Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 11 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Extrait des mémoires manuscrits du maréchal Jourdan.
(1809.)
«En même temps que les Français se portaient, le 27, de Santa-Olalla sur l'Alberche, le général Cuesta et le général Sherbrooke se repliaient sur Talavera, et le général Wilson, qui avait poussé ses avant-postes jusqu'à Naval-Carnero, dans l'espérance de faire éclater une insurrection à Madrid, où il entretenait des intelligences, revenait sur ses pas en toute hâte.
»L'armée française commença à arriver sur le plateau qui domine l'Alberche vers deux heures après midi. De là on voyait les ennemis en mouvement; mais le terrain, couvert de bois d'oliviers et d'une forêt de chênes, ne permettait pas de distinguer s'ils se retiraient ou s'ils prenaient position. On reconnut aussi une arrière-garde restée dans la forêt, aux environs de Casa de las Salinas, composée d'une division d'infanterie, d'une brigade de cavalerie et de quatre bouches à feu, et commandée par le général Mackenzie. Dans l'espérance de battre cette arrière-garde et d'arriver sur le gros de l'armée avant que les généraux ennemis eussent achevé leurs dispositions, soit qu'ils voulussent recevoir la bataille ou l'éviter, le roi ordonna au maréchal Victor de passer l'Alberche avec ses trois divisions d'infanterie et la brigade de cavalerie légère du général Beaumont, et de se diriger sur Casa de las Salinas. Le 16e régiment d'infanterie légère, qui marchait en tête de la division Lapisse, ne tarda pas à engager la fusillade, et, après un combat d'une heure, le général Mackenzie fut obligé de se retirer précipitamment. Les 31e et 87e régiments anglais essuyèrent une perte considérable.
»Pendant que cet engagement avait lieu, les dragons de Latour-Maubourg et la cavalerie légère du général Merlin passaient l'Alberche, et se formaient dans la plaine, entre la grande route de Talavera et celle de Casa de las Salinas. Le 4e corps et la réserve suivaient ce mouvement, ayant à leur gauche la division de dragons du général Milhaud. Cette partie de l'armée s'avança dans cet ordre, et, à la nuit, s'arrêta à portée de canon des Espagnols, qu'on ne pouvait apercevoir à cause des haies et des oliviers qui les couvraient. La cavalerie légère, chargée d'aller les reconnaître, fut accueillie par une vigoureuse décharge qui la fit replier un peu en désordre, ce qui donna lieu à sir Wellesley et au général Cuesta de présenter dans leurs rapports cette simple reconnaissance comme une attaque combinée qui avait été repoussée. Sur la droite, le duc de Bellune, continuant à poursuivre et à canonner l'arrière-garde des Anglais, déboucha de la forêt, et se trouva en face d'une colline où ils appuyaient leur gauche. Cette hauteur paraissant être la clef de leur position, le maréchal crut devoir chercher à s'en emparer de suite sans prendre les ordres du roi. Le général Ruffin, à qui cette attaque fut confiée, mit sa division en mouvement à neuf heures du soir. Le 9e régiment d'infanterie légère franchit un large et profond ravin, gravit la pente escarpée de la colline et parvint jusqu'au sommet; mais n'ayant pas été soutenu par le 24e, qui, dans l'obscurité, prit une fausse direction, ni par le 96e retardé au passage du ravin, il fut repoussé avec perte de trois cents hommes tués ou blessés. Son colonel Meunier reçut trois coups de feu. Les généraux anglais et espagnols ont dit dans leurs rapports que cette attaque fut renouvelée pendant la nuit: c'est une erreur. Leur ligne fit en effet, vers les deux heures du matin, un feu de file bien nourri pendant quelques minutes, ce qui fut sans doute occasionné par une fausse alerte, car les Français ne bougèrent pas de leurs bivouacs.
»Le duc de Bellune, en rendant compte au roi du résultat de son attaque, le prévint qu'il la renouvellerait au point du jour. Peut-être aurait-on dû lui donner l'ordre d'attendre qu'on eût bien reconnu la position des ennemis et tout disposé pour une affaire générale; mais ce maréchal, qui, resté longtemps aux environs de Talavera, connaissait parfaitement le terrain sur lequel on se trouvait, paraissait si persuadé du succès que le roi crut devoir le laisser agir comme il le désirait.
»Le 28 au matin, le général Ruffin disposa ses trois régiments de la manière suivante: le 9e d'infanterie légère à droite, le 24e de ligne au centre, et le 96e à gauche. Chaque bataillon formé en colonne serrée par division. Ces braves régiments gravirent la colline avec une rare intrépidité; le 24e, parvenu au sommet le premier, fut sur le point de s'emparer des quatre bouches à feu qui y étaient en batterie; mais l'ennemi n'étant pas menacé sur les autres points de sa ligne eut la facilité de faire marcher de nouvelles troupes qui repoussèrent les assaillants. Cependant les généraux Ruffin et Barrois, qui se firent remarquer autant par leur calme et leur sang-froid que par leur valeur, ramenèrent leurs troupes en bon ordre. Cette action de courte durée fut très-meurtrière. Voici comment s'exprimait sir Wellesley dans son rapport: En défendant cette position importante, nous avons perdu beaucoup de braves officiers et de braves soldats, entre autres les majors de brigade Forpe et Gardner; le général Hill a été blessé lui-même, mais légèrement. La perte des Français ne fut pas moins considérable.
»Après cette attaque infructueuse, le roi se rendit sur le terrain qu'occupait le 1er corps, d'où l'on découvrait avec moins de difficulté la position des ennemis. Cette position avait à peu près une lieue d'étendue, de la colline que couronnait la gauche des Anglais, au Tage où s'appuyait la droite des Espagnols. Cette colline, dont la pente est très-rapide, se lie à une continuité de petits mamelons qui se prolongent dans la direction de Talavera; elle est séparée d'une montagne qui forme le contre-fort du Tietar, par un vallon d'environ trois cents toises de développement, où prend naissance un ravin qui couvrait le front des Anglais. Au centre, entre les deux armées ennemies, était une élévation de terrain, sur laquelle on avait construit une redoute. Sur le front des Espagnols se trouvaient des bosquets d'oliviers, quantité de haies, de vignes et de fossés. La grande route qui conduit de l'Alberche à Talavera était défendue par une batterie de gros calibre placée en avant d'une église, occupée, ainsi que la ville, par de l'infanterie espagnole. On voit que les Français avaient de grands obstacles à franchir pour aborder les ennemis, tandis que ceux-ci, rangés sur plusieurs lignes, sur un terrain découvert, pouvaient manœuvrer facilement et porter avec rapidité des secours sur les points les plus menacés.
»Après cette reconnaissance, le roi ayant demandé au maréchal Jourdan s'il était d'avis de livrer bataille, ce maréchal répondit qu'une aussi forte position, défendue par une armée bien supérieure en nombre, lui paraissait inattaquable de front; que sir Wellesley ayant d'abord négligé d'occuper le vallon et la montagne qui se trouvaient sur sa gauche, on aurait pu chercher à le tourner, si, au lieu d'attirer de ce côté son attention par deux attaques, on eût fait au contraire de sérieuses démonstrations sur sa droite; que pendant la nuit, et dans le plus profond silence, on aurait pu réunir toute l'armée sur la droite, la placer en colonne à l'entrée du vallon, le franchir à la pointe du jour, et se former ensuite sur la gauche en bataille; que vraisemblablement on se serait rendu maître de la colline sur laquelle l'armée eût pivoté, ce qui aurait forcé les ennemis à faire un changement de front, mouvement dont on aurait pu profiter en poussant l'attaque vigoureusement; que toutefois on n'aurait pu se flatter du succès d'une manœuvre aussi audacieuse qu'autant qu'on aurait dérobé à l'ennemi le passage du vallon, ce qui maintenant était impossible, puisque le général anglais, averti par les attaques précédentes des dangers que courait sa gauche, la mettait en sûreté par un gros corps de cavalerie qui, au même moment, prenait poste à la sortie du vallon, et par une division d'infanterie espagnole qui gravissait la montagne; que d'ailleurs, quand il serait encore temps de diriger l'attaque ainsi qu'il venait de l'exposer, il hésiterait de le conseiller au roi, attendu qu'en cas de malheur on ne pourrait se retirer que sur Avila par des chemins impraticables aux voitures, en sacrifiant l'artillerie et les équipages de l'armée et livrant aux ennemis Madrid et tout le matériel qui s'y trouvait réuni.
»Le maréchal termina par dire qu'il était d'avis de rester en observation devant les ennemis, soit dans la position qu'on occupait, soit en retournant sur l'Alberche jusqu'au moment où les Anglais seraient forcés par la marche du duc de Dalmatie de se séparer des Espagnols.
»Le maréchal Victor, consulté à son tour, répondit que si le roi voulait faire attaquer la droite et le centre des ennemis par le 4e corps, il s'engageait, avec ses trois divisions, d'enlever la hauteur contre laquelle il avait échoué deux fois, ajoutant que, s'il ne réussissait pas, il faudrait renoncer à faire la guerre. Le roi, placé entre deux avis si opposés, était un peu embarrassé. D'un côté, le succès lui paraissait fort douteux; de l'autre, il sentait que s'il adoptait l'avis du maréchal Jourdan, le duc de Bellune ne manquerait pas d'écrire à l'Empereur qu'on lui avait fait perdre l'occasion d'une brillante victoire sur les Anglais. Toutefois, il est probable qu'il aurait suivi le conseil de la prudence, si au même moment il n'eût pas reçu une lettre du duc de Dalmatie, annonçant que son armée ne serait réunie à Plasencia que du 3 au 5 août. Cette circonstance dérangeait tous les calculs. On savait que l'ennemi avait mené du canon devant Tolède, et que l'avant-garde de Vénégas s'approchait d'Aranjuez. Il fallait donc, dans deux jours au plus tard, faire un détachement pour secourir la ville attaquée et sauver la capitale. Le roi, avant de diviser ses forces, crut devoir hasarder une affaire générale.
»Cette détermination prise, le maréchal Victor, au lieu de se disposer à faire attaquer la colline par ses trois divisions, comme il s'y était engagé, ordonna au général Ruffin de disposer ses troupes en colonne, de se porter à l'extrémité de la droite et de pénétrer dans le vallon, en longeant le pied de la montagne, sur laquelle il jeta le 9e régiment d'infanterie légère pour l'opposer à la division espagnole qui venait d'y arriver. Il donna ordre au général Villatte de former également ses troupes en colonne, et de se placer à l'entrée du vallon, au pied de la colline; enfin le général Lapisse fut chargé, seul, d'attaquer cette colline. La division de cavalerie légère du général Merlin et les dragons de Latour-Maubourg furent placés en arrière de l'infanterie du 1er corps, pour la soutenir au besoin, et pour être à portée de traverser le vallon, en passant entre les divisions Ruffin et Villatte, si celle de Lapisse enlevait la colline.
»Le général Sébastiani reçut ordre d'établir la division française de son corps d'armée sur deux lignes à la gauche de celle de Lapisse, et la division allemande à la gauche de la division française, mais un peu en arrière, ayant en seconde ligne la brigade polonaise. Le général Milhaud, posté à l'extrême gauche, sur un terrain plus ouvert, était chargé d'observer Talavera et la droite des Espagnols. La réserve resta en 3e ligne du 4e corps.
»Il était deux heures après midi, lorsque ces premières dispositions furent achevées. La division Lapisse devait commencer l'attaque; mais celle du général Leval, qui, comme nous l'avons vu, devait former sur la gauche un échelon en arrière, pour être en mesure d'agir contre l'armée espagnole, dans le cas où elle marcherait au secours des Anglais, ou bien qu'elle chercherait à faire une diversion en leur faveur, en débordant la gauche des Français; la division Leval, disons-nous, se porta beaucoup trop en avant, et se trouva en présence de la gauche des Anglais et de la droite des Espagnols. La difficulté du terrain, l'impossibilité d'apercevoir la ligne au milieu des oliviers et des vignes occasionnèrent cette erreur. À peine déployée, elle fut vivement attaquée par des forces supérieures. Cependant, après un violent combat de trois quarts d'heure, l'ennemi fut repoussé, et un régiment anglais était au moment de poser les armes, lorsque le colonel de celui de Baden, qui l'avait coupé, tomba mort. Ce régiment fit alors un mouvement en arrière, et le régiment anglais se trouva dégagé; mais on lui prit une centaine d'hommes, le major, le lieutenant-colonel et le colonel; ce dernier mourut de ses blessures.
»Aussitôt que le roi s'aperçut que la division allemande était engagée mal à propos, il envoya ordre au général Sébastiani de la faire reployer sur le terrain qu'elle devait occuper. Il eût été, en effet, trop dangereux de se priver de la seule infanterie qu'on avait à opposer à l'armée espagnole en cas de besoin, et de l'exposer à être enveloppée par cette armée, pendant qu'elle aurait été aux prises avec la droite des Anglais. Cet ordre ayant été exécuté, la ligne du 4e corps se trouva formée ainsi que le roi l'avait prescrit; mais les deux partis venaient de perdre bien des hommes dans une action sans résultat; et l'artillerie du général Leval, qu'on avait imprudemment engagée au milieu des bois, des vignes et des fossés, ayant eu la plupart de ses chevaux tués, ne put être retirée; événement fâcheux dont les Anglais ont tiré parti pour s'attribuer la victoire, et qu'on eut le tort impardonnable de cacher au roi.
»Le maréchal Victor ayant achevé ses dispositions, le général Lapisse, marchant à la tête de sa division, franchit le ravin, gravit la pente escarpée de la colline et commençait à s'y établir, lorsqu'il fut atteint d'un coup mortel. Ses troupes, ébranlées par cet accident, et n'étant pas soutenues comme elles auraient dû l'être par les autres divisions du 1er corps, ne purent résister à l'attaque des renforts que sir Wellesley dirigea contre elles. Obligées de battre en retraite, elles furent ralliées par le maréchal Victor qui les ramena jusqu'au pied de la hauteur.
»En même temps, le général anglais, craignant d'être tourné par les deux divisions, qui, comme nous l'avons vu plus haut, se montraient dans le vallon, lança contre elles un gros corps de cavalerie; mais cette charge fut arrêtée par le feu de l'infanterie française; cependant le 23e régiment de dragons légers anglais passa entre les divisions Villatte et Ruffin, et se porta contre la brigade du général Strolz, composée des 10e et 26e régiments de chasseurs à cheval. Ce général, ayant manœuvré de manière à laisser passer le régiment ennemi, le chargea en queue, tandis que le général Merlin, avec les lanciers polonais et les chevaux-légers westphaliens, le prenait en tête. Les dragons anglais, entourés de toutes parts, furent tous tués ou pris.
»Pendant que ces événements se passaient au 1er corps, la division française du 4e attaquait avec succès le centre des Anglais; mais sa droite se trouvant découverte par la retraite de la division Lapisse, elle fut prise en flanc; cependant le général Rey, commandant la première brigade, chargea l'ennemi à la tête du 28e régiment, ayant le 32e en seconde ligne, l'arrêta et repoussa trois attaques successives. En même temps, le général Belair, à la tête du 75e et du 58e, culbutait la brigade des gardes et débouchait dans la plaine, lorsqu'il fut arrêté par une charge de cavalerie. Les trois chefs de bataillon du premier de ces régiments et son colonel furent blessés; ce dernier fut fait prisonnier. Le général Sébastiani s'apercevant que l'armée espagnole ne faisait aucun mouvement, rapprocha de lui la division allemande, et la plaça en seconde ligne de la division française. Dans ces entrefaites, il reçut l'ordre du roi de suspendre son attaque, et de rester sur le terrain qu'il occupait, toute tentative de ce côté ne pouvant avoir de résultat avantageux, depuis la retraite de la division Lapisse. Les Anglais, satisfaits d'avoir conservé leur position, n'entreprirent rien de plus, et le combat cessa sur toute la ligne, quoique les deux armées ne fussent qu'à demi-portée de canon.
»Le roi, voulant tenter un dernier effort, avait donné ordre à la réserve de se porter sur la droite, lorsqu'on lui fit remarquer que la journée était trop avancée, et qu'en supposant qu'on obtînt quelque avantage, on n'aurait pas le temps d'en profiter. Sur cette représentation l'ordre fut révoqué, et le roi se retira au milieu de sa garde, où il établit son bivouac, paraissant bien déterminé à livrer une seconde bataille le lendemain, ou du moins à ne prendre un parti contraire qu'après avoir reconnu au jour les dispositions de l'ennemi. Cependant, vers les dix heures du soir, des officiers, venus du 1er corps, annonçaient que le duc de Bellune était tourné par sa droite et ne pouvait plus rester dans sa position; d'autres, au contraire, rapportaient que ce maréchal était d'avis que les ennemis ne pourraient pas résister à une nouvelle attaque. Pour s'assurer de la vérité, le roi écrivit sur-le-champ au maréchal, mais il n'avait point encore reçu de réponse, lorsqu'à la pointe du jour, le général Sébastiani, suivi de son corps d'armée, arriva près de lui, annonçant qu'il s'était mis en retraite, parce que le 1er corps se repliait sur Cazalegas, en longeant les montagnes.
»Dès lors il n'y avait plus à délibérer; il fallait suivre le mouvement. La division de dragons du général Milhaud fit l'arrière-garde; les troupes marchèrent lentement et en bon ordre; l'ennemi ne suivit pas. Le 4e corps et la réserve arrivèrent à la position de l'Alberche par la grande route de Talavera à Madrid, en même temps que le 1er corps y arrivait par celle de Casa de las Salinas. Le roi, informé que quelques blessés étaient restés en arrière, ordonna au général Latour-Maubourg de se reporter en avant avec sa division, et de les ramener, ce qui fut exécuté sans opposition de la part de l'ennemi.
»Cette retraite, opérée sans nécessité, sans ordre du chef de l'armée et contre sa volonté, fut le sujet d'une vive contestation entre le maréchal Victor et le général Sébastiani, chacun d'eux prétendant ne s'être retiré que parce que l'autre avait abandonné sa position.»
LETTRES DE L'EMPEREUR.
Au général Clarke, ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, le 15 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 8.—Je ne comprends pas bien l'affaire d'Espagne et ce qui s'est passé, où est restée l'armée française le 29 et le 30, où a été pendant ces deux jours l'armée anglaise. Le roi dit qu'il manœuvre depuis un mois avec 40 mille hommes contre 100 mille; écrivez-lui que c'est de cela que je me plains. Le plan de faire venir le maréchal Soult sur Plasencia est fautif et contre toutes les règles, il a tous les inconvénients et aucun avantage. 1o L'armée anglaise peut passer le Tage, appuyer ses derrières à Badajoz, et dès ce moment ne craint plus le maréchal Soult; 2o elle peut battre les deux armées en détail. Si, au contraire, Soult et Mortier étaient venus sur Madrid, ils y auraient été le 30, et l'armée réunie le 15 août, forte de 80 mille hommes, aurait pu donner bataille et conquérir l'Espagne et le Portugal. J'avais recommandé que l'on ne livrât pas bataille si les cinq corps ou au moins quatre n'étaient réunis. On n'entend rien aux grands mouvements de la guerre à Madrid.
Au général Clarke, ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, le 18 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 12. Je vois qu'il n'y a pas de lettres d'Espagne aujourd'hui. Il me tarde d'apprendre des nouvelles de ce pays et de la marche du duc de Dalmatie. Quelle belle occasion on a manquée! 30 mille Anglais à 150 lieues des côtes devant 100 mille hommes des meilleures troupes du monde. Mon Dieu! qu'est-ce qu'une armée sans chef?
Au général Clarke, ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, le 25 août 1809.
»Vous trouverez ci-jointe une relation du général Sébastiani que le roi d'Espagne m'envoie. Aussitôt que j'aurai reçu celle du duc de Bellune qu'il m'annonce, je verrai s'il convient de les faire mettre dans le Moniteur. Vous verrez par la relation du général anglais Wellesley que nous avons perdu 20 canons et 3 drapeaux. Témoignez au roi mon étonnement, et mon mécontentement au maréchal Jourdan, de ce que l'on m'envoie des carmagnoles, et qu'au lieu de me faire connaître la véritable situation des choses, on me présente des amplifications d'écolier. Je désire savoir la vérité, quels sont les canonniers qui ont abandonné leurs pièces, les divisions d'infanterie qui les ont laissé prendre. Laissez entrevoir dans votre lettre au roi que j'ai vu avec peine qu'il dise aux soldats qu'ils sont vainqueurs, que c'est perdre les troupes; que le fait est que j'ai perdu la bataille de Talavera; que cependant j'ai besoin d'avoir des renseignements vrais, de connaître le nombre des tués, des blessés, des canons et des drapeaux perdus; qu'en Espagne les affaires s'entreprennent sans maturité et sans connaissance de la guerre; que le jour d'une action elles se soutiennent sans ensemble, sans projets, sans décision.
»Écrivez au général Sébastiani que le roi m'a envoyé son rapport sur la bataille de Talavera; que je n'y ai point trouvé le ton d'un militaire qui rend compte de la situation des choses; que j'aurais désiré qu'il eût fait connaître les pertes et eût présenté un détail précis mais vrai de ce qui s'est passé; car enfin c'est la vérité qu'on me doit et qu'exige le bien de mon service.
»Faites sentir aux uns et aux autres combien c'est manquer au gouvernement que de lui cacher des choses qu'il apprend par tous les individus de l'armée qui écrivent à leurs parents, et de l'exposer à ajouter foi à tous les récits de l'ennemi.
«Schœnbrunn, le 10 octobre 1809.
»Je désire que vous écriviez au roi d'Espagne pour lui faire comprendre que rien n'est plus contraire aux règles militaires que de faire connaître les forces de son armée, soit dans des ordres du jour et proclamations, soit dans les gazettes; que lorsqu'on est induit à parler de ses forces on doit les exagérer et les présenter comme redoutables en en doublant ou triplant le nombre, et que lorsqu'on parle de l'ennemi on doit diminuer sa force de la moitié ou du tiers.—Que dans la guerre tout est moral; que le roi s'est éloigné de ce principe lorsqu'il a dit qu'il n'avait que 40 mille hommes et lorsqu'il a publié que les insurgés en avaient 120 mille; que c'est porter le découragement dans les troupes françaises que de leur présenter comme immense le nombre des ennemis, et donner à l'ennemi une faible opinion des Français en les présentant comme peu nombreux; que c'est proclamer dans toute l'Espagne sa faiblesse; en un mot, donner de la force morale à ses ennemis et se l'ôter à soi-même; qu'il est dans l'esprit de l'homme de croire qu'à la longue le petit nombre doit être battu par le plus grand.
»Les militaires les plus exercés ont peine un jour de bataille à évaluer le nombre d'hommes dont est composée l'armée ennemie, et, en général, l'instinct naturel porte à juger l'ennemi que l'on voit plus nombreux qu'il ne l'est réellement. Mais lorsque l'on a l'imprudence, en général, de laisser circuler des idées, d'autoriser soi-même des calculs exagérés sur la force de l'ennemi, cela a l'inconvénient que chaque colonel de cavalerie qui va en reconnaissance voit une armée, et chaque capitaine de voltigeurs des bataillons.
»Je vois donc avec peine la mauvaise direction que l'on donne à l'esprit de mon armée d'Espagne, en répétant que nous étions 40 mille contre 120 mille. On n'a atteint qu'un seul but par ces déclarations, c'est de diminuer notre crédit en Europe en faisant croire que notre crédit tenait à rien, et on a affaibli notre ressort moral en augmentant celui de l'ennemi. Encore une fois, à la guerre, le moral et l'opinion sont plus de la moitié de la réalité. L'art des grands capitaines a toujours été de publier et de faire apparaître à l'ennemi leurs troupes comme très-nombreuses, et à leur propre armée l'ennemi comme très-inférieur. C'est la première fois qu'on voit un chef déprimer ses moyens au-dessous de la vérité en exaltant ceux de l'ennemi.
»Le soldat ne juge point, mais les militaires de sens, dont l'opinion est estimable et qui jugent avec connaissance des choses, font peu d'attention aux ordres du jour et aux proclamations, et savent apprécier les événements.
»J'entends que de pareilles inadvertances n'arrivent plus désormais, et que, sous aucun prétexte, on ne fasse ni ordres du jour ni proclamations qui tendraient à faire connaître le nombre de mes armées; j'entends même qu'on prenne des mesures directes et indirectes pour donner la plus haute opinion de leur force. J'ai en Espagne le double et le triple, en consistance, valeur et nombre, des troupes françaises que je puis avoir en aucune partie du monde. Quand j'ai vaincu à Eckmühl l'armée autrichienne, j'étais un contre cinq, et cependant mes soldats croyaient être au moins égaux aux ennemis; et encore aujourd'hui, malgré le long temps qui s'est écoulé depuis que nous sommes en Allemagne, l'ennemi ne connaît pas notre véritable force. Nous nous étudions à nous faire plus nombreux tous les jours. Loin d'avouer que je n'avais à Wagram que 100 mille hommes, je m'attache à persuader que j'en avais 220 mille[44].
»Constamment dans mes campagnes en Italie, où j'avais une poignée de monde, j'ai exagéré mes forces. Cela a servi mes projets et n'a pas diminué ma gloire. Mes généraux et les militaires instruits savaient bien, après les événements, reconnaître tout le mérite des opérations, même celui d'avoir exagéré le nombre de mes troupes. Avec de vaines considérations, de petites vanités et de petites passions, on ne fait jamais rien de grand.
»J'espère donc que ces fautes si énormes et si préjudiciables à mes armes et à mes intérêts ne se renouvelleront plus dans mes armées d'Espagne.
LETTRES DE SIR ARTHUR WELLESLEY.
Au major général O'Donoju.
«Talavera, le 31 juillet 1809.
»Veuillez presser S. E. le général Cuesta de détacher cette nuit vers le Puerto de Baños une division de son infanterie avec des canons, et un officier expérimenté et habile sur lequel il puisse se reposer pour ce commandement.
»Si l'ennemi parvenait à s'avancer à travers le Puerto de Baños, je ne saurais vous dissimuler que la position de nos deux armées serait excessivement critique.
»Il n'y a qu'un moyen de l'éviter, outre celui de s'opposer à ce passage, et ce moyen est de hâter au possible la marche du général Vénégas sur Madrid, par une ligne aussi distincte et aussi éloignée que faire se pourra de celle adoptée par les armées combinées. Cela obligera l'ennemi à retirer un détachement de son corps principal pour l'opposer à Vénégas, et le corps principal se trouvera assez affaibli par là pour nous permettre de l'attaquer sans désavantage, ou, si cette mesure semble meilleure, nos armées combinées pourront détacher un corps suffisant pour battre l'armée que l'on croit en marche à travers les montagnes de Plasencia.
«Talavera, le 31 juillet 1809.
»J'ai reçu une lettre de don Martin de Garay, auquel je vous prie de transmettre les observations suivantes:
»Je lui serai très-obligé de vouloir bien comprendre que je ne suis autorisé à correspondre avec aucun des ministres espagnols, et je le prie de me faire parvenir par votre intermédiaire les ordres qu'il pourra avoir pour moi. J'éviterai ainsi, j'en suis convaincu, les représentations injurieuses et sans fondement que don Martin de Garay ne m'a point épargnées.
»Il est facile à un gentleman, dans la position de don Martin de Garay, de s'installer dans son cabinet et d'écrire ses idées sur la gloire qu'il y aurait à repousser les Français au delà des Pyrénées. Il n'y a personne en Espagne, je crois, qui, pour arriver à ce résultat, ait autant couru de risques et fait autant de sacrifices que moi; mais je désirerais que don Martin de Garay, et les gentils-hommes de la junte, avant de me blâmer de ne pas faire davantage, ou de m'imputer d'avance les conséquences probables des fautes et des indiscrétions des autres, voulussent bien venir ici ou envoyer quelqu'un pour fournir aux besoins de notre armée mourant de faim, laquelle, quoique s'étant battue pendant deux jours et ayant défait un ennemi double en nombre (et cela au service de l'Espagne), n'a pas de pain à manger. C'est un fait positif que durant les sept derniers jours l'armée anglaise n'a pas reçu un tiers de ses provisions; que dans ce moment il y a 4 mille soldats blessés qui meurent dans l'hôpital de cette ville, faute des soins et des objets nécessaires que toute autre nation aurait fournis même à ses ennemis; et que je ne puis retirer du pays aucun genre d'assistance. Je ne puis pas même obtenir qu'on enterre les cadavres dans le voisinage, et leurs exhalaisons détruiront les Espagnols aussi bien que nous.
»Je suis bien décidé à ne pas bouger jusqu'à ce que je sois pourvu de provisions et de moyens de transport suffisants.
«Talavera, le 1er août 1809.
»Notre position est assez embarrassante, néanmoins j'espère m'en tirer sans livrer une nouvelle bataille acharnée, ce qui réellement nous porterait un tel coup que tous nos efforts seraient perdus. Je m'en tirerais certainement au mieux s'il y avait moyen de manier le général Cuesta, mais son caractère et ses dispositions sont si mauvais que la chose est impossible.
»Nous sommes misérablement pourvus de provisions, et je ne sais comment remédier à ce mal. Les armées espagnoles sont maintenant si nombreuses qu'elles dévorent tout le pays. Ils n'ont pas de magasins, nous n'en avons pas non plus et nous ne pouvons en former: on s'arrache tout ici.
»Je crois que la bataille du 28 sera très-utile aux Espagnols, mais je ne les crois pourtant pas encore assez disciplinés pour lutter avec les Français; et je préfère infiniment tâcher d'éloigner l'ennemi de cette partie de l'Espagne par des manœuvres, à hasarder une autre bataille rangée.
»Dans la dernière les Français ont tourné toutes leurs forces contre nous, et quoiqu'ils n'aient pas réussi, et qu'ils ne réussiront pas non plus à l'avenir, cependant nous avons fait une perte d'hommes que nous avons peine à supporter. Je ne puis essayer de nous soustraire au poids de l'attaque en mettant en avant les troupes espagnoles, à cause du misérable état de leur discipline et de leur défaut d'officiers ayant les qualités nécessaires. Ces troupes sont tout à fait incapables d'exécuter une manœuvre, même la plus simple. Elles tomberaient dans une confusion inextricable, et le résultat serait probablement la perte de tout.
À l'honorable J.-H. Frère.
«Pont de l'Arzobispo, le 4 août 1809.
»Depuis ma lettre d'hier, les choses ont changé au pire.
»Après vous avoir écrit, j'appris que l'ennemi était arrivé à Navalmoral, qu'il se trouvait ainsi maître d'Alvaraz, et que le pont de cette place avait été détruit par le marquis de la Reyna, qui s'y était retiré de Baños.
»Peu après, je reçus une lettre du général O'Donoju, par laquelle il m'informait que le corps français qui était entré par Baños consistait en 30 mille hommes, et qu'il était composé de toutes les troupes qui avaient été dans le nord de l'Espagne. Il m'informait en outre que le général Cuesta craignant que je ne fusse pas assez fort contre eux, ayant d'ailleurs, d'après des lettres interceptées et les rapports de sir Robert Wilson du voisinage d'Escalona, sujet d'appréhender que l'ennemi ne se proposât de me serrer par derrière tandis que j'aurais déjà à me battre par devant, et qu'ainsi il ne fût coupé de moi, s'était déterminé à abandonner Talavera hier au soir.
»Tout ce qui faisait ma sûreté m'était ainsi enlevé, et on laissait en arrière près de 1,500 de mes soldats blessés. J'eus à examiner sérieusement alors ce que je devais recommander au général de faire. Nous ne pouvions regagner le terrain du pont d'Almaraz sans une bataille, et selon toutes les probabilités nous aurions eu à en livrer une seconde contre 50 mille hommes avant que le pont pût être rétabli, en supposant que nous eussions réussi dans la première. Nous ne pouvions rester à Oropesa où nous nous trouvions, la position étant sans valeur par elle-même et susceptible d'être coupée par Calera de cette place-ci, son seul point de retraite.
»Je préférai et je recommandai cette retraite: d'abord, par la considération des pertes que nous autres, Anglais, aurions éprouvées dans ces affaires successives, sans chance de pouvoir prendre soin de nos blessés.
»Secondement, par la considération que s'il était vrai que 30 mille hommes fussent venus se joindre aux forces des Français dans cette partie de l'Espagne, il nous était absolument impossible de prendre l'offensive. Il fallait qu'il fût fait une diversion en faveur des armées se trouvant dans ces quartiers-ci, par quelque autre corps vers Madrid, pour obliger les Français à détacher une partie de leurs forces vers ce point, et nous permettre ainsi de reprendre l'offensive.
»En troisième lieu, pour que ces opérations et ces batailles pussent réussir, il était nécessaire que les longues marches à faire fussent exécutées avec célérité. Je suis désolé de devoir dire que, faute de nourriture, les troupes sont tout à fait incapables maintenant de répondre à ces besoins; et il est plus que probable que j'aurais eu Victor sur le dos avant que la première affaire entre Soult et moi eût pu être terminée.
»Comme d'ordinaire, le général Cuesta demandait à livrer de grandes batailles. À présent que toutes les troupes sont retirées de la Castille, Romana et le duc del Parque vont recevoir l'ordre de faire quelques démonstrations vers Madrid.—J'apprends qu'outre les 50 mille hommes, il y a un corps de 12 mille hommes occupé à observer Vénégas.
Au maréchal Beresford.
«Mesa de Hor, le 6 août 1809.
»Des considérations bien mûrement pesées, après que je vous eus écrit, me firent reconnaître que nous devions renoncer à exécuter le plan dont je vous avais entretenu et qu'il fallait nous mettre sur la défensive, si Soult et Ney avaient passé par le Puerto de Baños. Vous croirez aisément au regret avec lequel j'abandonnai le fruit de notre victoire, de toutes nos fatigues et de nos pertes; cependant je n'hésitai pas, et je ne m'en repens point, à passer le Tage à Arzobispo.
»Je me propose maintenant de prendre la position d'Almaraz, de donner à mes troupes un peu de repos et un peu de nourriture, et de voir ce que fera l'ennemi. Mon opinion est qu'il envahira le Portugal, et vous ferez bien de vous mettre en position de défendre les passages.
»J'apprends avec peine la désertion de vos troupes. N'y a-t-il aucun remède à ce mal?
À S. E. le marquis de Wellesley.
«Deleytosa, le 8 août 1809.
»M. Frère aura instruit V. E. de la situation générale des affaires en Espagne.
»J'attirerai particulièrement votre attention sur deux points:
»1o La nécessité de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer aux deux armées tous les moyens de transport dont elles ont besoin, et des provisions;
»2o La nécessité de donner immédiatement l'uniforme national aux troupes espagnoles. En adoptant cette mesure, on fera cesser une pratique qui, j'ai regret à le dire, est très-générale maintenant, à savoir que ces troupes jetant au loin leurs armes et leur équipement se sauvent en prétendant qu'ils ne sont que des paysans. À l'avantage de préserver l'État de la perte de grandes quantités d'armes cette mesure joindrait celui de procurer au général le moyen de punir les troupes qui se conduisent mal devant l'ennemi, de la manière la plus propre à affecter les sentiments des Espagnols, c'est-à-dire en les disgraciant; quand un certain nombre de paysans sont réunis en armes et vêtus comme des paysans, il est difficile de désigner les corps ou les individus qui se sont mal comportés, par une marque distinctive qui les présente à tous leurs camarades comme des objets d'exécration, et cependant il est constant qu'une punition de ce genre ferait dix fois plus d'effet que celle mise à exécution dernièrement dans l'armée espagnole, à la suite de la mauvaise conduite de quelques corps dans la bataille de Talavera, punition qui a consisté à décimer les simples soldats des corps qui avaient pris la fuite, et à mettre à mort le tiers ou le quart des officiers.—Des corps entiers, officiers et soldats, en effet, lèvent pied maintenant à la première apparence de danger, et je ne mets pas en doute, s'il était possible de connaître la vérité, que l'armée de Cuesta, qui a traversé le Tage au nombre de 38 mille hommes, ne se compose plus aujourd'hui de 30 mille, bien qu'elle n'ait perdu que 500 hommes dans ses engagements avec l'ennemi.
À lord Castlereagh.
«Mérida, le 25 août 1809.
. . . . . . . . . . . . . . . .
»J'arrive maintenant au genre des troupes, et là j'ai le regret de dire que nos alliés nous font défaut bien plus encore que pour le nombre ou la composition.
»La cavalerie espagnole est, je crois, presque entièrement sans discipline. Elle est, en général, bien habillée, bien armée, bien équipée et remarquablement bien montée; les chevaux sont en très-bonne condition; ceux, du moins, de l'armée d'Eguia que j'ai vus. Mais je n'ai jamais entendu que dans une circonstance quelconque ces troupes de cavalerie se soient comportées comme des soldats doivent le faire en présence de l'ennemi. Elles ne se font pas le moindre scrupule de fuir, et après une affaire on les trouve dans tous les villages et dans tout fond couvert d'ombre à cinquante milles à la ronde du champ de bataille.
»L'artillerie espagnole, autant que je l'ai vue, est entièrement irréprochable, et l'artillerie portugaise excellente.
»Quant au grand corps de toutes les armées, je veux dire l'infanterie, il est déplorable de dire combien celle des Espagnols est mauvaise et combien elle est loin de pouvoir lutter avec celle des Français. Elle est, je crois, bien armée; mais elle est mal équipée, n'ayant pas les moyens de protéger ses munitions contre la pluie; quelquefois elle n'est pas vêtue du tout, d'autres fois elle est habillée de manière à avoir l'aspect de paysans, ce qui doit être évité par-dessus tout; et sa discipline me semble se borner à savoir se ranger sur trois rangs dans un ordre très-serré, et à l'exercice manuel.
»Il est impossible de compter sur ces troupes pour aucune opération: on dit que quelquefois elles se comportent bien; mais j'avoue que je ne les ai jamais vues se comporter autrement que mal. Le corps de Bassecourt, qui était réputé le meilleur dans l'armée de Cuesta, et qui se battait sur notre gauche dans les montagnes à la bataille de Talavera, fut tenu en échec durant toute la journée par un bataillon français; ce corps, depuis lors, s'est enfui du pont d'Arzobispo abandonnant ses canons et un grand nombre d'hommes jetant sur la route leurs armes, leur équipement et leurs vêtements, suivant l'habitude des Espagnols; une circonstance singulière dans cette affaire d'Arzobispo (où Soult écrit que les Français ont pris trente pièces de canon), c'est que les Espagnols se sauvèrent avec une telle précipitation qu'ils laissèrent leurs canons chargés et sans les enclouer, et que les Français, bien qu'ils eussent chassé les Espagnols du pont, ne s'estimèrent pas assez forts pour les poursuivre; et le colonel Waters, que j'envoyai en parlementaire le 10, pour nos blessés, trouva les canons, sur la route, abandonnés par un parti, sans que l'autre en eût pris possession, sans qu'il en eût même probablement connaissance.
»Cette pratique de s'enfuir en jetant armes, bagages et vêtements, est fatale en tout point, sauf qu'elle permet de rassembler de nouveau les mêmes hommes dans l'état de nature, lesquels recommencent absolument la même manœuvre à la première occasion qui leur en est offerte. Près de deux mille hommes s'enfuirent, dans la soirée du 27, de la bataille de Talavera (ils n'étaient pas à 100 toises de la place où je me tenais) sans être ni attaqués, ni menacés d'être attaqués, et qui furent effrayés uniquement par le bruit de leurs propres feux; ils laissèrent leurs armes et leurs équipements sur le terrain; leurs officiers allèrent avec eux; ce furent eux et la cavalerie fugitive qui pillèrent les bagages de l'armée anglaise qui avaient été envoyés sur les derrières. Beaucoup d'autres s'enfuirent que je ne vis point.
»Rien ne peut être pire que les officiers de l'armée espagnole; et il est extraordinaire que, lorsqu'une nation s'est vouée à la guerre comme l'a fait celle-ci par toutes les mesures qu'elle a adoptées dans le cours de ces deux dernières années, il ait été fait aussi peu de progrès par les individus dans quelque branche de la profession militaire que ce soit, et que tout ce qui concerne une armée soit si peu compris. Les Espagnols sont réellement des enfants dans l'art de la guerre, et je ne puis pas dire qu'ils fassent rien comme cela doit être fait, excepté de s'enfuir et de s'assembler de nouveau dans l'état de nature.
»Je crois sincèrement que cette insuffisance dans le nombre, la composition, la discipline et l'efficacité des troupes, doit être en grande partie attribuée au gouvernement existant en Espagne: on a essayé de gouverner le royaume, dans un état de révolution, en adhérant aux anciennes règles et aux vieux systèmes, et avec l'aide de ce qu'on appelle enthousiasme; mais cet enthousiasme, dans le fait, n'aide à rien accomplir, et est seulement une excuse pour l'irrégularité avec laquelle tout est fait, et pour l'absence de discipline et de subordination dans les armées.
»Je sais que l'on croit généralement que c'est l'enthousiasme qui a fait sortir victorieusement les Français de leur révolution, et que c'est lui qui a engendré les hauts faits qui leur ont presque procuré la conquête du monde; mais si l'on examine la chose de près, l'on verra que l'enthousiasme était seulement le nom, que la force fut vraiment l'instrument qui sut faire naître ces grandes ressources sous le système de la terreur, qui le premier arrêta les alliés, et que la persévérance dans le même système d'approprier chaque individu et chaque chose au service de l'armée, par la force, a depuis fait la conquête de l'Europe.
»Après cet exposé vous pourrez juger par vous-même si vous voudrez employer une armée et de quelle force sera l'armée que vous emploierez au soutien de la cause en Espagne.
»Des circonstances que vous connaissez m'ont obligé à me séparer de l'armée espagnole; et je ne puis que vous dire que je ne me sens point d'inclination à recommencer à opérer avec eux, sous ma propre responsabilité; qu'il faudra que ma route soit bien clairement tracée devant moi avant que je le fasse; et je ne vous recommande pas d'avoir rien de commun avec eux dans leur état présent.
»Avant d'abandonner cette partie de mon sujet, il vous sera sans doute agréable de savoir que je ne pense pas que les affaires ici en eussent beaucoup mieux marché, si vous aviez envoyé votre forte expédition en Espagne, au lieu de l'envoyer contre l'Escaut. Vous n'auriez pu l'équiper dans la Galice, ou quelque part que ce soit dans le nord de l'Espagne.
»Si nous avions eu 60 mille hommes au lieu de 20 mille, selon toutes les probabilités, nous n'aurions pas livré la bataille de Talavera, faute de moyens et de provisions; et si nous avions livré la bataille, nous ne serions pas allés plus loin. Les deux armées se seraient infailliblement séparées par suite du manque de subsistance, probablement sans bataille, mais en tout cas bien certainement après.
»En outre, vous remarquerez que vos 40 mille hommes, en les supposant équipés, armés et pourvus de tous les moyens de subsistance, n'auraient pas compensé ce qui manque en nombre, en composition et en valeur dans les armées espagnoles; et en admettant qu'ils eussent été capables de chasser les Français de Madrid, ils n'auraient pu les expulser de la Péninsule, même dans l'état actuel des forces françaises.
. . . . . . . . . . . . . . . .
»Maintenant, supposant que l'armée portugaise parvienne à répondre à son objet, que pourra-t-on faire avec elle et le Portugal, si les Français se rendaient maîtres du reste de la Péninsule? Mon opinion est que nous pourrions conserver le Portugal, l'armée portugaise et la milice étant complètes.
»La difficulté sur cette seule question gît dans l'embarquement de l'armée anglaise. Il y a tant d'entrées en Portugal, tout le pays n'étant que frontières, qu'il serait bien difficile d'empêcher l'ennemi d'y pénétrer, et il est probable que nous serions obligés de nous restreindre à préserver ce qui est le plus important, la capitale.
»Il est difficile, sinon impossible, de porter la lutte pour la capitale aux extrémités, et ensuite d'embarquer l'armée anglaise. Vous me comprendrez en jetant un coup d'œil sur la carte. Lisbonne est si élevé au-dessus du Tage, que quelque armée que nous réunissions, jamais elle ne serait capable d'assurer à la fois la navigation de la rivière par l'occupation des deux rives et la possession de la capitale. Il faudrait, je le crains, renoncer à l'un ou à l'autre de ces objets, et ce à quoi les Portugais renonceraient plutôt, ce serait la navigation du Tage, et naturellement à nos moyens d'embarquement. Cependant je n'ai pas encore suffisamment approfondi cet intéressant sujet.
»En même temps je pense que le gouvernement devrait veiller à renvoyer au moins les transports couverts aussitôt que la grande expédition n'en aura plus besoin et qu'on recevra la nouvelle positive que Napoléon renforce ses armées en Espagne; car vous pouvez compter que lui et ses maréchaux doivent être désireux de se venger sur nous des différents coups que nous leur avons portés, et qu'en venant dans la Péninsule, leur premier et grand objet sera d'en expulser les Anglais.
»Vous aurez vu par la première partie de ma lettre mon opinion touchant la nécessité qu'il y aurait à engager les Espagnols à donner le commandement de leurs armées au commandant en chef anglais.
»Si une pareille offre m'était faite, j'en déclinerais l'acceptation jusqu'à ce que je connusse le bon plaisir de Sa Majesté, et je vous recommande fortement, à moins que vous ne vouliez courir le risque de perdre votre armée, de n'avoir absolument rien à faire avec la guerre d'Espagne, sur quelque base que ce soit, dans l'état actuel des choses. Quant à Cadix, le fait est que la jalousie de tous les Espagnols, même de ceux qui nous sont le plus attachés, est si enracinée, que lors même que le gouvernement nous céderait ce point (et dans ses difficultés présentes, je ne serais pas surpris qu'il le cédât) pour me décider à rester en Espagne, je ne regarderais jamais aucune garnison comme assurée de son salut dans cette place.
»Si vous voulez prendre Cadix, il faut laisser le Portugal et vous charger de l'Espagne; il faut occuper Cadix avec une garnison de 15 à 20 mille hommes et envoyer d'Angleterre une armée qui entrera en campagne avec les Espagnols, Cadix devenant votre retraite au lieu de Lisbonne.
»Avec Cadix, il faut insister pour le commandement des armées d'Espagne; mais par les faits exposés au commencement de ma lettre, vous voyez combien peu nous devons nous promettre de mener la lutte à la conclusion que nous désirons tous.
LETTRES DE NAPOLÉON RELATIVES À L'EXPÉDITION DE WALCHEREN.
(VOIR PAGE 225.)
Nous reproduisons ici, comme nous l'avions annoncé, quelques lettres de Napoléon sur l'expédition de Walcheren. Elles feront bien connaître ce qui se passa dans son esprit à cette occasion, la défiance qu'il commençait à concevoir à l'égard des hommes et la profondeur de sa prévoyance, bien que sur quelques points accessoires l'événement eût trompé ses calculs. Ainsi il croyait Flessingue imprenable, et Flessingue fut pris, et il le fut par un autre motif que la lâcheté du général Monnet: il le fut par la masse d'artillerie que la marine anglaise réunit sur un seul point. Mais, si ce n'est sur un ou deux détails, sur tout le reste on sera frappé de la prodigieuse prévoyance avec laquelle Napoléon jugea les suites et la fin de l'expédition britannique, et les natures d'obstacle qu'il fallait lui opposer. On ne devra pas s'arrêter aux chiffres, qui sont presque tous inexacts dans ces lettres. Napoléon était loin du théâtre des événements; il ignorait les forces de l'ennemi, et celles même que les Français pouvaient réunir; il avait coutume d'ailleurs en parlant à ses lieutenants d'exagérer leurs ressources et de diminuer celles qu'ils avaient à combattre. C'était une manière de leur imposer de plus grands efforts. Souvent aussi il aimait à se faire illusion, et il y fut porté davantage à mesure que ses moyens furent plus disproportionnés avec la tâche exorbitante qu'il avait entreprise. Il faut donc lire ces lettres non pour l'exactitude des détails, mais pour l'esprit dans lequel elles ont été écrites, esprit qui en fait des monuments du plus grand prix. Le nombre du reste de celles qui furent écrites sur la seule expédition de Walcheren est trois ou quatre fois plus considérable; mais elles sont à l'égard des individus, et quelquefois même des frères de Napoléon, d'une telle vivacité, que nous avons cru ne pas devoir les reproduire. On peut dès aujourd'hui dire toute la vérité historique; mais il y a souvent dans les documents eux-mêmes une crudité qui en rendrait la production intempestive et prématurée. L'histoire sincèrement et honnêtement écrite n'a pas besoin du langage des passions, et c'est ce qui fait qu'elle peut parler bien avant les documents eux-mêmes.
Au ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, 6 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 31, par laquelle vous m'instruisez que 200 voiles de toutes grandeurs sont signalées du côté de Walcheren. L'île de Walcheren doit avoir en troupes françaises et hollandaises 6 mille hommes. Envoyez-y de jeunes officiers d'artillerie et du génie, hommes de zèle et attachés. Je suppose que les magasins de Flessingue sont approvisionnés, et que vous avez un chiffre avec le général Monnet. Je lui ai donné l'ordre, que vous lui réitérerez, de couper les digues, si cela était nécessaire. Je suppose également que le général Chambarlhiac se sera porté sur l'île de Cadzand avec le corps qui est à Louvain, la demi-brigade provisoire qui est à Gand, et tout ce qu'il aura pu tirer des 16e et 24e divisions militaires, et que le général Rampon l'aura suivi avec son corps de gardes nationales, ce qui formera là 9 ou 10 mille hommes; qu'il aura fait atteler 12 pièces de canon à Gand, à Douay, à Saint-Omer, pour ne pas manquer d'artillerie de campagne; qu'il aura fait venir de Maëstricht ce qui s'y trouvait, et que le général Sainte-Suzanne aura formé une colonne avec du canon pour se porter partout.
»Envoyez à Anvers des officiers d'artillerie et du génie et un commandant supérieur. La marine a, à Anvers, 12 ou 1,500 hommes qui peuvent servir. On peut former à Anvers quelques bataillons de gardes nationales pour faire la police de la ville et concourir à sa défense.
»Si ce débarquement s'est effectué, vous aurez mis en état de siége Anvers, Ostende, Lille; vous aurez bien fixé l'attention du roi de Hollande sur les places de Breda et de Berg-op-Zoom, et s'il y a lieu, vous aurez ordonné l'armement de la première ligne de mes places fortes de Flandre.
»Vous pouvez réunir quelques détachements de cavalerie et en former quelques escadrons provisoires.
»Vous n'aurez pas manqué d'envoyer le maréchal Moncey porter son quartier général à Lille, en le chargeant de requérir tout ce qu'il pourra de gendarmerie pour réunir quelques milliers d'hommes de cette bonne cavalerie.
»Vous aurez retenu les détachements en marche, même ceux destinés pour l'armée, tels que les 3 mille hommes venant de la 12e division militaire, et vous les aurez dirigés soit sur Paris, soit sur les points où ils peuvent être utiles.
»Enfin, s'il y a lieu, demandez la réunion d'un conseil chez l'archichancelier pour requérir 30 mille hommes de gardes nationales dans les 1re, 2e, 14e, 15e, 16e divisions militaires et quelques bataillons dans les 24e et 25e, et pour que chaque ministre fasse les circulaires convenables pour exciter la nation et surtout les départements où il est nécessaire de lever des gardes nationales.
»Après les avantages que nous avons ici, je suppose que les Français ne se laisseront pas insulter par 15 ou 20 mille Anglais. Je ne vois pas ce que les Anglais peuvent faire. Ils ne prendront pas Flessingue, puisque les digues peuvent être coupées; ils ne prendront pas l'escadre, puisqu'elle peut remonter jusqu'à Anvers, et que cette place et son port sont à l'abri de toute attaque. J'imagine que le ministre Dejean se sera empressé d'approvisionner ses magasins. Si la descente était sérieuse, prenez des mesures pour avoir dans le Nord le plus grand nombre possible de pièces de canon attelées soit par voie de réquisition, soit autrement. Je vous autorise même, dans un cas urgent, à retenir une partie des dix compagnies d'artillerie que vous m'envoyez.
»Donnez ordre au duc de Valmy de se rendre à Wesel, où il sera mieux placé pour assurer cette place importante.
«Schœnbrunn, 8 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 2. Vous aurez reçu mon décret pour la levée de 30 mille gardes nationales. Je suis fâché que dans le conseil du 1er vous n'ayez pas pris sur vous d'appeler les gardes nationales; c'est se méfier à tort d'elles. Je suppose qu'en recevant mon décret, vous vous serez occupé de former ces 30 mille gardes nationales en quatre ou cinq divisions, et de désigner des généraux au Sénat pour les commander, et que vous aurez fait au Sénat une communication qui servira de publication. Le Sénat répondra par une adresse où il me portera la parole et qui sera une espèce de proclamation. Cela s'imprimera de suite. De leur côté les ministres donneront l'impulsion. Il faut avoir sur-le-champ 80 mille hommes en première et en seconde ligne, et donner du mouvement à la nation pour qu'elle se montre; d'abord pour dégoûter les Anglais de ces expéditions et leur faire voir que la nation est toujours prête à prendre les armes, ensuite pour servir à reprendre l'île de Walcheren, si les Anglais pouvaient la prendre, et enfin pour favoriser les négociations entamées ici: et certes cela leur nuira si l'on me croit embarrassé par le débarquement des Anglais. Ainsi donc tous les moyens d'influencer l'opinion doivent être pris; les gardes nationales de chaque département désignées; et les anciens soldats qui voudraient faire cette campagne pour chasser les Anglais doivent être invités à se réunir à Lille pour former une légion.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 8 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 2 août. Je suis fâché qu'au conseil des ministres du 1er on n'ait pas arrêté un message au Sénat, une levée de 30 à 40 mille gardes nationales, et qu'on n'ait pas imprimé un grand mouvement à la nation. Cela était nécessaire sous le point de vue militaire et aussi sous le point de vue politique, car, si l'on me croit embarrassé par cette descente, les négociations deviendront plus difficiles. Il est donc nécessaire d'appeler la nation. Il paraît hors de doute que les Anglais en veulent à l'île de Walcheren et à mon escadre. Celle-ci n'a rien à craindre si elle retourne à Anvers. Flessingue ne court aucun danger d'être pris, puisqu'en coupant les digues on inonde toute l'île et on oblige les Anglais à l'abandonner.
»Mettez-vous en correspondance, si vous le pouvez, avec le général Monnet, et recommandez-lui l'ordre que je lui ai donné à plusieurs reprises de vive voix et par écrit, de couper les digues aussitôt qu'il se verrait pressé.
Au ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, 9 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 3.
»Je vous ai fait connaître hier mes intentions. J'ai peu de chose à y ajouter aujourd'hui, seulement que vous devez exécuter toutes les dispositions que j'ai ordonnées, quand même les Anglais n'auraient fait aucun progrès et resteraient stationnaires dans l'île de Walcheren. Il est nécessaire pour les négociations entamées ici, pour l'exemple de l'avenir et pour mes vues ultérieures, d'avoir une armée dans le Nord. Il est trop heureux que les Anglais nous donnent le prétexte de la former. À moins que les Anglais ne se soient rembarqués et soient retournés chez eux, il faut lever les 30 mille hommes de gardes nationales comme je l'ai ordonné par mon décret. Le seul inconvénient que cela aura, ce sera de coûter quelques millions. À vous parler confidentiellement, il est possible que lorsque ceci sera terminé, je fasse occuper les côtes de Hollande pour fermer les portes de Hollande aux Anglais. Ils sentiront le résultat d'une clôture en règle des débouchés de l'Ost-Frise, de l'Elbe et de la Zélande. Jusqu'à cette heure, ils vont et viennent en Hollande comme ils veulent.
»Je ne vois pas dans vos lettres que vous ayez réitéré au général Monnet l'ordre de couper les digues si la place était serrée de près. Je le lui ai dit de vive voix plusieurs fois; réitérez-le-lui de ma part; je n'admets aucune excuse. Je n'ai pas besoin de vous dire que le ministre Dejean et vous, devez prendre des mesures pour faire passer des vivres à Flessingue; entendez-vous avec le ministre de la marine. Envoyez également à Flessingue 8 ou 10 officiers d'artillerie de tout grade, un officier du génie et un détachement de sapeurs. Ce que le général Rampon a de mieux à faire, c'est de tenir ses troupes réunies jusqu'à ce que l'on voie ce que veut faire l'ennemi. Avec des troupes médiocres et en si petit nombre, le général Rampon ne peut chasser les Anglais de l'île de Walcheren, il se fera battre. La fièvre et l'inondation doivent seules faire raison des Anglais. Le roi de Hollande qui peut disposer de 10 ou 12 mille hommes les aura portés sur Berg-op-Zoom, et aura approvisionné et mis en état ses places du Nord.....
Au ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, 10 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 4. Je ne conçois pas ce que vous faites à Paris. Vous attendez sans doute que les Anglais viennent vous prendre dans votre lit! Quand 25 mille Anglais attaquent nos chantiers et menacent nos provinces, le ministère reste dans l'inaction! Quel inconvénient y a-t-il à lever 60 mille gardes nationales?—Quel inconvénient y a-t-il à envoyer le prince de Ponte-Corvo prendre le commandement sur le point où il n'y a personne? Quel inconvénient y a-t-il à mettre en état de siége mes places d'Anvers, d'Ostende et de Lille? Cela ne se conçoit pas. Je ne vois que M. Fouché qui ait fait ce qu'il a pu et qui ait senti l'inconvénient de rester dans une inaction dangereuse et déshonorante; dangereuse, parce que les Anglais voyant que la France n'est pas en mouvement et qu'aucune direction n'est donnée à l'opinion publique, n'auront rien à craindre et ne se presseront pas d'évacuer notre territoire; déshonorante, parce qu'elle montre la peur de l'opinion et qu'elle laisse 25 mille Anglais brûler nos chantiers sans les défendre. La couleur donnée à la France dans ces circonstances est un déshonneur perpétuel. Les événements changent à chaque instant. Il est impossible que je donne des ordres qui n'arriveront que quinze jours après. Les ministres ont le même pouvoir que moi, puisqu'ils peuvent tenir des conseils et prendre des décisions. Employez le prince de Ponte-Corvo, employez le maréchal Moncey. J'envoie de plus le maréchal Bessières, pour être à Paris en réserve. J'ai ordonné la levée de 30 mille hommes de gardes nationales. Si les Anglais font des progrès, levez-en 30 mille autres dans les mêmes ou dans d'autres départements. Il est bien évident que les Anglais en veulent à mon escadre et à Anvers.
»Je suppose que dès le 4 vous aurez fait partir tout ce qui était à Boulogne pour Anvers. J'espère que le général Rampon se sera également approché d'Anvers. Il est évident que l'ennemi sentant la difficulté de prendre Flessingue, veut marcher droit sur Anvers et tenter un coup de main sur l'escadre.
À l'archichancelier.
«Schœnbrunn, 12 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 6. J'admire votre tranquillité, quand vous croyez qu'il y a 40 mille Anglais sur nos côtes et que vous savez que le général Sainte-Suzanne, officier de mérite, sur lequel je m'étais reposé de la défense du Nord, est malade. Vous auriez dû tenir un conseil pour savoir s'il fallait donner le commandement au roi de Hollande. Ce parti est le plus absurde de tous. Le roi de Hollande pensera à couvrir Amsterdam, et vous laissera prendre dans votre lit à Paris. Il y a vraiment du vertige. Votre conduite dans cette circonstance met l'alarme en France. On croit d'autant plus qu'on voit moins. Il y aura onze jours de perdus lorsque vous recevrez mes lettres. Les Anglais auraient dû être sur le point de se rembarquer. Vous auriez dû tenir de fréquents conseils dans cette circonstance inopinée.
Au ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, 16 août 1809.
»Voici mes ordres sur ce qu'il y a à faire contre l'expédition anglaise. Je vous ai donné les mêmes ordres à plusieurs reprises dans mes lettres; je veux vous les renouveler: point d'offensive, point d'attaque, point d'audace. Rien ne peut réussir avec de mauvaises ou de nouvelles troupes. Si l'on attaque Flessingue, on les compromet. Le général Monnet s'est déjà trop battu, s'il est vrai qu'il a perdu 1,400 hommes.
»Que veulent les Anglais? Prendre Flessingue, l'île de Walcheren. C'est une opération impossible, puisque la possession de l'île de Walcheren dépend de la prise de Flessingue. Quand ils seront à cent toises de la place, on peut lâcher les écluses, et l'île sera inondée. Tant que Flessingue aura un morceau de pain, elle est imprenable. L'essentiel est donc de rafraîchir les vivres et de jeter dans la place une trentaine de braves et 2 à 300 canonniers. Ces braves sont des officiers du génie, de l'artillerie, des majors, etc. Anvers, en supposant que l'ennemi vienne l'assiéger, peut être également défendue par l'inondation. Les forts sont armés et garnis d'artillerie, la garnison est de 6 mille hommes de gardes nationales et 6 mille hommes de l'escadre. Il y a des magasins de vivres pour huit mois. Anvers peut donc se défendre huit mois. Recommandez au ministre Dejean, qui doit s'être rendu sur les lieux par mes ordres, d'inspecter l'armement et l'approvisionnement de cette place, de mettre des canonniers et des ingénieurs à chaque fort, avec la quantité de vivres et d'artillerie nécessaire. Avec cela, Anvers est imprenable. Les Anglais l'assiégeraient en vain pendant six mois. Ils ne peuvent donc prendre ni Flessingue ni Anvers; ils ne peuvent prendre l'escadre, elle est en sûreté à Anvers.
»Tout porte à penser que les Anglais ne débarqueront pas dans l'île de Cadzand sans avoir Flessingue. S'ils y débarquent, ils disséminent leurs troupes. Ils n'ont pas plus de 25 mille hommes; ils ne pourraient pas jeter plus de 6 à 7 mille hommes dans l'île de Cadzand, et ils y seraient compromis. Il ne s'agirait donc que de choisir dans l'île un champ de bataille, d'y élever quelques redoutes et batteries de campagne, et d'avoir 12 à 15 mille hommes à portée de s'y rendre. Les batteries du fort Napoléon doivent être à l'abri d'un coup de main. Les Anglais iront-ils à Berg-op-Zoom? Cette place est en état, et là ils seraient disséminés. Ils ne peuvent avoir moins de 10 à 12 mille hommes dans l'île de Walcheren, et 10 mille dans le Sud-Beveland, pour défendre la droite de l'Escaut et le fort de Batz, et il ne leur reste plus de monde pour rien entreprendre sur la rive gauche. Or, Flessingue et Anvers sont imprenables. Cependant tout ce qui rend impossible l'acheminement des Anglais sur Anvers, je l'approuve, tel que l'inondation des environs de Berg-op-Zoom, le rétablissement du fort Saint-Martin et des fortifications le long du canal de Berg-op-Zoom.
»Tandis qu'on passera dans cette situation les mois d'août et de septembre, les 30 mille gardes nationales avec de bons généraux, majors et officiers, seront réunies. Le duc de Walmy aura réuni 10 mille hommes à Wesel, les divisions Olivier et Chambarlhiac auront pris une nouvelle consistance, et les deux divisions de gardes nationales des généraux Rampon et Soulès seront complétées. Alors avec cet ensemble de forces de 70 mille hommes de gardes nationales et de troupes de ligne français et 15 ou 16 mille Hollandais, on pourra sur le bruit seul de cet armement décider les Anglais à se rembarquer, marcher à eux et les détruire. Mais point d'opérations prématurées qui ne peuvent réussir avec de mauvaises troupes; point d'échecs; de la sagesse et de la circonspection. Le temps est contre les Anglais. Toutes les semaines nous pouvons mettre 10 mille hommes de plus sous les armes, et eux les avoir de moins. Mais pour cela il faut de l'ordre, ne pas mêler la garde nationale avec la ligne; il faut que la division Rampon reste une, que la division Soulès reste une, que les cinq autres divisions de gardes nationales se forment dans cinq endroits différents, comme je l'ai ordonné, une par exemple à Anvers, une à Ostende, une à Bruxelles, une à Lille, une à Saint-Omer ou à Boulogne, etc. Vous pouvez changer ces points de réunion; mais en général il faut que les gardes nationales soient réunies et aient de bons officiers, et qu'elles n'aillent pas se mettre par 1,500 devant l'ennemi sans ordre; elles y vont, il est vrai, mais elles reviennent bien plus vite. Ce que je vous recommande surtout, c'est de prendre garde d'épuiser, en les éparpillant, cette ressource des gardes nationales.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 16 août 1809.
»Faites mettre dans le Moniteur, en forme de lettre ou de réflexions d'un militaire, les observations suivantes sur l'expédition anglaise: «Quand les Anglais ont combiné leur expédition, ils avaient pour but de prendre l'escadre, mais elle est en sûreté à Anvers; ils avaient pour but de prendre Anvers et de détruire nos chantiers; mais Anvers n'est plus ce qu'il était il y a quatre ans. En y établissant des chantiers, on y a rétabli les fortifications. Anvers peut se défendre six mois. Une inondation le couvre en grande partie, de nouveaux ouvrages ont été faits. Depuis trois ans des fossés pleins d'eau, une enceinte bastionnée avec une belle escarpe mettent cette place à l'abri de toute attaque. Il faudrait aux Anglais six mois de siége et 60 mille hommes pour prendre Anvers. Les Anglais ne peuvent pas songer à prendre Flessingue. Depuis trois ans les fortifications en ont été augmentées. Des demi-lunes ont été construites; trois forts ont été établis autour de la ville. Depuis dix jours que les Anglais ont débarqué, ils n'ont pas encore commencé les approches, et ils sont à 1,000 toises de la place. La garnison est assez nombreuse pour la défendre, et les Anglais ont déjà fait des pertes sérieuses. Mais enfin s'ils en approchent à 200 toises, on peut lever les écluses et inonder l'île. Il y a des vivres pour un an, la place peut donc tenir un an, et avant six semaines des 15,000 Anglais qui sont dans l'île de Walcheren il n'en restera pas 1,500; le reste sera aux hôpitaux.
»Le moyen de les empêcher de prendre Flessingue est de leur opposer l'inondation. L'expédition anglaise consiste en 26 à 27 mille hommes. Ils en ont débarqué 15 à 18 mille dans l'île de Walcheren, 7 à 8 mille dans le Sud-Beveland. Ils ont obtenu un avantage qu'ils ne devaient pas espérer: c'est l'occupation du fort de Batz. Et cependant à quoi cela a-t-il abouti? À rien. L'expédition est mal calculée. Ces 25 à 30 mille hommes eussent été plus utiles en Espagne, et là ils ne peuvent rien faire; car en supposant que, par impossible, ils prissent Flessingue, ils ne le garderaient pas longtemps. C'est en vain qu'ils jetteraient des milliards et prodigueraient des hommes, ils ne défendront pas l'île de Walcheren; et si tout le monde convient qu'il faut 20 mille hommes pour défendre cette île, il est de l'intérêt de la France de leur en faire présent. Ils y perdront 10 mille hommes par les fièvres, et on la leur reprendra quand on voudra.
»L'expédition a été faite sur de faux renseignements et calculée avec ignorance. On n'a pas à Londres des notions exactes sur l'Escaut, sur la France; car au moment où nous parlons, 80 mille hommes se réunissent dans le Nord, et il est fort heureux qu'ayant plusieurs points pour employer leurs forces, ils choisissent celui où tout succès est impossible.»
»Faites mettre cette note dans le Moniteur, si aucun événement inattendu ne dément ces conjectures au moment où vous recevrez cette lettre.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 22 août 1809.
»Je reçois votre lettre du 16. Vous dites que Flessingue est bombardé à vous faire craindre qu'il ne succombe. Vous avez tort d'avoir cette crainte. Flessingue est imprenable tant qu'il y a du pain, et il y en a pour six mois. Flessingue est imprenable, parce qu'il faut exécuter un passage de fossé qui est rempli d'eau, et qu'enfin on peut en coupant les digues inonder toute l'île. Si Flessingue était pris avant six mois, il faudrait que les généraux, colonels et officiers supérieurs qui commandent cette place fussent arrêtés et mis en jugement. Je ne crois pas davantage que Rameskens soit pris. Je ne connais pas ce fort; mais puisqu'il y a la ressource de couper les digues, il ne doit pas être pris. Écrivez, dites partout que Flessingue ne peut être pris, à moins de lâcheté de la part des commandants; aussi je suis persuadé qu'il ne le sera pas, et que les Anglais s'en iront sans l'avoir. Je n'ai donc aucune espèce de crainte là-dessus. Les bombes ne sont rien, absolument rien; elles écraseront quelques maisons; mais cela n'a jamais influé sur la reddition d'une place.
»Cependant tandis que les Anglais perdent leur temps sur l'Escaut, lord Wellesley est battu en Espagne, cerné, en déroute, il cherche son salut dans une fuite précipitée au milieu des chaleurs. En quittant Talavera, il a recommandé au duc de Bellune 5 mille Anglais malades et blessés qu'il a été obligé d'y laisser. Le sang anglais coule enfin! c'est le meilleur pronostic d'arriver enfin à la paix. Sans doute, si les affaires d'Espagne eussent été mieux conduites, pas un Anglais n'eût dû échapper, mais enfin ils ont été battus, 6 mille ont péri, 8 mille sont nos prisonniers. Commentez ces idées dans des articles de journaux; démontrez l'extravagance des ministres d'exposer 30 mille Anglais dans le cœur de l'Espagne devant 120 mille Français, les meilleures troupes du monde, en même temps qu'ils en envoient 25 mille autres se casser le nez dans les marais de la Hollande, où leurs efforts n'aboutissent qu'à exciter le zèle des gardes nationales. Faites sentir l'ineptie de leurs plans en disséminant ainsi leurs forces, et que les petits paquets ont toujours été le cachet des sots.
Au ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, 22 août 1809.
»J'ai lu dans le Moniteur votre rapport au Sénat.
»Vous avez sans doute reçu mes ordres pour faire mettre dans le Moniteur les dépêches officielles des généraux, en ayant seulement le soin d'en ôter quelques lignes et ce qui pourrait faire connaître le nombre de mes troupes. Dans des événements de cette nature le public doit tout savoir.
»Vous aurez reçu le décret qui nomme le général sénateur Collaud gouverneur d'Anvers; cela annulera le décret du roi de Hollande. Vous aurez écrit au roi que j'ai nommé un maréchal, et que c'est à ce maréchal à prendre toutes les mesures pour la défense de nos côtes. Vous aurez ordonné au général Collaud de se rendre à Anvers et de faire les dispositions pour défendre la ville et y tenir pendant trois mois de tranchée ouverte. Tenez la main à ce que mon escadre soit placée en aval et en amont du fleuve, comme je l'ai prescrit au ministre de la marine. Le général Saint-Laurent doit rester à Anvers pour commander l'artillerie, le ministre Dejean doit y rester pour commander le génie, et le vice-amiral Missiessy pour commander la marine et l'escadre. Indépendamment de 6 mille hommes que fournit l'escadre, on laissera dans cette place 6 mille gardes nationales et à peu près autant de troupes de ligne. Veillez à ce qu'on y fasse arriver des vivres en grande quantité.
»Si jamais, ce que je ne puis croire, Flessingue venait à se rendre avant le 1er février, vous ferez arrêter à leur arrivée en France les généraux, colonels et officiers. Flessingue est imprenable, parce qu'il y a un fossé plein d'eau à passer et à cause de l'inondation. Il faut écrire par le télégraphe et par tous les signaux de rompre les digues.
»Je suis fort aise que le général Rousseau ne se soit pas rendu à Flessingue. C'était une mesure insensée; il y a assez de monde dans cette place. Répétez par toutes les occasions au général Rousseau, aux officiers d'artillerie à Breskens, dans l'île de Cadzand, de ne pas se décourager, de tirer et de tirer toujours. Il faut que les officiers d'artillerie aient un principe inverse au protocole ordinaire; qu'au lieu d'économiser la poudre et les munitions ils les prodiguent. Il y a des circonstances où c'est un devoir de ménager ses ressources; c'est lorsqu'on est loin de la France; mais ici, il faut les prodiguer. Veillez à ce que l'artillerie prenne des mesures pour pourvoir abondamment ces points de poudres, de bombes, afin qu'on puisse tirer continuellement. On ne voit jamais le mal de l'ennemi, surtout sur mer. J'ai vu des combats de six heures dans lesquels on croyait n'avoir rien fait après avoir tiré sans relâche, et puis tout à coup on était tout étonné de voir des bâtiments couler et d'autres s'éloigner à pleines voiles. Mais il faut pour que cela soit efficace, que l'on ne manque point de munitions, et qu'on prenne toutes les mesures nécessaires pour en faire arriver une grande quantité. Qu'est-ce que c'est qu'une distance de 1,300 toises pour nos mortiers qui portent de 15 à 1,800 toises? 30 bombes ne font rien, mais la 31e touche. Recommandez surtout que les bombes soient garnies de roches à feu. Si les bâtiments de l'ennemi sont à mille toises du bord, ils ne sont pas hors de la portée de la batterie impériale. Pourquoi ne les coule-t-on pas? Écrivez aux généraux et aux officiers d'artillerie de l'île de Cadzand et de la côte de prodiguer les munitions.
»Je suppose que ces détails que donne le général Rousseau que la garnison combat hors de Flessingue, que la première bombe vient d'être lancée, etc., vous les mettez dans le Moniteur. Il faut faire imprimer toutes les dépêches que vous m'envoyez, en ayant le soin d'en retrancher quelques lignes et de changer quelques chiffres.
»Quant au tir des boulets, le tir de l'ennemi va loin, parce que les marins, lorsqu'ils sont hors de portée, tirent ordinairement à toute volée, et que le tir de l'artillerie de marine a plus de degrés que le tir des pièces de terre.
»Ordonnez que la place d'Izendick soit armée, approvisionnée et mise en état de siége. Envoyez-y un officier commandant, un officier du génie, un officier d'artillerie, un commissaire des guerres et un garde-magasin. Faites-y mettre une grande quantité d'approvisionnements.
«Schœnbrunn, 22 août 1809.
»Je reçois votre lettre du...
»Je vois dans la copie de celle que vous avez écrite au prince de Ponte-Corvo que vous lui dites qu'il faut hasarder une bataille pour sauver Anvers. Je crains que vous ayez mal saisi mon idée. J'ai dit que, dans aucun cas, il ne fallait hasarder une bataille, si ce n'est pour sauver Anvers, ou à moins qu'on ne fût quatre contre un, et dans une bonne position couverte par des redoutes et par des batteries. Voici ma pensée tout entière: il y a deux points distincts, Anvers et l'île de Cadzand, tous deux fort importants, parce que si l'ennemi s'en emparait..... nos villes de France..... et inquiéterait la rive gauche.
»Je crois que le maréchal Moncey doit porter son quartier général à Gand et avoir le commandement de l'île de Cadzand, de Terneuse, jusqu'aux inondations de la tête de Flandre. Le prince de Ponte-Corvo doit porter son quartier général à Anvers et avoir sous ses ordres toute la partie de l'armée qui est actuellement à Lille et Berg-op-Zoom; qu'il doit choisir de bonnes positions pour empêcher l'ennemi de passer le canal de Berg-op-Zoom, n'engager d'affaires qu'en nombre très-supérieur à lui et dans de bonnes positions, et passer son temps à exercer et discipliner ses troupes. Si l'ennemi n'a que 20 ou 25 mille hommes pour se porter sur Anvers, que le prince de Ponte-Corvo puisse l'attendre dans une position avantageuse et l'attaquer avec 50 mille hommes Français et Hollandais, et surtout avec beaucoup d'artillerie, il peut le faire, mais en s'assurant la retraite sur Anvers. Dans tous les cas il devrait se retirer sur Anvers, considérer cette place comme un grand camp retranché, s'y renfermer, en occuper les dehors et voir ce que font les Anglais. Alors le mouvement de ceux-ci serait bien déterminé. Le maréchal Moncey approcherait dans ce cas son quartier général de la tête de Flandre pour être à portée d'Anvers; le duc de Valmy se porterait sur Maëstricht pour harceler l'ennemi, et si l'ennemi faisait la folie d'investir Anvers, le maréchal Moncey ferait passer en une nuit tout ce qu'il aurait de disponible par la tête de Flandre sur Anvers; le duc de Valmy et les Hollandais qui sont dans Breda harcèleraient l'ennemi, et le prince de Ponte-Corvo sortirait sur un des points avec toutes ses forces et écraserait l'ennemi. Ainsi le prince de Ponte-Corvo, cerné de la citadelle à l'autre extrémité de la place, ne serait pas cerné par la tête de Flandre, et aurait par là sa communication avec le maréchal Moncey. On ferait avancer la réserve, et l'ennemi ne tarderait pas à lever le siége pour éviter une entière destruction. Ainsi Anvers ne doit jamais être abandonné: le prince de Ponte-Corvo doit en défendre les approches le plus possible et s'y enfermer avec l'escadre, faire des redoutes et des forts tout autour pour défendre le camp retranché, qui tiennent l'ennemi à 1,000 ou 1,200 toises de la place, l'empêchent de bombarder la ville; et se mettre à même, après avoir réuni tous les moyens, les faisant passer par la tête de Flandre, de tomber sur lui avec 70 ou 80 mille hommes, et surtout avec une immense quantité d'artillerie de campagne.
»En résumé, le duc de Conegliano doit défendre l'île de Cadzand, Terneuse, et étendre sa défense à la tête de Flandre. Les communications doivent être assurées au travers de l'inondation entre la tête de Flandre, Gand et Bruxelles. Le duc de Conegliano doit avoir le double but d'empêcher l'île de Cadzand d'être prise, de défendre la rive gauche et d'empêcher l'ennemi de cerner la tête de Flandre, par laquelle il doit se mettre en communication avec le prince de Ponte-Corvo. Le but du prince de Ponte-Corvo doit être d'empêcher l'ennemi de passer le canal de Berg-op-Zoom, de se placer autour d'Anvers comme dans un camp retranché, de protéger sa communication avec la tête de Flandre et de profiter d'une occasion favorable pour tomber sur l'ennemi.
»Si le duc d'Istrie se porte bien, envoyez-le à Lille remplacer le duc de Conegliano.
»Nommez l'armée du prince de Ponte-Corvo, l'armée d'Anvers; l'armée du duc de Conegliano, l'armée de la tête de Flandre, et la réserve l'armée de réserve. Donnez au duc de Conegliano la division des gardes nationales du sénateur d'Aboville, qui est à Bruxelles, et ce qui défend l'île de Cadzand; cela fait 24 à 30 mille hommes. Vous pouvez composer l'armée du prince de Ponte-Corvo de tout ce qui est sous les armes d'Anvers à Berg-op-Zoom et de la division des gardes nationales qui est aujourd'hui dans Anvers.
»Vous pouvez donner au duc d'Istrie les trois divisions de réserve des gardes nationales.
»Ainsi donc le prince de Ponte-Corvo, mon escadre, le sénateur Collaud, ne doivent pas quitter Anvers. Vous devez faire connaître le plan de défense au duc de Valmy, qui doit s'approcher pour porter son quartier général à Maëstricht. Le duc de Conegliano doit porter son quartier général à Gand, pour être à portée de l'île de Cadzand, de Terneuse et de la tête de Flandre. Enfin le duc d'Istrie, s'il est en santé, doit se charger de commander la réserve et d'organiser les trois divisions de gardes nationales. Pour avoir de vrais succès contre les Anglais, il faut de la patience et attendre tout du temps qui ruinera et dégoûtera leur armée, laisser venir l'équinoxe qui ne leur laissera de ressource que de s'en aller par capitulation. En principe, des affaires de postes, mais pas d'affaires générales.
»P. S. Le duc de Conegliano et le duc de Valmy devraient se communiquer tous les jours.
Au ministre de la guerre.
«Schœnbrunn, 11 septembre 1809.
»Vous trouverez ci-joint un décret que je viens de prendre. Mon intention est de ne pas laisser plus longtemps le commandement dans les mains du prince de Ponte-Corvo, qui continue de correspondre avec les intrigants de Paris et qui est un homme auquel je ne puis me fier. Je vous envoie directement ce décret, pour que, si l'on était aux mains au moment où vous le recevrez, vous en différiez l'exécution. Si, comme je le pense, on ne se bat point et que le duc d'Istrie soit en état de marcher, vous enverrez ce dernier prendre le commandement de l'armée du Nord, et vous écrirez au prince de Ponte-Corvo de se rendre à Paris. Vous lui ferez connaître que j'ai été mécontent de son ordre du jour; qu'il n'est pas vrai qu'il n'ait que 15 mille hommes, lorsqu'avec les corps des ducs de Conegliano et d'Istrie j'ai sur l'Escaut plus de 60 mille hommes; mais que n'eût-il que 15 mille hommes, son devoir était de ne pas le laisser soupçonner à l'ennemi; que c'est la première fois qu'on voit un général trahir le secret de sa position par un excès de vanité; qu'il a donné en même temps des éloges à mes gardes nationales, qui savent bien elles-mêmes qu'elles n'ont eu occasion de rien faire. Vous lui témoignerez ensuite mon mécontentement de ses correspondances de Paris, et vous insisterez pour qu'il cesse de recevoir les mauvais bulletins des misérables qu'il encourage par cette conduite. Le troisième point sur lequel vous lui notifierez mes intentions est qu'il se rende à l'armée ou aux eaux.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 13 septembre 1809.
»Je reçois votre lettre du 7. Vous me mandez que vous avez 12 mille habits de gardes nationales de faits. Je pense qu'il ne faut pas les donner à la garde nationale de Paris. Il faut se contenter d'habiller le bataillon de volontaires qu'on formera, c'est-à-dire ceux qui veulent aller se battre. Pour les autres, je désire ne pas donner suite à cette garde nationale de Paris, et qu'aussitôt que possible elle ne fasse plus de service.
»Quant aux gardes nationales du Nord, il faut qu'elles restent jusqu'à nouvel ordre. Ces habits seront mieux employés à habiller ceux qui sont sur les frontières que les badauds qui ne veulent point sortir de Paris.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 14 septembre 1809.
»Je ne vous ai pas autorisé à lever des gardes nationales dans toute la France. Cependant on inquiète la population en Piémont, où vous avez écrit qu'il fallait tout préparer pour la levée. Je ne veux pas qu'on lève des gardes nationales dans ce pays. C'est une grande question que celle de savoir s'il faut une garde nationale en Piémont.
«Schœnbrunn, 20 septembre 1809.
»Je suppose que vous aurez réarmé mes vaisseaux d'Anvers, et que vous aurez donné l'ordre à l'amiral Missiessy de se porter avec ma flottille pour balayer l'Escaut, en lui donnant carte blanche, et que ma flottille de Boulogne file sur Anvers. À présent que les Anglais m'ont fait connaître le secret de l'Escaut, sur lequel vous aviez tant de doutes, mon intention est de transporter ma flottille à Anvers.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 24 septembre 1809.
»Je reçois votre lettre dans laquelle vous me rendez compte que partout les cadres des gardes nationales sont formés. Je le sais et n'en suis pas content. Une pareille mesure ne peut être prise sans mon ordre. On a été trop vite. Tout ce qu'on a fait n'avancera pas d'une heure la mise en armes de ces gardes nationales, si on en avait besoin. Cela produit de la fermentation, tandis qu'il aurait suffi de mettre en mouvement les gardes nationales des divisions militaires que j'avais désignées. Mettez tous vos soins à tranquilliser les citoyens et à ce que le peuple ne soit pas dérangé de ses occupations habituelles.
»Je n'ai jamais voulu avoir plus de 30 mille gardes nationales: on en a levé davantage, on a eu tort. J'ai pris, pour régler tout cela, un décret que le ministre de la guerre doit avoir reçu. Tout ce qu'on peut tirer de Paris volontairement, il faut l'enrégimenter; mais il faut y laisser tout ce qui veut rester, et éteindre insensiblement ce mouvement qu'on avait produit; faire monter la garde par la gendarmerie, la garde de Paris et les dépôts, et faire tomber toute cette agitation en laissant chacun tranquille. Il ne fallait faire que ce qui était nécessaire pour me donner des soldats sur la côte; on m'en a donné, je ne puis qu'en être satisfait; mais on a fait dans beaucoup d'endroits un mouvement qui était inutile.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 26 septembre 1809.
»Je vois dans le bulletin de police qu'on a appelé les gardes nationales du Jura, de la Côte-d'Or, du Doubs, de Lot-et-Garonne; je ne veux rien de tout cela. J'ai désigné les divisions militaires qui doivent en fournir. Je ne sais quelle rage on a de mettre en mouvement toute la France. À quoi tout cela aboutit-il? Il y a une excessive légèreté dans ces mesures. Tout cela fait beaucoup de mal, et dans cette disposition d'esprit le moindre événement amènerait une crise. Tandis que l'ennemi menaçait Anvers, le mouvement des gardes nationales des départements du Nord était simple. On ne s'amuse point à discuter lorsqu'on a l'ennemi devant soi et qu'on a à défendre ses propriétés; mais les départements placés à l'autre bout de la France n'ont pas le même intérêt. Ces mesures sont illégales. Contremandez-les et calmez la France. De toutes les questions politiques la moins importante n'est pas celle de savoir s'il faut former une garde nationale en Piémont, et on se prépare à l'organiser sans prendre aucune précaution pour nommer les officiers. Tout cela est de la folie. La France ne sait ce qu'on lui demande. Quand vous demandez les gardes nationales de Flandre pour accourir sur les frontières par lesquelles l'ennemi veut entamer la Flandre, c'est une raison; mais quand on lève le Languedoc, le Piémont, la Bourgogne, on croit à une agitation qui n'existe pas: on ne remplit pas mes intentions, et cela me coûte des dépenses inutiles.
Au ministre de la police.
«Schœnbrunn, 26 septembre 1809.
»Une espèce de vertige tourne les têtes en France. Tous les rapports que je reçois m'annoncent qu'on lève des gardes nationales en Piémont, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné. Que diable veut-on faire de tout cela, lorsqu'il n'y a pas d'urgence et que cela ne pouvait se faire sans mon ordre? Comme ces mesures passent le pouvoir ministériel, elles devraient être autorisées par le conseil des ministres. On ne m'a pas envoyé ce procès-verbal. À la nouvelle de l'expédition j'ai levé 30 mille gardes nationales, et j'ai désigné les divisions militaires qui devaient les fournir. Si j'en avais voulu partout, je l'aurais dit. Que l'Artois, la Flandre, le Brabant, la Lorraine fournissent des gardes nationales pour marcher au secours d'Anvers, parce que l'ennemi a débarqué dans l'Escaut, on comprend ce que cela veut dire. Mais lorsqu'on met en armes le Piémont, le Languedoc, la Franche-Comté, le Dauphiné, ces provinces ne savent ce qu'on leur demande. Le peuple prend de l'incertitude sur le gouvernement, les esprits travaillent, le moindre incident peut faire naître une crise. Je ne sais pas si l'on doit blâmer les individus du département des Forêts qui ont demandé à voir le décret qui leur ordonnait de marcher; il me semble qu'ils avaient ce droit. Aussi me suis-je empressé d'envoyer le décret pour les départements que je voulais lever. Je ne sais ce qui s'est fait aux environs de Paris. Il était plus simple d'organiser 3 mille hommes pour remplacer la garde municipale, et de former deux ou trois bataillons pour aller à l'ennemi. Voilà ce qu'il y avait à faire. Au moment où je demande la conscription, occupez-vous de tout calmer. Parlez de cela au conseil des ministres. Comme je ne suis pas sur les lieux, je ne puis savoir ce qu'on a fait. Prenez des mesures pour que les préfets remettent les choses dans l'état où elles étaient. Je ne veux pas de gardes nationales autres que celles que j'ai requises, et en y pensant mûrement je ne veux pas d'officiers que je ne connais pas. Les préfets, qui sont des têtes médiocres pour la plupart, sont loin d'avoir ma confiance pour un sujet de cette importance. Si les gardes nationales étaient comme les gardes d'honneur, on aurait donné au peuple des chefs qui auraient un intérêt différent du sien, surtout s'il y avait une crise.
«Schœnbrunn, le 14 octobre 1809.
»Je reçois votre lettre du 7. Je n'ai jamais pu approuver l'appel d'autres gardes nationales que de celles intéressées à repousser l'agression des Anglais à Anvers. La Provence, le Languedoc, le Dauphiné et les autres départements éloignés ne pouvaient avoir aucun rapport avec l'expédition anglaise. Je n'ai pu que blâmer qu'on ait levé les gardes nationales de ces provinces. D'ailleurs, depuis le 9 septembre, que l'expédition a cessé d'être effective, je n'ai cessé de demander qu'on les contremandât, et c'est depuis ce moment que je vois la France le plus en mouvement pour les gardes nationales. Dans un grand État, dans une grande administration, il faut du zèle et de l'activité, mais il faut aussi de la mesure et de l'aplomb. La garde nationale de Paris est dans le même cas; on ne l'a point levée quand les Anglais ont attaqué notre territoire, on l'a levée depuis qu'ils sont partis. Quand je continue à vous écrire sur tout cela, ce n'est pas que je méconnaisse votre zèle; mais je ne puis voir qu'avec peine qu'on remue la France quand je me suis borné à lever 30 mille gardes nationales, en y comprenant la division du général Rampon. En dernière analyse, le résultat a été de prouver le bon esprit qui anime les Français, ce dont je n'ai jamais douté.
FIN DES DOCUMENTS.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME ONZIÈME.
LIVRE TRENTE-SIXIÈME.
TALAVERA ET WALCHEREN.
Opérations des Français en Espagne pendant l'année 1809. — Plan de campagne pour la conquête du midi de la Péninsule. — Défaut d'unité dans le commandement, et inconvénients qui en résultent. — La guerre d'Autriche réveille toutes les espérances et toutes les passions des Espagnols. — Zèle de l'Angleterre à multiplier ses expéditions contre le littoral européen, et envoi d'une nouvelle armée britannique en Portugal. — Ouverture de la campagne de 1809 par la marche du maréchal Soult sur Oporto. — Inutile effort pour passer le Minho à Tuy. — Détour sur Orense, et marche à travers la province de Tras-los-Montès. — Suite de combats pour entrer à Chaves et à Braga. — Bataille d'Oporto. — Difficile situation du maréchal Soult dans le nord du Portugal. — Dès que son entrée en Portugal est connue, l'état-major de Madrid dirige le maréchal Victor sur l'Estrémadure, et fait appuyer ce dernier par un mouvement du général Sébastiani sur la Manche. — Passage du Tage à Almaraz, et arrivée du maréchal Victor et du général Sébastiani sur la Guadiana. — Victoires de Medellin et de Ciudad-Real. — Ces deux victoires font d'abord présager une heureuse campagne dans le midi de la Péninsule, mais leur effet est bientôt annulé par des événements fâcheux au nord. — Le général de La Romana, que le maréchal Soult avait laissé sur ses derrières en traversant Orense, passe entre la Galice et le royaume de Léon, soulève tout le nord de l'Espagne, et menace les communications des maréchaux Soult et Ney. — Vains efforts du maréchal Ney pour comprimer les insurgés de la Galice et des Asturies. — À défaut du maréchal Mortier, que ses instructions retiennent à Burgos, on envoie six ou huit mille hommes sous le général Kellermann pour rétablir les communications avec les maréchaux Soult et Ney. — Événements à Oporto. — Projet de convertir en royaume le nord du Portugal. — Divisions dans l'armée du maréchal Soult, et affaiblissement de la discipline dans cette armée. — Secrètes communications avec les Anglais. — Sir Arthur Wellesley, débarqué aux environs de Lisbonne, amène une nouvelle armée devant Oporto. — Grâce aux intelligences pratiquées dans la place, il surprend Oporto en plein jour. — Le maréchal Soult obligé de s'enfuir en sacrifiant son artillerie. — Retraite sur la Galice. — Entrevue à Lugo des maréchaux Ney et Soult. — Plan concerté entre ces deux maréchaux, lequel reste sans exécution par le mouvement du maréchal Soult sur Zamora. — Funeste division entre ces deux maréchaux. — Ordre expédié de Schœnbrunn, avant la connaissance des événements d'Oporto, pour réunir dans la main du maréchal Soult les trois corps des maréchaux Ney, Mortier et Soult. — Conséquences imprévues de cet ordre. — Le maréchal Soult à Salamanque forme un projet de campagne basé sur la supposition de l'inaction des Anglais jusqu'au mois de septembre. — Cette supposition est bientôt démentie par l'événement. — Sir Arthur Wellesley, après avoir expulsé les Français du Portugal, se replie sur Abrantès. — Il se concerte avec don Gregorio de la Cuesta et Vénégas pour agir sur le Tage. — Sa marche en juin et juillet vers Plasencia, et son arrivée devant Talavera. — Le roi Joseph, qui avait ramené le maréchal Victor dans la vallée du Tage, se joint à lui avec le corps du général Sébastiani et une réserve tirée de Madrid, en ordonnant au maréchal Soult de déboucher par Plasencia sur les derrières des Anglais. — Joseph les attaque trop tôt, et sans assez d'ensemble. — Bataille indécise de Talavera livrée le 28 juillet. — Mouvement rétrograde sur Madrid. — Apparition tardive du maréchal Soult sur les derrières de sir Arthur Wellesley. — Retraite précipitée de l'armée anglaise en Andalousie, après avoir abandonné ses malades et ses blessés. — Caractère des événements d'Espagne pendant la campagne de 1809. — Déplaisir de Napoléon de ce qu'on n'a pas tiré meilleur parti des vastes moyens réunis dans la Péninsule, et importance qu'il attache à ces événements, à cause des négociations d'Altenbourg. — Efforts des Anglais pour apporter aux négociateurs autrichiens le secours d'une grande expédition sur le continent. — Projet de détruire sur les rades les armements maritimes préparés par Napoléon. — Expédition de Rochefort. — Prodigieuse quantité de brûlots lancés à la fois contre l'escadre de l'île d'Aix. — Quatre vaisseaux et une frégate, échoués sur les rochers des Palles, sont brûlés par l'ennemi. — Après Rochefort les Anglais tournent leurs forces navales contre l'établissement d'Anvers, dans l'espérance de le trouver dénué de tout moyen de défense. — Quarante vaisseaux, trente-huit frégates, quatre cents transports, jettent quarante-cinq mille hommes aux bouches de l'Escaut. — Descente des Anglais dans l'île de Walcheren et siége de Flessingue. — L'escadre française parvient à se retirer sur Anvers, et à s'y mettre à l'abri de tout danger. — Manière de considérer l'expédition anglaise à Paris et à Schœnbrunn. — Napoléon prévoyant que la fièvre sera le plus redoutable adversaire des Anglais, ordonne de se couvrir de retranchements, d'amener derrière ces retranchements les troupes qu'on parviendra à réunir, et de ne pas risquer de bataille. — Il prescrit la levée des gardes nationales, et désigne le maréchal Bernadotte comme général en chef des troupes réunies sous Anvers. — Reddition de Flessingue. — Les Anglais ayant perdu leur temps à prendre Flessingue, sont informés qu'Anvers est en état de défense, et n'osent plus avancer. — La fièvre les attaque avec une violence extraordinaire, et les oblige à se retirer après des pertes énormes. — Joie de Napoléon en apprenant ce résultat, surtout à cause des négociations entamées à Altenbourg. 1 à 246
LIVRE TRENTE-SEPTIÈME.
LE DIVORCE.
Marche des négociations d'Altenbourg. — Napoléon aurait désiré la séparation des trois couronnes de la maison d'Autriche, ou leur translation sur la tête du duc de Wurzbourg. — Ne voulant pas faire encore une campagne pour atteindre ce but, il se contente de nouvelles acquisitions de territoire en Italie, en Bavière, en Pologne. — Résistance de l'Autriche aux sacrifices qu'on lui demande. — Lenteurs calculées de M. de Metternich et du général Nugent, plénipotentiaires autrichiens. — Essai d'une démarche directe auprès de Napoléon, par l'envoi de M. de Bubna, porteur d'une lettre de l'empereur François. — La négociation d'Altenbourg est transportée à Vienne. — Derniers débats, et signature de la paix le 14 octobre 1809. — Ruse de Napoléon pour assurer la ratification du traité. — Ses ordres pour l'évacuation de l'Autriche, et pour l'envoi en Espagne de toutes les forces que la paix rend disponibles. — Tentative d'assassinat sur sa personne dans la cour du palais de Schœnbrunn. — Son retour en France. — Affaires de l'Église pendant les événements politiques et militaires de l'année 1809. — Situation intolérable du Pape à Rome en présence des troupes françaises. — Napoléon pour la faire cesser rend le décret du 17 mai, qui réunit les États du Saint-Siége à l'Empire français. — Bulle d'excommunication lancée en réponse à ce décret. — Arrestation du Pape et sa translation à Savone. — État des esprits en France à la suite des événements militaires, politiques et religieux de l'année. — Profonde altération de l'opinion publique. — Arrivée de Napoléon à Fontainebleau. — Son séjour dans cette résidence et sa nouvelle manière d'être. — Réunion à Paris de princes, parents ou alliés. — Retour de Napoléon à Paris. — La résolution de divorcer mûrie dans sa tête pendant les derniers événements. — Confidence de cette résolution à l'archichancelier Cambacérès et au ministre des relations extérieures Champagny. — Napoléon appelle à Paris le prince Eugène, pour que celui-ci prépare sa mère au divorce, et fait demander la main de la grande-duchesse Anne, sœur de l'empereur Alexandre. — Arrivée à Paris du prince Eugène. — Douleur et résignation de Joséphine. — Formes adoptées pour le divorce, et consommation de cet acte le 15 décembre. — Retraite de Joséphine à la Malmaison et de Napoléon à Trianon. — Accueil fait à Saint-Pétersbourg à la demande de Napoléon. — L'empereur Alexandre consent à accorder sa sœur, mais veut rattacher cette union à un traité contre le rétablissement éventuel de la Pologne. — Lenteur calculée de la Russie et impatience de Napoléon. — Secrètes communications par lesquelles on apprend le désir de l'Autriche de donner une archiduchesse à Napoléon. — Conseil des grands de l'Empire, dans lequel est discuté le choix d'une nouvelle épouse. — Fatigué des lenteurs de la Russie, Napoléon rompt avec elle, et se décide brusquement à épouser une archiduchesse d'Autriche. — Il signe le même jour, par l'intermédiaire du prince de Schwarzenberg, son contrat de mariage avec Marie-Louise, copié sur le contrat de mariage de Marie-Antoinette. — Le prince Berthier envoyé à Vienne pour demander officiellement la main de l'archiduchesse Marie-Louise. — Accueil empressé qu'il reçoit de la cour d'Autriche. — Mariage célébré à Vienne le 11 mars. — Mariage célébré à Paris le 2 avril. — Retour momentané de l'opinion publique, et dernières illusions de la France sur la durée du règne impérial. 247 à 388
Documents sur la bataille de Talavera. 389
Lettres de Napoléon relatives a l'expédition de Walcheren. 451
FIN DE LA TABLE DU ONZIÈME VOLUME.
Notes
1: Ici comme ailleurs je parle, non d'après des conjectures, mais d'après des faits certains. J'ai possédé les volumineux et véridiques Mémoires du maréchal Jourdan, encore manuscrits, sa correspondance, celle du roi Joseph avec Napoléon, le récit des nombreuses missions de M. Rœderer auprès de Joseph, dont il était l'ami, et je n'avance rien que sur preuves authentiques.
2: Nous citerons les lettres suivantes en preuve de ces tristes détails:
«À l'Empereur.
»Madrid, le 17 février 1809.
»Sire,
»Je vois avec peine, par la lettre de V. M., no 2, qu'elle écoute sur les affaires de Madrid des personnes intéressées à la tromper. V. M. n'a pas dans moi une entière confiance, et cependant la place n'est pas tenable sans cela. Je ne répéterai plus ce que j'ai écrit plusieurs fois sur la situation des finances; je donne toutes mes facultés aux affaires depuis huit heures du matin jusqu'à onze heures du soir; je sors une fois par semaine; je n'ai pas un sou à donner à personne; je suis à ma quatrième année de règne, et je vois encore ma garde avec le premier frac que je lui avais donné il y a trois ans; je suis le but de toutes les plaintes; j'ai toutes les préventions à vaincre; mon pouvoir réel ne s'étend pas au delà de Madrid, et à Madrid même je suis journellement contrarié par des gens qui sont fâchés que leur système ne soit plus en vogue..... V. M. avait ordonné le séquestre des biens de dix familles, il a été étendu à plus du double; toutes les maisons logeables sont occupées par des garde-scellés; six mille domestiques des séquestrés sont dans les rues; tous demandent l'aumône; les plus hardis essaient de voler ou d'assassiner. Mes officiers, tout ce qui a sacrifié avec moi le royaume de Naples, est encore logé par billet de logement. Sans capitaux, sans contributions, sans argent, que puis-je faire? Ce tableau, quel qu'il soit, n'est pas exagéré, et tel qu'il est, il n'épouvanterait pas mon courage, le ciel m'en a donné assez pour cela; mais ce que le ciel m'a refusé, c'est une organisation capable de supporter les insultes et les contrariétés de ceux qui devraient me servir, et surtout de résister aux mécontentements d'un homme que j'ai trop aimé pour pouvoir jamais le haïr.—Ainsi, sire, si ma vie entière ne vous a pas donné dans moi la confiance la plus aveugle, si je dois être insulté et humilié jusque dans ma capitale, si je n'ai pas le droit de nommer les commandants et les gouverneurs que j'ai toujours sous les yeux, si V. M. ne veut pas me juger sur les résultats, et permet qu'on élève un procès sur chaque pas que je fais, dans ce cas, sire, je n'ai pas deux partis à prendre...............—Je ne suis roi d'Espagne que par la force de vos armes, je pourrais le devenir par l'amour des Espagnols, mais pour cela il faut que je puisse gouverner à ma manière....
»De V. M., sire, le dévoué serviteur et frère,
«Madrid, le 19 mars 1809.
»Sire,
»V. M. me prescrivait, par sa lettre du 11 février, de conserver à M. de Fréville la direction des affaires relatives aux condamnés, en m'annonçant qu'elle voulait conserver les biens de ces dix familles pour m'ôter la tentation de les leur rendre.—Je suis bien indisposé aujourd'hui contre M. de Fréville; j'ai respecté comme je l'ai dû les biens de ces dix condamnés et leurs maisons, mais j'ai ordonné à l'administration des domaines que je viens de créer, de prendre possession de tous les autres biens (hors ceux des dix condamnés). M. de Fréville s'est permis d'envoyer de nuit enlever les clefs des maisons séquestrées par moi, il a donné l'ordre aux intendants des émigrés de ne point obéir à mes agents; c'est aujourd'hui la fable de la ville. Je viens de faire donner l'ordre à M. de Fréville, qui me paraît fou, de remettre les clefs des maisons à l'administration des domaines. S'il s'obstine à me désobéir je lui ferai donner l'ordre de se rendre en France, et le remplacerai par M. Treillard, auditeur.—M. de Fréville est malade, sans doute. Il ne reconnaît pas mon autorité; il a des correspondances directes avec V. M., et, à l'entendre, il est ici son représentant. V. M. observera que je n'ai pas touché aux maisons et aux biens des dix condamnés.
»Je prie V. M. de faire rappeler M. de Fréville de Madrid; son séjour ici, d'après la scène qui vient de se passer, me serait plus nuisible que tous les efforts de l'Infantado et de Cuesta...
»J'ai des remercîments à faire à V. M. pour l'intention qu'elle manifeste de lever le séquestre qui avait été mis sur les sept millions de l'emprunt de Hollande. Jamais gouvernement n'en eut plus besoin que le mien. Je ne veux pas m'appesantir sur des détails qui ne pourraient qu'affliger V. M.; mais enfin il suffit que V. M. sache qu'elle ne saurait assez tôt lever les obstacles qui m'empêchent de toucher les 7 millions de Hollande, et les 2 ou 3 des laines de Bayonne.
»De V. M., sire, le dévoué serviteur et frère,
3: On a vu dans le volume précédent le général Lasalle figurer avec éclat et mourir noblement sur les bords du Danube. Pour comprendre comment il put à des époques si rapprochées se trouver sur deux théâtres si différents, il faut savoir qu'il quitta l'Espagne quelques jours après le passage du Tage et la bataille de Medellin, c'est-à-dire à la fin de mars. La nécessité de revenir en arrière pour reprendre les événements d'Espagne qui s'étaient passés en même temps que ceux d'Autriche, nous expose ainsi à remettre en scène un officier dont nous avons déjà raconté la mort héroïque. Les dates expliquent cette contradiction apparente. Tout se passe simultanément dans la nature, tandis que dans les récits de l'histoire tout doit être successif. C'est l'une des grandes difficultés de la composition historique, dont nous rencontrons ici une preuve frappante, et que nous signalons en passant.
4: Le roi Joseph à l'Empereur.
«Madrid, le 28 mars 1809.
»Sire,
. . . . . . . . . . . . . . . .
»Le pont près d'Almaraz est aujourd'hui bien consolidé; l'équipage de siége pourra y passer; le général Senarmont en arrive.
»Le maréchal Victor doit être à Mérida, l'armée ennemie était en pleine retraite.
»Le général Sébastiani était à Madridejos; je le crois aujourd'hui à Villa-Real.
»Je n'ai pas de nouvelles du maréchal Soult. Mais tout me fait présager une heureuse issue à toutes les opérations militaires; je le désire plus que jamais, pour pouvoir renvoyer à V. M. cinquante mille hommes, ce qui me sera possible après la soumission de Séville et de Cadix.
. . . . . . . . . . . . . . . .
»Les postes de la Biscaye abandonnés par les troupes qui ont dû rejoindre leur corps donnent quelques inquiétudes aux voyageurs: j'ai ordonné des colonnes mobiles.
»De Votre Majesté, sire, le dévoué serviteur et frère,
Le roi Joseph à l'Empereur.
«Madrid, le 2 avril 1809.
»Sire,
»Le corps du maréchal Victor vient de remporter une victoire complète sur le corps du général Cuesta le 28, le même jour que le général Sébastiani battait l'ennemi à Santa-Cruz. J'envoie à V. M. les rapports du maréchal Victor.
»La division Lapisse a trouvé Civita-Rodrigo en état de défense, je lui ai donné l'ordre de rejoindre à Badajoz le maréchal Victor, qui, avec ce renfort, est en état d'entrer à Séville.
»J'envoie des gens bien intentionnés et bien vus par la junte de Séville, afin de terminer la guerre par la soumission volontaire de l'Andalousie, et de s'emparer de Cadix et des escadres avant que le désespoir les ait jetés entre les mains des Anglais. J'ai beaucoup à me louer de M. Morla.
»Point de nouvelles du maréchal Soult depuis le 10 mars.
»Le maréchal Ney doit être en mouvement contre les débris de La Romana et les Asturies, je n'en ai pas de nouvelles directes et positives.
»Je presse le duc d'Abrantès[4-A] pour qu'il marche sur Valence, dans l'espoir de terminer les affaires du midi de l'Espagne avant les chaleurs.
»Je prie V. M. de ne pas oublier les avancements demandés par le maréchal Victor et le général Sébastiani, et de se rappeler aussi des avancements demandés pour les officiers qui se sont distingués à Uclès, que V. M. m'annonça vouloir accorder, grâces dont je prévins le maréchal Victor.
»Depuis les mouvements de l'Autriche j'ai un désir bien plus vif encore de terminer ici, afin de pouvoir envoyer à V. M. 50,000 hommes. Je me rappelle que V. M. ne voulut pas m'affaiblir à Naples lors de la dernière guerre, je me rappelle aussi qu'il y a eu des circonstances où dix mille braves de plus eussent décidé plus tôt de grands événements.
»De Votre Majesté, sire, le dévoué serviteur et affectionné frère,
4-A: Le duc d'Abrantès avait repris le commandement du troisième corps dans les derniers jours de mars.
5: Extrait des mémoires manuscrits du maréchal Jourdan.
«Dans d'autres parties de l'Europe, deux batailles comme celles de Medellin et de Ciudad-Real auraient amené la soumission des habitants de la contrée, et les armées victorieuses auraient pu continuer leurs opérations. En Espagne, c'était tout le contraire: plus les revers essuyés par les armées nationales étaient grands, plus les populations se montraient disposées à se soulever et à prendre les armes; plus les Français gagnaient du terrain, plus leur position devenait dangereuse. Déjà les communications avec le général Sébastiani étaient interceptées; déjà plusieurs officiers, plusieurs courriers et quelques détachements avaient été massacrés. Une insurrection fut même sur le point d'éclater à Tolède, où il n'était resté qu'une faible garnison. L'adjudant commandant Mocquery y arriva fort à propos, avec un renfort de cinq cents hommes, et, par sa prudence autant que par sa fermeté, parvint à calmer les esprits et à rétablir l'ordre. Le petit fort de Consuegra et celui de Manzanarès furent réparés. On fortifia quelques autres postes sur la route, et on y plaça des détachements pour escorter les courriers et les officiers en mission.
«Sur la ligne de communication avec le 1er corps les choses n'étaient pas dans un meilleur état. Des bandes qui se formaient sur le Tietar menaçaient de se porter sur Almaraz pour détruire le pont. Si ce projet eût été exécuté, le duc de Bellune se serait trouvé fortement compromis. Heureusement le roi fut prévenu à temps que ce maréchal n'avait pas jugé à propos de laisser d'autres troupes sur le point important d'Almaraz que des pontonniers et quelques canonniers. Il y envoya aussitôt six cents hommes d'infanterie et cent chevaux de la garnison de Madrid, commandés par l'adjudant commandant Bagneris. Ce détachement éloigna les bandes et mit les ponts en sûreté. Indépendamment des ouvrages qu'on fit élever sur les deux rives du Tage, pour les mettre à couvert, on répara le fort de Truxillo, pour protéger les communications du 1er corps, et on mit en état de défense ceux de Medellin et celui de Mérida, pour rester maître des passages de la Guadiana, quand on se porterait sur Badajoz ou en Andalousie.
»L'Empereur ayant ordonné de ne point laisser pénétrer les troupes en Andalousie, avant d'avoir appris l'arrivée du duc de Dalmatie à Lisbonne, les opérations du maréchal Victor et du général Sébastiani furent suspendues.»
6: Il n'y a pas dans la longue histoire de nos guerres d'événements plus tristes, plus obscurs, plus fâcheux pour nos armes que ceux que nous allons raconter. Comme ils exigent de l'historien sincère le courage de dire des vérités pénibles, je me suis entouré des renseignements les plus authentiques, et j'ai laissé dans l'ombre tout ce qui n'était pas complétement prouvé. Outre les mémoires véridiques et impartiaux du maréchal Jourdan, encore manuscrits, j'ai longuement consulté la correspondance intime du ministre de la guerre avec Napoléon. Ce ministre vit, interrogea, envoya même à Schœnbrunn un grand nombre d'officiers qui avaient assisté aux événements d'Espagne, et dans sa correspondance presque quotidienne ne cessa de raconter à l'Empereur tout ce qu'il apprenait chaque jour. J'ai mis de côté les allégations qui m'ont paru ou hasardées ou injurieuses, pour n'adopter que les récits qui m'ont paru les plus exacts. La justice qui fut saisie d'une partie des faits, m'a fourni aussi sa part de lumière. La correspondance du duc de Wellington, publiée depuis, m'a procuré de son côté des détails fort importants. J'ai eu enfin les papiers des maréchaux qui se trouvèrent en contestation dans cette campagne, et je n'en ai fait que l'usage le plus réservé, ne voulant pas les juger d'après ce qu'ils ont dit les uns des autres. C'est à l'aide de tous ces matériaux que j'ai composé le récit qu'on va lire, récit que je crois équitable, que j'aurais pu rendre beaucoup plus sévère, si je n'avais voulu rester fidèle à mon système de justice historique, calme, égale pour tous, ordinairement indulgente, et sévère seulement quand la plus évidente nécessité en fait un devoir à l'historien.
7: Ce jugement n'est point le mien, mais celui du maréchal Jourdan et de Napoléon à Schœnbrunn, exprimé dans une correspondance fort détaillée.
8: Voici le texte même de la circulaire:
Le général Ricard, chef d'état-major du 2e corps d'armée en Espagne, à M. le général de division Quesnel.
«Oporto, le 19 avril 1809.
»Mon général,
»Son Excellence M. le maréchal duc de Dalmatie m'a chargé de vous écrire pour vous faire connaître les dispositions que la grande majorité des habitants de la province du Minho manifestent.
»La ville de Braga, qui une des premières s'était portée à l'insurrection, a été aussi la première à se prononcer pour un changement de système, qui assurât à l'avenir le repos et la tranquillité des familles, et l'indépendance du Portugal. Le corrégidor que Son Excellence avait nommé s'était retiré à Oporto lors du départ des troupes françaises, dans la crainte que les nombreux émissaires que Sylveira envoyait n'excitassent de nouveaux troubles, et n'attentassent à sa vie. Les habitants ont alors manifesté le vœu que ce digne magistrat leur fût renvoyé, et une députation de douze membres a été à cet effet envoyée près Son Excellence. Pendant ce temps les émissaires de Sylveira étaient arrêtés et emprisonnés.
»À Oporto et à Barcelos, les habitants ont aussi manifesté les mêmes sentiments, et tous sentent la nécessité d'avoir un appui auquel les citoyens bien intentionnés puissent se rallier pour la défense et le salut de la patrie, et pour la conservation des propriétés. À ce sujet de nouvelles députations se sont présentées à Son Excellence, pour la supplier d'approuver que le peuple de la province du Minho manifestât authentiquement le vœu de déchéance du trône de la maison de Bragance, et qu'en même temps S. M. l'Empereur et Roi fût suppliée de désigner un prince de sa maison, ou de son choix, pour régner en Portugal, mais qu'en attendant que l'Empereur ait pu faire connaître à ce sujet ses intentions, Son Excellence le duc de Dalmatie serait prié de prendre les rênes du gouvernement, de représenter le souverain, et de se revêtir de toutes les attributions de l'autorité suprême: le peuple promettant et jurant de lui être fidèle, de le soutenir et de le défendre aux dépens de la vie et de la fortune contre tout opposant, et envers même les insurgés des autres provinces, jusqu'à l'entière soumission du royaume.
»Le maréchal a accueilli ces propositions, et il a autorisé les corrégidors des comargues à faire assembler les chambres, à y appeler des députés de tous les ordres, des corporations, et du peuple dans les campagnes, pour dresser l'acte qui doit être fait, et y apposer les signatures de l'universalité des citoyens. Il m'a ordonné de vous faire part de ces dispositions, pour que dans l'arrondissement que vous commandez, vous en favorisiez l'exécution, et qu'ensuite vous en propagiez l'effet sur tous les points du royaume où vous pourrez en faire parvenir la nouvelle.
»M. le maréchal ne s'est pas dissimulé qu'un événement d'aussi grande importance étonnera beaucoup de monde, et doit produire des impressions diverses; mais il n'a pas cru devoir s'arrêter à ces considérations: son âme est trop pure pour qu'il puisse penser qu'on lui attribue aucun projet ambitieux. Dans tout ce qu'il fait il ne voit que la gloire des armes de Sa Majesté, le succès de l'expédition qui lui est confiée, et le bien-être d'une nation intéressante, qui, malgré ses égarements, est toujours digne de notre estime. Il se sent fort de l'affection de l'armée, et il brûle du désir de la présenter à l'Empereur, glorieuse et triomphante, ayant rempli l'engagement que Sa Majesté a elle-même pris, de planter l'aigle impériale sur les forts de Lisbonne, après une expédition aussi difficile que périlleuse, où tous les jours nous avons été dans la nécessité de vaincre.
»Son Excellence ne s'est pas dissimulé non plus que depuis Burgos l'armée a eu des combats continuels à soutenir; elle a réfléchi sur les moyens d'éviter à l'avenir les maux que cet état de guerre occasionne, et elle n'en a pas trouvé de plus propre que celui qui lui est offert par la grande majorité des habitants des principales villes du Minho, d'autant plus qu'elle a l'espoir de voir propager dans les autres provinces cet exemple, et qu'ainsi ce beau pays sera préservé de nouvelles calamités. Les intentions de Sa Majesté seront plus tôt et plus glorieusement remplies, et notre présence en Portugal, qui d'abord avait été un sujet d'effroi pour les habitants, y sera vue avec plaisir, en même temps qu'elle contribuera à neutraliser les efforts des ennemis de l'Empereur sur cette partie du continent.
»La tâche que M. le maréchal s'impose dans cette circonstance est immense, mais il a le courage de l'embrasser, et il croit la remplir même avec succès, si vous voulez bien l'aider dans son exécution. Il désire que vous propagiez les idées que je viens de vous communiquer, que vous fassiez protéger d'une manière particulière les autorités ou citoyens quelconques qui embrasseront le nouveau système, en mettant les uns et les autres dans le cas de se prononcer et d'agir à l'avenir en conséquence. Vous veillerez plus soigneusement que jamais à la conduite de votre troupe, l'empêcherez de commettre aucun dégât ou insulte qui pourrait irriter les habitants, et vous aurez la bonté, monsieur le général, d'instruire fréquemment Son Excellence de l'esprit des habitants et du résultat que vous aurez obtenu.
»J'ai l'honneur de vous prier d'agréer l'hommage de mon respect et de mon sincère attachement.
»Pour copie conforme à l'original, resté entre les mains du général de division Quesnel.
»Paris, le 11 juillet 1809.
9: Ce détail est rapporté par le ministre de la guerre à l'Empereur dans l'une de ses lettres confidentielles.
10: On peut lire à ce sujet la correspondance du duc de Wellington, imprimée à Londres, laquelle confirme entièrement les renseignements manuscrits qui existent aux archives de France.
11: C'est à la déposition du général Lefebvre que ces détails sont empruntés.
12: Le duc de Wellington se comporta dignement en cette circonstance. Il fit demander à l'armée française ses propres chirurgiens pour soigner ses malades, en accordant à ces chirurgiens des sauf-conduits pour leur venue et leur retour.
13: Il fut repris quelques mois après, jugé et fusillé.
14: Je raconte ici exactement ce que les aides de camp du ministre de la guerre, envoyés sur les lieux pour s'informer de l'état des choses, lui rapportèrent à leur retour.
15: Je rapporte ici le contenu d'un rapport du général Clarke, ministre de la guerre, à Napoléon.
16: Le tableau des deux armées est tracé dans ces rapports avec des couleurs beaucoup plus vives que celles que j'emploie ici, couleurs que la dignité de l'histoire ne permet pas de reproduire.
17: Ces faits n'ont jamais été rapportés suivant leur enchaînement naturel, et avec leur vrai sens, parce qu'ils ne l'ont jamais été d'après la correspondance particulière de Napoléon, de Joseph, du ministre Clarke, et des maréchaux. Aussi sont-ils restés inexpliqués et inexplicables. C'est avec ces documents sous les yeux que je donne les détails qui suivent, détails dont je garantis l'authenticité, et dont j'ai seulement adouci la couleur, voulant faire connaître les passions du temps, sans en empreindre mon récit.
18: Je cite les propres paroles du duc de Wellington dans leur langue originale. C'est le seul moyen de dire la vérité sans offenser une noble nation, qui nous a souvent accusés d'avoir dévasté l'Espagne, et qui nous permettra de lui faire remarquer que nous n'avons pas été les seuls à ravager ce pays.
To the Right Hon. J. Villiers.
«Coïmbra, 31st May, 1809.
»My dear Villiers,
»I have long been of opinion that a British army could bear neither success nor failure, and I have had manifest proofs of the truth of this opinion in the first of its branches in the recent conduct of the soldiers of this army. They have plundered the country most terribly, which has given me the greatest concern...
»They have plundered the people of bullocks, among other property, for what reason I am sure I do not know, except it be, as I understand is their practice, to sell them to the people again. I shall be very much obliged to you if you will mention this practice to the Ministers of the Regency, and beg them to issue a proclamation forbidding the people, in the most positive terms, to purchase any thing from the soldiers of the British army.
»We are terribly distressed for money. I am convinced that 300,000 l. would not pay our debts; and two month's pay is due to the army. I suspect the Ministers in England are very indifferent to our operations in this country...
»Believe me, etc.
To Viscount Castlereagh, Secretary of State.
«Coïmbra, 31st May, 1809.
»My dear Lord,
»The army behave terribly ill. They are a rabble who cannot bear success any more than Sir John Moore's army could bear failure. I am endeavouring to tame them; but if I should not succeed, I must make an official complaint of them, and send one or two corps home in disgrace. They plunder in all directions...
»Believe me, etc.
To Viscount Castlereagh, Secretary of State.
«Abrantès, 17th June, 1809.
»My dear Lord,
»I cannot, with propriety, omit to draw your attention again to the state of discipline of the army, which is a subject of serious concern to me, and well deserves the consideration of His Majesty's Ministers.
»It is impossible to describe to you the irregularities and outrages committed by the troops. They are never out of the sight of their Officers, I may almost say never out of the sight of the Commanding Officers of their regiments, and the General Officers of the army, that outrages are not committed; and notwithstanding the pains which I take, of which there will be ample evidence in my orderly books, not a post or a courier comes in, not an Officer arrives from the rear of the army, that does not bring me accounts of outrages committed by the soldiers who have been left behind on the march, having been sick, or having straggled from their regiments, or who have been left in hospitals.
»We have a provost marshal, and no less than four assistants. I never allow a man to march with the baggage. I never leave an hospital without a number of Officers and non-commanding Officers proportionable to the number of soldiers; and never allow a detachment to march, unless under the command of an Officer; and yet there is not an outrage of any description, which has not been committed on a people who have uniformly received us as friends, by soldiers who never yet, for one moment, suffered the slightest want, or the smallest privation...
»Believe me, etc.
Voici la traduction de ces lettres pour l'usage des lecteurs qui ne sauraient pas l'anglais.
À l'honorable J. Villiers.
«Coïmbre, le 31 mai 1809.
»Mon cher Villiers,
»Je pensais depuis long-temps qu'une armée anglaise ne saurait supporter ni les succès ni les revers, et la conduite récente des soldats de cette armée me fournit des preuves manifestes de la vérité de cette opinion quant au succès. Ils ont pillé le pays de la manière la plus terrible, ce qui m'a causé la plus vive peine...
»Entre autres choses ils ont enlevé tous les bœufs, sans autre motif que l'intention de les revendre à la population qu'ils ont dépouillée: c'est leur habitude. Je vous serai très-obligé de vouloir bien faire connaître ce fait aux ministres de la régence, et de les prier de défendre très-expressément à la population de rien acheter absolument des soldats de l'armée anglaise.
»Nous sommes dans une extrême détresse d'argent. 300,000 livres ne suffiraient pas à payer nos dettes, et il est dû deux mois de solde à l'armée. Je soupçonne nos ministres en Angleterre d'être très-indifférents à nos opérations dans ce pays...
»Croyez-moi, etc.
Au vicomte Castlereagh, secrétaire d'État.
«Coïmbre, le 31 mai 1809.
»Mon cher lord,
»L'armée se comporte horriblement mal. C'est une canaille qui ne supporte pas mieux le succès que l'armée de sir John Moore ne supportait les revers. Je m'efforce de les dompter; mais si je n'y réussis pas, il faudra que je m'en plaigne officiellement, et que je renvoie en disgrâce un ou deux corps en Angleterre. Ils pillent partout.
»Croyez-moi, etc.
Au vicomte Castlereagh, secrétaire d'État.
Abrantès, le 17 juin 1809.
»Mon cher lord,
»Je ne puis me dispenser d'appeler de nouveau votre attention sur l'état de la discipline de l'armée, ce qui est pour moi le sujet de la plus vive préoccupation, et mérite de fixer les regards des ministres de Sa Majesté.
»Il m'est impossible de vous décrire tous les désordres et toutes les violences que commettent nos troupes. Elles ne sont pas plutôt hors de la vue de leurs officiers, je devrais même dire hors de la vue des chefs de corps et des officiers généraux de l'armée, qu'elles se livrent à des excès; et malgré toutes les peines que je me donne, je ne reçois pas une dépêche, pas un courrier qui ne m'apporte le récit d'outrages commis par les soldats laissés en arrière, soit qu'ils fussent malades et restés dans les hôpitaux, soit qu'ils se fussent écartés de leurs régiments.
»Nous avons un grand prévôt, et pas moins de quatre assesseurs. Jamais je ne souffre qu'il marche un seul homme avec les bagages; jamais je ne laisse un hôpital sans un nombre d'officiers proportionné au nombre de soldats qu'il renferme; jamais je ne laisse marcher un détachement qu'il ne soit commandé par un officier; et cependant il n'y a pas un outrage, de quelque genre que ce soit, que n'aient commis envers une population qui nous a unanimement reçus comme des amis, nos soldats, qui, jusqu'à ce moment, n'ont jamais souffert de la moindre privation...
»Croyez-moi, etc.
19: J'écris ici d'après les mémoires du maréchal Jourdan, et d'après la correspondance des maréchaux eux-mêmes.
20: Assertion du maréchal Jourdan.
21: L'ordre de se retirer donné ainsi presque sans motifs au maréchal Victor, qui ne le transmit au général Sébastiani que par obéissance, mais dans l'espérance que cet ordre serait révoqué, devint l'occasion d'une vive contestation entre le roi Joseph et le maréchal Victor lui-même. J'ai lu les mémoires de l'un et de l'autre adressés à l'Empereur, leur juge à tous, et c'est de leur comparaison, faite avec impartialité, que j'ai extrait les détails que je rapporte ici. J'ai cru devoir réunir les pièces de ce singulier procès, et, à cause de leur étendue, les rejeter à la fin de ce volume, pour donner une idée du chaos des volontés là où Napoléon n'était pas. On y verra aussi, je l'espère, combien en peignant les passions du temps je suis loin de m'y associer, et d'en reproduire le langage.
22: On trouvera ces lettres à la fin du volume, avec les pièces relatives à la bataille de Talavera.
23: Dans cette curieuse affaire de Walcheren, pas plus que dans les autres, je ne fais de suppositions, ou même de conjectures. Je parle d'après les pièces authentiques, d'après la correspondance de Napoléon, de MM. Clarke, Fouché, Cambacérès, Decrès; d'après les mémoires inédits de l'archichancelier Cambacérès, et je puis, appuyé sur ces documents inconnus jusqu'aujourd'hui, rectifier les erreurs puériles répandues sur cet important événement. Ainsi on a cru que la disgrâce de M. Fouché avait été due à ce que, contre l'ordre ou la volonté de l'Empereur, il avait convoqué les gardes nationales et fait nommer Bernadotte. C'est tout le contraire qui est la vérité. Plus tard, sans doute, Napoléon commença à blâmer la conduite de M. Fouché dans la levée des gardes nationales, et sa correspondance permet de fixer avec précision le moment et le motif de ce changement d'opinion. Nous le dirons en son lieu. Quant aux faits militaires de l'expédition, la volumineuse enquête ordonnée en Angleterre, et la correspondance du ministère de la guerre en France, fournissent les plus amples documents, et les plus suffisants. C'est de tous ces matériaux que j'ai fait usage, après les avoir soigneusement compulsés, pour redresser les erreurs commises sur ce sujet, inexactement raconté, comme tous les autres, par les historiens contemporains.
24: Expression textuelle de Napoléon. Ce qui suit est une analyse fidèle d'une centaine de lettres admirables sur l'expédition de Walcheren. J'ai cru devoir en publier quelques-unes qu'on trouvera à la fin de ce volume. Je les cite pour montrer comment Napoléon jugea cette célèbre expédition, et combien ses jugements diffèrent de ceux que le public lui a prêtés.
25: La collection de ces bulletins existe encore, bien que M. Fouché ait fait détruire tout ce qui appartenait à la police. Elle se trouve dans les papiers de Napoléon, et elle révèle un singulier revirement opéré dans les esprits dès 1809, tant la guerre d'Espagne avait changé la fortune du règne.
26: Je n'ai pas besoin de répéter encore qu'aimant uniquement la vérité, et non les peintures de fantaisie, je prends dans les correspondances intimes de Napoléon, de MM. de Champagny, Maret, de Caulaincourt, le récit exact de cette curieuse négociation.
27: Il existe aux archives impériales plus d'un compte rendu de cet entretien, rapporté tant par Napoléon lui-même que par M. de Bubna.
28: Cette circonstance familière, qui ne serait pas digne de l'histoire, si elle ne peignait le caractère de Napoléon et son entretien mêlé de ruse, d'entraînement, de séduction, est rapportée par M. de Bubna lui-même.
29: Voici une lettre à M. Maret, qui exprime parfaitement ce qui se passa en lui à ce sujet:
«Schœnbrunn, le 23 septembre 1809.
»Vous trouverez ci-joint une réponse à l'empereur, que vous remettrez au général Bubna. Je vous en envoie la copie, pour que vous la lui lisiez. Vous lui direz que j'avais d'abord fait une lettre de trois pages, mais que cette lettre pouvant contenir des choses qui auraient pu être désagréables à l'empereur, pour me tirer de ce mauvais pas, j'ai pris le parti de ne pas l'écrire. En effet, il n'est pas de ma dignité de dire à un prince: Vous ne savez ce que vous dites; or, c'est ce que je me trouvais obligé de lui dire, puisque sa lettre était basée sur une fausseté.
30: Je cite cette note, qui exprime très-complétement l'état de la négociation:
«À M. de Champagny.
»Schœnbrunn, le 22 septembre 1809, à midi.
»Je reçois votre lettre du 21, avec le protocole de la séance du même jour. Votre réponse ne me paraît pas avoir le caractère de supériorité que doit avoir tout ce qui vient de notre part. Il faut leur laisser le rabâchage et les bêtises. D'ailleurs, votre réponse ne remplit pas mon but, il faut en faire une seconde dans les termes de la note ci-jointe.
»P. S. Cette note étant ma première dictée, il y a beaucoup de choses de style à arranger, je vous laisse ce soin.
NOTE.
«Le soussigné a transmis à l'Empereur, son maître, le protocole de la séance du 21, et a reçu ordre de faire la réponse suivante aux observations des plénipotentiaires autrichiens.
»Les bases contenues dans le protocole du..... sont l'ultimatum de l'Empereur, duquel il ne saurait se départir. En mettant les 1,600 mille âmes sur la frontière de l'Inn et sur la frontière d'Italie, S. M. a cru faire une chose agréable à l'Autriche en la laissant maîtresse de faire elle-même les coupures, en consultant les localités et ses convenances. Mais c'est un caractère particulier de la négociation que tout ce qui est fait dans le sens de l'avantage de l'Autriche et imaginé pour diminuer les charges qui lui sont demandées, est considéré dans un sens inverse, soit que les plénipotentiaires autrichiens n'y veuillent pas réfléchir, soit qu'il soit dans leur volonté de s'attacher à tout ce qui peut contrarier la marche de la négociation.
»Ainsi donc S. M. a fait une chose plus avantageuse à l'Autriche, lorsqu'elle a demandé 1,600 mille âmes sur la frontière de l'Inn et sur celle d'Italie, à classer selon le désir des plénipotentiaires autrichiens, que si, en marquant elle-même les limites de ces 1,600 mille âmes, elle se fût exposée à froisser davantage les intérêts de l'Autriche.
»Une autre assertion, non moins singulière, est celle par laquelle les plénipotentiaires autrichiens prétendent que Salzbourg, la Haute-Autriche, la Carinthie, la Carniole, le littoral, et la partie de la Croatie au midi de la Save, ne renferment qu'à peine 1,600 mille habitants. Par cette maligne interprétation on veut persuader à l'empereur François que l'empereur Napoléon ne lui fait aucune concession, que la confiance qu'il a montrée en lui a été en pure perte, et par là les ministres qui dirigent les affaires montrent leur mauvaise volonté. Salzbourg, la Haute-Autriche, la Carinthie, la Carniole, la Croatie depuis la Save forment une population de 2,200,000 habitants, les cercles de Bohême 400 mille. C'est donc 2,600,000 habitants qui ont été demandés. En demandant ces 2,600 mille habitants on n'avait pas renoncé à la base de l'uti-possidetis. D'un seul coup, S. M. a fait d'immenses concessions, a renoncé à la base de l'uti-possidetis, et a déclaré qu'elle se contentait de 1,600,000 au lieu de 2,600,000, faisant par là une concession d'un million. S. M. a déclaré de plus que ces 1,600 mille âmes seraient réparties comme le désireraient les plénipotentiaires autrichiens, entre les frontières de l'Inn et de l'Italie, ce qui veut dire, puisque enfin il faut s'expliquer, et que les plénipotentiaires autrichiens, en se plaignant que la négociation ne marche pas, s'attachent à ne vouloir rien comprendre, que S. M. se réduit à 400 mille âmes sur l'Inn, elle en avait demandé 800 mille; qu'elle se contente de 1,200 mille habitants sur la frontière d'Italie, elle en avait précédemment demandé 1,400 mille; ce qui forme donc une concession de 600 mille âmes, indépendamment de la renonciation des 400 mille des cercles de Bohême.
»En demandant 400 mille habitants sur l'Inn au lieu de 800 mille, l'Autriche réacquiert la frontière de l'Ens, celle de la Traun, la ville de Lintz, et la plus grande partie de la Haute-Autriche; en ne demandant que 1,200 mille âmes du côté de l'Italie, S. M. renonce au cercle de Klagenfurth.
»Voilà ce que les plénipotentiaires autrichiens auraient pu facilement comprendre, s'ils cherchaient à faciliter la négociation et à s'entendre, au lieu de s'exciter et de s'aigrir. Les plénipotentiaires autrichiens menacent toujours de la reprise des hostilités; ce langage n'est rien moins que pacifique, et l'avenir prouvera, comme l'expérience l'a prouvé plus d'une fois, à qui sera funeste le renouvellement des hostilités. Jamais on ne vit dans une négociation déployer moins de dextérité, d'esprit conciliant et d'aménité. Le rôle paraît renversé. Les plénipotentiaires seuls méritent le reproche de ne pas faire un pas, de mettre des entraves à tout, de se permettre sans cesse le reproche que le plénipotentiaire français n'avance pas, de faire voir toujours la férule levée, et d'avoir sans cesse la menace à la bouche. Voilà ce que tout homme impartial verra dans les protocoles, et les braves nations gémiront de voir leurs affaires traitées de cette singulière manière.
»Il ne reste plus au soussigné qu'à réitérer que la proposition faite par S. M. l'Empereur, son maître, est une cession de 1,600 mille âmes, telle qu'elle est de nouveau expliquée dans la présente note; que l'intention de S. M. est de maintenir toujours en faveur des plénipotentiaires autrichiens la faculté de répartir ces 1,600 mille âmes entre les frontières susmentionnées, comme cela leur paraîtra le plus convenable.»
31: Nous citons la lettre suivante, qui révèle parfaitement les impressions qu'éprouva Napoléon après avoir vu le prince Jean de Liechtenstein.
«Au ministre de la guerre.
»Schœnbrunn, le 27 septembre 1809.
»Je m'empresse de vous faire connaître que la cour de Dotis paraît enfin avoir adopté mes bases.
»Le prince de Liechtenstein est arrivé ici, et la paix peut être signée dans peu de jours. Mon intention est que ceci reste secret. Je n'en écris qu'à vous, afin que s'il y a des troupes en marche pour l'armée, vous puissiez les arrêter, telles que la cavalerie qui était au nord, et que je dirigeais sur Hanovre. Vous pouvez la diriger sur Paris, ainsi que ce qui existe dans les dépôts, car mon intention est de faire filer tout cela du côté de l'Espagne, pour en finir promptement de ce côté.
»S'il y avait des convois de boulets, de poudre, etc., arrêtez-les à l'endroit où ils se trouvent.
32:
«Au ministre de la police.
»Schœnbrunn, le 12 octobre 1809.
»Un jeune homme de dix-sept ans, fils d'un ministre luthérien d'Erfurt, a cherché à la parade d'aujourd'hui à s'approcher de moi. Il a été arrêté par les officiers, et comme on a remarqué du trouble dans ce petit jeune homme, cela a excité des soupçons, on l'a fouillé, et on lui a trouvé un poignard.
»Je l'ai fait venir, et ce petit misérable, qui m'a paru assez instruit, m'a dit qu'il voulait m'assassiner pour délivrer l'Autriche de la présence des Français. Je n'ai démêlé en lui ni fanatisme religieux, ni fanatisme politique. Il ne m'a pas paru bien savoir ce que c'était que Brutus. La fièvre d'exaltation où il était a empêché d'en savoir davantage. On l'interrogera lorsqu'il sera refroidi et à jeun; il serait possible que ce ne fût rien. Il sera traduit devant une commission militaire.—J'ai voulu vous informer de cet événement, afin qu'on ne le fasse pas plus considérable qu'il ne paraît l'être. J'espère qu'il ne pénétrera pas. S'il en était question, il faudrait faire passer cet individu pour fou. Gardez cela pour vous secrètement, si l'on n'en parle pas. Cela n'a fait à la parade aucun esclandre; moi-même je ne m'en suis pas aperçu.
»P. S. Je vous répète de nouveau, et vous comprendrez bien qu'il faut qu'il ne soit aucunement question de ce fait.
33: Voici ces lettres:
«Au roi de Naples.
»Schœnbrun, le 17 juin 1809.
»Je reçois la lettre de V. M. du 8 juin. Vous aurez appris dans ce moment la mort de Lannes et de Saint-Hilaire. Durosnel et Fouler ont été faits prisonniers dans des charges très-éloignées. Je désirerais beaucoup que vous fussiez près de moi; mais dans ces circonstances il est convenable que vous ne vous éloigniez point de Naples. À une autre campagne, lorsque les choses seront tout à fait assises de votre côté, il sera possible de vous appeler à l'armée.
»Vous aurez vu par mes décrets que j'ai fait beaucoup de bien au Pape, mais c'est à condition qu'il se tiendra tranquille. S'il veut faire une réunion de cabaleurs, tels que le cardinal Pacca, etc., il n'en faut rien souffrir, et agir à Rome comme j'agirais avec le cardinal archevêque de Paris. J'ai voulu vous donner cette explication. On doit parler au Pape clair, et ne souffrir aucune espèce de contraste. Les commissions militaires doivent faire justice des moines et agents qui se porteraient à des excès.
»Une des premières mesures de la consulte doit être de supprimer l'inquisition.
«Au roi de Naples.
»Schœnbrunn, le 19 juin 1809.
»Je vous expédie votre aide de camp. Il vous portera la nouvelle de la bataille que le prince Eugène vient de gagner sur l'archiduc Jean et l'archiduc Palatin réunis, le jour anniversaire de la bataille de Marengo.
»Je vous ai écrit par Caffarelli, qui est parti le 17 d'ici. À son arrivée en Italie il vous aura expédié mes dépêches par un courrier.—Je vous ai fait connaître que mon intention était que les affaires de Rome fussent conduites vivement, et qu'on ne ménageât aucune espèce de résistance. Aucun asile ne doit être respecté si on ne se soumet pas à mon décret, et sous quelque prétexte que ce soit on ne doit souffrir aucune résistance. Si le Pape, contre l'esprit de son état et de l'Évangile, prêche la révolte, et veut se servir de l'immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l'arrêter. Le temps de ces scènes est passé. Philippe-le-Bel fit arrêter Boniface, et Charles-Quint tint longtemps en prison Clément VII, et ceux-là avaient fait encore moins. Un prêtre qui prêche aux puissances temporelles la discorde et la guerre, au lieu de la paix, abuse de son pouvoir.
34:
«Au ministre de la police.
»Schœnbrunn, le 18 juillet 1809.
»Je reçois en même temps les deux lettres ci-jointes du général Miollis, et une troisième de la grande-duchesse. Je suis fâché qu'on ait arrêté le Pape: c'est une grande folie. Il fallait arrêter le cardinal Pacca et laisser le Pape tranquille à Rome; mais enfin il n'y a point de remède: ce qui est fait est fait. Je ne sais ce qu'aura fait le prince Borghèse; mais mon intention est que le Pape n'entre pas en France. S'il est encore dans la rivière de Gênes, le meilleur endroit où l'on pourrait le placer serait Savone. Il y a là une assez grande maison où il serait assez convenablement, jusqu'à ce qu'on sache ce que cela doit devenir. Je ne m'oppose point, si sa démence finit, à ce qu'il soit renvoyé à Rome. S'il était entré en France, faites-le rétrograder sur Savone et sur San-Remo. Faites surveiller sa correspondance.
»Quant au cardinal Pacca, faites-le enfermer à Fenestrelle, et faites-lui connaître que s'il y a un Français assassiné par l'effet de ses instigations, il sera le premier qui payera de sa tête.
35: Voici une lettre bien courte, comme toutes celles au moyen desquelles Napoléon décidait de si grandes choses, et qui exprime clairement sa pensée à ce sujet:
«Au ministre de la police.
»Schœnbrunn, le 15 septembre 1809.
»J'ai lu la lettre que le Pape écrit au cardinal Caprara. Comme ce cardinal est un homme sûr, vous pouvez la lui faire remettre après en avoir fait prendre copie. Le mouvement de Grenoble à Savone a été funeste comme tous les pas rétrogrades. Vous n'avez pas saisi mes intentions.
C'est ce pas rétrograde qui a donné des espérances à ce fanatique. Vous voyez qu'il voudrait nous faire réformer le code Napoléon, nous ôter nos libertés, etc. On ne peut être plus insensé.
»J'ai déjà donné l'ordre que tous les généraux d'ordre et les cardinaux qui n'ont pas d'évêché ou qui n'y résident pas, soit Italiens, soit Toscans, soit Piémontais, se rendissent à Paris, et probablement je finirai tout cela en y faisant venir le Pape lui-même, que je placerai aux environs de Paris. Il est juste qu'il soit à la tête de la chrétienté; cela fera une nouveauté les premiers mois, mais qui finira bien vite.
36: L'archichancelier Cambacérès a raconté avec discrétion dans ses mémoires le long entretien qu'il eut ce jour-là avec l'Empereur, et n'a énoncé que les titres des objets dont il fut question. C'est dans les nombreuses lettres de Napoléon que j'ai pu retrouver le sens de cette conversation, et c'est dans ces documents authentiques que j'ai pris, en la reproduisant avec une scrupuleuse exactitude, la pensée de Napoléon sur chaque objet.
37: Voici comment le prince Cambacérès exprime ce que lui fit éprouver cette conversation: «Nous fûmes seuls pendant plusieurs heures. L'Empereur l'avait voulu ainsi, afin de m'entretenir à loisir d'une foule d'objets... Pendant cet entretien Napoléon me parut préoccupé de sa grandeur; il avait l'air de se promener au milieu de sa gloire. Ce qu'il dit avait un caractère de hauteur qui me fit craindre de ne plus obtenir de lui aucun de ces ménagements délicats, dont il avait lui-même reconnu la nécessité pour conduire un peuple libre, ou qui veut paraître tel.»
38: Il est certain que dès cette époque le ton de sa correspondance commençait à changer, qu'il était plus sévère, plus défiant, plus absolu, et qu'il semblait être mécontent de tout le monde.
39: Je parle, comme on doit s'en douter, d'après les originaux eux-mêmes, restés inconnus jusqu'ici. Rien n'est plus curieux, plus défiguré dans les récits publiés, que ce qui concerne le divorce et le mariage de Napoléon. J'écris d'après la correspondance secrète, et d'après les mémoires inédits du prince Cambacérès et de la reine Hortense.
40: C'est sur une fausse indication d'un mémoire contemporain et manuscrit que j'ai dit, tome V, page 262, que MM. de Talleyrand et Berthier assistèrent comme témoins au mariage religieux secrètement célébré aux Tuileries la veille du sacre. L'auteur de ce mémoire tenait les faits de la bouche de l'impératrice Joséphine, et avait été induit en erreur. L'examen des pièces officielles, que je n'ai pu me procurer que plus tard, me fournit l'occasion de rectifier cette erreur, qui n'a du reste qu'une pure importance de forme.
41: Ces faits si importants, et si décisifs dans la question du mariage, n'ont jamais été connus, et nous les exposons d'après la correspondance authentique de M. de Caulaincourt avec Napoléon.
42: Presque toutes les lettres relatives au mariage ont été détruites. Pourtant il reste dans les fragments subsistants, et surtout dans la correspondance de Napoléon, des moyens suffisants pour rétablir les faits.
43: L'archichancelier Cambacérès, dans son récit, en confondant en un seul deux conseils qui furent tenus sur le même sujet, raconte que tout lui parut arrangé dans ce conseil, et que l'opinion de Napoléon était faite quand il les appela à donner leur avis. C'est une erreur de mémoire qui se produit souvent chez les esprits les plus fermes et les plus exacts. Lors du premier conseil Napoléon était loin d'être fixé. Mais il en fut tenu un second le 7 février, qui n'eut lieu en effet que pour la forme, et c'est le souvenir de ce dernier qui se confondant avec le premier, aura laissé dans le véridique archichancelier l'impression d'une scène arrangée d'avance.
44: Il faut remarquer que Napoléon joint ici l'exemple au précepte, car lui-même ne dit pas la vérité sur l'étendue de ses forces à Wagram. Dans le désir de prouver à son frère et à ses lieutenants qu'il faisait beaucoup avec peu, tandis qu'eux faisaient peu avec beaucoup, il se donne 50 mille hommes de moins qu'il n'en avait réellement à Wagram. Il existe en effet une lettre de lui au major général, celle-ci fort sincère, dans laquelle discutant les forces qu'il pourra réunir pour la dernière bataille, il les évalue à 160 mille hommes. C'était du reste une illusion, car ses propres livrets prouvent qu'il ne put arriver qu'à 150 mille hommes, ce qui toutefois est bien supérieur aux 100 mille hommes qu'il se donne ici. C'est là une nouvelle preuve de la difficulté d'arriver à la vérité, même quand on travaille sur les matériaux les plus authentiques, et des efforts de critique qu'il faut faire pour y atteindre, ou pour en approcher.