Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 13 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
LIVRE QUARANTE-TROISIÈME.
PASSAGE DU NIÉMEN.
Suite des événements du Nord. — Un succès des Russes sur le Danube, écartant toute apparence de faiblesse de leur part, dispose l'empereur Alexandre à envoyer M. de Nesselrode à Paris, afin d'arranger à l'amiable les différends survenus avec la France. — À cette nouvelle, Napoléon, ne voulant pas de cette mission pacifique, traite le prince Kourakin avec une extrême froideur, et montre à l'égard de la mission de M. de Nesselrode des dispositions qui obligent la Russie à y renoncer. — Derniers et vastes préparatifs de guerre. — Immensité et distribution des forces réunies par Napoléon. — Mouvement de toutes ses armées s'ébranlant sur une ligne qui s'étend des Alpes aux bouches du Rhin, et s'avance sur la Vistule. — Ses précautions pour arriver insensiblement jusqu'au Niémen sans provoquer les Russes à envahir la Pologne et la Vieille-Prusse. — Ordre donné à M. de Lauriston de tenir un langage pacifique, et envoi de M. de Czernicheff pour persuader à l'empereur Alexandre qu'il s'agit uniquement d'une négociation appuyée par une démonstration armée. — Alliances politiques de Napoléon. — Traités de coopération avec la Prusse et l'Autriche. — Négociations pour nouer une alliance avec la Suède et avec la Porte. — Efforts pour amener une guerre de l'Amérique avec l'Angleterre, et probabilité d'y réussir. — Dernières dispositions de Napoléon avant de quitter Paris. — Situation intérieure de l'Empire; disette, finances, état des esprits. — Situation à Saint-Pétersbourg. — Accueil fait par Alexandre à la mission de M. de Czernicheff. — Éclairé par les mouvements de l'armée française, par les traités d'alliance conclus avec la Prusse et l'Autriche, l'empereur Alexandre se décide à partir pour son quartier général, en affirmant toujours qu'il est prêt à négocier. — En apprenant ce départ, Napoléon ordonne un nouveau mouvement à ses troupes, envoie M. de Narbonne à Wilna pour atténuer l'effet que ce mouvement doit produire, et quitte Paris le 9 mai 1812, accompagné de l'Impératrice et de toute sa cour. — Arrivée de Napoléon à Dresde. — Réunion dans cette capitale de presque tous les souverains du continent. — Spectacle prodigieux de puissance. — Napoléon, averti que le prince Kourakin a demandé ses passe-ports, charge M. de Lauriston d'une nouvelle démarche auprès de l'empereur Alexandre, afin de prévenir des hostilités prématurées. — Fausses espérances à l'égard de la Suède et de la Turquie. — Vues relativement à la Pologne. — Chances de sa reconstitution. — Envoi de M. de Pradt comme ambassadeur de France à Varsovie. — Retour de M. de Narbonne à Dresde, après avoir rempli sa mission à Wilna. — Résultat de cette mission. — Le mois de mai étant écoulé, Napoléon quitte Dresde pour se rendre à son quartier général. — Horribles souffrances des peuples foulés par nos troupes. — Napoléon à Thorn. — Immense attirail de l'armée, et développement excessif des états-majors. — Mesures de Napoléon pour y porter remède. — Son accueil au maréchal Davout et au roi Murat. — Son séjour à Dantzig. — Vaste système de navigation intérieure pour transporter nos convois jusqu'au milieu de la Lithuanie. — Arrivée à Kœnigsberg. — Rupture définitive avec Bernadotte sur des nouvelles reçues de Suède. — Déclaration de guerre à la Russie fondée sur un faux prétexte. — Plan de campagne. — Arrivée au bord du Niémen. — Passage de ce fleuve le 24 juin. — Contraste des projets de Napoléon en 1810, avec ses entreprises en 1812. — Funestes pressentiments.
Déc. 1811. Ce qui s'était passé depuis le mois de novembre dernier dans les relations de la France avec la Russie. Napoléon et Alexandre étaient restés depuis le mois de novembre dernier dans une attitude d'observation, armant sans cesse l'un en représaille de l'autre, Alexandre ne souhaitant pas la guerre, la craignant au contraire, résolu pourtant à la faire plutôt que de sacrifier la dignité ou le commerce de sa nation, et dans l'intervalle ne négligeant rien pour terminer sa lutte avec la Turquie, soit par les armes, soit par la diplomatie; Napoléon, de son côté, sans précisément désirer la guerre, décidé à la faire par ambition beaucoup plus que par goût, et la préparant avec une extrême activité, parce qu'il était fatalement convaincu qu'elle aurait lieu tôt ou tard, ce qui était certain s'il exigeait de la part de la Russie une soumission absolue, comme de la part de la Prusse et de l'Autriche. Dans cette situation, s'étant déjà tout dit sur la prise de possession du territoire d'Oldenbourg, sur l'admission des neutres dans les ports russes, sur l'origine des armements réciproques de la France et de la Russie, et n'ayant plus rien à se communiquer sur ces sujets devenus fastidieux, on se taisait et on agissait. On organisait tantôt tel corps, tantôt tel autre; on poussait celui-ci vers la Dwina ou le Dniéper, celui-là vers l'Oder ou la Vistule. Mais, ainsi faisant, on allait bientôt se trouver en présence les uns des autres, l'épée sur la poitrine, et prêts à s'égorger. Tous les hommes sensés et honnêtes en Russie, en France, en Europe, les uns par raison et humanité, les autres par le motif honorablement intéressé du patriotisme, se disaient avec douleur qu'en persistant quelques jours encore dans ce silence et cette activité, il coulerait des torrents de sang depuis le Rhin jusqu'au Volga. Louables efforts de M. de Lauriston pour amener un rapprochement entre la Russie et la France. Le plus actif de ceux qui éprouvaient ces nobles sentiments, M. de Lauriston, s'épuisait à écrire à Paris qu'on ne voulait pas la guerre à Saint-Pétersbourg, qu'on ne la ferait qu'à contre-cœur, mais qu'on la ferait terrible, et que cependant, si la France consentait à ménager un peu la susceptibilité russe, à concéder quelque chose pour le prince d'Oldenbourg, et à s'accommoder d'un peu plus de rigueur contre le pavillon anglais, elle serait assurée de conserver la paix, quoi qu'il pût advenir dans les autres parties de l'Europe. À force d'insister, il avait fini par s'attirer de Napoléon quelques boutades, du reste sans amertume, comme celle-ci: Lauriston se laisse attraper, boutades auxquelles M. de Bassano ajouta pour son compte des dépêches pleines d'arrogance et d'aveuglement. Désolé de n'être pas écouté à Paris, M. de Lauriston insistait pour l'être à Saint-Pétersbourg, s'attachant à montrer l'inutilité et le danger d'une nouvelle lutte avec Napoléon (ce dont on était parfaitement convaincu), et répétant qu'avec quelques jours encore de ce silence guindé et maladroit, on finirait, les uns ou les autres, par se trouver au bord d'un abîme. Il demandait instamment, avec la dignité d'une conviction honnête, qu'on envoyât à Paris des instructions au prince Kourakin, afin d'amener sur tous les points en litige une explication satisfaisante, car, redisait-il sans cesse, rien de ce qui semblait diviser les deux puissances ne valait la peine d'une guerre. Instances de l'Autriche et de la Prusse en faveur de la paix, poussées jusqu'à importuner la Russie, qui sent qu'elle n'y peut rien. Les cabinets de Berlin et de Vienne agissaient dans le même sens, l'un de bonne foi, l'autre par prudence. La Prusse voyait dans une nouvelle conflagration européenne, à laquelle elle serait forcée de prendre part, de nouveaux hasards, et le sage roi Frédéric-Guillaume n'était pas de ceux qui pensaient que quand on se trouvait mal, il fallait remuer, au risque d'être plus mal encore. D'ailleurs l'obligation de se mettre du côté de Napoléon, si la guerre éclatait, blessait son sentiment germanique, qui, pour être contenu, n'en était pas moins sincère. Il souhaitait donc la paix avec ardeur, et il avait fait parvenir à Saint-Pétersbourg de vives sollicitations, proposé même ses bons offices, démarches qui avaient été accueillies avec dédain, blessé qu'on était en Russie de ne pas avoir la Prusse avec soi. L'Autriche, bien qu'elle pressentît qu'une nouvelle lutte de la France et de la Russie lui fournirait l'occasion de rétablir ses affaires aux dépens de l'une ou de l'autre, n'en craignait pas moins la guerre, surtout depuis qu'elle prévoyait la nécessité d'être l'alliée de la France, et ne cessait par ce motif de préconiser la paix à Saint-Pétersbourg. Elle avait offert son intervention, qui avait été tout aussi mal accueillie que celle de la Prusse. La Russie, importunée à la longue d'instances qui semblaient supposer que la paix dépendait d'elle, avait répondu aux ministres des deux puissances: Conseillez la paix à d'autres, puisque vous y tenez tant, conseillez-la surtout à ceux qui veulent la guerre, et m'obligent malgré moi à la préparer[19].—
La Russie finit par adopter l'idée d'envoyer M. de Nesselrode à Paris, afin d'amener une explication complète sur tous les points. À force d'entendre répéter qu'on devrait bien s'expliquer avant de s'égorger, que le prince Kourakin, usé auprès de Napoléon, plus propre à la représentation qu'aux affaires, ne suffisait pas pour apaiser la querelle, on avait fini à Saint-Pétersbourg par tourner les yeux sur un homme très-propre à rétablir la bonne intelligence si elle pouvait être rétablie, sur M. de Nesselrode, secrétaire principal de la légation de Paris, fort jeune alors, mais déjà fort remarqué, esprit fin, clairvoyant et sage, inspirant dès cette époque grande confiance à Alexandre, pris au sérieux par Napoléon beaucoup plus que le prince Kourakin, et actuellement en congé à Saint-Pétersbourg. On lui avait entendu dire depuis son retour de Paris que, si on le voulait bien, tout pourrait s'arranger; que Napoléon n'était pas aussi passionné pour la guerre qu'on le croyait généralement, qu'avec lui il fallait s'expliquer directement, parler clair et net, et qu'en s'y prenant de la sorte on pouvait avoir satisfaction, et arriver à un accommodement honorable. On avait donc songé à M. de Nesselrode, et on était tenté de l'envoyer à Paris avec des instructions et des pouvoirs pour traiter toutes les questions récemment soulevées, et envenimées bien moins par ce qu'on avait dit que par ce qu'on avait omis de dire. M. de Nesselrode se montrait flatté, à son âge, d'une si haute mission, et disposé à tout faire pour en assurer le succès. Malheureusement ce qui le flattait inspirait une fâcheuse jalousie à M. de Romanzoff, fort intéressé pourtant à prévenir la guerre, mais prenant ombrage des progrès du jeune diplomate et de la confiance qu'Alexandre semblait lui témoigner. Il opposait donc certaines objections à cette mission, bien que du reste il fût prêt à beaucoup de sacrifices pour maintenir la paix, et même l'alliance avec la France. Une objection de M. de Romanzoff, qui touchait Alexandre à cause de la susceptibilité russe, c'était de paraître implorer la paix par l'envoi d'un diplomate ayant mission spéciale de la négocier, surtout quand on n'était pas les premiers auteurs des mesures justement considérées comme provocatrices.
Un succès sur les Turcs facilite aux Russes l'envoi à Paris d'un messager de paix. Toutefois un événement heureux pour les Russes, survenu récemment en Turquie, fournit une occasion qu'on résolut de saisir pour envoyer M. de Nesselrode à Paris, sans se donner une apparence de faiblesse. Le général Kutusof, chargé en ce moment de diriger la guerre, avait mis à profit l'incurie des Turcs, qui après avoir repris Rutschuk étaient demeurés inactifs, les avait attirés près de Nicopolis en feignant d'y vouloir passer le Danube, puis l'avait franchi près de Rutschuk, avait surpris le camp du vizir, dispersé une partie de ses troupes, et tenait le reste étroitement bloqué dans une île du fleuve. Ce succès, qui semblait devoir contraindre la Porte à traiter, avait causé une grande joie à Saint-Pétersbourg, où il avait été connu en novembre 1811. Sur-le-champ on avait autorisé le général Kutusof à ouvrir une négociation, et à proposer la paix en se désistant des premières prétentions russes. Ainsi on ne demandait plus les provinces du Danube, c'est-à-dire la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie, mais la Bessarabie et la Moldavie seulement, cette dernière jusqu'au Sereth, une sorte d'indépendance pour la Valachie et la Servie, un petit territoire du côté du Caucase, à l'embouchure du Phase, et une somme de vingt millions de piastres à titre d'indemnité de guerre. Vraisemblance d'un arrangement prochain entre la Russie et la Porte. Des pourparlers s'étaient engagés sur ces bases à Giurgewo, et un armistice de plusieurs mois avait été convenu. À chaque instant on espérait à Saint-Pétersbourg voir arriver un courrier qui annoncerait la conclusion de la paix.
Ces résultats, quoiqu'ils fussent moins brillants que ceux qu'avait rêvés Alexandre, car il s'était flatté, outre la Finlande, d'ajouter du même coup à son empire la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie, étaient déjà fort beaux, et la seule acquisition de la Finlande et de la Bessarabie signalait d'une manière bien assez éclatante les débuts d'un règne qui promettait d'être fort long encore. Mais ces résultats lui convenaient bien davantage sous un autre rapport, c'était de pouvoir envoyer M. de Nesselrode à Paris sans qu'on criât à la faiblesse dans les salons de Saint-Pétersbourg. Maître de toutes ses forces par la fin de la guerre sur le Danube, il paraissait autant donner la paix que la recevoir, sans compter qu'il était en mesure de l'obtenir bien meilleure.
Alexandre prépare lui-même les instructions de M. de Nesselrode. On prépara donc les instructions de M. de Nesselrode. Alexandre prit la peine de les rédiger lui-même, et autorisa M. de Lauriston à annoncer le prochain départ du nouveau plénipotentiaire. On donna un grade de plus à M. de Nesselrode dans la diplomatie russe, afin qu'il se présentât revêtu de tous les signes de la confiance impériale. On attendait impatiemment un dernier courrier des bords du Danube, pour faire partir M. de Nesselrode juste au moment où la fin de la guerre de Turquie serait connue, et pour avoir en traitant tout à la fois plus de dignité et plus de force.
On informa de ces dispositions les diverses cours du continent, et notamment celles de Prusse et d'Autriche. M. de Lauriston en écrivit à Paris avec la satisfaction visible d'un bon citoyen, plus charmé d'avoir bien fait que certain d'être approuvé, car il était évident à son langage qu'il doutait fort de plaire à sa cour en travaillant avec tant de zèle au maintien de la paix.
Napoléon vivement contrarié par la nouvelle d'une mission pacifique. La nouvelle du départ de M. de Nesselrode, mandée plusieurs fois, n'arriva cependant à Paris avec tous les caractères de la certitude que vers le milieu de décembre. Elle déconcerta fort Napoléon, et le contraria par plus d'un motif. Il avait déjà eu connaissance des échecs des Turcs, qui, disait-il, s'étaient conduits comme des brutes, et il regardait la fin de la guerre de Turquie comme le commencement de la guerre avec la France. Il avait toujours supposé en effet que les Russes n'attendaient que cette occasion pour se retourner contre lui, et le placer entre des conditions inacceptables ou la guerre, alternative à l'égard de laquelle son choix était fait d'avance. La nouvelle du voyage de M. de Nesselrode ne lui laissa plus de doute. Il croit que la Russie, sûre d'en finir avec les Turcs, veut lui dicter la loi. Il en conclut que la Russie tenait la guerre de Turquie pour à peu près terminée, et qu'elle se hâtait d'en profiter pour lui dicter des conditions. Il y avait là de quoi l'irriter profondément, et le pousser même à un éclat, comme il n'y était que trop enclin, s'il n'avait conçu un vaste plan, qui exigeait de sa part la plus profonde dissimulation. Plan de dissimulation qui l'empêche de laisser éclater sa colère. Il voulait, en protestant toujours de son désir de la paix, en répétant qu'il n'armait que par pure précaution, arriver successivement à l'Oder, puis à la Vistule, avant que les Russes eussent franchi le Niémen, afin de sauver les immenses ressources en grains et fourrages qui se trouvaient dans la Pologne et la Vieille-Prusse, ressources que les Russes ne manqueraient pas de détruire si on leur en laissait le temps, car ils se vantaient tout haut d'être prêts à faire de leurs provinces un désert, comme les Anglais en avaient fait un du Portugal. Or, plus loin commencerait ce désert, moins grande serait la masse de ce qu'on aurait à porter avec soi. C'est pourquoi Napoléon, après s'être assuré de Dantzig, songeait en ce moment à s'assurer de la navigation du Frische-Haff par ses négociations avec la Prusse, afin de passer par eau de Dantzig à Kœnigsberg, puis de Kœnigsberg à Tilsit. Ce n'est qu'à partir du Niémen qu'il entendait se servir de transports par terre, et, se flattant de porter avec lui des vivres jusqu'à une distance de deux cents lieues, il croyait pouvoir s'avancer assez pour enfoncer le fer au cœur même de la Russie. Profonds motifs du plan de dissimulation conçu par Napoléon. Tout ce plan allait être déjoué si les Russes le prévenaient, et si, fondant à l'improviste sur la Vieille-Prusse et la Pologne, ils en faisaient un désert, en brûlaient les greniers, en prenaient le bétail pour l'emmener avec eux. Il fallait donc petit à petit, sans éclat, sans rupture, arriver à la Vistule, puis à la Prégel avant l'ennemi; il fallait aussi, et cela n'importait pas moins, retarder les hostilités jusqu'à l'été de 1812, car la condition des immenses transports que Napoléon avait préparés c'était la réunion et l'entretien d'une grande quantité de chevaux. Or, si on employait leurs forces à porter de quoi les nourrir eux-mêmes, autant valait ne pas s'en embarrasser, car il ne resterait rien pour les hommes. Si en effet les six mille voitures attelées devaient charrier de l'avoine et non du blé, ce n'était pas la peine de traîner avec soi un si vaste attirail. Il veut être arrivé sur la Vistule avec ses armées avant que les Russes aient eu le temps de détruire les ressources contenues en Pologne et en Vieille-Prusse. Pour en être dispensé, il fallait ne commencer la guerre qu'en juin. La terre se couvrait alors dans le Nord de fourrages et de moissons, et en donnant aux chevaux de la cavalerie, de l'artillerie et du train, dont le nombre passait déjà cent mille, et devait s'élever bientôt à cent cinquante mille, les moissons des Russes à manger en herbe, on était assuré de faire vivre sur le sol de l'ennemi les nombreux animaux qu'on amènerait à sa suite. Il fallait donc ces animaux pour nourrir les hommes, et la belle saison pour nourrir ces animaux. Les Russes auraient beau mettre le feu à leurs champs, ils ne brûleraient pas les herbes. Ajoutez qu'avec les immenses préparatifs qu'il avait à terminer, bien qu'il s'y fût pris deux ans à l'avance, Napoléon savait par expérience que deux mois de plus n'étaient pas à dédaigner; que les Russes ayant pour arme la destruction, et lui la création des moyens, le temps n'était pas un élément nécessaire pour eux, tandis qu'il était indispensable pour lui.
Par ce motif, Napoléon ne veut pas d'une explication catégorique après laquelle les Russes ne pourraient plus concevoir de doutes sur l'imminence d'une guerre prochaine. Par ces motifs profonds, il fallait se glisser en quelque sorte jusqu'à la Vistule, et gagner non-seulement du terrain, mais du temps, sans provoquer une rupture. Pour réussir dans un tel dessein il n'y avait rien de mieux que cet état de querelle obscure, indécise, où l'on se répétait indéfiniment: Vous armez... Et vous aussi... C'est vous qui avez commencé... Non, ce n'est pas nous, c'est vous... Nous ne voulons pas la guerre... Nous ne la voulons pas non plus..... et autres propos semblables fort insignifiants en apparence, mais fort calculés de la part de celui qui, avec ces ennuyeux reproches, occupait des mois entiers, gagnait de décembre à janvier, de janvier à février, et espérait gagner encore jusqu'en juin 1812. Or une explication claire et catégorique devait faire cesser une situation si utile aux desseins de Napoléon, et l'arrivée de M. de Nesselrode, en provoquant cette explication, ne lui convenait aucunement[20]. Quelque adresse qu'il pût y mettre, quelque empire qu'il sût prendre sur lui-même lorsqu'il s'y appliquait, il était impossible qu'avec un homme aussi pénétrant que M. de Nesselrode, il ne fût pas bientôt amené à un éclaircissement complet, à une solution par oui ou par non, après laquelle il n'y aurait plus qu'à marcher tout de suite les uns contre les autres. Or il lui importait, comme on vient de le voir, qu'on arrivât, les Français sur la Prégel, les Russes sur le Niémen, avant de s'être déclaré la guerre, et en se répétant sans cesse qu'il fallait s'expliquer, sans pourtant s'expliquer jamais.
Janv. 1812. Napoléon s'y prend de manière à empêcher la mission de M. de Nesselrode, et à mettre ses armées en mouvement sans provoquer une rupture immédiate. Il forma donc la résolution de donner sur-le-champ ses derniers ordres militaires, et en même temps il s'y prit de la manière la plus convenable pour empêcher M. de Nesselrode de venir à Paris, en se gardant toutefois de blesser la Russie, et de la pousser à une rupture immédiate. Il voyait le prince Kourakin fort souvent; il savait, car le bruit en était déjà répandu dans toute l'Europe, que l'envoi de M. de Nesselrode à Paris était prochain, et il n'en dit mot au prince, silence tout à fait inexplicable s'il n'était improbateur de la mission projetée. Il ne s'en tint pas là: s'expliquant sur ce sujet avec le ministre de Prusse, qui devait nécessairement recueillir ses paroles et les mander à Berlin, d'où le désir d'être utile à la cause de la paix pourrait bien les faire arriver jusqu'à Saint-Pétersbourg, il ne dit rien précisément qui ressemblât à l'intention de ne pas recevoir M. de Nesselrode, mais il se montra froid, retenu, presque mécontent, parut désapprouver l'éclat donné à cette espèce de mission extraordinaire, car c'était, selon lui, engager l'amour-propre des deux puissances, les rendre plus difficiles, plus attentives à ne rien concéder de trop. À cette désapprobation indirecte de la mission de M. de Nesselrode, il joignit, dans une occasion assez importante, une froideur marquée pour la légation russe. Le premier de l'an, jour consacré aux réceptions, c'est à peine s'il adressa la parole au prince Kourakin, qui, fort attentif aux petites choses, ne manqua pas de le remarquer, et en conclut que la mission de M. de Nesselrode ou venant trop tard, ou ne plaisant pas, n'avait pas chance de réussir. Ce qu'il y eut de plus grave encore, ce fut le bruit des ordres donnés par Napoléon, bruit toujours suffisant, si petit qu'il soit, pour frapper l'oreille d'un ambassadeur quelque peu informé. Napoléon avait recommandé la discrétion la plus absolue, mais tant de gens devaient être dans la confidence, quelques-uns de ses ordres étaient si difficiles à cacher par leur nature et leur gravité, que le mystère, possible pour le gros du public, ne l'était pas pour une diplomatie qui payait fort bien les trahisons. En effet M. de Czernicheff, aide de camp de l'empereur Alexandre, souvent en mission à Paris, avait acheté un commis qui lui livrait les secrets les plus importants du ministère de la guerre. Par ces diverses causes, le prince Kourakin parvint à savoir tout ce que Napoléon avait ordonné, et ce qu'il avait ordonné ne pouvait laisser aucun doute sur la résolution irrévocable d'hostilités prochaines.
Levée de la conscription de 1812. D'abord il avait prescrit à M. de Cessac, devenu ministre de l'administration de la guerre, de préparer le sénatus-consulte pour la levée de la conscription de 1812, mesure nécessairement très-significative, puisque les cadres ayant déjà reçu la conscription de 1811 tout entière, étaient suffisamment remplis pour un armement de pure précaution. Napoléon avait ensuite demandé aux gouvernements allemands de fournir leur contingent complet, et l'avait exigé non pas seulement des principaux d'entre eux, comme la Bavière, la Saxe ou le Wurtemberg, capables de garder un secret, mais de tous les petits princes, auxquels on ne pouvait s'adresser sans que le fait fût bientôt divulgué. Réunion des contingents allemands, et rappel des troupes d'Espagne destinées à la Russie. Il avait écrit en chiffres aux maréchaux Suchet et Soult de lui envoyer sur-le-champ les régiments dits de la Vistule, régiments excellents dont il voulait se servir en Pologne. Il avait donné des ordres pour le retour immédiat de la jeune garde, cantonnée en Castille, et pour celui des dragons, destinés à rentrer en France un escadron après l'autre. C'est ce qui explique comment en Espagne, après avoir tout fait converger sur Valence, avec la pensée de tout faire refluer ensuite sur le Portugal, il avait concentré soudainement les forces disponibles du côté de la Castille, au lieu de les concentrer du côté du Portugal, de manière que les Anglais, ayant profité du mouvement vers Valence pour prendre Ciudad-Rodrigo, avaient profité bientôt après du mouvement vers la Castille pour prendre Badajoz.
Départ d'une partie de la garde impériale. Indépendamment de ces ordres, Napoléon achemina vers le Rhin, non les détachements de la garde qui étaient à Paris même, ce qui eût produit trop de sensation, mais ceux qui stationnaient dans les environs, tels, par exemple, que les régiments de la garde hollandaise. Il pressa de nouveau les achats de chevaux en Allemagne, lesquels, à son gré, ne s'exécutaient pas assez vite, et mit en marche les bataillons d'équipages dont l'organisation était achevée, en leur donnant à porter des souliers, des eaux-de-vie, et en général des objets d'équipement. Ordre secret de départ adressé à l'armée d'Italie. Enfin il expédia un premier ordre de mouvement à l'armée d'Italie. Cette armée ayant à traverser la Lombardie, le Tyrol, la Bavière, la Saxe, pour se trouver en ligne sur la Vistule avec l'armée du maréchal Davout, devait être en mouvement au moins un mois avant les autres, si on voulait qu'elle ne fût pas en retard. Cependant, comme de toutes les mesures qu'il avait à prendre celle-ci était la plus frappante, car on ne pouvait déplacer l'armée d'Italie, l'arracher à ses cantonnements pour lui faire parcourir une moitié de l'Europe, sans un parti bien arrêté à l'égard de la guerre, il s'attacha à bien garder son secret, et écrivit directement au prince Eugène en ayant soin d'éviter l'intermédiaire des bureaux. Il enjoignit à ce prince de disposer ses divisions à Brescia, Vérone et Trieste pour le milieu de janvier, afin qu'elles fussent prêtes à marcher vers la fin du même mois avec tout leur matériel. Quoiqu'il les demandât en janvier, il n'y comptait qu'en février, sachant, avec sa grande expérience, que ce n'est pas trop que de concéder un mois aux retards inévitables. Succession de tous les mouvements de troupes profondément calculée. Il avait le projet de faire partir les troupes d'Italie vers la fin de février, et de n'ébranler celles du maréchal Davout que dans le courant de mars, sauf à porter rapidement celles-ci sur la Vistule, si la nouvelle du mouvement de l'armée d'Italie amenait les Russes sur le Niémen. Sinon il se proposait de pousser lentement ses colonnes sur la Vistule, où il ne désirait pas les avoir avant la mi-avril, de les porter ensuite à la mi-mai sur la Prégel, et à la mi-juin sur le Niémen. En mettant ainsi trois mois à les mouvoir de l'Elbe au Niémen, les hommes, les chevaux devaient arriver sans s'être fatigués, et parvenir sur le théâtre de la guerre au complet de leur effectif et de leur équipement.
Les dernières mesures prises par Napoléon et un courrier du prince Kourakin achèvent de détruire tous les doutes de la cour de Russie sur l'imminence de la guerre. De toutes ces mesures, la légation russe n'ignora que le départ de l'armée d'Italie, dont le prince Eugène avait seul la confidence, et le rappel des Polonais d'Espagne demandé par dépêches chiffrées aux maréchaux Soult et Suchet. Mais elle connut toutes les autres, et c'était assez pour dissiper les derniers doutes, s'il avait pu en rester encore sur la résolution de commencer la guerre dans la présente année 1812. Le prince Kourakin en effet n'en conserva plus aucun dès les premiers jours de janvier. Le silence évidemment volontaire gardé avec lui sur la mission de M. de Nesselrode, la froideur tout à fait inusitée qu'on lui avait montrée, et qui contrastait avec les prévenances dont il était ordinairement l'objet, enfin toutes les dispositions dont les bruits publics suffisaient pour acquérir la connaissance, équivalaient à la démonstration la plus complète. Aussi le prince Kourakin expédia-t-il le 13 janvier un courrier extraordinaire, pour faire part à sa cour de tout ce qu'il avait appris et observé lui-même, et lui déclarer qu'à son avis la guerre était résolue, et qu'il fallait se préparer sur-le-champ à la soutenir. Il demandait même des ordres pour les cas extrêmes, pour celui par exemple où il se verrait obligé de quitter Paris. Peut-être sa grande sensibilité aux froideurs de la cour avait-elle donné plus de vivacité à ses convictions, mais si son déplaisir personnel l'avait porté à dire que la guerre était résolue, ce déplaisir n'avait servi qu'à l'éclairer, car il est bien vrai qu'en ce moment elle l'était irrévocablement.
Quand les dépêches du prince Kourakin parvinrent à Saint-Pétersbourg, on était encore tout disposé à envoyer M. de Nesselrode à Paris, et on n'attendait que la circonstance déterminante d'un courrier de Constantinople pour ordonner son départ. Malheureusement ce courrier n'arrivait pas, et M. de Romanzoff abusait de ce retard par jalousie du jeune négociateur. Consternation et ferme résolution de la cour de Russie. Le courrier du prince Kourakin parti le 13 janvier arriva le 27 à Saint-Pétersbourg et y causa la plus vive sensation. À la lecture des dépêches qu'il apportait, on partagea le sentiment de l'ambassadeur, et, comme lui, on ne douta plus de la guerre. Déjà on était fort enclin à croire que la crise actuelle aurait cette issue, et plutôt que de se soumettre comme la Prusse ou l'Autriche à toutes les volontés de Napoléon, plutôt que de sacrifier les restes du commerce russe, on était résolu à braver les dernières extrémités. Pourtant, de la prévoyance du fait au fait lui-même, il y a toujours une différence que les hommes sentent très-vivement, et on en fut profondément affecté à Saint-Pétersbourg, à tel point que M. de Lauriston put dire sans exagération qu'on y était consterné. C'était alors dans l'opinion de l'Europe une si grande chance à courir que de braver Napoléon, son génie, ses vaillantes armées; c'étaient de si redoutables souvenirs que ceux d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau, de Friedland, que même avec le plus noble sentiment de patriotisme, ou avec les haines ardentes de l'aristocratie européenne contre nous, on était saisi d'une sorte de terreur à la pensée de recommencer une lutte qui avait toujours si mal réussi. Cette fois, d'ailleurs, si la fortune était encore contraire, il se pourrait bien que l'on eût consolidé pour toujours la domination qu'on voulait renverser, et qu'on eût exposé la Russie à tomber à ce second rang auquel la Prusse et l'Autriche étaient aujourd'hui descendues, et dont on avait horreur. La Providence, qui garde si bien ses secrets, n'avait pas encore dit le sien, et les Russes ne savaient pas qu'ils étaient à la veille de leur grandeur, et Napoléon savait encore moins qu'il était à la veille de sa chute! Pourtant de ces secrets providentiels il en transpire toujours quelque chose pour le génie, quelquefois même pour la passion.
Plan de guerre qui naît spontanément dans l'esprit de tout le monde en Russie. La passion, qui le plus souvent aveugle, et si rarement éclaire, avait cette fois découvert une partie de la vérité aux Russes. Ils se disaient que Napoléon était venu à bout en 1807 de leurs armées, mais qu'il avait failli s'enfoncer dans leurs boues, mourir de faim ou de froid au milieu de leurs frimas. La catastrophe de Charles XII leur revenait en mémoire. La récente détresse de Masséna en Portugal, qu'on avait créée à force de dévastations, et publiée dans toute l'Europe avec une espèce de jactance barbare, les occupait également, et presque partout ils répétaient que sans brûler les champs d'autrui comme les Anglais, en incendiant leurs propres campagnes, ils placeraient Napoléon dans une position plus affreuse encore que celle de Masséna. On veut se retirer dans les profondeurs de l'empire en détruisant toutes choses sur les pas des Français. Aussi dans tous les rangs de l'armée russe entendait-on dire qu'il faudrait tout brûler, tout détruire, se retirer ensuite dans le fond de la Russie sans livrer de bataille, qu'on verrait alors ce que pourrait le terrible empereur des Français dans des plaines ravagées, dépourvues de grains pour ses soldats, d'herbe pour ses chevaux, et que, nouveau Pharaon, il périrait dans l'immensité du vide, comme l'autre dans l'immensité des flots. Ce plan d'éviter les grandes rencontres, et de se retirer en ravageant, naissait dans tous les esprits, et dans cette circonstance solennelle tout le monde, pour ainsi dire, avait été général.
Quelques esprits impatients voudraient qu'on portât le ravage en avant, et qu'on allât tout détruire en Pologne et en Vieille-Prusse. Il y avait même parmi les officiers de l'empereur Alexandre des caractères plus ardents que les autres, qui lui conseillaient de porter le désert en avant, et pour cela de ne pas attendre Napoléon sur le Niémen, de ne pas lui laisser ainsi les riches greniers de la Pologne et de la Vieille-Prusse, mais d'envahir sur-le-champ ces contrées, les unes appartenant à l'odieuse Pologne pour laquelle on avait la guerre, les autres à la Prusse que sa faiblesse allait faire l'alliée de Napoléon, de les occuper pour quelques jours seulement, de tout y détruire, et de les évacuer immédiatement après.
Alexandre ne veut pas prendre cette initiative, afin de conserver la paix aussi longtemps qu'elle sera honorablement possible. Alexandre, pensant à cet égard comme tous les soldats et officiers de son armée, était bien d'avis d'opposer à Napoléon les distances et la destruction, de refuser les batailles, et de s'enfoncer dans l'intérieur de la Russie, sauf à s'arrêter et à combattre quand on trouverait les Français épuisés de fatigue et de faim; mais il n'était pas de l'avis de ceux qui prétendaient envahir sur-le-champ pour les ravager la Vieille-Prusse et la Pologne. Prendre l'offensive, se porter en avant, c'était donner des chances au grand gagneur de batailles de vous vaincre dans le pays même où on irait le prévenir, c'était aussi partager avec lui les torts de l'agression, du moins aux yeux des peuples, et Alexandre, avant de demander à sa nation les derniers sacrifices, désirait que l'univers entier fût convaincu qu'il n'avait point été l'agresseur. Enfin il y avait une raison qu'Alexandre disait moins, mais qui agissait fortement sur lui, c'est que tant que la paix était honorablement possible il voulait la conserver, et ne pas la compromettre par une initiative imprudente. De son côté M. de Romanzoff, dont la politique avait été fondée sur l'alliance française, et qui allait perdre par la guerre la base de son système et le vrai motif de sa présence dans les conseils de l'empire, se flattait encore que lorsque Napoléon serait sur la Vistule, Alexandre sur le Niémen, on pourrait entamer une sorte de négociation armée, et qu'à la veille de s'engager dans des voies effrayantes, on serait peut-être plus accommodant des deux parts; que Napoléon lui-même, ayant vu de plus près les difficultés de cette guerre lointaine, serait moins exigeant, et qu'on finirait par s'entendre au dernier instant, au moyen d'un compromis qui sauverait l'honneur de tous: faible espérance sans doute, mais à laquelle M. de Romanzoff et Alexandre ne pouvaient pas se décider à renoncer.
Premier plan de campagne des Russes. Dans ces vues, Alexandre, avec son ministre et quelques généraux investis de sa confiance, arrêta le système de guerre qu'il convenait d'adopter. Il fut décidé qu'on aurait deux armées considérables, dont tous les éléments étaient déjà réunis, l'une sur la Dwina, l'autre sur le Dniéper, deux fleuves qui, naissant à quelques lieues l'un de l'autre, courent le premier vers Riga et la Baltique, le second vers Odessa et la mer Noire, et décrivent ainsi une vaste ligne transversale du nord-ouest au sud-est, constituant pour ainsi dire la frontière intérieure du grand empire russe. Ces deux armées, ayant leurs postes avancés sur le Niémen, se retireraient concentriquement à l'approche de l'ennemi, lui présenteraient une masse compacte qui serait au moins de 250 mille hommes, et à laquelle on espérait pouvoir ajouter bientôt des réserves au nombre de cent mille. Une troisième armée, d'une quarantaine de mille hommes, se tiendrait en observation vers l'Autriche, se lierait avec celle du Danube qui était de soixante mille, et ces deux armées elles-mêmes, suivant les événements de Turquie, se rendraient sur le théâtre de la guerre, et porteraient à quatre cent cinquante mille hommes la somme totale des forces russes.
Alexandre compte beaucoup sur le rôle que l'opinion jouera dans cette guerre. Ces moyens, indépendamment du climat, des distances, et des ravages projetés, avaient une valeur considérable, et soutenaient la confiance des Russes. Mais d'autres motifs contribuaient encore à la fortifier. Les Russes pensaient que dans cette lutte l'opinion jouerait un rôle important, et que ceux qui seraient parvenus à la mettre de leur côté auraient un grand avantage. Ils savaient que la France elle-même, quoique condamnée à se taire, n'approuvait pas ces guerres incessantes, dans lesquelles on versait son sang par torrents pour des objets qu'elle ne comprenait plus, depuis que ses frontières avaient non-seulement atteint, mais dépassé les Alpes, le Rhin et les Pyrénées. État des esprits en Allemagne, en Pologne, et même en France. Ils savaient qu'après un immense enthousiasme pour la personne de Napoléon, une sourde haine commençait à naître contre lui, et pouvait éclater au premier revers; qu'en Allemagne cette haine était non pas sourde et cachée, mais ardente et publique, plus violente même qu'en Espagne, où l'épuisement l'avait un peu amortie; que dans les États alliés, comme la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, les peuples en voulaient cruellement à leurs princes de les sacrifier à un maître étranger, dans un pur intérêt d'agrandissement territorial, et que la conscription était devenue chez eux la plus odieuse des institutions; qu'en Prusse, outre tous les maux résultant de guerres continuelles, on était inconsolable de sa grandeur perdue; qu'en Autriche, où l'on était un peu calmé depuis la paix et le mariage, la cour nourrissait plus d'aversion que jamais contre la France, qu'on regrettait amèrement l'Italie et surtout l'Illyrie; qu'enfin dans le Nord, en Pologne même, il y avait des souffrances qui diminuaient beaucoup l'enthousiasme pour Napoléon, et rendaient des partisans à l'opinion de quelques grands seigneurs polonais, qui pensaient qu'il fallait reconstituer la Pologne non par la France, mais par la Russie, en plaçant la couronne des Jagellons sur la tête d'Alexandre, ou sur celle d'un prince de sa famille. Et il était vrai que la malheureuse Pologne, n'ayant d'autre richesse que ses blés, ses bois, ses chanvres, qui ne pouvaient plus franchir le port de Dantzig depuis le blocus continental, souffrait horriblement; que chez elle la noblesse était ruinée, le peuple écrasé par les impôts, et la ville de Dantzig, de riche cité commerciale convertie en cité guerrière, réduite à la dernière misère. Le général Rapp, fin courtisan, mais cœur excellent, avait été si touché du spectacle de ces maux, qu'il avait osé les faire connaître au maréchal Davout, en disant que si l'armée française avait un seul revers, ce ne serait bientôt qu'une insurrection générale du Rhin au Niémen. Le froid et sévère Davout lui-même, regardant peu à des souffrances qu'il partageait tout le premier avec ses soldats, observant sur les affaires publiques le silence qu'il imposait aux autres, avait cependant transmis à Napoléon les lettres que le général Rapp lui avait écrites, en les accompagnant de ces paroles remarquables: «Je me souviens en effet, Sire, qu'en 1809, sans les miracles de Votre Majesté à Ratisbonne, notre situation en Allemagne eût été bien difficile!»—
L'état des esprits confirme Alexandre dans la résolution de ne pas prendre l'initiative afin de laisser à Napoléon tous les torts de l'agression. C'étaient là les vérités bien tristes pour nous, qui, venant s'ajouter au sentiment de leurs forces réelles, inspiraient aux Russes la confiance d'entreprendre une lutte formidable. Ils se disaient donc que si la guerre offrait de cruelles chances, elle en présentait d'avantageuses aussi; que si Napoléon, comme Charles XII, rencontrait en Russie les plaines de Pultawa, l'Allemagne entière se soulèverait sur ses derrières; que les princes alliés seraient forcés par leurs peuples de se détacher de son alliance; que la Pologne elle-même accueillerait l'idée de se reconstituer autrement que par la main de Napoléon, et que la France, épuisée de sang, fatiguée des sacrifices que lui coûtait une ambition sans bornes et sans objet raisonnable, ne ferait plus les efforts dont en d'autres temps elle s'était montrée capable pour soutenir sa grandeur.
Ces motifs confirmaient Alexandre dans la résolution de mettre les torts du côté de Napoléon, de n'en mettre aucun du sien, de ne pas prendre l'initiative de l'agression, de border le Niémen sans le dépasser, et, dans une attitude formidable, mais réservée, d'attendre l'ennemi sans aller le chercher. Cette conduite lui semblait de tout point la meilleure, militairement et politiquement, sans compter qu'en agissant ainsi on sauvait la dernière chance de la paix, car il était toujours possible qu'au dernier moment une négociation heureuse fît tomber les armes des mains de tout le monde. Ce système fut poussé au point de laisser à l'ennemi l'initiative de tous les actes évidemment provocateurs, comme le départ de la garde impériale, et celui de l'Empereur pour l'armée. Ainsi on résolut de ne faire partir la garde impériale russe de Saint-Pétersbourg que lorsque la garde impériale française serait partie de Paris, et Alexandre lui-même projeta de ne quitter sa capitale qu'après que Napoléon aurait quitté la sienne. On verra plus tard qu'en ce dernier point seulement il ne tint pas à son système jusqu'au bout.
Direction de la diplomatie russe. La diplomatie fut dirigée dans le même sens. Évidemment il n'y avait rien à espérer de la Prusse ni de l'Autriche. Tout ce qu'on pouvait obtenir de ces puissances, c'était la neutralité, si toutefois Napoléon la leur permettait; mais quant à une coopération de leur part, il n'y fallait pas songer. Cependant il y avait des alliances qui s'offraient avec ardeur, avec importunité presque, c'étaient celle de l'Angleterre, et, le croirait-on? celle de la Suède. L'alliance de l'Angleterre était naturelle, légitime, et elle était inévitable au premier coup de canon tiré entre la France et la Russie. Impatience que témoigne l'Angleterre de se rapprocher de la Russie. Le cabinet anglais, dans son impatience de la nouer, avait choisi le prétexte d'une demande de salpêtre adressée par la Russie au commerce neutre, pour expédier sur Riga une douzaine de bâtiments chargés de poudre. Puis elle avait envoyé en Suède un agent, M. Thornton, qui à la moindre espérance d'être accueilli devait se jeter dans le premier port russe qui lui serait ouvert. En attendant, M. Thornton devait essayer à Stockholm de s'aboucher avec la légation russe, en se servant du cabinet suédois pour faire agréer ses ouvertures.
Rien, il faut le répéter, n'était plus naturel que cette impatience du cabinet britannique, on peut dire seulement qu'elle était trop pétulante, et qu'en se mettant si tôt en avant, elle s'exposait à rapprocher, si un rapprochement était possible encore, ceux qu'elle voulait pour jamais désunir. Mais la Suède, ou, pour parler plus exactement, le prince qui devait à la France d'être monté sur les marches du trône de Suède, s'employer avec passion à nous chercher des ennemis, à nouer des alliances contre nous! c'est ce qui a lieu d'étonner, de révolter même tout cœur honnête, et c'est pourtant ce qui se voyait dans le moment, et ce qui devait être une des parties les plus frappantes du tableau extraordinaire offert alors aux yeux du monde.
Fureur croissante du prince Bernadotte contre Napoléon. Le prince Bernadotte, élu héritier du trône de Suède on a vu comment, à quelle occasion, dans quelle intention, venait de se constituer définitivement l'ennemi le plus actif et le moins déguisé de Napoléon. Le refus de la Norvége, acte si honnête d'une politique qui ne l'était pas toujours, le silence dédaigneux prescrit à la légation française, avaient réveillé dans son cœur la vieille haine qu'il nourrissait contre Napoléon, et cette haine, le croirait-on? avait pour principe l'envie. Envieux par nature, il osait jalouser celui qui aurait dû à jamais rester hors de portée pour son envie, tant la supériorité de gloire et de situation mettait le général Bonaparte hors de toute comparaison avec le général Bernadotte. Que ce dernier jalousât Moreau, Masséna, Lannes, Davout, quoique mille fois supérieurs à lui, on l'aurait conçu; mais Napoléon, il fallait la folie de l'envie dans un petit cœur et un petit esprit, pour qu'il en fût ainsi! Investi un moment de la régence, comme nous l'avons dit, par suite de la mauvaise santé du roi régnant, puis privé de ce rôle parce que le roi avait craint une trop grande altération des rapports avec la France, mais resté en secret le principal moteur des affaires, il avait tout à coup tourné ses regards vers les partis qui ne l'avaient pas d'abord appelé au trône, vers le parti anglais, composé des commerçants et des propriétaires qui vivaient de la contrebande, vers le parti de l'aristocratie, qui détestait la France et les révolutions, leur disant tout bas ou tout haut, selon les circonstances, et presque toujours avec une imprudence singulière, qu'il n'entendait pas être l'esclave de Napoléon, qu'il était Suédois et non Français, que s'il convenait à la France de ruiner la Suède en la privant de son commerce, il ne s'y prêterait pas, et qu'avant tout il songeait à la prospérité de sa nouvelle patrie. Langage de ce prince aux divers partis qui divisent la Suède. Quant à ceux qui l'avaient élu, et qui comprenaient tous les amis de la France, passionnés pour la révolution de 1789, pour l'ancienne grandeur suédoise, pour la gloire des armes, ce qui les avait portés à choisir un général français, il leur parlait d'honneur, de patrie, de vaillance militaire, et, sans indiquer où ni comment, promettait de les conduire à la victoire, et de refaire la grandeur de la Suède. Flattant ainsi tous les partis par le côté qui les touchait le plus, il avait cherché aussi à se rapprocher des légations anglaise et russe, la première existant clandestinement, la seconde officiellement à Stockholm, en faisant entendre à chacune ce qui pouvait le mieux lui convenir. Ses offres à l'Angleterre et à la Russie. Il avait dit à l'une et à l'autre qu'il était prêt à secouer le joug de la France, que si les principales puissances se décidaient à donner le signal il le suivrait, qu'il savait le côté faible du génie et de la puissance de Napoléon, et enseignerait le secret de le battre; que le général Bernadotte de moins dans les armées françaises, c'était beaucoup, et que si l'Angleterre et la Russie voulaient s'entendre avec la Suède, il pouvait leur être d'un immense secours; que lorsque Napoléon serait enfoncé en Pologne, où il avait failli périr en 1807, et où il aurait péri sans les services du général Bernadotte, il pourrait, lui, prince royal de Suède, descendre sur le continent avec trente mille Suédois, et même cinquante, si on lui donnait des subsides, et qu'il soulèverait toute l'Allemagne sur les derrières de l'armée française. Pour prix de ce concours, il demandait non pas la Finlande, qu'il savait nécessaire à la Russie, mais la Norvége, qu'il était peu raisonnable de laisser au Danemark, constant allié de Napoléon et traître à la cause de l'Europe.
Défiance qu'inspire à la Russie et à l'Angleterre la vivacité de zèle montrée par le prince de Suède. Ces confidences, faites avec une incroyable indiscrétion à l'Angleterre et à la Russie, avaient excité une sorte de défiance, tant elles semblaient étonnantes et inspiraient peu d'estime pour leur auteur. Adressées même au roi de Prusse dans une entrevue secrète demandée à son ambassadeur, elles avaient révolté l'honnêteté de ce monarque, qui n'avait pas osé nous dénoncer cet infidèle enfant de la France, mais nous avait assez clairement avertis de le surveiller. Quant aux puissances ou déjà en guerre avec nous comme l'Angleterre, ou prêtes à y entrer comme la Russie, elles avaient ménagé un ennemi de Napoléon dont elles pouvaient tirer parti, sans toutefois se fier à lui. Afin de se faire mieux venir de l'une et de l'autre, le nouveau prince suédois avait proposé de se servir de l'ancienne influence suédoise en Turquie pour négocier la paix entre les Turcs et les Russes, et il avait même entrepris des négociations dirigées en ce sens soit à Saint-Pétersbourg, soit à Constantinople. Ainsi ce personnage si nouveau sur la scène du monde, et ennemi si peu attendu de la France, s'offrait à rapprocher l'Angleterre de la Russie, la Russie de la Porte, et voulait être à tout prix le nœud de tous ces liens, l'épée de toutes ces coalitions.
Alexandre diffère de s'entendre avec l'Angleterre, afin de ne pas sacrifier les dernières espérances de paix. Alexandre, dans son système de réserve, qui avait pour but, nous venons de le dire, de mettre tous les torts du côté de son adversaire, et de se tenir libre de tout engagement, afin de pouvoir jusqu'au dernier moment opter pour la paix, ne voulait se prêter ni aux impatiences de l'Angleterre, ni aux intrigues de la Suède, dont la conversion lui semblait trop rapide pour mériter confiance. Il avait fait une réflexion fort naturelle et fort simple, c'est que la rupture avec la France une fois consommée, la paix avec l'Angleterre serait l'affaire d'une heure, que les conditions seraient celles qu'il voudrait, que ses préparatifs à lui étaient terminés depuis un an, ceux de l'Angleterre depuis dix, qu'un retard de deux ou trois mois dans le rapprochement ne nuirait donc pas à l'organisation de leurs moyens, et que quant à l'emploi de ces moyens il ne serait bien réglé qu'au moment même de la guerre; qu'il n'y avait donc pas à se presser, et qu'à vouloir agir un peu plus tôt on ne gagnerait rien, sinon de se compromettre avec Napoléon, et de sacrifier définitivement les dernières espérances de la paix. En conséquence Alexandre refusa les vaisseaux chargés de poudre, les força de sortir des eaux de Riga en menaçant de tirer dessus s'ils ne s'éloignaient, et fit entendre à M. Thornton qu'il n'était pas temps encore de se présenter à Saint-Pétersbourg. Il flatte Bernadotte sans toutefois s'engager encore avec lui. Quant à la Suède, comme il était moins certain de l'avoir avec lui, car cette puissance, dans sa mobilité ambitieuse, pourrait, de même qu'elle avait quitté Napoléon pour un désappointement, quitter la Russie pour des avances repoussées, Alexandre résolut d'écouter ses incroyables propos, de paraître y prêter l'oreille avec l'attention qu'ils méritaient, et d'y réfléchir avec la maturité qu'exigeait leur importance. Alexandre envoya des fourrures magnifiques au prince Bernadotte, et lui prodigua les témoignages personnels les plus flatteurs. Adoucissement apporté aux conditions que la Russie veut imposer aux Turcs, afin de faciliter la conclusion de la paix. À l'égard de la Turquie, qui résistait obstinément aux conditions mises en avant, qui ne voulait à aucun prix abandonner la Moldavie jusqu'au Sereth, qui ne voulait pas consentir au protectorat des Russes sur la Valachie et la Servie, qui ne voulait pas davantage céder un terrain quelque petit qu'il fût le long du Caucase, ni payer une indemnité de guerre, dans la persuasion où elle était qu'en résistant quelques jours de plus, la Russie pressée par les armes de la France serait obligée de se désister de toutes ses prétentions, Alexandre modifia encore une fois les conditions proposées, renonça au protectorat de la Servie et de la Valachie, au territoire réclamé le long du Caucase, à l'indemnité de guerre, mais insista sur la Bessarabie en entier, sur la Moldavie jusqu'au Sereth, et se flatta d'obtenir la paix à ces nouvelles conditions, ce qui devait lui assurer la libre disposition de ses forces contre la France.
La mission de M. de Nesselrode définitivement abandonnée. Tels étaient les plans de la Russie, plans, on le voit, fort bien entendus, et fort bien adaptés surtout à sa situation. Au point où en étaient les choses, on ne pouvait plus songer à envoyer M. de Nesselrode à Paris, car ce n'était pas la peine de se donner l'apparence d'implorer la paix, pour ne la point obtenir. Aussi le projet de cette démarche fut-il abandonné, à la satisfaction fort irréfléchie de M. de Romanzoff. Dernières et solennelles explications d'Alexandre avec M. de Lauriston. Alexandre fit part de cette nouvelle détermination à M. de Lauriston avec une douleur qu'il ne dissimula point; il lui dit que le courrier parti le 13 janvier de Paris ne laissait plus une seule espérance de sauver la paix, qu'il en avait un profond chagrin, car il n'avait pas cessé de la désirer sincèrement; que pour la conserver il avait résolu de se tenir aux conditions de Tilsit, c'est-à-dire de rester en guerre avec l'Angleterre, de souffrir même la spoliation des États d'Oldenbourg, sauf une indemnité que la France fixerait à son gré, et de tolérer l'existence du grand-duché de Varsovie, pourvu toutefois qu'on ne voulût pas en faire le commencement d'un royaume de Pologne. Il dit encore que quant au blocus continental, il était toujours résigné à y concourir en fermant ses ports au pavillon britannique, et en recherchant ce pavillon sous toutes les dénominations qu'il usurperait; mais que pousser ce soin jusqu'à exclure entièrement le commerce américain lui était impossible, car ce serait réduire son pays à l'état de misère où se trouvait la Pologne; que les Américains qu'il recevait avaient, il est vrai, communiqué avec les Anglais, qu'il le savait, mais qu'il était certain de leur nationalité, qu'il ne les admettait pas lorsqu'elle offrait un seul doute; que s'il ne voulait pas les laisser entrer lorsqu'ils avaient communiqué avec les Anglais, il serait réduit à n'en recevoir aucun, ce qui serait ruineux pour la Russie, ce qui d'ailleurs ne pouvait être déclaré obligatoire qu'en vertu des décrets de Berlin et de Milan, rendus sans sa participation; que ces choses il les avait répétées cent fois, qu'il les répétait une dernière, pour bien constater ce qu'il appelait son innocence; mais qu'aucune puissance au monde ne le ferait sortir des termes qu'il avait posés, et qu'il posait encore; qu'il soutiendrait une guerre de dix ans, s'il le fallait, qu'il se retirerait au fond de la Sibérie, plutôt que de descendre à la situation de l'Autriche et de la Prusse; que Napoléon en provoquant cette rupture appréciait bien mal ses vrais intérêts; que l'Angleterre était déjà presque à bout de ressources, qu'en continuant de lui tenir le continent fermé, comme il l'était actuellement, et en tournant contre lord Wellington les forces préparées contre la Russie, on aurait la paix avant un an; qu'en agissant différemment, Napoléon allait se jeter dans des événements inconnus, incalculables, et rendre à l'Angleterre toutes les chances de succès qu'elle avait perdues. Alexandre ajouta que pour lui il demeurerait inébranlable dans la ligne qu'il s'était tracée, que ses troupes resteraient derrière le Niémen, et ne seraient pas les premières à le franchir; qu'il voulait que sa nation et l'univers fussent témoins qu'il n'avait pas été l'agresseur, qu'il poussait même à cet égard le scrupule jusqu'à refuser d'entendre une seule des propositions de l'Angleterre, qu'il avait renvoyé ses poudres, qu'il renverrait également M. Thornton, si M. Thornton se présentait, qu'il en donnait sa parole d'honneur d'homme et de souverain. Alexandre dit enfin que dans cet état de choses, l'envoi de M. de Nesselrode n'était plus possible, que sa dignité le lui défendait, et le bon sens également, car cette mission n'aboutirait à rien. M. de Lauriston insistant, soutenant que M. de Nesselrode serait bien accueilli à Paris, Alexandre lui rapporta alors tout ce que nous avons raconté du silence significatif de Napoléon à l'égard de la mission de M. de Nesselrode, de sa froideur envers le prince Kourakin, datant de la nouvelle même de cette mission, et finit par déclarer qu'on avait su par d'autres voies que Napoléon la désapprouvait. Cette voie, qu'Alexandre indiquait sans la nommer, était celle de la Prusse, qui à très-bonne intention, croyant être utile au maintien de la paix, avait fait part des réflexions de Napoléon sur l'inconvénient de donner trop d'éclat au voyage de M. de Nesselrode. Ainsi cette puissance, dans son désir honnête de la paix, avait nui à cette cause au lieu de la servir.
Fév. 1812. Émotion d'Alexandre en faisant à M. de Lauriston ses dernières déclarations. Alexandre, en tenant ce langage, avait paru plus ému que jamais, mais aussi résolu qu'ému, et avait parlé évidemment en homme qui ne craignait pas de montrer son chagrin de la guerre, parce qu'il était déterminé à la faire, et à la faire terrible. Il laissa M. de Lauriston aussi affecté qu'il l'était lui-même, car cet excellent citoyen voyait la guerre avec une sorte de désespoir, prévoyant tout ce qui pourrait en résulter. Du reste, il avait reçu d'Alexandre un accueil parfaitement amical et il en avait été comblé de soins. Seulement, pour répondre aux froideurs qu'avait essuyées le prince Kourakin, on l'invitait moins souvent à dîner à la cour, et dans l'intérieur de la famille impériale. Mais partout où on le rencontrait les prévenances étaient les mêmes. L'exemple donné par Alexandre à la société de Saint-Pétersbourg avait été compris par elle. M. de Lauriston trouvait en tous lieux des égards infinis, une politesse réservée, une résolution tranquille et sans jactance, en un mot, du chagrin sans faiblesse. Attitude de la société de Saint-Pétersbourg à l'égard de l'ambassadeur de France. Il ne voyait de tous côtés que des gens qui craignaient la guerre, mais qui étaient décidés à l'accepter plutôt que de rétrograder en deçà des limites tracées par leur empereur. Les Français n'éprouvaient nulle part ni injures ni mauvais traitements. On attendait dans une sorte de calme le moment de se livrer aux fureurs du patriotisme et de la haine.
M. de Lauriston, qui avait reçu du 25 janvier au 3 février toutes les communications que nous venons de rapporter, les transmit à sa cour par un courrier du 3 février avec une scrupuleuse exactitude, et en y ajoutant une peinture aussi vraie que saisissante de la situation des esprits à Saint-Pétersbourg. Son courrier arriva du 15 au 17 février à Paris. Il avait été d'ailleurs précédé par d'autres, qui indiquaient à peu près le même état de choses, et qui faisaient présumer, ce que le dernier annonçait enfin positivement, que M. de Nesselrode ne partirait pas.
Satisfaction de Napoléon en apprenant que M. de Nesselrode ne viendra pas. Napoléon en obtenant l'assurance que M. de Nesselrode ne viendrait point à Paris, était arrivé à ses fins, mais il trouvait pourtant la Russie trop résolue, et, bien qu'elle lui parût suffisamment intimidée pour ne pas prendre l'offensive, il appréhendait toujours que des esprits ardents ne l'entraînassent à franchir le Niémen, et à devancer les Français à Kœnigsberg et à Dantzig. Il se hâte de conclure ses alliances, et d'ordonner la marche de ses armées. En conséquence, il jugea opportun de conclure ses alliances, et de mettre définitivement ses troupes en marche, afin de ne pas arriver le dernier sur la Vistule, et prit soin d'accompagner ces actes décisifs de quelques démarches politiques qui fussent de nature à calmer les émotions du cabinet russe en lui rendant certaines espérances de paix.
Traité d'alliance avec la Prusse. Jusqu'ici Napoléon n'avait pas voulu conclure ses alliances, de peur de donner trop d'éveil à la Russie, et il faisait attendre notamment la malheureuse Prusse, qui craignait toujours que ces longs délais ne cachassent un piége abominable. On doit se souvenir que Napoléon avait impérieusement exigé d'elle l'interruption de ses armements, en la menaçant d'enlever Berlin, Spandau, Graudentz, Colberg, le roi, l'armée, tout ce qui restait de la monarchie du grand Frédéric, si elle ne mettait fin à ses préparatifs, et en lui engageant au contraire sa parole, si elle cédait, de conclure avec elle un traité d'alliance, dont le premier article stipulerait l'intégrité du territoire prussien. Depuis le mois d'octobre dernier il la tenait en suspens sous divers prétextes, et enfin il lui avait dit le vrai motif de ses ajournements, qui était parfaitement avouable. Le mois de février venu, et les choses étant arrivées au point de ne devoir plus différer, il prit son parti et causa un sensible mouvement de joie au roi et à M. de Hardenberg en leur annonçant qu'on allait signer le traité d'alliance. Vues de la Prusse en concluant le traité d'alliance. Le roi de Prusse, que la Russie avait tant poussé à la guerre en 1805, et si complétement abandonné en 1807, ne se croyait de devoirs qu'envers son pays et sa couronne, et persuadé du reste, comme tout le monde, que Napoléon serait encore vainqueur, il se déclarait son allié, dans l'impossibilité de demeurer neutre. Sa politique en ce moment était, puisqu'il donnait un contingent à Napoléon, de le donner le plus fort possible, afin qu'à la paix on eût une plus grande récompense à lui accorder en restitutions de places fortes, en diminutions de contributions de guerre, en extension de territoire. Il offrait jusqu'à cent mille hommes, si on voulait, tous bons soldats, commandés par le respectable général de Grawert, et prêts à bien servir une fois qu'ils verraient dans l'alliance française la certitude de la restauration de leur patrie. Pour prix de ce secours, le roi de Prusse demandait la restitution de l'une des places de l'Oder demeurées en gage dans les mains de Napoléon, celle de Glogau, par exemple, qui, n'étant pas comme Custrin ou Stettin sur la route des armées, importait moins à la France, plus l'exemption des 50 ou 60 millions que le trésor prussien devait encore au trésor français, et enfin à la paix une étendue de territoire proportionnée aux services que l'armée prussienne aurait rendus. Le roi Frédéric-Guillaume aurait désiré en outre qu'on neutralisât pour lui et sa cour un territoire, celui de la Silésie notamment, où il se retirerait, loin du tumulte des armes, car Berlin, situé sur le passage de toutes les armées de l'Europe, n'allait plus être qu'une ville de guerre.
Vues de Napoléon différentes de celles de la Prusse. La politique de Napoléon était tout autre, et il n'entendait ni détruire la Prusse, ni la relever. C'était assez pour lui de la trouver soumise et désarmée sur son chemin, et il ne comptait pas assez sur les soldats prussiens pour lui permettre d'en réarmer un grand nombre. Il ne se méfiait pas précisément de leur valeur ou de leur loyauté, mais il se figurait avec raison que, dans un jour de revers pour ses armes, ils seraient tous entraînés par le torrent de l'esprit germanique. Il ne voulait donc pas que la Prusse eût plus de soldats qu'elle n'en devait avoir d'après les traités existants (42 mille), qu'elle fît des dépenses excessives, et y cherchât un prétexte de ne pas remplir ses engagements pécuniaires envers la France. Par ces motifs, il repoussa nettement ses propositions, en lui disant que vingt mille Prussiens lui suffiraient; que ce n'était pas de soldats qu'il avait besoin pour battre la Russie, mais de vivres, et de chevaux pour transporter ces vivres. En conséquence il refusa de diminuer les contributions de la Prusse, puisqu'elle n'aurait pas à supporter de plus grandes dépenses, et consentit seulement à prendre des chevaux, des bœufs, des grains, en compensation d'une partie de l'argent qu'elle devait encore. Il refusa également de rendre Glogau, car cette place était, disait-il, sur sa ligne d'opérations, et d'ailleurs l'alliance étant admise, tout devenait commun entre la Prusse et la France, et le roi n'avait plus à regretter aucune de ses forteresses. Quant à la demande de neutraliser la Silésie, il répondit avec raison qu'il était prêt à l'admettre, mais que pour garantir cette neutralité ce n'était pas assez de la France, et qu'il fallait surtout l'obtenir de la Russie. Quant à l'intégralité du territoire actuel de la Prusse et à une amélioration de frontières à la paix, il ne fit aucune difficulté de les promettre.
Signature du traité avec la Prusse le 24 février 1812. La Prusse n'avait pas de contestations à élever dans l'état où elle était tombée, et en conséquence, par traité du 24 février, on convint des conditions suivantes: la Prusse s'engageait à fournir 20 mille hommes, directement placés sous un général prussien, mais tenus d'obéir au chef du corps d'armée français avec lequel ils serviraient. Les 22 mille hommes restant à la Prusse devaient être répartis comme il suit: 4 mille à Colberg, 3 mille à Graudentz, places que le roi de Prusse se réservait exclusivement, 2 mille à Potsdam pour la garde de la résidence royale, le surplus en Silésie. Excepté à Colberg et à Graudentz, il ne devait y avoir dans les villes ouvertes ou fermées que des milices bourgeoises. La contribution de guerre dont la Prusse était restée redevable envers la France était fixée définitivement à 48 millions, dont 26 millions acquittables en cédules hypothécaires déjà remises, 14 en fournitures, 8 en argent, ces derniers payables à la fin de la guerre actuelle. Pour les 14 millions acquittables en nature on devait fournir 15,000 chevaux, 44,000 bœufs, et une quantité considérable de froment, avoine et fourrages. Il était convenu que ces fournitures seraient réunies sur la Vistule et l'Oder.
Mars 1812. À ces conditions, Napoléon garantit à la Prusse son territoire actuel, et, dans le cas d'une guerre heureuse contre la Russie, lui promit une extension de frontières en dédommagement de ses pertes passées. Malgré les griefs des Prussiens contre la France, ce traité méritait d'être approuvé par les gens sages, car ne devant rien à la Russie, le roi de Prusse avait raison de chercher ses sûretés où il espérait les trouver. Quant à Napoléon, ne revenant pas à la politique, alors trop tardive, de reconstituer une Prusse grande et forte, qui, tenant tout de lui, lui serait restée fidèle, le mieux était d'agir comme il faisait, c'est-à-dire de la désarmer, de disperser une partie de ses soldats, d'emmener les autres pour qu'ils ne fussent pas sur les derrières de l'armée française, enfin de manger ses denrées et son bétail, et de prendre ses chevaux.
Négociations pour nouer une alliance avec l'Autriche. Avec l'Autriche la position était bien différente. L'Autriche ne craignait pas pour son existence, n'avait aucun besoin de l'alliance de Napoléon, car loin d'être comme la Prusse sous la main de quatre cent mille Français, elle allait avoir l'Italie presque à sa discrétion dès que le prince Eugène en serait parti. Elle aurait donc voulu échapper à l'alliance française, demeurer spectatrice du combat, et faire ensuite quelques profits avec le vainqueur aux dépens du vaincu. Elle inclinait à croire que Napoléon serait vainqueur, et sous ce rapport elle pensait qu'il y aurait plus à gagner avec lui qu'avec l'empereur Alexandre, mais pour plus de sûreté elle aurait préféré ne s'engager avec aucun des deux, et s'épargner à Saint-Pétersbourg l'aveu désagréable à faire, qu'elle s'unissait à la France contre la Russie. Mais il n'y avait pas moyen de se dérober à la main de fer de Napoléon. Il fallait avec lui se prononcer pour ou contre, et, après tout, son triomphe étant plus probable que celui d'Alexandre, il y avait à se prononcer en sa faveur l'avantage probable de regagner l'Illyrie, c'est-à-dire Trieste, qui, de toutes ses pertes, était celle que l'Autriche ressentait le plus vivement. Du reste, après avoir donné sa fille à Napoléon, l'alliance française pour l'empereur d'Autriche était naturelle et facilement explicable.
Traité d'alliance conclu par l'Autriche à la condition du plus rigoureux secret. La cour de Vienne consentit donc à un traité d'alliance avec la France, mais en exigeant le plus grand secret, et demandant que ce traité fût connu le plus tard possible, car, disait M. de Metternich, il n'y avait que l'empereur et lui qui en Autriche fussent partisans de cette alliance, et si on ébruitait trop tôt une telle négociation, on pourrait susciter d'avance des oppositions insurmontables. D'ailleurs il valait mieux surprendre la Russie, en lui présentant à l'improviste en Volhynie un corps d'armée auquel elle ne s'attendrait pas. Ce corps serait tout prêt en Gallicie, où il se réunissait déjà, sous prétexte d'avoir sur la frontière des troupes d'observation. On ne perdait rien par conséquent, et au contraire on gagnait tout au secret.
Napoléon s'y prêta, car il lui suffisait de pouvoir compter sur l'Autriche, et peu lui importait le jour où son alliance avec elle serait connue. Il partageait même le désir de tenir cette alliance cachée, dans la pensée toujours arrêtée chez lui de ne pousser les Russes à bout que le plus tard possible.
Signature de ce traité le 14 mars 1812. Il fut donc convenu par traité authentique, signé le 14 mars, que la France et l'Autriche se garantiraient réciproquement l'intégrité de leurs États actuels, que pour la guerre présente l'Autriche fournirait un corps de 30 mille hommes, qui serait rendu à Lemberg le 15 mai, à condition qu'à cette époque l'armée française, par son mouvement offensif, aurait attiré à elle les forces russes; que ce corps, commandé par un général autrichien (le prince de Schwarzenberg), serait sous les ordres directs de Napoléon; qu'enfin, si le royaume de Pologne était rétabli, la France, en compensation du concours donné par l'Autriche, la dédommagerait en Illyrie, et dans tous les cas, si la guerre était heureuse, traiterait l'empereur François, dans le nouveau partage des territoires, conformément à l'amitié qui devait unir un gendre et un beau-père.
Vues de l'Autriche et de Napoléon en concluant ce traité. Ce traité, comme on le voit, engageait l'Autriche à un faible concours, et lui laissait la facilité de dire à Saint-Pétersbourg qu'elle était alliée seulement pour la forme, et afin d'éviter avec la France une guerre à laquelle elle n'était pas préparée. Elle avait d'ailleurs le droit d'ajouter qu'en agissant ainsi elle ne faisait que ce que la Russie avait fait elle-même en 1809.
Quant à Napoléon, il avait obtenu de l'Autriche ce qu'il en pouvait tirer, en la forçant à prendre un engagement formel qui rendait une trahison non pas impossible, mais invraisemblable, et en appelant à l'activité très-peu de soldats autrichiens, car c'étaient des coopérateurs fort mous, capables dans certains cas de devenir des ennemis fort actifs. En même temps il avait fait luire aux yeux de l'Autriche une espérance qui pouvait presque la rendre sincère, c'était l'espérance de recouvrer l'Illyrie.
Après avoir conclu ces traités d'alliance, sur lesquels on était d'accord quatre ou cinq semaines avant de les signer, Napoléon s'occupa définitivement de mettre ses troupes en mouvement. Il avait déjà prescrit à l'armée d'Italie de se concentrer au pied des Alpes, et au maréchal Davout d'être toujours prêt à voler sur la Vistule, si les Russes, contre toute vraisemblance, passaient les premiers le Niémen. Tout étant préparé, il ordonna les premières marches, mais de manière à n'être pas sur le Niémen avant le mois de mai. Distribution et composition définitive de la grande armée. Voici comment il avait distribué sa nombreuse armée, la plus grande qu'on eût vue depuis les conquérants barbares qui déplaçaient des peuples entiers, la plus grande certainement de toutes les armées régulières qui aient jamais existé, car elle était la plus vaste réunion connue de guerriers valides, disciplinés et instruits, sans ce mélange de femmes, d'enfants, de valets, qui formaient jadis les trois quarts des armées envahissantes. Nous allons reproduire les nombres précis recueillis dans les états particuliers de Napoléon, beaucoup plus exacts que ceux que tenait le ministère de la guerre.
Corps du maréchal Davout qualifié le 1er. Quoique Napoléon eût délégué au maréchal Davout, à cause de la spécialité de ses talents, le soin d'organiser la majeure partie de l'armée, il ne lui donna pas à commander autant de troupes qu'il lui en avait donné à organiser, se réservant exclusivement la disposition des grandes masses. Il voulut seulement que le maréchal étant le plus rapproché du théâtre de la guerre, le plus près d'agir dans le cas où les Russes franchiraient le Niémen, eût une force suffisante pour les arrêter. Il lui confia donc cinq divisions françaises qui n'avaient pas d'égales; c'étaient les trois anciennes divisions Morand, Friant, Gudin, qu'on avait converties en cinq divisions, en portant chaque régiment de trois à cinq bataillons de guerre. On y avait ajouté pour les compléter quelques bataillons badois, espagnols, hollandais, anséatiques, enfermés dans d'excellents cadres. Deux généraux du premier mérite, les généraux Compans et Desaix, devaient commander les deux nouvelles divisions. Une division polonaise, celle qui était déjà à Dantzig, mais qui ne faisait pas partie de la garnison, en formait une sixième. Elle était composée de bons soldats, ayant fait avec succès la campagne de 1809 contre les Autrichiens.
Répartition de la cavalerie légère entre les divers corps, et portion qui en revient au maréchal Davout. Napoléon avait conservé l'ancienne distribution de ses troupes à cheval en cavalerie légère consacrée aux reconnaissances, et en cavalerie de réserve, destinée aux attaques en ligne. Celle-ci se composait d'une certaine proportion de cavalerie légère aussi, mais surtout de grosse et moyenne cavalerie, c'est-à-dire de cuirassiers, de lanciers et de dragons. Cette réserve était divisée, à cause de sa force, en quatre corps. Le premier, comprenant cinq régiments de cavalerie légère et deux divisions de cuirassiers, fut adjoint à l'armée du maréchal Davout. Ce maréchal eut donc environ 82 mille hommes d'infanterie et d'artillerie, 3,500 hommes de cavalerie légère, particulièrement attachée à son corps, et 11 à 12 mille de cavalerie de réserve, c'est-à-dire 96 à 97 mille hommes des plus belles troupes qui existassent en Europe. Elles devaient porter le titre de 1er corps. Leur quartier général était à Hambourg.
Napoléon confia en outre au Maréchal Davout la division prussienne de 16 à 17 mille hommes qui était placée sous les ordres directs du général Grawert, ce qui portait à 114 mille soldats environ le commandement de ce maréchal.
Corps du maréchal Oudinot qualifié le 2e. Napoléon donna au maréchal Oudinot le 2e corps, comprenant, avec les divisions stationnées en Hollande, le reste des troupes que le maréchal Davout avait organisées, et qu'il ne devait pas garder sous ses ordres. C'étaient les deux divisions françaises Legrand et Verdier, formées d'une partie des anciennes divisions de Masséna et de Lannes, et d'une belle division suisse, à laquelle avaient été ajoutés quelques bataillons croates et hollandais. Avec la cavalerie légère, l'artillerie, et une division de cuirassiers empruntée à la réserve de cavalerie, ce corps s'élevait à 40 mille hommes environ de troupes également excellentes. Son quartier général était à Munster. Trois ou quatre mille Prussiens, reste des 20 mille que devait la Prusse, et destinés au 2e corps, gardaient Pillau, le Nehrung, et tous les postes qui ferment le Frische-Haff.
Corps du maréchal Ney, destiné à s'appeler le 3e. Napoléon, sous le titre de 3e corps, confia au maréchal Ney, dont il voulait surtout utiliser l'énergie dans cette campagne, le reste des anciennes troupes de Lannes et de Masséna, réunies en deux belles divisions françaises, sous les généraux Ledru et Razout. Il y ajouta les Wurtembergeois, qui avaient déjà servi sous le maréchal Ney, ce qui présentait un total de 39 mille hommes d'infanterie, d'artillerie et de cavalerie légère. Napoléon, se proposant d'employer le maréchal Ney pour les coups de vigueur, lui adjoignit un corps entier de cavalerie de réserve, ce fut le 2e, comptant environ 10 mille cavaliers, la plupart cuirassiers. Le quartier général du maréchal Ney était fixé à Mayence.
L'armée d'Italie prend le titre de 4e corps. L'armée du prince Eugène reçut le titre de 4e corps. Elle se composait de deux divisions d'infanterie française, renfermant ce qu'il y avait de mieux dans l'ancienne armée d'Italie, d'une division italienne devenue excellente, et de la garde royale. Le total pouvait s'élever à environ 45 mille soldats de toutes armes, dont le prince Eugène était naturellement le chef, avec le général Junot pour principal lieutenant.
Composition de l'armée polonaise, qualifiée de 5e corps. Napoléon avait assigné à l'armée polonaise le titre de 5e corps. On vient de voir qu'une division polonaise, soldée par la France, avait déjà été donnée au maréchal Davout. Deux autres divisions, dont une notamment composée des régiments de la Vistule, se trouvaient encore à la solde de la France, et devaient être mêlées aux troupes françaises. Le prince Poniatowski eut spécialement sous ses ordres l'armée polonaise proprement dite, qui était à la solde du grand-duché de Varsovie, et avait déjà fait sous ses ordres la campagne de 1809, campagne aussi honorable pour les soldats que pour le général en chef. Ce cinquième corps, fort d'environ 36 mille hommes de toutes armes, avait son quartier général à Varsovie. Les Bavarois, sous le titre de 6e corps, destinés à opérer avec l'armée d'Italie. Les Bavarois, au nombre de 25 mille hommes, servant depuis 1805 avec les Français, prirent le titre de 6e corps, et furent confiés au général Saint-Cyr, que Napoléon tira de la disgrâce à cause de son mérite, et malgré une indocilité de caractère souvent incommode. Le point de réunion des Bavarois était Bareuth, où ils devaient rencontrer l'armée d'Italie, pour combattre à ses côtés. Napoléon, cherchant à compenser les différences de nationalité par des convenances particulières, avait résolu de joindre les Bavarois aux Italiens, à cause des relations non-seulement de parenté, mais de cœur, qui unissaient le prince Eugène à la cour de Bavière.
Les Saxons composent le 7e corps. Les Saxons, au nombre de 17 mille, bons soldats aussi, et de tous les Allemands les moins hostiles à la France, parce qu'elle avait rendu la Pologne à leur roi, furent placés sous le général Reynier, savant officier, très-propre à commander des Allemands, et déjà connu par ses services soit en Espagne, soit ailleurs. Ils prirent le titre de 7e corps, et durent servir naturellement avec les Polonais. Ils eurent ordre de se rassembler à Glogau sur l'Oder, et de se rendre le plus rapidement possible à Kalisch, afin de pouvoir courir sur la Vistule, si les Polonais avaient besoin de leur secours.
Les Westphaliens forment le 8e corps sous le roi Jérôme. Enfin les Westphaliens, organisés avec soin par le roi Jérôme, mais comptant beaucoup de Hessois, soldats plus braves qu'affectionnés à leur nouveau souverain, formèrent le 8e corps, et durent se concentrer aux environs de Magdebourg au nombre de 18 mille hommes.
La cavalerie de réserve et la garde impériale. Restaient deux troupes admirables, la cavalerie de réserve et la garde impériale. Des quatre corps composant la cavalerie de réserve, deux avaient été attachés, l'un au maréchal Davout, l'autre au maréchal Ney, et de plus une division de cuirassiers avait été momentanément attribuée au maréchal Oudinot. Napoléon se réservait de les reprendre suivant les circonstances et suivant les lieux, pour les réunir au besoin sous sa main. La portion de cette magnifique cavalerie qui n'avait été affectée encore à aucun corps d'armée, présentait 15 mille cavaliers superbes, marchant en attendant avec la garde impériale. Quant à celle-ci, elle était devenue une véritable armée, qui à elle seule n'était pas de moins de 47 mille hommes, parmi lesquels on comptait six mille cavaliers d'élite, et quelques milliers d'artilleurs servant une réserve de 200 bouches à feu. Elle avait été divisée elle-même en deux corps, l'un de jeune garde comprenant les tirailleurs et les voltigeurs, l'autre de vieille garde comprenant les chasseurs et grenadiers à pied, la cavalerie, la réserve d'artillerie, et les régiments de la Vistule, dignes pour leurs sentiments de servir dans les rangs de la garde impériale.
Le premier corps de la garde était sous les ordres du maréchal Mortier, le second sous le vieux maréchal Lefebvre. On ne pouvait pas donner de plus solides chefs à de plus vaillants soldats. La garde n'avait aucun point de ralliement, jusqu'à ce que le quartier général fût établi quelque part. Pour le moment elle partait clandestinement de Paris ou des environs, un régiment après l'autre, avec deux destinations provisoires, Berlin et Dresde. Une fois l'Empereur rendu à l'armée, elle devait se réunir tout entière autour de lui. Il faut ajouter à cette longue énumération le grand parc du génie, comprenant les sapeurs et mineurs, les pontonniers, les ouvriers de toutes sortes; le grand parc d'artillerie, comprenant tous les approvisionnements de cette arme; enfin le train des équipages, comprenant tous les charrois, ce qui présentait encore une masse de 18 mille hommes conduisant une immense quantité de chevaux.
Force exacte de l'armée active. Telle était l'armée active seulement, celle qui devait franchir le Niémen et pénétrer dans l'intérieur de la Russie. Sans les malades, les détachés, dont on va voir bientôt le nombre considérable, et les Autrichiens, qui étaient loin du théâtre des opérations, cette armée active, en hommes véritablement présents au drapeau, offrait la masse énorme de 423 mille soldats, tous valides et parfaitement instruits, dont 300 mille d'infanterie, 70 mille de cavalerie, 30 mille d'artillerie, traînant à leur suite mille bouches à feu de campagne, six équipages de pont, et un mois de vivres portés sur voitures. Au lieu d'un mois de vivres ils devaient bientôt en avoir deux, si les ordres de Napoléon s'exécutaient en temps utile.
L'imagination est confondue lorsqu'on songe que ce sont là des nombres réels, dont on a exclu les non-valeurs, et non pas des nombres fictifs comme ceux que donnent la plupart des historiens anciens et modernes, parlant presque toujours d'après les bruits populaires, presque jamais d'après les documents d'État, et ne tenant jamais compte d'ailleurs des malades, des détachés, des déserteurs. Armée de réserve placée entre l'Elbe et la Vistule. Pourtant ce ne sont pas encore là toutes les forces que Napoléon avait préparées pour cette lutte gigantesque, après laquelle il se disait avec raison qu'il serait le maître réel du monde, ou le plus grand vaincu de tous les temps. Ne méconnaissant pas les terribles ressentiments dont sa route était pour ainsi dire semée du Rhin au Niémen, il avait disposé sur ses derrières une puissante armée de réserve, dont voici les forces, les nationalités diverses, et la distribution[21].
Corps du maréchal Victor. Napoléon, employant avec beaucoup de tact tout ce que l'Espagne lui avait rendu de bons officiers, devenus incompatibles avec ceux qui dirigeaient les opérations dans cette contrée, avait choisi le maréchal Victor, duc de Bellune, pour lui donner le commandement de Berlin dès que l'armée active aurait dépassé cette capitale. Il lui réservait une division française, la 12e, composée de deux beaux régiments légers et de plusieurs quatrièmes bataillons, sous le général Partouneaux, les troupes de Berg et de Baden, une nouvelle division polonaise, et de plus une partie des dépôts des maréchaux Davout et Oudinot, préposés à la garde de l'importante place de Magdebourg. Le total, s'élevant à 38 ou 39 mille hommes, formait le 9e corps, et devait garder l'Allemagne de l'Elbe à l'Oder.
Corps du maréchal Augereau. Il y avait encore en troupes détachées dans les places, telles que Stettin, Custrin, Glogau, Erfurt, une dizaine de mille hommes. Il y avait à Hanovre un immense dépôt de cavalerie, où allaient se monter avec des chevaux allemands 9 mille cavaliers venant de France à pied. Napoléon avait décidé qu'une partie des quatrièmes bataillons tirés d'Espagne, et quelques sixièmes bataillons appartenant aux régiments destinés à en avoir six, formeraient un corps de réserve confié au maréchal Augereau, et s'élevant actuellement à 37 mille hommes. Enfin il avait poussé la prévoyance jusqu'à faire déjà partir des dépôts 15 à 18 mille recrues, qui devaient réparer les pertes résultant des premières marches, et, comme dans toutes les guerres précédentes, rejoindre leurs corps en bataillons provisoires. Restaient enfin la division des petits princes allemands, forte de 5 mille hommes, et une division danoise de 10 mille, que le Danemark, pour les intérêts duquel nous avions encouru l'inimitié de la Suède, s'était engagé à nous fournir dans le cas où le prince Bernadotte exécuterait ses projets de descente sur les derrières de l'armée française. Cette division était réunie sur la frontière du Holstein.
Ces différents corps présentaient une nouvelle masse de 130 mille hommes, destinée à tenir toujours au complet l'armée active, et pouvant au premier danger fournir au moins 50 ou 60 mille hommes de troupes réunies et très-bonnes, pour s'opposer soit aux Anglais, s'ils tenaient cette fois parole à leurs alliés, soit aux Suédois, si leur nouveau prince réalisait ses menaces.
Total des forces destinées à la guerre de Russie. En ajoutant à l'armée active de 423 mille hommes cette armée de réserve de 130 mille, quelques détachements répandus dans divers petits postes au nombre de 12 mille, des malades dus en partie au service d'hiver qu'avait exigé le maintien rigoureux du blocus continental, et s'élevant actuellement à 40 mille, on arrive à la masse énorme de 600 et quelques mille hommes mis en mouvement pour ce formidable conflit. On y comptait 85 mille cavaliers montés, 40 mille artilleurs, 20 mille conducteurs de voitures, 145 mille chevaux de selle ou de trait. Quel effort de génie administratif n'avait-il pas fallu pour faire marcher tant d'êtres vivants au service de la même cause, si on songe surtout qu'il restait encore 150 mille hommes en France dans les dépôts, 50 mille en Italie, 300 mille en Espagne, ce qui portait l'ensemble de nos forces à plus de onze cent mille soldats, réunis dans la main d'un seul chef! Mais aussi quel danger que cette vaste machine, si artificiellement construite, ne se brisât tout à coup, si un revers ou un accident physique venaient lui imprimer une forte secousse! Alors, comme ces appareils puissants, merveilles de la science moderne, qui marchent avec un ensemble irrésistible tant que leurs ressorts sont en harmonie, mais si cette harmonie cesse un moment, tombent dans un désordre qu'aucune main humaine ne saurait réparer, elle pouvait s'écrouler avec un fracas épouvantable, et couvrir le continent de ses débris. Et que de raisons de le craindre, quand on considère la composition de cette énorme machine de guerre! 370 mille Français, 50 mille Polonais, 20 mille Italiens, 10 mille Suisses, ce qui faisait 450 mille soldats sur lesquels on pouvait compter, en n'excédant pas toutefois leurs forces physiques et morales; enfin 150 mille Prussiens, Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, Westphaliens, Hollandais, Croates, Espagnols et Portugais, nous détestant pour la plupart, mêlés, il est vrai, à nos soldats avec une habileté infinie, de manière à les entraîner en quelque sorte par le torrent de la bonne volonté générale, tel était cet incroyable amas de forces, qu'il fallait admirer comme prodige d'art, mais admirer en tremblant, car, indépendamment de sa composition si disparate, cette masse s'avançait du Rhin au Niémen sur un sol semé de haines, menait avec elle un immense matériel et une multitude d'animaux, parmi lesquels le moindre trouble pouvait faire naître un affreux désordre, dont ne parviendrait pas à triompher le génie lui-même qui avait formé ce prodigieux ensemble. Napoléon était donc à la veille, ou du triomphe suprême de son art, ou de la confusion de cet art poussé à l'excès; à la veille ou de la domination universelle, ou d'une catastrophe épouvantable, sans exemple dans l'histoire! Et malheureusement il n'avait pas pour excuse la haine patriotique et héréditaire qui dévorait le cœur d'Annibal, car le sentiment qui l'entraînait n'était autre que l'ambition la plus démesurée qui jamais ait pris naissance dans le cœur d'un enfant de la fortune.
Son premier soin devait être d'amener de l'Espagne, de l'Italie, de la France, de l'Allemagne méridionale jusqu'aux frontières de la Pologne, cette foule d'hommes, de les mouvoir avec ordre, avec ménagement, de manière à ne pas les épuiser de fatigue, à ne pas couvrir les routes de malades et de traînards, de manière surtout à ne pas causer une trop forte émotion chez les Russes, et à ne pas les provoquer, comme nous l'avons dit, à envahir la Pologne et la Vieille-Prusse. Napoléon y employa tout ce qu'il avait d'astuce et de savoir-faire.
Mouvement successif de tous les corps d'armée vers la Vistule et le Niémen. Nous avons déjà indiqué son projet d'opérer tout son mouvement sous l'égide du maréchal Davout, qui, presque rendu sur les lieux, puisqu'il était entre l'Elbe et l'Oder, n'avait que huit à dix marches à faire pour se transporter sur la Vistule, avec la masse imposante de 150 mille hommes, et s'y trouver en mesure d'arrêter les Russes en cas de besoin. C'est derrière lui que tous les corps devaient s'avancer successivement pour prendre position sur la Vistule. (Voir la carte no 36.) Napoléon avait déjà expédié, comme on l'a vu, les ordres nécessaires à l'armée d'Italie, qui avait la plus grande distance à parcourir pour venir joindre les troupes rassemblées en Allemagne. Lorsque le premier mouvement de cette armée, fixé à la fin de février, serait dévoilé, Napoléon se proposait de porter dans les premiers jours de mars le maréchal Davout sur l'Oder, les Saxons un peu au delà, jusqu'à Kalisch, afin qu'ils pussent rejoindre plus vite les Polonais, de faire en même temps avancer en seconde ligne, Oudinot sur Berlin, Jérôme sur Glogau, Ney sur Erfurt, et ensuite d'ordonner une halte jusqu'à la fin de mars, afin de donner à tous les corps le temps de rallier leur queue, et surtout leurs innombrables charrois. Au 1er avril, Napoléon voulait remettre ses masses en mouvement, porter Davout sur la Vistule entre Thorn et Marienbourg, réunir les Saxons aux Polonais autour de Varsovie, les Westphaliens de Jérôme à Posen, puis établir sur l'Oder, et toujours en seconde ligne, Oudinot à Stettin, Ney à Francfort, le prince Eugène avec les Italiens et les Bavarois à Glogau. La garde et les parcs étaient destinés à former une troisième ligne entre Dresde et Berlin. Une fois arrivé sur ces divers points, on devait s'arrêter de nouveau jusqu'au 15 avril, puis s'ébranler le 15, et Davout restant de sa personne à Dantzig sur la basse Vistule pour y achever la préparation du matériel, les seconde et troisième lignes devaient s'avancer sur la Vistule, et s'y établir dans l'ordre suivant: les Prussiens en avant-garde entre Elbing, Pillau et Kœnigsberg (ce qui ne pouvait donner lieu à aucune observation de la part des Russes, puisque les Prussiens étaient là chez eux), les troupes de Davout derrière, entre Marienbourg et Marienwerder, celles d'Oudinot à Dantzig, celles de Ney à Thorn, celles d'Eugène à Plock, les Polonais, les Saxons, les Westphaliens à Varsovie, la garde à Posen. (Voir la carte no 37.) Napoléon voulait qu'on restât dans cette position pendant la plus grande partie du mois de mai, et qu'on s'occupât à rallier les hommes et le matériel demeurés en arrière, à jeter des ponts sur les divers bras de la Vistule, à organiser la navigation du Frische-Haff, à atteler ses nombreux chariots avec les chevaux et les bœufs de la Prusse, à compléter les magasins avec ses denrées, à terminer la remonte de la cavalerie avec ses chevaux. Le passage du Niémen fixé du 15 au 20 juin. Enfin le mois de juin étant venu, et l'herbe ayant poussé dans les champs, on devait se porter entre Kœnigsberg et Grodno, et franchir le Niémen du 15 au 20 juin.
Les instructions de Napoléon furent données conformément à ce plan. Le prince Eugène reçut ordre de traverser le Tyrol avec le moins de fracas possible, et assez vite pour être rendu à Ratisbonne dans les premiers jours de mars. Les généraux bavarois reçurent ordre d'être prêts à rallier le prince Eugène au même point, à la même époque; Ney, Jérôme, Oudinot, de se mettre immédiatement en ligne avec la droite venant d'Italie. Quand ces divers mouvements seraient démasqués, le maréchal Davout avait pour instruction de jeter brusquement la division Friant vers la Poméranie suédoise, afin de punir la Suède de sa conduite, de pousser ses autres divisions sur l'Oder de Stettin à Custrin, de faire occuper par les Prussiens Pillau et les points qui couvrent la navigation du Frische-Haff, de se lier par sa cavalerie avec les Polonais du côté de Varsovie, et si, contre toute vraisemblance, les Russes avaient pris l'offensive, de ne pas s'arrêter, de marcher droit à eux, et de les rejeter au delà du Niémen. Si préparés que les Russes pussent être, le maréchal Davout, avec les 150 mille hommes dont il disposait, était en mesure de leur soustraire les riches moissons de la Pologne et de la Vieille-Prusse.
Nouvelle ruse diplomatique de Napoléon pour empêcher les Russes de prendre l'initiative. Tout étant ainsi réglé, Napoléon voulut joindre les précautions diplomatiques aux précautions militaires pour empêcher que les Russes ne prissent brusquement l'initiative. Déjà, par ses froideurs, son silence calculé, il s'était épargné la mission de M. de Nesselrode. Il pouvait même craindre d'avoir trop réussi, et en rendant la guerre trop certaine, de faire sortir l'empereur Alexandre de son système de temporisation. Afin d'obvier à ce danger, il fit adresser à M. de Lauriston, par un courrier sûr, une dépêche fort détaillée, et à cause de cela fort secrète, dans laquelle son plan était entièrement dévoilé, où la marche du prince Eugène, puis celle du maréchal Davout et de tous les autres corps français étaient exposées avec la plus grande précision, où l'on déclarait que le but de ces mouvements était de se porter sur la Vistule, de s'y asseoir, de s'étendre ensuite jusqu'à Elbing et Kœnigsberg, pour sauver de la main des Russes les riches greniers de la Pologne et de la Vieille-Prusse. On y disait que pour réussir il fallait gagner du temps à tout prix, et empêcher que les Russes, fortement provoqués, ne vinssent ravager le pays dont on voulait tirer une partie de ses ressources; que dans cette vue, il fallait, quand le mouvement de l'armée d'Italie, le premier commencé, serait connu, le nier absolument, en convenant toutefois de la marche de quelques conscrits toscans et piémontais envoyés au delà des Alpes pour rejoindre leurs corps en Allemagne; qu'ensuite, lorsqu'on ne pourrait plus nier, il fallait avouer la nouvelle de la concentration de l'armée française sur l'Oder, mais en ajoutant que cette concentration n'impliquait pas nécessairement la guerre, pas plus que la concentration des Russes sur la Dwina et le Dniéper; qu'en s'avançant jusqu'à l'Oder l'armée française était loin d'exécuter un mouvement égal à celui qu'avait opéré l'armée russe; que la dignité de l'empereur Napoléon lui commandait de ne pas être en arrière de l'empereur Alexandre; que si même il arrivait que l'armée française allât un peu au delà de l'Oder, ce serait uniquement pour prendre une position correspondant exactement à celle de l'armée russe; que l'intention formelle de Napoléon était toujours de négocier, non de combattre, mais qu'il voulait en négociant conserver une attitude conforme à sa puissance.
Dans cette dépêche, on prescrivait à M. de Lauriston de tenir un langage aussi rassurant que possible, de bien inculquer aux Russes l'idée d'une négociation armée et non d'une guerre résolue, de redemander même, comme si on la regrettait, la mission de M. de Nesselrode, et d'insister pour que le projet en fût repris; d'offrir, si les esprits s'échauffaient trop à Saint-Pétersbourg, une entrevue des deux empereurs sur la Vistule, en ayant soin toutefois de n'employer ce moyen qu'à la dernière extrémité, car on ne se souciait pas du tout à Paris d'un pareil rendez-vous, et on ne voulait que gagner du temps, pour arriver au Niémen avant que les Russes l'eussent franchi. Enfin, si pour prévenir des hostilités prématurées il fallait prendre l'engagement d'arrêter l'armée française sur la Vistule, on autorisait M. de Lauriston à le faire, mais en se donnant l'apparence d'un négociateur qui, par un désir ardent de la paix, dépassait ses instructions; et si, malgré toutes ces ruses, on ne parvenait pas à empêcher le passage du Niémen, M. de Lauriston devait annoncer sur-le-champ la guerre, la guerre immédiate, demander ses passe-ports, et obliger les légations des cours alliées à demander les leurs. Mais il était expressément recommandé à M. de Lauriston de tout mettre en usage pour s'épargner la nécessité d'un éclat si prompt, et si contraire aux vues de l'Empereur.
On pouvait compter sur le zèle de M. de Lauriston à éviter une rupture, bien qu'on lui avouât clairement que l'unique résultat de ses efforts serait de l'ajourner. Mais désirant ardemment l'empêcher, il devait se regarder comme déjà très-heureux de réussir seulement à la retarder. Commission donnée par Napoléon à M. de Czernicheff pour calmer les inquiétudes de l'empereur Alexandre. Néanmoins, craignant de ne pas atteindre son but, Napoléon voulut recourir à un moyen plus direct encore sur l'empereur Alexandre. Il avait alors auprès de lui M. de Czernicheff, employé à des missions fréquentes de Saint-Pétersbourg à Paris, ayant dans la cour de France des relations nombreuses, s'y plaisant et sachant y plaire, ayant même abusé des libertés qu'on lui laissait prendre jusqu'à corrompre un des commis principaux du ministère de la guerre. On commençait à se douter de ce fait, mais ce n'était pas le moment d'un éclat. Napoléon imagina donc d'envoyer M. de Czernicheff à Saint-Pétersbourg, pour protester auprès d'Alexandre de ses intentions pacifiques, pour dire que lui, Napoléon, ne savait ce qu'on lui voulait, qu'il n'armait que parce qu'on armait, qu'il ne désirait rien que les conditions de Tilsit, et que si au lieu de s'égorger on préférait s'expliquer, il était tout prêt à substituer une négociation à la guerre.
Pour tenter cette démarche, peu conforme à l'attitude qu'il avait prise à l'égard de la Russie, Napoléon avait un prétexte assez naturel. Dans leurs derniers épanchements avec M. de Lauriston, l'empereur Alexandre et le chancelier de Romanzoff, regardant la guerre comme décidée, et cherchant quel motif Napoléon pouvait avoir de la désirer, avaient dit que c'était la Pologne qui sans doute leur valait cette nouvelle querelle; que Napoléon trouvant incomplète la création du grand-duché de Varsovie, avait résolu de reconstituer enfin la Pologne tout entière, que c'était là évidemment le désir qu'il nourrissait au fond du cœur, et qui avait dicté le refus de signer la convention proposée en 1810. M. de Lauriston, rapportant toutes choses avec une extrême exactitude, avait, dans ses récentes dépêches, fait part de cette conjecture de l'empereur Alexandre et de son ministre. C'en était assez pour fournir à Napoléon l'occasion d'une démarche, car il devait être pressé de désavouer l'intention qu'on lui prêtait.
Langage de Napoléon à M. de Czernicheff. Il résidait au palais de l'Élysée, où il était allé s'établir, quoique ce palais, inhabité depuis longtemps, fût froid et humide. Il y avait contracté une forte indisposition, et pouvait à peine parler. Néanmoins il entretint longuement M. de Czernicheff avec un ton de bonhomie et de grâce qu'il savait prendre très à propos, et toujours avec grand succès. Il lui dit que d'après ses dernières nouvelles de Saint-Pétersbourg il voyait qu'on se faisait sur ses projets des idées absolument fausses, qu'on lui supposait l'intention de reconstituer la Pologne, et qu'on attribuait à ce motif ses préparatifs militaires; que c'était là une erreur, qu'il ne songeait aucunement au rétablissement de la Pologne, qu'il n'avait sur la possibilité d'une telle entreprise ni illusion ni arrière-pensée; que s'il y avait sérieusement pensé, il l'aurait essayée en 1807 et 1809, et que s'il ne l'avait pas tentée alors, c'est qu'il ne croyait pas le devoir; que s'il avait en 1810 refusé la convention par laquelle l'empereur Alexandre lui demandait de s'engager à ne jamais rétablir la Pologne, c'est parce que la forme de l'engagement qu'on prétendait lui imposer était déshonorante, et nullement parce qu'il nourrissait la pensée de la chose; qu'il tenait à ce que la cour de Saint-Pétersbourg ne se trompât point à cet égard, et qu'elle ne se forgeât point de craintes chimériques; que son unique raison d'armer, c'est qu'il croyait voir que la Russie changeait d'alliance en ce moment, et que du camp français elle passait dans le camp anglais, qu'elle y passait armes et bagages; que le bruit fait au sujet du duché d'Oldenbourg, l'ukase du 31 décembre 1810 relatif aux manufactures, l'introduction dans les ports russes du pavillon américain, enfin les armements de la Russie, poussés jusqu'à retirer ses troupes de la Turquie et s'exposer à y être battue, avaient été pour lui des signes tout à fait convaincants d'un changement radical de dispositions de la part de l'empereur Alexandre, et qu'alors il s'était mis en mesure, et avait entrepris tous les armements dont l'Europe était témoin; qu'au surplus le mal pouvait être réparé; qu'à Tilsit la paix avait été conclue lorsque Alexandre lui avait dit qu'il haïssait les Anglais, qu'après cette déclaration de sa part tout était devenu facile, et qu'on n'avait plus rien contesté de ce qu'il désirait; que la situation était encore exactement la même; que la paix, la guerre, dépendaient des dispositions véritables du czar; que s'il voulait se rapprocher de l'Angleterre il fallait se préparer à la guerre immédiate; que si au contraire il voulait rester en hostilités sérieuses avec elle, lui fermer ses ports, aider Napoléon à la réduire par l'interdiction de tout commerce, on n'avait qu'à s'expliquer, et que non-seulement la paix serait sauvée, mais la plus parfaite intimité rétablie.
Napoléon répétant son thème éternel sur le rétablissement frauduleux des relations commerciales de la Russie avec l'Angleterre, M. de Czernicheff répéta le thème russe, et de part ni d'autre on ne s'apprit rien. Mais Napoléon essaya de produire sur M. de Czernicheff l'impression que la guerre n'était pas inévitable, qu'elle n'était pas chez lui un parti pris irrévocablement, et qu'une explication des deux puissances en armes, l'une sur le Niémen, l'autre sur la Vistule, pourrait tout arranger. Il ne lui en fallait pas davantage, car, tant que la Russie conserverait l'espérance de sauver la paix, elle s'abstiendrait de toute agression, et ne passerait pas le Niémen, même les Français se portant sur la Vistule. Napoléon fit en effet une assez grande impression sur l'esprit de M. de Czernicheff, et l'eût même tout à fait persuadé, si celui-ci n'avait reçu quelques heures auparavant des bureaux de la guerre des preuves certaines de l'activité de nos préparatifs, préparatifs si vastes et si précipités qu'il était impossible de les concilier avec l'idée d'une simple démonstration militaire destinée à appuyer des négociations.
Toutefois, M. de Czernicheff partit moins convaincu de l'imminence de la guerre qu'il ne l'eût été sans cette entrevue, et muni d'une lettre de l'empereur Napoléon pour l'empereur Alexandre, lettre polie, amicale, mais hautaine, engageant Alexandre à croire tout ce que lui dirait de sa part M. de Czernicheff, et lui répétant que quelque avancé qu'on fût de l'un et l'autre côté en fait de préparatifs de guerre, tout, si on le voulait, pouvait se terminer encore à l'amiable.
Dépêche de M. de Bassano dévoilant les plus secrètes intentions de Napoléon. Le même jour M. de Bassano adressa à M. de Lauriston une nouvelle dépêche, qui dévoilait complétement les intentions de Napoléon. «Votre devoir, lui disait-il, est de montrer constamment les dispositions les plus pacifiques. L'Empereur a intérêt à ce que ses troupes puissent s'avancer peu à peu sur la Vistule, s'y reposer, s'y établir, s'y fortifier, former des têtes de pont, enfin prendre tous leurs avantages, et s'assurer l'initiative des mouvements.
»L'Empereur a bien traité le colonel Czernicheff, mais je ne vous cacherai pas que cet officier a employé son temps à Paris à intriguer et à semer la corruption. L'Empereur le savait et l'a laissé faire, Sa Majesté étant bien aise qu'il fût informé de tout. Les préparatifs de Sa Majesté sont réellement immenses, et elle ne peut que gagner à ce qu'ils soient connus....
»L'empereur Alexandre vous montrera sans doute la lettre que Sa Majesté lui a écrite, et qui est très-simple.............
»L'Empereur ne se soucie pas d'une entrevue. Il se soucie même fort peu d'une négociation qui n'aurait pas lieu à Paris. Il ne met aucune confiance dans une négociation quelconque, à moins que les 450 mille hommes que Sa Majesté a mis en mouvement (il ne s'agissait là que de l'armée active) et leur immense attirail ne fassent faire de sérieuses réflexions au cabinet de Saint-Pétersbourg, ne le ramènent sincèrement au système qui fut établi à Tilsit, et ne replacent la Russie dans l'état d'infériorité où elle était alors....... Votre but unique, monsieur le comte, doit être de gagner du temps. Déjà la tête de l'armée d'Italie est à Munich, et le mouvement général se dévoile partout. Soutenez dans toute occasion que si la guerre a lieu, ce sera la Russie qui l'aura faite, que les affaires de Pologne n'entrent pour rien dans les déterminations de Sa Majesté; qu'elle n'a d'autre but que le rétablissement du système auquel la Russie par ses armements et par ses démarches a fait assez connaître qu'elle voulait renoncer.»
Cette dépêche exprimait la vraie pensée de l'Empereur, pensée de domination universelle et suprême, particulièrement envers la Russie, qu'il entendait maintenir dans l'état d'infériorité où elle était le lendemain de Friedland, où elle n'avait pas cessé d'être, où elle consentait même à rester, puisqu'elle lui laissait faire en Europe tout ce qu'il désirait, mais infériorité qu'elle ne voulait rendre ni aussi manifeste ni commercialement aussi dommageable qu'il l'exigeait. En vérité, on aurait bien pu se contenter d'une pareille soumission de la part d'une puissance qui était alors la première du continent après la France, et certainement l'égale de l'Angleterre en Europe.
Napoléon se transporte avec la cour à Saint-Cloud pour se soustraire à certaines manifestations populaires. Napoléon se transporta ensuite à Saint-Cloud avec toute la cour, bien que la saison fût encore rigoureuse, car on était à la fin de mars; il s'y transporta par un motif qui, au milieu de sa toute-puissance, doit paraître bien étrange: c'était pour se dérober aux murmures du peuple, qu'il n'avait pas essuyés encore, mais qui se faisaient entendre de toute part, et menaçaient d'éclater même en sa présence. Depuis longtemps cette hardiesse à se plaindre n'était plus ordinaire au peuple de Paris, et elle révélait la profondeur de ses souffrances, qui avaient plusieurs causes, la disette, la conscription, la levée des gardes nationales, la guerre enfin, qui produisait ou aggravait tous ces maux.
Disette de l'année 1812, et ses causes. Une affreuse sécheresse, qui s'était prolongée pendant tout l'été de 1811, et avait été mêlée dans quelques contrées d'orages violents, avait ruiné les céréales dans presque toute l'Europe, en donnant du reste des vins excellents connus sous le nom de vins de la comète. La moisson avait été mauvaise même en Pologne, sans y produire toutefois la disette, que des récoltes accumulées et invendues rendaient impossible, mais sans y faire cesser la misère résultant du défaut de débouchés. En Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre, le dommage pour les céréales avait été immense. En France, le prix des blés était monté à 50, à 60, à 70 francs l'hectolitre, prix bien supérieur à celui que les mêmes chiffres représenteraient aujourd'hui. Le peuple n'y pouvait plus atteindre, et dans beaucoup de localités troublait le commerce, arrêtait les voitures, envahissait les marchés, criait aux accapareurs, et avec son ordinaire aveuglement allait ainsi contre ses propres intérêts, car il était cause que la denrée se cachait, ne venait pas au marché, et augmentait de valeur, non-seulement en proportion de sa rareté réelle, mais en proportion de sa rareté apparente.
Napoléon, ennemi autrefois des doctrines révolutionnaires (et nous entendons par cette désignation non les purs et nobles principes de 89, mais les opinions insensées nées de l'exaltation des passions populaires), Napoléon, ennemi autrefois de ces doctrines, y revenait peu à peu, en se laissant emporter en toutes choses au delà des bornes de la raison. Ennemi du régicide, on l'avait vu, dans un jour de colère, faire fusiller le duc d'Enghien; censeur amer de la constitution civile du clergé, il tenait le Pape prisonnier à Savone; improbateur sévère des violences du Directoire, il avait en ce moment les prisons pleines de détenus pour cause religieuse; méprisant la politique révolutionnaire qui avait suscité la guerre partout, il était en guerre avec l'Europe pour placer ses frères sur la plupart des trônes de l'Occident; enfin, ayant poursuivi de ses sarcasmes les principes administratifs de 1793, tels que le maximum et les rigueurs commerciales à l'égard de l'Amérique, il venait, par sa législation sur les denrées coloniales, de créer dans l'Europe entière le système de commerce le plus étrange et le plus violent qui se pût imaginer. Sous ce dernier rapport au moins, sa guerre au commerce anglais, suivie d'effets très-sérieux, pouvait lui servir d'excuse. Dangereuses théories de Napoléon sur la police des grains en temps de disette. Mais, à l'égard des céréales, pressé de ne plus entendre les murmures populaires, de décharger sa politique de toute connexion avec la cherté des vivres, de flatter, en un mot, les masses qu'il faisait souffrir par tant d'endroits, il avait formé un conseil des subsistances, composé du ministre de l'intérieur, du directeur général des vivres, des conseillers d'État Réal et Dubois, des préfets de la Seine et de police, enfin de l'archichancelier, et il y soutenait des doctrines indignes de sa haute raison, ne parlait de rien moins que de tarifer les grains, et d'en déterminer le prix au gré des administrations locales. Il se fondait sur ce fait que les propriétaires, les fermiers, abusaient de la détresse du peuple pour élever les prix hors de toute mesure, ce qui était vrai et déplorable, mais ce qui ne pouvait être ni empêché ni réparé par un tarif arbitraire, car les possesseurs de céréales, ne se trouvant pas assez payés, cesseraient d'approvisionner les marchés, garderaient chez eux les grains qu'ils vendraient à des prix encore plus élevés, feraient naître chez le peuple la tentation du pillage, et provoqueraient ainsi des désordres bien plus graves que tous ceux auxquels on cherchait à pourvoir.
Le prince archichancelier Cambacérès avait résisté aux fausses théories de Napoléon, et l'avait détourné jusqu'ici de suivre sa première impulsion. Mais il ne devait pas réussir longtemps, surtout à l'égard de l'approvisionnement de Paris. Le peuple de la capitale, plus nombreux, plus redoutable qu'aucun autre, placé plus près de l'oreille des souverains, a le privilége de les toucher et de les occuper davantage. Moyens extraordinaires employés par Napoléon pour empêcher le prix du pain de dépasser certaines limites. Napoléon avait employé beaucoup d'années et de millions à créer à Paris une réserve en grains et farine de 500 mille quintaux, que l'administration de l'intérieur avait laissée tomber à 300 mille, lorsque, distrait par d'autres soins, il avait cessé d'y regarder. On ne pouvait donc plus ramener les prix à un taux modéré, en versant sur le marché de la capitale les quantités accumulées par l'État. Ce qui manquait plus encore que le grain, c'était la mouture. Au lieu de 30 mille sacs de farine qu'on s'était proposé d'avoir, afin d'en présenter tous les jours à la halle une quantité suffisante, on n'en avait que 15 mille au plus, et ce n'était pas assez pour maintenir à 70 ou 72 francs la valeur du sac de farine, qui tendait à monter jusqu'à 120. Au taux qu'on ne voulait pas laisser dépasser, on était condamné à suffire à toute la consommation de Paris, qui était de 1,500 sacs par jour, et afin d'y parvenir, il fallait non-seulement épuiser la réserve en grains, mais employer des moyens extraordinaires pour la faire moudre. Napoléon, peu soucieux des moyens lorsqu'il s'agissait d'apaiser la faim du peuple de Paris et d'empêcher qu'il n'attribuât ses souffrances à la guerre, fit requérir les moulins des environs, moudre les grains d'autorité, et interdire des achats de denrées qui se faisaient autour de la capitale pour Nantes et d'autres villes. Ne réussissant pas, même avec ces procédés violents, à modérer la hausse, qui était d'autant plus forte qu'on écartait davantage le commerce, il accorda une indemnité aux boulangers pour les dédommager de la différence entre le prix auquel il les forçait à vendre le pain, et le prix réel que ce pain leur coûtait. On distribua encore par ses ordres, et ceci était plus légitime, des soupes gratuites, toujours pour faire taire, aux dépens du reste de la France, ce peuple de Paris, si voisin du maître, et si redouté. Toutefois il menaçait de ne pas s'en tenir à ces mesures, et parlait de tarifer les grains si la cherté augmentait. Or, il suffisait d'une telle menace pour aggraver le mal en éloignant définitivement l'intervention du commerce.
Fâcheux effet produit par la formation des cohortes de la garde nationale. La formation des cohortes de la garde nationale était une autre cause de souffrance et de murmures. On ne croirait pas, ce qui pourtant était vrai, que Napoléon, rempli de l'idée de sa puissance jusqu'à provoquer sans nécessité un nouveau conflit avec l'Europe, était en même temps assiégé par la pensée vague, confuse, mais incessante, d'un grand danger, et, par exemple, que ses précautions en fait de fortifications étaient toutes fondées sur la probabilité d'une invasion du territoire de la France, preuve de la lutte déplorable que la passion et le génie se livraient dans son âme. Le génie l'éclairant par intervalles, mais la passion l'entraînant habituellement, il n'en allait pas moins à son but fatal, et il y marchait agité quelquefois, jamais retenu. Dans cette disposition d'esprit, il avait pensé que ce n'était pas assez d'un certain nombre de quatrièmes bataillons, retirés vides d'Espagne, recrutés en France avec une partie de la conscription de 1812, et destinés à créer entre le Rhin et l'Elbe une puissante réserve; que ce n'était pas assez de 130 cinquièmes bataillons formant, comme on l'a vu, les bataillons de dépôt, remplis de conscrits de 1811 et de 1812, et constituant dans l'intérieur de l'Empire une autre réserve des plus imposantes, et il avait voulu y ajouter 120 mille hommes faits, levés sous le titre de premier ban de la garde nationale, organisés en cohortes, et pris sur les conscriptions de 1809, 1810, 1811, 1812, à raison de 30 mille hommes sur chacune. Pour leur persuader qu'ils étaient purement des gardes nationaux, on leur avait promis qu'ils ne sortiraient pas de leurs départements, mais ils n'en voulaient rien croire, et ils se considéraient tout simplement comme des conscrits des quatre années précédentes, libres d'après les lois de toute obligation, et néanmoins recherchés de nouveau pour être envoyés à la boucherie, comme on disait alors. Aussi cette dernière mesure, dont l'utilité, quoique non sentie, était malheureusement très-réelle, et prouvait dans quel péril Napoléon avait placé son existence et la nôtre, avait-elle causé une irritation générale à Metz, à Lille, à Rennes, à Toulouse, et dans plusieurs autres grandes cités de l'Empire. Mutineries dans plusieurs villes contre la levée des cohortes. Il y avait eu dans presque toutes les villes de véritables mutineries. À Paris même, les jeunes gens des écoles, animés ordinairement de sentiments belliqueux, mais exprimant cette fois les dispositions pacifiques de la nation avec la vivacité de leur âge, avaient poussé dans les cours publics des cris séditieux contre les nouvelles levées, et chassé avec violence les agents de la police en les qualifiant du titre exécré de mouchards.
Nouvel emploi des colonnes mobiles pour faire rejoindre les réfractaires. Ajoutant encore à ces souffrances de tout genre, Napoléon avait renouvelé dans les départements l'emploi des colonnes mobiles, pour faire exécuter les lois de la conscription. La masse des réfractaires, descendue l'année précédente de 60 mille à 20 mille, était remontée depuis à 40 ou 50 mille, par suite des nombreux appels faits dans les derniers temps. Il s'agissait de la diminuer encore une fois, et d'en tirer une vingtaine de mille hommes qui s'en iraient remplir les cadres des régiments des îles. Il devait en résulter de nouvelles vexations, de nouveaux cris, de nouvelles causes d'irritation. Les militaires composant les colonnes mobiles s'établissaient, ainsi que nous l'avons raconté précédemment, chez les familles des réfractaires, s'y faisaient loger, nourrir, payer au taux de plusieurs francs par jour, et les réduisaient souvent à la plus grande misère. Il y avait tel département où l'on avait extorqué de la sorte jusqu'à 60, 80, et même 100 mille francs sur les familles les plus pauvres. Quelques préfets avaient élevé des réclamations, mais le plus grand nombre s'était tu, et avait fait exécuter la loi à tout risque. Si dans la France, que sa grandeur au moins dédommageait de pareilles tortures, on les ressentait vivement, dans les pays récemment réunis, qui n'y pouvaient voir qu'un moyen de perpétuer leur esclavage, elles devaient produire un effet funeste. Émeutes en Hollande contre la conscription. À la Haye, à Rotterdam, à Amsterdam, il y avait eu des émeutes à l'occasion de la conscription. Dans l'Ost-Frise on avait assailli et mis en fuite le préfet dirigeant en personne le travail de la levée. Le prince Lebrun, gouverneur de la Hollande, ayant intercédé en faveur des délinquants, s'était exposé à être rudement réprimandé pour sa faiblesse. Napoléon avait voulu que quelques malheureux, fusillés avec éclat, servissent de leçon à ceux qui seraient tentés de les imiter: triste leçon, qui leur apprenait à se soumettre dans le moment, pour se jeter sur nous lorsque nous aurions toute l'Europe sur les bras!
Dans les départements anséatiques, la répulsion pour les levées de soldats et de marins était encore plus forte, car si la Hollande pouvait attendre certains avantages de sa réunion à l'Empire, il n'y avait pour les villes de Brême, de Hambourg, de Lubeck, qui étaient les ports naturels de l'Allemagne, aucune convenance à appartenir à la France, et leurs intérêts étaient aussi froissés que leurs sentiments. On les avait effrayées, mais non pas soumises, en fusillant un pauvre patron de barque qui avait conduit des voyageurs à Héligoland. La ville de Hambourg se couvrait la nuit de placards injurieux que la police avait la plus grande peine à faire disparaître. La population tout entière secondait, comme nous l'avons dit, la désertion non-seulement des Allemands, des Italiens, des Espagnols à notre service, mais des Français eux-mêmes, et les traitait en amis dès qu'ils quittaient l'armée. Elle les abritait le jour, les transportait la nuit, leur faisait passer les fleuves en bateau, et les nourrissait gratis, pour les ramener dans leur patrie.
Insubordination des régiments anséatiques. Les régiments anséatiques, composés des anciens soldats au service de Hambourg, Brême, Lubeck, parmi lesquels on avait introduit un certain nombre d'officiers français, s'étaient partiellement insurgés. Quelques compagnies de ces régiments, employées à garder les plages écartées de la mer du Nord, avaient fait violence aux officiers fidèles, et s'emparant des barques des pêcheurs, s'étaient réfugiées dans l'île d'Héligoland. Il avait fallu renvoyer le plus suspect de ces trois régiments, le 129e, dans l'intérieur, et le placer au milieu de troupes sûres, sous la main du maréchal Davout. On ne disait rien de très-satisfaisant ni des troupes hollandaises ni des troupes westphaliennes, bien que ces dernières fussent de la part du roi Jérôme l'objet de soins continuels. À Brunswick, ville populeuse, regrettant son ancien duc, il y avait eu une commotion où plusieurs de nos soldats avaient été fort maltraités. Le roi Jérôme était intervenu, afin de punir les coupables avec moins de rigueur, à quoi Napoléon avait répondu par un ordre du jour, en vertu duquel tout délit commis contre l'armée française devait être jugé sur-le-champ par des commissions militaires composées uniquement d'officiers français[22].
Commencement de haine contre les Français en Italie. Si du nord de l'Empire on se reportait au midi, en Italie, par exemple, les dispositions n'étaient pas meilleures. Aucune liberté politique, peu d'indépendance nationale, un joug moins déplaisant que celui des Autrichiens, mais rigoureux à sa manière, la conscription, les guerres incessantes, la privation de tout commerce, la brouille avec l'Église, finissaient par rendre ennemis de la France les Italiens, qui d'abord s'étaient donnés à elle avec le plus d'entraînement. Il est vrai qu'en Lombardie, où le gouvernement du prince Eugène se montrait doux, équitable, régulier, où il remplaçait d'ailleurs le gouvernement fort dur de la maison d'Autriche, on était assez calme; il est vrai encore qu'en Piémont (Gênes exceptée, qui soupirait après l'ouverture des mers) on commençait à s'habituer à la France, et qu'on lui pardonnait un peu plus qu'ailleurs d'être aussi belliqueuse; mais en Toscane, où l'on avait horreur de la guerre, où l'on avait toujours vécu sous un gouvernement italien, doux, sage et philosophe, où commençait à régner l'esprit de l'Italie méridionale, où le clergé avait une certaine influence; à Rome, où le peuple était inconsolable de la papauté perdue, où l'antipathie pour les maîtres ultramontains était aussi forte que dans les Calabres, la haine était peu dissimulée, et là comme dans le reste de l'Empire, un revers pouvait faire éclater un soulèvement général. Il suffisait, pour le produire, de la présence de la moindre troupe anglaise.
Ces sentiments, répandus en tant de pays différents, n'étaient pas répercutés sans doute par le miroir de la publicité quotidienne, qui en grossissant les objets force à les voir ceux qui voudraient se les cacher: chacun les éprouvait pour soi, mais en apprenant par les ouï-dire du commerce ou des voyageurs qu'en telle ou telle province on endurait les mêmes souffrances, on se confirmait dans sa haine, et l'orage grossissait sans être aperçu. Conclusion singulière que Napoléon tire de l'état des esprits en Europe. Napoléon avait certainement l'esprit beaucoup trop ouvert pour ne pas discerner cet état de choses, mais loin de conclure qu'il fallait se garder de l'aggraver par une nouvelle guerre, loin de raisonner comme il l'avait fait au retour de la campagne de Wagram, alors qu'il avait un moment songé à calmer l'Europe en lui donnant la paix, il en concluait que la guerre de Russie était urgente, afin de comprimer bien vite en 1812 comme en 1809 les soulèvements prêts à éclater. Il s'occuperait ensuite, la paix et la domination universelle conquises, d'adoucir son gouvernement, et de le rendre commode aux peuples après le leur avoir rendu si glorieux. Il raisonnait donc comme certains cœurs enfoncés dans l'habitude du vice, sentant qu'il en faut sortir, le désirant sincèrement, mais remettant de jour en jour, si bien que la vie finit pour eux avant qu'ils aient trouvé le temps de s'amender. Napoléon n'était sensible qu'aux cris de Paris, aux cris de la faim populaire poussés à ses oreilles, et c'est par ce motif qu'il était venu à Saint-Cloud chercher le printemps un mois plus tôt.
Objections qu'il devine, bien qu'on ne les lui fasse pas, et manière dont il y répond. Malgré la bassesse croissante autour de lui et se montrant plus humblement admiratrice à mesure que les fautes devenaient plus grandes, il voyait à une certaine contrainte des visages, à un certain silence, qu'on craignait la nouvelle guerre vers laquelle il semblait se précipiter, et il s'impatientait pour ainsi dire des objections qu'on ne lui faisait pas, mais qu'il devinait, parce qu'il se les adressait à lui-même, et y répondait souvent en interpellant des gens qui ne disaient mot, qui n'avaient pas même pensé à ces objections, ou qui, s'ils y avaient pensé, n'auraient jamais osé s'en expliquer avec lui. Entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur la guerre de Russie. Toutefois parmi des personnages plus importants il y en avait un, l'archichancelier Cambacérès, que depuis longtemps, comme nous l'avons déjà fait remarquer, il n'entretenait plus que d'affaires intérieures, sur lesquelles il le consultait volontiers, et qu'il évitait d'entretenir d'affaires extérieures, parce que sur ce sujet, sans dédaigner son avis, il le savait contraire. Il eut avec ce grave personnage deux ou trois entretiens sur la prochaine guerre de Russie; l'archichancelier, malgré sa timidité, qui n'allait jamais jusqu'à trahir en le trompant un maître qu'il chérissait sincèrement, s'efforça de le dissuader d'une telle entreprise; il le trouva plutôt fatalement décidé que véritablement convaincu, et entraîné pour ainsi dire par une nécessité irrésistible. Napoléon lui répéta comme à tout le monde que, quoi qu'on fît, il faudrait tôt ou tard en venir encore une fois aux mains avec la Russie, qu'elle avait été battue, mais point écrasée, qu'il fallait lui porter un nouveau coup pour la soumettre; que, puisqu'il le fallait, le plus tôt serait le mieux; que ses facultés personnelles étaient entières, ses armées superbes, et qu'il aimait mieux s'imposer cette rude tâche maintenant qu'il était encore jeune, que lorsqu'il serait vieux et affaibli, qu'à plus forte raison il aimait mieux la prendre pour lui que la léguer à son successeur, lequel n'était qu'un enfant, et n'aurait probablement pas ses talents; que le sort en était jeté, qu'il ferait ce qu'il croyait devoir faire, et que Dieu ensuite en déciderait.—Quant à l'entreprise, du reste, Napoléon n'en méconnaissait pas les difficultés, et il déclarait lui-même que ce n'était pas une guerre à brusquer, à mener vite, comme tant d'autres qu'il avait conduites si rapidement; que c'était l'affaire de deux campagnes au moins; qu'on se trompait si on croyait qu'il allait tout de suite s'enfoncer dans des plaines sauvages, probablement ruinées, s'y mettre à la merci de la misère et du froid; que cette année il s'avancerait tout au plus jusqu'à la Dwina et au Dniéper, qu'il s'occuperait d'abord de s'y établir, de s'y fortifier, de s'y créer d'immenses magasins, et qu'il attendrait à l'année suivante pour s'avancer plus loin, et porter à la Russie le coup mortel.
Doutant fort qu'il eût la patience nécessaire, le prince Cambacérès, après avoir insisté sur les difficultés de cette guerre, lui parla aussi des dispositions de l'Allemagne, dont tous les rapports traçaient une peinture alarmante, et du peu de fond qu'il y avait à faire sur la constance des petits princes allemands ses alliés, sur la franchise de l'Autriche, sur la force qu'aurait le roi de Prusse pour tenir ses engagements. Napoléon traita de chimériques les craintes que lui exprimait son sage conseiller. Il dit que les petits princes allemands avaient gagné des territoires qu'ils ne pouvaient conserver que par lui, et que cela suffirait pour les retenir dans son alliance; que l'Autriche, pour recouvrer l'Illyrie, était résignée d'avance à tout ce qu'il exigerait d'elle; que la Prusse, tremblante et soumise, serait fidèle par peur du châtiment terrible auquel l'exposerait une trahison; que dans tous les cas il avait pris ses précautions, et qu'une puissante armée campée sur l'Elbe lui ferait raison de tous les mauvais vouloirs, patents ou secrets, laissés sur ses derrières.
Espèce de résolution fatale qui semble entraîner Napoléon. Évidemment Napoléon se tenait pour engagé envers lui-même, envers le monde, à persévérer dans sa funeste entreprise, quoi qu'il pût en arriver, et échappait à quelques moments de doute en reportant son esprit vers les incroyables succès de sa vie, vers les espérances de domination universelle que ces succès l'autorisaient à concevoir encore. Il n'y avait donc pas à insister, et, sous les institutions de cette époque, il ne restait qu'à baisser la tête, avec douleur si on aimait Napoléon, avec désespoir si on aimait la France.
Dernières dispositions. Ne tenant aucun compte de ces très-légères résistances, Napoléon se hâta de mettre la main à ses dernières affaires, pour être prêt à quitter Paris au premier mouvement des Russes. Sauf ses charrois qui étaient un peu en retard, tout se développait au gré de ses désirs, et il pouvait compter d'avoir avant mai, et surtout avant juin, tout ce qu'il avait ordonné pour la formidable lutte qu'il allait entreprendre. État des finances en 1812. Ses finances étaient, pour le moment du moins, en état de faire face à ses immenses dépenses. Ses budgets, enfermés systématiquement dans un chiffre de 740 à 770 millions (860 à 890 avec les frais de perception), s'étaient élevés tout à coup à 950 millions environ (un milliard 70 millions avec les frais de perception). Augmentation soudaine dans le budget, provenant en partie des pays réunis à l'Empire. Cette augmentation était due en partie à la réunion des États romains, de l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques. Les États romains lui avaient procuré un accroissement de recettes de 12 millions, l'Illyrie de 11, la Hollande de 55, les départements anséatiques de 20, ce qui formait un total d'environ cent millions, sans que la dépense eût été accrue d'une somme égale. Grâce en effet à la réunion de toutes ces administrations à celle de la France, déjà largement rétribuée, beaucoup de dépenses avaient été supprimées ou amoindries. La Hollande seule coûtait plus qu'elle ne rapportait, à cause de sa dette qui absorbait près de 31 millions sur un produit de 55.
Aux cent millions à peu près que nous venons d'énumérer, le produit des douanes avait ajouté encore une augmentation de revenu d'une soixantaine de millions, due au fameux tarif du mois d'août 1810, qui permettait l'introduction des denrées coloniales au droit de 50 pour cent. Le budget avait pu s'accroître ainsi de 160 millions en recettes, et pourtant il restait en déficit. Ce n'était pas à la dépense des pays réunis qu'il fallait s'en prendre, car cette dépense, ainsi qu'on vient de le voir, n'égalait pas le nouveau revenu, mais à la guerre. Les deux ministères du personnel et du matériel de la guerre, qui absorbaient en 1810, le premier 250 millions, le second 150, ensemble 400, en avaient exigé environ 480 en 1811, et devaient bientôt en exiger plus de 500. La marine, autrefois défrayée avec 140 millions, allait en coûter 170, depuis la réunion des marines hollandaise et anséatique. C'est ainsi que les nouvelles ressources obtenues se trouvaient absorbées et au delà par les dépenses de l'administration militaire. Il est vrai qu'à l'augmentation de recettes de 160 millions, dont nous venons de donner l'origine et le détail, il fallait ajouter une autre ressource, celle-ci tout à fait accidentelle et due également aux douanes. Produits extraordinaires des douanes, et ressources que Napoléon y trouve. On a vu qu'il avait été confisqué beaucoup de denrées coloniales saisies en fraude, qu'on avait pris et vendu au profit du Trésor bon nombre de bâtiments américains et ottomans accusés de contravention aux décrets de Berlin et de Milan, et quantité de laines appartenant aux grandes familles espagnoles proscrites; on a vu enfin qu'on avait permis l'introduction en France, moyennant 50 pour cent, des amas de denrées coloniales existant en Hollande, en Holstein, avant les dernières lois du blocus continental. Les produits provenant de ces diverses origines avaient été réunis sous une seule dénomination, celle de produits extraordinaires des douanes, et s'élevaient à 150 millions une fois perçus. Ils devaient remplacer l'argent qu'on se procure par le crédit dans les pays qui en ont un. Napoléon sur cette somme avait consacré environ 90 millions à payer les restants dus de tous les budgets antérieurs, et n'avait pas ainsi un seul arriéré, ce qui donnait au mouvement des caisses une facilité fort grande, et fort appréciable dans un moment où il avait à remuer une si énorme quantité d'hommes et de matières. État du domaine extraordinaire en 1812. Il lui restait donc une soixantaine de millions, plus son domaine extraordinaire, qui après toutes les dotations accordées, et toutes les sommes dépensées pour les travaux publics, était encore de 340 millions environ, en y comprenant les produits de la dernière guerre d'Autriche. On se rappelle que sur ces 340 millions il en avait prêté 84 au Trésor, lors de la suppression des obligations des receveurs généraux; il en conservait 85 en argent comptant, dont la majeure partie dans les caves des Tuileries, 38 en valeurs parfaitement liquides, et enfin 132 en engagements de la Westphalie, de la Saxe, de la Bavière, de la Prusse et de l'Autriche. Abondance momentanée de moyens financiers. Il ne fallait compter sur ces dernières sommes que si on était vainqueur; quant à celle qui avait été anciennement prêtée au Trésor, elle n'était plus une ressource. Restait donc d'assuré, et d'immédiatement disponible, 85 millions d'argent comptant, 38 de bonnes valeurs, c'est-à-dire 123 millions, ou à peu près 180, en ajoutant les 60 millions existant encore dans la caisse extraordinaire des douanes. Avec un budget des recettes qui permettait d'accorder 500 millions aux deux ministères de la guerre, et 170 à celui de la marine, avec une somme de 180 millions comptants dans une caisse de réserve, avec une dette fondée presque nulle, et tout arriéré complétement éteint, on pouvait se considérer comme suffisamment pourvu, surtout si la guerre, que Napoléon croyait devoir être heureuse, venait nourrir la guerre. C'est ainsi qu'il pouvait solder régulièrement une force qui, avec le nouvel appel adressé aux gardes nationales, allait dépasser 1,200 mille hommes, dont 900 mille Français. Et si l'on demande comment même il pouvait entretenir avec 500 millions 900 mille hommes, nous ferons remarquer qu'il y en avait 300 mille dans la Péninsule, qui ne coûtaient guère plus de 40 millions au Trésor, l'Espagne fournissant le surplus, soit en contributions de guerre, soit en denrées enlevées sur place[23]; qu'il y en avait en Illyrie[24] et en Allemagne un certain nombre qui recevaient du pays une partie de leur entretien, comme les troupes résidant en Westphalie par exemple, qu'enfin les dépenses et les valeurs de ce temps était fort différentes de celles du nôtre. Telles étaient les ressources financières de Napoléon, parfaitement adaptées à ses ressources militaires, mais les unes et les autres toujours menacées par l'usage immodéré qu'il était porté à en faire.
En mettant la dernière main ses affaires, Napoléon s'occupe de l'Amérique. En mettant la dernière main à ses affaires intérieures, Napoléon s'était naturellement fort occupé de ses affaires extérieures autres que celles de Russie, qui allaient se régler par les armes. La principale de toutes en ce moment était l'accord qu'il était prêt à conclure avec l'Amérique contre l'Angleterre. Rien n'avait plus d'importance, et ne prouvait mieux à quel point il avait tort d'aller chercher dans une guerre au Nord des moyens de réduire les ennemis qu'il s'était faits dans le monde. Malgré les succès de lord Wellington en Espagne, la situation intérieure de l'Angleterre s'était encore aggravée. Imminence d'une rupture entre l'Amérique et l'Angleterre, et nouvelle preuve que Napoléon pouvait se dispenser d'aller chercher dans une guerre au Nord la solution des affaires européennes. Le papier-monnaie perdait 18 pour cent; les denrées coloniales s'étaient avilies à ce point que les sucres, par exemple, qui se vendaient 6 francs la livre à Paris, valaient à peine 6 à 7 sous à Londres. La Tamise était couverte de navires chargés, qui se trouvaient convertis en magasins. La masse des banqueroutes à Londres était portée de six à sept cents par an, à deux mille. Le change avait subi une nouvelle baisse, et, par suite de toutes ces causes, les manufactures, d'abord prospères, s'étaient arrêtées. Aggravation de la situation intérieure de l'Angleterre. Les ouvriers manquaient de travail, et, par surcroît de malheur, la disette sévissant en Angleterre presque autant qu'en France, le peuple avait moins de moyens de payer son pain, dans le moment même où le pain était devenu plus cher. Dans presque toutes les provinces des bandes affamées couraient les campagnes en brisant les métiers. L'issue que Napoléon reprochait à la Russie d'avoir ouverte sur le continent au commerce britannique n'avait donc pas changé sensiblement la situation de l'Angleterre, et que serait-il arrivé, si, en prolongeant cet état de choses quelque temps encore, on eût jeté sur lord Wellington une partie des forces qu'on se préparait à enfouir dans les neiges du Nord?
Importance pour l'Angleterre de ses relations avec l'Amérique. Le cabinet britannique allait ajouter à tous ces maux une nouvelle aggravation, par sa conduite extravagante envers l'Amérique. Si on en excepte les colonies espagnoles, françaises et hollandaises, présentant un débouché presque nul par suite de l'encombrement de marchandises qui s'y était formé, l'Amérique du Nord était le seul grand pays demeuré accessible au commerce britannique. L'Angleterre y envoyait pour 200 ou 250 millions de ses produits, et en tirait une valeur à peu près égale. C'était, dans l'état des choses, pour sa marine et son industrie un marché fort utile, sans compter que parmi les produits avec lesquels elle payait l'Amérique, il y avait beaucoup de denrées coloniales, que les Américains, par un moyen ou par un autre, finissaient toujours par introduire sur le continent malgré les rigueurs du blocus. L'Angleterre avait donc toute raison de ménager l'Amérique. Loin de là, elle se conduisait envers elle comme Napoléon envers les États du continent, égarée comme lui par la passion et l'orgueil de système. Ses fameux ordres du conseil, auxquels Napoléon avait opposé les non moins fameux décrets de Berlin et de Milan, étaient la cause de la querelle, qui était fort près de se convertir en guerre déclarée.
Danger de compromettre ces relations par suite de la querelle avec les neutres. Nous rappellerons encore une fois que par ses ordres du conseil, l'Angleterre avait d'abord bloqué (au moyen du blocus sur le papier) toutes les côtes de l'Empire français et de ses alliés, puis exigé que, pour y pénétrer, tout bâtiment vînt en payant prendre dans la Tamise la permission de naviguer, à quoi Napoléon avait répondu en déclarant dénationalisé et de bonne prise tout bâtiment qui se soumettrait à une pareille dictature. On a vu que les Américains, pour soustraire leurs bâtiments à cette double violence, leur avaient d'abord interdit, par la loi de l'embargo, de fréquenter les côtes d'Europe, puis avaient limité cette interdiction aux côtes de France et d'Angleterre, ajoutant que la mesure serait révoquée à l'égard de celle des deux puissances qui renoncerait à son système de rigueurs. Habileté de Napoléon dans cette question, et son empressement à se désister des décrets de Berlin et de Milan à l'égard des Américains. Napoléon, se conduisant ici avec une habile modération, avait renoncé, quant aux Américains, à ses décrets de Berlin et de Milan, et avait, disait-il, agi de la sorte dans l'espérance de voir les Américains défendre enfin leur pavillon contre ceux qui l'outrageaient. En réponse à cette sage conduite, les Américains avaient levé l'interdit à l'égard de la France, l'avaient maintenu à l'égard de l'Angleterre, et se trouvaient à ce sujet en contestation ouverte avec celle-ci.
Persistance de l'Angleterre dans ses ordres du conseil. Si l'Angleterre avait été inspirée par la raison, elle aurait dû purement et simplement imiter la conduite de Napoléon, révoquer ses ordres du conseil, et permettre aux Américains de communiquer avec la France. Le bien qui en serait résulté pour nous n'eût certainement pas égalé celui qui en serait résulté pour les Anglais. Nous aurions sans doute payé moins cher le sucre et le café, et, ce qui était plus important, l'indigo, le coton, si utiles à nos manufactures; mais une partie du sucre, du café, du coton, introduits en France, seraient venus des colonies anglaises. Or si le haut prix des denrées coloniales était pour les Français une gêne, leur mévente était pour les Anglais une calamité. L'Angleterre aurait donc bien plus gagné que la France à laisser les Américains circuler librement; mais l'esprit de domination maritime prévalant jusqu'à la folie chez les ministres britanniques, comme l'esprit de domination continentale chez Napoléon, l'Angleterre n'avait que très-légèrement modifié ses ordres du conseil, au lieu de les rapporter complétement. Ainsi elle avait cessé d'exiger des Américains qu'ils vinssent payer tribut sur les bords de la Tamise, mais elle avait déclaré bloqués les ports de l'Empire français, depuis les bouches de l'Ems jusqu'aux frontières du Portugal, depuis Toulon jusqu'à Orbitello. C'était toujours la prétention du blocus fictif, ou blocus sur le papier, consistant à vouloir fermer des rivages et des ports qu'on était dans l'impossibilité de bloquer effectivement par une force réelle.
Controverse entre l'Angleterre et l'Amérique sur le blocus réel et le blocus fictif. Les Américains avaient répondu que ce n'était pas là rétablir le droit commun des neutres, car ce droit repoussait absolument le blocus fictif, et ils avaient déclaré que l'Angleterre persistant dans une partie de ses ordres du conseil, ils persisteraient envers elle dans leur loi de non-intercourse, quoiqu'ils s'en fussent désistés à l'égard de la France. Les ministres anglais répliquaient par des arguments misérables aux raisons des Américains. Ils prétendaient que les Français n'avaient pas renoncé sérieusement aux décrets de Berlin et de Milan; que la renonciation qu'ils en avaient faite n'était pas authentique dans la forme, que d'ailleurs on arrêtait encore beaucoup de bâtiments américains à l'entrée des ports français, ce qui était vrai et inévitable, l'Angleterre ayant laissé établir chez elle une fabrique de faux papiers qui commandait de grandes précautions; qu'enfin les Américains n'avaient pas exigé de la France la faculté d'introduire chez elle les produits de l'industrie britannique, ce qui était puéril, car si les Américains étaient fondés à demander que sous leur pavillon on ne saisît pas les propriétés anglaises, ils ne pouvaient pas exiger que la France admît chez elle les produits anglais que son système commercial repoussait. Ces raisons étaient donc insoutenables, et les Américains les traitaient comme telles. Un dernier tort de l'Angleterre, infiniment grave, et renouvelé tous les jours avec autant d'audace que de violence, rendait imminente la guerre avec l'Amérique. Vexations de l'Angleterre contre le commerce américain, et sa persistance à presser les matelots américains. Sous prétexte que beaucoup de ses matelots, pour échapper aux charges du service de guerre, émigraient en Amérique, elle faisait visiter les navires américains, ce qui est toujours permis aux vaisseaux de guerre, quand la visite se borne à constater la sincérité du pavillon, mais jamais autrement, et elle profitait de l'occasion pour enlever tous les matelots parlant anglais. Or, les deux nations parlant le même langage, la marine britannique enlevait presque autant de matelots américains que de matelots anglais, et par conséquent exerçait la presse non-seulement sur les sujets britanniques, mais sur les sujets étrangers, en abusant d'une conformité d'idiome due à la conformité d'origine. Plusieurs fois la résistance des bâtiments américains avait fait naître en mer des collisions dont toute l'Amérique avait retenti. Aussi l'exaspération était-elle poussée au comble, et les esprits prévoyants regardaient-ils la guerre comme inévitable.
L'opposition anglaise avait là de nombreux et justes griefs contre le cabinet, et l'un des plus grands orateurs de l'Angleterre, lord Brougham, dans tout l'éclat de la jeunesse et du talent, avait accablé les ministres en montrant à quel point leur système maritime était devenu insensé. En effet, tandis qu'ils s'obstinaient dans leurs ordres du conseil à l'égard des Américains, sous prétexte d'empêcher les communications avec la France, ils avaient, par le système des licences, autorisé une quantité de petits pavillons, suédois, norvégiens, prussiens, à communiquer avec la France, de façon que la marine marchande anglaise avait été remplacée par de petits neutres, auxquels ils permettaient par exception ce qu'ils refusaient aux grands neutres, c'est-à-dire aux Américains, qui pouvaient invoquer en leur faveur le droit des nations. De plus, l'habitude de déguiser son origine, introduite par le système des licences, avait donné naissance à une foule de subterfuges, et propagé parmi les commerçants des pratiques immorales qui devenaient véritablement alarmantes.
Juste irritation de l'opposition anglaise contre le ministère. Sans doute l'opposition exagérait, comme il arrive souvent, les torts du gouvernement, ou ne les caractérisait pas toujours avec assez de justesse; mais elle les attaquait avec une véhémence légitime. Elle aurait exprimé la vérité exacte et complète, si elle eût dit que l'intérêt de l'Angleterre était de s'ouvrir les accès du monde entier, tandis que l'intérêt de Napoléon était de les lui fermer; qu'en donnant à la France du sucre, du café, du coton à meilleur marché, l'Angleterre lui faisait cent fois moins de bien qu'elle ne s'en faisait à elle-même, en déversant au dehors le trop plein de ses magasins. Tout ouvrir étant son intérêt, tout fermer celui de Napoléon, c'était une conduite souverainement déraisonnable que de s'obstiner dans ses ordres du conseil, de se préparer ainsi la plus fâcheuse des privations, celle des relations avec l'Amérique, et de plus une guerre infiniment dangereuse, si à cette guerre venait se joindre un nouveau triomphe de Napoléon dans les plaines du Nord.
La cité de Londres demande le renvoi des ministres. La cité de Londres, irritée au plus haut point, avait présenté une pétition au prince de Galles, régent depuis un an, pour demander le renvoi des ministres, et une grande partie du commerce avait appuyé de ses vœux cette pétition audacieuse. Le prince de Galles, au pouvoir duquel on avait mis des restrictions pour la durée d'une année, venait d'entrer en pleine possession des prérogatives de la royauté, et tout annonçait qu'il en jouirait définitivement, la santé de son père Georges III ne laissant plus aucune espérance d'amélioration. Quoiqu'il se fût habitué aux anciens ministres de son père, et à demi brouillé avec les hommes d'État qu'il destinait d'abord à être les siens, cependant il aurait voulu réunir les uns et les autres dans un ministère de coalition, afin de donner quelque satisfaction à l'opinion publique violemment excitée. Malheureusement le marquis de Wellesley, frère de lord Wellington, et ministre des affaires étrangères, avait récemment quitté le cabinet, sans aucun motif précis, uniquement parce qu'il ne pouvait sympathiser plus longtemps avec le caractère étroit et violent de M. de Perceval, véritable exagération du caractère de M. Pitt, ayant ses défauts sans ses talents. Il était donc bien peu probable que si le marquis de Wellesley, esprit ouvert, facile autant qu'élevé, appartenant au même parti que M. de Perceval, n'avait pu sympathiser avec ce ministre, il fût possible de lui adjoindre MM. Grenville et Grey, chefs du parti contraire, tous deux peu maniables, ayant l'orgueil d'une grande situation et la fierté de convictions fortement enracinées. De plus, la grave question de l'émancipation irlandaise les divisait absolument. L'Irlande était de toutes les parties de l'Angleterre la plus malheureuse. Son état de souffrance exigeait que, par précaution, on y laissât des troupes qui eussent été beaucoup plus utilement employées en Portugal. L'opposition, inflexible sur ce point, soutenait avec passion que le seul moyen de calmer l'Irlande et de rendre disponibles les troupes consacrées à sa garde, était de l'émanciper, c'est-à-dire de lui accorder l'égalité de droits avec les autres parties du Royaume-Uni; et bien que le prince régent eût offert de laisser la question indécise, lord Grenville et lord Grey avaient repoussé d'une manière hautaine ses ouvertures à cet égard. Aucune transaction n'était donc possible. Probabilité de la chute du cabinet britannique, si Napoléon lui avait fait essuyer un échec en Espagne. Mais la situation était si extrême, que le moindre échec éprouvé au dehors devait faire succomber la politique de la guerre. Ainsi, malgré tous les avantages des Anglais en Espagne et toutes les déconvenues que nous y avions essuyées, en portant ses forces de ce côté, au lieu de s'obstiner à les précipiter vers l'abîme du Nord, Napoléon pouvait encore faire tourner la politique de l'Angleterre à la paix. Les gouvernements anglais et français multipliant les fautes à l'envi l'un de l'autre. Un seul échec infligé à celle-ci suffisait, et ainsi l'occasion de l'année précédente n'était pas tout à fait manquée, tant l'Angleterre semblait se hâter de compenser les erreurs de Napoléon par les siennes! Singulier spectacle que celui du monde! C'est d'ordinaire un assaut de fautes, dans lequel ne succombe que celui qui en commet le plus! Et ces fautes, ce sont bien souvent les gouvernements les plus habiles qui les commettent, quand la passion s'est emparée d'eux, car l'esprit n'est plus rien là où la passion règne.
Bien qu'il fermât les yeux sur cet état de choses, Napoléon comprit cependant que l'Angleterre s'obstinant à faire essuyer aux Américains toute sorte de vexations, il fallait les attirer à lui par des traitements tout contraires. Un peu plus de vexations d'un côté, un peu plus de facilités de l'autre, et l'Amérique allait se trouver en guerre avec l'Angleterre, ce qui était un résultat d'une immense importance. La difficulté, c'était d'accorder aux Américains les faveurs commerciales qu'ils désiraient, sans toutefois amener de relâchement dans le blocus continental. Pour parer à cet inconvénient, Napoléon n'avait d'abord voulu leur permettre de commercer qu'avec des licences délivrées à des négociants dont il était sûr. Les licences étant pour eux une gêne des plus incommodes, il y avait renoncé, mais en désignant les ports d'Amérique d'où ils pouvaient partir, et ceux de France où ils devaient arriver. Il espérait en concentrant la surveillance sur un petit nombre de points, réussir à empêcher la fraude. Enfin, pour favoriser Lyon et Bordeaux, il avait voulu que les bâtiments américains fussent obligés d'emporter de France une certaine quantité de soieries et de vins. Ces restrictions avaient singulièrement déplu en Amérique, et de toutes parts on avait écrit qu'il fallait autre chose pour détacher de l'Angleterre le gouvernement de l'Union, et le tourner définitivement vers la France. Soin de Napoléon à se relâcher envers les Américains de ses rigueurs commerciales, dans l'espérance de les mettre en guerre avec l'Angleterre. M. Collin de Sussy, devenu ministre du commerce, imagina un système qui, en donnant satisfaction aux Américains, aurait prévenu les inconvénients de leur libre entrée dans nos ports; il proposa de supprimer toutes les entraves dont ils se plaignaient, et de les admettre librement, en repoussant seulement les sucres et les cafés, dont on ne pouvait reconnaître l'origine, et qui étaient presque exclusivement anglais, mais en retour de recevoir les cotons, dont la provenance était facile à constater, ainsi que les bois, les tabacs et autres matières dont nous avions besoin, et qui venaient incontestablement d'Amérique. Napoléon, toujours défiant et toujours porté à céder peu pour avoir beaucoup, n'accueillit pas sur-le-champ les propositions de M. de Sussy, mais il diminua dans une certaine mesure la gêne dont se plaignaient les Américains, et fit partir M. Sérurier pour Philadelphie, afin de leur promettre la plus large admission en France, s'ils rompaient définitivement avec l'Angleterre. Il se flattait donc, et la suite prouva qu'il ne se trompait point, d'avoir sous peu de mois l'alliance de l'Amérique contre l'Angleterre.
Avril 1812. Il ne borna pas là les efforts de sa diplomatie en perspective de la nouvelle guerre. Quoique fort irrité contre la Suède, Napoléon cependant, à l'approche de la crise, prêta l'oreille à quelques insinuations venues probablement de Stockholm, et transmises par la femme du prince Bernadotte, sœur de la reine d'Espagne. Cette princesse était désolée de la rupture qui menaçait d'éclater entre la Suède et la France, et jusqu'à ce moment elle n'avait point voulu quitter Paris. Tentative de rapprochement avec la Suède. On semblait insinuer que M. Alquier s'y était mal pris, qu'il n'avait pas su ménager la susceptibilité du prince royal, que ce prince ne demandait pas mieux que de s'allier à la France, si on lui en fournissait des raisons avantageuses et honorables; que sa condescendance pour le commerce interlope avait pour cause unique le mauvais état des finances suédoises; que ce commerce produisait des revenus de douane dont on vivait à Stockholm, et que si la France voulait que la Suède pût avoir des troupes sur pied, il fallait qu'elle lui accordât un subside; qu'à cette condition le prince fermerait ses ports aux Anglais, et fournirait une armée à la France contre la Russie.—Napoléon doutait beaucoup de la sincérité de ces ouvertures; mais il se pouvait que Bernadotte, dont les propositions avaient été accueillies avec réserve par la Russie et l'Angleterre (cette circonstance était connue à Paris), fût amené à se retourner vers la France, et il ne fallait pas repousser un tel allié, car une armée suédoise marchant sur la Finlande, pendant qu'une armée française marcherait sur la Lithuanie, devait être une bien utile diversion. Il fit donc proposer par la princesse royale à Bernadotte de s'unir à la France, de diriger trente ou quarante mille hommes contre la Finlande, et lui promit en retour de ne point traiter avec l'empereur Alexandre sans l'avoir forcé à restituer cette province à la Suède. À la place du subside qu'il ne pouvait pas donner, Napoléon consentait à laisser entrer et vendre par Stralsund 20 millions de denrées coloniales, dont le prix serait immédiatement acquitté par le commerce. Un intermédiaire, indiqué par la princesse royale, fut autorisé à partir sur-le-champ afin de porter ces conditions à Stockholm.
Marche générale de l'armée française. Tandis qu'il vaquait à ces soins, Napoléon suivait de l'œil la marche de ses troupes. Le mois de mars 1812 venait de finir, et jusqu'ici tout s'était passé comme il le souhaitait. La Poméranie suédoise avait été envahie par l'une des divisions du maréchal Davout, celle du général Friant, et cette division, après avoir mis la main sur ce qui restait de la contrebande organisée par les Suédois, s'était portée à Stettin sur l'Oder. (Voir la carte no 36.) La division Gudin s'était avancée au delà, et avait pris position à Stargard, ayant devant elle la cavalerie du général Bruyère sur la route de Dantzig. La division Desaix s'était établie à Custrin sur l'Oder, ayant sa cavalerie légère à Landsberg, dans la direction de Thorn. Arrivée de tous les corps sur l'Oder. Le maréchal Davout, avec les divisions Morand et Compans, avec les cuirassiers attachés à son corps d'armée, s'était rapproché de l'Oder, et était prêt à franchir ce fleuve au premier signal. Ses troupes avaient marché avec ordre, avec lenteur, observant une discipline rigoureuse, et pourvues de tout par le gouvernement prussien, qui se hâtait, à la vue de ces formidables soldats, de remplir les engagements qu'il avait contractés envers leur maître. Le maréchal Oudinot, après s'être concentré à Munster, s'était échelonné sur la route de Berlin; le maréchal Ney s'était rendu de Mayence à Erfurt, et d'Erfurt à Torgau sur l'Elbe. Les Saxons avaient dépassé l'Oder. Le vice-roi d'Italie, ayant franchi les Alpes avec son armée, avait traversé la Bavière, rallié les Bavarois, et presque atteint l'Oder. Les officiers de tous les grades, se conformant aux ordres impériaux, avaient fait route à la tête de leurs soldats, maintenant la discipline dans leurs troupes, et enchaînant leur langue autant qu'ils pouvaient, mais n'y réussissant pas toujours. Dans les corps du maréchal Ney et du prince Eugène il se commettait de regrettables excès, soit qu'ayant eu à parcourir une plus longue distance, ils eussent essuyé des privations dont ils se dédommageaient aux dépens des pays qu'ils traversaient, soit que la route qui leur était assignée eût été moins préparée à les recevoir. Du reste des repos étaient ménagés partout, de manière que chaque corps eût le temps de rallier ce qui n'avait pu suivre, et que la queue se serrât toujours sur la tête. Une immense traînée de charrois, et telle qu'on n'en avait jamais vu de pareille à aucune époque, marquait la trace des colonnes longtemps après leur passage.
Jusqu'ici on n'avait rien entendu dire du Niémen, et aucun bruit n'annonçait que ce vaste déploiement de forces, désormais évident à tous les yeux, eût provoqué les Russes à prendre l'initiative. En conséquence Napoléon, conformément à son plan, prescrivit un nouveau mouvement à ses troupes dans les premiers jours d'avril, afin de les pousser de l'Oder à la Vistule, avec l'intention de leur ménager là un nouveau séjour, et d'y attendre les trois choses qu'il était résolu d'attendre patiemment dans cette marche gigantesque, le ralliement de ses colonnes, l'arrivée de ses charrois, et le progrès de la végétation[25].
Napoléon ordonne un nouveau mouvement à son armée, et la porte sur la Vistule. Il ordonna au maréchal Davout de se porter sur la Vistule avec ses cinq divisions et toute sa cavalerie, au maréchal Oudinot d'entrer à Berlin dans le plus grand appareil militaire, de s'y arrêter un moment, et de s'acheminer ensuite sur l'Oder, au maréchal Ney de passer l'Elbe à Torgau pour se rendre à Francfort sur l'Oder, aux Saxons et aux Westphaliens de prendre position à Kalisch, aux Bavarois et à l'armée d'Italie de gagner Glogau, à la garde enfin de s'échelonner sur la route de Posen. Les troupes dès qu'elles auraient marché cinq ou six jours devaient se reposer un nombre de jours à peu près égal. Le maréchal Davout, toujours chargé d'organiser toutes choses, avait ordre de faire moudre sans relâche les blés de Dantzig et de mettre en barils la farine qui en proviendrait, de préparer en hâte la navigation du Frische-Haff et de la Prégel, de terminer les ponts de la Vistule, de former à Thorn et à Elbing avec les fournitures de la Prusse des magasins pareils à ceux de Dantzig, de bien occuper Pillau et la pointe de Nehrung, et surtout d'être sur ses gardes relativement aux mouvements des Russes. Le plan était toujours, si ceux-ci passaient le Niémen et prenaient sérieusement l'offensive, de marcher droit à eux avec les 150 mille hommes du maréchal Davout, avec les 80 mille du roi Jérôme. Si au contraire les Russes ne remuaient point, on devait se tenir fort tranquille, ne pas montrer les avant-postes français au delà d'Elbing, et n'employer au delà d'Elbing que les Prussiens, qui de Dantzig à Kœnigsberg étaient chez eux. Napoléon avait tout disposé pour partir lui-même au premier signal, et arriver à son avant-garde avec la rapidité d'un courrier. Du reste, une fois le maréchal Davout sur la Vistule, il n'avait plus rien à craindre d'une marche précipitée des Russes, et il n'avait plus qu'un vœu à former, c'était le retardement des hostilités jusqu'à la pousse des herbes.
Langage que doit tenir M. de Lauriston à Saint-Pétersbourg à l'occasion du nouveau mouvement de l'armée sur la Vistule. Pour assurer davantage encore l'accomplissement de ce vœu, il expédia un nouveau courrier à M. de Lauriston, afin de lui annoncer ce second mouvement, et de lui dicter le langage qu'il devait tenir à cette occasion. M. de Lauriston avait ordre de dire que l'empereur des Français ayant appris la marche des armées russes vers la Dwina et le Dniéper (c'était une pure invention, car on n'avait reçu aucun avis à cet égard), s'était décidé à se placer sur la Vistule, dans la crainte de l'invasion du grand-duché, mais qu'il avait toujours l'intention de traiter sous les armes, de rencontrer même l'empereur Alexandre entre la Vistule et le Niémen, et s'il le pouvait de tout arranger avec lui dans une conférence amicale, comme celle de Tilsit ou d'Erfurt. Afin de donner crédit à ces dispositions, M. de Lauriston était autorisé à déclarer que les troupes françaises ne dépasseraient pas la Vistule, et que si on voyait au delà, peut-être jusqu'à Elbing, quelques uniformes français, ce seraient des avant-postes de cavalerie légère, chargés du service de surveillance qu'on ne devait jamais négliger autour d'une grande armée.
Profonde impression produite à Saint-Pétersbourg par les nouvelles venues de France et d'Allemagne. Pendant que tout ce qui vient d'être dit avait lieu en France, le contre-coup en avait été fortement ressenti à Saint-Pétersbourg. La présence de M. de Czernicheff, arrivé le 10 mars, apportant une lettre amicale de Napoléon mais des impressions personnelles toutes contraires, car il avait rencontré en route des masses de troupes effrayantes, n'était pas faite pour atténuer l'effet des nouvelles venues de toutes les parties du continent. Le mouvement du maréchal Davout sur l'Oder et au delà, l'invasion de la Poméranie suédoise, la mise en réquisition des contingents allemands, le passage des Alpes par l'armée d'Italie, l'annonce positive des deux traités d'alliance avec la Prusse et l'Autriche, avaient achevé de dissiper les dernières hésitations d'Alexandre, et de lui causer à lui et à sa cour un chagrin profond, car on ne doutait pas que la lutte ne fût terrible, et si elle n'était pas heureuse, que la grandeur de la Russie ne reçût un échec décisif, un échec égal à celui qu'avait essuyé la grandeur de la Prusse et de l'Autriche. Les traités d'alliance avec la Prusse et l'Autriche sont aux yeux de l'empereur Alexandre la signe le plus certain d'hostilités prochaines. C'était surtout la nouvelle des deux traités signés par la Prusse et l'Autriche qui avait dévoilé à l'empereur Alexandre et au chancelier de Romanzoff l'imminence du danger. L'empereur Alexandre, instruit assez exactement de ce qui se passait dans la diplomatie française, par des infidélités dont la source malgré beaucoup de recherches était restée inconnue, savait que Napoléon faisait depuis longtemps attendre à la Prusse un traité d'alliance, afin de ne pas donner trop d'ombrage à Saint-Pétersbourg. Puisqu'il s'était décidé à conclure ce traité, la conséquence à tirer, c'est qu'il avait pris son parti, et l'avait pris au point de ne plus garder de ménagements. Les dissimulations de la cour de Vienne à l'égard des engagements qu'elle avait pris ne pouvaient tromper Alexandre, parfaitement informé de toutes les transactions européennes, et n'étaient que risibles pour qui était témoin des embarras de M. de Saint-Julien, ambassadeur d'Autriche à Saint-Pétersbourg. Explications de la Prusse et de l'Autriche avec le cabinet russe, pour justifier leur alliance avec la France. Celui-ci en effet s'efforçait de se dérober à tous les regards, de peur d'être obligé d'avouer les nouveaux liens contractés par sa cour, ou d'être confondu s'il les niait. Quant à la Prusse, moins hardie dans le mensonge, elle était convenue de tout. Mission de M. de Knesebeck à Saint-Pétersbourg. Nous avons dit qu'elle avait envoyé M. de Knesebeck à Saint-Pétersbourg, pour exposer à l'empereur Alexandre la triste nécessité où elle s'était trouvée de prendre part à la guerre, et, en y prenant part, de se ranger du côté de la France. Soit que M. de Knesebeck y fût autorisé par le roi, soit qu'il cédât à ses passions nationales, il avait poussé plus loin les confidences. Il avait dit que le roi agissait à contre-cœur, mais que tous ses vœux étaient pour les Russes, et qu'il ne désespérait pas d'être bientôt amené à se joindre à eux; que cet événement même était inévitable si on tenait une conduite habile; et à ce sujet M. de Knesebeck, qui était un officier éclairé, avait fait entendre des conseils très-sages, très-funestes pour nous, très-utiles au czar, qui ne savait à qui entendre au milieu des opinions militaires de toute sorte provoquées autour de lui par la gravité des circonstances. Il lui avait conseillé de ne pas s'exposer à recevoir le premier choc de Napoléon, de rétrograder au contraire, d'attirer les Français dans l'intérieur de la Russie, et de ne les attaquer que lorsqu'ils seraient épuisés de fatigue et de faim. Il avait promis que pour ce cas toute l'Allemagne se joindrait aux Russes afin d'achever la ruine de l'envahisseur audacieux qui désolait l'Europe depuis douze années.
N'était-ce là qu'une simple prévoyance de M. de Knesebeck, qu'il transformait en conseils sous la seule inspiration de ses sentiments nationaux, sans aucun ordre de son maître, ou bien était-il autorisé à pousser aussi loin les excuses de Frédéric-Guillaume auprès d'Alexandre, c'est ce qu'il est impossible de savoir aujourd'hui, bien qu'on ait l'aveu de M. de Knesebeck, qui peut-être s'est fait depuis plus coupable qu'il n'avait été alors, pour se faire plus prévoyant et plus patriote qu'il n'avait été véritablement. Quoi qu'il en soit, l'oppression sous laquelle la Prusse vivait à cette époque excuse beaucoup de choses; pourtant nous regretterions que M. de Knesebeck eût été autorisé à tenir ce langage, nous le regretterions pour la dignité d'un roi qui était un parfait honnête homme. Alexandre accueillit avec une indulgence assez hautaine les explications de Frédéric-Guillaume, avec infiniment d'attention les habiles conseils de son envoyé, lui dit qu'il déplorait la détermination de la Prusse, mais que, défendant la cause de l'Allemagne autant que celle de la Russie, il ne désespérait pas d'avoir bientôt les soldats prussiens avec lui. Scènes singulières entre l'empereur Alexandre et M. de Saint-Julien, ambassadeur d'Autriche à Saint-Pétersbourg. Il fut moins indulgent envers M. de Saint-Julien. Celui-ci, après s'être longtemps caché, avait fini par ne pouvoir plus éviter la rencontre de l'empereur Alexandre. Il nia d'abord le traité d'alliance, et il paraît que ce n'était pas sans un certain fondement, car son cabinet, pour qu'il trompât mieux, l'avait trompé lui-même en lui laissant tout ignorer. Il ne savait même ce qu'il avait appris que par quelques confidences de M. de Lauriston, qui lui en avait dit plus qu'il n'aurait voulu en apprendre. Il essaya donc de révoquer en doute l'existence du récent traité de l'Autriche avec la France, sur le motif qu'on ne lui avait rien mandé de Vienne, mais Alexandre l'interrompit sur-le-champ.—Ne niez pas, lui dit-il; je sais tout; des intermédiaires sûrs, qui ne m'ont jamais induit en erreur, m'ont envoyé la copie du traité que votre cour a signé; puis la montrant à M. de Saint-Julien confondu, il ajouta qu'il était profondément étonné d'une pareille conduite de la part de l'Autriche, et qu'il la considérait comme un véritable abandon de la cause européenne; que ce n'était pas lui seulement qui était intéressé dans cette lutte, mais tous les princes qui prétendaient conserver une ombre d'indépendance; que tant qu'il n'avait vu dans l'alliance de la France que les petits États allemands, placés sous la main de Napoléon, et même la Prusse, privée de toutes ses forces, il n'avait éprouvé ni surprise ni découragement, mais que l'accession de l'Autriche à cette espèce de ligue avait lieu de le confondre, et de l'ébranler dans ses résolutions les plus fermes; qu'il ne pouvait pas défendre l'Europe à lui seul; que, puisqu'on le délaissait, il suivrait l'exemple général, et traiterait avec Napoléon; qu'après tout il aurait moins à perdre que les autres à cette soumission universelle, qu'il était loin de la France, que Napoléon lui demandait peu de chose, qu'il en serait quitte pour quelques souffrances d'amour-propre, et que, ces souffrances passées, il serait tranquille, indépendant encore dans son éloignement, mais que ceux qui l'abandonnaient seraient esclaves.—Alexandre, en prononçant ces paroles, était ému, courroucé, et avait quelque chose de méprisant dans son attitude et son langage. M. de Saint-Julien, moins surpris et moins troublé, aurait pu lui répondre qu'en 1809 la Russie ne s'était pas fait scrupule de déclarer la guerre à l'Autriche, sans s'inquiéter de l'indépendance de l'Europe, et que si aujourd'hui elle appelait tout le monde à la résistance, c'est qu'au lieu de lui offrir les dépouilles de ses voisins on exigeait qu'elle sacrifiât son commerce à la politique maritime de la France, et qu'alors pour la première fois elle commençait à trouver l'indépendance européenne en péril. M. de Saint-Julien, qui était de cette vaste coterie aristocratique répandue sur tout le continent et animée d'une haine profonde contre la France, ne sut que s'excuser en alléguant son ignorance, et promit que sous peu de jours il aurait à donner des explications satisfaisantes. Ces explications étaient faciles à prévoir, c'est que l'alliance avec Napoléon n'était pas sérieuse, qu'on y avait été contraint, et que dans cette nouvelle guerre on ne porterait pas grand tort aux armes russes[26].
L'empereur Alexandre persiste à ne pas vouloir prendre l'initiative des hostilités. L'empereur Alexandre ne conservait donc plus aucun doute sur l'issue de cette crise, et regardait un arrangement à l'amiable comme tout à fait impossible. Il était résolu néanmoins, d'accord avec M. de Romanzoff, demeuré fort attaché à la politique de Tilsit, de ne pas prendre l'initiative des hostilités, et de se réserver ainsi la seule chance de paix qui restât encore, si, contre toute vraisemblance, Napoléon n'avait armé que pour négocier sous les armes. Il avait le projet de tenir ses avant-postes sur le Niémen, sans dépasser le cours de ce fleuve, sans même l'atteindre dans les environs de Memel où la rive droite appartenait en partie à la Prusse, et de respecter ainsi scrupuleusement le territoire des alliés de Napoléon. Quelques esprits exaltés, surtout parmi les réfugiés allemands au service de Russie, cherchaient à pousser Alexandre en avant, et lui conseillaient d'envahir non-seulement la Vieille-Prusse, mais le grand-duché, toujours dans la pensée d'agrandir le désert qu'on voulait créer sur les pas de Napoléon. Le czar s'y refusa, et en cela trouva sa famille, sa cour et sa nation d'accord avec lui, car si on ne voulait pas subir l'empire de Napoléon, on ne désirait pas davantage précipiter la guerre avec ce redoutable adversaire. Il prit donc le parti d'attendre encore, avant de quitter Saint-Pétersbourg de sa personne, quelque acte non pas plus significatif, mais plus formellement agressif que celui de la marche des Français jusqu'à la Vistule. Derniers entretiens avec M. de Lauriston. Il eut avec M. de Lauriston de derniers entretiens où il ne dissimula aucun de ses sentiments, où plusieurs fois même il laissa échapper quelques larmes en parlant de la guerre qu'il considérait comme certaine, et de la contrainte qu'on voulait exercer envers lui en l'obligeant contre toute justice, contre le traité de Tilsit qui n'en disait rien, à renoncer à tout commerce avec les neutres. Il répéta que les décrets de Milan, de Berlin, ne le regardaient pas, ayant été rendus sans le consulter; qu'il n'était engagé qu'à maintenir l'état de guerre contre l'Angleterre, à lui fermer ses ports, qu'il remplissait cet engagement mieux que Napoléon avec le système des licences, et qu'exiger davantage c'était lui demander l'impossible, le réduire à la guerre, qu'il ne ferait pas volontiers, on pouvait assez le voir à sa manière d'être, mais qu'il ferait terrible et en désespéré une fois qu'on l'aurait forcé à tirer l'épée.
Toujours préoccupé des nouvelles qui venaient des frontières, qu'il s'attendait à chaque instant à voir franchies, il demanda à M. de Lauriston s'il aurait par hasard la faculté de suspendre le mouvement des troupes françaises. M. de Lauriston, qui n'était autorisé à s'engager à cet égard que pour prévenir le passage du Niémen par les Russes, ne s'expliqua pas clairement, mais répondit qu'il prendrait sur lui d'envoyer aux avant-postes français, et d'essayer d'arrêter leur marche, s'il s'agissait d'une proposition qui valût la peine d'être transmise à Paris. Alexandre, comprenant au vague de ce langage que M. de Lauriston ne pouvait pas grand'chose, répliqua que du reste il était bien naturel que Napoléon, dont les desseins étaient toujours profondément calculés, n'eût pas laissé à un ambassadeur la faculté d'interrompre les mouvements de ses armées, et sembla renoncer complétement à cette ressource extrême. M. de Lauriston le pressa beaucoup, s'il n'envoyait pas M. de Nesselrode, de répondre néanmoins à la démarche que Napoléon avait faite par l'entremise de M. de Czernicheff, d'expédier quelqu'un avec des instructions, des pouvoirs, et une lettre que dans tous les cas on devait à Napoléon, puisqu'il avait pris l'initiative d'écrire. Alexandre, comme importuné d'une telle demande, à laquelle il aurait satisfait spontanément s'il y avait vu un moyen de sauver la paix, répondit que sans doute il enverrait quelqu'un, mais que cette démarche ne servirait de rien, qu'il n'y avait aucune chance de négocier utilement, car ce n'était certes pas pour négocier que Napoléon avait remué de telles masses d'hommes et les avait portées si loin.
Réponse d'Alexandre à la lettre de Napoléon, portée par M. de Serdobin. En effet, pour n'avoir aucun tort et aucun regret, Alexandre se décida à écrire une lettre à Napoléon, en réponse à celle dont M. de Czernicheff avait été porteur, lettre triste, douce, mais fière, dans laquelle il disait qu'à toutes les époques il avait voulu s'arranger à l'amiable, et que le monde serait un jour témoin de ce qu'il avait fait pour y parvenir; qu'il expédiait au prince Kourakin des pouvoirs pour négocier, pouvoirs qu'au surplus cet ambassadeur avait toujours eus, et qu'il souhaitait ardemment que sur les nouvelles bases indiquées on pût en arriver à un arrangement pacifique. C'était M. de Serdobin qui devait être porteur de ce dernier message. Bases possibles d'arrangement indiquées au prince Kourakin, avec autorisation de les faire connaître au cabinet français. Les conditions qu'il était chargé de transmettre au prince Kourakin étaient de celles qu'on propose quand on n'espère plus rien, et lorsqu'on ne songe qu'à sauver sa dignité. Alexandre était prêt, disait-il, à entrer en négociation, et à prendre pour Oldenbourg le dédommagement qu'on lui offrirait, quel qu'il fût; à introduire dans l'ukase de décembre 1810, dont l'industrie française se plaignait, tel changement qui serait compatible avec les intérêts russes, à examiner même si le système commercial imaginé par Napoléon pouvait être adopté en Russie, à condition qu'on ne demanderait pas l'exclusion absolue des neutres, surtout américains, et qu'on promettrait d'évacuer la Vieille-Prusse, le duché de Varsovie et la Poméranie suédoise. Dans ce cas Alexandre s'engageait à désarmer sur-le-champ, et à traiter pacifiquement et à l'amiable les divers points contestés.
Parler à Napoléon d'un mouvement rétrograde était une chose qu'on n'aurait pas essayée, si on avait cru qu'il voulût sérieusement négocier à Paris. Mais Alexandre et M. de Romanzoff ne conservaient plus aucun espoir, et s'ils envoyèrent M. de Serdobin, ce fut sur les vives instances de M. de Lauriston, qui, même sans une lueur d'espérance, tentait les derniers efforts pour le salut de la paix. M. de Serdobin partit le 8 avril, un mois environ après l'arrivée de M. de Czernicheff à Saint-Pétersbourg. Alexandre passa quelques jours encore dans une extrême agitation, et pendant ce temps la société russe, qui comprenait ses sentiments, qui s'y conformait avec respect, mettait grand soin à ne pas provoquer les Français, à les ménager partout où elle les rencontrait, à ne leur montrer ni jactance ni effroi, mais à leur laisser voir une détermination chagrine et ferme.
Alexandre s'occupe de nouer les rares alliances sur lesquelles il peut compter dans le moment. On n'avait pas encore pris d'engagement avec l'Angleterre, dans la pensée fortement arrêtée de se tenir libre, et de ne hasarder aucune démarche qui pût rendre la guerre inévitable. Mais par l'intermédiaire de la Suède, on avait entamé des pourparlers indirects, qui préparaient un rapprochement pour le moment où l'on n'aurait plus de ménagements à garder. Envoi de M. de Suchtelen à Stockholm pour entamer avec l'Angleterre des pourparlers longtemps différés. Ce moment étant venu, ou bien près de venir, puisque Napoléon n'avait pas hésité à conclure ses alliances avec la Prusse et l'Autriche, Alexandre fit partir M. de Suchtelen pour Stockholm, afin de s'aboucher avec un agent anglais envoyé dans cette capitale, M. Thornton, et convenir avec lui non-seulement des conditions de la paix avec l'Angleterre, mais de celles d'une alliance offensive et défensive, dans la vue d'une guerre à outrance contre la France.
Traité d'alliance avec la Suède signé le 5 avril 1812. Il fallait, en se servant de la Suède comme intermédiaire, s'entendre enfin avec elle sur ce qui la concernait, et opter entre son alliance intime, ou son hostilité déclarée, tant le prince Bernadotte, qui sans être revêtu de l'autorité royale en exerçait le pouvoir, était devenu pressant afin d'obtenir une réponse à ses propositions. La Russie avait longtemps hésité à s'engager avec la cour de Stockholm, parce qu'elle ne voulait pas être liée encore, parce qu'elle considérait comme très-grave de dépouiller le Danemark au profit de la Suède, parce qu'enfin elle n'avait pas confiance dans le caractère du nouveau prince royal, car, fidèle ou traître envers son ancienne patrie, il méritait également qu'on se défiât de lui. Pourtant l'urgence avait fait évanouir ces raisons. Des ménagements, il n'y avait plus à en garder. Le Danemark n'était plus à considérer, dès qu'il s'agissait pour l'empire russe d'être ou de n'être pas, et quant aux relations véritables de Bernadotte avec la France, l'occupation de la Poméranie suédoise par les troupes du maréchal Davout venait de les mettre dans une complète évidence. En conséquence le 5 avril (24 mars pour les Russes), l'empereur Alexandre conclut un traité avec la cour de Stockholm, par lequel il lui concédait l'objet ardent de ses vœux, c'est-à-dire la Norvége. Par ce traité d'alliance, destiné à rester secret, les deux États se garantissaient leurs possessions actuelles, c'est-à-dire que la Suède garantissait la Finlande à la Russie, et consacrait ainsi sa propre dépossession. En retour, la Russie promettait à la Suède de l'aider à conquérir la Norvége dans le présent, et de l'aider également à la conserver dans l'avenir. Pour l'accomplissement des vues communes, la Suède devait réunir une armée de 30 mille hommes, et la Russie lui en prêter une de 20; le prince royal devait commander ces 50 mille soldats, envahir d'abord la Norvége, puis cette opération, qu'on regardait comme facile, consommée, descendre sur un point quelconque de l'Allemagne afin de prendre l'armée française à revers. Il n'était pas dit, mais entendu, que les subsides et les troupes britanniques concourraient à cette redoutable diversion. Communications au Danemark à la suite du traité d'alliance avec la Suède. Quant au Danemark, si lestement spolié, on devait faire auprès de lui une démarche de courtoisie, l'avertir de ce qui venait d'être stipulé, lui offrir de s'y prêter moyennant un dédommagement en Allemagne, qu'on ne désignait pas, mais que la future guerre ne pouvait manquer de procurer. Si le Danemark ne consentait pas à une proposition présentée en de tels termes, on devait se mettre immédiatement en guerre avec lui; et comme on pouvait douter de l'effet d'un pareil traité sur l'opinion de l'Europe, peut-être même sur celle de la Suède, qui était honnête et amie de la France, on convint, sans l'écrire, que le cabinet suédois commencerait par déclarer non pas son alliance avec la Russie, mais sa neutralité à l'égard des puissances belligérantes. De la neutralité elle passerait ensuite à l'état de guerre contre la France. Ainsi fut ménagée la transition à cette infidélité, l'une des plus odieuses de l'histoire.
Mission extraordinaire en Orient donnée à l'amiral Tchitchakoff, pour accélérer la paix avec les Turcs. La question la plus importante pour Alexandre, c'était la paix avec les Turcs. Sur la persistance qu'on mettait à exiger une partie de leur territoire, les Turcs avaient rompu les négociations et recommencé les hostilités. La certitude d'une guerre prochaine de la France avec la Russie avait été pour eux une raison décisive de ne rien céder. Néanmoins ils persistaient à ne pas devenir nos alliés, car le ressentiment de la conduite tenue à Tilsit n'était point effacé chez eux, bien que la politique nouvelle de la France fût de nature à les dédommager. Ils voulaient profiter de l'occasion pour sortir indemnes de cette guerre, sans se mêler de la querelle qui allait s'engager entre des puissances qu'ils avaient alors l'imprévoyance de haïr au même degré. Rien ne pouvait être plus malheureux pour la Russie qu'une continuation d'hostilités contre les Turcs, car, indépendamment d'une armée de 60 mille combattants présents au drapeau, ce qui n'en supposait guère moins de 100 mille à l'effectif, elle était obligée d'en avoir une autre de 40 mille, sous le général Tormasof, pour lier ses forces du Danube avec celles de la Dwina et du Dniéper. Recouvrer la disponibilité de ces deux armées était d'une extrême importance, quelque plan de campagne qu'on adoptât. Les têtes fermentaient autour d'Alexandre, et parmi les généraux russes, et parmi les officiers allemands qui avaient fui à sa cour pour se soustraire à l'influence de Napoléon. Les amateurs de chimères prétendaient qu'on pouvait, avec les cent mille Russes qu'occupaient les Turcs, envahir l'Illyrie et l'Italie, entraîner l'Autriche, et préparer peut-être un bouleversement de l'empire français, en revanche de l'agression tentée par Napoléon contre la Russie. Ce résultat était à leurs yeux presque certain, si on signait promptement la paix avec les Turcs, et si on poussait le rapprochement avec eux jusqu'à une alliance. Les esprits plus pratiques pensaient que, sans aspirer à de si vastes résultats, cent mille hommes ramenés du Danube sur la Vistule, et portés dans le flanc des Français, suffiraient pour changer le destin de la guerre. Alexandre, qui à force de s'occuper de combinaisons militaires, avait fini par se faire sur ce sujet des idées justes, était de ce dernier avis. Il avait auprès de lui un homme dont les opinions presque libérales, l'esprit brillant et vif, lui plaisaient beaucoup, et lui faisaient espérer d'éminents services, c'était l'amiral Tchitchakoff. Il jeta les yeux sur lui pour le charger d'une mission importante en Orient, et le choix était bien entendu, car l'amiral était propre en effet à la partie pratique comme à la partie chimérique du rôle qu'on l'appelait à jouer dans ces contrées. Instructions données à l'amiral Tchitchakoff pour toutes les éventualités. Alexandre lui donna le commandement immédiat de l'armée du Danube, le commandement éventuel de l'armée du général Tormasof, actuellement en Volhynie, le chargea de faire en Turquie ou la paix ou la guerre, l'autorisa à se départir d'une portion des exigences russes, à se contenter par exemple de la Bessarabie, en prenant le Pruth pour frontière au lieu du Sereth, à négocier à ce prix non-seulement la paix, mais une alliance avec les Turcs, à les brusquer au contraire s'il ne parvenait pas à les faire entrer dans la politique russe, à fondre sur eux afin de leur arracher par un acte vigoureux ce qu'on n'aurait pas obtenu par les négociations, à s'emparer peut-être de Constantinople, et à revenir ensuite, avec ou sans les Turcs, se jeter ou sur l'Empire français par Laybach, ou sur l'armée française par Lemberg et Varsovie. La brillante imagination, le courage également brillant de l'amiral, convenaient à ces rôles si divers et si aventureux.
Arrivée à Saint-Pétersbourg de M. Divoff, qui a rencontré l'armée française au delà d'Elbing. Au milieu de ces résolutions, que des nouvelles arrivant à chaque instant interrompaient ou précipitaient, l'anxiété allait croissant à Saint-Pétersbourg, lorsqu'il survint tout à coup un employé de la légation russe, M. Divoff, expédié de Paris par le prince Kourakin, pour raconter un incident fâcheux et récent. M. de Czernicheff, en quittant Paris, avait imprudemment laissé dans son appartement une lettre, compromettant de la manière la plus grave un employé du ministère de la guerre, celui même qui lui avait livré une partie des secrets de la France. Cette lettre, remise aux mains de la police, avait révélé toutes les menées au moyen desquelles M. de Czernicheff était parvenu à corrompre la fidélité des bureaux. Par suite des recherches de la police, un des serviteurs de l'ambassade russe avait été arrêté, et refusé au prince Kourakin, qui le réclamait vainement au nom des priviléges diplomatiques. Une instruction criminelle était commencée, et tout annonçait qu'il tomberait une ou plusieurs têtes pour ce crime de trahison, qui à l'égard des agents français n'admettait ni excuse ni indulgence. Mais, chose plus grave encore, M. Divoff, qui apportait les pièces de cette désagréable affaire, avait rencontré les troupes du maréchal Davout au delà d'Elbing. Cette dernière nouvelle détermine le départ de l'empereur Alexandre pour son quartier général. Ce n'était pas le dossier dont il était chargé, quelque pénible qu'il fût, mais le fait dont il apportait la nouvelle, et dont il avait été le témoin oculaire, qui causa à Saint-Pétersbourg une émotion décisive. Les partisans anciens et ardents de la guerre, comme ses partisans récents et résignés, prétendirent qu'Alexandre ne pouvait plus se dispenser de se rendre à son quartier général, que c'était tout au plus s'il arriverait à temps pour y être lorsque les Français passeraient le Niémen, qu'il ne devait donc pas différer davantage, que sa présence même était nécessaire pour prévenir des imprudences, car les généraux russes étaient si animés à l'armée de Lithuanie, qu'ils étaient capables de se livrer à quelque démarche imprudente qui ferait évanouir les dernières chances de paix, s'il y en avait encore. M. de Romanzoff voulut s'opposer à ce départ, car laisser partir Alexandre de Saint-Pétersbourg, c'était forcer Napoléon à partir de Paris, et rendre la collision inévitable. Mais il ne put l'emporter au milieu de l'émotion qui régnait, et le départ d'Alexandre pour le quartier général fut instantanément résolu. Ce qui contribua surtout à précipiter cette résolution, ce fut tout à la fois le désir de donner une satisfaction au sentiment public, et le désir aussi d'empêcher les généraux de compromettre les dernières chances de la paix par quelque acte irréparable. Alexandre n'eut point le temps de voir M. de Lauriston, mais il lui fit témoigner la plus grande estime pour sa noble conduite, et réitérer l'assurance qu'il ne quittait pas sa capitale pour commencer la guerre, mais au contraire pour la retarder, s'il était possible, affirmant une dernière fois que même à son quartier général il serait prêt à négocier sur les bases les plus équitables et les plus modérées.
Départ d'Alexandre le 21 avril. Le 21 avril au matin il se rendit à l'église de Cazan pour assister à l'office divin avec sa famille, puis il partit entouré d'une population nombreuse émue de sa propre émotion et de celle qu'elle apercevait sur le visage de son souverain. Son émotion et celle du peuple de la capitale. Il monta en voiture au milieu des hourras, et se mit en route accompagné des personnages les plus considérables de son gouvernement et de sa cour. Personnages qui accompagnent l'empereur Alexandre. On y comptait le ministre de l'intérieur prince de Kotchoubey, le ministre de la police Balachoff, le grand maître Tolstoy, M. de Nesselrode, le général Pfuhl, Allemand qui enseignait à l'empereur la science de la guerre, et enfin un Suédois expatrié, fort mêlé aux intrigues du temps, le comte d'Armsfeld. M. de Romanzoff devait quelques jours plus tard rejoindre le cortége impérial pour se mettre à la tête des négociations, s'il arrivait qu'on négociât. L'empereur, en se rendant à Wilna, se proposait de s'arrêter dans le château des Souboff, où il allait en quelque sorte faire appel à tous les partis, en visitant une famille fameuse par le rôle qu'elle avait joué lors de la mort de Paul Ier. Le général Benningsen, fameux au même titre et à d'autres encore, car il avait commandé l'armée russe avec gloire, devait s'y trouver également. Ainsi les sentiments les plus légitimes étaient immolés en cet instant à l'intérêt commun de la patrie menacée. Communication de la cour d'Autriche à l'empereur Alexandre, au moment où il quitte Saint-Pétersbourg. Au moment même de son départ, l'empereur reçut une communication assez satisfaisante. L'Autriche lui fit dire qu'il ne fallait prendre aucun ombrage du traité d'alliance qu'elle venait de conclure avec la France, qu'elle n'avait pu agir autrement, mais que les trente mille Autrichiens envoyés à la frontière de Gallicie y seraient plus observateurs qu'agissants, et que la Russie, si elle n'entreprenait rien contre l'Autriche, n'aurait pas grand'chose à craindre de ces trente mille soldats[27]. Alexandre, qui du reste s'était bien douté qu'il en serait ainsi, hâta son voyage en se dirigeant sur Wilna. M. de Lauriston demeura seul à Saint-Pétersbourg, entouré d'égards, mais de silence, et attendant que sa cour le tirât de cette fausse position par un ordre de départ. Il ne voulait pas, en demandant ses passe-ports, ajouter un nouveau signal de guerre à tous ceux qu'on avait déjà donnés malgré lui.
En apprenant le départ de l'empereur Alexandre, Napoléon se dispose à quitter Paris. Napoléon n'attendait que le moment où Alexandre quitterait Saint-Pétersbourg pour quitter lui-même Paris. M. de Lauriston lui avait mandé les préparatifs du départ avant le départ même, et il avait pu prendre ainsi toutes ses dispositions. La principale avait consisté à prescrire un troisième mouvement à ses troupes, pour les porter définitivement sur la ligne de la Vistule, où elles devaient passer tout le mois de mai. Le maréchal Davout était déjà sur la Vistule, et l'avait même dépassée pour s'avancer jusqu'à Elbing. Napoléon lui ordonna, tout en continuant les opérations particulières dont il était chargé relativement au matériel et à la navigation, de se concentrer entre Marienwerder, Marienbourg, Elbing, les Prussiens toujours en avant-garde jusqu'au Niémen. (Voir les cartes nos 36 et 37.) Il prescrivit au maréchal Oudinot de se concentrer à Dantzig même pour former la gauche du maréchal Davout, à Ney de s'établir à Thorn pour former sa droite, au prince Eugène de se porter à Plock sur la Vistule avec les Bavarois et les Italiens, au roi Jérôme de réunir à Varsovie les Polonais, les Saxons, les Westphaliens, à la garde de se rassembler à Posen, aux Autrichiens d'être prêts à déboucher de la Gallicie en Volhynie. L'armée française rangée tout entière sur la Vistule. Dans cette nouvelle position, l'armée devait occuper la ligne de la Vistule, de la Bohême à la Baltique, et y présenter la masse formidable de cinq cent mille hommes, les réserves non comprises, les Prussiens nous servant toujours d'avant-garde sur la frontière russe, sans qu'on eût à leur reprocher aucun acte d'agression puisqu'ils étaient chez eux. On pouvait de la sorte attendre sans crainte les progrès de la végétation dans le Nord, car au premier mouvement des Russes on serait prêt à leur barrer le chemin, avant qu'ils eussent le temps de commettre la moindre dévastation.
Nouvelle démarche pour empêcher l'empereur Alexandre de sortir de sa politique expectante. Bien qu'on n'eût plus à redouter de leur voir commencer brusquement les hostilités, Napoléon, plein du souvenir de 1807, se rappelant qu'il n'avait jamais pu dans ces contrées agir efficacement avant le mois de juin, voulut se ménager avec encore plus de certitude toute la durée du mois de mai, et eut recours pour y réussir à de nouveaux subterfuges, subterfuges qui devaient lui être funestes, comme si la Providence, résolue de le punir de son imprudence politique en confondant sa prudence militaire, l'avait poussé elle-même à tout ce qui devait le perdre, car c'était le retard même des opérations qui allait être l'une des principales causes des malheurs de cette campagne. Napoléon craignant qu'Alexandre, entouré à l'armée des caractères les plus ardents, n'ayant plus auprès de lui M. de Lauriston pour contre-balancer leur influence, ne finît par prendre l'initiative, résolut de lui dépêcher un nouvel envoyé, qui pût lui répéter les discours que M. de Lauriston lui avait tenus tant de fois, et les lui redire sinon en un langage nouveau, du moins avec un nouveau visage. Choix de M. de Narbonne pour la démarche projetée. Napoléon avait sous la main un personnage des plus propres à ce rôle: c'était M. de Narbonne, entré à son service en 1809 comme gouverneur de Raab, depuis employé comme ministre en Bavière, et actuellement en mission à Berlin, où il y avait bien des choses à faire supporter au malheureux roi de Prusse, dont on saccageait le territoire en le traversant avec quelques centaines de mille hommes. Instructions données à M. de Narbonne. Napoléon ordonna donc à M. de Narbonne de se rendre au quartier général d'Alexandre pour complimenter ce prince, et, tout en évitant des discussions étrangères à sa mission, de lui témoigner le désir, même l'espérance d'une négociation armée, qui aurait lieu sur le Niémen entre les deux souverains, et aboutirait presque certainement non pas à la guerre, mais au renouvellement de l'alliance entre les deux empires. M. de Narbonne devait donner pour motif à sa mission la volonté de prévenir ou de réparer les fautes des généraux, qui, par impatience ou irréflexion, auraient pu se livrer à des actes agressifs sans ordre de leur gouvernement. Si les Russes étaient dans ce cas, M. de Narbonne devait montrer la plus grande indulgence, et si, par exemple, dans le désir fort naturel de border le Niémen comme nous bordions la Vistule, ils avaient envahi les petites portions du territoire prussien qui aux environs de Memel formaient la rive droite de ce fleuve, il devait considérer cette conduite de leur part comme une précaution militaire fort excusable, offrir de s'en entendre à l'amiable, et entretenir Alexandre pendant vingt ou trente jours dans l'idée et la confiance d'une négociation, dont l'issue ne serait pas la guerre. Il était chargé en outre de lui faire connaître la circonstance diplomatique qui suit.
Napoléon n'avait jamais commencé une seule de ses grandes guerres sans débuter par une espèce de sommation pacifique adressée à l'Angleterre. Il imagina d'agir de même cette fois, d'envoyer un message au prince régent par la marine de Boulogne, et de lui proposer la paix aux conditions suivantes. La France et l'Angleterre conserveraient ce qu'elles avaient acquis jusqu'à ce jour, sauf quelques arrangements particuliers soit en Italie, soit en Espagne. En Italie, Murat garderait Naples et renoncerait à la Sicile, qui serait l'apanage des Bourbons de Naples. Dans la Péninsule, Joseph garderait l'Espagne, mais laisserait le Portugal aux Bragance. C'était, comme on doit s'en souvenir, la paix proposée par l'intermédiaire de M. de Labouchère au marquis de Wellesley. Il n'y avait pas grande chance que la proposition fut même écoutée, mais c'était une manifestation pacifique qui pouvait être d'un certain effet moral à la veille de la plus terrible guerre de l'histoire, qui devait d'ailleurs fournir matière à de nouveaux entretiens avec Alexandre. M. de Narbonne était spécialement chargé d'en faire part à ce prince, et de lui donner cette nouvelle preuve des dispositions amicales et conciliantes du puissant empereur des Français.
Mai 1812. Napoléon, en expédiant M. de Narbonne, lui dit son véritable secret, afin qu'il remplisse mieux le rôle dont il est chargé. En chargeant M. de Narbonne de tenir un pareil langage, Napoléon, du reste, lui fit connaître à lui-même la vérité tout entière, afin qu'il remplît mieux sa mission. Il lui déclara qu'il ne s'agissait pas de ménager une paix dont on ne voulait point, mais de gagner du temps, pour différer d'un mois les opérations militaires, et lui recommanda, comme il était bon officier et bon observateur, de tout examiner autour de lui, hommes et choses, soldats, généraux et diplomates, afin que l'état-major de l'armée française pût tirer un utile parti des lumières recueillies au quartier général russe. M. de Narbonne avait ordre de quitter Berlin lettre reçue. Il devait être en route pour Wilna dès les premiers jours de mai.
Projet de séjour à Dresde pour y donner un grand spectacle de puissance; rendez-vous assigné à tous les souverains. Ces dernières précautions prises, Napoléon se disposa lui-même à partir. Son projet, en quittant Paris, était de se rendre à Dresde, d'y faire un séjour de deux ou trois semaines avant d'aller se mettre à la tête de ses armées, d'y tenir une cour magnifique, et d'y donner un spectacle de puissance que le monde n'avait jamais présenté peut-être, même au temps de Charlemagne, de César et d'Alexandre. L'empereur d'Autriche sollicitait l'autorisation d'y venir, pour voir sa fille, et pour y ménager lui-même le rôle difficile qu'il aurait bientôt à jouer entre la France et la Russie. Le roi de Prusse exprimait aussi le désir d'y paraître, pour réclamer en faveur de son peuple, que des milliers de soldats foulaient aux pieds. Quand de tels souverains demandaient à visiter, à entretenir, à implorer le futur vainqueur du monde, il n'est pas besoin de dire combien d'autres invoquaient le même honneur. L'empressement était général, et Napoléon, qui voulait frapper son adversaire par le déploiement de sa puissance politique autant que par le déploiement de sa puissance militaire, accueillit toutes ces demandes, et donna en quelque sorte rendez-vous à l'Europe entière à Dresde. L'Impératrice et sa cour devaient l'y accompagner.
Derniers préparatifs de départ. Au moment de s'éloigner, il se décida, malgré les instances du prince archichancelier, à une mesure administrative des plus violentes, et qui, à l'échafaud près, heureusement aussi antipathique à son cœur qu'à son esprit, rendait son gouvernement l'égal de tous les gouvernements révolutionnaires qui avaient précédé. Cette mesure fut la taxe des blés. La disette avait continué de sévir. Le blé se vendait à 60 et 70 francs l'hectolitre, prix qui serait exorbitant aujourd'hui, mais qui l'était bien plus en ce temps-là. La population poussait le cri ordinaire de la faim, passion la plus légitime et la plus aveugle de toutes, et accusait d'accaparement les fermiers et les commerçants. Taxe des grains décrétée avant de quitter Paris. Jusque-là Napoléon s'était borné à verser sur le marché de Paris les grains de la réserve, ce qui, sans être un acte de violence, était pourtant une manière d'écarter l'action bienfaisante du commerce en se substituant à lui. Mais le moyen étant devenu insuffisant pour retenir les prix même à Paris, où s'opéraient pourtant les versements de la réserve, Napoléon ne résista pas au désir d'empêcher violemment cette cherté excessive, et croyant pouvoir agir avec le commerce comme avec l'Europe, par un acte de sa toute-puissante volonté, il décida par plusieurs décrets, rendus dans les premiers jours de mai, que les préfets auraient le pouvoir non-seulement de tarifer les blés suivant les circonstances locales, mais de les amener forcément au marché. Ainsi la veille même du jour où il partait pour une guerre insensée, il essayait de violenter ce qu'on n'a jamais pu violenter, le commerce, en lui imposant des prix arbitraires. C'était comme un témoignage d'affection qu'il voulait donner à ce peuple français dont il allait conduire des milliers d'enfants à la mort, triste témoignage qui n'était qu'une flatterie vaine et funeste, pour apaiser les murmures que la faim et la conscription faisaient élever jusqu'à lui. Pouvoirs laissés à l'archichancelier Cambacérès; recommandation d'en user sans faiblesse. Le 9 mai, après avoir confié ses pouvoirs personnels à l'archichancelier Cambacérès, après lui avoir recommandé d'en user non pas fidèlement, ce dont il ne doutait point, mais énergiquement, ce dont il était moins certain; après lui avoir laissé pour garder sa femme, son fils et le centre de l'Empire quelques centaines de vieux soldats de la garde impériale incapables d'aucun service actif; après avoir répété, non-seulement au prince Cambacérès, mais à tous ceux qu'il eut occasion d'entretenir, qu'il ne hasarderait rien dans cette guerre lointaine, qu'il agirait avec lenteur, avec mesure, et qu'il accomplirait en deux campagnes, même en trois s'il le fallait, ce qu'il ne croirait pas sage de vouloir faire en une; Napoléon quitte Paris le 9 mai 1812. après leur avoir répété ces assurances sans les tranquilliser entièrement, il partit pour Dresde avec l'Impératrice, entouré non plus de l'affection des peuples, mais de leur admiration, de leur crainte, de leur soumission: départ funeste, que nulle résistance ni des hommes ni des institutions n'avait pu empêcher, car pour les hommes, aucun n'était capable de se faire écouter, aucun même n'aurait osé l'essayer; pour les institutions, il n'y en avait plus qu'une seule, sa volonté, celle qui le menait au Niémen et à Moscou!
Napoléon s'était fait précéder du prince Berthier pour l'expédition de ses ordres militaires, et avait laissé en arrière M. le duc de Bassano pour l'expédition de certaines affaires diplomatiques qui exigeaient encore quelques soins. Il marchait accompagné de sa maison militaire et de sa maison civile, avec un appareil que les souverains les plus magnifiques n'avaient point surpassé, sans en être moins simple de sa personne, moins accessible, comme il convenait à un homme extraordinaire qui ne craignait jamais de se montrer aux autres hommes, tout aussi sûr d'agir sur eux par le prestige de son génie que par les pompes sans égales dont il était environné.
Arrivée à Mayence. Arrivé le 11 à Mayence, il employa la journée du 12 à visiter les ouvrages de la place, à donner des ordres, et commença le spectacle des réceptions souveraines dans lesquelles devaient figurer, les uns après les autres, la plupart des princes du continent. Il reçut à Mayence le grand-duc et la grande-duchesse de Hesse-Darmstadt, et le prince d'Anhalt-Cœthen. Entrevue de Napoléon avec le roi de Wurtemberg. Le 13, la cour impériale franchit le Rhin, s'arrêta un instant à Aschaffenbourg, chez le prince primat, toujours sincèrement épris du génie de Napoléon et ne croyant pas l'être de sa puissance, rencontra ensuite dans la journée le roi de Wurtemberg, ce fier souverain d'un petit État, qui, par son caractère violent mais indomptable, son esprit pénétrant, s'était attiré de Napoléon plus d'égards que n'en avaient obtenu les plus grands monarques, et qui lui faisait la politesse de se trouver sur son chemin, mais non la flatterie de le suivre jusqu'à Dresde. Curiosité et affluence des population allemandes. La cour impériale passa la nuit à Wurzbourg chez le grand-duc de Wurzbourg, ancien grand-duc de Toscane, oncle de l'Impératrice, prince excellent, conservant à l'empereur Napoléon l'amitié qu'il avait conçue jadis en Italie pour le général Bonaparte, amitié sincère, quoique intéressée. Le lendemain 14, Napoléon alla coucher à Bareuth, le 15 à Plauen, traversant l'Allemagne au milieu d'une affluence inouïe des populations germaniques, chez lesquelles la curiosité contre-balançait la haine. Jamais, en effet, le potentat qu'elles détestaient ne leur avait paru entouré de plus de prestige. On parlait avec une sorte de surprise et de terreur des six cent mille hommes qui de toutes les parties de l'Europe accouraient à sa voix; on lui prêtait des projets bien autrement extraordinaires que ceux qu'il avait conçus; on disait qu'il se rendait par la Russie dans l'Inde; on répandait ainsi mille fables cent fois plus folles encore que ses résolutions véritables, et on croyait presque à leur accomplissement, tant ses succès constants avaient à son égard découragé la haine d'espérer ce qu'elle désirait. De vastes bûchers étaient préparés sur les routes, et la nuit venue on y mettait le feu, afin d'éclairer sa marche, de sorte que l'émotion de la curiosité produisait presque les empressements de l'amour et de la joie. Arrivée à Dresde le 16 mai. Le 16 au matin, les bons souverains de la Saxe accoururent jusqu'à Freyberg au-devant de leur puissant allié, et le soir rentrèrent à ses côtés dans la capitale de leur royaume.
Réception à Dresde. Le lendemain 17, Napoléon reçut à son lever les officiers de sa couronne, ceux de la couronne de Saxe, puis les princes allemands qui l'avaient précédé ou suivi à Dresde. Il se montra courtois, mais haut, et dut leur paraître enivré de sa puissance beaucoup plus qu'il ne l'était réellement, car en approchant du danger, certaines lueurs avaient traversé les profondeurs de son esprit, et il marchait à cette nouvelle lutte moins convaincu qu'entraîné par ce courant de guerres auquel il s'était livré. Mais ses doutes étaient courts, et interrompaient à peine la confiance immense qu'il puisait dans la constance de ses succès, dans l'étendue de ses forces, et dans la conscience de son génie. Poli avec les princes allemands, il ne se montra tout à fait amical qu'avec le bon roi de Saxe, qu'il aimait et dont il était aimé, qu'il avait arraché à une vie simple et droite pour le jeter dans le torrent de ses propres aventures, et qu'il avait achevé de séduire en lui rendant, sous le titre de grand-duché de Varsovie, la royauté de la Pologne, l'une des anciennes grandeurs de sa famille, royauté qui devait s'accroître encore si la guerre de 1812 était heureuse. Cet excellent roi était enchanté, glorieux de son hôte illustre, et le montrait avec orgueil à ses sujets, qui oubliaient presque leurs sentiments allemands au spectacle des splendeurs rendues et promises à la famille régnante de Saxe.
Napoléon attendait à Dresde son beau-père l'empereur d'Autriche et l'impératrice sa belle-mère, issue par les femmes de la maison de Modène, épousée en troisièmes noces par l'empereur François II, mère d'adoption pour Marie-Louise, princesse douée de beaucoup d'agréments, mais vaine, altière, et détestant les grandeurs qu'on l'avait invitée à venir voir. Elle avait obéi, en se rendant à Dresde, à la politique de son époux, et à sa propre curiosité.
Arrivée à Dresde de l'empereur d'Autriche. L'empereur et l'impératrice d'Autriche arrivèrent à Dresde un jour après Napoléon et Marie-Louise, tout juste pour laisser à ceux-ci le temps de prendre possession du palais du roi de Saxe. L'empereur François qui aimait sa fille, et qui, sans oublier la politique de sa maison, était satisfait de retrouver cette fille heureuse, comblée de gloire et de soins par son époux, l'embrassa avec une vive satisfaction. Singulière situation de l'empereur d'Autriche à Dresde; son inconséquence qui n'est pas une trahison. Il ouvrit presque franchement les bras à son gendre, et vécut à Dresde dans une sorte d'inconséquence plus sincère et plus fréquente qu'on ne l'imagine, balancé entre le plaisir de voir sa fille si grande et le chagrin de sentir l'Autriche si amoindrie, flottant ainsi entre des sentiments divers sans chercher à s'en rendre compte, promettant à Napoléon son concours après avoir mandé à Alexandre que ce concours serait nul, se disant qu'après tout il avait fait pour le mieux en se garantissant à la fois contre les succès de l'un et de l'autre adversaire, croyant beaucoup plus cependant à ceux de Napoléon, et se disposant à en profiter par les conditions de son traité d'alliance. Les âmes sont en général si faibles et les esprits si vacillants, que beaucoup d'hommes, même honnêtes, vivent sans remords dans des trahisons semblables, s'excusant à leurs yeux par la nécessité d'une position fausse, souvent même ne cherchant pas à s'excuser, et sachant très-bien échapper par l'irréflexion aux reproches de leur conscience.
L'empereur d'Autriche apporte en présent à Napoléon les preuves de la noblesse des Bonaparte. L'empereur François avait préparé à sa fille un présent singulier et qui peignait parfaitement l'esprit de la cour d'Autriche. Un de ces pauvres érudits dont il n'y a plus (il faut l'espérer) les pareils en France, et dont il restait alors quelques-uns en Italie, savants qui trouvent des généalogies à qui les apprécie et les paye, avait découvert que dans le moyen âge les Bonaparte avaient régné à Trévise. L'empereur François, après avoir ordonné ces recherches, en apportait avec joie le résultat à sa fille et à son gendre. Celui-ci en rit de bon cœur, sauf à s'en servir dans certains moments; Marie-Louise ajouta ce hochet à son incomparable grandeur, et les courtisans purent dire que cette famille avait été destinée de tout temps à régner sur les hommes.
Soins délicats de Napoléon pour l'impératrice d'Autriche sa belle-mère. L'impératrice d'Autriche, traitée par Napoléon avec des égards délicats, flattée de son accueil, jalouse parfois des magnificences de sa belle-fille, mais dédommagée par mille présents qu'elle recevait chaque jour, s'adoucit beaucoup, sauf à revenir bientôt à son dénigrement habituel lorsqu'elle serait de retour à Vienne. Napoléon, qui n'eût cédé le pas à aucun monarque au monde, le céda cette fois à son beau-père avec une déférence toute filiale, et ne cessa de donner le bras à sa belle-mère avec la courtoisie la plus empressée, à tel point que l'empereur François fut ravi du rôle qu'il jouait à Dresde, comme si la maison d'Autriche eût recouvré par ces procédés quelque chose de ce qu'elle avait perdu.
Spectacle extraordinaire que présente en ce moment la ville de Dresde. On assista le premier jour à un somptueux banquet chez le roi de Saxe, mais les jours suivants ce fut Napoléon, dont la maison avait été envoyée à Dresde, qui réunit chez lui les nombreux souverains venus à sa rencontre, même le roi de Saxe, qui, dans sa propre capitale, semblait recevoir l'hospitalité au lieu de la donner. Une foule immense remplissait Dresde, bien que Napoléon eût écarté, pour l'envoyer à Posen, tout ce qui était purement militaire, jusqu'à son beau-frère Murat, jusqu'à son frère Jérôme, consignés l'un et l'autre à leurs quartiers généraux. Malgré cette précaution, l'affluence des princes, de leurs grands officiers, de leurs ministres, était extraordinaire. Napoléon sortait-il à cheval ou en voiture, la foule se pressait pour le voir, et il fallait que les grenadiers saxons, qui seuls le gardaient en ce moment, accourussent pour prévenir les accidents. Dans l'intérieur des appartements impériaux l'empressement n'était pas moins tumultueux. On se précipitait au-devant de lui dès qu'il paraissait: pour en être remarqué, pour en obtenir une parole, un regard, on se heurtait; puis s'apercevant que par trop d'impatience on avait coudoyé un supérieur, un premier ministre, un roi peut-être, on reculait avec respect, on s'excusait, et on recommençait à courir encore après l'objet de toutes ces démonstrations. Les plus éminents personnages politiques n'étaient pas les moins prompts à se trouver sur ses pas, car au désir de se montrer auprès de lui, d'être honorés de son entretien, se joignaient la curiosité, l'intérêt de deviner quelques-unes de ses intentions à la tournure de ses discours, ce qui n'empêchait pas, lorsqu'on était hors de ce tumulte, lorsqu'on se croyait garanti des oreilles indiscrètes, des bouches infidèles, de se demander si cette scène éblouissante n'était pas près d'un tragique dénoûment, si dans les distances, dans les frimas que le conquérant allait braver, il n'y aurait pas quelque chance d'être débarrassé d'un joug abhorré secrètement, quoique publiquement adoré. Mais après s'être livré sans bruit à ses espérances, on était bientôt ramené à la crainte, à la soumission, par le souvenir d'un bonheur constant; on n'augurait alors, surtout en public, que des victoires, on déclarait Napoléon invincible, le czar atteint de folie; et si on ne pouvait dire ces choses à Napoléon, souvent difficile à aborder quoique toujours poli, on allait les dire à M. de Bassano, qui était récemment arrivé à Dresde, et dont la vanité savourait avec délices l'encens que l'orgueil de Napoléon trouvait insipide. Mais ces pompeuses représentations n'étaient qu'un voile jeté sur une incessante activité politique et militaire. Les mille courriers qui suivaient Napoléon lui apportaient d'innombrables affaires qu'il expédiait la nuit quand il n'avait pas pu les expédier le jour.