaient de faire partir avant la fin des négociations, ils l'achevaient en ce moment, non pour insurger l'Allemagne, mais pour détruire les établissements maritimes des Pays-Bas.

Raisons qui décident les Anglais à diriger vers l'Escaut la grande expédition promise à l'Autriche. Deux raisons les décidaient à se diriger sur Anvers: l'importance de ce port, et l'espoir de n'y trouver aucun préparatif de défense. Des espions envoyés sur les lieux leur avaient appris qu'il n'y avait que sept à huit mille hommes sur les deux rives de l'Escaut, de Gand à Berg-op-Zoom. Avec de la hardiesse, ils pouvaient même aller plus loin, causer d'immenses ravages, et répandre un jour bien fâcheux sur la politique qui, portant toutes nos forces à Lisbonne, à Madrid, à Vienne, n'en gardait aucune pour protéger nos rivages. Leur ardeur pour une expédition aux bouches de l'Escaut était donc extrême, et ils avaient résolu d'y consacrer quarante mille hommes au moins, et douze ou quinze cents voiles. On n'aurait rien vu d'aussi considérable dans aucun siècle, s'ils atteignaient l'étendue projetée de leurs armements. Vastes préparatifs de l'expédition d'Anvers. Mais le temps dépensé à préparer cette expédition devait être proportionné à sa grandeur. Mise en discussion dès le mois de mars, résolue en avril au moment où Napoléon partait pour l'Autriche, elle n'était pas sous voiles le jour de la bataille de Wagram, et point arrivée le jour de celle de Talavera. Le cabinet britannique y voulait consacrer l'armée du général Moore, qui était une armée éprouvée, et une masse considérable de bâtiments de tout échantillon. Mais cette armée avait besoin d'être complétée, et fort accrue pour être élevée à 40 mille hommes: et comme il fallait de plus embarquer un grand équipage de siége, c'était la somme énorme de cent mille tonneaux de transport à réunir. La marine royale en pouvait fournir 25 mille; il restait donc à s'en procurer 75 mille, soit en les tirant des arsenaux de l'État, soit en les demandant au commerce. Mais déjà beaucoup de bâtiments avaient été envoyés sur les côtes d'Espagne pour le service de sir Arthur Wellesley, et on ne voulait pas lui ôter cet indispensable moyen de retraite, un revers étant toujours à prévoir dans la Péninsule. Il fallait donc se procurer tout entière l'immense quantité de 75 mille tonneaux de transport, et la passion du cabinet britannique était telle qu'un instant il avait songé à prendre d'autorité, sauf à les payer plus tard, tous les neutres qui étaient sur les bords de la Tamise. On renonça à cette ressource pour ne pas apporter ce nouveau trouble aux relations commerciales, et on se contenta d'élever le fret à un prix exorbitant. Cela fait, on prépara le matériel, on recruta l'armée avec des volontaires choisis parmi les anciens militaires, et de délais en délais on fut conduit de mai en juin, de juin en juillet. On était à peine prêt à la fin de ce mois. Il fallait se hâter, car si on n'agissait pas avant que la paix eût été arrachée à l'Autriche, on aurait sur les bras les armées françaises revenues des bords du Danube, et toute expédition de ce genre deviendrait une folle entreprise, sans compter qu'on aurait laissé encore une fois accabler ses alliés les plus sûrs.

L'expédition, consistant en 44 mille hommes, 450 bouches à feu de gros calibre, 40 vaisseaux, 30 frégates, 400 transports, est prête à mettre à la voile vers la fin de juillet. Vers le 24 ou le 25 juillet, on fut en mesure de partir avec 38 mille hommes d'infanterie, 3 mille d'artillerie, 2,500 de cavalerie (en tout 44 mille hommes environ), 9 mille chevaux, 150 pièces de 24 ou gros mortiers, le tout embarqué sur 40 vaisseaux de ligne, 30 frégates, 84 corvettes, bricks, bombardes, 4 à 500 transports, et un nombre infini de chaloupes canonnières. Rien de pareil ne s'était jamais vu. On devait partir de Portsmouth, de Harwich, de Chatham, de Douvres et des Dunes. En possession de la mer, on n'était dominé que par ses propres convenances dans le choix des points de départ. Sir John Strachan commandait la flotte, lord Chatham l'armée. La mission était de prendre Flessingue si on pouvait, de détruire en même temps la flotte de l'Escaut, d'aller ensuite incendier les chantiers d'Anvers, enfin d'obstruer les passes de l'Escaut en y plongeant des corps de forte dimension, qui rendissent ces passes impropres à la navigation. Le but et les moyens avaient une égale grandeur.

Deux plans proposés pour l'expédition de l'Escaut. On avait longtemps discuté le meilleur plan à suivre, en consultant soit des Hollandais émigrés, soit d'anciens officiers anglais qui avaient fait les campagnes de Flandre en 1792 et 1793. Deux plans principaux avaient été proposés: débarquer à Ostende, et se rendre par terre à Anvers, en marchant par Bruges et le Sas de Gand, ou bien aller par eau en remontant l'Escaut. (Voir la carte no 51.) Faire vingt-cinq ou trente lieues par terre, sur le sol français, en présence d'une nation aussi belliqueuse que la nôtre, parut trop périlleux. Et cependant c'était le seul plan qui eût des chances, car on aurait à peine trouvé sur son chemin trois ou quatre mille hommes dispersés dans toute la Flandre. En se mettant en marche avant que des secours pussent être envoyés (et l'envoi de secours n'exigeait pas moins de 15 à 20 jours), on serait arrivé à Anvers sans coup férir. On eût brûlé les chantiers ainsi que la flotte, et on se serait rembarqué sur les transports amenés sous Anvers, lorsque les troupes françaises auraient commencé à paraître. Mais l'idée de traverser une pareille étendue du territoire de l'Empire fut un épouvantail qui fit renoncer à ce plan. Restait celui de remonter l'Escaut en naviguant jusqu'à Batz et Santvliet (voir la carte no 51), point où de golfe l'Escaut se change en fleuve. Ce projet donnait encore lieu à de nombreuses contestations.

Description de l'Escaut et de la Zélande. L'Escaut à dix lieues au-dessous d'Anvers se divise en deux bras: l'un qui, continuant de couler directement à l'ouest, débouche dans la mer entre les feux de Flessingue et de Breskens, et qu'on appelle à cause de sa direction l'Escaut occidental; l'autre qui, à Santvliet, se détourne au nord, passe entre le fort de Batz et la place de Berg-op-Zoom, débouche au nord-ouest, et porte le nom d'Escaut oriental, uniquement parce qu'il coule moins directement à l'ouest que le précédent. L'un et l'autre, plus larges et moins profonds que l'Escaut supérieur composé des deux bras réunis, se rendent à la mer à travers une suite de bas-fonds, présentent par conséquent beaucoup d'obstacles à la navigation, et baignent une contrée appelée la Zélande. Cette contrée, la plus basse de la Hollande, formée de terrains inférieurs la plupart au niveau de la mer, n'existe qu'à la condition d'être toujours protégée par des digues élevées, n'offre en été que des prairies verdoyantes, de jolis saules, des peupliers élancés, mais sous cet aspect riant cache une mort hideuse, car, découverte par la marée deux fois par jour, elle exhale des miasmes pestilentiels, qui s'échappent des vases que lui apporte le flot sans cesse montant et descendant. Aussi entre toutes les fièvres n'y en a-t-il pas de plus funeste que la fièvre dite de Walcheren.

L'Escaut occidental, celui qui va directement à la mer de l'est à l'ouest, est le plus ouvert des deux à la grande navigation. Seul il peut porter des vaisseaux de ligne. C'est celui que Napoléon avait destiné à conduire ses flottes d'Anvers à la mer, et que protégent les feux de Flessingue dans l'île de Walcheren, les feux de Breskens dans l'île de Cadzand. (Voir la carte no 51.)

En se décidant à prendre la voie de mer pour gagner Anvers, lequel fallait-il choisir de l'Escaut occidental ou de l'Escaut oriental? Ici encore le plus hardi des deux plans était le meilleur, car lorsqu'on veut faire une surprise, le chemin qui mène le plus vite au but est non-seulement celui qui promet le plus de succès, mais celui qui promet aussi le plus de sûreté. Il fallait entrer hardiment dans l'Escaut occidental en bravant les feux de Flessingue et de Breskens, au risque d'échouer plus d'une fois, car les balises qui signalaient les passes devaient naturellement avoir disparu, s'avancer précédé par de petits bâtiments qui navigueraient la sonde à la main, accabler la flotte française si on la rencontrait, débarquer l'armée à Santvliet, et marcher droit à Anvers. On y eût mis plus de temps, trouvé plus d'obstacles qu'au trajet de terre dont il vient d'être parlé, mais on serait certainement arrivé en moins de dix jours, et en dix jours Anvers n'aurait pas reçu les secours dont il avait besoin pour se défendre, ainsi qu'on le verra bientôt. Cette fois encore on adopta l'exécution la plus timide d'une expédition audacieuse, et comme d'usage on arrêta un plan qui, contenant quelques-unes des idées de chacun, courait la chance de réunir ce qu'il y avait de plus mauvais dans tous les projets proposés.

Plan qui prévaut définitivement pour s'approcher d'Anvers. Il fut convenu qu'une division navale, sous la conduite du contre-amiral Ottway, débarquerait une douzaine de mille hommes dans l'île de Walcheren, avec lesquels le commandant en second, Eyre-Coote, prendrait Flessingue; qu'une seconde division, sous le commodore Owen, débarquerait à l'île de Cadzand quelques mille hommes, avec lesquels le marquis de Huntley prendrait le fort de Breskens et les batteries de cette île; que les feux de droite et de gauche étant ainsi éteints par la possession des deux îles qui forment l'entrée de l'Escaut occidental, on s'y engagerait avec le gros de l'expédition sous les ordres du contre-amiral Keates, des lieutenants généraux John Hope, Rosslyn, Grosvenor, des deux chefs principaux John Strachan et lord Chatham. Ils devaient débarquer près de Santvliet avec 25 mille hommes, et s'acheminer ensuite sur Anvers.

Tel était le plan définitivement adopté au moment du départ. Vers le 25 juillet, la plus grande partie de l'expédition était sous voiles à Portsmouth, à Harwich, à Douvres, aux Dunes. Le reste devait s'embarquer successivement et rallier l'expédition. Apparition aux bouches de l'Escaut le 29 juillet. Vers le 29 on se trouva en vue des basses terres de l'Escaut. Mais un vent dangereux qui pouvait faire chavirer les embarcations, ou les briser à la côte lorsqu'on voudrait descendre les troupes, empêcha de débarquer sur-le-champ. Les deux divisions qui devaient se diriger, l'une sur l'île de Walcheren au nord de l'embouchure de l'Escaut occidental, l'autre sur l'île de Cadzand au sud de cette même embouchure, stationnèrent devant ces deux îles en tenant la mer de leur mieux, malgré un temps assez difficile. La colonne principale, qui, sous le contre-amiral Keates et sir John Hope, devait s'emboucher hardiment dans l'Escaut pour le remonter, attendit également sous voiles des circonstances de mer plus favorables.

Mais le vent ne changeant pas, et un renseignement inattendu ayant appris que la flotte française au lieu d'être remontée sur Anvers se trouvait encore à Flessingue, on modifia le plan arrêté au départ. D'abord, pour parer au mauvais temps, on résolut de contourner l'île de Walcheren en s'élevant au nord, ce qui conduisait à l'entrée de l'Escaut oriental, de venir par la passe du Roompot dans le bras intérieur du Weere-Gat (voir la carte no 51), et d'y débarquer les troupes à l'abri du ressac qui menaçait d'engloutir les embarcations si on essayait de débarquer en dehors. Tenant compte en outre du renseignement obtenu relativement à la flotte, on regarda comme dangereux de l'attaquer au milieu des batteries qui la protégeaient, dans des passes qu'elle connaissait bien, et on imagina, au lieu de l'aborder de front, de la tourner, en profitant du mouvement qu'on allait faire autour de l'île de Walcheren, pour s'enfoncer dans l'Escaut oriental. On se décida donc à s'engager dans l'Escaut oriental le plus avant qu'on pourrait, avec une forte partie de l'expédition, pendant que l'autre attaquerait les îles de Walcheren et de Cadzand, de débarquer les troupes dans les îles du Nord et du sud Beveland, de les conduire par terre à la jonction des deux Escaut vers le fort de Batz et Santvliet, ce qui permettrait d'intercepter la flotte française, et de l'empêcher de remonter sur Anvers. Dès lors elle serait bientôt capturée, et ne pût-on pas aller jusqu'à Anvers, ce serait déjà un beau résultat que d'avoir pris les îles de Walcheren et de Cadzand, la place de Flessingue et la flotte française. Les ordres furent aussitôt donnés conséquemment à ce plan, qui était le troisième. On attendit l'arrivée de la dernière division sous les lieutenants généraux Rosslyn et Grosvenor, pour en disposer suivant les événements, et on plaça l'amiral Gardner à l'entrée de l'Escaut occidental pour y tenir tête à la flotte française, soit qu'elle voulût risquer une bataille navale, secourir Flessingue, ou agir contre la division détachée vers l'île de Cadzand.

Les choses étant ainsi ordonnées, et pendant que le contre-amiral Gardner tenait la mer avec ses vaisseaux de ligne, que le commodore Owen se préparait avec ses frégates et ses bâtiments légers à débarquer les troupes du marquis de Huntley dans l'île de Cadzand, la forte division du contre-amiral Ottway, chargée de débarquer 12 mille hommes dans Walcheren, remonta l'île au nord le 29 et le 30, et entrant dans l'Escaut oriental, vint mouiller à l'entrée du Weere-Gat. Débarquement d'une division le 30 juillet, au nord de l'île de Walcheren. Le temps n'était plus un obstacle, dès qu'on pénétrait dans les canaux intérieurs de la Zélande et qu'on cessait d'être exposé au coup de la pleine mer. Sur-le-champ on fit les préparatifs du débarquement. Les Anglais avaient une telle masse d'embarcations que la descente à terre d'un grand nombre de troupes à la fois était pour eux la plus facile des opérations.

État de désarmement dans lequel se trouvaient les Flandres, au moment où se présentèrent les Anglais. On ne pouvait surprendre le territoire français dans un moment plus favorable pour l'insulter impunément. Il n'avait été fait dans l'île de Walcheren, ni dans la région environnante, aucun préparatif de défense, non pas que les avis eussent manqué, mais parce qu'on n'avait pas attaché à ces avis l'importance qu'ils méritaient. Il était certainement impossible qu'une aussi vaste réunion de forces eût lieu sur les rivages d'Angleterre, sans qu'on en sût quelque chose sur ceux de France, malgré l'interruption des communications. En effet, des prisonniers français échappés, des espions bien payés, avaient averti les autorités du littoral, et celles-ci avaient informé à leur tour les ministres de la marine et de la guerre. Mais le ministre de la marine, tout plein du souvenir de Rochefort, n'avait cru qu'à un envoi de brûlots destinés à incendier la flotte de l'Escaut, et avait voulu, comme nous l'avons dit, enfermer cette flotte dans Flessingue, ce que l'amiral Missiessy avait refusé de faire, pour des raisons que l'événement justifia. Quant au ministre de la guerre, n'ayant rien à envoyer à Anvers contre une armée de 40 mille soldats, n'osant pas prendre sur lui de détourner du Danube vers l'Escaut le torrent d'hommes et de matières qu'on dirigeait sur l'Autriche, même depuis l'armistice, il n'arrêta aucune mesure, et aima mieux croire avec le ministre de la marine que l'expédition annoncée se réduirait à des brûlots, contre lesquels il fallait se prémunir en interceptant les diverses passes de l'Escaut. Il ne se trouvait donc à la portée d'Anvers que le camp de Boulogne, quelques compagnies de gardes nationales consacrées sous le sénateur Rampon à la surveillance des côtes, quelques demi-brigades provisoires, mais le tout dispersé, sans organisation, sans artillerie, sans cavalerie, etc. Dans l'île de Walcheren notamment, rien n'était préparé pour soutenir un siége. L'île avait été depuis plusieurs années partagée entre la France et la Hollande. Les Français occupaient la place de Flessingue, à cause de son port et de ses feux qui commandent l'Escaut occidental, et les Hollandais avaient gardé le territoire de l'île, avec la capitale Middlebourg et les petits forts qui dominaient l'Escaut oriental. Le général Monnet, brave homme qui s'était distingué dans les guerres de la révolution, se reposait en commandant Flessingue de ses campagnes antérieures. Il n'avait pour défendre l'île, ni artillerie attelée, ni cavalerie, ni rien de ce qui constitue un corps destiné à tenir la campagne; et il n'avait pour défendre la place qu'un ramassis de troupes composé d'un bataillon irlandais, d'un bataillon colonial, de deux bataillons de déserteurs prussiens, de quelques centaines de Français, le tout s'élevant à trois mille hommes. Le commandant hollandais avait à Middlebourg, et dans les ports de la côte, quelques centaines de vétérans. Faiblesse de la place de Flessingue. La place de Flessingue ne présentait pour toute fortification qu'une simple chemise bastionnée, entourée d'un fossé guéable partout. Elle ne possédait de fortes batteries que du côté de la mer. Rien n'était donc plus facile que d'enlever l'île de Walcheren et la place de Flessingue, quand on y débarquait avec 45 mille hommes et cinq à six cents voiles.

Le général Osten, envoyé avec quinze cents hommes au nord de l'île de Walcheren, pour empêcher le débarquement. Dès que les Anglais eurent été aperçus, il fut aisé, en les voyant stationner obstinément aux bouches de l'Escaut, de deviner le but de leur expédition. Le général Monnet, ne voulant pas s'éloigner de Flessingue, se hâta d'envoyer le général Osten avec douze ou quinze cents hommes, c'est-à-dire avec la moitié de sa garnison, sur le rivage du nord de l'île, pour s'opposer de son mieux au débarquement, et avec le reste il se mit à préparer la défense de Flessingue. On composa au général Osten une artillerie de campagne, en prenant dans la place deux pièces de trois et deux de six, qu'on attela avec des chevaux du pays non dressés, et conduits par des paysans. Le général Osten, qui était fort brave, se porta en avant avec sa petite troupe, et la disposa de droite à gauche, du fort de Den-Haak à Dombourg, le long des digues, pour faire feu sur les Anglais au moment où ils toucheraient au rivage.

Ceux-ci s'étaient avancés en force imposante, et étaient descendus à terre au nombre de quelques milliers, protégés par l'artillerie de plus de soixante bâtiments. Les soldats du général Osten, sans discipline et sans esprit national, n'y tinrent plus dès qu'ils essuyèrent le feu des vaisseaux, bien qu'ils fussent couverts par des digues. Ils se replièrent en désordre, malgré les efforts de leurs chefs pour les ramener à l'ennemi. Les quatre pièces du général Osten tirées à propos contre les Anglais qui s'avançaient sur les digues, auraient pu les arrêter, ou du moins ralentir leur marche. Mais les chevaux non dressés se cabrèrent, les paysans coupèrent les traits et s'enfuirent avec leurs attelages. Deux pièces sur quatre furent ainsi abandonnées sur le terrain. Malgré les efforts du général Osten, les Anglais débarquent dans l'île de Walcheren. Le général Osten, après avoir fait de vains efforts pour maintenir sa troupe, la ramena sur Serooskerke, dans l'intérieur de l'île, et annonça au général Monnet ce qui s'était passé.

Tandis que le général Osten, par le mauvais esprit de ses soldats, était privé de l'honneur de disputer les digues aux Anglais, un général hollandais, Bruce, leur livrait le fort de Den-Haak, celui de Terweere, et la place de Middlebourg elle-même, n'ayant pas la moindre envie de se faire tuer pour les Français, sentiment que partageaient alors tous ses compatriotes. Il pouvait dire d'ailleurs pour sa justification qu'il n'avait pas de moyens suffisants pour résister aux forces ennemies.

Le 31 juillet, les Anglais répandirent une quinzaine de mille hommes dans l'île de Walcheren, et l'enveloppèrent de plusieurs centaines de voiles, car ils vinrent se placer avec la plus grande partie de leurs forces navales dans les bras du Weere-Gat et du Sloë, qui séparent l'île de Walcheren de celles du nord et du sud Beveland. (Voir la carte no 51.) Ils se portèrent sur Middlebourg, et de Middlebourg sur Flessingue. Le général Osten se replia du mieux qu'il put, défendant le terrain pied à pied quand le courage de sa troupe répondait au sien; et bien qu'il n'obtînt pas de ses soldats tout ce qu'il aurait voulu, il couvrit honorablement sa retraite par la perte de deux ou trois centaines d'hommes, et par la destruction d'un plus grand nombre à l'ennemi.

Soins du général Monnet pour la défense de Flessingue. Le général Monnet vint le recevoir sur les glacis de Flessingue, et ils firent leur jonction sous le feu de la place, résolus à en défendre les approches, avant de se renfermer dans son étroite enceinte. Le général Monnet occupa plusieurs postes au dehors, et un notamment à droite, vers Rameskens, afin de pouvoir couper les digues, et noyer l'île tout entière, quand il n'aurait plus que ce moyen de résistance. Il se hâta d'organiser un peu mieux sa garnison, de se faire avec des soldats d'infanterie des artilleurs dont il manquait, d'organiser la population en légions de pompiers pour parer aux suites d'un bombardement, et d'écrire à l'île de Cadzand, pour qu'on lui envoyât des troupes françaises, pendant que l'Escaut occidental était encore ouvert. C'était un trajet facile, long de trois à quatre portées de canon, et qui était possible encore, si dans l'île de Cadzand on avait sous la main les forces nécessaires.

Grâce aux bonnes dispositions du général Rousseau, les Anglais ne peuvent descendre dans l'île de Cadzand. Cette île était commandée par le général Rousseau, officier plein d'activité et de courage, et appartenait au département de l'Escaut, compris dans la vingt-quatrième division militaire. À peine le général Rousseau avait-il été averti de la présence des Anglais, qu'il avait fait prévenir le général Chambarlhiac, commandant la vingt-quatrième division militaire, et attiré à lui les troupes placées dans le voisinage. Il avait commencé par distribuer dans les batteries de la côte les quelques centaines d'hommes dont il pouvait disposer tout de suite, et par organiser quelques pièces d'artillerie de campagne. Puis deux quatrièmes bataillons, l'un du 65e, l'autre du 48e, lui ayant été envoyés, il s'était mis à leur tête le long du rivage, prêt à se jeter sur les premières troupes ennemies qui débarqueraient.

Ces dispositions, prises avec promptitude et résolution, étaient parfaitement visibles de la haute mer, car le sol ne présentait qu'une plaine basse et unie, comme la mer elle-même, et elles pouvaient faire supposer qu'un corps considérable de troupes se trouvait en arrière. Le commodore Owen et le marquis de Huntley, qui commandaient les forces destinées à l'île de Cadzand, apercevant de la passe de Vielingen, où ils luttaient contre le mauvais temps, les troupes du général Rousseau, n'osèrent point descendre. Ils voyaient 12 ou 1500 hommes qu'ils prenaient pour 3 ou 4 mille, et n'ayant des chaloupes que pour débarquer 700 hommes à la fois, ils craignirent d'être jetés à la mer s'ils se risquaient à mettre pied à terre. Si en ce moment l'amiral Strachan et lord Chatham eussent porté vers l'île de Cadzand toutes les forces et tous les moyens de débarquement employés sans utilité dans l'Escaut oriental, ils y auraient pénétré infailliblement, se seraient emparés de toutes les batteries de la gauche de l'Escaut, et seraient arrivés sur la Tête-de-Flandre, faubourg d'Anvers, avant tout secours. Heureusement il n'en fut point ainsi. Le commodore Owen, le marquis de Huntley, intimidés par l'attitude du général Rousseau, demandèrent au contre-amiral Gardner, qui commandait la division des vaisseaux de ligne dans la grande passe du Deurloo, de leur envoyer les embarcations dont il pourrait disposer afin de débarquer plus de monde à la fois; mais celui-ci en avait besoin pour les opérations ultérieures dont il était chargé, d'ailleurs le gros temps l'empêchait de les faire parvenir, et cette attaque de l'île de Cadzand, qui aurait dû réussir, ne s'exécuta ni le 29, ni le 30, ni le 31. La tentative projetée sur l'île de Cadzand n'ayant pu être faite, toute l'expédition est dirigée dans l'Escaut oriental, afin d'assiéger Flessingue et de tourner la flotte française. Les chefs de l'expédition, satisfaits d'avoir pu débarquer à Walcheren, se trouvant fort à leur aise dans l'intérieur de l'Escaut oriental contre le mauvais temps, toujours pleins de l'idée de s'emparer des îles du nord et du sud Beveland qui séparent les deux Escaut, et dont la possession permettait de tourner la flotte, rappelèrent à eux le commodore Owen et sir Huntley, pour les amener dans l'Escaut oriental. Ils y attirèrent également le reste de l'expédition, qui venait d'arriver sous les lieutenants généraux Grosvenor et Rosslyn, et remplirent ainsi les bras du Weere-Gat et du Sloë. Ils commencèrent ensuite à débarquer dans les îles du nord et du sud Beveland tout ce qu'ils n'avaient pas débarqué de troupes dans l'île de Walcheren, afin de courir au point de jonction des deux Escaut, c'est-à-dire au fort de Batz, et de tourner ainsi la flotte française, pendant que le reste de l'armée exécuterait le siége de Flessingue.

Heureusement que dans ce premier moment deux hommes énergiques se trouvèrent sur les lieux, le général Rousseau et l'amiral Missiessy. Le général Rousseau, en voyant s'éloigner la division navale qui menaçait l'île de Cadzand, n'avait plus eu dès lors autant de craintes pour la rive gauche de l'Escaut, et s'était privé sans hésiter des deux bataillons du 65e et du 48e pour les envoyer par eau de Breskens à Flessingue. Il fallait traverser l'Escaut occidental, large en cet endroit de quelques centaines de toises, et il fit successivement passer tous les détachements qui lui arrivaient, songeant à son voisin, dont il apercevait les périls, plus qu'à lui-même.

Août 1809. Habile retraite de l'amiral Missiessy, et rentrée de la flotte française à Anvers. De son côté l'amiral Missiessy, qui avait demandé à ne pas s'enfermer dans Flessingue, où il aurait péri par les bombes et par la fièvre, couronnait la sagesse de ses conseils par la fermeté et l'habileté de sa conduite. Sa constance à demeurer devant Flessingue, sans s'y enfermer, avait déjà suffi pour donner à l'expédition anglaise un cours différent, le plus dangereux pour elle, et le plus avantageux pour nous, comme on le verra bientôt, celui de l'Escaut oriental. Maintenant il ne fallait pas plus se laisser prendre à la jonction des deux Escaut, vers Batz et Santvliet, qu'à Flessingue même. Aussi après avoir fait bonne contenance à Flessingue les 29 et 30, il prit son parti résolûment, en homme sensé et ferme qui savait ce qu'il avait à faire, et se mit en marche le 31, profitant du vent qui était favorable pour remonter l'Escaut. Le 31 au soir il avait dépassé le fort de Batz, et il était entré dans l'Escaut supérieur, composé des deux Escaut réunis. À cet endroit deux de ses vaisseaux échouèrent sur une vase molle et bourbeuse, mais sans danger d'y rester attachés pour longtemps. Le lendemain en effet il remit à la voile, et à la marée haute tous ses bâtiments renfloués remontèrent entre les forts de Lillo et de Liefkenshoek, qui ferment le passage du fleuve par des feux croisés difficiles à franchir. Tous ces points, les forts de Batz et de Santvliet, les forts de Lillo et de Liefkenshoek, étaient négligés comme ils auraient pu l'être dans une paix profonde, chez une nation peu soigneuse. L'amiral Missiessy, qui voyait dans ces forts sa propre sûreté, s'occupa de leur défense. Il plaça une frégate en travers du canal qui joint l'Escaut occidental à l'Escaut oriental, qu'on appelle canal de Berg-op-Zoom, et que dominent les forts de Batz et de Santvliet. Il débarqua une centaine de canonniers hollandais dans le fort de Batz, et mit garnison française dans les forts de Lillo et de Liefkenshoek, en ayant soin de les approvisionner des munitions nécessaires. Il fit construire ensuite plusieurs estacades pour se garantir des brûlots, et ne voulut point se renfermer dans Anvers, se réservant de se mouvoir librement sur le fleuve, et de couvrir ainsi les alentours du feu des mille pièces de canon que portait son escadre. Il était suivi d'une flottille, détachée autrefois de celle de Boulogne, et établie dans l'Escaut. Grâce à ces habiles dispositions, ce n'était plus le rôle de réfugié, mais celui de défenseur qu'il se préparait à jouer dans Anvers.

Les Anglais s'emparent du fort de Batz, quand déjà la flotte française s'est retirée dans l'Escaut supérieur. Bien lui avait pris d'opérer si à propos sa retraite dans le haut Escaut, car deux jours plus tard les Anglais l'auraient tourné, en se plaçant entre Batz et Santvliet, et eussent donné ainsi à l'expédition de l'Escaut un premier résultat fort important, celui d'enlever toute une flotte neuve, de l'emmener ou de la détruire. En effet, les troupes de la division Hope, descendues dans les îles du nord et du sud Beveland (voir la carte no 51) par les passes du Weere-Gat et du Sloë, avaient marché le plus vite qu'elles avaient pu, et étaient arrivées le 2 août devant le fort de Batz, occupé par une garnison hollandaise et le général Bruce, qui avait déjà livré les postes retranchés de l'île de Walcheren. Ce fort garni de trente bouches à feu, placées à fleur d'eau, et très-dangereuses pour les bâtiments qui l'auraient attaqué, n'avait pas de grands moyens de se défendre contre une attaque venant du côté de terre. Toutefois avec une garnison et un brave commandant, il aurait pu tenir quelques jours. Il avait l'une, et point l'autre. Le général Bruce ne voulant pas plus à Batz qu'à Middlebourg résister à outrance dans une petite place sans casemates, sans blindage, où l'on devait être accablé de feux, et cela pour le compte des Français, évacua le fort, dans lequel les Anglais entrèrent sans coup férir. Après la prise du fort de Batz, les Anglais veulent prendre Flessingue avant de marcher sur Anvers. Dès ce moment, ils devinrent maîtres du passage de l'un à l'autre Escaut, et s'ils s'étaient hâtés d'amener toute leur armée par le chemin des îles du sud et du nord Beveland, comme ils l'avaient fait pour la division Hope, ils pouvaient en peu de jours arriver sous Anvers, qui était une place fermée à la vérité, mais fermée par de vieux ouvrages, à moitié détruits, où se trouvaient au plus 2 mille hommes sans un canon sur les remparts, et où régnait autant de trouble chez les autorités, surprises par l'apparition de l'ennemi, que de malveillance dans la population, flamande par l'origine et les sentiments. Heureusement les deux commandants de l'expédition anglaise, sir John Strachan et lord Chatham, pensèrent qu'il fallait auparavant achever le siége de Flessingue, ce qui permettrait d'introduire la totalité de la flotte dans l'Escaut occidental, et de parvenir par mer à Batz et Santvliet, point de départ pour conduire l'expédition de terre jusqu'à Anvers. Cette disposition donnait quelques jours au gouvernement français pour organiser les premiers moyens de défense.

Effet produit sur le cabinet français par la nouvelle du débarquement des Anglais à Walcheren. Le télégraphe avait annoncé le 31 juillet, à Paris, le débarquement des Anglais dans l'île de Walcheren, et le 1er août le gouvernement tout entier avait été informé de la gravité du péril. En l'absence de Napoléon le gouvernement se composait des ministres présidés par l'archichancelier Cambacérès. Parmi les ministres, trois seulement pouvaient en cette occasion jouer un rôle, les ministres de la guerre et de la marine, MM. Clarke et Decrès, parce qu'ils étaient spéciaux dans une affaire qui intéressait la sûreté du territoire et de la flotte, et le ministre de la police Fouché, parce qu'il était le seul qui eût conservé une sorte d'importance politique depuis la retraite de M. de Talleyrand. Il avait vu son existence menacée, lors de la disgrâce de ce dernier, et il en était devenu plus remuant que de coutume, soit pour se remettre en faveur s'il réussissait à signaler son zèle dans un moment difficile, soit pour être personnage principal si les affaires de l'Empire venaient à péricliter, ainsi que bien des gens commençaient les uns à le craindre, les autres à l'espérer. Beaucoup d'esprits, en effet, voyaient des signes d'affaiblissement pour le pouvoir de Napoléon dans la guerre d'Espagne qui tendait à s'éterniser, dans la guerre d'Allemagne qui avait paru un instant douteuse, dans l'inquiétude qui déjà gagnait peu à peu les populations, dans le mécontentement qu'excitaient les affaires de l'Église, dont nous ferons bientôt connaître la suite. C'était donc pour un personnage inquiet, peu sûr, voulant être en tête de tous les changements de la fortune, une occasion de s'agiter.

Rôle joué par M. Fouché en cette occasion. Bien qu'il flattât beaucoup l'Empereur, M. Fouché était l'allié secret de tous les mécontents, gémissant tout bas avec eux sur leurs déplaisirs, ou sur les maux de l'Empire dont en public il exaltait la gloire. Ainsi, l'amiral Decrès, ce ministre de tant d'esprit, mais qui n'avait que des malheurs dans son administration, était mécontent parce que l'Empereur s'en prenant injustement à lui des revers de la marine et blessé surtout de son langage caustique et hardi, ne s'était pas pressé de le faire duc. M. Fouché était aussitôt devenu le confident et l'ami de M. Decrès. Le maréchal Bernadotte, renvoyé de l'armée pour son ordre du jour aux Saxons, avait porté à Paris son orgueil et ses ressentiments. M. Fouché lui avait aussitôt serré la main, s'était apitoyé sur l'ingratitude dont il était l'objet, et en public avait pris le rôle d'un Mentor qui voulait, en modérant l'irritation du prince maréchal, l'empêcher de commettre de nouvelles fautes. L'expédition de Walcheren fut une occasion de faire éclater ces diverses dispositions, et si quelque chose en effet pouvait déceler déjà l'affaiblissement du règne, c'était qu'on osât sous un maître tel que Napoléon aspirer à un rôle politique quelconque.

Résolutions du conseil des ministres au sujet de l'expédition de l'Escaut. À peine la nouvelle du débarquement arriva-t-elle, que M. Decrès courut chez les ministres et chez l'archichancelier pour provoquer des mesures extraordinaires. Il mit dans ses démarches une chaleur extrême, parce que depuis l'événement de Rochefort il ne dormait plus. Il voulait qu'on fît partir de Paris tous les ouvriers disponibles, qu'on levât les gardes nationales en masse, qu'on plaçât à leur tête un maréchal de France, le maréchal Bernadotte, par exemple, et qu'on imposât aux ennemis par un grand déploiement de forces, apparentes sinon réelles. M. Decrès parlait en cela avec la sincérité d'un ministre alarmé pour les intérêts de son département. M. Fouché, qui, par un singulier concours de circonstances, remplaçait provisoirement le ministre de l'intérieur, M. Cretet, atteint d'une maladie mortelle, avait dans les fonctions qui lui étaient accidentellement déférées un motif tout naturel de se mêler beaucoup de l'expédition de Walcheren. Convoquer les gardes nationales, presque en son nom et pour son compte, écrire des proclamations, mettre un grand nombre d'hommes en mouvement, choisir un chef militaire de sa propre main, tout cela convenait à sa double vue, de paraître à Schœnbrunn très-zélé, et à Paris très-influent. Il approuva beaucoup les idées de M. Decrès, et le conseil s'étant réuni le 1er août au matin, sous la présidence de l'archichancelier Cambacérès, il appuya les propositions du ministre de la marine. Celui-ci fort véhément, comme un homme très-préoccupé des dangers que courait Anvers, demanda la convocation extraordinaire de cent mille gardes nationaux, et la nomination du maréchal Bernadotte pour les commander. Ces propositions, qui avaient lieu de paraître excessives, même dans le cas le plus grave, surprirent et mirent en défiance le ministre de la guerre Clarke, dont le caractère n'était pas plus sûr que celui de M. Fouché, mais qui avait beaucoup de sens, de pénétration, et qui doutait extrêmement du goût de Napoléon soit pour les gardes nationales, soit pour le prince de Ponte-Corvo. Il soumit ses doutes au conseil, et énuméra ensuite les moyens qu'il avait à sa disposition sans recourir aux gardes nationales, moyens qui consistaient dans les demi-brigades provisoires instituées par Napoléon, dans la gendarmerie, dans les gardes nationales d'élite déjà organisées sous le sénateur Rampon, dans les troupes du camp de Boulogne. Le tout pouvait faire une trentaine de mille hommes, sous le sénateur Sainte-Suzanne, ancien officier de l'armée du Rhin, que Napoléon, dans la prévision d'une expédition anglaise, avait chargé du commandement des côtes depuis la Picardie jusqu'à la Hollande. Ce sénateur, quoique malade, avait déclaré qu'il était prêt à prendre son commandement. Il restait enfin le roi de Hollande lui-même, qui accourait avec quelques troupes sur Anvers, et qui en sa qualité de connétable avait déjà en 1806 été revêtu par Napoléon du commandement des côtes. Il y avait là de quoi se passer des levées en masse, et d'un chef disgracié comme le prince de Ponte-Corvo.

L'archichancelier, qui d'un côté se défiait du zèle de M. Fouché, qui de l'autre craignait qu'on ne fît pas assez pour la circonstance, ne se prononça pas très-ouvertement, mais calma l'emportement de M. Decrès, et sembla incliner vers l'avis du ministre de la guerre. Dès lors M. Fouché ne soutenant plus avec autant de vivacité son nouvel ami M. Decrès, se contenta de lui dire à l'oreille qu'il était de son opinion, et qu'au surplus il ferait de son chef tout ce qu'on n'allait pas résoudre en conseil. On se sépara sans avoir adopté les propositions de MM. Decrès et Fouché, et on considéra comme suffisantes pour le premier moment les mesures imaginées par M. Clarke, sauf ce qu'ordonnerait bientôt l'Empereur, que des courriers extraordinaires allaient avertir à Schœnbrunn des derniers événements.

Ordres donnés par le ministre de la guerre en exécution des résolutions du conseil. Le ministre de la guerre donna sur-le-champ des ordres conformes aux idées qu'il avait émises dans le conseil. Il y avait à Paris deux demi-brigades composées de quatrièmes bataillons, la 3e et la 4e: il les fit partir en poste. Il y avait dans le Nord un bataillon de la Vistule, quelques escadrons de lanciers polonais, plusieurs batteries d'artillerie destinées à se rendre sur le Danube; il y avait les 6e, 7e et 8e demi-brigades placées entre Boulogne et Bruxelles, quatre bataillons de divers régiments cantonnés à Louvain: il dirigea le tout sur l'île de Cadzand et Anvers. Le général Rampon avait, comme en d'autres occasions, été chargé de commander environ six mille gardes nationaux d'élite, dont l'organisation était déjà commencée. Le ministre Clarke leur ordonna de se rendre à Anvers. Il recommanda au maréchal Moncey de réunir toute la gendarmerie à cheval des départements du Nord, s'élevant à environ 2 mille chevaux, et enfin il prescrivit, dès qu'on serait rassuré pour Boulogne, d'en détacher sur Anvers toutes les troupes dont on pourrait se passer. Les trois demi-brigades du Nord, les deux de Paris, les quatre bataillons de Louvain, celui de la Vistule formaient à peu près 10 mille hommes d'infanterie, les gardes nationaux d'élite 5 mille. Avec la gendarmerie, l'artillerie, les dépôts tirés des environs, on pouvait compter sur une force de 20 mille hommes, à laquelle devaient s'ajouter le camp de Boulogne, et une division de Hollandais que le roi Louis amenait à sa suite. C'était un total de 30 mille hommes, qui suffirait en s'appuyant sur Anvers pour empêcher un coup de main. La difficulté consistait uniquement à les faire arriver à temps, car le plus grand danger que l'on courût dans le moment, c'était la promptitude que les Anglais apporteraient dans leur opération. Il fallait au moins quinze jours pour que ces forces fussent réunies à Anvers avec les chevaux, les officiers, le matériel nécessaire, et en quinze jours les Anglais pouvaient bien avoir pris Flessingue, et mis le siége devant Anvers. La quantité des forces importait donc moins que la célérité, vu que derrière les murs et les inondations d'Anvers, le nombre et la valeur des troupes devenaient d'une importance secondaire. Le général Clarke donna les ordres nécessaires pour que tous ces mouvements s'exécutassent le plus tôt possible. Il envoya à Anvers un officier du génie du premier mérite, M. Decaux, depuis ministre, et il écrivit au roi de Hollande, pour lui insinuer que s'il voulait le commandement, il ne tenait qu'à lui de le prendre en qualité de connétable.

M. Fouché procède de sa propre autorité à la levée des gardes nationales. Cependant M. Fouché commença de son côté le grand mouvement dont le conseil n'avait pas paru être d'avis, et il écrivit à tous les départements de la frontière du Nord, pour les inviter au nom de l'Empereur à lever les gardes nationales. La lettre, adressée aux préfets, et destinée à être publiée, faisait appel à l'honneur, au patriotisme des populations, leur disait que Napoléon en s'éloignant de ses frontières pour s'enfoncer en Autriche avait compté sur elles, et que sans doute elles ne souffriraient pas qu'une poignée d'Anglais vinssent insulter le territoire sacré de l'Empire. Cette lettre, qui était une espèce de proclamation, se ressentait du style déclamatoire de 1792, et avait évidemment pour but d'émouvoir les esprits. Des circulaires administratives, jointes à la lettre du ministre, indiquaient les moyens d'appeler les hommes, de les lever, de les habiller, de les réunir. Le zèle des préfets était mis en demeure d'agir avec la plus grande célérité.

Zèle du roi Louis de Hollande à courir au secours d'Anvers. Tandis que ces mesures d'apparat étaient annoncées, les mesures plus modestes et plus efficaces du ministre de la guerre s'exécutaient, mais malheureusement moins vite qu'il ne l'aurait fallu. Une extrême confusion régnait à Anvers, où l'on avait à peine quelques centaines d'hommes et d'ouvriers à mettre sur les remparts. Le roi de Hollande, avec un zèle louable, s'y était rendu en toute hâte, amenant avec lui environ 5 mille Hollandais, seules troupes dont il pût disposer, et qu'il avait établies entre Berg-op-Zoom et Anvers. Ce prince, devenu économe pour plaire aux Hollandais, n'avait sur pied que ces cinq mille hommes, plus quatre régiments en Allemagne, et un ou deux bataillons en Espagne. Il avait laissé dépérir son armée et sa flotte pour se conformer à l'esprit de ses nouveaux sujets, et en portant ce qu'il avait au secours de l'Escaut, il exposait la Hollande aux tentatives des Anglais. Esprit hostile des provinces belges et hollandaises. Ce pays, autrefois amical pour la France et hostile à l'Angleterre, était complétement changé depuis que l'alliance de la France était devenue pour lui l'interdiction des mers. Il voyait venir les Anglais presque comme des libérateurs. La Belgique tout entière pensait de même, par les mêmes raisons, et de plus par esprit religieux. Un succès des Anglais pouvait très-facilement y déterminer un soulèvement des populations. Le clergé, si influent dans cette contrée, se montrait depuis la rupture avec le Pape ardent contre la domination française, et sauf l'archevêque de Malines, nommé par Napoléon, tous ses membres dirigeaient leurs efforts dans le sens des Anglais.

Le roi de Hollande prend le commandement des forces réunies à Anvers. Le roi Louis, arrivé à Berg-op-Zoom, porta ses troupes entre Santvliet et Anvers, de manière à pouvoir secourir cette dernière place. Sur la simple insinuation que contenait la lettre du ministre Clarke, il prit le commandement général, et se livrant à son imagination fort vive, il proposa des mesures qui auraient prématurément bouleversé le pays, et causé beaucoup de tort à l'établissement d'Anvers. Il voulait qu'on inondât toute la contrée, depuis Anvers jusqu'au bas Escaut, qu'on coulât dans les passes des carcasses de navire, qu'en un mot, pour écarter les Anglais, on fît presque autant de mal qu'ils auraient pu en causer eux-mêmes. Premières mesures de défense prises à Anvers sous la direction de M. Decaux. Le commandant Decaux, homme d'un grand sens et ingénieur fort habile, réussit à calmer l'effervescence d'esprit du roi de Hollande, s'occupa de mettre en meilleur état les forts de Lillo et de Liefkenshoek, fit tendre l'inondation autour de ces forts, de manière à les rendre inaccessibles, la différa autour d'Anvers, s'entendit avec l'amiral Missiessy pour l'établissement de plusieurs estacades sur l'Escaut, fit réparer les murailles d'Anvers, et apporta enfin quelque ordre dans les mesures de défense. Déjà quelques mille hommes des 3e, 4e et 6e demi-brigades étant arrivés, les douaniers, la gendarmerie, les gardes nationaux survenant les uns après les autres, on eut vers le 10 ou le 12 août huit ou dix mille hommes mal organisés, mais suffisants pour fournir la garnison de la place. D'ailleurs les Anglais heureusement s'acharnaient au siége de Flessingue. Le général Monnet avait reçu environ 2 mille hommes avant la clôture de l'Escaut occidental, et si l'on ne devait pas se flatter qu'il résistât jusqu'au bout, il procurait du moins le temps nécessaire pour organiser la défense d'Anvers. Le général Rousseau de son côté, ayant reçu la 8e demi-brigade et quelques gardes nationaux d'élite, continuait d'occuper la rive gauche de l'Escaut, dans l'île de Cadzand. On retardait ainsi les progrès de l'ennemi, et c'était assez pour faire échouer l'expédition britannique. La flotte avait échappé aux Anglais; Anvers devenait d'heure en heure d'un accès plus difficile pour eux; Flessingue seul était exposé à devenir leur proie, et en tout cas on pouvait espérer qu'il serait leur unique trophée.

Opinions et résolutions de Napoléon lorsqu'il apprend l'expédition de Walcheren. Lorsque Napoléon apprit par courrier extraordinaire la nouvelle de l'expédition de Walcheren, il n'en fut pas surpris, car il s'attendait à quelque entreprise sur les côtes, et dans cette prévision il avait laissé en France les deux demi-brigades provisoires de Paris, les trois du Nord, ainsi qu'un certain nombre de compagnies d'artillerie, dont il n'avait pas un besoin indispensable. S'il n'en fut pas surpris, il en fut encore moins troublé, car dès le premier moment il jugea la portée de cette expédition, et fut convaincu que, sauf quelques dépenses pour lui, tout le mal serait pour les Anglais, qui périraient inutilement de la fièvre, sans prendre Anvers ni la flotte, à moins que celle-ci n'eût été mal dirigée. S'il avait jugé avec plus de désintéressement sa position, il aurait vu toutefois que cette expédition faisait à son gouvernement un genre de tort assez grave, celui de révéler d'une manière frappante les dangers d'une politique qui ayant 300 mille hommes en Espagne, 400 mille en Italie, 500 mille en Allemagne, n'avait pas un soldat pour garder Anvers, Lille et Paris.

Au premier abord, chose singulière, il ne fut point de l'avis de ceux qui avaient cru être du sien, c'est-à-dire de l'avis du général Clarke et de l'archichancelier Cambacérès[23]. L'un et l'autre avaient supposé qu'il n'approuverait ni la réunion des gardes nationales, ni la nomination du maréchal Bernadotte. Ils l'avaient mal deviné. Bien que Napoléon n'aimât point recourir à des populations raisonneuses qui mettent des conditions à leur concours, et qu'il pressentît tout ce qu'il y avait de haine pour lui dans le cœur du prince de Ponte-Corvo, néanmoins il savait sacrifier ses ombrages quand il voyait un grand intérêt à le faire. D'abord il n'était pas exactement renseigné sur l'importance de l'expédition de Walcheren, et quoique avec sa sagacité transcendante il entrevît le résultat définitif, il n'était pourtant pas exempt de toute inquiétude en entendant parler de 40 à 50 mille soldats anglais, soldats dont l'Espagne lui avait appris la valeur. Il ne pensait pas qu'il fallût dédaigner une telle force, et surtout il ne voulait pas qu'on pût demeurer indifférent à son apparition. Il aurait donc souhaité qu'au premier signal la nation se montrât indignée, et pressée de fondre sur l'ennemi insolent qui osait violer le sol de l'Empire. C'eût été réunir l'enthousiasme de 1792 avec l'ordre profond de 1809; mais on n'allie pas à volonté des choses aussi contraires. Néanmoins, à mesure qu'il prend des années, le pouvoir devient singulièrement complaisant pour lui-même, quelque grand qu'il soit par l'esprit. C'est une faiblesse de la durée. Napoléon, bien qu'il commençât à fatiguer la nation, bien que l'évidence de son ambition donnât aux guerres entreprises un sens qui ne lui était pas favorable, Napoléon croyait qu'on lui devait tout; qu'au premier danger suscité par sa faute tous les Français devaient être debout; et il s'était créé d'ailleurs le préjugé d'un homme de génie, c'est qu'un gouvernement, quand il le veut, peut faire faire à une nation tout ce qui lui plaît. Il fut donc mécontent que ses ministres n'eussent pas, à la première apparition des Anglais sur le sol de l'Empire, fait appel à la France, provoqué son enthousiasme, réclamé son dévouement. Il croyait qu'ils l'auraient dû, qu'ils l'auraient pu, et il blâma leur extrême froideur. Il jugeait surtout utile, et ici ce n'était plus faiblesse, mais raison supérieure, de dégoûter les Anglais de semblables expéditions, en jetant sur eux des masses de peuple. Il regardait comme une grande convenance du moment de prouver aux Autrichiens avec lesquels il négociait, que la France était prête à s'unir à lui; et enfin, si on veut connaître son dernier motif franchement exprimé dans ses lettres, il désirait, la matière du recrutement commençant à lui manquer, s'en procurer une nouvelle, en tirant d'une forte commotion soixante à quatre-vingt mille jeunes gardes nationaux, qu'une fois levés il retiendrait sous le drapeau, attacherait au métier des armes, et convertirait en conscrits de la plus belle espèce, car ils auraient tous de vingt à trente ans. Il blâma donc amèrement le général Clarke, l'archichancelier Cambacérès de leur prudence excessive, et blâma plus encore MM. Fouché et Decrès de n'avoir pas persévéré dans l'avis qu'ils avaient ouvert, que MM. Clarke et Cambacérès de ne s'y être pas rangés. Il écrivit aux uns et aux autres qu'il ne comprenait pas leurs hésitations; qu'au premier signal ils auraient dû lever soixante mille gardes nationaux, convoquer le Sénat, s'en servir pour parler à la France, et prouver que derrière les armées employées au loin, il restait la nation elle-même, prête à les appuyer, à les suppléer partout. Si on compare ces idées à celles qu'on lui a prêtées dans tous les récits contemporains, on verra combien l'histoire est rarement bien informée.

Loin d'en vouloir à M. Fouché d'avoir agité la nation, Napoléon lui reprocha de ne l'avoir pas assez fortement remuée. Quant au choix du commandant en chef, il montra ici combien son jugement était supérieur à ses passions, quand un grand intérêt l'exigeait. Il avait pour la vanité, l'ambition, le caractère tout entier du maréchal Bernadotte, une aversion profonde, et devinait parfaitement ce que son cœur contenait de trahison présente et future; et néanmoins le jugeant le seul homme capable, entre tous ceux qui se trouvaient à portée du théâtre de l'expédition britannique, de prendre le commandement, il regretta vivement qu'on ne l'eût pas nommé général en chef des troupes réunies dans le Nord. Il reprocha donc à ses ministres de ne l'avoir pas choisi, et leur ordonna de lui conférer le commandement s'il en était temps encore. Il condamna tout aussi vivement l'idée qu'on avait eue d'offrir le commandement au roi Louis. Il commençait à concevoir une extrême impatience de voir son frère gouverner la Hollande dans un intérêt étroit, de le voir tolérer la contrebande, favoriser les relations clandestines avec l'Angleterre, seconder médiocrement et souvent abandonner la cause du blocus continental, abonder enfin dans un système d'économies agréable aux Hollandais, mais destructeur de leur armée et de leur marine. S'exagérant même les torts de son frère envers la politique impériale, il allait jusqu'à se défier de lui, et il reprocha à ses ministres de n'avoir pas vu que le roi Louis songerait en cette occasion à la Hollande plus qu'à la France, et pour préserver Amsterdam laisserait prendre Flessingue ou brûler Anvers. Rien n'était plus injuste qu'une telle supposition, car le roi Louis accourait en ce moment au secours du territoire français, et pour couvrir Anvers découvrait Amsterdam. Mais irrité par une correspondance avec son frère qui devenait tous les jours plus aigre, Napoléon blâma la confiance qu'on avait eue en lui, et joignant la raillerie au blâme, il écrivit à ses ministres: Est-ce parce qu'il porte le titre de connétable que vous avez choisi Louis? Mais Murat porte celui de grand amiral: que diriez-vous si je lui donnais une flotte à commander?—

Ces points réglés, la convocation des gardes nationales étant adoptée, le maréchal Bernadotte étant désigné pour le commandement en chef, il donna sur la conduite à tenir des instructions d'une prudence, d'une habileté, d'une prévoyance admirables.—N'allez pas, écrivit-il à ses ministres, essayer d'en venir aux mains avec les Anglais. Un homme n'est pas un soldat[24]. Vos gardes nationaux, vos conscrits des demi-brigades provisoires, conduits pêle-mêle à Anvers, presque sans officiers, avec une artillerie à peine formée, opposés aux bandes de Moore qui ont eu affaire aux troupes de la vieille armée, se feraient battre, et fourniraient à l'expédition anglaise un but qui ne tardera pas à lui manquer, si elle n'a pas pris la flotte, comme je l'espère, et si elle ne prend pas Anvers, comme j'en suis sûr. Il ne faut opposer aux Anglais que la fièvre, qui bientôt les aura dévorés tous, et des soldats blottis derrière des retranchements et des inondations pour s'y organiser et s'y instruire. Dans un mois les Anglais s'en iront couverts de confusion, décimés par la fièvre, et moi j'aurai gagné à cette expédition une armée de 80 mille hommes, qui me rendra bien des services si la guerre d'Autriche doit continuer.—

Conséquent avec ces pensées, Napoléon ordonna au général Monnet de défendre Flessingue à outrance, afin de retenir les Anglais le plus long-temps possible dans la région des fièvres, et de donner à la défense d'Anvers le temps de se compléter. Il lui enjoignit formellement de ne pas perdre une minute pour rompre les digues et plonger l'île entière de Walcheren sous les eaux. Ensuite il ordonna de faire remonter la flotte à Anvers et même au-dessus, si on ne l'avait pas encore fait, de tendre les inondations là seulement où elles seraient nécessaires, de bien se garder de couler des carcasses de vaisseaux dans les passes, car il ne voulait pas qu'on perdît l'Escaut dans l'intention de le défendre; de réunir à Anvers sous le maréchal Bernadotte les demi-brigades provisoires, les gardes nationaux d'élite du général Rampon, les bataillons de dépôt disponibles, la gendarmerie du maréchal Moncey, les Hollandais du roi Louis, le tout pouvant constituer une armée de vingt-cinq mille hommes, qu'on établirait autour d'Anvers, derrière des digues et des inondations, de manière à rendre la place inaccessible, sans toutefois livrer de bataille, la fièvre devant seule, répétait-il, lui faire raison des Anglais; de former après cette première armée une seconde, exclusivement composée de gardes nationaux, distribuée en cinq légions commandées par autant de sénateurs anciens militaires, laquelle s'étendrait depuis la Tête de Flandre (faubourg d'Anvers), jusqu'à l'île de Cadzand, pour garder la gauche de l'Escaut, en cas que les Anglais essayassent d'y descendre; d'organiser le mieux possible cette nouvelle armée, d'y appeler non des officiers réformés, anciens serviteurs de la République, mais des officiers tirés des dépôts d'infanterie, notamment les majors, qui presque tous étaient excellents; de rassembler le matériel et le personnel de quatre-vingts bouches à feu, ce dont il donnait le moyen en laissant en France dix compagnies d'artillerie sur celles qu'il avait demandées; de mettre enfin cette seconde armée sous les ordres du maréchal Bessières, qui était guéri de la blessure reçue à Wagram, sur le dévouement duquel il comptait, et qu'il n'était pas fâché de placer à côté du prince Bernadotte, pour seconder et surveiller ce dernier. À ces deux armées, Napoléon sachant qu'on n'obtient jamais que la moitié de ce qu'on ordonne et de ce qu'on paye, voulut à tout risque en ajouter une troisième sur la Meuse, qui viendrait du Rhin, et qui aurait été composée de quelques demi-brigades destinées d'abord à se rendre sur le Danube. Il avait déjà reçu des hôpitaux, des dépôts d'Italie, des demi-brigades venues par Strasbourg et embarquées sur le Danube, une masse considérable de soldats, qui avaient été versés dans l'armée d'Allemagne, et l'avaient reportée au plus bel effectif. Il pouvait donc se passer d'une partie des ressources qu'il avait demandées, et en conséquence il prescrivit d'arrêter à Strasbourg tout ce qui était corps organisé, comme les demi-brigades par exemple, de les faire descendre par le Rhin sur la Meuse, de ne continuer à diriger sur Vienne que ce qui était simple détachement propre à recruter les bataillons, de commencer à Maëstricht, sous le maréchal Kellermann, un rassemblement de 10 mille hommes, complet en toutes armes, afin de flanquer le maréchal Bernadotte sous Anvers. Estimant le corps de Bernadotte à 30 mille hommes, celui de Bessières à 40 mille, celui de Kellermann à 10 mille, Napoléon espérait avoir en Flandre une armée de 80 mille hommes, dont 50 mille au moins passablement organisés, qui allaient s'instruire d'ailleurs en peu de temps, et que plus tard il viendrait peut-être à l'improviste commander lui-même, s'il avait quelque bon piége à tendre aux Anglais. Retenant ceux-ci dans un dédale d'îles, de marécages, de bras de mer, il ne désespérait pas de joindre à la fièvre quelque combinaison soudaine, qui leur ferait payer cher leur immense expédition, de sorte que loin d'être affligé d'une tentative qui au fond révélait, comme nous l'avons dit, l'un des côtés fâcheux de sa politique, il en fut charmé, parce qu'il entrevoyait la probabilité d'une revanche éclatante, et la création d'une armée de plus ajoutée à toutes celles qu'il avait déjà.

Nouvelle ardeur de M. Fouché à convoquer les gardes nationales après les lettres de Schœnbrunn. Lorsque ces instructions arrivèrent à Paris, elles remplirent d'orgueil M. Fouché, d'embarras MM. Clarke et Cambacérès. Mais chacun se mit à l'œuvre pour obéir de son mieux aux intentions de Napoléon. M. Fouché avait déjà sonné un véritable tocsin pour la levée des gardes nationales. Il avait d'abord fait appel à dix départements: il eut recours à vingt après les lettres de Schœnbrunn, et se prépara même à recourir à un plus grand nombre. L'Escaut, la Lys, la Meuse-Inférieure, Jemmapes, les Ardennes, la Marne, l'Aisne, le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, la Seine-Inférieure, l'Oise, Seine-et-Oise, la Seine, Seine-et-Marne, l'Aube, l'Yonne, le Loiret, Eure-et-Loir, l'Eure, furent mis à contribution, pour fournir des contingents de gardes nationaux. Les préfets convoquèrent les maires, et organisèrent une espèce de conscription, qui devait être volontaire en apparence, mais qui était forcée en réalité, et à laquelle on échappait en payant à tant par jour les ouvriers sans travail, ou les mauvais sujets dont on ne savait que faire. Il y eut, en effet, très-peu de citoyens zélés qui s'offrirent à servir eux-mêmes, car on voyait dans cette réunion de gardes nationales une nouvelle forme de la conscription. On ne croyait pas fort au danger de l'expédition britannique, et en tout cas on l'imputait à la politique qui découvrait les frontières françaises pour envahir les frontières étrangères. Dans les départements belges, parce qu'on avait un mauvais esprit, dans les départements du Centre et du Midi, parce qu'à distance on appréciait plus froidement le péril, on se prêta peu à ces nouvelles levées. Mais dans les anciens départements, qui se rapprochaient de la frontière du Nord et du littoral, et chez lesquels la haine des Anglais a toujours été vive, on se présenta avec un certain empressement. Ces derniers avaient déjà fourni au général Rampon des compagnies d'élite, composées d'anciens soldats. Ils fournirent encore des hommes pour les nouveaux corps dont Napoléon avait ordonné la formation. M. Fouché, agissant révolutionnairement, n'hésita pas à ordonner sur le budget du ministère de l'intérieur des dépenses considérables pour habiller les gardes nationaux. Moitié zèle, moitié ostentation, il déploya une activité qui devait bientôt finir par être suspecte, car elle sortait des bornes du simple et de l'utile. À Paris surtout il montra une ardeur qui parut étrange. Dans cette grande capitale, habituée à passer si rapidement de l'enthousiasme à la raillerie, on avait changé de sentiments envers Napoléon depuis la guerre d'Espagne. Dispositions de l'esprit public qui rendent la levée des gardes nationales difficile. Avoir les Anglais si près de soi quand on était à Madrid et à Vienne, tenir le Pape prisonnier à Rome quand on l'avait tant caressé à Notre-Dame, tout cela semblait d'une inconséquence qu'on ne prenait plus la peine de ménager. Paris, à lire les Bulletins de la police[25], n'était pas reconnaissable depuis un an, et, chose déplorable, qui résultait de l'abus de la guerre, Napoléon avait tellement fatigué le patriotisme, qu'on faisait circuler secrètement les bulletins mensongers de l'archiduc Charles, qui niaient les succès de l'armée française, non pas qu'on fût déjà assez coupable pour ne plus les désirer, mais parce que, sans douter du génie de Napoléon, on commençait à douter de sa fortune, et qu'il avait fait renaître le goût dangereux de la critique. Par ces motifs, M. Fouché avait eu de la peine à émouvoir la jeunesse qui aime les chevaux et les uniformes, et à organiser quelques bataillons de garde nationale à Paris. Il lui avait fallu parler d'une garde d'honneur qui escorterait la personne de l'Empereur sans aller bien loin à l'étranger, et même il avait été réduit, pour en compléter les rangs vides, à payer des hommes sans ouvrage. Il s'était livré ensuite au plaisir de les passer en revue, plaisir dangereux qui plus tard devait lui coûter cher. Activité du ministre de la guerre, plus profitable que celle de M. Fouché. Quant au ministre de la guerre, M. Clarke, il s'occupait lui plus sérieusement. Au reçu des lettres de Napoléon, il avait mandé le prince de Ponte-Corvo, et l'avait fait partir pour Anvers. Déjà les demi-brigades disponibles s'approchaient de l'Escaut; la gendarmerie réunie par les soins du maréchal Moncey avait fourni deux mille chevaux; l'artillerie détournée des routes de l'Alsace était sur celles de Flandre; et bien qu'avec beaucoup de confusion les moyens de défense commençaient à s'accumuler sur les points d'abord dégarnis d'Anvers, de la Tête de Flandre, du Sas de Gand, de Breskens, de l'île de Cadzand.

Retard des Anglais; leur obstination à faire le siége de Flessingue. Heureusement les Anglais avaient tiré peu de profit du temps écoulé. Ils avaient fini par réunir toutes leurs forces de terre et de mer dans l'Escaut oriental. Leur flotte était répandue dans les divers canaux qui séparent l'île de Walcheren des îles du nord et du sud Beveland; leurs troupes stationnaient dans l'île de Walcheren autour de Flessingue, et dans celle du sud Beveland autour du fort de Batz. Ils ne croyaient pas pouvoir marcher en sûreté avant d'avoir ouvert à leur flotte le passage de l'Escaut occidental par la prise de Flessingue, ce qui devait leur permettre d'amener par mer leur armée tout entière devant Batz et Santvliet. Grâce à cette détermination, ils avaient employé les premiers jours d'août en travaux d'approche devant Flessingue, et ils avaient consacré à ces travaux leurs meilleures troupes. Efforts du général Monnet pour défendre cette place. Le général Monnet, qui avait reçu comme on a vu, 2 mille hommes de divers régiments, notamment deux bataillons français, l'un du 48e, l'autre du 65e, en avait profité pour disputer le terrain mieux qu'on ne l'avait fait dans les premiers jours. Les nouvelles troupes qu'on lui avait envoyées étaient, quoique jeunes, pleines d'honneur, et remplissaient mieux leur devoir que le ramassis d'étrangers dont se composait d'abord la garnison de Flessingue.

Après avoir perdu 12 ou 1500 hommes, il était vers le 10 août entièrement resserré dans la place, et communiquait seulement par sa droite avec le poste de Rameskens, point par lequel il avait essayé de couper les digues, conformément aux ordres pressants de Napoléon. Mais soit que la marée ne fût pas assez haute, soit que le terrain ne fût pas disposé à recevoir l'inondation, il était entré peu d'eau dans l'île, et les Anglais, logés sur le sommet des chaussées, avaient pu rester devant Flessingue, où ils travaillaient à établir des batteries pour soumettre la ville au moyen d'une masse de feux accablante. C'était là le moment critique pour la défense, car le général Monnet manquait de casemates où il pût abriter ses troupes. Il avait dans la ville une population peu disposée en faveur de la France, comme toutes les populations maritimes; il avait dans la garnison un tiers de Français peu aguerris mais fidèles, et deux tiers d'étrangers, vrais bandits qui profitaient du désordre d'un siége pour piller et exaspérer les habitants. La condition était donc des plus mauvaises pour résister aux affreuses extrémités qui se préparaient.

Préparatifs d'attaque faits par les Anglais. Les Anglais, se conformant aux bons principes de l'attaque des places, avaient résolu de ne faire agir leurs moyens d'artillerie que tous à la fois. D'une part ils travaillaient à élever leurs batteries incendiaires, de l'autre à introduire dans la passe du Deurloo une portion de la division Gardner qui consistait en vaisseaux de ligne et en frégates, de manière à canonner la place par mer et par terre. Déjà même ils avaient réussi à la tourner par le dedans, en suivant le Weere-Gat, et en descendant dans le Sloë. (Voir la carte no 51.)

Entrée des vaisseaux et des frégates dans l'Escaut pour canonner Flessingue. Le 11 août les frégates, après avoir eu de la peine à pénétrer, vu que les pilotes manquaient, et que toutes les balises avaient été enlevées, commencèrent à s'introduire dans la passe du Deurloo, et à défiler devant Flessingue en dirigeant sur ses murs une canonnade qu'on leur rendit vigoureusement. Elles opérèrent leur jonction avec les bâtiments de moindre échantillon, descendus par le Sloë jusque devant Rameskens. Le 12 les vaisseaux entrèrent dans la passe à la suite des frégates, et aussitôt le général anglais, ayant sommé Flessingue, fit agir les batteries de terre et de mer à la fois. Jamais sur un moindre espace ne tonnèrent plus de bouches à feu. Attaque formidable de terre et de mer exécutée le 13 août. Les batteries de terre comptaient plus de soixante pièces de fort calibre, soit en canons de 24, soit en gros mortiers. La division de vaisseaux, de frégates, de bombardes, entrée par la passe du Deurloo, en avait de mille à onze cents qui ne cessaient de vomir des boulets, des obus et des bombes. Après vingt-quatre heures de cette effroyable canonnade, la ville se trouvait en feu: toutes les maisons étaient percées à jour, toutes les toitures enfoncées. La population poussait des cris de désespoir. Les batteries qui avaient action sur la mer ripostaient avec vigueur, et causaient à l'escadre britannique de sérieux dommages. Mais celle-ci était assez nombreuse pour remplacer dans la ligne les bâtiments endommagés, et de plus, grâce à la liberté de ses mouvements, elle s'était placée de manière à atteindre nos batteries par le travers. La lutte ne pouvait se soutenir longtemps sans que nos canonniers fussent tous hors de combat. Dès le 14, ils étaient pour la plupart tués ou blessés. On avait cherché à les remplacer par des soldats de la ligne, mais ceux-ci n'ayant aucune expérience ne pouvaient suppléer des artilleurs, et d'ailleurs les pièces elles-mêmes étaient presque toutes démontées. Le 14 le général anglais, voyant les feux de la place presque éteints, lui accorda un répit pour la sommer de nouveau. Ne recevant pas la réponse immédiatement, il recommença à tirer. Cette nouvelle canonnade mit Flessingue dans un tel état qu'il n'était plus possible de résister. On ne ripostait point, car nos batteries étaient détruites jusqu'à la dernière. Les troupes, sauf les Français, qui formaient le moindre nombre, refusaient le service, et n'étaient occupées qu'à piller. Accablé par l'artillerie de terre et de mer, le général Monnet est obligé de se rendre et de livrer Flessingue aux Anglais. La population désolée demandait à se rendre, car plusieurs pans de mur abattus allaient l'exposer à un assaut. C'est dans ces circonstances que le général Monnet consentit à capituler, en signant la reddition de la place le 16 août. Bien qu'il ne faille jamais excuser les capitulations, on doit reconnaître qu'ici une plus longue défense était impossible, qu'elle n'eût retardé que d'un jour la reddition, en exposant la garnison et les habitants à toutes les suites d'un assaut. Du reste le général Monnet, en retenant l'ennemi dix-sept jours devant Flessingue, le général Rousseau en empêchant le débarquement dans l'île de Cadzand, avaient ruiné l'expédition britannique.

Contestation survenue le lendemain de la prise de Flessingue entre les deux commandants de l'expédition, sur la manière de s'approcher d'Anvers. Flessingue pris, il fallait immédiatement s'avancer sur Anvers: mais ici l'opération devenait plus délicate et plus périlleuse, puisqu'il s'agissait de marcher en plein territoire français, à travers de vastes inondations, pour aller mettre le siége devant une place considérable, déjà remplie des renforts qui lui avaient été envoyés de tous côtés. Le plus simple, si on eût été en ce moment aussi résolu qu'au départ, c'eût été de débarquer toutes les troupes avec leur matériel dans les îles du nord et du sud Beveland, de traverser ces îles à pied, comme avait fait la division Hope pour aller prendre le fort de Batz, de se porter ainsi tout droit sur Santvliet, sans perdre le temps d'amener au fond des deux Escaut l'innombrable quantité de vaisseaux, de frégates, de transports qu'on avait avec soi. Une vive contestation s'éleva sur ce sujet entre les deux commandants des armées de terre et de mer, comme il arrive toujours dans les expéditions de ce genre, où concourent des forces de nature si différente. L'amiral, qui voulait qu'on débarquât sur-le-champ pour se rendre par terre à Batz, faisait valoir la difficulté de conduire à travers les deux Escaut, sous le feu des batteries restées aux Hollandais et aux Français, à travers des passes à fond inconnu, une multitude de bâtiments tant de guerre que de transport, s'élevant avec les chaloupes canonnières à douze ou quinze cents, et de se touer pour remonter les courants, ce qui exigerait un nombre de jours indéterminé, tandis qu'en débarquant où l'on était, on serait rendu à Batz en quarante-huit heures. Le commandant des forces de terre au contraire voulait avoir tout son matériel déposé à Batz ou à Santvliet, alléguant l'impossibilité de parcourir avec ce matériel si encombrant des terrains coupés par tant de bras de mer, de canaux, de digues, pour parvenir au fond des deux Escaut. Il faisait valoir surtout la nécessité d'avoir des moyens de passage pour franchir le canal de Berg-op-Zoom, et se transporter de l'île du sud Beveland sur le continent où est situé Anvers. Il est probable que le général sur qui pesait la responsabilité de l'entreprise de terre n'était pas fâché de faire traîner en longueur une expédition qui l'épouvantait, maintenant qu'il fallait cheminer sur le sol de l'Empire.

L'amiral Strachan, d'après la volonté formelle de lord Chatham, entreprend de conduire le gros de l'expédition par eau jusqu'au fond des deux Escaut. Après une forte altercation, le général comte Chatham, à qui appartenait de décider comment il emploierait son armée, ayant exigé qu'on transportât ses troupes et son matériel par eau jusqu'à Batz et Santvliet, l'amiral n'avait plus qu'à se soumettre, et à entreprendre l'introduction de cet immense armement dans les deux Escaut. C'est ce qu'il essaya en effet, tant par l'Escaut oriental que par l'Escaut occidental, introduisant dans le premier les bâtiments de faible échantillon, et dans le second les grands bâtiments, tels que frégates et vaisseaux. Mais il fallait chaque jour attendre la marée, et quand le vent n'était pas favorable, se faire remorquer, ou se touer le long du rivage. À partir du 16 août tous les marins de l'escadre furent employés à ce pénible labeur.

Arrivée du maréchal Bernadotte à Anvers, et ses mesures pour la défense de la place. Pendant ce temps, le prince de Ponte-Corvo s'était rendu à Anvers, où il était entré le 15, y apportant fort à propos l'autorité de son grade. Le roi Louis, qui, au milieu de cette confusion de gens effarés, de troupes à peine organisées, ne savait plus à qui entendre, s'était empressé de transmettre le commandement au prince maréchal, et s'était retiré à Berg-op-Zoom, de Berg-op-Zoom à Amsterdam, pour veiller à la sûreté de ses propres États. Du reste il avait laissé ses cinq mille Hollandais entre Santvliet et Berg-op-Zoom à la disposition du maréchal Bernadotte, qui avait pouvoir de les joindre à ses troupes.

Le maréchal avait trouvé en arrivant trois demi-brigades déjà réunies, plusieurs quatrièmes bataillons tirés de la vingt-quatrième division militaire, un bataillon polonais, trois à quatre mille gardes nationaux d'élite, environ deux mille gendarmes à cheval, un millier de cavaliers venus des dépôts, plusieurs compagnies d'artillerie, le tout formant vingt et quelques mille hommes, présents sous les armes, dont douze ou quinze mille étaient capables de se montrer en ligne, avec vingt-quatre pièces de canon assez mal attelées. Ce mélange de troupes eût mal figuré devant l'armée anglaise, surtout si elle avait été commandée comme elle l'était en Espagne; mais derrière les inondations de l'Escaut et les murailles d'Anvers, sous le commandement d'un maréchal habitué à la guerre, et inspirant confiance, il était suffisant pour déjouer l'attaque qui se préparait. Il est vrai que la confusion dans Anvers était grande, et que le moment eût été encore assez favorable pour un ennemi audacieux qui, Flessingue pris, eût marché sur Anvers, où il aurait pu être rendu le 17, alors que le maréchal à peine arrivé, ne connaissant ni la place, ni son armée, n'avait pu encore se saisir du commandement. Le succès, facile le 1er août si on ne se fût pas arrêté à prendre Flessingue, devenait difficile le 16 après la prise de Flessingue, quand il y avait déjà dans Anvers un rassemblement considérable quoique mal organisé, des munitions et un chef; et chaque jour allait le rendre plus difficile, sinon impossible, car les forces devaient non-seulement augmenter sans cesse, mais s'organiser, ce qui valait mieux encore que de s'augmenter.

Le maréchal Bernadotte, en effet, se concertant avec deux hommes de tête, l'amiral Missiessy et le commandant du génie Decaux, compléta les dispositions prises pour le cas d'une marche des Anglais sur Anvers. Les forts de Lillo et de Liefkenshoek furent entièrement mis en état de défense, et entourés d'immenses inondations. En arrière de ces forts, deux estacades protégèrent la flotte. En deçà des deux estacades, une nombreuse flottille parcourant les bords de l'Escaut devait les couvrir de feux rasants; et les dix vaisseaux de la flotte, libres de leurs mouvements, n'ayant plus à craindre les brûlots, pouvaient seconder la défense d'Anvers avec huit à neuf cents pièces de canon de gros calibre. Enfin la place, autour de laquelle on était prêt à tendre les inondations, se couvrait de retranchements, de palissades, de canons, et s'emplissait de troupes. Le maréchal Bernadotte passait ces troupes en revue, les organisait, les préparait à voir l'ennemi de près, leur donnait un commencement de confiance en elles-mêmes, et achevait d'atteler leur artillerie, tandis qu'en arrière, depuis la Tête de Flandre jusqu'à Bruges, se formaient de nombreux rassemblements de gardes nationaux, destinés à composer l'armée du maréchal Bessières. Le brave général Rousseau, avec une des demi-brigades envoyées sur les lieux, gardait tous les abords de l'île de Cadzand et la gauche de l'Escaut.

Long temps que les Anglais mettent à se transporter au fond des deux Escaut. Après avoir consacré dix-sept jours à prendre Flessingue, les Anglais en mirent dix encore à conduire soit à la voile, soit en se faisant remorquer, leurs douze ou quinze cents bâtiments au fond des deux Escaut. Le 25 ils avaient, entre Batz et Santvliet, deux ou trois cents frégates, corvettes, bricks, chaloupes canonnières, et étaient en mesure de franchir avec leur armée le canal de Berg-op-Zoom qui forme, avons-nous dit, la jonction de l'Escaut occidental avec l'Escaut oriental. Ils pouvaient le traverser ou dans leurs innombrables embarcations, ou à gué, vers l'heure de la marée basse, en ayant de l'eau jusqu'aux épaules. Mais au delà il fallait affronter le territoire de l'Empire, un général expérimenté, et une armée qui, grâce à la renommée grossie par les exagérations des Français et par la peur des Anglais, passait pour être de quarante mille hommes. Invasion foudroyante de la fièvre, et pertes extraordinaires de l'armée anglaise. Ce n'était pas tout: le fléau, qui avait ménagé le corps chargé d'attaquer Flessingue, parce que l'activité garantit en général les armées de la fièvre, avait atteint non-seulement les troupes descendues dans le sud Beveland, mais la division qui après avoir fini le siége de Flessingue, se trouvait au repos dans l'île de Walcheren. L'oisiveté, la mauvaise eau qu'on buvait, et qui était une eau de marais, avaient agi avec d'autant plus de violence que le nombre d'hommes rassemblés était plus grand. Du 16 août, époque de la reddition de Flessingue, au 26, époque de l'arrivée des forces navales devant Batz, douze ou quinze mille hommes avaient été atteints par la fièvre, et chez beaucoup d'entre eux elle avait pris un caractère pernicieux. Ils mouraient par milliers, et on ne savait où les loger, car il y avait peu de ressources dans les îles toujours à demi inondées de la Zélande, et Flessingue n'offrait plus une toiture sous laquelle on pût abriter des malades. Après avoir laissé quelques mille hommes à Flessingue, il ne restait, en défalquant les blessés et les malades, que 24 à 28 mille soldats sur 44 mille, à conduire sous Anvers.

Conseil de guerre tenu à Batz, où l'on se décide à renoncer à l'expédition. Lord Chatham, en voyant cet état de choses, intimidé de plus par ce qu'on racontait des moyens réunis sous la main du maréchal Bernadotte, tint un conseil de guerre, le 26 août, à Batz, pour délibérer sur la suite à donner à l'expédition. Tous les lieutenants généraux assistaient à ce conseil. Au point où l'on était arrivé, il était bien évident qu'il serait impossible de traverser le canal de Berg-op-Zoom, soit à gué, soit dans des embarcations, et de marcher ensuite sur Anvers sans s'exposer à un désastre. On devait en effet rencontrer sur son chemin des difficultés invincibles, si les Français avaient la sagesse de ne pas livrer de bataille, et d'opposer seulement l'obstacle des eaux. On ne pouvait manquer d'être arrêté devant cet obstacle, tandis que la fièvre continuant ses ravages, réduirait de 24 mille à 20, peut-être à 15, l'armée agissante. Comment alors, si on avait échoué devant Anvers, ainsi que tout le présageait, comment ferait-on pour se retirer devant les Français, qui se hâteraient de sortir de leurs retranchements, et de poursuivre une armée démoralisée par la fièvre et l'insuccès? C'est tout au plus si on conserverait la chance de repasser sain et sauf le canal de Berg-op-Zoom.

Sept. 1809. Ces raisons étaient excellentes, et si le 1er août on avait toute chance de réussir, si le 16 il en restait quelques-unes, le 26 il n'y en avait plus une seule, et on ne pouvait sans folie poursuivre plus loin le but de l'expédition. Il fallait donc se contenter de la conquête de Flessingue, conquête, il est vrai, qu'on ne conserverait point, qu'on aurait payée de dépenses énormes, de quinze ou vingt mille malades, et de la honte de voir réduite au ridicule la plus grande expédition maritime du siècle. Mais il n'y avait point à délibérer. On envoya sur-le-champ l'avis du conseil de guerre à Londres. En quarante-huit heures un bâtiment pouvait l'y porter, et en rapporter la réponse. Pendant ce temps, on s'occupa de rétrograder, et d'embarquer des malades pour les transférer en Angleterre.

Les Anglais ramènent leur armée en Angleterre, en rembarquant leurs malades comme ils peuvent. Le 2 septembre le cabinet britannique approuva l'avis du conseil de guerre, et ratifia l'abandon de cette expédition qui avait coûté tant d'efforts, et promis de si vastes résultats. Les Anglais commencèrent de nouveau la difficile opération de traîner le long de l'Escaut douze ou quinze cents bâtiments de toute forme et de toute grandeur, d'embarquer leurs hommes, leurs chevaux, leurs canons. Un grand nombre de bâtiments mirent à la voile pour les Dunes. Mais on ne pouvait laisser l'armée où elle se trouvait. Déjà quinze ou dix-huit mille soldats, tombés malades, étaient hors d'état de servir. On les embarqua comme on put, exécutant un va-et-vient continuel entre l'île de Walcheren et les Dunes. Comme on ne voulait pas avouer l'insuccès complet de cette expédition en évacuant immédiatement Flessingue, on résolut d'y laisser une garnison d'une douzaine de mille hommes, et l'eau qu'on buvait étant la principale cause de la fièvre, on décida qu'il serait envoyé huit cents tonneaux d'eau par jour, des Dunes à Flessingue. Les bâtiments de transport continuèrent donc ce trajet incessant, apportant de l'eau, ramenant des malades. Quatre mille avaient déjà péri à Walcheren. Douze mille avaient été transportés en Angleterre où beaucoup mouraient en arrivant, et la garnison de Flessingue diminuant chaque jour, il fut résolu qu'il n'y resterait que le nombre de troupes strictement nécessaire pour défendre la place. On se réserva même de l'évacuer définitivement, en faisant sauter les ouvrages, si la paix, qui devait être bientôt signée, ramenait les armées françaises du Danube sur l'Escaut.

Quand les Français s'aperçurent du mouvement rétrograde des Anglais (et ils ne furent pas long-temps à s'en apercevoir), la joie éclata bientôt parmi eux; les railleries suivirent la joie, et Anvers présenta le spectacle tumultueux de vainqueurs enivrés d'une victoire qui leur avait peu coûté. Le succès obtenu était dû exclusivement à la ferme attitude du général Rousseau qui avait préservé l'île de Cadzand, à la résistance du général Monnet qui avait fait perdre aux Anglais un temps précieux, enfin au sang-froid de l'amiral Missiessy qui avait sauvé la flotte par d'habiles manœuvres. Le maréchal Bernadotte publie un nouvel ordre du jour pour s'applaudir du succès obtenu. Néanmoins le maréchal Bernadotte, toujours prompt à se louer lui-même, adressa un nouvel ordre du jour à ses troupes pour s'applaudir du triomphe qu'elles venaient de remporter sur les Anglais, ordre du jour qui ne devait pas mieux réussir à Schœnbrunn que celui qu'il avait adressé aux Saxons après la bataille de Wagram.

C'était le cas maintenant d'arrêter la levée des gardes nationales, qui remplissaient d'agitation le pays de Lille à Gand, de Gand à Anvers, qui exhalaient en partant un mécontentement fâcheux, qui en marchant désertaient pour la plupart, et qui arrivées se montraient aussi bruyantes qu'indisciplinées. Persistance du ministre Fouché à lever des gardes nationales quand déjà le péril s'est éloigné. C'était l'avis du général Clarke, mais le ministre Fouché, qui avait eu l'approbation de l'Empereur pour la première levée, qui trouvait dans les revues de Paris, dans le mouvement général imprimé aux populations, une occasion de se faire valoir, continua ces levées, et les étendit à tout le littoral de l'Empire, même jusqu'à Toulon et à Gênes, sous prétexte que les Anglais, obligés de quitter la Zélande, étaient bien capables d'aller se venger en Guyenne, en Provence, en Piémont, de leur désastre en Flandre.

Joie et orgueil de Napoléon en apprenant le résultat de l'expédition de Walcheren. Tout cela fut mandé à Napoléon dès les premiers jours de septembre. Il en conçut une grande joie mêlée de beaucoup d'orgueil, car il attribuait ce succès à son heureuse étoile. Ayant vu cette étoile près de pâlir deux ou trois fois depuis les affaires d'Espagne, il crut la voir en ce moment briller d'un nouvel éclat. «C'est, écrivait-il, une suite du bonheur attaché aux circonstances actuelles, que cette expédition, qui réduit à rien le plus grand effort de l'Angleterre, et nous procure une armée de 80 mille hommes, que nous n'aurions pas pu nous procurer autrement.»— Mesures de Napoléon pour conserver sur pied l'armée réunie dans la Flandre. Il voulut que l'on continuât à organiser l'armée du Nord, à réunir cinq légions de gardes nationales, sous cinq sénateurs, en réduisant leur effectif à tout ce qui était jeune, vigoureux, disposé à servir; que l'on achevât d'atteler l'artillerie, afin de chasser les Anglais de Flessingue s'ils tentaient d'y rester, ou de se reporter vers l'Allemagne si les hostilités reprenaient avec l'Autriche. Enfin Napoléon, mécontent de nouveau du maréchal Bernadotte, de son goût à se vanter après les opérations les plus simples, le voyant avec défiance à la tête d'une armée composée d'anciens officiers républicains et de gardes nationales, le fit remercier par le ministre Clarke de ses services, et ordonna au maréchal Bessières de prendre le commandement général de l'armée du Nord.

Tels avaient été cette année les efforts des Anglais pour disputer la Péninsule à Napoléon, et détruire sur les côtes ses vastes armements maritimes. Avec peu de soldats et un bon général, ils avaient en Espagne tenu tête à des troupes admirables, faiblement commandées; et en Flandre, avec des troupes excellentes privées de général, ils n'avaient essuyé qu'un désastre devant les recrues qui remplissaient Anvers. Mais sur l'un comme sur l'autre théâtre la fortune de Napoléon l'emportait encore: sir Arthur Wellesley, poursuivi par la masse des armées françaises, se retirait en Andalousie, mécontent de ses alliés espagnols, et n'espérant presque plus rien de cette guerre; lord Chatham rentrait en Angleterre couvert de confusion. Napoléon pouvait donc arracher à l'Autriche abandonnée une paix brillante, et sauver sa grandeur et la nôtre, s'il profitait des leçons de la fortune, qui cette fois encore semblait l'avoir maltraité un moment pour l'avertir plutôt que pour le détruire.

FIN DU LIVRE TRENTE-SIXIÈME.

LIVRE TRENTE-SEPTIÈME.
LE DIVORCE.

Marche des négociations d'Altenbourg. — Napoléon aurait désiré la séparation des trois couronnes de la maison d'Autriche, ou leur translation sur la tête du duc de Wurzbourg. — Ne voulant pas faire encore une campagne pour atteindre ce but, il se contente de nouvelles acquisitions de territoire en Italie, en Bavière, en Pologne. — Résistance de l'Autriche aux sacrifices qu'on lui demande. — Lenteurs calculées de M. de Metternich et du général Nugent, plénipotentiaires autrichiens. — Essai d'une démarche directe auprès de Napoléon, par l'envoi de M. de Bubna, porteur d'une lettre de l'empereur François. — La négociation d'Altenbourg est transportée à Vienne. — Derniers débats, et signature de la paix le 14 octobre 1809. — Ruse de Napoléon pour assurer la ratification du traité. — Ses ordres pour l'évacuation de l'Autriche, et pour l'envoi en Espagne de toutes les forces que la paix rend disponibles. — Tentative d'assassinat sur sa personne dans la cour du palais de Schœnbrunn. — Son retour en France. — Affaires de l'Église pendant les événements politiques et militaires de l'année 1809. — Situation intolérable du Pape à Rome en présence des troupes françaises. — Napoléon pour la faire cesser rend le décret du 17 mai, qui réunit les États du saint-siége à l'Empire français. — Bulle d'excommunication lancée en réponse à ce décret. — Arrestation du Pape et sa translation à Savone. — État des esprits en France à la suite des événements militaires, politiques et religieux de l'année. — Profonde altération de l'opinion publique. — Arrivée de Napoléon à Fontainebleau. — Son séjour dans cette résidence et sa nouvelle manière d'être. — Réunion à Paris de princes, parents ou alliés. — Retour de Napoléon à Paris. — La résolution de divorcer mûrie dans sa tête pendant les derniers événements. — Confidence de cette résolution à l'archichancelier Cambacérès et au ministre des relations extérieures Champagny. — Napoléon appelle à Paris le prince Eugène, pour que celui-ci prépare sa mère au divorce, et fait demander la main de la grande-duchesse Anne, sœur de l'empereur Alexandre. — Arrivée à Paris du prince Eugène. — Douleur et résignation de Joséphine. — Formes adoptées pour le divorce, et consommation de cet acte le 15 décembre. — Retraite de Joséphine à la Malmaison et de Napoléon à Trianon. — Accueil fait à Saint-Pétersbourg à la demande de Napoléon. — L'empereur Alexandre consent à accorder sa sœur, mais veut rattacher cette union à un traité contre le rétablissement éventuel de la Pologne. — Lenteur calculée de la Russie et impatience de Napoléon. — Secrètes communications par lesquelles on apprend le désir de l'Autriche de donner une archiduchesse à Napoléon. — Conseil des grands de l'Empire, dans lequel est discuté le choix d'une nouvelle épouse. — Fatigué des lenteurs de la Russie, Napoléon rompt avec elle, et se décide brusquement à épouser une archiduchesse d'Autriche. — Il signe le même jour, par l'intermédiaire du prince de Schwarzenberg, son contrat de mariage avec Marie-Louise, copié sur le contrat de mariage de Marie-Antoinette. — Le prince Berthier envoyé à Vienne pour demander officiellement la main de l'archiduchesse Marie-Louise. — Accueil empressé qu'il reçoit de la cour d'Autriche. — Mariage célébré à Vienne le 11 mars. — Mariage célébré à Paris le 2 avril. — Retour momentané de l'opinion publique, et dernières illusions de la France sur la durée du règne impérial.

État florissant de l'armée d'Allemagne pendant les négociations d'Altenbourg. Ce qui touchait le plus Napoléon dans l'affaire de Walcheren, c'était l'influence de cette expédition sur les négociations d'Altenbourg. Il avait employé le temps écoulé depuis l'armistice de Znaïm à remettre son armée d'Allemagne dans l'état le plus florissant, de façon à pouvoir accabler les Autrichiens si les conditions de la paix proposée ne lui convenaient pas. Son armée campée à Krems, Znaïm, Brünn, Vienne, Presbourg, Œdenbourg, Grätz, bien nourrie, bien reposée, largement recrutée par l'arrivée et la dissolution des demi-brigades, remontée en chevaux de cavalerie, pourvue d'une nombreuse et superbe artillerie, était supérieure à ce qu'elle avait été à aucune époque de la campagne. Napoléon avait formé sous le général Junot, avec les garnisons laissées en Prusse, avec quelques demi-brigades confiées au général Rivaud, avec les réserves réunies à Augsbourg, avec les régiments provisoires de dragons, avec quelques Wurtembergeois et Bavarois, une armée de 30 mille fantassins et de 5 mille cavaliers, pour surveiller la Souabe, la Franconie, la Saxe, et empêcher les courses soit du duc de Brunswick-Œls, soit du général Kienmayer. Le maréchal Lefebvre avec les Bavarois bataillait dans le Tyrol. Enfin restait la nouvelle armée d'Anvers, dont sans doute il s'exagérait beaucoup le nombre et la valeur, mais qui n'en était pas moins une force de plus, ajoutée à toutes celles qu'il possédait déjà. Il était donc en mesure de traiter avantageusement, avec une puissance qui, tout en faisant de son côté de grands efforts pour réorganiser ses troupes, n'était pas en état de se relever. Néanmoins, malgré les ressources immenses dont il disposait, Napoléon voulait la paix, et la voulait sincèrement par des motifs excellents.

Motifs de Napoléon pour faire aboutir à la paix les négociations d'Altenbourg. Au début de la guerre, se flattant d'accabler l'Autriche du premier coup, oubliant trop la grandeur des moyens qu'elle avait préparés, Napoléon avait été surpris de la résistance qu'il avait rencontrée, et bien qu'il n'eût jamais été ébranlé dans sa confiance en lui-même, il avait cru un peu moins à la facilité de renverser la maison de Habsbourg. Ne songeant plus maintenant ou presque plus à la détruire, la guerre était sans but pour lui, car ayant ôté à cette puissance les États vénitiens et le Tyrol en 1805, il n'avait plus rien à en détacher pour lui-même. Arracher encore à l'empereur d'Autriche deux ou trois millions d'habitants pour renforcer le duché de Varsovie vers la Gallicie, la Saxe vers la Bohême, la Bavière vers la Haute-Autriche, l'Italie vers la Carniole, n'était pas un intérêt qui valût une nouvelle campagne, quelque brillante qu'elle pût être. Ce qui eût tout à fait rempli ses désirs, c'eût été de séparer les trois couronnes d'Autriche, de Bohême et de Hongrie, de les disperser sur des têtes autrichiennes ou allemandes, d'abaisser ainsi pour jamais l'ancienne maison d'Autriche, ou bien de faire abdiquer l'empereur François, ennemi irréconciliable, pour le remplacer par son frère le duc de Wurzbourg, successivement souverain de la Toscane, de Salzbourg, de Wurzbourg, prince doux et éclairé, autrefois ami du général de l'armée d'Italie, et aujourd'hui encore ami de l'Empereur des Français. Dans ce cas Napoléon n'aurait pas exigé un seul sacrifice de territoire, tant son orgueil eût été satisfait de détrôner un empereur qui lui avait manqué de parole, tant sa politique eût été rassurée en voyant le trône de l'Autriche occupé par un prince sur l'attachement duquel il comptait. Mais séparer les trois couronnes, c'était détruire la maison d'Autriche, et pour cela il fallait encore deux ou trois batailles accablantes, que Napoléon avait grande chance de gagner, mais qui peut-être provoqueraient de l'Europe désespérée, de la Russie alarmée et dégoûtée de notre alliance, un soulèvement général. Quant au changement de prince, il n'était pas facile d'amener l'empereur François à céder sa place au duc de Wurzbourg, quoiqu'on le dît dégoûté de régner. Il n'était pas séant d'ailleurs de faire une telle proposition. Il aurait fallu que l'idée en vînt aux Autrichiens eux-mêmes, par l'espérance de s'épargner des sacrifices de territoire. Ainsi le second plan ne présentait pas beaucoup plus de chances que le premier. Affaiblir l'Autriche en Gallicie au profit du grand-duché de Varsovie, en Bohême au profit de la Saxe, en haute Autriche au profit de la Bavière, en Carinthie, en Carniole pour se faire une large continuité de territoire de l'Italie à la Dalmatie, et s'ouvrir une route de terre vers l'empire turc, était en ce moment le seul projet praticable. Pensée de Napoléon relativement aux conditions de la paix. Napoléon résolut donc de demander le plus possible sous ces divers rapports, de demander même plus qu'il ne prétendait obtenir, afin de se faire payer en argent la portion de ses demandes dont il se départirait à la fin de la négociation. S'il trouvait la cour de Vienne trop récalcitrante, trop fière, trop remplie encore du sentiment de ses forces, alors il se déciderait à lui porter un dernier coup, et à reprendre ses projets primitifs de destruction, quoi que pût en penser l'Europe tout entière, la Russie comprise.

À l'égard de cette dernière puissance Napoléon entendait continuer à se montrer amical, à tenir la conduite d'un allié, mais sans lui laisser ignorer qu'il s'était aperçu de la tiédeur de son zèle pendant la dernière guerre, et qu'il ne faisait plus fond sur elle pour les cas difficiles. Certain d'ailleurs qu'elle n'était pas disposée à recommencer la guerre avec la France, croyant qu'elle ne s'y exposerait point pour améliorer le sort de l'Autriche, il ne voulait la braver que jusqu'où il le faudrait pour affaiblir suffisamment l'Autriche, et priver à jamais l'Angleterre de cette alliée. Néanmoins, comme il était toujours prêt aux résolutions extrêmes, il était déterminé, si les difficultés des négociations l'amenaient à une dernière lutte avec l'Autriche, à tout risquer avec tout le monde, afin de clore au plus tôt cette longue carrière d'hostilités, que lui avait value l'étendue gigantesque de son ambition. En conséquence, après avoir gardé un silence long, et même dédaigneux avec Alexandre, il lui écrivit pour lui faire part de ses succès, lui annoncer l'ouverture des négociations avec l'Autriche, et l'inviter à envoyer à Altenbourg un plénipotentiaire qui fût muni de ses instructions relativement aux conditions de la paix. N'indiquant du reste aucune des conditions de cette paix, il demanda que ce fût un négociateur ami de l'alliance, de cette alliance qui avait déjà procuré la Finlande à la Russie, et qui lui promettait la Moldavie et la Valachie. Qu'Alexandre accédât ou non à cette proposition, qu'il envoyât ou non un négociateur à Altenbourg, Napoléon y voyait autant d'avantages que d'inconvénients. Un négociateur russe pouvait compliquer la négociation; mais aussi, forcé de marcher avec les Français, il engagerait encore une fois sa cour contre l'Autriche, si les hostilités devaient recommencer.

Telles étaient donc les dispositions de Napoléon lorsque s'ouvrirent les conférences pour la paix: il avait, comme nous venons de le dire, avec le désir d'en finir, l'intention de demander beaucoup plus qu'il ne voulait, afin de se faire payer la différence en contributions de guerre, ce qui était assez juste, les frais de cette campagne ayant été énormes.

Première réunion des plénipotentiaires à Altenbourg. En conséquence, M. de Champagny partit pour Altenbourg, petite ville placée entre Raab et Comorn, à quelques lieues du château de Dotis, où l'empereur François s'était retiré après la bataille de Wagram. M. de Champagny chargé de proposer l'uti-possidetis comme base de négociation. M. de Champagny avait mission de poser pour base de négociation l'uti-possidetis, c'est-à-dire l'abandon à la France du territoire que nos armées occupaient, en laissant le choix à l'Autriche de reprendre dans ce que nous occupions ce qui serait à sa convenance, pour le remplacer par des concessions équivalentes. Ainsi nous avions Vienne, Brünn: il était bien évident que nous ne pouvions garder ces points; mais dans le système de l'uti-possidetis, l'Autriche céderait en Bohême, en Gallicie, en Illyrie, autant de territoire et de population qu'on lui en restituerait au centre de la monarchie. Tout en lui offrant cette facilité dans la répartition des sacrifices, on lui demandait près de neuf millions d'habitants, c'est-à-dire plus du tiers de ses États, ce qui équivalait à la détruire. Mais ce n'était là qu'un premier mot pour entamer les pourparlers.

Les négociations s'ouvrirent au moment où l'on commençait à savoir en Autriche que l'expédition de Walcheren aurait peu de succès; et naturellement elles languirent jusqu'au jour où l'on sut définitivement que cette expédition n'aurait d'autre résultat que de faire perdre à l'Angleterre quelques mille hommes et beaucoup de millions, et de procurer à Napoléon une armée de plus. L'empereur François, amené par la perte de la bataille de Wagram, par le danger de son armée à Znaïm, par la démoralisation de tous les chefs militaires, amené malgré lui à traiter, avait chargé M. de Metternich, son ambassadeur à Paris, de négocier avec M. de Champagny en profitant de relations déjà établies. M. de Metternich devait remplacer dans la direction des affaires M. de Stadion, qui s'était constitué le représentant de la politique de guerre, moins par sa propre impulsion que par celle de son frère, prêtre passionné et fougueux, et qui avait senti après la bataille de Wagram la nécessité de donner sa démission, pour céder la place aux partisans de la politique de paix. MM. de Metternich et de Nugent chargés de représenter l'Autriche à Altenbourg. Toutefois M. de Metternich n'avait consenti à devenir le successeur de M. de Stadion que lorsque les deux puissances auraient formellement opté entre la paix et la guerre, par la conclusion d'un traité définitif. Jusque-là, M. de Stadion avait dû rester avec l'armée aux environs d'Olmutz, et gérer les affaires par intérim. L'Empereur était venu en Hongrie, à la résidence de Dotis, et M. de Metternich, dont la paix devait être le triomphe et assurer l'entrée au cabinet, avait accepté la mission de négocier à Altenbourg. On lui avait adjoint M. de Nugent, chef d'état-major de l'armée autrichienne, pour tous les détails militaires, et pour la discussion des points relatifs au tracé des frontières. Du reste, tandis qu'on négociait, on tâchait aussi, comme le faisait Napoléon lui-même, d'exciter le zèle des provinces demeurées à la monarchie, de recruter l'armée, et de reconstruire son matériel.

Les premiers pourparlers eurent lieu à la fin d'août, plus d'un mois après le combat de Znaïm et la signature de l'armistice, tant il avait fallu de temps pour réunir les plénipotentiaires, et leur tracer leurs instructions. On avait facilement consenti à cette prolongation de l'armistice qui n'aurait dû avoir qu'un mois de durée, car personne n'était pressé, Napoléon parce qu'il vivait aux dépens de l'Autriche, et qu'il avait ses renforts à recevoir, et l'Autriche parce que, bien qu'elle payât les frais de notre séjour, elle voulait refaire ses forces, et connaître le résultat de l'expédition de Walcheren. En attendant elle voulait surtout que les négociateurs français s'expliquassent sur l'étendue véritable de leurs prétentions.

Attitude des trois négociateurs au début des conférences. Dès l'abord M. de Champagny se montra doux et calme, comme il avait coutume d'être, mais fier du souverain qu'il représentait; M. de Nugent, sombre, cassant, blessé, comme il devait être dans son orgueil de militaire; M. de Metternich, froid, fin sous des formes dogmatiques, longuement raisonneur, cherchant, comme il convenait à son rôle, à réparer les écarts du collègue qu'on lui avait donné[26]. Après quelque temps un commencement de confiance succéda à la gêne des premiers jours. M. de Nugent devint moins amer, M. de Metternich moins formaliste, et M. de Champagny, qui changeait peu, resta comme il était, c'est-à-dire absolu, non par l'effet de son caractère, mais par celui de ses instructions. Deux systèmes de paix suivant M. de Metternich. M. de Metternich dit qu'il y avait deux manières de concevoir la paix, l'une large, généreuse, féconde en résultats, consistant à rendre à l'Autriche toutes les provinces qu'on venait de lui enlever, à la laisser telle qu'elle était avant les hostilités, qu'alors touchée d'un tel procédé, elle ouvrirait les bras à qui les lui aurait ouverts, deviendrait pour la France une alliée beaucoup plus sûre que la Russie, parce qu'elle n'était pas aussi changeante, et une alliée au moins aussi puissante, ainsi qu'on avait pu s'en apercevoir dans les dernières batailles; qu'un pareil résultat valait mieux qu'une nouvelle dislocation de son territoire, qui profiterait à des alliés ingrats, impuissants, insatiables, tels que la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, poussant à la guerre pour s'enrichir, et ne valant pas ce qu'ils coûtaient. M. de Metternich dit qu'il y avait cette manière de concevoir la paix, et puis une autre, étroite, difficile, peu sûre, cruelle pour celui auquel on arracherait de nouveaux sacrifices, peu profitable à celui qui les obtiendrait; après laquelle on serait un peu plus mécontent les uns des autres, et résigné à la paix tant qu'on ne pourrait pas recommencer la guerre; que cette manière de traiter, consistant en supputations de territoires, était un vrai marché; que si c'était celle-là qu'on préférait, comme il le craignait fort, on devait dire ce qu'on voulait, et parler les premiers, car enfin ce n'était pas à l'Autriche à se dépouiller elle-même.

Idées opposées par M. de Champagny à celles de M. de Metternich. M. de Champagny répondit à cette façon d'entrer en matière, que le premier système de paix avait été essayé, essayé après Austerlitz, mais en vain et sans profit, qu'à cette époque Napoléon, vainqueur des armées autrichiennes et russes, avait reçu l'empereur d'Autriche à son bivouac, et sur la parole qu'on ne lui ferait plus la guerre, avait restitué toute la monarchie autrichienne, sauf de légers démembrements; qu'après avoir conservé un empire qu'il aurait pu détruire, il avait dû compter sur une paix durable, et que cependant à peine engagé contre les Anglais en Espagne, il avait vu toutes les promesses oubliées, la guerre reprise sans aucun souvenir de la parole donnée; qu'après une semblable expérience, il n'était plus permis d'être généreux, et qu'il fallait que la guerre coûtât à ceux qui la commençaient si facilement, et avec si peu de scrupule.

M. de Metternich répliqua par les mille griefs qu'il était si facile de puiser dans l'ambition de Napoléon. Il objecta, et avec raison, la destruction de la maison d'Espagne, l'effroi causé dans toutes les cours par cette entreprise audacieuse, et, tandis qu'on aurait dû les rassurer, l'établissement d'une intimité profonde avec la Russie, intimité qui faisait craindre les plus redoutables projets contre la sûreté de tous les États, enfin le refus d'admettre l'Autriche, sinon dans cette intimité, du moins dans la connaissance de ce que la Russie et la France préparaient au monde. Première énonciation par M. de Champagny de la condition de l'uti-possidetis. Après la longue énumération de tous ces griefs, qui prit plus d'une conférence officielle, et plus d'un entretien particulier, il fallut en venir à articuler une prétention, les Autrichiens persistant à soutenir que les Français, qui demandaient des sacrifices, devaient parler les premiers. M. de Champagny, quoiqu'il sentît l'énormité de ce qu'il allait énoncer, mais obéissant à son maître, présenta la base de l'uti-possidetis, d'après laquelle chacun garde ce qu'il a, sauf échange de certaines portions de territoire contre d'autres. Effet produit sur les négociateurs autrichiens. M. de Metternich répondit que si c'était sérieusement qu'on faisait une telle proposition, il fallait se préparer à se battre, et à se battre avec fureur, car c'étaient neuf millions d'habitants qu'on demandait, c'est-à-dire le tiers au moins de la monarchie, c'est-à-dire sa destruction, et que dès lors on n'avait plus à traiter ensemble.

Après ce premier mot, on se tut pour quelques jours. Une précaution de Napoléon ajouta une nouvelle froideur à la négociation. De peur qu'à l'occasion de la Gallicie et de l'agrandissement du duché de Varsovie on ne lui prêtât ce qu'il ne dirait pas, et qu'on ne lui attribuât le projet de rétablir la Pologne, afin de le brouiller avec la Russie, il voulut qu'on tînt un procès-verbal des conférences. La précaution n'était pas sans utilité, mais elle allait rendre la négociation interminable.—Nous ne sommes plus des négociateurs, nous sommes de pures machines, fit observer M. de Metternich. La paix est impossible, répétait-il sans cesse, et là-dessus, se montrant triste et découragé, il avoua à M. de Champagny qu'il considérait cette négociation comme illusoire, car elle ressemblait à toutes celles que la France avait entamées avec l'Angleterre, et qu'au fond il croyait l'empereur Napoléon résolu à continuer la guerre.—M. de Champagny, qui savait le contraire, répondit qu'il n'en était rien, que Napoléon désirait la paix, avec les avantages qu'il avait droit d'attendre des résultats de la guerre.—Mais alors, répliquait M. de Metternich, pourquoi un principe de négociation inacceptable? pourquoi ces formalités interminables et qui tuent toute confiance?—

Il fallait sortir de cette impasse, et Napoléon, satisfait du résultat déjà visible pour lui de l'expédition de Walcheren, n'en voulant pas tirer le moyen de continuer la guerre, mais au contraire celui de conclure une paix avantageuse, autorisa M. de Champagny à faire une première ouverture d'accommodement. Premier abandon des prétentions absolues de Napoléon. Si l'Autriche, par exemple, laissait entrevoir qu'elle consentirait à des sacrifices, à des sacrifices tels que ceux auxquels elle avait consenti à Presbourg, et qui avaient consisté dans l'abandon de trois millions de sujets environ, on répondrait à cette concession par une autre, on prendrait un terme moyen entre neuf millions et trois, c'est-à-dire quatre ou cinq, et on verrait ensuite à s'entendre sur les détails.

Cette ouverture, faite confidentiellement à M. de Metternich, lui révélait ce qu'il supposait déjà, c'est qu'on voulait se départir de ses premières exigences; mais on prétendait à trop encore pour qu'il s'expliquât au nom de sa cour. Le mot essentiel, qu'elle était prête à faire de nouveaux sacrifices de territoire, ce mot lui coûtait à prononcer, car jusqu'ici elle était toujours partie de cette base, qu'elle donnerait de l'argent et point de territoire. Cependant M. de Metternich en référa à sa cour, qui était à quelques lieues d'Altenbourg, c'est-à-dire à Dotis. En attendant, les deux diplomates autrichiens demandèrent qu'on s'expliquât formellement sur ce qu'on voulait garder, et sur ce qu'on voulait rendre. Ils demandèrent qu'on laissât de côté ces principes généraux de négociation, tels que l'uti-possidetis; et ce qu'on appelait les sacrifices de Presbourg, lesquels ne signifiaient rien, ou signifiaient des choses inacceptables.

Napoléon explique successivement ses diverses prétentions. Napoléon, qui désirait la paix, se décida donc à faire un nouveau pas, et rédigea lui-même une note fort courte, dans laquelle il commençait à parler clairement, et demandait sur le Danube la Haute-Autriche, jusqu'à la ligne de l'Ens, pour l'adjoindre à la Bavière, se réservant d'indiquer plus tard le sacrifice qu'il croirait devoir exiger du côté de l'Italie. C'était un premier sacrifice de 800 mille habitants, qui privait l'Autriche de l'importante ville de Lintz (voir la carte no 31), des lignes de la Traun et de l'Ens, et portait la frontière bavaroise à quelques lieues de Vienne. Les diplomates autrichiens reçurent cette note sans aucune observation, la prenant ad referendum, c'est-à-dire sauf communication à leur cour. M. de Metternich se contenta de dire en conversation à M. de Champagny: Il paraît que votre maître ne veut pas que l'empereur François rentre à Vienne, puisqu'il place les Bavarois aux portes de cette capitale.—Il est certain qu'en concédant ce que demandait Napoléon, il ne restait plus que la position de Saint-Polten à disputer pour couvrir Vienne, et que l'empereur François n'avait qu'à transporter sa capitale à Presbourg, ou à Comorn.

Après deux jours, les diplomates autrichiens répondirent le 27 août par une déclaration au procès-verbal des conférences, que tant qu'ils ne sauraient pas ce qu'on exigeait du côté de l'Italie, il leur serait impossible de s'expliquer, et qu'ils priaient le négociateur français de vouloir bien déclarer en entier les désirs de son gouvernement. Napoléon, obligé de décliner ses prétentions l'une après l'autre, rédigea encore une note, qu'il fit signifier à Altenbourg par M. de Champagny. Il entendait, disait-il, du côté de l'Italie, se réserver la Carinthie, la Carniole, et, à partir de la Carniole, la rive droite de la Save jusqu'aux frontières de la Bosnie. (Voir la carte no 31.) Ainsi Napoléon se réservait: premièrement, le revers des Alpes Carniques, la haute vallée de la Drave, Villach et Klagenfurth; secondement, le revers des Alpes Juliennes, la haute vallée de la Save, Laybach, Trieste, Fiume, ce qui liait par une large et riche province l'Italie à la Dalmatie, et le menait par une contiguïté non interrompue de territoire jusqu'aux frontières de l'empire turc. Ce nouveau sacrifice découvrait Vienne du côté de l'Italie, comme on l'avait découverte du côté de la Haute-Autriche, puisque les positions de Tarvis, de Villach, de Klagenfurth, passaient dans nos mains, et qu'il ne restait plus pour défendre cette capitale que les positions de Léoben à Neustadt, c'est-à-dire le prolongement des Alpes Noriques. Comme population, c'était une perte de 14 à 1500 mille habitants.

Cette seconde note communiquée à la diplomatie autrichienne la trouva silencieuse et triste, de même que la première. Les plénipotentiaires la reçurent encore ad referendum. M. de Metternich, qui tous les soirs voyait M. de Champagny, se borna à lui dire qu'on démembrait ainsi la monarchie pièce à pièce, qu'on découvrait la capitale de tous les côtés, qu'on faisait tomber sur les deux routes d'Allemagne et d'Italie les défenses qui la protégeaient, qu'évidemment on ne voulait point la paix; qu'au surplus on se trompait si on croyait la puissance autrichienne détruite, que les provinces restées à la monarchie montraient un zèle extraordinaire, et que la guerre, si elle continuait, serait une guerre de désespoir: à quoi M. de Champagny répondit que sur le pied des sacrifices actuellement demandés, et en y ajoutant ce qu'on avait l'intention de réclamer en Bohême et en Gallicie, le total des prétentions de la France ne s'élèverait pas à la moitié de l'uti-possidetis. M. de Champagny ajouta que quant à la guerre on ne la craignait pas, que Napoléon avait employé les deux mois de l'armistice à doubler ses forces, qu'il avait, sans retirer un seul homme des armées d'Espagne, 300 mille combattants sur le Danube, outre 100 mille sur l'Escaut, ces derniers dus à l'heureuse expédition de Walcheren, et qu'avec un mois de plus de guerre, la maison d'Autriche serait détruite. À ces déclarations M. de Metternich répliquait par des expressions de douleur, qui laissaient voir que son opinion différait peu de celle du négociateur français.

La diplomatie autrichienne exige, avant de s'expliquer, qu'on lui fasse connaître la totalité des prétentions de la France. Le 1er septembre on reçut une nouvelle signification des plénipotentiaires autrichiens, tendant à demander que la totalité des prétentions françaises fût produite. Cet abandon, disaient-ils, de la Haute-Autriche, de la Carinthie, de la Carniole, d'une partie de la Croatie, n'était pas tout certainement? la France ne voulait-elle rien ailleurs? On avait besoin de le savoir avant de s'expliquer.—

Napoléon fait enfin connaître la totalité de ses prétentions. Napoléon, qui de Schœnbrunn dirigeait toute la négociation, mêlant à ce travail diplomatique des courses à cheval à travers les cantonnements de ses troupes, Napoléon fit répondre le 4 septembre par une note qu'il avait encore rédigée lui-même. Dans cette note, il disait que la ville de Dresde, capitale de son allié le roi de Saxe, se trouvant à une marche de la frontière de Bohême, situation dont la dernière campagne avait révélé le danger, il réclamait trois cercles de la Bohême, pour éloigner d'autant la frontière autrichienne. C'était un nouveau sacrifice de 400 mille habitants et qui, naturellement, pour couvrir Dresde, découvrait Prague. Enfin Napoléon, pour faire connaître la totalité de ses prétentions, indiquait d'une manière générale qu'en Pologne on aurait à stipuler une espèce d'uti-possidetis à part, ce qui, sans l'exprimer, supposait l'abandon de la moitié de la Gallicie, c'est-à-dire de 2,400,000 habitants sur 4,800,000 constituant la population des deux Gallicies. Napoléon ne voulait entrer dans aucun développement sur ce sujet, de crainte qu'on ne le compromît avec la Russie, en parlant du rétablissement de la Pologne. Le total des sacrifices exigés dans les diverses provinces de la monarchie s'élevait donc à 5 millions, au lieu des 9 millions que supposait l'uti-possidetis. En Allemagne notamment, Napoléon, pour prix de la Haute-Autriche, de quelques cercles en Bohême, de la Carinthie et de la Carniole, rendait la Styrie, la Basse-Autriche, la Moravie, provinces superbes, qui contenaient Vienne, Znaïm, Brünn, Grätz, et qui formaient le centre de la monarchie. Du reste quelque spécieusement raisonnée, quelque doucement écrite que fût la note du 4 septembre, quelque soin qu'elle mît à faire ressortir la différence des prétentions actuelles avec celles qu'on avait d'abord énoncées, elle n'en était pas moins cruelle à recevoir. La légation autrichienne se tut encore, mais M. de Metternich dans ses entretiens particuliers continua à déplorer le système de paix adopté par Napoléon, et qu'il appelait la paix étroite, la paix cruelle, la paix marché, au lieu de la paix généreuse, qui eût procuré un long repos, et une pacification définitive.

Nécessité pour les Autrichiens de finir par s'expliquer. Cependant les Français s'étant tout à fait expliqués, il fallait que les Autrichiens à leur tour s'expliquassent, ou rompissent. Il n'était plus possible de se faire illusion sur la situation. Les forces de Napoléon s'augmentaient tous les jours; l'expédition de Walcheren n'avait eu d'autre conséquence que celle de l'autoriser à lever des troupes de plus (les diplomates allemands l'écrivaient ainsi à leur cour); enfin la Russie venait de se prononcer, en envoyant M. de Czernicheff, porteur d'une lettre pour l'empereur Napoléon, et d'une autre lettre pour l'empereur François. Le czar déclarait qu'il ne voulait pas avoir un plénipotentiaire à Altenbourg, qu'il abandonnait la conduite de la négociation à la France seule, ce qui laissait la Russie libre d'en accepter ou d'en refuser le résultat, mais ce qui laissait aussi l'Autriche sans appui. Il conseillait à l'empereur François les plus prompts sacrifices, à l'empereur Napoléon la modération; et il ne demandait formellement à ce dernier que de ne pas lui créer une Pologne, sous le nom de grand-duché de Varsovie. Moyennant qu'il ne commît pas cette infraction à l'alliance, Napoléon pouvait évidemment faire tout ce qu'il voudrait. Il ressortait même du langage russe que les prétentions de Napoléon en Allemagne et en Italie seraient vues de meilleur œil que ses prétentions en Gallicie. Dans un tel état de choses les Autrichiens devaient se résigner à traiter. En ce moment M. de Stadion avait été rappelé auprès de l'empereur pour lui donner un dernier conseil, et avec lui avaient été mandés les principaux personnages de l'armée autrichienne, tels que le prince Jean de Liechtenstein, M. de Bubna, et autres, pour dire leur avis sur les ressources qui restaient à la monarchie, et au besoin pour aller en mission auprès de Napoléon. Tous ces personnages étaient tombés d'accord qu'il fallait faire la paix, que la prolongation de la guerre, bien que possible avec les ressources qu'on préparait, serait trop périlleuse, qu'on ne devait rien attendre, ni de l'expédition de Walcheren, ni de l'intervention de la Russie, qu'il fallait donc se résigner à des sacrifices, moindres toutefois que ceux réclamés par Napoléon. Parmi ces mêmes hommes, les uns rivaux de M. de Metternich, comme M. de Stadion, les autres enclins en qualité de militaires à railler les diplomates, à les juger lents, formalistes, fatigants, on se montrait porté à croire que c'était la légation autrichienne qui menait mal la négociation, qu'elle perdait un temps précieux, qu'elle devait finir par indisposer et irriter Napoléon; qu'un militaire allant s'ouvrir franchement à lui, avec une lettre de l'empereur François, lui demander de se contenter de sacrifices modérés, réussirait probablement mieux que tous les diplomates avec leur marche pesante et tortueuse. Envoi de M. de Bubna pour faire à Napoléon des ouvertures plus sérieuses que celles qui se faisaient dans la négociation officielle. Cet avis fut adopté, et il fut décidé qu'on enverrait à Schœnbrunn M. de Bubna, aide de camp de l'empereur François, militaire et homme d'esprit, pour s'adresser à certaines qualités du caractère de Napoléon, la bienveillance, la facilité d'humeur, qualités qu'on éveillait aisément dès qu'on s'y prenait bien. Ainsi d'une part la légation autrichienne à Altenbourg devait, pour répondre à un protocole par un protocole, offrir Salzbourg, plus quelques sacrifices en Gallicie, vaguement indiqués; d'autre part M. de Bubna devait s'ouvrir à Napoléon, le calmer sur la modicité de l'offre qu'on lui faisait, l'amener à préférer des territoires en Gallicie à des territoires en Allemagne ou en Italie, chose que désirait beaucoup l'Autriche, car elle avait trouvé la Gallicie peu fidèle, et elle aurait aimé à jeter ainsi une pomme de discorde entre la France et la Russie. M. de Bubna devait enfin lui insinuer qu'il était trompé sur le caractère de M. de Stadion; qu'avec ce ministre la paix serait plus prompte, plus sûre, et plus facilement acceptée, dans ses dures conditions, de l'empereur François.

Entretien de Napoléon avec M. de Bubna. C'est le 7 septembre que M. de Bubna partit pour le quartier général de Napoléon. Celui-ci était en course pour visiter ses camps. Il reçut M. de Bubna à son retour, l'accueillit amicalement, gracieusement, comme il faisait quand on avait recours à ses bons sentiments, et parla avec une franchise extrême, qui aurait même pu être taxée d'imprudence, s'il n'avait été dans une position à rendre presque inutiles les dissimulations diplomatiques. M. de Bubna se plaignit des lenteurs de la négociation, des exigences de la France, rejeta tout du reste sur M. de Metternich, qui, disait-il, conduisait mal les conférences, invoqua ensuite la générosité du vainqueur, et répéta le thème ordinaire des Autrichiens, que Napoléon n'avait rien à gagner à agrandir la Saxe, la Bavière, à s'approprier un ou deux ports sur l'Adriatique; qu'il valait mieux pour lui accroître la nouvelle Pologne, s'entendre avec l'Autriche, se l'attacher, et prendre en gré M. de Stadion, qui était bien revenu de ses idées de guerre. Napoléon, excité par M. de Bubna, se laissa aller, et lui découvrit toute sa pensée avec une sincérité d'autant plus adroite au fond, qu'elle avait plus l'apparence d'un entraînement involontaire[27].—Vous avez raison, lui dit-il, il ne faut pas nous en tenir à ce que font nos diplomates. Ils se conforment à leur métier en perdant du temps, et en demandant plus que nous ne voulons, vous et nous. Si on se décide à agir franchement avec moi, nous pourrons terminer en quarante-huit heures. Il est bien vrai que je n'ai pas grand intérêt à procurer un million d'habitants de plus à la Saxe ou à la Bavière. Mon intérêt véritable, voulez-vous le savoir? C'est ou de détruire la monarchie autrichienne en séparant les trois couronnes, d'Autriche, de Bohême, de Hongrie, ou de m'attacher l'Autriche par une alliance intime. Pour séparer les trois couronnes, il faudrait nous battre encore, et bien que nous devions peut-être en finir par là, je vous donne ma parole que je n'en ai pas le désir. Le second projet me conviendrait. Mais une alliance intime, comment l'espérer de votre empereur? Il a des qualités sans doute; mais il est faible, dominé par son entourage, et il sera mené par M. de Stadion, qui lui-même le sera par son frère, dont tout le monde connaît l'animosité et la violence. Il y aurait un moyen certain d'amener l'alliance, sincère, complète, et que je payerais, comme vous allez le voir, d'un prix bien beau, ce serait de faire abdiquer l'empereur François, et de transporter la couronne sur la tête de son frère, le grand-duc de Wurzbourg. Ce dernier est un prince sage, éclairé, qui m'aime et que j'aime, qui n'a contre la France aucun préjugé, et qui ne sera mené ni par les Stadion, ni par les Anglais. Pour celui-là, savez-vous ce que je ferais? Je me retirerais sur-le-champ, sans demander ni une province, ni un écu, malgré tout ce que m'a coûté cette guerre, et peut-être ferais-je mieux encore, peut-être rendrais-je le Tyrol, qui est si difficile à maintenir dans les mains de la Bavière. Mais quelque belles que fussent ces conditions, puis-je, moi, entamer une négociation de ce genre, et exiger le détrônement d'un prince, et l'élévation d'un autre? Je ne le puis pas.—Napoléon accompagnant ces paroles de son regard interrogateur et perçant, M. de Bubna se hâta de lui répondre, quoique avec l'embarras d'un fidèle sujet, que l'empereur François était si dévoué à sa maison, que, s'il supposait une telle chose, il abdiquerait à l'instant même, aimant mieux assurer l'intégrité de l'empire à ses successeurs que la couronne sur sa propre tête.—Eh bien! répondit Napoléon avec une incrédulité marquée, s'il en est ainsi, je vous autorise à dire que je rends l'empire tout entier, à l'instant même, avec quelque chose de plus, si votre maître, qui souvent se prétend dégoûté du trône, veut le céder à son frère. Les égards qu'on se doit entre souverains m'empêchent de rien proposer à ce sujet, mais tenez-moi pour engagé, si la supposition que je fais venait à se réaliser. Pourtant, ajouta Napoléon, je ne crois pas à ce sacrifice. Dès lors, ne voulant pas séparer les trois royaumes au prix d'une prolongation d'hostilités, ne pouvant pas m'assurer l'alliance de l'Autriche par la transmission de la couronne au duc de Wurzbourg, je suis forcé de rechercher quel est l'intérêt que la France peut conserver dans cette négociation, et de le faire triompher. Des territoires en Gallicie m'intéressent peu, en Bohême pas davantage, en Autriche un peu plus, car il s'agit d'éloigner votre frontière de la nôtre. Mais en Italie la France a un grand et véritable intérêt, c'est de s'ouvrir une large route vers la Turquie par le littoral de l'Adriatique. L'influence sur la Méditerranée dépend de l'influence sur la Porte; je ne l'aurai, cette influence, qu'en devenant le voisin de l'empire turc. En m'empêchant d'accabler les Anglais toutes les fois que j'allais y réussir, en m'obligeant à reporter mes ressources de l'Océan sur le continent, votre maître m'a contraint à chercher la voie de terre au lieu de la voie de mer, pour étendre mon influence jusqu'à Constantinople. Je ne songe donc pas à mes alliés, mais à moi, à mon empire, quand je vous demande des territoires en Illyrie. Cependant, poursuivit Napoléon, rapprochons-nous les uns des autres pour en finir. Je vais consentir à de nouveaux sacrifices en faveur de votre maître. Je n'avais pas encore renoncé formellement à l'uti-possidetis, j'y renonce pour n'en plus parler. J'avais réclamé trois cercles en Bohême, il n'en sera plus question. J'avais exigé la Haute-Autriche jusqu'à l'Ens, j'abandonne l'Ens et même la Traun: je restitue Lintz. Nous chercherons une ligne qui, en vous rendant Lintz, ne vous place pas sous les murs de Passau, comme vous y êtes aujourd'hui. En Italie je renoncerai à une partie de la Carinthie, je conserverai Villach, je vous restituerai Klagenfurth. Mais je garderai la Carniole, et la droite de la Save jusqu'à la Bosnie. Je vous demandais 2,600 mille sujets en Allemagne: je ne vous en demanderai plus que 1,600 mille. Reste la Gallicie: là il me faut arrondir le grand-duché, faire quelque chose pour mon allié l'empereur de Russie, et il me semble que, vous comme nous, nous devons être faciles de ce côté, puisque nous ne tenons guère à ces territoires. Si vous voulez revenir dans deux jours, dit enfin Napoléon, nous en aurons terminé en quelques heures, et je vous rendrai Vienne tout de suite, tandis que nos diplomates, si nous les laissons faire à Altenbourg, n'en finiront jamais, et nous amèneront encore à nous couper la gorge.—Après ce long et amical entretien, dans lequel Napoléon poussa la familiarité jusqu'à prendre et à tirer les moustaches de M. de Bubna[28], il fit à celui-ci un superbe cadeau, et le renvoya séduit, reconnaissant, et disposé à plaider à Dotis la cause de la paix, de la paix immédiate, au prix de sacrifices plus grands que ceux auxquels on était décidé d'abord.

Retour de M. de Bubna à Dotis. Il fallait repasser par Altenbourg pour se rendre à Dotis. M. de Bubna, qui par métier était du parti des militaires et non des diplomates, raconta à Altenbourg la partie de son entretien qui concernait les deux légations, et les railleries que Napoléon s'était permises à l'égard de l'une et de l'autre, ce qui affligea la légation autrichienne, et persuada davantage encore à Dotis qu'il fallait se passer des diplomates, et continuer à se servir de l'entremise des militaires.

Rapport de M. de Bubna à l'empereur François. M. de Bubna s'attacha fort à rassurer l'empereur François sur les intentions de Napoléon, sur son désir d'évacuer l'Autriche et Vienne en particulier, dès que la paix serait signée. Il ne lui parla de ce qui concernait un changement de règne qu'avec les ménagements que comportait une telle proposition, et comme d'une offre peu sérieuse, à laquelle il ne fallait pas attacher d'importance. Quant aux nouvelles conditions obtenues de Napoléon, il ne lui fut pas facile de les faire agréer, car la légation d'Altenbourg s'efforçait de les montrer comme désastreuses, et d'ailleurs l'empereur François, entretenu par ceux qui l'entouraient dans de continuelles illusions, ne pouvait se figurer qu'il fallût, pour avoir la paix, abandonner encore ses plus belles provinces, notamment les ports de l'Adriatique, seul point par lequel le territoire autrichien touchât à la mer. Retour de M. de Bubna avec la demande d'une nouvelle réduction des prétentions de la France. Ce prince s'était habitué à l'idée qu'avec Salzbourg, la portion de la Gallicie détachée le plus récemment de la Pologne, il pourrait solder les frais de la guerre, que tout au plus faudrait-il y ajouter quelque argent: il s'était, disons-nous, tellement habitué à l'idée que ce serait là le pire des sacrifices à subir, qu'il ne pouvait apprécier beaucoup ce que lui apportait M. de Bubna. Pourtant il devenait indispensable de prendre un parti, de céder ou de combattre, et il fut résolu que M. de Bubna retournerait auprès de Napoléon, avec une nouvelle lettre de l'empereur d'Autriche, pour le remercier de ses dispositions pacifiques, mais lui dire que les concessions qu'il avait faites étaient presque nulles, et lui en demander d'autres, afin de rendre la paix possible.

Irritation de Napoléon à la nouvelle arrivée de M. de Bubna. C'était le 15 septembre que M. de Bubna était retourné à Dotis; il revint le 21 à Schœnbrunn, avec la nouvelle lettre de l'empereur François. Napoléon en la recevant ne put se défendre d'un vif mouvement d'impatience, s'emporta contre ceux qui peignaient à l'empereur François l'état des choses d'une manière si complétement inexacte, et dit que les uns et les autres ne savaient pas même la géographie de l'Autriche.—Je n'avais pas encore renoncé, dit-il, à la base de l'uti-possidetis, et j'y ai renoncé sur le désir de votre empereur! j'avais réclamé 400 mille âmes de population en Bohême, et j'ai cessé de les exiger! je voulais 800 mille âmes dans la Haute-Autriche, et je me contente de 400 mille! j'avais demandé 1,400,000 âmes dans la Carinthie et la Carniole, et j'abandonne Klagenfurth, ce qui est encore un sacrifice de 200 mille âmes! Je restitue donc une population d'un million de sujets à votre maître, et il dit que je ne lui ai rien concédé! Je n'ai gardé que ce qui m'est nécessaire pour écarter l'ennemi de Passau et de l'Inn, ce qui m'est nécessaire pour établir une contiguïté de territoire entre l'Italie et la Dalmatie, et pourtant on lui dit que je ne me suis départi d'aucune de mes prétentions! et c'est ainsi qu'on représente toutes choses à l'empereur François, c'est ainsi qu'on l'éclaire sur mes intentions! En l'abusant de la sorte on l'a conduit à la guerre, et on le mènera définitivement à sa perte!—Napoléon retint M. de Bubna fort tard auprès de lui, et sous l'empire des sentiments qu'il éprouvait dicta une lettre fort vive, fort amère pour l'empereur d'Autriche. Toutefois, lorsqu'il se fut calmé, il s'abstint de la remettre à M. de Bubna[29], en faisant la remarque qu'il ne fallait pas s'écrire entre souverains pour s'adresser des paroles injurieuses, et se reprocher de ne pas savoir ce qu'on disait. Il fit appeler M. de Bubna, répéta devant lui tout ce qu'il avait dit la veille, déclara de nouveau que ses dernières propositions étaient son ultimatum, qu'en deçà il y avait la guerre, que la saison s'avançait, qu'il voulait faire une campagne d'automne, qu'on devait donc se hâter de lui répondre, sans quoi il dénoncerait l'armistice; que dans un premier mouvement il avait écrit une lettre qui n'aurait pas été agréable à l'empereur, qu'il se décidait à ne pas l'envoyer, pour ne pas blesser ce monarque, mais qu'il chargeait M. de Bubna de reporter à Dotis tout ce qu'il avait entendu, et de revenir le plus tôt possible avec une réponse définitive.

Napoléon adresse à l'Autriche l'expression de son vif mécontentement, et se montre prêt à recommencer les hostilités. Mais ce qu'il ne voulut pas écrire directement à l'empereur, il le fit dire aux négociateurs à Altenbourg, en leur adressant, par M. de Champagny, une note des plus véhémentes, dans laquelle il exhalait tous les sentiments dont il avait cru devoir épargner l'expression à l'empereur lui-même[30].

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