Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 13 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.
LIVRE QUARANTE ET UNIÈME.
LE CONCILE.
Naissance du Roi de Rome le 20 mars 1811. — Remise au mois de juin de la cérémonie du baptême. — Diverses circonstances qui dans le moment attristent la France, et compriment l'essor de la joie publique. — Redoublement de défiance à l'égard de la Russie, accélération des armements, et rigueurs de la conscription. — Crise commerciale et industrielle amenée par l'excès de la fabrication et par la complication des lois de douanes. — Faillites nombreuses dans les industries de la filature et du tissage du coton, de la draperie, de la soierie, de la raffinerie, etc. — Secours donnés par Napoléon au commerce et à l'industrie. — À ces causes de malaise se joignent les troubles religieux. — Efforts du Pape et d'une partie du clergé pour rendre impossible l'administration provisoire des diocèses. — Intrigues auprès des chapitres pour les empêcher de conférer aux nouveaux prélats la qualité de vicaires capitulaires. — Brefs du Pape aux chapitres de Paris, de Florence et d'Asti. — Hasard qui fait découvrir ces brefs. — Arrestation de M. d'Astros; expulsion violente de M. Portalis du sein du Conseil d'État. — Rigueurs contre le clergé, et soumission des chapitres récalcitrants. — Napoléon, se voyant exposé aux dangers d'un schisme, projette la réunion d'un concile, dont il espère se servir pour vaincre la résistance du Pape. — Examen des questions que soulève la réunion d'un concile, et convocation de ce concile pour le mois de juin, le jour du baptême du Roi de Rome. — Suite des affaires extérieures en attendant le baptême et le concile. — Napoléon retire le portefeuille des affaires étrangères à M. le duc de Cadore pour le confier à M. le duc de Bassano. — Départ de M. de Lauriston pour aller remplacer à Saint-Pétersbourg M. de Caulaincourt. — Lenteurs calculées de son voyage. — Entretiens de l'empereur Alexandre avec MM. de Caulaincourt et de Lauriston. — L'empereur Alexandre sachant que ses armements ont offusqué Napoléon, en explique avec franchise l'origine et l'étendue, et s'attache à prouver qu'ils ont suivi et non précédé ceux de la France. — Son désir sincère de la paix, mais sa résolution invariable de s'arrêter à l'égard du blocus continental aux mesures qu'il a précédemment adoptées. — Napoléon conclut des explications de l'empereur Alexandre que la guerre est certaine, mais différée d'une année. — Il prend dès lors plus de temps pour ses armements, et leur donne des proportions plus considérables. — Il dispose toutes choses pour entreprendre la guerre au printemps de 1812. — Vues et direction de sa diplomatie auprès des différentes puissances de l'Europe. — État de la cour de Vienne depuis le mariage de Napoléon avec Marie-Louise; politique de l'empereur François et de M. de Metternich. — Probabilité d'une alliance avec l'Autriche, ses conditions, son degré de sincérité. — État de la cour de Prusse. — Le roi Frédéric-Guillaume, M. de Hardenberg, leurs inquiétudes et leur politique. — Danemark et Suède. — Zèle du Danemark à seconder le blocus continental. — Mauvaise foi de la Suède. — Cette puissance profite de la paix accordée par la France pour se constituer l'intermédiaire du commerce interlope. — Établissement de Gothenbourg destiné à remplacer celui d'Héligoland. — Difficultés relatives à la succession au trône. — La mort du prince royal adopté par le nouveau roi Charles XIII laisse la succession vacante. — Plusieurs partis en Suède, et leurs vues diverses sur le choix d'un successeur au trône. — Dans leur embarras, les différents partis se jettent brusquement sur le prince de Ponte-Corvo (maréchal Bernadotte), espérant se concilier la faveur de la France. — Napoléon, étranger à l'élection, permet au prince de Ponte-Corvo d'accepter. — À peine arrivé en Suède, le nouvel élu, pour flatter l'ambition de ses futurs sujets, convoite la Norvége, et propose à Napoléon de lui en ménager la conquête. — Napoléon, fidèle au Danemark, repousse cette proposition. — Dispositions générales de l'Allemagne dans le moment où semble se préparer une guerre générale au Nord. — Tout en préparant ses armées et ses alliances, Napoléon s'occupe activement de ses affaires intérieures. — Baptême du Roi de Rome. — Grandes fêtes à cette occasion. — Préparatifs du concile. — Motifs qui ont fait préférer un concile national à un concile général. — Questions qui lui seront posées. — On les renferme toutes dans une seule, celle de l'institution canonique des évêques. — Avant de réunir le concile on envoie trois prélats à Savone pour essayer de s'entendre avec Pie VII, et ne faire au concile que des propositions concertées avec le Saint-Siége. — Ces prélats sont l'archevêque de Tours, les évêques de Nantes et de Trèves. — Leur voyage à Savone. — Accueil qu'ils reçoivent du Pape. — Pie VII donne un consentement indirect au système proposé pour l'institution canonique, et renvoie l'arrangement général des affaires de l'Église au moment où on lui aura rendu sa liberté et un conseil. — Retour des trois prélats à Paris. — Réunion du concile le 17 juin. — Dispositions des divers partis composant le concile. — Cérémonial, discours d'ouverture, et serment de fidélité au Saint-Siége. — Les prélats à peine réunis sont dominés par un sentiment commun de sympathie pour les malheurs de Pie VII et d'aversion secrète pour le despotisme de Napoléon. — La crainte les contient. — Premières séances du concile. — Projet d'adresse en réponse au message impérial. — Difficultés de la rédaction. — À la séance où l'on discute cette adresse les esprits s'enflamment, et un membre propose de se rendre en corps à Saint-Cloud pour demander la liberté du Pape. — Le président arrête ce mouvement en suspendant la séance. — Adoption de l'adresse après de nombreux retranchements, et refus de Napoléon de la recevoir. — Rôle modérateur de M. Duvoisin, évêque de Nantes, et de M. de Barral, archevêque de Tours. — Maladresse et orgueil du cardinal Fesch. — La question principale, celle de l'institution canonique, soumise à une commission. — Avis divers dans le sein de cette commission. — Malgré les efforts de M. Duvoisin, la majorité de ses membres se prononce contre la compétence du concile. — Napoléon irrité veut dissoudre le concile. — On l'exhorte à attendre le résultat définitif. — M. Duvoisin engage la commission à prendre pour base les propositions admises par le Pape à Savone. — Cet avis adopté d'abord, n'est accepté définitivement qu'avec un nouveau renvoi au Pape, qui suppose l'incompétence du concile. — Le rapport, présenté par l'évêque de Tournay, excite une scène orageuse dans le concile, et des manifestations presque factieuses. — Napoléon dissout le concile et envoie à Vincennes les évêques de Gand, de Troyes et de Tournay. — Les prélats épouvantés offrent de transiger. — On recueille individuellement leurs avis, et quand on est assuré d'une majorité, on réunit de nouveau le concile le 5 août. — Cette assemblée rend un décret conforme à peu près à celui qu'on désirait d'elle, mais avec un recours au Pape qui n'emporte cependant pas l'incompétence du concile. — Nouvelle députation de quelques cardinaux et prélats à Savone, pour obtenir l'adhésion du Pape aux actes du concile. — Napoléon, fatigué de cette querelle religieuse, ne vise plus qu'à se débarrasser des prélats réunis à Paris, et à profiter de la députation envoyée à Savone pour obtenir l'institution des vingt-sept évêques nommés et non institués. — L'esprit toujours dirigé vers la prochaine guerre du Nord, il se flatte que victorieux encore une fois, le monde entier cédera à son ascendant. — Nouvelles explications avec la Russie. — Conversation de Napoléon avec le prince Kourakin, le soir du 15 août. — Cette conversation laisse peu d'espoir de paix, et porte Napoléon à continuer ses préparatifs avec encore plus d'activité. — Départ des quatrièmes et sixièmes bataillons. — Emploi de soixante mille réfractaires qu'on a obligés de rejoindre. — Manière de les plier au service militaire. — Composition de quatre armées pour la guerre de Russie, et préparation d'une réserve pour l'Espagne. — Voyage de Napoléon en Hollande et dans les provinces du Rhin. — Plan de défense de la Hollande. — La présence de Napoléon sert de prétexte pour réunir la grosse cavalerie et l'acheminer sur l'Elbe. — Création des lanciers. — Inspection des troupes destinées à la guerre de Russie. — Séjour à Wesel, à Cologne et dans les villes du Rhin. — Affaires diverses dont Napoléon s'occupe chemin faisant. — Arrangement avec la Prusse. — Le ministre de France est rappelé de Stockholm. — Suite et fin apparente de la querelle religieuse. — Acceptation par Pie VII du décret du concile, avec des motifs qui ne conviennent pas entièrement à Napoléon. — Celui-ci accepte le dispositif sans les motifs, et renvoie dans leurs diocèses les prélats qui avaient composé le concile. — Son retour à Paris en novembre, et son application à expédier toutes les affaires intérieures, afin de ne rien laisser en souffrance en partant pour la Russie.
Mars 1811. Au milieu des événements si divers et si compliqués dont on vient de lire le récit, Napoléon avait vu se réaliser le principal de ses vœux: il avait obtenu de la Providence un héritier direct de sa race, un fils, que la France désirait, et qu'il n'avait cessé quant à lui d'espérer avec une entière confiance dans la fortune.
Naissance du Roi de Rome le 20 mars 1811. Le 19 mars 1811, vers neuf heures du soir, l'impératrice Marie-Louise, après une grossesse heureuse, avait ressenti les premières douleurs de l'enfantement. L'habile accoucheur Dubois était accouru sur-le-champ, suivi du grand médecin de cette époque, M. Corvisart. Bien que la jeune mère fût parfaitement constituée, l'accouchement ne s'était pas annoncé avec des circonstances tout à fait rassurantes, et M. Dubois n'avait pu se défendre de quelque inquiétude en songeant à la responsabilité qui pesait sur lui. Napoléon, voyant, avec sa pénétration ordinaire, que le trouble de l'opérateur pourrait devenir un danger pour la mère et pour l'enfant, s'efforça de lui rendre plus léger le poids de cette responsabilité.—Figurez-vous, lui dit-il, que vous accouchez une marchande de la rue Saint-Denis; vous n'y pouvez pas davantage, et en tout cas sauvez d'abord la mère.—Il chargea M. Corvisart de ne pas quitter M. Dubois, et lui-même ne cessa de prodiguer les soins les plus tendres à la jeune impératrice, et de l'aider par d'affectueuses paroles à supporter ses souffrances. Enfin, le lendemain matin 20 mars, cet enfant auquel de si hautes destinées étaient promises, et qui depuis n'a trouvé sur ses pas que l'exil et la mort à la fleur de ses ans, vint au jour sans aucun des accidents qu'on avait redoutés. Napoléon le reçut dans ses bras avec joie, avec tendresse, et quand il sut que c'était un enfant mâle, il en éprouva un sentiment d'orgueil qui éclata sur son visage, comme si la Providence lui avait donné dans cette circonstance si importante une nouvelle et plus éclatante marque de sa protection. Il présenta le nouveau-né à sa famille, à sa cour, et le remit ensuite à madame de Montesquiou, nommée gouvernante des enfants de France. Le canon des Invalides commença immédiatement à annoncer à la capitale la naissance de l'héritier destiné à régner sur la plus grande partie de l'Europe. Il avait été dit d'avance que si le nouveau-né était un enfant mâle le nombre des coups de canon serait non pas de vingt et un, mais de cent un. La population, sortie des maisons et répandue dans les rues, comptait avec une extrême anxiété les retentissements du canon. Quand le vingt et unième coup fut dépassé, elle ressentit presque autant de joie qu'aux plus belles époques du règne, et, malgré beaucoup de causes de tristesse, dont les unes sont déjà connues, dont les autres vont l'être, elle fut heureuse de voir ce gage de perpétuité donné par la Providence à la dynastie de Napoléon. Pourtant ce n'était plus cette effusion de contentement et d'enthousiasme des premiers temps, alors qu'on ne voyait dans Napoléon que le sauveur de la société, le restaurateur des autels, l'auteur de la grandeur nationale, le guerrier invincible et sage qui ne combattait que pour obtenir une paix glorieuse et durable. De sombres appréhensions, inspirées par ce génie immodéré, avaient refroidi l'affection, troublé la quiétude et alarmé la prévoyance. Toutefois on se livra encore à la joie, et on reprit confiance dans la destinée du grand homme que le ciel semblait favoriser si visiblement.
D'après le décret qui avait qualifié Rome la seconde ville de l'Empire, et à l'imitation des anciens usages germaniques, où le prince destiné à succéder au trône s'appelait roi des Romains avant de recevoir le titre d'empereur, le prince nouveau-né fut appelé Roi de Rome, et son baptême, qui devait s'accomplir avec autant de pompe que le sacre, fut fixé au mois de juin. Pour le moment, on s'en tint à la cérémonie chrétienne de l'ondoiement, et on se contenta d'annoncer cet heureux événement aux divers corps de l'État, aux départements et à toutes les cours de l'Europe.
Singulière dérision de la fortune! cet héritier tant désiré, tant fêté, destiné à perpétuer l'Empire, arrivait au moment où cet empire colossal, sourdement miné de toutes parts, approchait du terme de sa durée! Peu d'esprits, à la vérité, savaient apercevoir les causes profondément cachées de sa ruine prochaine, mais de secrètes appréhensions avaient saisi les masses, et le sentiment de la sécurité avait disparu chez elles, bien que celui de la soumission subsistât tout entier. Causes qui troublent la joie inspirée par la naissance du Roi de Rome. Le bruit d'une vaste guerre au Nord, guerre que tout le monde redoutait instinctivement, surtout celle d'Espagne n'étant pas finie, s'était répandu généralement et avait causé une inquiétude universelle. La conscription, suite de cette nouvelle guerre, s'exerçait avec la plus extrême rigueur; de plus, une crise violente désolait en cet instant le commerce et l'industrie; enfin, la querelle religieuse semblait s'envenimer et faire craindre un nouveau schisme. Tels étaient les divers motifs qui venaient de troubler assez gravement la joie inspirée par la naissance du Roi de Rome.
Napoléon en apprenant les armements de la Russie précipite ses propres préparatifs, et se dispose à entrer en campagne au mois d'août prochain. Napoléon avait passé tout à coup d'un armement de précaution contre la Russie à un armement d'urgence, comme si la guerre avait dû commencer en été ou en automne de la présente année 1811. En effet, la Russie, qui s'était bornée jusqu'ici à quelques travaux sur les bords de la Dwina et du Dniéper, à quelques mouvements de troupes de Finlande en Lithuanie, impossibles sans doute à cacher, mais faciles à expliquer d'une manière spécieuse, la Russie, apprenant de toutes parts le développement chaque jour plus étendu et plus rapide des préparatifs de Napoléon, s'était enfin décidée à la plus grave des mesures, à la plus pénible pour elle, à la plus significative pour l'Europe, celle d'affaiblir ses armées du Danube, ce qui devait mettre en question la conquête si ardemment souhaitée de la Valachie et de la Moldavie. Sur neuf divisions qui agissaient en Turquie, elle en avait ramené cinq en arrière, dont trois jusqu'au Pruth, deux jusqu'au Dniéper. La nouvelle de ce mouvement rétrograde, transmise par nos agents diplomatiques accrédités dans les provinces danubiennes, avait produit sur l'esprit de Napoléon une vive impression. Au lieu de se borner à voir dans un fait pareil la peur qu'il inspirait, il avait pris peur lui-même, et avait cru découvrir dans cette conduite de la Russie la preuve d'intentions non pas défensives, mais agressives. C'était une erreur; mais habitué aux haines de l'Europe, aux perfidies que ces haines avaient souvent amenées, il supposa un secret accord de la Russie avec ses ennemis ouverts ou cachés, avec les Anglais notamment, et il crut que ce ne serait pas trop tôt que de se préparer à la guerre pour les mois de juillet ou d'août de la présente année. Ainsi au lieu de remédier au mal en suspendant ses armements, sauf à les reprendre s'il n'obtenait pas une explication satisfaisante, il l'aggrava en multipliant et accélérant ses préparatifs de manière à ne pouvoir plus ni les cacher ni les expliquer.
Il avait déjà résolu d'envoyer sur l'Elbe les quatrièmes bataillons, car, ainsi que nous l'avons dit, les régiments du maréchal Davout n'en comptaient que trois présents au corps; il se décida à les faire partir immédiatement et à former un sixième bataillon dans ces régiments (le cinquième restant celui du dépôt), ce qui devait permettre de leur fournir cinq bataillons de guerre. Le maréchal Davout s'était tellement appliqué, depuis qu'il résidait dans le Nord, à donner à ses troupes une instruction théorique égale à leur instruction pratique, qu'il était facile de trouver parmi elles les cadres d'un sixième, même d'un septième bataillon par régiment, en sous-officiers sachant lire et écrire et s'étant battus dans l'Europe entière. Mesures employées pour avoir au mois d'août 300 mille hommes sur la Vistule. Pour accélérer l'organisation de ces sixièmes bataillons, Napoléon fit revenir les cadres des bords de l'Elbe à la rencontre des recrues parties des bords du Rhin; il envoya de plus des habits, des souliers, des armes à Wesel, Cologne et Mayence, pour que les hommes pussent en passant se pourvoir de leur équipement complet. Il espérait ainsi porter à cinq divisions françaises le corps du maréchal Davout, sans compter une sixième division qui devait être polonaise et formée des troupes de Dantzig qu'on allait augmenter. Il ordonna des achats de chevaux, surtout en Allemagne, aimant mieux épuiser cette contrée que la France, tira de leurs cantonnements les cuirassiers, les chasseurs, les hussards, destinés à la guerre de Russie, et enjoignit aux colonels de se préparer à recevoir des chevaux et des hommes afin de mettre leurs régiments sur le pied de guerre. Ne croyant pas avoir le temps de porter à cinq ni même à quatre bataillons le corps du Rhin, composé, avons-nous dit, des anciennes divisions qui avaient servi sous Lannes et Masséna, et qui étaient répandues en Hollande et en Belgique, il fit former dans leur sein des bataillons d'élite, dans lesquels devaient être versés les meilleurs soldats de chaque régiment. Il donna le même ordre pour l'armée d'Italie; il prescrivit la réunion et l'équipement sur le pied de guerre de tous les corps de la vieille et jeune garde qui n'étaient pas en Espagne; il écrivit à tous les princes de la Confédération germanique pour leur demander leur contingent, et se mit ainsi en mesure, pour les mois de juillet et d'août, de porter à 70 mille hommes d'infanterie le corps de l'Elbe, à 45 mille celui du Rhin, à 40 mille celui d'Italie, à plus de 12 mille la garde impériale (total, 167 mille fantassins excellents), à 17 ou 18 mille les hussards et chasseurs, à 15 mille les cuirassiers, à 6 mille les troupes à cheval de la garde (total, 38 ou 39 mille hommes de la plus belle cavalerie), enfin à 24 mille hommes l'artillerie, pouvant servir 800 bouches à feu, indépendamment de 100 mille Polonais, Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, Badois, Westphaliens, ce qui faisait plus de 300 mille hommes parfaitement préparés à entrer en campagne sous deux mois.
Napoléon rappela d'Espagne le maréchal Ney, auquel il voulait confier le commandement d'une partie des troupes réunies sur le Rhin. Il destinait le surplus au maréchal Oudinot, déjà rendu en Hollande. Il rappela en outre d'Espagne le général Montbrun, que sa conduite à Fuentès d'Oñoro et dans une foule d'autres occasions désignait comme l'un des premiers officiers de cavalerie de cette époque.
Dans la crainte d'une subite invasion du duché de Varsovie par les Russes, Napoléon donna pour instruction au roi de Saxe et au prince Poniatowski, lieutenant du roi de Saxe en Pologne, de transporter toute l'artillerie, toutes les munitions, tous les objets d'équipement, des places ouvertes ou faiblement défendues dans les forteresses de la Vistule, telles que Modlin, Thorn, Dantzig, et à ce sujet il citait à l'un et à l'autre l'exemple de la Bavière, où les Autrichiens étaient toujours entrés avant les Français, mais d'où ils avaient été obligés de sortir presque aussitôt sans avoir pu enlever aucune partie du matériel de guerre. Il recommanda au roi de Saxe de tenir toutes prêtes les troupes saxonnes, afin de pouvoir les porter rapidement sur la Vistule à côté de celles du prince Poniatowski. Les unes et les autres devaient être rangées sous le commandement du maréchal Davout, qui avait ordre, au premier danger, de courir sur la Vistule avec 150 mille hommes, dont 100 mille Français devaient se placer de Dantzig à Thorn, et 50 mille Saxons et Polonais de Thorn à Varsovie. Avec de telles précautions on avait le moyen de répondre à tout acte offensif des Russes, et même de le prévenir.
Rigueurs de la conscription. Afin de remplir ses cadres, Napoléon avait été obligé de hâter la levée de la conscription de 1811, ordonnée dès le mois de janvier. Mais il ne s'en était pas tenu à cette mesure: il avait voulu recouvrer l'arriéré des conscriptions antérieures, consistant en soixante mille réfractaires au moins qui n'avaient jamais rejoint. La conscription n'était pas encore entrée dans nos mœurs, comme elle y a pénétré depuis, et la rigueur avec laquelle elle était appliquée alors, le triste sort des hommes appelés, qui avant l'âge viril allaient périr en Espagne, plus souvent par la misère que par le feu, n'étaient pas faits pour disposer la population à s'y soumettre. Dans certaines provinces, et particulièrement dans celles de l'Ouest, du Centre, du Midi, où la bravoure ne manquait pas, mais où la soumission à l'autorité centrale était moins établie, on résistait à la conscription, et il y avait eu à toutes les époques des masses de réfractaires qui avaient refusé de se rendre à l'appel de la loi, ou déserté après s'y être rendus. Ils couraient les bois, les montagnes, partout favorisés par la population, et quelquefois même faisaient la guerre aux gendarmes. Ces hommes, loin d'être des lâches ou des impotents, formaient au contraire la partie la plus brave, la plus hardie, la plus aventureuse de la population, et, en raison même de son énergie, la plus difficile à plier au joug des lois nouvelles. C'était la même espèce d'hommes qui dans la Vendée avait fourni les soldats de l'insurrection royaliste. Plus forts par le caractère, ils l'étaient aussi par l'âge, la plupart d'entre eux se trouvant en état d'insubordination depuis plusieurs années. On était successivement parvenu à recouvrer par des amnisties, des poursuites, des battues de gendarmerie, vingt mille peut-être de ces hommes sur quatre-vingt mille; mais il en restait soixante mille au moins dans diverses provinces de la France, qu'il importait autant de restituer à l'armée à cause de leur qualité, que d'enlever à l'intérieur à cause de leur aptitude à former une nouvelle chouannerie, car ils appartenaient presque tous aux départements où s'était conservé un vieux levain de royalisme.
Napoléon, qui ne ménageait pas les moyens quand le but lui convenait, forma dix ou douze colonnes mobiles, composées de cavalerie et d'infanterie légères, et choisies parmi les plus vieilles troupes, les plaça sous les ordres de généraux dévoués, leur adjoignit des pelotons de gendarmerie pour les guider, et leur fit entreprendre une poursuite des plus actives contre les réfractaires. Organisation de colonnes mobiles pour la poursuite des réfractaires. Ces colonnes étaient autorisées à traiter militairement les provinces qu'elles allaient parcourir, et à mettre des soldats en garnison chez les familles dont les enfants avaient manqué à l'appel. Ces soldats devaient être logés, nourris et payés par les parents des réfractaires jusqu'à ce que ceux-ci eussent fait leur soumission. C'est de là que leur vint le nom, fort effrayant à cette époque, de garnisaires. Excès commis par ces colonnes mobiles. Si l'on songe que ces colonnes étaient portées, d'après leur composition, à regarder le refus du service militaire comme un délit à la fois honteux et criminel, qui faisait peser exclusivement sur les vieux soldats les charges de la guerre; si l'on songe qu'elles avaient pris à l'étranger l'habitude de vivre en troupes conquérantes, on concevra facilement qu'elles devaient commettre plus d'un excès, bien qu'elles fussent dans leur patrie, et que leurs courses, ajoutées au déplaisir de la levée de 1811, devaient en diverses provinces pousser le chagrin de la conscription presque jusqu'au désespoir.
Les préfets, qui avaient la mission de diriger l'esprit des populations dans un sens favorable au gouvernement, furent alarmés, et plusieurs désolés d'une telle mesure. Néanmoins quelques-uns, voulant proportionner leur zèle à la difficulté, exagérèrent encore dans l'exécution les ordres de l'autorité supérieure, et poussèrent, au lieu de les retenir, les colonnes occupées à donner la chasse aux réfractaires. Quelques autres eurent l'honnêteté de faire entendre des supplications en faveur des pauvres parents qu'on ruinait, et parmi ceux-là, M. Lezay-Marnézia, dans le Bas-Rhin, eut le courage de résister de toutes ses forces au général chargé de diriger les colonnes dans son département, et d'écrire au ministre de la police des lettres fort vives destinées à être mises sous les yeux de Napoléon. Mais le plus grand nombre de ces hauts fonctionnaires, gémissant en secret, et se contentant pour toute vertu de ne pas ajouter aux rigueurs prescrites, exécutèrent les ordres reçus plutôt que de renoncer à leurs fonctions.
Situation de l'industrie et du commerce en 1811, soit en Angleterre, soit en France. Si la population des campagnes avait ses chagrins, celle des villes avait aussi les siens. Ces chagrins étaient causés par une crise industrielle et commerciale des plus graves. Nous avons déjà rapporté les mesures à la fois ingénieuses et violentes que Napoléon avait imaginées pour interdire au commerce anglais les accès du continent, ou pour les lui ouvrir à un prix ruineux dont le trésor impérial recueillait le profit. Ces mesures avaient obtenu, sinon tout l'effet que Napoléon s'en était promis, du moins tout celui qu'on pouvait raisonnablement en attendre, surtout lorsque pour réussir il fallait contrarier les intérêts, les goûts, les penchants, non-seulement d'un peuple, mais du monde presque entier. Sauf quelques introductions clandestines par les Suédois, qui transportaient frauduleusement les marchandises coloniales de Gothenbourg à Stralsund; sauf quelques autres introductions permises dans la Vieille-Prusse autant par négligence que par mauvaise volonté; sauf quelques autres encore effectuées en Russie sous le pavillon américain, les unes et les autres, condamnées à descendre du Nord au Midi, à travers mille dangers de saisie, en se chargeant d'immenses frais de transport, et en payant des tarifs ruineux; sauf, disons-nous, ces rares exceptions, aucune quantité de sucre, de café, de coton, d'indigo, de bois, de marchandises exotiques enfin, ne pouvait sortir d'Angleterre et diminuer la désastreuse accumulation qui s'était opérée à Londres. Détresse des manufactures anglaises par suite d'un excès de fabrication. Cette situation, que nous avons déjà exposée, n'avait fait que s'aggraver. Les fabricants de Manchester, de Birmingham et de toutes les villes manufacturières d'Angleterre, dépassant comme toujours le but offert à leurs avides désirs, avaient produit trois ou quatre fois plus de marchandises que les colonies de toutes les nations n'auraient pu en consommer. Les bâtiments expédiés de Liverpool avaient été obligés de rapporter en Europe une partie de leurs chargements. Un petit nombre ayant trouvé à s'en débarrasser avaient reçu en échange des denrées coloniales qui restaient invendues dans les magasins de Londres, et s'y avilissaient à tel point que ces denrées, comme nous l'avons dit, coûtaient en frais de garde et d'emmagasinement plus que leur prix. C'était pourtant sur ce gage que la banque escomptait le papier des fabricants, et leur en donnait la valeur en billets dont l'augmentation croissante menaçait tous les jours d'une catastrophe. En 1811, la détresse était devenue si grande, que le Parlement britannique, dans la crainte d'une banqueroute générale, avait voté un secours au commerce de six millions sterling (150 millions de francs) à distribuer à titre de prêt aux fabricants et commerçants les plus embarrassés. Une telle situation, maintenue quelque temps encore, devait aboutir inévitablement ou à une catastrophe financière et commerciale, ou à un désir de la paix irrésistible pour le gouvernement.
Mais il n'est point de combat en ce monde, quelles que soient les armes employées, où l'on puisse faire du mal sans en recevoir. Napoléon n'avait pas pu refouler en Angleterre tant de produits agréables, ou utiles, ou nécessaires aux peuples du continent, sans causer bien des perturbations, et il venait de provoquer en France et dans les pays voisins une crise commerciale et industrielle aussi violente, quoique moins durable heureusement, que celle qui affligeait l'Angleterre. Voici comment cette crise avait été amenée.
Excès de fabrication tout aussi grand dans les manufactures françaises. Les tissus de coton ayant en grande partie remplacé les tissus de chanvre et de lin, surtout depuis qu'on était parvenu à les produire par des moyens mécaniques, étaient devenus la plus vaste des industries de l'Europe. Les manufacturiers français, ayant à approvisionner l'ancienne et la nouvelle France et de plus le continent presque entier, avaient espéré des débouchés immenses, et proportionné leurs entreprises à ces débouchés supposés. Ils avaient spéculé sans mesure sur l'approvisionnement exclusif du continent, comme les Anglais sur celui des colonies anglaises, françaises, hollandaises et espagnoles. En Alsace, en Flandre, en Normandie, les métiers à filer, à tisser, à imprimer le coton, s'étaient multipliés avec une incroyable rapidité. Les profits étant considérables, les entreprises s'étaient naturellement proportionnées aux profits, et les avaient même infiniment dépassés. L'industrie du coton, sous toutes ses formes, n'avait pas été la seule à prendre un pareil essor; celle des draps, comptant sur l'exclusion des draps anglais, sur la possession exclusive des laines espagnoles, avait pareillement oublié toute réserve dans l'étendue donnée à sa fabrication. L'industrie des meubles s'était aussi fort développée, parce que les meubles français, dessinés alors d'après des modèles antiques, étaient l'objet d'une prédilection générale, et parce que les bois exotiques, se trouvant au nombre des produits coloniaux admis sur licences, permettaient la production à bon marché. L'admission des cuirs en vertu de licences avait également procuré une grande extension à toutes les industries dont le cuir est la matière. La quincaillerie française, fort élégante, mais inférieure alors à celle de l'Angleterre sous le rapport des aciers, avait profité comme les autres de l'exclusion des Anglais. De notables bénéfices avaient encouragé et multiplié ces essais hors de toute proportion.
Ce n'était pas seulement vers la fabrication de ces divers produits que s'était dirigée l'ardeur du moment, mais vers l'introduction des matières premières qui servaient à les créer.
Folles spéculations sur les matières premières. On courait sur tous les marchés où l'on savait que devaient se vendre des sucres, des cafés, des cotons, des indigos, des bois, des cuirs, on s'en disputait les moindres quantités introduites sur le continent, et on spéculait avec fureur sur ces quantités. Les fonds public étaient délaissés, parce qu'ils étaient peu abondants et presque invariables dans leur valeur, depuis que Napoléon maintenait la rente cinq pour cent à 80 francs par l'intervention secrète du trésor extraordinaire. Les actions de la banque, seul effet public prenant place à côté des rentes sur l'État, oscillaient entre 1,225 et 1,275 francs, pour un revenu de 50 à 60 francs, et ne dépassaient jamais ces termes extrêmes. Il n'y avait pas là de quoi tenter les spéculateurs, parce qu'il leur faut de grandes chances de gain, même au prix de grandes chances de perte, et ils s'étaient jetés sur les denrées coloniales, qui présentaient ces conditions au plus haut degré. On spéculait donc avec passion sur le sucre, le café, le coton, l'indigo; on courait à Anvers, à Mayence, à Francfort, à Milan, où le gouvernement faisait vendre les marchandises arrivées sur les chariots de l'artillerie, qui avaient porté des bombes et des boulets aux rives de l'Elbe, et en avaient rapporté du sucre et du café. Les bois eux-mêmes, qu'on savait indispensables à Napoléon pour les nombreux vaisseaux qu'il avait en construction dans tous les chantiers de l'Empire, étaient devenus l'objet d'un agiotage effréné, et sur la base mobile et dangereuse de ces spéculations on créait de brillants édifices de fortune, paraissant et disparaissant tour à tour aux yeux d'un public surpris, émerveillé et jaloux.
Moyens artificiels de crédit employés pour soutenir les spéculations engagées. Dans un si grand essor, la prudence avait été naturellement la vertu la moins observée, et on avait spéculé non-seulement au delà des besoins à satisfaire, mais au delà des moyens de payer. Tandis que l'industrie produisait beaucoup plus qu'elle ne pouvait vendre, les agioteurs sur les matières premières cherchaient à en acheter beaucoup plus que l'industrie n'aurait pu en employer, et par une conséquence inévitable en faisaient monter la valeur à des prix exagérés. Pour solder tous ces marchés imprudents, on avait créé des moyens artificiels de crédit. Ainsi une maison de Paris, se livrant au commerce des bois de construction et des denrées coloniales, tirait jusqu'à quinze cent mille francs par mois sur une maison d'Amsterdam qui lui prêtait son crédit; celle-ci tirait sur d'autres, et ces dernières à leur tour tirant sur Paris pour se rembourser, on avait créé de la sorte des ressources fictives, que dans la langue familière du commerce on appelle papier de circulation. La police, épiant tout, mais ne comprenant pas tout, avait cru voir dans cet artifice commercial une trame des partis qu'elle s'était hâtée de dénoncer à l'Empereur. Celui-ci offusqué d'abord, avait fini par se rassurer en apprenant par le ministre du trésor le secret de cette prétendue conspiration[1].
Impudent étalage des fortunes subitement acquises. On n'avait pas mis plus de réserve dans la manière de jouir de ses profits que dans les moyens de se les procurer. Les nouveaux enrichis s'étaient empressés d'étaler leurs fortunes rapidement acquises, et d'acheter de la caisse d'amortissement les hôtels, les châteaux de l'ancienne noblesse, dont l'État avait hérité sous le titre de biens nationaux. On ne les achetait plus comme autrefois à vil prix et avec des assignats, mais contre argent, contre beaucoup d'argent, et sans répugnance, parce que vingt ans écoulés depuis la confiscation avaient fait perdre le souvenir de l'injustice de l'État et du malheur des anciens propriétaires. C'était là cette ressource des aliénations de biens dont Napoléon se servait de temps en temps pour compléter ses budgets, surtout dans les pays conquis, et que la caisse d'amortissement lui avait ménagée, en vendant à propos, peu à peu, et avec la prudence convenable, les immeubles qu'on lui livrait. Il y avait à Paris des manufacturiers justement enrichis par leur travail, des spéculateurs sur denrées coloniales enrichis d'une manière moins honorable, qui possédaient les plus beaux domaines, et les mieux qualifiés[2].
Ce débordement de spéculations, de fortunes subites, de jouissances immodérées, avait pris naissance depuis plusieurs années, s'était arrêté un instant en 1809 par suite de la guerre d'Autriche, avait repris à la paix de Vienne, s'était développé sans obstacle et sans mesure dans tout le cours de l'année 1810, et avait enfin abouti au commencement de 1811 à la catastrophe inévitable, qui suit toujours les exagérations industrielles et commerciales de cette nature.
Accident qui fait éclater la crise depuis longtemps menaçante. Depuis quelque temps on ne vivait que des crédits fictifs qu'on se prêtait les uns aux autres, surtout entre Hambourg, Amsterdam et Paris, lorsqu'une dernière vente, exécutée à Anvers pour le compte du gouvernement, et consistant en cargaisons américaines, attira un grand nombre d'acheteurs. Il s'agissait d'environ 60 millions de marchandises à acheter et à payer. Napoléon, remarquant l'embarras qui commençait à se révéler, accorda des délais pour le payement; mais tout le monde s'était aperçu de cette gêne, et il n'en fallait pas davantage pour faire naître la méfiance. Au même moment, des maisons considérables de Brême, de Hambourg, de Lubeck, qui s'étaient adonnées au commerce plus ou moins licite des denrées coloniales, gênées d'abord par le blocus continental, bientôt paralysées tout à fait par la réunion de leur pays à la France, succombaient, ou renonçaient volontairement aux affaires. Ce concours de causes amena enfin la crise. Une grande maison de Lubeck donna le signal des banqueroutes. La plus ancienne, la plus respectable des maisons d'Amsterdam, qui par l'appât de fortes commissions s'était laissé entraîner à prêter son crédit aux négociants de Paris les plus téméraires, suivit le triste signal parti de Lubeck. Secours donnés par Napoléon aux maisons embarrassées. Les maisons de Paris qui vivaient des ressources qu'elles devaient à cette maison hollandaise, virent sur-le-champ l'artifice de leur existence mis à découvert. Elles se plaignirent, jetèrent de grands cris, et vinrent implorer les secours du gouvernement. Napoléon qui sentait bien, sans l'avouer, la part qu'il avait dans cette crise, et qui ne voulait pas que la naissance d'un héritier du trône qu'on avait tant désirée, qu'on venait d'obtenir, et qu'on allait bientôt solenniser, fût accompagnée de circonstances attristantes, se hâta d'annoncer qu'il était prêt à aider les maisons embarrassées. Il voulait avec raison le faire vite et sans bruit pour le faire efficacement. Par malheur les opinions personnelles de son ministre du trésor, et l'étrange vanité de l'une des maisons secourues, s'opposèrent à ce que ses intentions fussent exactement suivies. M. Mollien, répugnant aux expédients même utiles, contesta en théorie le principe des secours au commerce. Napoléon n'en tint pas compte, et lui ordonna de secourir un certain nombre de maisons. Mais le ministre se dédommagea de sa défaite en contestant à ces maisons ou la sûreté des gages qu'elles offraient, ou la possibilité de les sauver. Il en résulta une grande perte de temps. De plus, l'une d'elles, se vantant d'une bienfaisance dont le bienfaiteur ne se vantait pas lui-même, proclama ce que le gouvernement avait fait pour elle. Alors tout l'avantage des secours prompts et secrets fut perdu. Longue suite de banqueroutes. On sut qu'on était en crise, et on se livra à la panique accoutumée. Bientôt ce fut un chaos de maisons s'écroulant les unes sur les autres, et s'entraînant réciproquement dans leur chute. Napoléon, suivant son usage, ne se laissant pas intimider par la difficulté, secourut publiquement et à plusieurs reprises les principales maisons embarrassées, malgré tout ce que put lui dire le ministre du trésor. Mais il n'eut la satisfaction de sauver qu'une très-petite partie des commerçants et des manufacturiers auxquels il s'était intéressé.
Les maisons qui avaient spéculé sur les sucres, les cafés, les cotons, les bois de construction, furent frappées les premières. Vinrent après celles qui n'avaient pas spéculé sur les matières premières, mais qui avaient filé, tissé, peint des toiles de coton au delà des besoins de la consommation, et qui vivaient des crédits que leur accordaient certains banquiers. Ces crédits venant à leur manquer, elles succombèrent. Les villes de Rouen, Lille, Saint-Quentin, Mulhouse, furent comme ravagées par un fléau destructeur. Après l'industrie du coton, celle des draps eut son tour. Une riche maison d'Orléans, vouée depuis un siècle au commerce des laines, voulut s'emparer de toutes celles que le gouvernement avait saisies en Espagne et faisait vendre à l'encan. Elle acheta sans mesure, revendit à des fabricants qui fabriquaient sans mesure aussi, leur prêta son crédit, mais en revanche emprunta le leur en créant une masse de papier qu'elle tirait sur eux, et que des banquiers complaisants escomptaient à un taux usuraire. Ces banquiers s'étant arrêtés, tout l'échafaudage s'écroula, et une seule maison de province fit ainsi une faillite de douze millions, somme très-grande aujourd'hui, bien plus grande en ce temps-là. L'exclusion des draps français de la Russie fut un nouveau coup pour la draperie. L'industrie de la raffinerie, qui avait spéculé sur les sucres, celle des peaux préparées, qui avait spéculé sur les cuirs introduits au moyen des licences, furent gravement atteintes comme les autres. Enfin la soierie, qui avait beaucoup fabriqué, mais qui n'avait pas commis autant d'excès, parce qu'elle était une industrie ancienne, expérimentée, moins étourdie par la nouveauté et l'exagération des bénéfices, reçut un coup sensible par les derniers règlements commerciaux de la Russie, et par la ruine des maisons de Hambourg, qui, à défaut des Américains, servaient à l'exportation des produits lyonnais. Le resserrement de tous les crédits, s'ajoutant à la subite privation des débouchés, causa une suspension générale de la fabrication à Lyon.
Nombreuses classes d'ouvriers restés sans ouvrage. Bientôt des masses d'ouvriers se trouvèrent sans ouvrage en Bretagne, en Normandie, en Picardie, en Flandre, dans le Lyonnais, le Forez, le comtat Venaissin, le Languedoc. À Lyon, sur 14 mille métiers, 7 mille cessèrent de fabriquer. À Rouen, à Saint-Quentin, à Lille, à Reims, à Amiens, les trois quarts des bras au moins restèrent oisifs dès le milieu de l'hiver, et pendant tout le printemps. Napoléon, fort affligé de ces ruines accumulées, et plus particulièrement de ces souffrances populaires, voulait y pourvoir à tout prix, craignant l'effet qu'elles pouvaient produire au moment des fêtes qu'il préparait pour la naissance de son fils. Il tenait conseils sur conseils, et apprenait trop tard qu'il y a des tourmentes contre lesquelles le génie et la volonté d'un homme, quelque grands qu'ils soient, ne peuvent rien. Ce n'était pas son système d'exclusion à l'égard des Anglais qui était la cause du mal, car on commet des excès de production dans les pays où le commerce est complétement libre tout aussi bien que dans ceux où il ne l'est pas, et même davantage. Mais ces combinaisons compliquées avaient contribué aux folles spéculations sur les matières premières; l'usurpation de la souveraineté de Hambourg y avait précipité la ruine de maisons indispensables au vaste échafaudage du crédit continental de cette époque; ses dernières ventes avaient hâté la crise, et ses secours, par suite des opinions personnelles de son ministre, avaient été trop lents ou trop contestés. Enfin son fameux tarif de 50 pour cent prolongeait le mal, car les manufacturiers, qui commençaient à se débarrasser de leurs produits fabriqués, et qui auraient voulu se remettre à travailler, ne l'osaient pas à cause de la cherté des matières premières provenant de l'élévation des droits. Aussi le tissage, la filature, la raffinerie, la tannerie étaient-ils absolument suspendus. On ne fabriquait pas moins, on ne fabriquait plus du tout.
Moyens de tout genre employés par Napoléon pour hâter la reprise des affaires. Repoussant les théories de M. Mollien, et tenant des conseils fréquents avec les ministres de l'intérieur et des finances, avec le directeur général des douanes et plusieurs fabricants ou banquiers éclairés, tels que MM. Ternaux et Hottinguer, Napoléon imagina un moyen qui eut quelques bons effets: ce fut d'opérer en très-grand secret, et à ses frais, mais en apparence pour le compte de grosses maisons de banque, des achats à Rouen, à Saint-Quentin, à Lille, de manière à faire supposer que la vente reprenait naturellement. À Amiens, il prêta secrètement aux manufacturiers qui continuaient à fabriquer des lainages des sommes égales au salaire de leurs ouvriers. À Lyon, il commanda pour plusieurs millions de soieries destinées aux résidences impériales. Ces secours ne valaient pas sans doute une reprise réelle des affaires; mais ils ne furent pas sans influence, à Rouen surtout, où des achats d'origine inconnue prirent l'apparence d'achats véritables, et firent croire que le mouvement commercial recommençait. En tout cas, ils permirent d'attendre moins péniblement la renaissance effective des affaires.
C'était spécialement la ville de Paris, dont le peuple vif, enthousiaste, patriote, s'était montré fort sensible à la gloire du règne, et dans laquelle une foule de princes allaient se rendre pour le baptême du Roi de Rome, qui intéressait plus que toute autre la sollicitude de Napoléon. Il avait déjà éprouvé que les fabrications pour l'usage des troupes s'exécutaient très-bien à Paris. Il ordonna sur-le-champ une immense confection de caissons, de voitures d'artillerie, de harnais, d'habits, de linge, de chaussure, de chapellerie, de buffleterie. Il fit en même temps commencer plus tôt que de coutume, et dans des proportions plus vastes, les travaux annuels des grands monuments de son règne.
Du reste, cette situation, quelque pénible qu'elle fût, avait cependant un avantage essentiel sur celle de l'Angleterre. Le temps devait bientôt l'améliorer en faisant disparaître la surabondance des produits fabriqués, en amenant les Américains, qui déjà s'apprêtaient à venir, et qui allaient remplacer les Hambourgeois et les Russes dans nos marchés, et nous apporter les cotons, les teintures dont l'industrie avait un pressant besoin. La situation des Anglais, au contraire, si on persistait à bloquer leur commerce, sans leur donner aucun allié sur le continent, devait devenir prochainement intolérable.
Discours de Napoléon aux députations des chambres de commerce. Néanmoins, pour le moment, la situation de l'industrie et du commerce français était extrêmement critique. Napoléon reçut les députations des chambres de commerce, et en son langage original, familier, plein de vigueur, leur tint un discours dont il voulut qu'on divulguât autant que possible le sens et les principales expressions. Tour à tour questionnant ou écoutant, mêlant les paroles caressantes aux boutades les plus vives, il parla à ces députations à peu près dans les termes suivants:—J'ai l'oreille ouverte à ce qui se dit dans vos comptoirs, et je sais les propos que vous tenez dans vos familles et entre vous sur ma politique, sur mes lois, sur ma personne. Il ne connaît que son métier de soldat, répétez-vous souvent, il n'entend rien au commerce, et il n'a personne autour de lui pour lui apprendre ce qu'il ignore. Ses mesures sont extravagantes, et ont causé notre ruine actuelle. Vous qui dites tout cela, c'est vous qui n'entendez rien au commerce et à l'industrie. D'abord la cause de votre ruine présente, ce n'est pas moi, c'est vous. Vous avez cru qu'on pouvait faire sa fortune en un jour comme on la fait quelquefois à la guerre en gagnant une bataille. Mais il n'en est pas ainsi dans l'industrie: c'est en travaillant toute sa vie, en se conduisant sagement, en ajoutant aux produits de son travail les accumulations de son économie, qu'on devient riche. Mais parmi vous les uns ont voulu spéculer sur les brusques variations de prix des matières premières, et ils s'y sont trompés souvent; au lieu de faire leur fortune, ils ont fait celle d'autrui. D'autres ont voulu fabriquer dix aunes d'étoffe quand ils n'avaient des débouchés que pour cinq, et ils ont perdu là où ils auraient dû gagner. Est-ce ma faute à moi si l'avidité a troublé le sens à beaucoup d'entre vous? Mais avec de la patience on répare jusqu'à ses propres erreurs, et en travaillant plus sensément on recouvre ce qu'on a perdu. Vous avez commis des fautes cette année, vous serez plus sages et plus heureux l'année prochaine. Quant à mes mesures, que savez-vous si elles sont bonnes ou mauvaises? Enfermés dans vos ateliers, ne connaissant les uns que ce qui concerne la soie ou le coton, les autres que ce qui concerne le fer, les bois, les cuirs, n'embrassant pas l'ensemble des industries, ignorant les vastes rapports des États entre eux, pouvez-vous savoir si les moyens que j'emploie contre l'Angleterre sont efficaces ou nuisibles? Demandez cependant à ceux d'entre vous qui sont allés furtivement à Londres pour s'y livrer à la contrebande, demandez-leur ce qu'ils y ont vu? Je sais leur langage comme le vôtre, car je suis informé de tous vos actes et de tous vos discours. Ils sont revenus étonnés de la détresse de l'Angleterre, de l'encombrement de ses magasins, de la baisse croissante de son change, de la ruine de son commerce, et beaucoup à leur retour ont dit de moi et de mes mesures: «Ce diable d'homme pourrait bien avoir raison!». Eh bien, oui, j'ai raison, et plus vite que je ne m'en étais flatté, car l'Angleterre en est arrivée à un état presque désespéré beaucoup plus tôt que je ne l'aurais cru. Elle a saturé de ses produits les colonies de l'Espagne, les siennes, les vôtres, pour je ne sais combien d'années. On n'a pas pu la payer, ou bien quand on l'a pu on lui a donné en payement du sucre, du café, du coton, dont j'ai détruit la valeur dans ses mains. Sur ce sucre, ce coton, ce café, les négociants tirent des lettres de change qui vont à la Banque, et qui s'y convertissent en papier-monnaie. Le gouvernement, pour solder ses armées, sa marine, tire aussi sur la Banque, et cause de nouvelles émissions de ce papier-monnaie. Que voulez-vous que cela devienne après un peu de temps? Il faut bien que cet édifice s'écroule. En sommes-nous là? Non. Je vous ai débarrassés du papier-monnaie, et à peine s'il reste quelques rentes pour placer les économies des petits rentiers. L'Europe m'a fourni en numéraire près d'un milliard de contributions de guerre; j'ai encore 200 millions en or ou argent dans mon trésor, je touche par an 900 millions en impôts bien répartis, et qui s'acquittent en numéraire, et vous avez le continent entier pour y écouler vos produits. La partie n'est donc pas égale entre l'Angleterre et nous. Il faut tôt ou tard qu'elle succombe. Il lui reste bien quelques issues en Suède, en Prusse, et plus loin (allusion à la Russie), par lesquelles les produits anglais continuent à s'infiltrer en Europe. Mais soyez tranquilles, j'y mettrai ordre. Il y a des fraudeurs encore, je saurai les atteindre. Ceux qui échapperont à mes douaniers n'échapperont pas à mes soldats, et je les poursuivrai partout, partout, entendez-vous!—
En prononçant ces derniers mots, Napoléon était menaçant au plus haut point, et il y avait toute une nouvelle guerre dans ses gestes, son accent, ses regards. Il reprenait et disait:—Cette guerre à l'Angleterre est longue et pénible, je le sais. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Quels moyens voulez-vous que je prenne? Apparemment, puisque vous vous plaignez tant de ce que la mer est fermée, vous tenez à ce qu'elle soit ouverte, à ce qu'une seule puissance n'y domine pas aux dépens de toutes les autres, et n'enlève pas les colonies de toutes les nations, ou ne s'arroge pas une sorte de tyrannie sur tous les pavillons? Pour moi, je suis irrévocablement fixé à cet égard; je n'abandonnerai jamais le droit des neutres, je ne laisserai jamais prévaloir le principe que le pavillon ne couvre pas la marchandise, que le neutre est obligé d'aller relâcher en Angleterre pour y payer tribut. Si j'avais la lâcheté de supporter de telles théories, vous ne pourriez bientôt plus sortir de Rouen ou du Havre qu'avec un passe-port des Anglais. Mes décrets de Berlin, de Milan, seront lois de l'Empire jusqu'à ce que l'Angleterre ait renoncé à ses folles prétentions. Les Américains me demandent à reparaître dans nos ports, à vous apporter du coton et à emporter vos soies, ce qui sera pour vous un grand soulagement. Je suis prêt à y consentir, mais à condition qu'ils auront fait respecter en eux les principes que je soutiens, et qui sont aussi les leurs, comme ils sont ceux de toutes les nations maritimes, et que s'ils n'ont pu obtenir de l'Angleterre qu'elle les respectât en eux-mêmes, ils lui déclareront la guerre; sinon, quelque besoin que vous ayez d'eux, je les traiterai comme Anglais, je leur fermerai mes ports, et j'ordonnerai de leur courir sus! Comment voulez-vous que je fasse? Sans doute, si j'avais pu former des amiraux, aussi bien que j'ai formé des généraux, nous aurions battu les Anglais, et une bonne paix, non pas une paix plâtrée comme celle d'Amiens, cachant mille ressentiments implacables, mille intérêts non réconciliés, mais une solide paix, serait rétablie. Malheureusement je ne puis pas être partout. Ne pouvant pas battre les Anglais sur mer, je les bats sur terre, je les poursuis le long des côtes du vieux continent. Toutefois je ne renonce pas à les atteindre sur mer, car nos matelots sont pour le moins aussi braves que les leurs, et nos officiers de mer vaudront ceux de la marine britannique dès qu'ils se seront exercés. Je vais avoir cent vaisseaux du Texel à Venise; je veux en avoir deux cents. Je les ferai sortir malgré eux; ils perdront une, deux batailles, ils gagneront la troisième, ou au moins la quatrième, car il finira bien par surgir un homme de mer qui fera triompher notre pavillon, et en attendant je tiendrai mon épée sur la poitrine de quiconque voudrait aller au secours des Anglais. Il faudra bien qu'ils succombent, quand même l'enfer conspirerait avec eux. Cela est long, j'en conviens; mais vous y gagnez en attendant de développer votre industrie, de devenir manufacturiers, de remplacer sur le continent les tissus de l'Angleterre, ses quincailleries, ses draps. C'est, après tout, un assez beau lot que d'avoir le continent à pourvoir. Le monde change sans cesse; il n'y a pas un siècle qui ressemble à un autre. Jadis il fallait pour être riche avoir des colonies, posséder l'Inde, l'Amérique, Saint-Domingue. Ces temps-là commencent à passer. Il faut être manufacturier, se pourvoir soi-même de ce qu'on allait chercher chez les autres, faire ses indiennes, son sucre, son indigo. Si j'en ai le temps, vous fabriquerez tout cela vous-mêmes, non que je dédaigne les colonies et les spéculations maritimes, il s'en faut, mais l'industrie manufacturière a une importance au moins égale, et tandis que je tâche de gagner la cause des mers, l'industrie de la France se développe et se crée. On peut donc attendre dans une position pareille. Pendant ce temps, Bordeaux, Hambourg souffrent; mais s'ils souffrent aujourd'hui, c'est pour prospérer dans l'avenir par le rétablissement de la liberté des mers. Tout a son bien et son mal. Il faut savoir souffrir pour un grand but, et, en tout cas, cette année ce n'est pas pour ce grand but que vous avez souffert, c'est par suite de vos propres fautes. Je sais vos affaires mieux que vous ne savez les miennes. Conduisez-vous avec prudence, avec suite, et ne vous hâtez pas de me juger, car souvent quand vous me blâmez moi, c'est vous seuls que vous devriez blâmer. Au surplus, je veille sur vos intérêts, et tous les soulagements qu'il sera possible de vous procurer, vous les obtiendrez[3].—
Tels étaient les discours par lesquels Napoléon embarrassait, subjuguait ses interlocuteurs du commerce, et les éblouissait sans les convaincre, quoiqu'il eût raison contre eux sur presque tous les points. Mais c'est un sujet d'éternelle surprise de voir combien on est sage quand on conseille les autres, en l'étant si peu quand il s'agit de se conseiller soi-même. Napoléon avait raison quand il disait à ces négociants qu'ils souffraient par suite de leurs fautes, pour avoir les uns trop produit, les autres trop spéculé, qu'il était obligé de conquérir la liberté des mers, pour la conquérir de combattre l'Angleterre, pour combattre l'Angleterre de gêner les mouvements du commerce, et qu'en attendant l'industrie de la France et celle du continent naissaient de cette gêne elle-même. Mais il eût été bien embarrassé si l'un de ces spéculateurs sur les sucres ou sur les cotons avait demandé à lui, spéculateur d'un autre genre, si, pour combattre l'Angleterre, il lui était absolument nécessaire de conquérir les couronnes de Naples, d'Espagne, de Portugal, et d'en doter ses frères; si cette difficulté d'établir sa dynastie sur tant de trônes n'avait pas singulièrement accru la difficulté de triompher des prétentions maritimes de l'Angleterre; si, avec les Bourbons tremblants et soumis à Madrid et à Naples, il n'eût pas obtenu autant de concours à ses desseins que de ses frères à demi révoltés; si tous les soldats français dispersés à Naples, à Cadix, à Lisbonne, il n'eût pas mieux fait de les risquer entre Calais et Douvres; si, en tout cas, la nécessité de ces conquêtes admise, il n'aurait pas dû commencer par jeter lord Wellington à la mer, en se contentant du blocus tel que la Russie le pratiquait, au lieu de changer tout à coup de système, de laisser les Anglais triomphants dans la Péninsule pour aller chercher au Nord une nouvelle guerre d'un succès douteux, sous prétexte d'obtenir dans l'observation du blocus un degré d'exactitude dont il n'avait pas indispensablement besoin pour réduire le commerce britannique aux abois, et si changer sans cesse de plan, courir d'un moyen à un autre avant d'en avoir complétement employé aucun, tout cela par mobilité, orgueil, désir de soumettre l'univers à ses volontés, était une manière directe et sûre de venir à bout de l'ambition tyrannique de l'Angleterre.
Ce questionneur hardi, qui sans doute aurait fort embarrassé Napoléon, ne se trouva point, et la vérité ne fut pas dite; mais taire la vérité c'est cacher le mal sans l'arrêter. Ses ravages secrets sont d'autant plus dangereux qu'ils se révèlent tous à la fois, et quand il n'est plus temps d'y remédier.
Aux souffrances de la conscription et d'une crise commerciale viennent se joindre les froissements produits par les dissensions religieuses. Aux deux causes de malaise que nous venons de faire connaître, la conscription et la crise commerciale, s'en était joint une troisième: c'étaient les troubles religieux récemment aggravés par une nouvelle saillie de la vive volonté de Napoléon.
On a vu plus haut à quel point on en était resté avec le Pape détenu à Savone. Napoléon lui avait envoyé les cardinaux Spina et Caselli pour en obtenir d'abord, au moyen de pourparlers bienveillants, l'institution canonique des évêques nommés, ce qui était la principale des difficultés avec l'Église, et ensuite pour le sonder sur un arrangement de tous les démêlés de l'Empire avec la Papauté. Napoléon voulait toujours faire accepter à Pie VII la suppression du pouvoir temporel du Saint-Siége, la réunion de Rome au territoire de l'Empire, l'établissement d'une papauté dépendante des nouveaux empereurs d'Occident, faisant sa résidence à Paris ou à Avignon, jouissant de beaux palais, d'une dotation de deux millions de francs, et de beaucoup d'autres avantages encore, mais placée sous l'autorité de l'empereur des Français, comme l'Église russe sous l'autorité des czars, et l'islamisme sous l'autorité des sultans. Résultat de la mission des deux cardinaux envoyés à Savone. Pie VII avait d'abord assez froidement accueilli les deux cardinaux, s'était ensuite adouci à leur égard, ne s'était point montré absolument contraire à l'institution canonique des évêques nommés, mais peu disposé à la donner prochainement, afin de conserver un moyen efficace de contraindre Napoléon à s'occuper des affaires de l'Église, et avait paru décidé à ne point accepter les avantages matériels qu'on lui offrait, ne demandant, disait-il, que deux choses, les Catacombes pour résidence, et quelques cardinaux fidèles pour le conseiller, promettant, si on lui accordait la liberté, la pauvreté et un conseil, de mettre à jour toutes les affaires religieuses en retard, et de ne rien faire pour provoquer à la révolte le peuple au sein duquel il irait cacher sa déchéance temporelle.
Quoique revenus sans rien obtenir, les deux cardinaux avaient cependant été amenés à penser que le Pape ne serait pas invincible, qu'avec de bons traitements, en lui accordant un conseil dont il pût s'aider pour expédier les affaires de l'Église, il reprendrait ses fonctions pontificales sans même sortir de Savone, et en se résignant à y vivre parce qu'il y était, et parce que dans cette espèce de prison il ne consacrait rien par son adhésion, tandis qu'en se laissant transporter à Avignon ou à Paris, en acceptant des dotations, il sanctionnerait les actes impériaux par le concours qu'il leur aurait donné. Des entretiens que le Pape avait eus depuis avec M. de Chabrol, préfet de Montenotte, on pouvait tirer les mêmes conclusions, et Napoléon cherchait une manière de concilier les inclinations du Pape avec ses propres vues, lorsque plusieurs incidents, survenus tout à coup, l'avaient porté à une exaspération inouïe et aux actes les plus violents.
Efforts renouvelés du Saint-Père pour empêcher l'administration provisoire des siéges vacants. On se rappelle sans doute l'expédient imaginé pour administrer provisoirement les diocèses dans lesquels il y avait des prélats nommés et non institués. Il n'y avait pas moins de vingt-sept diocèses dans ce cas, et dans le nombre se trouvaient des siéges comme Florence, Malines, Paris, etc. Les chapitres, les uns libres, les autres contraints, avaient conféré la qualité de vicaires capitulaires aux évêques nommés, ce qui permettait à ceux-ci de gouverner au moins comme administrateurs leurs nouveaux diocèses. Le cardinal Maury, nommé archevêque de Paris à la place du cardinal Fesch, et non institué encore, administrait de la sorte le diocèse de Paris. Seulement il avait beaucoup de contrariétés à supporter de la part de son chapitre, et, comme nous l'avons dit ailleurs, lorsque dans certaines cérémonies religieuses il voulait faire porter la croix devant lui, ce qui est le signe essentiel de la dignité épiscopale, quelques chanoines dociles restaient, les autres, M. l'abbé d'Astros en tête, s'enfuyaient avec une affectation offensante.
Napoléon faisait entendre les rugissements du lion à chaque nouvelle inconvenance du clergé, mais il ne s'y arrêtait pas longtemps, comptant sur le prochain arrangement de toutes les affaires ecclésiastiques à la fois. Cependant, des rapports venus de Turin, de Florence et de Paris, lui révélèrent coup sur coup une trame ourdie dans l'ombre par des prêtres et des dévots fervents, afin de rendre impossible le mode provisoire d'administration imaginé pour les églises. Le Pape avait secrètement écrit à divers chapitres pour les engager à ne pas reconnaître comme vicaires capitulaires les évêques nommés et non institués. Il se fondait sur certaines règles canoniques assez mal interprétées, et soutenait que ce mode d'administration était contraire aux droits de l'Église romaine, parce qu'il conférait aux nouveaux prélats la possession anticipée de leurs siéges. Lettres du Pape à divers chapitres pour les empêcher de conférer aux nouveaux prélats nommés par Napoléon la qualité de vicaires capitulaires. À Paris il avait adressé au chapitre une défense formelle de reconnaître le cardinal Maury comme vicaire capitulaire, et au cardinal lui-même une lettre des plus amères, dans laquelle il lui reprochait son ingratitude envers le Saint-Siége, qui, disait-il, l'avait accueilli dans son exil, doté de plusieurs bénéfices, et notamment de l'évêché de Montefiascone (comme si ce cardinal n'avait pas fait pour l'Église autant au moins qu'elle avait fait pour lui), et lui enjoignait, sous peine de désobéissance, de renoncer à l'administration du diocèse de Paris. Par une étrange négligence, cette double missive avait été adressée au chapitre et au cardinal par la voie du ministère des cultes, avec plusieurs autres dépêches relatives à diverses affaires de détail, que le Pontife voulait bien encore expédier de temps en temps. Le ministre ayant ouvert ces plis, fut fort surpris du contenu, n'en voulut rien dire au cardinal de peur de l'affliger, et remit tout à l'Empereur, dont on concevra facilement l'irritation lorsqu'il vit les efforts du Pape prisonnier pour faire évanouir en ses mains le dernier moyen d'administrer les diocèses vacants. Il recommanda le secret, et prescrivit des recherches pour s'assurer s'il n'y avait pas eu d'autres expéditions des lettres du Pape. Au même instant il lui arrivait du Piémont et de Toscane des informations exactement semblables. M. d'Osmond, nommé archevêque de Florence, actuellement en route pour se rendre dans son nouveau diocèse, s'était rencontré à Plaisance avec une députation du chapitre de Florence, chargée de lui déclarer qu'il y avait déjà un vicaire capitulaire en fonctions, qu'il n'était pas possible d'en élire un autre, et qu'on avait reçu à cet égard des injonctions de Savone auxquelles on était résolu de ne pas désobéir. Ce malheureux archevêque, esprit sage mais timide, était demeuré à Plaisance dans la plus cruelle perplexité. Découvertes de lettres semblables écrites aux chapitres de Paris, de Florence et d'Asti. La princesse Élisa, sœur de Napoléon, qui gouvernait son duché avec un habile mélange de douceur et de fermeté, avait été informée de cette trame, avait appelé auprès d'elle le principal meneur du chapitre, plus un certain avocat qui servait d'intermédiaire au Pape, s'était fait livrer la correspondance de Pie VII, et avait tout mandé à Napoléon avant de prendre aucune mesure sévère. En Piémont, M. Dejean nommé à l'évêché d'Asti avait essuyé le même accueil, avec moins d'égards encore, car sans le prévenir on lui avait refusé toute autorité sur son nouveau diocèse, et on lui avait déclaré qu'on ne pouvait lui accorder aucune situation, même celle d'administrateur provisoire. Le prince Borghèse, gouverneur du Piémont, avait, comme sa belle-sœur, expédié à Paris les pièces de ce singulier et audacieux conflit.
Napoléon, en voyant ce concours d'accidents semblables sur des points fort éloignés, y découvrit tout de suite un système de résistance très-bien combiné, et dont le résultat devait être ou de l'obliger à traiter immédiatement avec le Pape, ou de susciter un véritable schisme. Sa colère fit explosion. Il avait appris presque en même temps, les 29, 30, 31 décembre 1810, les divers faits que nous venons de rapporter. Il tenait à arrêter partout la propagation des lettres du Pape, et pour y réussir il voulait frapper de terreur ceux qui avaient porté ces lettres, qui les avaient reçues, ou qui en étaient encore dépositaires. Le lendemain, 1er janvier (1811), il devait recevoir les hommages des grands corps de l'État, notamment ceux du chapitre et du clergé de Paris. Il ne prononçait pas de discours d'apparat dans ces solennités, mais parlait familièrement aux uns et aux autres, suivant l'humeur du jour, récompensant ceux-ci par quelques attentions flatteuses, châtiant ceux-là par des mots où la puissance de l'esprit se joignait à celle du trône pour accabler les malheureux qui lui avaient déplu. Sa prodigieuse sagacité, perçante comme son regard, semblait pénétrer jusqu'au fond des âmes. Soupçons conçus à l'égard de l'abbé d'Astros, et arrestation de cet ecclésiastique le 1er janvier, à la sortie des Tuileries. À la tête du chapitre de Paris se trouvait l'abbé d'Astros, prêtre passionné et imprudent, partageant jusqu'au fanatisme toutes les idées du clergé hostile à l'Empire. Napoléon, sachant à qui il avait affaire, aborda sur-le-champ les points les plus difficiles de la querelle religieuse, et de manière à provoquer de la part de son interlocuteur quelque imprudence qui servît à l'éclairer. Il y réussit parfaitement, et après avoir fait dire à l'abbé d'Astros ce qu'il voulait, et l'avoir ensuite rudement traité, il appela, séance tenante, le duc de Rovigo, qui était dans le palais, et lui dit: Ou je me trompe bien, ou cet abbé a les missives du Pape. Arrêtez-le avant qu'il sorte des Tuileries, interrogez-le, ordonnez en même temps qu'on fouille ses papiers, et on y découvrira certainement tout ce qu'on désire savoir.—
Le duc de Rovigo, pour que l'esclandre fût moindre, pria le cardinal Maury de lui amener l'abbé d'Astros au ministère de la police, et prescrivit en même temps une perquisition dans le domicile de cet ecclésiastique. Le duc de Rovigo, qui avait acquis déjà toute la dextérité nécessaire à ses nouvelles fonctions, feignit en interrogeant l'abbé d'Astros de savoir ce qu'il ignorait, et obtint de la sorte la révélation de ce qui s'était passé. L'abbé d'Astros avoua qu'il avait reçu les deux brefs du Pape, l'un pour le chapitre, l'autre pour le cardinal, affirma toutefois qu'il ne les avait pas propagés encore, et fort imprudemment convint d'en avoir parlé à son parent M. Portalis, fils de l'ancien ministre des cultes, et membre du Conseil d'État impérial. Au même instant, les agents envoyés au domicile de l'abbé d'Astros avaient trouvé les lettres papales, et beaucoup d'autres papiers qui révélèrent entièrement la trame qu'on était occupé à rechercher. On sut qu'il y avait à Paris un petit conseil de prêtres romains et français, en communication fréquente avec le Pape, se concertant avec lui sur la conduite à tenir en chaque circonstance, et correspondant par des hommes dévoués, de Paris à Lyon, de Lyon à Savone.
M. Portalis, injustement impliqué dans l'affaire de l'abbé d'Astros, est violemment expulsé du Conseil d'État. Lorsque tout fut ainsi découvert, Napoléon, qui voulait faire peur, commença par une première victime, et cette victime fut M. Portalis. Ce fils du principal auteur du Concordat, soumis envers l'Église, mais non moins soumis envers Napoléon, avait cru concilier les diverses convenances de sa position en disant à M. Pasquier, préfet de police et son ami, qu'il circulait un bref du Pape fort regrettable et fort capable de semer la discorde entre l'Église et l'État, qu'on ferait bien d'en arrêter la propagation[4]; mais il s'en tint à cet avis, et ne désigna point son parent l'abbé d'Astros, car ses devoirs de conseiller d'État ne l'obligeaient nullement à se faire le dénonciateur de sa propre famille.
Scène violente au Conseil d'État. Le 4 janvier, le Conseil d'État étant assemblé, et M. Portalis assistant à la séance, Napoléon commença par raconter tout ce qui venait de se passer entre le Pape et certains chapitres, exposa les tentatives qu'on avait découvertes, et qui, selon lui, avaient pour but de pousser les sujets à la désobéissance envers leur souverain, puis affectant une extrême douleur, il ajouta que son plus grand chagrin en cette circonstance était de trouver parmi les coupables un homme qu'il avait comblé de biens, le fils d'un ancien ministre qu'il avait fort affectionné jadis, un membre de son propre Conseil ici présent, M. Portalis. Puis s'adressant brusquement à celui-ci, il lui demanda à brûle-pourpoint s'il avait connu le bref du Pape, si l'ayant connu il en avait gardé le secret, si ce n'était pas là une vraie forfaiture, une trahison et une noire ingratitude tout à la fois, et en interrogeant ainsi coup sur coup M. Portalis, il ne lui donnait pas même le temps de répondre. Nous avons vu les licences de la multitude, c'était alors le temps des licences du pouvoir. M. Portalis, magistrat éminent, dont l'énergie malheureusement n'égalait pas les hautes lumières, aurait pu relever la tête, et faire à son maître des réponses embarrassantes; mais il ne sut que balbutier quelques mots entrecoupés, et Napoléon, oubliant ce qu'il devait à un membre de son Conseil, à ce Conseil, à lui-même, lui adressa cette apostrophe foudroyante: Sortez, monsieur, sortez, que je ne vous revoie plus ici.—Le conseiller d'État traité avec tant de violence se leva tremblant, traversa en larmes la salle du Conseil, et se retira presque anéanti du milieu de ses collègues stupéfaits.
Bien que dans tous les temps la méchanceté humaine éprouve une secrète satisfaction au spectacle des disgrâces éclatantes, ce ne fut point le sentiment éveillé en cette circonstance. La pitié, la dignité blessée l'emportèrent dans le Conseil d'État, qui fut offensé d'une telle scène, et qui manifesta ce qu'il sentait non par des murmures, mais par une attitude glaciale. Il n'y a pas de puissance, quelque grande qu'elle soit, à laquelle il soit donné de froisser impunément le sentiment intime des hommes assemblés. Sous l'empire de la crainte leur bouche peut se taire, mais leur visage parle malgré eux. Napoléon reconnaissant à la seule attitude des assistants qu'il avait été inconvenant et cruel, éprouva un indicible embarras, dont il tâcha vainement de sortir en affectant un excès de douleur presque ridicule, en disant qu'il était désolé d'être contraint de traiter ainsi le fils d'un homme qu'il avait aimé, que le pouvoir avait de bien pénibles obligations, qu'il fallait cependant les remplir quoi qu'il pût en coûter, et mille banalités de ce genre, lesquelles ne touchèrent personne. On le laissa s'agiter dans ce vide, et on se retira sans mot dire. Le plus puni après M. Portalis c'était lui.
À cet éclat Napoléon voulut joindre des mesures plus efficaces, afin d'intimider la partie hostile du clergé, et de prévenir les conséquences des menées récemment découvertes. Détention de M. d'Astros et des membres des chapitres récalcitrants. Il fit détenir M. d'Astros, arrêter ou éloigner de Paris plusieurs des prêtres composant le conciliabule dont l'existence venait d'être découverte. Il ordonna à son beau-frère le prince Borghèse, à sa sœur Élisa, de faire arrêter les chanoines connus pour être les meneurs des chapitres d'Asti et de Florence, de les envoyer à Fenestrelle, de déclarer à ces chapitres que s'ils ne se soumettaient à l'instant même, et ne conféraient pas immédiatement aux nouveaux prélats la qualité de vicaires capitulaires, les siéges seraient supprimés, les canonicats avec le siége, et les chanoines récalcitrants enfermés dans des prisons d'État. La même déclaration fut adressée au chapitre de Paris.
Mesures rigoureuses envers Pie VII. Ces violences furent suivies d'autres mesures d'une nature plus triste encore, parce qu'elles étaient empreintes du caractère d'une colère mesquine. Napoléon ordonna de séparer le Pape de tous ceux qui l'avaient entouré jusqu'ici, excepté un ou deux domestiques dont on serait sûr, de ne lui pas laisser un seul secrétaire, de profiter du moment où il serait à la promenade pour lui ôter tout moyen d'écrire, d'enlever ses papiers et de les envoyer à Paris pour qu'on les y examinât, de réduire à quinze ou vingt mille francs par an sa dépense qui avait toujours été princière, et de déclarer au Pape qu'il lui était expressément défendu d'écrire ou de recevoir des lettres. Un officier de gendarmerie fut expédié pour le garder jour et nuit, et observer ses moindres mouvements. Le préfet, M. de Chabrol, était chargé d'effrayer Pie VII non-seulement pour lui-même, mais pour tous ceux qui se trouveraient compromis dans les menées qu'on découvrirait à l'avenir. Il devait lui dire que par sa conduite imprudente il se mettait dans le cas d'être jugé, déposé même par un concile, et qu'il exposait ses complices à des peines plus sévères encore.
Conduite habile et respectueuse du préfet de Montenotte envers Pie VII. Heureusement l'exécution de ces mesures de colère était confiée à un homme plein de tact et de convenance. M. de Chabrol parla au Pape non pas en ministre menaçant d'une puissance irritée, mais en ministre affligé, qui ne se servait de la force dont il était armé que pour donner à son auguste prisonnier quelques conseils de prudence et de sagesse. Il ne put pourtant pas épargner au Pape l'éloignement de ses entours, l'enlèvement de ses papiers, et beaucoup d'autres précautions aussi humiliantes que puériles. Le Pape, troublé d'abord plus qu'il ne convenait (et nous le rapportons avec regret, car on est jaloux de la dignité d'une telle victime), se remit bientôt, écouta avec douceur M. de Chabrol, dit que si on lui avait demandé ses papiers il les aurait livrés, sans qu'on eût besoin de recourir à une supercherie, comme de les prendre pendant qu'il était à la promenade, promit de ne plus correspondre, non à cause de lui, mais à cause de ceux qui pourraient devenir victimes de leur dévouement à l'Église, et ajouta que quant à lui, vieux, accablé par les événements, il était au terme de sa carrière, et tromperait bientôt ses persécuteurs en ne laissant dans leurs mains, au lieu d'un pape, qu'un cadavre inanimé.
M. de Chabrol le consola, tout en lui faisant entendre des paroles de sagesse utiles et nécessaires, et contribua par ce qu'il écrivit à obtenir l'adoucissement des ordres venus de Paris. Matériellement la dépense de la maison du Pape ne fut point changée.
Prompte soumission des chapitres dissidents. Quant aux chapitres de Florence et d'Asti, ils se soumirent avec un empressement misérable. Les chanoines récalcitrants, excepté un ou deux qu'on envoya dans des prisons d'État, tombèrent aux genoux de la puissance temporelle, s'excusèrent, pleurèrent, et, sans une seule objection, confièrent à M. d'Osmond pour le diocèse de Florence, à M. Dejean pour le diocèse d'Asti, presque tous les pouvoirs non-seulement d'un administrateur, mais d'un prélat institué. À Paris, l'empressement dans la soumission fut encore plus marqué. On jeta tout sur l'imprudence de M. d'Astros, espèce de fanatique, disait-on, qui avait failli perdre le diocèse. Le cardinal Maury n'eut plus d'autre chagrin à éprouver que celui d'obéir à un tel pouvoir, de commander à de tels subordonnés! Les diocèses de Metz, d'Aix et autres, où s'était élevé le même conflit, se soumirent avec la même docilité. Ce n'était plus pour l'Église le temps ni du génie ni du martyre! Son chef, Pie VII, malgré quelques moments de faiblesse inséparables de la nature humaine, malgré quelques emportements inséparables de son état de souffrance, était seul digne encore des beaux siècles de l'Église romaine!
Avril 1811. Projet d'un concile, afin de se servir de son autorité pour l'arrangement des affaires de l'Église. Napoléon, sitôt obéi, se calma. Cependant il résolut de mettre un terme à ces résistances, qui l'importunaient sans l'effrayer, qui l'effrayaient même trop peu, car elles étaient plus graves qu'il ne l'imaginait. Il s'arrêta donc à une idée qui déjà s'était plusieurs fois offerte à son esprit, celle d'un concile, dont il se flattait d'être le maître, et dont il espérait se servir, soit pour amener le Pape à céder, soit pour se passer de lui, en substituant à l'autorité du chef de l'Église l'autorité supérieure de l'Église assemblée. Il avait déjà formé une commission ecclésiastique composée de plusieurs prélats et de plusieurs prêtres, et entre autres de M. Émery, le supérieur si respecté de la congrégation de Saint-Sulpice. Il la convoqua de nouveau, en la composant un peu autrement, ce que la mort récente de M. Émery rendait inévitable, et lui renvoya toutes les questions que faisait naître le projet d'un concile. Le fallait-il général ou provincial? composé de tous les évêques de la chrétienté, ou seulement des évêques de l'Empire, du royaume d'Italie et de la Confédération germanique, ce qui équivalait à la chrétienté presque entière? quelles questions fallait-il lui soumettre, quelles résolutions lui demander, quelles formes observer, dans ce dix-neuvième siècle, si différent des siècles où les derniers conciles avaient été réunis? Résolution de convoquer ce concile au mois de juin de la présente année 1811. Napoléon insista vivement pour qu'on hâtât l'examen de ces diverses questions, se proposant d'assembler le concile au commencement du mois de juin, le jour même du baptême du Roi de Rome.
Suite des affaires diplomatiques et militaires. En attendant le commencement de juin, Napoléon avait toujours l'œil sur les affaires du Nord, et s'occupait avec une égale activité de diplomatie et de préparatifs militaires.
Élévation de M. de Bassano au poste de ministre des affaires étrangères. Sous le rapport de la diplomatie il venait de faire un choix qui ne devait pas avoir sur ses destinées une heureuse influence, c'était celui de M. Maret, duc de Bassano, pour ministre des affaires étrangères. Déjà, comme on l'a vu, il s'était séparé des deux seuls personnages qui pussent alors être aperçus à travers l'auréole de gloire qui l'entourait, MM. Fouché et de Talleyrand. Ainsi que nous l'avons raconté, il avait remplacé M. Fouché par le duc de Rovigo, et il ne pouvait pas mieux faire, la faute de renvoyer M. Fouché une fois commise. Il avait remplacé M. de Talleyrand par M. de Champagny, duc de Cadore, homme sage et tempéré, ne retranchant rien des volontés de Napoléon, mais n'y ajoutant rien, et plutôt les amortissant un peu par la modération de son caractère. M. de Cadore faisait sur chaque objet des rapports excellents, mais il parlait peu, et en parlant peu n'amenait guère les diplomates étrangers à parler. Napoléon se plaignait souvent au prince Cambacérès de ce que son ministre des affaires étrangères manquait de conversation, et il finit par céder aux désirs de son secrétaire d'État, M. de Bassano, qui soupirait après le rôle de ministre des affaires étrangères et de représentant du grand empire auprès de l'Europe. Napoléon se décida à ce choix précisément en avril 1811, époque où l'état de l'Europe se compliquait, et où une pareille nomination pouvait avoir les plus grands inconvénients.
Nous avons déjà parlé de M. de Bassano. Le grand rôle qu'il fut appelé à jouer depuis exige que nous en parlions encore. Ce ministre avait exactement tout ce qui manquait à M. de Cadore. Autant celui-ci était modeste, timide même, autant M. de Bassano l'était peu. Honnête homme, comme nous l'avons dit, dévoué à Napoléon, mais de ce dévouement fatal aux princes qui en sont l'objet, poli, ayant le goût et le talent de la représentation, parlant bien, s'écoutant parler, vain à l'excès de l'éclat emprunté à son maître, il était fait pour ajouter à tous les défauts de Napoléon, si on avait pu ajouter quelque chose à la grandeur de ses défauts ou de ses qualités. Quand les volontés impérieuses de Napoléon passaient par la bouche hésitante de M. de Cadore, elles perdaient de leur violence; quand elles passaient par la bouche lente et railleuse de M. de Talleyrand, elles perdaient de leur sérieux. Cette manière de transmettre ses ordres, Napoléon l'appelait de la maladresse chez le premier, de la trahison chez le second, heureuse trahison qui ne trahissait que ses passions au profit de ses intérêts! Il n'avait rien de pareil à craindre de la part de M. de Bassano, et il était assuré que pas une de ses intraitables volontés ne serait tempérée par la prudente réserve de son ministre. Le plus orgueilleux des maîtres allait avoir pour agent le moins modeste des ministres, et cela dans le moment même où l'Europe, poussée à bout, aurait eu plus que jamais besoin d'être ménagée. Il faut ajouter, pour l'excuse de M. de Bassano, qu'il regardait Napoléon non-seulement comme le plus grand des capitaines, mais comme le plus sage des politiques, qu'il ne trouvait donc presque rien à changer à ses vues, bonne foi qui en faisait innocemment le plus dangereux des ministres.
Le 17 avril, Napoléon appela l'archichancelier Cambacérès, qu'il ne consultait plus que rarement, excepté en fait de législation pour l'écouter presque toujours, en fait de religion pour ne l'écouter presque jamais, en fait de personnes pour les préparer à ses brusques volontés. Il lui exposa ce qu'il reprochait à M. de Cadore, tout en l'estimant et l'aimant beaucoup, et sa résolution de le remplacer par M. le duc de Bassano. Le prince Cambacérès dit quelques mots en faveur de M. de Cadore, se tut sur M. de Bassano, silence suffisant pour Napoléon qui devinait tout mais ne tenait compte de rien, et prit la plume pour rédiger le décret. Napoléon le signa, et chargea ensuite le prince Cambacérès d'aller avec M. de Bassano redemander à M. de Cadore le portefeuille des affaires étrangères. Le prince Cambacérès, suivi de M. de Bassano, se rendit chez M. de Cadore, le surprit extrêmement par son message, car cet excellent homme n'avait pas deviné en quoi il déplaisait à son maître, et ne trouva chez lui qu'une résignation tranquille et silencieuse. M. de Cadore remit son portefeuille à M. de Bassano avec un chagrin dissimulé mais visible, et M. de Bassano le reçut avec l'aveugle joie de l'ambition satisfaite, le premier ignorant de quel fardeau cruel il se déchargeait, le second de quelles épouvantables catastrophes il allait prendre sa part! Heureux et terrible mystère de la destinée, au milieu duquel nous marchons comme au sein d'un nuage!
Le duc de Cadore dédommagé du portefeuille des affaires étrangères par l'intendance de la couronne. Le prince Cambacérès ayant discerné le chagrin de M. de Cadore, en rendit compte à Napoléon, qui, toujours plein de regret lorsqu'il fallait affliger d'anciens serviteurs, accorda un beau dédommagement à son ministre destitué, et le nomma intendant général de la couronne.
Nomination de M. de Lauriston pour remplacer M. de Caulaincourt à Saint-Pétersbourg. Napoléon avait été plus heureusement inspiré en choisissant son nouvel ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il avait, comme nous l'avons dit plus haut, donné pour successeur à M. le duc de Vicence M. de Lauriston, l'un de ses aides de camp, qu'il avait déjà employé avec profit dans plusieurs missions délicates où il fallait du tact, de la réserve, de l'esprit d'observation, des connaissances administratives et militaires. M. de Lauriston était un homme simple et sensé, n'aimant point à déplaire à son maître, mais aimant encore mieux lui déplaire que le tromper. Aucun ambassadeur n'était mieux fait que lui pour rapprocher les deux empereurs de Russie et de France, s'ils pouvaient être rapprochés, en ménageant le premier et en lui inspirant confiance, en persuadant au second que la guerre n'était point inévitable et dépendait uniquement de sa volonté. Il y avait peu de chances assurément de réussir dans une telle mission, surtout au point où en étaient arrivées les choses, mais il était certain qu'elles n'empireraient point par la faute de M. de Lauriston.
Instructions données à M. de Lauriston. Napoléon, depuis qu'il avait tant précipité ses armements sur la nouvelle du rappel des divisions russes de Turquie, avait bien senti qu'il n'était plus temps de les dissimuler, et avait ordonné à M. de Caulaincourt, au moment de son départ, à M. de Lauriston, au moment de son arrivée, de ne plus rien cacher, d'avouer au contraire tous les préparatifs qu'il avait faits, de les étaler avec complaisance, de manière à intimider Alexandre puisqu'on ne pouvait plus l'endormir. Mais il les avait également autorisés l'un et l'autre à déclarer formellement qu'il ne désirait point la guerre pour la guerre, que s'il la préparait c'était uniquement parce qu'il croyait qu'on se disposait à la lui faire, parce qu'il était convaincu que les affaires de Turquie terminées la Russie se rapprocherait de l'Angleterre, ne fût-ce que pour rétablir son commerce avec elle, et jouir en égoïste de ce qu'elle aurait dû à l'alliance française; que déjà même elle l'avait fait à moitié en recevant les Américains dans ses ports; que, selon lui, recevoir les fraudeurs, c'était presque se mettre en guerre; que s'il était possible qu'on lui en voulût pour une misère comme celle d'Oldenbourg, on n'avait qu'à demander une indemnité, qu'il la donnerait, si grande qu'elle fût, mais qu'il fallait enfin se parler franchement, ne rien garder de ce qu'on avait sur le cœur, afin de prendre ou de déposer les armes tout de suite, et de ne pas s'épuiser en préparatifs inutiles. Toutes ces choses, il les avait dites lui-même au prince Kourakin et à M. de Czernicheff, avec un mélange de grâce, de hauteur, de bonhomie, qu'il savait très-bien employer à propos, et il avait pressé M. de Czernicheff d'aller les redire à Saint-Pétersbourg. Toutefois, comme il ne voulait s'expliquer aussi catégoriquement que lorsque ses armements seraient suffisamment avancés, il avait recommandé à M. de Lauriston, en le faisant partir de Paris en avril, de n'arriver qu'en mai à Saint-Pétersbourg, moment où ses préparatifs les plus significatifs pourraient être connus. Lui-même n'avait parlé ouvertement à MM. de Kourakin et de Czernicheff qu'un peu avant cette époque.
Mais tout ce soin de Napoléon à mettre une habile gradation dans son langage était superflu, car Alexandre avait été informé jour par jour, et avec une rare exactitude, de ce qui se faisait en France. Quelques Polonais qui étaient dévoués à la Russie, beaucoup d'Allemands qui nous haïssaient avec passion, la plupart des habitants ruinés de Dantzig, de Lubeck, de Hambourg, s'étaient empressés de l'avertir de tous les mouvements de nos troupes. Inutilité des dissimulations avec l'empereur Alexandre, qui est informé des préparatifs faits en France, par ses divers correspondants, et par la trahison d'un employé de la guerre. Enfin un misérable employé des bureaux de la guerre, gagné à prix d'argent par M. de Czernicheff, avait livré l'effectif de tous les corps. Aussi, à chaque effort de M. de Caulaincourt pour nier ou atténuer au moins les faits dont la connaissance parvenait journellement à Saint-Pétersbourg, Alexandre lui répondait: «Ne niez pas, car je suis certain de ce que j'avance. Évidemment on vous laisse tout ignorer, et on n'a plus confiance en vous. Toute la peine que je me donne pour vous éclairer, et que je me donne volontiers parce que je vous estime et vous aime, est perdue. L'empereur Napoléon ne vous croit pas, parce que vous lui dites la vérité; il prétend que je vous ai séduit, que vous êtes à moi et non à lui; il en sera de même de M. de Lauriston, qui lui aussi est un honnête homme, qui ne pourra que répéter les mêmes choses, et votre maître dira encore que M. de Lauriston est gagné.»—
Nouvelles explications de l'empereur Alexandre avec M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt, duquel Napoléon disait en effet tout cela, et sur qui la grâce séduisante de l'empereur Alexandre avait agi, mais pas jusqu'à lui faire écrire autre chose que la vérité, M. de Caulaincourt ayant à son tour répondu, et dit à son auguste interlocuteur qu'effectivement on armait en France, mais qu'on armait parce qu'il armait lui-même, lui ayant parlé des ouvrages qui s'exécutaient sur la Dwina et sur le Dniéper, du mouvement des troupes de Finlande, de celui des troupes de Turquie, Alexandre se voyant découvert, s'en était tiré par un entier déploiement de franchise, qu'il pouvait du reste se permettre sans inconvénient, car il était vrai qu'il n'avait pris ses premières précautions qu'à la suite de nombreux avis venus de Pologne et d'Allemagne, et lui-même d'ailleurs n'était pas fâché qu'on sût qu'il était préparé à se bien battre.—Vous prétendez que j'arme, avait-il dit à M. de Caulaincourt, et je suis loin de le nier; j'arme en effet, je suis prêt, tout à fait prêt, et vous me trouverez disposé à me défendre énergiquement. Et que penseriez-vous de moi si j'avais agi autrement, si j'avais été assez simple, assez oublieux de mes devoirs, pour laisser mon pays exposé à la volonté si prompte, si exigeante et si redoutable de votre maître? Mais je n'ai armé que lorsque des avis sûrs, infaillibles, dont, bien entendu, je n'ai pas à vous révéler la source, m'ont appris qu'on mettait Dantzig en état de défense, qu'on augmentait la garnison de cette ville, que les troupes du maréchal Davout s'accroissaient et se concentraient, que les Polonais, les Saxons avaient ordre de se tenir prêts; qu'on achevait Modlin, qu'on réparait Thorn, qu'on approvisionnait enfin toutes ces places. Ces avis reçus, voici ce que j'ai fait...—Conduisant alors par la main M. de Caulaincourt dans un cabinet reculé où étaient étalées ses cartes, Alexandre avait ajouté: J'ai ordonné des travaux défensifs non pas en avant, mais en arrière de ma frontière, sur la Dwina et le Dniéper, à Riga, à Dunabourg, à Bobruisk, c'est-à-dire à une distance du Niémen presque égale à celle qui sépare Strasbourg de Paris. Si votre maître fortifiait Paris, pourrais-je m'en plaindre? Et quand il porte ses préparatifs si en avant de ses frontières, ne puis-je pas armer si en arrière des miennes, sans être accusé de provocation? Je n'ai pas tiré des divisions entières de Finlande, mais seulement rendu aux divisions de Lithuanie les régiments qu'on leur avait enlevés pour la guerre contre les Suédois; j'ai envoyé à l'armée les bataillons de garnison, et changé l'organisation de mes dépôts. J'augmente ma garde, ce dont vous ne me parlez pas, et ce que je vous avoue, et je tâche de la rendre digne de la garde de Napoléon. J'ai enfin ramené cinq de mes divisions de Turquie, ce dont je suis loin de faire un mystère, ce dont au contraire je fais un grief contre vous, car vous m'empêchez ainsi de recueillir le fruit convenu de notre alliance, fruit bien modique en comparaison de vos conquêtes; en un mot, je ne veux pas être pris au dépourvu. Je n'ai pas d'aussi bons généraux que les vôtres, et surtout je ne suis, moi, ni un général ni un administrateur comme Napoléon; mais j'ai de bons soldats, j'ai une nation dévouée, et nous mourrons tous l'épée à la main plutôt que de nous laisser traiter comme les Hollandais ou les Hambourgeois. Mais, je vous le déclare sur l'honneur, je ne tirerai pas le premier coup de canon. Je vous laisserai passer le Niémen sans le passer moi-même. Croyez-moi, je ne vous trompe point, je ne veux pas la guerre. Ma nation, quoique blessée des allures de votre empereur à mon égard, quoique alarmée de vos empiétements, de vos projets sur la Pologne, ne veut pas plus la guerre que moi, car elle en sait le danger; mais attaquée elle ne reculera point.—
M. de Caulaincourt ayant répété au czar que, en dehors de la guerre, il y avait des choses qui pouvaient égaler la gravité de la guerre elle-même, que le projet secret de se rapprocher de l'Angleterre après la conquête des provinces danubiennes, de rétablir le commerce russe avec elle, serait jugé par Napoléon comme non moins dangereux que des coups de canon, Alexandre avait été aussi prompt à s'expliquer sur ce sujet que sur les autres.—Me rapprocher, avait-il dit, de l'Angleterre après l'arrangement des affaires de Turquie, je n'y pense pas! Après la guerre de Turquie, après avoir ajouté la Finlande, la Moldavie, la Valachie à mon empire, je considérerai la tâche militaire et politique de mon règne comme accomplie. Je ne veux plus courir de nouveaux hasards, je veux jouir en paix de ce que j'aurai acquis, et m'occuper de civiliser mon empire au lieu de m'attacher à l'agrandir. Or, pour me rapprocher de l'Angleterre, il faudrait me séparer de la France, et courir la chance d'une guerre avec elle, que je regarde comme la plus dangereuse de toutes! Et pour quel but? pour servir l'Angleterre, pour venir à l'appui de ses théories maritimes, qui ne sont pas les miennes? Ce serait insensé de ma part. La guerre de Turquie finie, je veux demeurer en repos, dédommagé de ce que vous aurez acquis par ce que j'aurai acquis moi-même, très-insuffisamment dédommagé, disent les adversaires de la politique de Tilsit, mais, suffisamment à mes yeux. Je resterai fidèle à cette politique, je resterai en guerre avec l'Angleterre, je lui tiendrai mes ports fermés, dans la mesure toutefois que j'ai fait connaître et dont il m'est impossible de me départir. Je ne puis pas, en effet, je vous l'ai dit, je vous le répète, interdire tout commerce à mes sujets, ni leur défendre de frayer avec les Américains. Il entre bien ainsi quelques marchandises anglaises en Russie, mais vous en introduisez au moins autant chez vous par vos licences, et surtout par votre tarif qui les admet au droit de 50 pour cent. Je ne puis pas me gêner plus que vous ne vous gênez vous-mêmes. J'ai besoin, en persistant dans une alliance que vous ne prenez aucun soin de populariser en Russie, de ne pas la rendre intolérable à mes peuples par un genre de dévouement que vous n'y apportez point, et qui n'est pas nécessaire du reste pour réduire l'Angleterre aux abois, comme elle y sera bientôt réduite si vous ne lui créez pas vous-mêmes des alliés sur le continent. Il faut donc nous en tenir à ces termes, car, je vous le déclare, la guerre fût-elle à mes portes, sous le rapport des mesures commerciales, je n'irai pas au delà. Quant aux autres points qui nous divisent, j'en ai pris mon parti. Les Polonais sont bien bruyants, bien incommodes, annoncent bien haut la prochaine reconstitution de la Pologne, mais je compte sur la parole de l'Empereur à ce sujet, quoiqu'il m'ait refusé la convention que j'avais demandée. Quant à Oldenbourg, j'ai besoin de quelque chose qui ne soit pas dérisoire, non pour ma famille, que je suis assez riche pour dédommager, mais pour la dignité de ma couronne. Et à cet égard encore je m'en rapporte à l'empereur Napoléon. Je vous ai dit, je vous répète, que, quoique blessé et embarrassé de ce qui s'est passé dans le duché d'Oldenbourg, pour ce motif je ne ferai pas la guerre.—
M. de Caulaincourt ayant insisté pour que l'empereur Alexandre désignât lui-même l'indemnité qui pourrait lui convenir, il refusa de nouveau de s'expliquer.—Où voulez-vous, lui dit-il, que je cherche une indemnité? En Pologne? Napoléon dirait que je lui demande une partie du duché de Varsovie, et que c'est pour la Pologne que je fais la guerre. Aussi m'offrirait-il le duché tout entier que je le refuserais. Demanderai-je cette indemnité en Allemagne? Il irait dire aux princes allemands que je travaille à les dépouiller. Je ne puis donc prendre l'initiative, mais je m'en fie à lui. Sauvons les apparences, et je serai satisfait. Mon trésor complétera l'indemnité si elle n'est pas suffisante.—
Au moment de se séparer de M. de Caulaincourt, l'empereur Alexandre redouble de soins pour lui. Alexandre, à mesure que le départ de M. de Caulaincourt approchait, avait redoublé de soins pour cet ambassadeur, et, tout fin qu'il était, avait évidemment manifesté dans ses épanchements avec lui ses véritables dispositions. La grandeur de Napoléon était loin de lui plaire, cependant il s'y résignait au prix de la Finlande, de la Moldavie et de la Valachie. Il ne voulait pas, pour se rapprocher de l'Angleterre, risquer avec la France une guerre dont la pensée le faisait frémir, mais il ne voulait pas davantage sacrifier les restes de son commerce, et pour ce motif seul il était capable de braver une rupture. Sa nation, et par sa nation nous entendons surtout la noblesse et la partie élevée de l'armée, le devinant sans qu'il s'expliquât, l'approuvant cette fois entièrement, ne voulant pas la guerre plus que lui, mais autant que lui, et aux mêmes conditions, ne montrait aucune jactance, même aucune animosité, et disait tout haut comme son empereur, avec une modestie mêlée d'une noble fermeté, qu'elle savait ce que la guerre avec la France avait de grave, mais que si on allait jusqu'à la violenter dans son indépendance elle se défendrait, et saurait succomber les armes à la main. Il y avait déjà une idée répandue dans tous les rangs de la nation, c'est qu'on ferait comme les Anglais en Portugal, qu'on se retirerait dans les profondeurs de la Russie, qu'on détruirait tout en se retirant, et que si ce n'était point par les armes russes, ce serait au moins par la misère que les Français périraient. Du reste, dans le langage, dans l'attitude, rien n'était provocant, et M. de Caulaincourt ainsi que les Français qui l'entouraient étaient accueillis partout avec un redoublement de politesse.
Sidedate: Mai 1811. La nouvelle de la naissance du Roi de Rome étant parvenue à Saint-Pétersbourg avant l'arrivée de M. de Lauriston, Alexandre avait envoyé tous les grands de sa cour complimenter l'ambassadeur de France, et s'était comporté en cette circonstance avec autant de franchise que de cordialité. M. de Caulaincourt désirait terminer sa brillante, et, il faut le reconnaître, sa très-utile ambassade (car il avait contribué à retarder la rupture entre les deux empires), par une fête magnifique donnée à l'occasion de la naissance du Roi de Rome. Il désirait naturellement que l'empereur Alexandre y assistât, et celui-ci, devinant son désir, lui avait dit ces propres paroles: Tenez, ne m'invitez pas, car je serais obligé de refuser, ne pouvant aller danser chez vous lorsque deux cent mille Français marchent vers mes frontières. Je vais me faire malade pour vous fournir un motif de ne pas m'inviter, mais je vous enverrai toute ma cour, même ma famille, car je veux que votre fête soit brillante, telle qu'elle doit être pour l'événement que vous célébrez, et pour vous qui la donnez. Votre successeur arrive, peut-être m'apportera-t-il quelque chose de rassurant; alors, si nous parvenons à nous entendre, je prodiguerai à votre maître et à vous les témoignages d'amitié les plus significatifs.—
Arrivée de M. de Lauriston à Saint-Pétersbourg, en mai 1811. Brillant accueil que lui fait l'empereur Alexandre. Les choses se passèrent en effet à cette grande fête comme l'avait annoncé l'empereur Alexandre, et toutes les convenances furent sauvées. M. de Lauriston, fort impatiemment attendu, arriva enfin le 9 mai 1811 à Saint-Pétersbourg. M. de Caulaincourt le présenta sur-le-champ à l'empereur Alexandre, qui l'accueillit avec une grâce parfaite et une confiance flatteuse, sachant que sous le rapport des dispositions amicales et véridiques il ne perdait rien au change. Après quelques jours consacrés à des réceptions officielles pleines d'éclat, Alexandre, tantôt en présence de M. de Caulaincourt, tantôt en tête à tête, mit M. de Lauriston à la question pour ainsi dire, afin d'en obtenir quelque éclaircissement satisfaisant sur les projets de Napoléon; mais il n'en apprit rien que ne lui eût déjà dit M. de Caulaincourt, que ne lui eût rapporté M. de Czernicheff, récemment arrivé de Paris. Napoléon ne désirait point une rupture, mais il armait parce qu'il avait appris l'arrivée en Lithuanie des divisions de Finlande et de Turquie, parce qu'on remuait de la terre sur la Dwina et le Dniéper, parce qu'on lui annonçait partout la guerre, parce qu'il craignait qu'on ne la lui fît après l'arrangement des affaires de Turquie, parce qu'on admettait les Américains dans les ports de Russie, etc...—À ces redites, Alexandre ne put qu'opposer d'autres redites, et répéter qu'il armait sans doute, mais uniquement pour répondre aux armements de Napoléon; qu'il ne songeait nullement à commencer une nouvelle guerre après l'arrangement des affaires de Turquie; qu'il ne prendrait les armes que si on les prenait contre lui; qu'il engageait sa parole d'homme et de souverain de ne point agir autrement; qu'il recevait les Américains, parce qu'il ne pouvait pas se passer de ce reste de commerce, et qu'engagé à Tilsit, non aux décrets de Berlin ou de Milan qu'il ne connaissait point, mais au droit des neutres, il était fidèle, plus fidèle que la France à ce droit en admettant les neutres chez lui; qu'en un mot il était prêt à désarmer, si on voulait convenir d'un désarmement réciproque.
Départ de M. de Caulaincourt, et adieux que lui fait l'empereur Alexandre. Après ces redites, qu'il fit entendre à M. de Lauriston comme il les avait fait entendre tant de fois à M. de Caulaincourt, il reçut les adieux de celui-ci, le serra même dans ses bras, le supplia de faire connaître à Napoléon la vérité tout entière, pria M. de Lauriston, qui était présent, de la répéter à son tour, en ajoutant avec tristesse ces paroles caractéristiques: «Mais vous ne serez pas cru plus que M. de Caulaincourt... On dira que je vous ai gagné, que je vous ai séduit, et que, tombé dans mes filets, vous êtes devenu plus Russe que Français...»—
Opinion de M. de Lauriston après quelques semaines de séjour à Saint-Pétersbourg, et conformité de cette opinion avec celle de M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt partit pour Paris, et M. de Lauriston, après quelques jours passés à Saint-Pétersbourg, écrivit au ministère français qu'en sa qualité d'honnête homme il devait la vérité à son souverain, qu'il était résolu à la lui dire, qu'il devait donc lui déclarer que l'empereur Alexandre, préparé dans une certaine mesure, ne voulait cependant pas la guerre, que dans aucun cas il n'en prendrait l'initiative, qu'il ne la ferait que si on allait la porter chez lui; que quant à Oldenbourg, il accepterait ce qu'on lui donnerait, même Erfurt, bien que cette indemnité fût dérisoire, et que pour l'amour-propre russe profondément blessé il serait bon de trouver mieux; que relativement à la question commerciale, on obtiendrait plus de rigueur dans l'examen des papiers des neutres, quoiqu'il y eût déjà une certaine sévérité déployée à leur égard, puisque cent cinquante bâtiments anglais avaient été saisis en un an; mais que la Russie n'irait jamais jusqu'à se passer entièrement des neutres.—Je ne puis, ajoutait M. de Lauriston, voir que ce que je vois, et dire que ce que je vois. Les choses sont telles que je les expose, et si on ne se contente pas des seules concessions qui soient possibles, on aura la guerre, on l'aura parce qu'on l'aura voulue, et elle sera grave, d'après tout ce que j'ai observé tant ici que sur ma route.—M. de Czernicheff fut de nouveau envoyé à Paris pour répéter en d'autres termes, mais avec les mêmes affirmations, exactement les mêmes choses, et aussi pour continuer auprès des bureaux de la guerre un genre de corruption dont il avait seul le secret dans la légation russe, et auquel son gouvernement attachait un grand prix, parce qu'il en obtenait les plus précieuses informations sur tous les préparatifs militaires de la France.
En revoyant MM. de Caulaincourt et de Czernicheff, en recevant les affirmations de M. de Lauriston, Napoléon, au lieu d'y voir la possibilité d'éviter la guerre, n'y aperçoit que la possibilité de la différer et de se mieux préparer à la faire. Lorsque ces nouvelles explications parvinrent à Paris, par le retour de MM. de Czernicheff et de Caulaincourt, par les lettres de M. de Lauriston, Napoléon en conclut non point que la paix était possible, s'il le voulait, mais que la guerre serait différée d'une année, car évidemment les Russes ne prendraient pas l'initiative, puisqu'ils ne l'avaient pas déjà prise après tout ce qu'il avait fait pour les y provoquer, et évidemment aussi ils avaient de leur côté bien des préparatifs à terminer, et voudraient avoir fini la guerre de Turquie avant d'en commencer une autre; et comme Napoléon tenait à n'entreprendre cette nouvelle campagne au Nord qu'avec des moyens immenses, il ne fut pas fâché d'avoir encore une année devant lui, soit pour préparer ses troupes, soit pour compléter son matériel, qui constituait, avons-nous dit, la principale difficulté de sa prochaine entreprise. Pourquoi son intelligence de la situation n'alla-t-elle pas plus loin? pourquoi ne vit-il pas qu'il était possible non-seulement de différer la rupture, mais de l'éviter? Ce fut encore par la raison que nous avons donnée précédemment. Il avait tant de fois éprouvé qu'après un premier refroidissement on en arrivait inévitablement avec lui à la guerre, il avait vu tant de fois ses ennemis cachés prêts à se rallier au premier ennemi patent qui osait lever le masque; il voyait si bien dans la Russie l'ennemi vaincu mais non pas écrasé, autour duquel se rallieraient les ressentiments de l'Europe, qu'il se disait que tôt ou tard il aurait encore un conflit avec elle, et dans la guerre probable apercevant tout de suite la guerre déclarée, à ce point que sa propre prévoyance lui devenait un piége, lisant profondément dans le cœur des autres sans même regarder dans le sien, ne voyant pas que dans le rapide enchaînement de la froideur à la brouille ouverte il entrait comme cause principale son fougueux caractère, ne voyant pas qu'il dépendait de lui de briser ce cercle fatal, en devenant un instant modéré, patient, tolérant pour autrui, ne faisant aucune de ces salutaires réflexions, n'ayant personne auprès de lui pour l'obliger à les faire, ne recevant aucun avis utile ni de ses ministres, ni des corps de l'État, espèces de fantômes destinés à représenter la nation et n'osant pas même avouer ses plus cruelles souffrances, que livré entièrement à lui-même, il résolut une seconde fois, on peut le dire, en mai 1811, la guerre de Russie, en prenant cependant le parti de la différer. Toujours promptement décidé, il fit dès la fin de mai ses dispositions en conséquence, et donna ses ordres militaires, ses instructions diplomatiques, avec la certitude absolue que la guerre de Russie n'aurait lieu qu'en 1812, mais qu'elle aurait infailliblement lieu à cette époque.
Napoléon profite de ce que la guerre peut être différée d'une année pour donner à ses préparatifs des proportions plus considérables. N'ayant rien de caché pour le maréchal Davout, il lui écrivit sur-le-champ que les événements étaient moins pressants[5], mais qu'il ne renonçait à aucun de ses préparatifs, seulement que toutes les fois qu'il y aurait un avantage, ou d'économie ou de bonne exécution, à terminer une chose en quinze jours au lieu de huit, il fallait la terminer en quinze; que son intention était d'avoir l'armée du Nord prête pour le commencement de 1812, mais sur des proportions bien plus considérables que celles qu'il avait d'abord établies. Ce n'était plus de 300 mille hommes qu'il s'agissait maintenant; il voulait en réunir 200 mille dans la main du maréchal Davout sur la Vistule, en avoir 200 mille autres dans sa propre main sur l'Oder, avoir une réserve de 150 mille sur l'Elbe et le Rhin, une force égale à peu près dans l'intérieur pour la sûreté de l'Empire, et envoyer encore des troupes en Espagne au lieu d'en retirer. Napoléon contremanda le départ des quatrièmes et sixièmes bataillons du maréchal Davout, décida qu'ils seraient formés au dépôt parce qu'ils s'y organiseraient mieux, en projeta même un septième, afin d'en avoir six en état de servir; il revint sur la formation en bataillons d'élite ordonnée dans un moment d'urgence pour les régiments stationnés en Hollande et en Italie, et voulut même qu'il fût créé un quatrième et un sixième bataillon dans chacun de ces régiments. Sans restreindre les achats de chevaux, en les augmentant au contraire, il prescrivit de les faire plus lentement pour les faire mieux, et entreprit l'organisation de ses immenses charrois dans de plus vastes proportions, et sur un nouveau modèle, que nous décrirons ailleurs. Il profita enfin du temps qui lui restait pour composer autrement et plus grandement l'armée polonaise, et envoya des fonds à Varsovie afin d'avoir, l'année suivante, les places de Torgau, Modlin, Thorn, entièrement achevées et armées. En un mot, loin de diminuer ses préparatifs, il leur donna tout à la fois plus de lenteur et plus d'étendue, pour qu'ils fussent plus parfaits et plus vastes.
Napoléon songe à préparer ses alliances comme ses armées pour la guerre prochaine. La diplomatie fut conduite d'après les mêmes vues. On avait sondé l'Autriche, et on avait obtenu d'elle des réponses de nature à inspirer confiance, pour peu qu'on aimât à se faire illusion. M. de Metternich dirigeait le cabinet de Vienne, depuis la guerre de 1809. Sa politique déclarée était la paix avec la France: ayant l'ambition d'en tirer pour son pays quelque résultat éclatant, il aurait voulu faire sortir de cette paix une espèce d'alliance, et de cette alliance la restitution de l'Illyrie, qui, à cause de Trieste et de l'Adriatique, était en ce moment ce que l'Autriche regrettait le plus. Dispositions de l'Autriche à la veille de la guerre généralement prévue de la France avec la Russie. C'est par ce motif que l'idée d'un mariage de Napoléon avec Marie-Louise avait été accueillie avec tant d'empressement. Mais cette politique trouvait à Vienne plus d'un contradicteur. La cour, ne se croyant pas plus que de coutume enchaînée aux volontés du ministère, obéissant comme toujours à ses passions, recevait les Russes, et en général les mécontents quels qu'ils fussent, avec la plus grande faveur, tenait le langage le moins mesuré à l'égard de la France, et dans les nuages qui venaient de s'élever vers le Nord croyant apercevoir de nouveaux orages, s'était mise à les appeler de ses vœux, car dans les cours aussi bien que dans les rues, les mécontents ont l'habitude de souhaiter les tempêtes. La cour. Avec un empressement qui ne lui était pas ordinaire, la cour de Vienne avait fait accueil aux écrivains. MM. Schlegel, Gœthe, Wieland et d'autres encore, avaient été attirés et reçus à Vienne avec beaucoup d'éclat. Il y avait alors une manière détournée, et du reste fort légitime, de dire que l'Allemagne devait bientôt se soulever contre la France, c'était de célébrer, d'exalter ce qu'on appelait le génie germanique, de proclamer sa supériorité sur le génie des autres peuples, d'ajouter naturellement qu'il n'était pas fait pour vivre humilié, vaincu, esclave, et d'annoncer son réveil éclatant et prochain. En brûlant beaucoup d'encens devant les écrivains illustres que nous venons de nommer, la société de Vienne n'avait pas voulu indiquer autre chose; et cette aristocratie, plus élégante que spirituelle, avait flatté les gens d'esprit à force de haïr la France. La nation. La nation autrichienne, fatiguée de la guerre, se défiant des imprudences de son aristocratie, ne demandant pas mieux que d'être vengée des Français, mais l'espérant peu, imitait son sage et malicieux souverain, qui, entre les courtisans et les ministres, ne se prononçait pas, laissait parler les courtisans qui parlaient suivant son cœur, et agir les ministres qui agissaient selon sa prudence. On se doutait bien à Vienne que la guerre ne tarderait pas d'éclater entre la France et la Russie, et qu'on serait pressé d'opter; mais on avait pris son parti (nous voulons parler du gouvernement), et, si on ne pouvait pas rester neutre, on était décidé à se prononcer pour le plus fort, c'est-à-dire pour Napoléon. Ainsi on se ferait payer de son option par la restitution de l'Illyrie; on ne ferait en cela que ce que la Russie avait fait en 1809 contre l'Autriche; on l'imiterait même complétement; on serait allié de la France, mais allié peu actif, et, comme la Russie, on tâcherait d'obtenir quelque chose à la paix sans l'avoir gagné pendant la guerre. L'empereur. Ces vues subtiles du ministre dirigeant étaient celles aussi de l'empereur, qui, ayant été plus d'une fois abandonné par ses alliés, se croyait en droit de se tirer du naufrage de la vieille Europe comme il pourrait, ce qui ne l'empêchait pas de chérir sa fille, l'Impératrice des Français, et d'adresser des vœux au ciel pour qu'elle fût heureuse. Mais souverain avant tout d'un État vaincu, amoindri, il aspirait à le relever par la politique, la guerre ne lui ayant pas réussi contre son terrible gendre.
L'empereur laissait donc aller la cour comme elle voulait, se contentant de ne prendre part à aucune de ses manifestations, écrivait les lettres les plus amicales à sa fille, aimait à apprendre d'elle qu'elle était satisfaite de son sort, encourageait son ministre à traiter lentement et prudemment avec la France, consentait tout d'abord à aider celle-ci en Turquie, car il s'agissait là d'empêcher les Russes d'obtenir les provinces du Danube, et permettait qu'on lui donnât à espérer l'alliance de l'Autriche dans le cas de nouvelles complications européennes, à condition toutefois de solides avantages. Mais tout en entrant à ce point dans les intentions de son gendre, il voulait qu'on ne cessât pas de lui conseiller la paix, car, il faut le reconnaître à sa louange, ce sage empereur, ayant vu la guerre entraîner tant de maux dans ce siècle, aimait mieux la paix le laissant tel qu'il était, que la guerre pouvant lui restituer quelque chose de ce qu'il avait perdu.
M. de Metternich. Du reste M. de Metternich entrait profondément dans cette politique, mais l'action engage souvent plus qu'on ne veut, et il penchait de notre côté peut-être un peu plus que l'empereur, parce qu'obligé d'avoir tous les jours sa main dans la nôtre, il ne lui était pas facile de l'y mettre à demi.—Ne vous inquiétez pas, disait-il à M. Otto, de tout ce qui se débite à la cour. Les femmes sont ainsi faites: il faut qu'elles parlent, et elles parlent suivant la mode du jour. Laissons-les dire, et faisons les affaires.—Il expliquait ensuite ce qu'il entendait par les bien faire. Ce ministre, l'un des plus grands qui aient dirigé la politique autrichienne, adonné au luxe et aux plaisirs du monde, ayant le goût de parler, de disserter, d'enseigner, mais sous des formes dogmatiques cachant une finesse profonde, professant la sincérité, la pratiquant souvent, et, entre beaucoup de qualités éminentes, ayant celle de n'accorder aux passions qui l'entouraient que des satisfactions en paroles, mais ne se laissant conduire en réalité que par l'intérêt de son pays grandement entendu, esprit supérieur, en un mot, appelé à exercer pendant quarante années une influence immense sur l'Europe, ce ministre disait à M. Otto, avec un singulier mélange d'abandon, de cordialité, de confiance en lui-même:—Laissez-moi faire, et tout ira bien. Votre maître veut en toute chose aller trop vite. À Constantinople vous ne commettez que des fautes. Vous croyez trop que les Turcs sont des brutes à mener avec le bâton. Ces brutes sont devenues aussi fines que vous. Elles voient les spéculations dont elles sont l'objet de la part de tout le monde, et de votre part notamment. Elles savent que vous les avez livrées aux Russes en 1807, que maintenant vous les voudriez reprendre pour vous en servir contre ces mêmes Russes. Elles vous détestent, sachez-le, et tout ce que vous leur dites va en sens contraire de vos désirs. Tenez-vous en arrière, soyez réservés à Constantinople, et nous arracherons des mains des Russes la riche proie que vous avez eu l'imprudence de leur abandonner. Fiez-vous-en à moi, et les Turcs ne céderont pas la Moldavie et la Valachie. Mais, de grâce, montrez-vous le moins possible. Tout conseil qui vient de vous est suspect à Constantinople.—Ces avis aussi sages que profonds révélaient un état de choses malheureusement trop vrai. Quand on arrivait à parler des probabilités de guerre avec la Russie, M. de Metternich conseillait fort la paix, disant que tout grand qu'était l'empereur Napoléon, la fortune pourrait bien le trahir, car elle avait trahi bien des grands hommes; que toutes les chances sans aucun doute étaient en sa faveur; que cependant il valait mieux ne pas mettre sans cesse au jeu; que si par bonheur l'empereur Napoléon pensait ainsi, lui M. de Metternich ne demandait pas mieux que de s'entremettre, de servir de médiateur auprès de la Russie, et que probablement il réussirait; que quant à l'Autriche elle était obligée de se ménager beaucoup, qu'elle était extrêmement fatiguée, qu'elle avait grand besoin de repos, et que pour l'entraîner à servir la France dans une guerre qui contrariait l'inclination de la nation autrichienne, il fallait un prix digne d'un tel effort, et capable de fermer la bouche à tous les mécréants de la politique actuelle.—
Ces paroles et d'autres finement mêlées aux plus hautes théories indiquaient clairement qu'avec une province on aurait une armée autrichienne, comme avec la Finlande on avait eu jadis une armée russe. Mais M. Otto à Vienne, M. de Bassano à Paris, avaient ordre de s'envelopper d'autant de nuages que M. de Metternich, dès qu'il serait question de l'Illyrie ou de la Pologne, et de dire que la guerre ordinairement était féconde en conséquences, qu'on ne pouvait faire à l'avance la distribution du butin, mais qu'avec Napoléon, les alliés qui lui étaient utiles n'avaient jamais perdu leurs peines.
Dispositions de la cour de Prusse. En Prusse la politique n'était point aussi calculée, elle était triste et découragée. M. de Hardenberg, qu'on avait toujours réputé ennemi de la France, avait sollicité et obtenu de Napoléon l'autorisation de devenir le principal ministre de la Prusse. Élévation de M. de Hardenberg au poste de principal ministre. Le roi avait demandé qu'on lui laissât prendre ce ministre, disant qu'il était homme d'esprit, le seul peut-être dont il pût se servir utilement dans les circonstances, qu'avec lui on pourrait opérer les réformes indispensables, et payer à la France ce qu'on lui devait. Napoléon ne regardant plus comme ennemi un personnage qui se faisait recommander de la sorte, et fort sensible surtout à l'espérance d'être payé par la Prusse, avait consenti à laisser arriver M. de Hardenberg au ministère, et celui-ci en effet avait opéré quelques réformes utiles, adopté quelques mesures dictées par un esprit libéral, comme d'égaliser l'impôt, d'ouvrir l'accès des grades à tous les officiers de l'armée, ce qui avait offusqué les uns, enchanté les autres, satisfait le plus grand nombre, et ce que M. de Hardenberg avait présenté à Napoléon comme une imitation française, au parti germanique comme l'une de ces réformes qui devaient attacher les masses au gouvernement du roi, et fournir un jour les moyens financiers et militaires d'affranchir l'Allemagne. M. de Hardenberg et les ministres prussiens avaient imaginé pour l'armée un expédient, converti depuis en système permanent pour la Prusse, c'était d'avoir beaucoup de soldats en paraissant en avoir peu. On doit se souvenir qu'un article secret du traité de Tilsit défendait que la Prusse eût plus de 42 mille hommes sous les drapeaux. Système militaire de la Prusse, imaginé pour échapper aux stipulations secrètes du traité de Tilsit. Pour échapper à cet article, on avait choisi ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée prussienne, et on en avait composé les cadres; puis on faisait passer dans ces cadres le plus d'hommes qu'on pouvait, on les instruisant le plus vite, le mieux possible, et en les renvoyant ensuite dans leurs champs pour en appeler d'autres qu'on s'appliquait à former à leur tour. On comptait ainsi avoir au besoin 150 mille hommes au lieu de 42 mille, chiffre fixé par les traités. On gardait au dépôt du régiment les armes et les habits des soldats provisoirement renvoyés dans leurs champs, et on espérait que grâce à la haine inspirée à la nation prussienne par ses malheurs, ces soldats, retenus à peine un an sous les drapeaux, se comporteraient dans l'occasion comme les troupes les plus aguerries. L'avenir devait justifier cet espoir. Les cœurs, en effet, étaient remplis en Prusse d'une haine inouïe contre la France. Sociétés secrètes allemandes. Toute la jeunesse des classes élevées, toute celle des classes moyennes, nobles et bourgeois, prêtres et philosophes, se réunissaient dans des sociétés secrètes qui prenaient divers noms, Ligue de la vertu, Ligue germanique, sociétés dans lesquelles on promettait de n'aimer que l'Allemagne, de ne vivre que pour elle, d'oublier toute différence de classe ou de province, de ne plus admettre qu'il y eût des nobles et des non nobles, des Saxons, des Bavarois, des Prussiens, des Wurtembergeois, des Westphaliens, de repousser toutes ces distinctions, de ne reconnaître que des Allemands, de ne parler que la langue de l'Allemagne, de ne porter que des tissus fabriqués chez elle, de ne consommer que des produits sortis de son sein, de n'aimer, cultiver, favoriser que l'art allemand, de consacrer enfin toutes ses facultés à l'Allemagne seule. Ainsi le patriotisme exalté de l'Allemagne s'enfonçait dans l'ombre et le mystère, satisfaisant à la fois en cela un besoin de la situation, et un penchant du génie germanique.
Embarras du roi de Prusse et de M. de Hardenberg. Le roi et M. de Hardenberg, placés sur ce volcan, étaient en proie à de cruelles perplexités. Le roi par scrupule, comme l'empereur d'Autriche par prudence, inclinait à ne pas rompre avec Napoléon, car il s'était engagé à lui par les plus solennelles protestations de fidélité, dans l'espérance de sauver les débris de sa monarchie. M. de Hardenberg, dans une position assez semblable à celle de M. de Metternich, cherchait de quel côté il pourrait trouver pour son pays le plus d'avantages. Projet des patriotes allemands d'échapper au joug de la France au moyen d'une sorte de trahison. Le parti allemand exalté lui en voulant de son changement apparent de conduite, et de quelques rigueurs obligées envers les associations secrètes, était prêt toutefois à lui pardonner, à condition qu'il devînt l'instrument d'une perfidie toute patriotique, dont personne ne se faisait conscience à Berlin. Cette perfidie consistait à prendre prétexte de la situation menaçante de l'Europe pour armer, et armer très-activement, à parler d'alliance à Napoléon afin qu'il tolérât ces armements, à offrir, à promettre, à signer même cette alliance s'il le fallait, puis, le moment venu, à s'enfoncer dans la Vieille-Prusse avec 150 mille hommes, et à se joindre aux Russes pour accabler les Français, tandis que l'Allemagne tout entière se soulèverait sur leurs derrières. La prudence et la bonne foi du roi de Prusse répugnent à ce projet. Sans examiner la légitimité d'une pareille politique, et en admettant qu'il est beaucoup permis à qui veut affranchir son pays, il y avait bien à dire contre cette politique du point de vue de la prudence. La Prusse pouvait en effet perdre à ce redoutable jeu les restes de son existence. Le roi, M. de Hardenberg et quelques esprits sages le craignaient, et appelaient folie une telle conduite. Pour tâcher de les amener à leurs vues, les membres ardents du parti germanique répandaient mille bruits alarmants, et cherchaient à leur persuader que Napoléon avait l'intention d'enlever le roi et la monarchie elle-même par une subite irruption sur Berlin, ce qui était tout à fait faux, mais ce qui aurait pu se réaliser pourtant, si la Prusse avait commis quelque imprudence, car Napoléon, recevant de son côté des avis tout aussi inquiétants, se tenait sur ses gardes, et avait ordonné au maréchal Davout de se porter sur Berlin au premier danger.
Projet moyen adopté par le roi et par M. de Hardenberg pour forcer Napoléon à mieux traiter la Prusse. Poursuivis ainsi des plus sinistres fantômes, le roi et M. de Hardenberg avaient adopté en partie le plan qu'on leur conseillait, moins la perfidie, qui répugnait à la droiture du roi comme à sa prudence. Ils avaient résolu d'armer, et ils avaient armé réellement au moyen de l'expédient que nous avons fait connaître, et bien qu'ils se fussent strictement renfermés dans l'effectif de 42 mille hommes, néanmoins ils en pouvaient réunir en peu de temps 100 ou 120 mille. Mais s'ils pouvaient équivoquer sur le chiffre vrai des troupes disponibles, il leur était impossible de cacher certains préparatifs, comme ceux par exemple qui se faisaient dans les places restées à la Prusse. Napoléon tenait bien les forteresses les plus importantes de l'Oder, Glogau, Custrin, Stettin, et en outre les deux plus importantes de la Vistule, Thorn et Dantzig, mais le roi Frédéric-Guillaume avait encore en sa possession Breslau, Neisse, Schweidnitz, dans la haute Silésie, Spandau vers le confluent de la Sprée et du Havel, Graudentz sur la Vistule, Colberg sur le littoral de la Poméranie, Pillau sur le Frische-Haff, sans compter Kœnigsberg, la capitale de la Vieille-Prusse, et il avait déployé une grande activité dans les travaux de ces places, surtout dans ceux de Colberg et de Graudentz. On employait plus particulièrement à titre d'ouvriers les vieux soldats dont la conservation était importante, et qu'on gardait ainsi sous la main au delà des 42 mille hommes permis par les traités. Projet d'une alliance avec la France. L'intention du roi et de M. de Hardenberg, quand ils ne pourraient plus dissimuler ces armements, était de les avouer, d'en dire le motif, qui était le projet imputé à Napoléon de commencer la guerre contre la Russie par la suppression des restes de la monarchie prussienne, de parler en gens désespérés, et de placer la France dans l'alternative ou d'accepter leur alliance sincère, au prix d'une garantie solennelle de leur existence et de diverses restitutions territoriales, ou de les avoir pour ennemis acharnés, luttant jusqu'au dernier homme pour la défense de leur indépendance. C'était après tout la politique la moins chanceuse, bien qu'elle eût ses dangers; et quant à la proposition d'alliance, elle s'explique de la part du roi et de M. de Hardenberg par l'opinion générale alors en Europe, que vouloir combattre Napoléon était une folie. Avec une telle manière de penser, tout en détestant dans Napoléon l'oppresseur de l'Allemagne, le roi et son ministre croyaient plus sage de s'allier à lui, de refaire en le secondant la situation de la Prusse, de la refaire aux dépens de n'importe qui, plutôt que de s'exposer à être détruit définitivement.
Significations de Napoléon à la Prusse afin d'obtenir la cessation de ses armements. Les choses en étaient arrivées à un tel point qu'il fallait parler clairement, car de part et d'autre dissimuler était devenu impossible. Napoléon, en effet, averti de tous côtés, avait ordonné au maréchal Davout de se tenir sur ses gardes, de se préparer à pousser la division Friant sur l'Oder, afin de couper au roi de Prusse et à son armée la retraite sur la Vistule, afin de l'enlever lui et la majeure partie de ses troupes au premier acte inquiétant, et avait en outre prescrit à ce maréchal de tenir prêts trois petits parcs de siége pour prendre en quelques jours Spandau, Graudentz, Colberg et Breslau. Ces ordres donnés, il avait enjoint à M. de Saint-Marsan, qui était ambassadeur de France, d'avoir une explication péremptoire avec le cabinet de Berlin, de lui demander sous forme d'ultimatum le désarmement immédiat et complet, et si cet ultimatum n'était pas accepté, de se retirer en livrant au bras du maréchal Davout la monarchie du grand Frédéric. Ces détails suffisent pour montrer quelle gravité prenaient de tous côtés les événements.
Ce qui se passe en Danemark et en Suède. Il s'était passé et il se préparait des événements non moins graves dans le voisinage de la Prusse, c'est-à-dire en Danemark et en Suède. Le Danemark, astreint comme tout le reste du littoral européen aux lois du blocus continental, était fidèle à ces lois autant qu'on pouvait l'attendre d'un État allié défendant la cause d'autrui, car bien que le Danemark regardât la cause des neutres comme la sienne, au point où en étaient venues les choses la cause des neutres avait malheureusement disparu dans une autre, celle de l'ambition de Napoléon. Embarras, souffrances et fidélité du Danemark. Le Danemark, composé d'îles, ayant une partie de sa fortune dans d'autres îles situées au delà de l'Océan, ne pouvait vivre que de la mer, et quoiqu'il s'agît de la mer dans la querelle soulevée, trouvait dur, pour l'avoir libre un jour, d'en être si complétement privé aujourd'hui. Mais la probité naturelle du gouvernement et du pays, le souvenir du désastre de Copenhague, la haine contre les Anglais, le courage du prince régnant, sa dureté même, tout concourait à faire du Danemark l'allié le plus fidèle de la France dans la grande affaire du blocus continental. Cependant, bien que l'esprit général fût dans ce sens, l'infidélité de quelques individus, la souffrance de quelques autres, entraînaient plus d'un manquement. Altona surtout, placé à quelques pas de Hambourg, servait encore aux communications avec l'Angleterre. Les négociants de Hambourg, devenus Français malgré eux, et comme tels soumis aux rigoureuses lois du blocus, exposés de plus à l'inflexible sévérité du maréchal Davout, craignant (ce qui arrivait quelquefois) qu'on ne vînt visiter leurs livres de commerce pour savoir s'ils entretenaient des relations avec l'Angleterre, n'avaient gardé à Hambourg que la résidence de leurs familles, et avaient à Altona leurs comptoirs, leurs livres, leurs registres de correspondance. Ils passaient la journée à Altona pour y vaquer à leurs affaires, et la soirée à Hambourg pour vivre dans leurs familles. Ils se servaient surtout de la poste d'Altona pour leur correspondance, n'osant se fier à celle de Hambourg, et quoique le roi de Danemark secondât franchement Napoléon, il n'avait pu admettre que la police française, avec ses ingénieuses persécutions, s'introduisît en Danemark. Le maréchal Davout réclamait, mais en vain. Le zèle du roi de Danemark ne pouvait égaler le sien, bien que par le caractère ce roi ne fût pas loin de ressembler à l'illustre maréchal. Au moyen des corsaires et de la contrebande, que secondait si bien la forme du pays, le Holstein s'était rempli de denrées coloniales, et Napoléon, agissant à son égard comme à l'égard de la Hollande, avait essayé de vider ce dépôt en accordant aux denrées coloniales deux mois pour entrer dans l'Empire au droit de 50 pour cent. La combinaison avait réussi, et avait produit sur ce point seulement 30 millions de perception. Le Holstein s'était vidé, et n'était plus un magasin de produits coloniaux anglais. La contrebande de ce côté était donc presque supprimée. Le Danemark nous avait fourni de plus trois mille marins excellents pour la flotte d'Anvers. On ne pouvait donc pas demander mieux à ce brave peuple pour la cause maritime, lorsqu'elle était d'ailleurs compliquée d'intérêts si étrangers par suite de la politique conquérante de Napoléon.
Liaison des affaires du Danemark avec celles de la Suède. Un motif, il faut le dire, contribuait à sa fidélité, c'était la crainte de la Suède, et sous ce rapport il trouvait le prix de sa conduite dans la fidélité de Napoléon envers lui. La Suède ayant perdu la Finlande par l'extravagance de son roi plus encore que par l'insuffisance de ses armes, avait la coupable pensée de s'en dédommager en prenant à plus faible qu'elle, c'est-à-dire en enlevant la Norvége au Danemark. Napoléon sur ce point s'était montré inflexible. Mais pour comprendre cette autre complication européenne, il faut connaître une nouvelle révolution qui s'était passée depuis quelques mois en Suède, le pays qui, après la France, était alors le plus fertile en révolutions.
Situation de la Suède depuis la révolution qui a expulsé Gustave IV du trône. On a vu précédemment comment le peuple suédois, fatigué des folies de Gustave IV qui lui avaient fait perdre la Finlande, s'était débarrassé par une révolution militaire de ce monarque insensé. C'était le troisième prince de ce temps atteint d'aliénation mentale. Chaque pays avait pourvu selon ses institutions à cette défaillance de l'autorité suprême. En Russie, on avait assassiné Paul Ier; en Angleterre, on avait respectueusement placé Georges III sous une tutelle de famille, par une simple délibération du Parlement; en Suède, un corps d'armée révolté avait ôté à Gustave IV son épée et son sceptre. Depuis lors, Gustave IV errait en maniaque à travers l'Europe, exposé à la pitié de toutes les nations, et obtenant du reste partout les égards dus au malheur, tandis que son oncle, le duc de Sudermanie, devenu roi sans l'avoir recherché, régnait à Stockholm aussi sagement que le permettaient les difficultés du temps. Sur sa demande, Napoléon avait accordé la paix à la Suède, à condition qu'elle se mettrait immédiatement en guerre avec l'Angleterre, qu'elle fermerait ses ports au commerce britannique, et qu'elle adopterait tous les règlements du blocus continental. Ainsi, pour avoir la paix avec la Russie et avec la France, la Suède avait été obligée d'abandonner la Finlande à la première, et de sacrifier son commerce à la seconde. À ce prix elle avait recouvré la Poméranie suédoise, à laquelle elle tenait par un vieux préjugé national qui lui faisait voir dans cette province son pied-à-terre sur le continent, comme si un nouveau Gustave-Adolphe ou un nouveau Charles XII avaient dû y descendre pour vaincre Wallenstein ou Pierre le Grand. À ce prix encore elle avait recouvré ses relations commerciales avec le continent; mais que servait de les recouvrer, si en acquérant la faculté d'introduire des marchandises de tout genre dans l'Europe continentale, elle perdait par la guerre avec l'Angleterre la faculté de les recevoir? À l'inconvénient d'être bloquée par terre, elle substituait celui d'être bloquée par mer. Le malade n'avait donc fait que se retourner sur son lit de douleur. Il est vrai qu'il avait changé de place, espèce de soulagement momentané qui trompe la souffrance et fait passer le temps à celui qui souffre.
Moyens par lesquels la Suède élude les conditions de la paix conclue avec la France. La Suède était sortie d'embarras comme en sortent les faibles, en trompant. Elle n'avait fait à l'Angleterre qu'une déclaration de guerre fictive; elle lui avait fermé ses ports, mais en lui laissant ouvert le principal d'entre eux, le mieux placé, celui de Gothenbourg. Ce port, situé dans le Cattégat, vis-à-vis des rivages de la Grande-Bretagne, à l'entrée d'un golfe profond, se présentait avec des commodités infinies pour l'étrange système de contrebande imaginé à cette époque. Établissement de contrebande anglaise créé à Gothenbourg, pour remplacer celui d'Héligoland. C'était dans ce golfe de Gothenbourg et dans les îles dont il est parsemé que la contrebande anglaise s'était retirée, depuis qu'elle avait quitté l'île d'Héligoland devant la menace d'une expédition préparée par le maréchal Davout. La flotte de guerre anglaise, sous l'amiral Saumarez, stationnait ou à l'île d'Anholt, ou dans les divers mouillages du golfe de Gothenbourg. À l'abri du pavillon britannique, des centaines de bâtiments de commerce versaient sans aucun déguisement sur la côte de Suède leurs marchandises de toute nature, sucres, cafés, cotons, produits de Birmingham et de Manchester. Ces marchandises, mises là en entrepôt, s'échangeaient successivement contre des produits du Nord, tels que bois, fers, chanvres, grains appartenant à la Russie, à la Suède, à la Prusse, à l'Allemagne, quelquefois aussi contre des soies brutes d'Italie, et ensuite étaient transportées dans toute la Baltique sous divers pavillons soi-disant neutres, et particulièrement sous le pavillon américain. De petites divisions anglaises, composées de frégates et de vaisseaux de 74, escortaient les bâtiments voués à ce commerce, les menaient à travers les Belts afin d'éviter le Sund, les garantissaient des corsaires français, danois, hollandais, et les convoyaient jusqu'aux approches de Stralsund, de Riga, de Revel, de Kronstadt. Un signal convenu, consistant dans une girouette placée sur le grand mât de ces bâtiments, les faisait reconnaître, comme un mot d'ordre dans une ville de guerre, et les distinguait de tous ceux qui auraient voulu se glisser au milieu des convois. Sous ce rapport, Napoléon avait raison de dire que les neutres, même ceux qui portaient légitimement le pavillon des États-Unis, étaient complices des Anglais. Mais le principal aboutissant de ce commerce sur le continent était le port de Stralsund, dans la Poméranie suédoise. Introduits dans ce port comme marchandises suédoises, les produits anglais avaient libre accès en Allemagne depuis la paix de la France avec la Suède. Un gros commissionnaire du pays avait expédié jusqu'à mille chariots de ces marchandises.
C'est ainsi que les Suédois éludaient les conditions de leur paix avec la France. Ils avaient poussé le soin pour ce trafic jusqu'à disposer autour de Gothenbourg un cordon de cavalerie, lequel, sous prétexte d'épidémie, empêchait qui que ce fût d'approcher, et de voir des milliers de ballots de contrebande étalés sous des tentes, ainsi qu'un grand nombre d'officiers anglais venant manger des vivres frais et se consoler à terre des ennuis de leurs longues croisières. Divers agents envoyés par le maréchal Davout ayant réussi à percer le cordon qui ne couvrait d'autre épidémie que celle de la contrebande, avaient entendu parler les langues russe et allemande, mais surtout la langue anglaise, dans ce vaste établissement improvisé par le génie du commerce interlope.
De tels faits cachés un moment ne pouvaient être longtemps ignorés de Napoléon. De plus, une complication récente était venue ajouter de nouvelles singularités à cette étrange situation. Difficultés de la succession à la couronne, ajoutées à toutes celles qui compliquent la situation de la Suède. Le duc de Sudermanie, oncle de Gustave IV, n'avait point d'enfants. Le plus simple eût été d'adopter pour héritier le fils du roi détrôné. Mais les gens de cour composant le parti du prince déchu, quelques-uns de leurs chefs surtout, avaient eu l'art de se rendre odieux à la Suède. Parmi les principaux on comptait le comte de Fersen, nom qui avait déjà figuré dans notre révolution, la comtesse de Piper, la reine enfin, épouse du roi régnant, et affichant des passions peu conformes à sa nouvelle situation. Il n'était aucune méchante pensée, aucun sinistre projet, qu'on ne fût disposé à imputer à ce parti, et, vu la haine qu'il inspirait, il était devenu impossible de rétablir l'hérédité dans la famille des Vasa, en prenant pour roi futur le fils du roi détrôné, enfant fort innocent des folies de son père. Dans cet embarras, le nouveau roi Charles XIII avait adopté un prince danois, duc d'Augustenbourg, et beau-frère du roi de Danemark. La couronne de Danemark était elle-même menacée de déshérence, car le roi de Danemark n'avait point de descendant direct. Beaucoup de gens sensés en Suède, voyant à Stockholm et à Copenhague deux trônes destinés à être bientôt vacants, voyant la déchéance progressive de leur patrie, menacée sur terre par la Russie, sur mer par l'Angleterre, pensaient que pour la relever il fallait revenir à la fameuse réunion des trois royaumes scandinaves, qui avait pu laisser de pénibles souvenirs dans le passé, mais qui dans l'avenir pouvait seule assurer l'indépendance et la grandeur de ces royaumes. Ils pensaient en outre que cette réunion des trois couronnes et l'alliance de la France, trop éloignée pour avoir aucun mauvais projet contre la Suède, et fortement intéressée à son indépendance continentale et maritime, constituaient la véritable politique suédoise. Cette politique était la vraie, c'était celle que les Suédois devaient désirer, et celle aussi que l'Europe devait souhaiter aux Suédois. Le duc de Sudermanie, devenu roi, et se trouvant sans enfant, adopte le duc d'Augustenbourg. Malheureusement, bien qu'un certain instinct national secondât les gens éclairés qui l'avaient embrassée, chez les paysans, qui formaient l'ordre libéral, l'union de Calmar rappelait de fâcheux souvenirs, et l'idée qu'on se faisait du roi régnant de Danemark, prince sévère et dur, tout occupé de détails militaires, n'était pas de nature à les ramener. Le duc de Sudermanie devenu roi de Suède, penchant tout à fait pour cette politique aussi sage que profonde, s'en était approché en louvoyant, pour ainsi dire. N'osant pas en effet adopter pour héritier le roi de Danemark lui-même, il avait adopté le beau-frère de ce roi, appelé à monter plus tard sur le trône de Danemark.
Le duc d'Augustenbourg, destiné ainsi à porter un jour les trois couronnes du Nord, n'avait rien pour séduire, mais tout pour se faire estimer. Il était froid, appliqué aux affaires, et fort occupé de ce qui concernait l'armée. N'ayant pas eu encore assez de temps pour conquérir les penchants du peuple suédois resté indécis à son égard, il fut subitement emporté par un accident imprévu et extraordinaire. Il était à cheval occupé à passer une revue, lorsque tout à coup on le vit tomber et demeurer sans mouvement. On accourut, il était mort. Mort subite du duc d'Augustenbourg. Rien n'annonçait un attentat, et il fut bien prouvé qu'une cause naturelle avait seule amené ce malheur. Mais le peuple suédois, se prenant tout à coup d'une vive sympathie pour ce prince sitôt frappé, se persuada qu'un crime intéressé l'avait enlevé à son amour naissant. Avec la violence ordinaire aux passions populaires, on chercha et on désigna les coupables, bien innocents du reste de ce crime: c'étaient, disait-on, le comte de Fersen, la comtesse de Piper, la reine, et tout le parti de l'ancienne cour. On proféra contre eux d'atroces menaces, qui ne furent malheureusement pas des menaces sans effet. Quelques jours après, le comte de Fersen, conduisant en vertu de la charge qu'il occupait à la cour le deuil du prince défunt, souleva par sa présence une affreuse tempête. Assailli, enveloppé par la populace, il fut traîné dans les rues et égorgé.
Opinions diverses relativement à la désignation d'un successeur à la couronne. Toute la Suède frémit de ce forfait populaire, et sentit davantage le danger de sa situation. Les hommes éclairés, le roi Charles XIII en tête, à mesure que les événements s'aggravaient, inclinaient davantage vers l'union des trois royaumes, et ils étaient tentés de faire un pas de plus dans le sens de cette politique, soit en adoptant le cousin du roi de Danemark, le prince Christian, destiné à lui succéder, soit en allant droit au but, et en adoptant le roi de Danemark lui-même. Il est certain qu'à changer de dynastie, le mieux eût été de le faire pour rétablir la grandeur et l'indépendance des trois couronnes de Suède, de Norvége et de Danemark. Aller jusqu'au roi de Danemark était bien hardi, à cause de sa réputation de dureté d'abord, à cause de l'orgueil suédois ensuite, car la Suède aurait bien voulu imposer son roi au Danemark ou à la Norvége, et se les adjoindre pour ainsi dire, mais elle n'eût pas voulu se donner au Danemark en se donnant à son roi, vieille et éternelle difficulté de cette union, chacun des trois États consentant bien à absorber les deux autres, mais non point à s'unir fraternellement à eux! Choisir le prince Christian, appelé plus tard à succéder au trône de Danemark, semblait une politique plus prudente, et tout aussi bien dirigée vers le but désiré. On pouvait se tenir encore un peu plus loin du but en adoptant le duc d'Augustenbourg, frère du prince mort, et moins rapproché du trône que le prince Christian. Au milieu du conflit d'idées soulevé par la difficulté de choisir un successeur à la couronne, quelques esprits tournent les yeux vers la France. de sentiments, quelques esprits, dont le nombre s'accroissait tous les jours, avaient tourné leurs vues d'un autre côté. Beaucoup de Suédois, inclinant vers la France par penchant pour les idées de la révolution française, par enthousiasme militaire, et aussi par ce vieil instinct qui porta toujours la France et la Suède l'une vers l'autre, avaient pensé qu'on ferait bien de s'adresser à celui qui en Europe élevait ou renversait les trônes, à Napoléon. On éprouvait pour lui en Suède quelque chose de ce qu'on avait éprouvé en Espagne avant la révolution de Bayonne, c'est-à-dire un mélange inouï d'admiration, d'entraînement, de confiance pour son génie militaire et civilisateur. Excepté son blocus continental, tout plaisait en lui, et cet importun blocus lui-même, on se flattait de l'éluder ou d'en être dispensé. S'adresser à l'empereur des Français pour en obtenir ou l'un de ses parents, ou l'un de ses capitaines, était une pensée plus populaire encore que celle de réunir en un seul les trois royaumes scandinaves, et qui allait surtout au génie belliqueux des Suédois.
Message secret du roi régnant à Napoléon pour le consulter sur le choix d'un successeur. Le roi régnant, porté vers le système de l'union des trois couronnes, mais sentant aussi profondément le besoin de s'appuyer sur la France, avait dépêché un homme de confiance auprès de Napoléon, avec une lettre dans laquelle il lui disait que sa tendance était de travailler à l'union des trois couronnes, que c'était à ses yeux la meilleure des politiques, que toutefois il ne voulait rien faire sans consulter l'arbitre de l'Europe, le puissant empereur des Français; que si cet arbitre approuvait une telle manière de voir, il prendrait son successeur dans la famille des princes de Danemark, en s'approchant plus ou moins du but auquel on tendait suivant les circonstances, mais que si au contraire Napoléon voulait étendre sa main tutélaire sur la Suède, lui accorder ou un prince de sa famille, ou l'un des guerriers illustrés sous ses ordres, la Suède l'adopterait avec transport. L'envoyé secret du roi était chargé d'insister pour que Napoléon donnât lui-même un roi aux Suédois.
Napoléon avait été plus embarrassé que flatté de ce message. Il n'était pas assez satisfait de ce système rénovateur des couronnes, consistant à mettre sur les trônes qui vaquaient ou qu'il faisait vaquer, tantôt des frères, tantôt des beaux-frères, et après les frères et beaux-frères des maréchaux, pour y persister surtout à cette distance. Il venait d'éprouver qu'il fallait soutenir à grands frais ces rois de création récente, qui malgré ce qu'ils coûtaient résistaient autant au moins que les anciens rois, parce qu'ils étaient obligés de se faire les instruments des résistances de leurs peuples, accrues encore par la présence de royautés étrangères. Il ne tenait donc pas à se mettre sur les bras de nouvelles difficultés de ce genre. De plus, il avait donné assez d'ombrages à l'Europe par la création de départements français à Hambourg et à Lubeck, sans y ajouter par l'élévation au trône de Suède d'un prince français, qui peut-être serait bientôt un ennemi. Recouvrant toute la justesse et la profondeur de son esprit dès que ses passions ne l'égaraient plus, il aimait mieux voir les trois couronnes du Nord se renforcer contre la Russie et contre l'Angleterre par leur union, que se procurer à lui-même le vain plaisir d'amour-propre d'élever en Europe une nouvelle royauté française. Du reste, on avait si peu indiqué jusqu'alors le prince français qui pourrait être appelé au trône de Suède, que le choix possible n'avait exercé aucune influence sur cette excellente disposition.
Sage réponse de Napoléon indiquant une préférence pour l'élection d'un prince danois, et pour l'union des trois royaumes scandinaves. Napoléon avait donc répondu sur-le-champ qu'il n'avait ni prince ni général à offrir aux Suédois, qu'il n'ambitionnait rien en ce moment ni pour sa famille ni pour ses lieutenants; que l'Europe d'ailleurs en pourrait être offusquée, et que la politique qui, plus tôt ou plus tard, avait en vue la réunion des trois couronnes du Nord, était à ses yeux la meilleure, et la plus digne du prince habile qui régnait à Stockholm; qu'il ne demandait au surplus à la Suède que d'être une fidèle alliée de la France, et de l'aider contre l'Angleterre en exécutant ponctuellement les lois du blocus continental.
Sur la réponse de Napoléon, le roi de Suède se décide à adopter le duc d'Augustenbourg, frère du prince défunt. Cette réponse arrivée, le roi Charles XIII n'avait plus hésité à suivre son penchant. N'osant pas toutefois s'y livrer entièrement, il avait résolu d'adopter le frère du prince mort, le duc d'Augustenbourg. Le parti révolutionnaire et militaire qui avait renversé les Vasa, ne voulant ni d'un Vasa ni du roi de Danemark réputé dur et absolu, avait poussé Charles XIII à ce choix, qui n'était après tout que la répétition de sa première adoption. Mais un nouvel incident avait compliqué encore une fois cette élection déjà si traversée. Opposition du roi de Danemark, sollicitant l'adoption pour lui-même. des trois couronnes, aspirant surtout à la voir s'accomplir immédiatement sur sa tête, avait défendu au duc d'Augustenbourg d'accepter l'adoption dont il venait d'être honoré, et, par une démarche publique, faite en termes nobles et pleins de franchise, avait, dans l'intérêt, disait-il, des trois peuples, sollicité l'adoption de Charles XIII.
La réunion si hardiment présentée, et particulièrement sous les traits d'un roi de Danemark, qui non-seulement offensait l'orgueil suédois, mais par son caractère vrai ou supposé effrayait les nombreux partisans des idées nouvelles, avait causé une sorte de soulèvement général, et la confusion des esprits était devenue plus grande que jamais. Dans cette étrange situation, qui s'était prolongée pendant toute l'année 1810, l'opinion, toujours plus flottante et plus perplexe, s'était de nouveau tournée vers Napoléon, sans parvenir à pénétrer ses desseins. Ces nouvelles difficultés ramènent les Suédois vers l'idée d'adopter un prince français. principalement parmi les militaires, pourquoi Napoléon ne veut-il pas étendre vers nous sa main puissante? Pourquoi ne nous donne-t-il pas un prince ou un général à lui? Le brave peuple suédois ne lui semblerait-il pas digne d'un tel sort?...—Ils parlaient même avec une certaine amertume des gens de commerce, qui, tous asservis à leurs intérêts, craignaient pour les tristes raisons tirées du blocus continental de rendre plus complète l'intimité avec la France. Cette disposition, chaque jour accrue par l'embarras qu'on éprouvait, était bientôt devenue générale.
Quelques Suédois ayant eu des relations avec le prince de Ponte-Corvo, ancien général Bernadotte, pensent à lui. En pensant et parlant ainsi, on cherchait le prince ou le général que Napoléon pourrait désigner au choix des Suédois. Il y en avait un, le maréchal Bernadotte, homme de guerre et prince, allié à la famille impériale par sa femme, sœur de la reine d'Espagne, qui avait séjourné quelque temps sur les frontières de Suède, et contracté des relations avec plusieurs Suédois. À l'époque où il se trouvait dans ces parages, il était chargé de menacer la Suède d'une expédition qui devait partir du Jutland et seconder les Russes en Finlande; mais il avait reçu sous main l'ordre de ne point agir. Se targuant volontiers des mérites qui n'étaient pas les siens, il s'était fait valoir auprès des Suédois de son inaction, comme si elle avait été volontaire, tandis qu'elle était commandée. Caressant en tous lieux tout le monde, par un vague instinct d'ambition qu'éveillaient tous les trônes vacants ou pouvant vaquer, il s'était fait des amis dans la noblesse suédoise, dont les goûts étaient militaires. Sachant tour à tour flatter les autres et se vanter lui-même, il avait conquis quelques enthousiastes qui voyaient en lui un prince accompli. C'était donc l'ancien général Bernadotte dont quelques meneurs prononçaient le nom, comme d'un parent cher à Napoléon, comme d'un militaire qui lui avait rendu d'immenses services, et qui vaudrait à la Suède, outre un grand éclat, toute la faveur de la France.
Silence obstiné de Napoléon. Cette idée s'était rapidement propagée, et on avait fait de nouveaux efforts pour arracher à l'oracle qui se taisait une réponse qu'il ne voulait pas donner. Un dernier incident, singulier comme tous ceux qui devaient signaler cette révolution dynastique, était survenu récemment, et n'était pas de nature à éclaircir les doutes des Suédois. Notre chargé d'affaires, M. Désaugiers, venait d'être destitué pour s'être prêté avec un personnage suédois à une conversation de laquelle on aurait pu conclure que la France penchait pour l'union des trois couronnes. Ce soin à désavouer une pensée qui pourtant était la sienne, prouvait à quel point la France tenait à ne pas manifester son opinion. Que désirait-elle donc?
Le roi de Suède, n'osant se prononcer, présente aux États trois candidats, le duc d'Augustenbourg, le roi de Danemark, le prince de Ponte-Corvo. Dans ce cruel embarras, le roi ayant à faire enfin une proposition au comité des États assemblés, avait présenté trois candidats: le duc d'Augustenbourg, le roi de Danemark et le prince de Ponte-Corvo (Bernadotte). Le comité des États, sous l'influence de M. d'Adlersparre, chef du parti révolutionnaire et militaire qui avait détrôné Gustave IV, avait adopté comme la résolution la plus sage, la moins hasardeuse, bien que dirigée clairement dans le sens de la bonne politique, l'adoption du duc d'Augustenbourg, frère du prince défunt. Les États choisissent à la presque unanimité le duc d'Augustenbourg. espérait bien vaincre ainsi l'opposition que le roi de Danemark avait mise à l'acceptation du duc d'Augustenbourg.
Un envoyé secret du prince de Ponte-Corvo survient, et en expliquant le silence de la France au profit de ce prince, amène une révolution dans l'élection. Les choses en étaient là, lorsqu'il était arrivé tout à coup un ancien négociant français, établi longtemps à Gothenbourg où il n'avait pas été heureux dans son commerce, et qui était dans un moment pareil un excellent agent d'élections à employer. Envoyé par le prince de Ponte-Corvo avec des lettres, avec des fonds, il avait mission de tout mettre en œuvre pour soutenir le candidat français. En quelques instants les bruits les plus étranges avaient circulé. Sans montrer ni des ordres ni des instructions du cabinet français qu'on n'avait point, on s'était mis à dire partout qu'il fallait avoir l'esprit bien peu pénétrant pour ne pas découvrir la véritable pensée de la France, pensée qu'elle était obligée de taire par des ménagements politiques faciles à deviner, mais pensée évidente, certaine, dont on était sûr, et qui n'était autre que l'élévation au trône de Suède du prince de Ponte-Corvo, cet illustre général, ce sage conseiller, l'inspirateur de Napoléon dans ses plus belles campagnes et ses plus grands actes politiques. On demandait de tous côtés comment on avait l'intelligence assez paresseuse pour ne pas comprendre cette pensée, et ne pas voir le motif du silence apparent, affecté même, auquel la France était condamnée? Cette comédie, jouée avec beaucoup d'art, avait parfaitement réussi. Le prince de Ponte-Corvo élu à l'improviste. obtus, incapable de pénétrer la pensée profonde de Napoléon; tout le monde y avait cru, à tel point qu'en quelques heures la nouvelle opinion envahissant le gouvernement et les États, le roi avait été obligé de revenir sur la présentation qu'il avait faite, le comité électoral sur le vote qu'il avait émis, et qu'en une nuit le prince de Ponte-Corvo avait été présenté, et élu à la presque unanimité, prince royal, héritier de la couronne de Suède. Cet étrange phénomène, qui devait élever au trône la seule des royautés napoléoniennes qui se soit soutenue en Europe, prouvait deux choses, à quel point l'opinion en Suède était puissante en faveur d'une royauté d'origine française, et combien il faut peu de temps pour faire éclater une opinion, quand elle est générale quoique comprimée, et momentanément dissimulée!
Mais tout devait être bizarre dans cette révolution. Tandis que l'agent secret, auteur de ce brusque revirement électoral, était parti de Paris, Napoléon, averti de son départ, et se doutant qu'il abuserait du nom de la France, avait chargé le ministre des affaires étrangères de le désavouer[6], désaveu qui était arrivé trop tard à Stockholm. Le prince choisi pour être allié de la France (on verra bientôt comment il le fut) était élu. Accueil digne et réservé de Napoléon au prince de Ponte-Corvo, successeur désigné au trône de Suède. élection, sourit avec une sorte d'amertume, comme s'il avait pénétré dans les profondeurs de l'avenir. Il n'en parla du reste qu'avec indifférence, ayant en sa force une foi absolue, et regardant l'ingratitude qu'il prévoyait comme l'un des ornements de la carrière d'un grand homme. Napoléon approuve le choix des Suédois, et donne au nouvel élu les moyens de se présenter convenablement en Suède. Bernadotte, qui venait solliciter une approbation indispensable en Suède; il lui dit qu'il était étranger à son élévation, car sa politique ne lui permettait pas de s'en mêler, mais qu'il y voyait avec plaisir un hommage rendu à la gloire des armées françaises, qu'il était au surplus bien assuré que le maréchal Bernadotte, officier de ces armées, n'oublierait jamais ce qu'il devait à sa patrie; que dans cette confiance il agréait l'élection faite par les Suédois, et que ne voulant pas qu'un Français fît à l'étranger une figure qui ne serait pas digne de la France, il avait ordonné à M. Mollien de lui compter tous les fonds dont il aurait besoin[7]. Après ce discours, Napoléon avait reconduit le nouvel élu avec une dignité gracieuse mais froide jusqu'à la porte de son cabinet.
Le prince de Ponte-Corvo, qui ne songeait alors à se présenter en Suède qu'entouré de la faveur de Napoléon, avait reçu de M. Mollien un million, et était parti sans délai pour Stockholm, où il avait été accueilli avec transport. Attitude du nouvel élu envers les partis qui divisent la Suède. tous les partis, prenant avec chacun un visage différent, avec l'ancienne cour affichant la manière d'être du vieil aristocrate de l'armée du Rhin qui se faisait appeler Monsieur quand ailleurs on s'appelait citoyen; avec le parti libéral celle d'un ancien général fidèle à la République qu'il avait servie; enfin avec les secrets partisans de l'Angleterre, dont la classe commerçante était remplie, laissant percer toute la haine qu'il nourrissait au fond du cœur contre Napoléon, l'auteur de sa fortune.
Pour quelque temps ces rôles si contradictoires étaient possibles, et devaient réussir jusqu'au moment où ils feraient place à un seul, celui d'un ennemi irréconciliable de la France, dernier rôle qu'un déplorable à-propos devait faire réussir à son tour, lorsque éclaterait contre nous l'orage de la haine universelle. Allant au plus pressé, cherchant quelque chose à donner tout de suite à l'orgueil suédois, le prince royal de Suède, avec une précipitation de nouveau venu, avait imaginé de faire au ministre de France une ouverture étrange, et qui prouvait quelle idée il se formait de la fidélité politique.
Pour se populariser en Suède, le nouveau prince royal propose à Napoléon de lui céder la Norvége. C'était l'époque où, comme nous venons de le dire, Napoléon préparait, mais sans se presser, la campagne de Russie. On parlait de toutes parts d'une grande guerre au Nord. Ces bruits devaient bientôt se calmer un peu par la remise des hostilités à l'année suivante; mais ils avaient en cet instant toute leur intensité première. Le prince royal de Suède, montrant en cette occasion un dévouement affecté pour la France, dit à notre ministre qu'il voyait bien ce qui se préparait, qu'il y aurait bientôt une grande guerre, qu'il se rappelait celle de 1807, qu'il y avait rendu d'importants services (ce qui n'était rien moins que véritable, comme on doit s'en souvenir), qu'elle serait chanceuse et difficile, qu'il faudrait à Napoléon de puissantes alliances, qu'une armée suédoise jetée en Finlande, presque aux portes de Saint-Pétersbourg, pourrait être d'un immense secours, mais qu'il était peu probable cependant qu'on parvînt à recouvrer cette province; qu'en Suède on ne s'en flattait guère, qu'au contraire tout le monde regardait la Norvége comme le dédommagement naturel, nécessaire, et le seul possible, de la perte de la Finlande, et, par exemple, que si Napoléon voulait assurer tout de suite la Norvége à la Suède, il mettrait tous les Suédois à ses pieds, et disposerait d'eux à son gré. Le nouveau prince royal eut la hardiesse assez peu séante, après avoir offert son concours, de menacer de son hostilité immédiate, si sa proposition n'était pas accueillie, et de s'attacher à montrer à quel point il pourrait nuire, après avoir montré à quel point il était capable de servir. Il le fit même avec un défaut de pudeur qui avait quelque chose de révoltant, l'habit de général français étant celui qu'il portait quelques jours auparavant, et celui qui lui avait ouvert l'accès au trône.
Le ministre de France surpris, ému de ce spectacle odieux, se hâta pourtant, vu la gravité de la proposition, d'en écrire à Paris, afin que Napoléon lui dictât la réponse à faire à une pareille ouverture. Indignation de Napoléon en recevant la proposition de trahir le Danemark. Napoléon, nous le disons à sa louange, éprouva un mouvement d'indignation qui eut de grandes conséquences, qui aurait dû lui mériter un autre sort, et qui le lui aurait certainement mérité, si sa prudence en toutes choses avait égalé sa loyauté en celle-ci. Pour donner la Norvége à la Suède, il fallait dépouiller effrontément son plus fidèle allié, le Danemark, qui, torturé par les lois du blocus continental, les supportait cependant avec une patience admirable, et fournissait même d'excellents matelots à nos flottes. Il rougit d'indignation et de mépris à une telle proposition, et adressa à son ministre des affaires étrangères l'une des plus belles lettres et des plus honorables qu'il ait écrites de sa vie.—La tête du nouveau prince royal, il le voyait bien, et il ne s'en étonnait pas, était, disait-il, une tête mal réglée, agitée, effervescente. Réponse loyale et haute au prince de Suède. d'étudier le pays où il arrivait, de s'y faire estimer par une attitude calme, digne, sérieusement occupée, le prince ne cherchait qu'à flatter celui-ci, à caresser celui-là, et allait imprudemment soulever des questions d'où pouvait jaillir un incendie. C'était une conduite regrettable, et à laquelle il ne fallait pas prêter la main. Trahir le Danemark était pour la France un crime impossible, et qu'il était aussi peu sage que peu séant de lui proposer. Tout cet étalage de services à rendre à la France, ou de mal à lui causer, ne pouvait point la toucher, car elle ne dépendait d'aucun ennemi au monde, encore moins d'aucun allié. Le prince s'oubliait donc en se permettant un tel langage; heureusement ce n'était que le prince royal, et point le roi ni le gouvernement qui s'exprimaient de la sorte. Premiers germes de la brouille qui éclate plus tard entre la Suède et la France. bien par conséquent n'en pas tenir compte.—Après ces réflexions, Napoléon recommandait à M. Alquier, notre ministre, de ne point blesser le prince, mais de lui faire entendre qu'il s'égarait en agissant et en parlant si vite, surtout en parlant de ce ton; de ne point lui répondre sur les sujets qu'il avait abordés si légèrement, de l'entretenir peu d'affaires, puisque après tout il n'était qu'héritier désigné; de n'avoir de relations qu'avec le roi et les ministres, et de dire à chacun d'eux, tout haut ou tout bas, que ce que la France attendait de la Suède c'était la fidélité aux traités, particulièrement au dernier traité de paix scandaleusement violé en ce moment, qu'elle en attendait par-dessus tout la suppression de l'entrepôt de Gothenbourg, sans quoi la guerre recommencerait, et la Poméranie suédoise, restituée tout récemment, deviendrait encore une fois le gage dont on se saisirait pour forcer la Suède à rentrer dans le devoir. Par le même courrier, Napoléon fit recommander au Danemark, sans lui dire pourquoi, d'entretenir toujours beaucoup de troupes en Norvége.
Dispositions des petites cours allemandes, alliées de la France, à la veille d'une nouvelle guerre avec la Russie. Telle est la manière dont se dessinaient les dispositions de l'Europe à la veille de la grande et dernière lutte que Napoléon allait lui livrer. C'était extérieurement la soumission la plus complète avec une haine implacable au fond, et au moins de l'embarras là où il n'existait pas de haine. Ainsi nos alliés allemands, la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, Baden, faisaient tout ce que nous voulions, et préparaient leurs contingents, mais tremblaient secrètement en voyant les haines qui couvaient dans le cœur de leurs sujets, et l'animadversion inspirée par la conscription. Attachés à la cause de Napoléon par peur et par intérêt, souvent blessés par ses exigences et par son langage, mais craignant de perdre les agrandissements qu'ils avaient reçus de lui, ils souhaitaient qu'il ne s'exposât point à de nouveaux hasards, et par ce motif redoutaient singulièrement la prochaine guerre. Sages objections du roi de Wurtemberg contre la guerre de Russie. scrupules en fait d'alliances, ne tenant pour bonne que celle qui augmentait ses revenus et son territoire, n'éprouvant par conséquent aucun remords de s'être donné à Napoléon, et joignant à beaucoup d'esprit une rare énergie de caractère, au point de dire toujours ce qu'il pensait au tout-puissant protecteur de la Confédération du Rhin, lui avait adressé quelques objections relativement aux préparatifs de la nouvelle guerre et à l'envoi d'un détachement wurtembergeois demandé pour Dantzig. Réponse de Napoléon à ces objections. lui avait répondu une lettre longue et curieuse, qui révélait tout entière l'étrange fatalité sous l'empire de laquelle il courait à de nouvelles aventures. Dans cette lettre il lui disait que ce n'était pas à un régiment de plus ou de moins qu'il tenait, mais à l'avantage d'avoir à Dantzig des Allemands plutôt que des Français, parce qu'ils y excitaient moins d'ombrages; que voulant avoir des Allemands, il en désirait de tous les États de la Confédération; qu'il lui était impossible de ne pas prendre position à Dantzig, car c'était la vraie base d'opérations pour une campagne dans le Nord; que cette campagne ce n'était pas par goût, par fantaisie de jeune prince belliqueux cherchant un début brillant dans le monde, qu'il s'apprêtait à la faire, que loin de lui plaire elle lui déplaisait (ce qui était vrai, et rendait plus frappante la folie de son ambition), mais qu'il la regardait comme inévitable; que si elle n'éclatait pas en 1811, ce serait en 1812; qu'on pourrait tout au plus la retarder d'une année, et qu'il aurait bien mal géré ses affaires et celles de la Confédération s'il se laissait surprendre par un ennemi auquel il aurait permis impunément de se préparer; qu'il obéissait donc à la nécessité, non à son penchant, et insistait pour avoir les deux bataillons wurtembergeois destinés à compléter la garnison de Dantzig!—Nécessité! telle était, avons-nous dit, la pensée de Napoléon, nécessité réelle, assurément, étant admis comme une nécessité pour lui de se faire obéir sans délai, sans limite, sans une seule restriction, par toutes les puissances de l'Europe, celles qui étaient près et celles qui étaient loin, celles dont le concours importait à ses desseins, et celles dont le concours, bien que précieux, n'était pas indispensable, était même obtenu dans une suffisante mesure, et, dans cette mesure, ne laissait quelque chose à désirer qu'à son orgueil! Telle était la nécessité qu'on pouvait invoquer pour cette guerre! Le roi de Wurtemberg, qui avait pour Napoléon un penchant véritable, en recevant sa dernière lettre, et en reconnaissant l'inutilité des remontrances, avait cessé de résister. L'esprit rempli des plus sinistres pressentiments, il avait envoyé ses deux bataillons.
Négociations à Constantinople pour nouer une alliance avec les Turcs. On venait de recevoir quelques nouvelles d'Orient, et d'apprendre comment avaient été accueillies les premières ouvertures faites à Constantinople. On avait sauvé la Moldavie et la Valachie, mais on n'avait pu sitôt convertir les Turcs en alliés. Les Turcs, rassurés par la guerre qu'ils prévoient entre la Russie et la France, se décident à ne point concéder la Moldavie et la Valachie à la Russie, mais se montrent tout aussi décidés à refuser leur alliance à la France. voyant la Russie obligée de rappeler une partie de ses forces, s'étaient promis de ne rien céder pour avoir la paix avec elle, mais, se défiant de nous autant que l'avait dit M. de Metternich, s'étaient bien gardés d'écouter de notre part aucune proposition d'alliance. Loin d'être disposés à se battre à nos côtés, ils étaient résolus à ne se battre contre personne ni pour personne, convaincus qu'on voulait se servir d'eux un moment pour les abandonner ensuite. Aussi attendaient-ils avec impatience le jour où la Russie, serrée de près par Napoléon, serait contrainte de traiter, pour conclure avec elle une paix avantageuse, et ne considéraient comme avantageuse que celle qui ne leur coûterait aucune partie de leur territoire. La Russie, regardant cet avenir comme très-prochain, leur avait adressé une proposition moyenne, celle de garder pour elle-même la Bessarabie et la Moldavie en leur restituant la Valachie. Elle avait demandé en outre l'indépendance de la Servie. Les Turcs, voyant venir l'heure où la Russie ne pourrait plus laisser ses troupes sur le Danube, repoussaient toutes ses offres, et réclamaient purement et simplement le status ante bellum. Mais, aussi astucieux qu'ils accusaient leurs ennemis de l'être, ils dissimulaient à la France leur ressentiment secret, affectaient d'avoir tout oublié, d'être même prêts à s'allier à elle, à condition qu'en preuve d'un sincère retour d'amitié les armées françaises passeraient tout de suite la Vistule. Jusque-là ils affectaient de douter d'un aussi grand revirement politique que celui dont on leur parlait, bien qu'ils n'en doutassent nullement. Leur soin à ne pas s'engager était tel, qu'ils éludaient même les ouvertures de l'Autriche, ne se montraient pas moins évasifs avec elle qu'avec nous, et n'hésitaient pas à lui dire qu'elle aussi les avait abandonnés lorsqu'il lui avait convenu de le faire, qu'ils ne se regardaient donc comme obligés envers personne, et que si elle redevenait leur alliée, ce serait par obéissance pour Napoléon et non par amitié pour eux. Il y avait en ce moment dans leur langage une sorte de persiflage qui prouvait, avec tout le reste de leur conduite, que s'ils perdaient sous le rapport de cette énergie sauvage à laquelle ils avaient dû jadis leur grandeur, ils gagnaient chaque jour sous le rapport de la finesse politique. Triste progrès pour eux que de devenir des Grecs, des Grecs tels que ceux auxquels ils avaient enlevé Constantinople en 1453!
M. de Metternich n'avait donc pas auprès d'eux plus de crédit que la diplomatie française. Les empêcher de livrer la Moldavie et la Valachie aux Russes était un résultat acquis; mais les faire battre contre les Russes pour les Français et les Autrichiens était un résultat plus qu'improbable.
Juin 1811. Affaires intérieures. Tandis qu'il préparait ses alliances comme ses armées pour la grande guerre du Nord, différée mais malheureusement inévitable, Napoléon, avec son ordinaire activité d'esprit, tâchait d'expédier ses affaires intérieures, afin de ne laisser aucun embarras derrière lui lorsqu'il serait obligé de s'absenter pour un temps dont on ne pouvait prévoir la durée. Il avait voulu, ainsi que nous l'avons dit, réunir le concile duquel il attendait la fin des querelles religieuses, le jour même du baptême du Roi de Rome. Il lui semblait convenable de joindre à tous les corps de l'État, convoqués autour du berceau de son fils, l'Église catholique elle-même, et de faire consacrer par celle-ci le titre de Roi de Rome donné à l'héritier du nouvel empire. Soit que cette espèce d'engagement répugnât aux évêques, déjà rendus à Paris pour la plupart, soit que la raison alléguée fût sincère, ils prétendirent que le plus grand nombre d'entre eux étaient trop âgés pour suffire à la fatigue d'une double cérémonie dans le même jour, et la réunion du concile fut remise au dimanche qui devait suivre le baptême. Les évêques ne purent donc assister au baptême qu'individuellement, et non point en un corps représentant l'Église.
Baptême du Roi de Rome. Le 9 juin fut choisi pour la cérémonie solennelle du baptême du Roi de Rome. Tout avait été mis en œuvre pour que cette cérémonie fût digne de la grandeur de l'Empire et des vastes destinées promises au jeune roi. Le 8 juin au soir Napoléon se transporta de Saint-Cloud à Paris, entouré d'un cortége magnifique, à peu près comme celui dont il avait donné le spectacle aux Parisiens en venant célébrer son mariage au Louvre. Un an s'était à peine écoulé, et déjà il avait un héritier, et il pouvait dire avec orgueil que la Providence lui accordait tout ce qu'il désirait avec la ponctualité d'une puissance soumise. Elle ne l'était pas, hélas, et devait le lui prouver bientôt! Mais il semblait qu'elle lui prodiguât tous les bonheurs, comme pour rendre plus grande la faute d'en abuser, et plus terrible le châtiment que cette faute entraînerait. Le 8 juin au soir, il vint à Paris, suivi des rois de sa famille, de Joseph, qui avait pris ce prétexte pour se soustraire aux horreurs de la guerre d'Espagne, de Jérôme, qui avait quitté son royaume pour assister à cette solennité, du duc de Wurzbourg, envoyé par l'empereur d'Autriche pour le représenter au baptême de son petit-fils. Napoléon avait eu en effet l'attention délicate de prier son beau-père d'être parrain de l'auguste enfant, et l'empereur François, pressé de complaire à son redoutable gendre, avait accepté la qualité de parrain, et chargé le duc de Wurzbourg d'en remplir pour lui les fonctions. Toute la population de Paris était accourue au-devant du superbe cortége, déjà consolée en partie des souffrances commerciales de cette année par un retour marqué d'activité industrielle, et par les immenses commandes de la liste civile et de l'administration de la guerre. Elle aimait d'ailleurs ce gage nouveau de durée accordé par le ciel à une grandeur inouïe, qui était non-seulement celle d'un homme, mais celle de la France, et si elle avait des jours de vif mécontentement contre Napoléon, c'était justement lorsqu'il semblait mettre cette grandeur en péril. Elle l'applaudit encore, quoique l'enthousiasme ne fût plus celui des premiers temps, elle l'applaudit, toujours saisie et séduite quand elle le voyait, toujours émerveillée de sa fortune et de sa gloire, toujours entraînée aussi comme toute population par le mouvement des grandes fêtes. Paris rayonnait de mille feux; tous les théâtres étaient ouverts gratis à la foule empressée; les places publiques étaient couvertes des dons offerts au peuple de Paris par l'heureux père du Roi de Rome, et ce qui ne contribuait pas peu à la satisfaction générale, c'est que le renvoi de la guerre à une année faisait espérer qu'elle pourrait être évitée. Des bruits de paix complétaient la joie de ces belles fêtes.
Magnifique cérémonie. Le lendemain 9, jour de dimanche, Napoléon, accompagné de sa femme et de sa famille, conduisit son fils à Notre-Dame, l'église du sacre, et le présenta aux ministres de la religion. Cent évêques et vingt cardinaux, le Sénat, le Corps législatif, les maires des bonnes villes, les représentants de l'Europe, remplissaient l'enceinte sacrée où l'enfant impérial devait recevoir les eaux du baptême. Quand le pontife eut achevé la cérémonie et rendu le Roi de Rome à la gouvernante des enfants de France, madame de Montesquiou, celle-ci le remit à Napoléon, qui, le prenant dans ses bras et l'élevant au-dessus de sa tête, le présenta ainsi à la magnifique assistance avec une émotion visible, qui devint bientôt générale. Ce spectacle remua tous les cœurs. Quelle profondeur dans le mystère qui entoure la vie humaine! Quelle surprise douloureuse, si, derrière cette scène de prospérité et de grandeur, on avait pu apercevoir tout à coup tant de ruines, tant de sang et de feux, et les flammes de Moscou, et les glaces de la Bérézina, et Leipzig, Fontainebleau, l'île d'Elbe, Sainte-Hélène, et enfin la mort de cet auguste enfant à vingt ans, dans l'exil, sans une seule des couronnes aujourd'hui accumulées sur sa tête, et tant d'autres révolutions encore qui devaient relever sa famille après l'avoir abattue! Quel bienfait de la Providence d'avoir caché à l'homme son lendemain! Mais quel écueil aussi pour sa prudence chargée de deviner ce lendemain, et de le conjurer à force de sagesse!
En quittant la métropole au milieu d'une multitude immense, Napoléon se rendit à l'hôtel de ville, où un banquet impérial était préparé. Sous les gouvernements absolus, on flatte volontiers le peuple dans certaines occasions, et la ville de Paris notamment a souvent reçu de ses maîtres des caresses qui ne les engageaient guère. C'est dans son sein que Napoléon avait voulu célébrer la naissance de son fils, et c'est dans son sein qu'il passa cette journée. Les habitants de Paris admis à la fête purent le voir assis à table, la couronne en tête, entouré des rois de sa famille et d'une foule de princes étrangers, prenant son repas en public comme les anciens empereurs germaniques, successeurs des empereurs d'Occident! Éblouis par ce spectacle resplendissant, les Parisiens applaudirent, se flattant encore que la durée se joindrait à la grandeur et la sagesse à la gloire! Ils faisaient bien de se réjouir, car ces joies étaient les dernières du règne! Hélas, à partir de cette époque, nos récits ne seront plus qu'un long deuil.
Les jours suivants, des fêtes de toute nature succédèrent à celles du premier jour, car en cette circonstance Napoléon désira prolonger autant que possible les manifestations de la joie publique. Mais la terrible destinée, qui dispose de la vie des plus grands comme des plus humbles des mortels, et les pousse sans relâche au but assigné à leur carrière, ne voulut pas lui laisser prendre longtemps haleine. Les plus graves affaires étaient là profondément emmêlées les unes aux autres, se succédant sans interruption, et réclamant sans un moment de retard son attention tout entière. Le dimanche 9 juin, il avait fait baptiser son fils, le dimanche 16 juin, il fallut convoquer le concile.
Convocation du concile. On a vu au commencement de ce livre les motifs qui avaient décidé Napoléon à réunir un concile. Examen préalable des questions que fait naître cette convocation. Une commission ecclésiastique composée de prélats, une commission civile composée de personnages politiques considérables, et comprenant entre autres le prince Cambacérès, avaient examiné et résolu comme il suit les questions nombreuses et graves que faisait naître la réunion d'une pareille assemblée.
Peut-on convoquer un concile sans la présence du Pape? D'abord pouvait-on former un concile sans la volonté et la présence du Pape? L'histoire de l'Église à cet égard ne laissait aucun doute, puisqu'il y avait eu des conciles convoqués par les empereurs contre les papes, pour condamner des pontifes indignes, et d'autres convoqués par des papes contre des empereurs oppresseurs de l'Église. D'ailleurs le bon sens, qui est la lumière la plus sûre en matière religieuse comme en toute autre, disait en effet que l'Église ayant eu à se sauver elle-même, et y ayant réussi avec un rare discernement, tantôt contre des papes prévaricateurs, tantôt contre des empereurs abusant de leur puissance, il fallait bien qu'elle pût se constituer indépendamment de ceux qu'elle devait contenir ou punir.
Le faut-il œcuménique ou national? Fallait-il former un concile œcuménique, c'est-à-dire général, ou seulement un concile national? Un concile général aurait eu plus d'autorité, aurait convenu davantage à la politique et à l'imagination grandiose de Napoléon. Mais bien que Napoléon possédât dans son empire ou dans les États alliés la plus grande partie de la chrétienté, il restait trop de prélats en dehors de sa puissance, en Espagne, en Autriche, dans quelques portions de l'Allemagne et de la Pologne, pour braver l'inconvénient de leur absence ou de leur opposition. Très-probablement ils ne seraient pas venus, ils auraient protesté contre la formation d'un concile, et tout de suite infirmé la légitimité de celui qu'on aurait tenu. En convoquant un concile exclusivement national, qui comprendrait les évêques de l'Empire français, ceux de l'Italie et d'une partie de l'Allemagne, on devait composer une assemblée des plus imposantes, et qui suffisait parfaitement pour résoudre les questions qu'on avait à lui soumettre.
Quelles questions faut-il soumettre au concile? S'il avait fallu lui donner à résoudre l'immense question de la souveraineté temporelle des papes, de leur séjour à Rome ou à Avignon, avec une dotation de deux millions et leur dépendance du nouvel empire d'Occident, un concile œcuménique aurait eu seul le pouvoir de statuer, et en tout cas il est douteux qu'on eût jamais trouvé une assemblée de prélats, quelque terrifiés qu'ils fussent, qui approuvât la spoliation du patrimoine de Saint-Pierre, et consentît à retrancher le chef de l'Église de la liste des souverains. Mais Napoléon se serait bien gardé de toucher à ces questions. Dans l'état des choses, que lui fallait-il? Pourvoir au gouvernement des Églises, en obtenant l'institution canonique des évêques nommés par lui. C'est en refusant cette institution, et en contrariant, à défaut de cette institution, l'expédient des vicaires capitulaires, que le Pape tenait en quelque sorte Napoléon en échec, et arrêtait tout court la marche de son gouvernement. Si au contraire on pouvait au moyen d'une décision imposée au Pape, ou approuvée par lui, s'assurer l'institution canonique, et empêcher qu'elle ne fût une arme dans les mains de l'Église romaine pour entraver l'administration des diocèses, Napoléon sortait d'embarras, car ne voulant rien entreprendre contre les dogmes de l'Église, voulant tout laisser comme dans le passé sous le rapport du spirituel, favoriser même le développement de la religion, il n'avait point à craindre un schisme. Il espérait bien que les affaires religieuses étant tirées par la régularisation de l'institution canonique de l'ornière où elles étaient versées pour ainsi dire, le Pape captif, voyant tout aller, et aller bien, sans son concours, sans sa souveraineté, finirait par accepter la nouvelle situation qu'on lui avait proposée.
Le mode de nomination et d'institution canonique des évêques n'étant point uniforme dans les différents pays, et surtout ayant varié avec la marche des siècles, soulevait une question de discipline locale qu'un concile national pouvait résoudre, pour la France et l'Italie bien entendu, et cette solution suffisait à Napoléon, car le Pape était alors dépossédé de l'arme dont il se servait pour tout arrêter.
Il est décidé qu'on assemblera un concile national, comprenant les évêques de France, d'Italie, de Hollande, et d'une certaine partie de l'Allemagne, qu'on le réunira à Paris et en juin, et qu'on lui soumettra la question de l'institution canonique. Par ces diverses raisons, il fut convenu que l'on formerait un concile composé des évêques d'Italie, de France, de Hollande, d'une partie de l'Allemagne, ce qui constituerait une assemblée des plus vastes et des plus majestueuses, qu'on le réunirait à Paris, au commencement de juin, et qu'on lui soumettrait le grave conflit qui venait de s'élever entre le pouvoir temporel et l'Église. La question devait être présentée dans un message impérial à peu près dans les termes suivants.
Sens du message impérial destiné au concile. —Napoléon, en arrivant au gouvernement de la France, avait trouvé les autels renversés, les ministres de ces autels proscrits, et il avait relevé les uns, rappelé les autres. Il avait employé sa puissance à vaincre de redoutables préjugés nés d'une longue révolution et de tout un siècle philosophique; il avait réussi, et par lui rétablie, la religion catholique avait refleuri. Des faits nombreux et patents prouvaient que depuis son avénement au trône il n'avait pas été commis un seul acte contraire à la foi, tandis qu'il avait été pris une multitude de mesures pour protéger la religion et l'étendre. À la vérité, un fâcheux dissentiment s'était manifesté entre le Pape et l'Empereur.
—Napoléon, comptant l'Italie au nombre de ses conquêtes, avait voulu s'y établir solidement. Or, depuis qu'il avait ramené le Pape à Rome, ce qu'il avait fait même avant le Concordat, il avait rencontré dans le souverain temporel des États romains un ennemi ouvert ou caché, mais toujours intraitable, qui n'avait rien négligé pour ébranler la puissance des Français en Italie. Le Pape avait donné asile à tous les cardinaux hostiles au roi de Naples, à tous les brigands qui infestaient la frontière napolitaine, et avait voulu demeurer en rapport avec les Anglais, les ennemis irréconciliables de la France. C'était donc non pas le souverain spirituel, mais le souverain temporel de Rome, qui, pour une question d'intérêt tout matériel, s'était pris de querelle avec le souverain temporel de l'Empire français. Et quelle arme avait-il employée? l'excommunication, qui était ou impuissante, et dès lors exposait l'autorité spirituelle à la déconsidération, ou destructive de tout pouvoir, et ne tendait à rien moins qu'à rejeter la France et l'Europe dans l'anarchie.—
Ici les plaintes étaient faciles, et devaient trouver de l'écho, car, dans le clergé presque entier, excepté la portion fanatique, la bulle d'excommunication n'avait rencontré que des improbateurs, et, parmi les gens éclairés de tous les états, il n'y avait personne qui n'eût dit que la papauté avait employé là un moyen, ou ridicule s'il était impuissant, ou coupable s'il était efficace, et digne des anarchistes de 1793.
—C'était le premier cas qui s'était réalisé, devait-on dire encore, et le Pape alors avait eu recours à un second moyen, celui de refuser l'institution canonique aux évêques nommés. Or il avait déjà, pour des intérêts temporels, laissé périr l'épiscopat en Allemagne, à ce point que sur vingt-quatre siéges germaniques il n'y en avait plus que huit de remplis, ce qui devait faire naître une grande tentation chez des princes, la plupart protestants, de s'emparer de la dotation des siéges. Le Pape agirait-il de même en France? On pouvait le craindre, car il y avait déjà vingt-sept siéges vacants, auxquels l'Empereur avait pourvu, et auxquels le Pape s'était refusé de pourvoir de son côté en ne donnant pas l'institution canonique. Or était-il possible d'admettre que le Pape, pour la défense de ses avantages temporels, pût mettre l'Église en péril, et laisser périr le spirituel?
L'Église devait veiller à ce qu'il n'en fût pas ainsi, et elle en avait le moyen. Le Pape, en refusant l'institution, avait violé le Concordat. Dès lors le Concordat était un traité aboli, et on pouvait à volonté se replacer dans la condition des anciens temps, où le Pape n'instituait pas les évêques, où les évêques élus par les fidèles étaient confirmés et sacrés par le métropolitain. Telle était la question que l'Empereur ne voulait pas résoudre à lui seul, mais qu'il posait à l'Église assemblée, afin qu'elle pourvût à sa propre conservation, et qu'elle se sauvât du danger auquel venait de succomber l'Église d'Allemagne presque entière.—
On conseille à Napoléon une démarche préalable auprès du Pape, pour essayer de s'entendre avec lui sur les propositions à soumettre au concile. La forme du concile, la question à lui soumettre étant arrêtées, les principaux personnages qui dans les affaires ecclésiastiques éclairaient Napoléon de leurs lumières, et l'aidaient de leur concours, le supplièrent de tenter auprès du Pape une dernière démarche, de lui envoyer deux ou trois prélats de grand poids, pour lui annoncer la réunion du concile et l'engager à rendre facile la tâche de ce concile en adhérant d'avance à certaines solutions, qui, une fois consenties par lui, rencontreraient une adhésion unanime. On échapperait ainsi à la tempête dont on était menacé, et on procurerait à l'Église la paix, la sécurité, la réconciliation avec le pouvoir temporel, et la fin de l'affligeante captivité du Pontife.
Napoléon répugne à cette démarche. Napoléon avait déjà envoyé à Savone les cardinaux Spina et Caselli, et le peu de succès de cette mission le portait à considérer comme inutile toute tentative de ce genre. Il croyait que les prélats réunis à Paris et sous sa main obéiraient à ses volontés, qu'ils formuleraient sous sa dictée une décision qu'on enverrait ensuite à Savone revêtue de l'autorité du concile, et que le Pape n'oserait pas y résister. Cependant on insista auprès de lui avec beaucoup de force, et de manière à l'ébranler.
Parmi les ecclésiastiques dont il avait appelé le concours, il y en avait plusieurs d'une grande autorité, d'un véritable mérite, et tout à fait dignes d'être écoutés. Ce n'était pas son oncle, le cardinal Fesch, qui, placé par lui à la tête du clergé, s'y conduisait comme son frère Louis en Hollande, avec la bonne foi de moins; ce n'était pas le cardinal Maury, envers qui toute l'Église, par jalousie et par affectation d'austérité, se montrait cruellement ingrate; ce n'était pas l'abbé de Pradt, promu à l'archevêché de Malines, et l'un de ceux auxquels l'institution avait été refusée, prélat de beaucoup d'esprit, mais d'une pétulance d'humeur qui formait avec sa robe un contraste choquant, surtout dans un siècle où l'Église avait remplacé le génie par la gravité; ce n'étaient pas non plus M. l'abbé de Boulogne, évêque de Troyes, M. de Broglie, évêque de Gand, qui après avoir été les appuis les plus fermes et les plus utiles de Napoléon lors du Concordat, avaient passé de l'adhésion la plus chaude à une irritation violente, très-naturelle, très-légitime, mais imprudente; c'étaient M. de Barral, archevêque de Tours, M. Duvoisin, évêque de Nantes, M. Mannay, évêque de Trèves, et quelques autres encore.
Rôle de MM. de Barral, Duvoisin, Mannay, auprès de Napoléon; leur mérite, leur politique et leurs conseils. M. de Barral était un des prélats les plus respectables, les plus instruits, les plus versés dans la connaissance des traditions de l'Église française, et les plus formés au maniement des affaires. Il avait été agent général du clergé, et jouissait d'une grande autorité. Quant à M. Duvoisin, évêque de Nantes, ancien professeur en Sorbonne, et professeur des plus renommés, il joignait à une connaissance profonde des matières ecclésiastiques une haute raison, un tact extrême, l'art de traiter avec les hommes, enfin un remarquable esprit politique, esprit qui devenait chaque jour plus rare parmi les chefs de l'Église, et qui ne consiste pas dans l'art de capter la confiance des souverains pour les dominer, mais dans ce bon sens supérieur qui a porté l'Église à s'adapter au génie des siècles où elle a vécu, et les lui a fait traverser victorieusement. M. Mannay, enfin, évêque de Trèves, inférieur aux premiers, et de plus fort timide, était néanmoins un sage et savant homme, toujours utile à consulter.
MM. de Barral, Duvoisin, Mannay, ne cherchaient point à s'emparer de Napoléon pour leur avantage personnel, car M. Duvoisin, notamment, ne voulant perdre aucun moyen de contribuer au bien en se faisant soupçonner d'ambition, avait refusé toutes les promotions que Napoléon lui avait successivement offertes. Ces prélats, tout en déplorant le caractère dominateur de Napoléon, qui voulait placer l'Église dans la dépendance de l'Empire, tout en étant profondément affligés des violences qu'il s'était permises envers le Saint-Père, étaient d'avis toutefois que, puissant comme il l'était, destiné sans doute à fonder une dynastie, ami de l'Église quoique n'ayant que la croyance d'un philosophe, doué de tous les genres d'esprit, et maniable quand on savait ne pas le heurter, il fallait chercher à le calmer et à le diriger, au lieu de l'irriter par une opposition dont l'intention n'était que trop facile à deviner, car elle n'était ni religieuse ni encore moins libérale, mais royaliste. L'Église pour dominer avait employé quelquefois l'intrigue; ne pouvait-elle pas, quand il s'agissait non de dominer mais d'exister, employer la prudence, afin de diriger un homme de génie tout-puissant? Beaucoup de gens d'ailleurs craignaient de voir dans Napoléon un nouvel Henri VIII, prêt à pousser sa nation dans une sorte d'indépendance religieuse qui aurait fini par un véritable protestantisme. Napoléon en menaçait souvent, et quand on voyait des préfets français administrant à Hambourg et à Rome, une archiduchesse épousant un simple officier d'artillerie et donnant le jour à l'héritier de l'un des plus grands empires de la terre, pouvait-on affirmer qu'il y eût alors quelque chose d'impossible?
Sur les instances des membres les plus éclairés du concile, Napoléon consent à envoyer au Pape une nouvelle députation. Telles étaient les raisons de ces prélats pour user de ménagements envers Napoléon, bien qu'ils déplorassent le despotisme insensé qui le portait à vouloir changer la constitution du Saint-Siége, et à mettre l'Église dans la dépendance des empereurs, comme elle avait pu y être sous Constantin, et comme elle n'y était déjà plus sous Charlemagne. M. Émery, le chef si respecté de Saint-Sulpice, était mort. Il était ennemi de Napoléon par royalisme, mais d'avis cependant que le rôle de l'Église était de ménager César, et certainement il eût partagé l'opinion de MM. de Barral et Duvoisin. Cette députation est composée de MM. de Barral, Duvoisin, Mannay. Ces messieurs, aidés du cardinal Fesch et de beaucoup de prélats réunis à Paris, ayant insisté, Napoléon consentit à envoyer à Savone une nouvelle députation, composée de MM. de Barral, Duvoisin, Mannay, pour faire avant l'ouverture du concile une démarche conciliatrice auprès de Pie VII.
Ces trois prélats devaient parler non point au nom de l'Empereur, qui était supposé connaître et permettre cette mission, sans toutefois l'ordonner, mais au nom d'une foule d'évêques déjà réunis à Paris, et désirant avant de se former en concile se concerter avec le chef de l'Église, pour agir d'accord avec lui, s'il était possible. Une trentaine d'évêques, après avoir conféré entre eux et avec le cardinal Fesch, avaient écrit des lettres pour le Saint-Père, dans lesquelles, tout en faisant profession de lui être dévoués, de vouloir maintenir l'unité catholique, ils le suppliaient de rendre la paix à l'Église, menacée d'un nouveau schisme par la puissance de l'homme qui l'avait rétablie, et qui seul pouvait encore la sauver.
Objet de la mission des prélats envoyés à Savone. M. l'archevêque de Tours, MM. les évêques de Nantes et de Trèves, devaient remettre ces lettres au Pape, et ensuite lui proposer, toujours au nom du clergé français, premièrement de donner l'institution canonique aux vingt-sept prélats nommés par l'Empereur, afin de faire cesser la viduité d'un si grand nombre d'Églises, et de mettre un terme aux conflits soulevés par la création des vicaires capitulaires, secondement d'ajouter au Concordat une clause relative à l'institution canonique. Il n'y avait personne dans le clergé qui ne fût frappé de l'usage abusif que pouvait faire un pape de l'institution canonique, en la refusant à des sujets dont il ne contestait l'idonéité ni sous le rapport des mœurs, ni sous celui du savoir, ni sous celui de l'orthodoxie, mais dont il voulait punir ou contrarier ou contraindre le souverain, en arrêtant dans ses États la marche des affaires religieuses. Elle était dès lors une arme dans ses mains pour satisfaire un ressentiment ou servir un intérêt. Les trois prélats envoyés à Savone devaient donc proposer une clause d'après laquelle le Pape serait obligé de donner l'institution dans un espace de trois mois, s'il n'avait à faire valoir aucune raison d'indignité contre les sujets choisis. Ces trois mois expirés, le métropolitain, ou à son défaut le plus ancien prélat de la province ecclésiastique, serait autorisé à conférer l'institution canonique.
Si quelque chose peut prouver à quel point l'Église française, si empressée depuis à sacrifier au Saint-Siége jusqu'à ses traditions nationales, a été dans ce siècle inconsistante dans ses opinions, c'est assurément ce qui se passait ici. Ce n'étaient pas seulement les modérés du clergé, portés à transiger avec Napoléon, qui étaient d'avis de prévenir l'usage abusif qu'un pape peut faire de l'institution canonique et de limiter sous ce rapport les prérogatives du Saint-Siége, c'étaient même les plus fougueux ennemis de Napoléon, c'étaient des prélats, ardents royalistes, qui allaient s'exposer bientôt à être enfermés à Vincennes. Or il suffit de la plus simple réflexion pour apercevoir toute la faiblesse de doctrine qu'une telle erreur supposait dans le clergé de cette époque.
Principes sur lesquels repose l'institution canonique. S'il y a une disposition qui soit conforme au bon sens, à la politique, aux droits respectifs de l'Église et de l'État, c'est incontestablement celle qui confère le choix des évêques au souverain temporel de chaque pays, et la confirmation de ce choix au chef de l'Église universelle, sous forme d'institution canonique. Un pouvoir tel que celui des évêques ne saurait en effet provenir que de deux autorités, du souverain temporel d'abord, car seul il doit conférer des pouvoirs efficaces dans l'étendue du territoire national, et seul d'ailleurs il peut juger du mérite des sujets dans le pays où il gouverne; et secondement du souverain spirituel, qui doit intervenir pour s'assurer si les sujets nommés sont en conformité avec la foi catholique. Sans l'intervention de la première autorité, l'État n'est plus maître chez lui; sans l'intervention de la seconde, l'unité catholique est en péril. Il est bien vrai qu'un pape peut abuser de l'institution canonique, comme un souverain temporel peut abuser aussi de la nomination. L'un et l'autre abus sont possibles, et se sont produits dans des temps malheureux, dont pourtant l'Église et l'État sont sortis sans périr. Mais la destruction du double lien qui rattache les pasteurs au chef de l'État et au chef de l'Église, serait le renversement du beau système qui dans l'étendue de la chrétienté a permis qu'il existât deux gouvernements à côté l'un de l'autre, sans choc, sans confusion, sans empiétement, gouvernement religieux chargé d'élever les âmes vers le ciel, gouvernement civil chargé de les plier à tous les devoirs de la société politique.
Les partisans de l'opinion contraire, professée en ce moment par Napoléon, qui avait pensé autrement à l'époque du Concordat, faisaient valoir les anciennes traditions, et rappelaient les premiers temps de l'Église, où le Pape n'instituait pas les évêques, car en France la faculté de les instituer n'avait été reconnue au Saint-Siége que par le concordat de François Ier et de Léon X. À cela il y avait une réponse fort simple, c'est que si le concordat intervenu entre Léon X et François Ier avait reconnu au Saint-Siége le pouvoir d'instituer, il avait aussi reconnu à la royauté le pouvoir de nommer, et si on remontait plus haut encore, on ne trouvait pas plus le chef de l'État nommant les évêques que le Pape les instituant. On trouvait la simplicité des temps primitifs, c'est-à-dire les fidèles élisant leurs pasteurs, et le métropolitain les consacrant. Avec les siècles ces pouvoirs avaient été peu à peu déplacés: la faculté d'élire avait été successivement transportée des fidèles assemblés aux chapitres, des chapitres aux rois, et la faculté de confirmer l'élection, dans l'intérêt religieux, avait été transférée du simple métropolitain à celui qui était le métropolitain du métropolitain, c'est-à-dire au Pape. C'est dans un grand intérêt moral et religieux qu'il en avait été ainsi, car il faut reconnaître que de nos jours l'élection appliquée à la nomination des évêques produirait d'étranges effets. On ne pouvait donc pas plus revenir à l'une de ces traditions qu'à l'autre; si l'on revenait à l'une des deux, il fallait revenir à toutes deux, et dès lors rétablir l'élection. C'était faire rétrograder les siècles et la raison elle-même.
On demandait par conséquent une étrange concession au Pape en exigeant de lui l'abandon de l'institution canonique. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas de la lui contester en principe, puisque le Pape avait trois mois pour instituer, et qu'il pouvait refuser l'institution par des raisons d'indignité. Mais de ces raisons, qui devait être le juge en définitive? évidemment l'Empereur, dans le projet proposé, puisque, s'il insistait, le métropolitain devait finir par instituer. Dès lors l'institution échappait au Pape. Mais en ce moment tous les esprits étaient vivement frappés de la destruction de l'Église germanique par la vacance de presque tous les siéges, du danger qui menaçait l'Église française par la vacance d'un quart des siéges existants, et enfin du spectacle de Pie VII faisant de l'institution canonique une arme défensive dans une cause assurément très-légitime, mais une arme après tout, et personne n'était disposé à accorder que l'institution pût être autre chose qu'un moyen de maintenir l'unité de la foi, en repoussant des prélats indignes sous le rapport des mœurs, du savoir ou de l'orthodoxie.
Ce qu'il y aurait eu de plus sage, c'eût été de chercher à obtenir du Pape, de sa douceur, de sa prudence, l'institution des vingt-sept prélats nommés par l'Empereur, de la lui demander dans l'intérêt de la religion, et de n'exiger de lui aucun sacrifice de principe. À la vérité il se serait désarmé pour le présent, mais désarmé d'une arme dangereuse, car Napoléon s'emportant pouvait briser et cette arme et bien d'autres encore, et en venir à l'égard de l'Église aux dernières extrémités. Or on ne prévoyait alors ni Moscou ni Leipzig, et ce n'était pas d'ailleurs dans le clergé que se trouvaient des politiques assez clairvoyants pour deviner ces grands changements de fortune. Il aurait donc fallu arracher à Pie VII une concession de fait, non de principe, en laissant le temps et la raison agir sur Napoléon, pour l'arrangement général de toutes les affaires de l'Église.
Insistance que les trois envoyés devaient mettre à obtenir du Pape une clause limitative de l'institution canonique. Quoi qu'il en soit, les prélats qui avaient chargé les trois envoyés de parler en leur nom appuyaient la clause additionnelle au Concordat autant que Napoléon lui-même. Quant à lui, il mettait le maintien du Concordat à ce prix, et comme on s'était fait de ce mot Concordat une sorte de mot magique qui signifiait: rétablissement des autels, cessation de la persécution des prêtres, et mille autres biens précieux, Napoléon en disant le Concordat aboli, semblait annoncer implicitement que toutes les garanties données à la religion, au culte, aux prêtres, seraient abolies du même coup, et qu'à l'égard de ces choses on pouvait revoir tout ce qu'on avait vu. Aussi espérait-il produire et produisait-il un grand effet en proclamant le Concordat aboli, dans le cas où la nouvelle clause relative à l'institution canonique ne serait pas acceptée.
Pouvoirs secrets et éventuels donnés par Napoléon aux trois envoyés pour régler au besoin l'établissement pontifical. Si les trois envoyés trouvaient le Pape plus traitable qu'il n'avait paru l'être jusqu'ici, ils étaient autorisés par Napoléon à étendre peu à peu l'objet d'abord restreint de leur mission, à parler au Saint-Père de la situation du Saint-Siége, de l'établissement futur des papes, et à s'avancer même jusqu'à signer avec lui une convention provisoire sur ce sujet. Les conditions devaient être les suivantes. Le Pape pourrait à son gré résider à Rome, à Avignon ou à Paris, dans une seule de ces résidences, ou dans toutes les trois alternativement. Conditions du nouvel établissement pontifical tel que Napoléon l'entendait. Un établissement magnifique lui serait assuré aux frais de l'Empire. Le Pape y jouirait de deux millions de revenu, sans aucune des charges de la papauté, car les cardinaux et tous les ministres du gouvernement spirituel seraient richement entretenus par le trésor impérial. Le Pape aurait la faculté de recevoir des ambassadeurs de toutes les puissances, et d'entretenir des représentants auprès d'elles. Il serait entièrement libre dans le gouvernement des affaires spirituelles, et ne relèverait à cet égard que de sa propre volonté. Tout ce qui pouvait contribuer à la prospérité, à l'éclat, à la propagation du catholicisme, serait ou maintenu, ou étendu, ou rétabli. Les missions étrangères seraient restaurées avec tout l'appui du nom de la France. Les Pères de la Terre sainte seraient protégés, et les Latins remis dans tous les honneurs du culte à Jérusalem. Mais à cet état somptueux, auquel il ne manquait que l'indépendance, Napoléon mettait une condition. Si le Pape préférait la résidence de Rome, il prêterait à l'Empereur le serment que lui prêtaient tous les prélats de son empire, ce qui entraînait évidemment l'abandon par le Pape du patrimoine de Saint-Pierre, et si cette condition lui répugnait trop fortement, et qu'il s'accommodât d'Avignon, il promettrait simplement de ne rien faire contre les principes contenus dans la déclaration de 1682.
Ainsi donc, s'il s'agissait de retourner à Rome, serment qui entraînait l'abandon des États romains à l'Empire, s'il s'agissait de vivre libre et bien doté à Avignon, reconnaissance des libertés gallicanes, telles étaient les conditions que Napoléon exigeait pour faire cesser la captivité de Pie VII et lui accorder un établissement magnifique mais dépendant. Mesure dans laquelle les trois envoyés doivent user de leurs pouvoirs. Les trois envoyés étaient secrètement munis des pouvoirs nécessaires pour signer une convention sur ces bases. Mais ils devaient laisser ignorer à tout le monde, et surtout au Pape, qu'ils avaient ces pouvoirs, jusqu'à ce qu'ils eussent la certitude de réussir dans leur mission, tant pour ce qui regardait l'institution canonique que pour ce qui regardait le nouvel établissement de la papauté.
Brièveté du temps accordé aux trois prélats pour remplir leur mission. Comme il restait peu de jours entre le moment où Napoléon se décida à envoyer cette députation et l'époque de la réunion du concile, les trois prélats partirent en toute hâte, car il ne leur était accordé que dix jours pour remplir leur mission à Savone.
M. l'archevêque de Tours (de Barral), MM. les évêques de Nantes (Duvoisin), de Trèves (Mannay), partis sans retard pour Savone, y arrivèrent aussi vite que le permettaient les moyens de communication dont on disposait alors. Situation du Pape à Savone depuis les dernières rigueurs dont il était devenu l'objet. Le Pape, quoique résigné avec une rare douceur à une captivité fort aggravée depuis quelque temps (il était sans papier, sans plumes, sans encre, sans secrétaire, et toujours surveillé par un officier de gendarmerie), le Pape sentait néanmoins la pesanteur de ses chaînes, et, bien qu'il appréhendât ce qu'on pouvait venir lui annoncer sur l'objet du concile, bien qu'il craignît par exemple, comme cela s'était vu dans des siècles antérieurs, que Napoléon n'eût réuni ce concile pour l'y faire comparaître et juger, il éprouva une sorte de soulagement en apprenant que trois prélats revêtus de la confiance impériale étaient envoyés pour l'entretenir. Il savait de quel poids, de quel mérite étaient ces hommes; il savait aussi qu'ils étaient contraires aux opinions qu'on appelle en France ultramontaines, ce qui équivalait pour lui à être du parti ennemi; mais tout cela était de nulle considération à ses yeux. L'important pour lui, c'est qu'ils eussent mission de le visiter, c'est qu'ils eussent quelque chose à lui dire. L'infortuné Pontife était comme le prisonnier qui éprouve un tressaillement de plaisir à entendre ouvrir la porte de sa prison, alors même qu'elle ne s'ouvre pas pour lui rendre la liberté.
Pie VII n'avait de communication qu'avec le préfet de Montenotte, qui lui avait plu, comme nous l'avons déjà dit, par ses égards, son tact, sa parfaite mesure. Ayant appris de M. de Chabrol l'arrivée et le nom des trois prélats, il consentit à les admettre tout de suite en sa présence. Il éprouvait même une sorte d'impatience de les recevoir. Accueil du Pape aux trois envoyés. Ils se présentèrent tous les trois le respect à la bouche, le front incliné, plus incliné que si le Pontife eût été à Rome sur le trône des Césars, lui demandant presque pardon de n'être pas captifs comme lui, et venant le supplier de mettre le comble à ses vertus en ajoutant à ses anciens sacrifices quelques sacrifices nouveaux et indispensables, en abandonnant dans l'intérêt même de la religion certaines prérogatives qui lui étaient chères. Le ton, le noble langage, le profond respect de ces dignes prélats touchèrent vivement Pie VII, et toutes les grâces de son caractère reparurent à l'instant sous l'impression du plaisir qu'il ressentit. Il se montra plein de douceur, de bonté, presque d'enjouement, dès qu'il fut en confiance avec eux, et surtout dès qu'il sut qu'au lieu de s'assembler pour le juger, le concile voulait au contraire se concerter avec lui sur la manière de mettre fin aux troubles religieux, et le faisait supplier à l'avance de chercher quelques moyens d'accommodement avec cette puissance qui avait rétabli les autels, et qui, pouvant les détruire, ne le voulait heureusement pas, pourvu que dans le domaine temporel elle ne rencontrât aucune opposition.
Confiance et fréquentes entrevues. Après une première séance employée à se voir, à se connaître, à s'apprécier, le Pape et les prélats se réunirent tous les jours, et même plusieurs fois par jour, bien que les trois envoyés, voulant ménager la santé débile de Pie VII, missent la plus grande discrétion à provoquer de nouvelles entrevues. C'était le Pape qui les faisait mander quand par égard ils n'osaient venir. L'évêque de Faenza, nommé patriarche de Venise, et en ce moment de passage à Savone pour se rendre au concile, avait demandé s'il ne serait pas de trop dans cette espèce de congrès ecclésiastique, et on avait consenti des deux côtés à l'y admettre, car il plaisait au Pape comme Italien et Italien fort spirituel, et il ne déplaisait point aux trois envoyés impériaux, comme Italien éprouvant le désir d'une prompte pacification de l'Église. Le Pape, qui, entendant très-bien le français, ne voulait cependant parler qu'italien, se servait souvent de l'évêque de Faenza pour rendre sa pensée, et se sentait plus à l'aise en ayant auprès de lui un ultramontain de naissance, élevé dans ses opinions quoiqu'il ne les partageât pas toutes.
Langage du Pape. Le Pape, après avoir fait remarquer avec dignité, avec douceur, l'odieuse captivité dans laquelle le chef de l'Église était plongé, le profond isolement dans lequel il était condamné à vivre, la privation de tout conseil et de tout moyen de communiquer à laquelle il était réduit, avait raconté à sa manière, comme il lui arrivait souvent, tout ce qu'il avait jadis éprouvé d'affection pour le général Bonaparte, aujourd'hui tout-puissant empereur des Français, puis la difficile démarche qu'il avait osé faire en venant le sacrer à Paris, et ensuite, montrant autour de lui les murailles qui le tenaient enfermé, avait fait ressortir sans aucun emportement l'étrange contraste entre les services rendus et la récompense qui en était le prix. Cela dit, il était entré dans le détail même des questions que les représentants du concile étaient chargés de traiter à Savone.