Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 13 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
 LIVRE QUARANTE-DEUXIÈME.
TARRAGONE.
Suite des événements dans la Péninsule. — Retour de Joseph à Madrid, et conditions auxquelles il y retourne. — État de l'Espagne, fatigue des esprits, possibilité de les soumettre en accordant quelques secours d'argent à Joseph, et en lui envoyant de nouvelles forces. — Situation critique de Badajoz depuis la bataille d'Albuera. — Empressement du maréchal Marmont, successeur de Masséna, à courir au secours de cette place. — Marche de ce maréchal, sa jonction avec le maréchal Soult, et délivrance de Badajoz après une courageuse résistance de la part de la garnison. — Réunion de ces deux maréchaux, suivie de leur séparation presque immédiate. — Le maréchal Soult va réprimer les bandes insurgées de l'Andalousie, et le maréchal Marmont vient s'établir sur le Tage, de manière à pouvoir secourir ou Ciudad-Rodrigo ou Badajoz, selon les circonstances. — Lord Wellington, après avoir échoué devant Badajoz, est forcé par les maladies de prendre des quartiers d'été, mais il se dispose à attaquer Badajoz ou Ciudad-Rodrigo au premier faux mouvement des armées françaises. — Opérations en Aragon et en Catalogne. — Le général Suchet, chargé du commandement de la basse Catalogne et d'une partie des forces de cette province, se transporte devant Tarragone. — Mémorable siége et prise de cette place importante. — Le général Suchet élevé à la dignité de maréchal. — Reprise de Figuères un moment occupée par les Espagnols. — Lord Wellington ayant fait des préparatifs pour assiéger Ciudad-Rodrigo, et s'étant approché de cette place, le maréchal Marmont quitte les bords du Tage en septembre, et réuni au général Dorsenne qui avait remplacé le maréchal Bessières en Castille, marche sur Ciudad-Rodrigo et parvient à le ravitailler. — Extrême péril de l'armée anglaise. — Les deux généraux français, plus unis, auraient pu lui faire essuyer un grave échec. — Fin paisible de l'été en Espagne, et résolution prise par Napoléon de conquérir Valence avant l'hiver. — Départ du maréchal Suchet le 15 septembre, et sa marche à travers le royaume de Valence. — Résistance de Sagonte, et vains efforts pour enlever d'assaut cette forteresse. — Le général Blake voulant secourir Sagonte vient offrir la bataille à l'armée française. — Victoire de Sagonte gagnée le 25 octobre 1811. — Reddition de Sagonte. — Le maréchal Suchet quoique vainqueur n'a pas des forces suffisantes pour prendre Valence et demande du renfort. — Napoléon fait converger vers lui toutes les troupes disponibles en Espagne, sous les généraux Caffarelli, Reille et Montbrun. — Investissement et prise de Valence le 9 janvier 1812 avec le secours de deux divisions amenées par le général Reille. — Inutilité du mouvement ordonné au général Montbrun, et course de celui-ci jusqu'à Alicante. — Lord Wellington profitant de la concentration autour de Valence de toutes les forces disponibles des Français, se hâte d'investir Ciudad-Rodrigo. — Il prend cette place le 19 janvier 1812, avant que le maréchal Marmont ait pu la secourir. — Injustes reproches adressés au maréchal Marmont. — Dans ce moment Napoléon, au lieu d'envoyer de nouvelles troupes en Espagne, en retire sa garde, les Polonais, la moitié des dragons et un certain nombre de quatrièmes bataillons. — Il ramène le maréchal Marmont du Tage sur le Douro, en lui assignant exclusivement la tâche de défendre le nord de la Péninsule contre les Anglais. — Profitant de ces circonstances, lord Wellington court à Badajoz, et prend cette place d'assaut le 7 avril 1812, malgré une conduite héroïque de la part de la garnison. — Avec Ciudad-Rodrigo et Badajoz tombent les deux boulevards de la frontière d'Espagne contre les Anglais. — Napoléon, se préparant à partir pour la Russie, nomme enfin Joseph commandant en chef de toutes les armées de la Péninsule, en lui laissant des forces insuffisantes et dispersées. — Résumé des événements d'Espagne pendant les années 1810 et 1811, et les premiers mois de l'année 1812.
Juin 1811. État des affaires d'Espagne depuis les batailles de Fuentès d'Oñoro et d'Albuera. C'est le moment d'exposer ce qu'étaient devenues les affaires d'Espagne depuis la bataille indécise de Fuentès d'Oñoro et la bataille perdue d'Albuera, l'une et l'autre livrées en mai 1811. L'armée de Portugal, à laquelle on avait enlevé le seul chef capable de la conduire, l'illustre Masséna, était répandue autour de Salamanque dans un état de misère, de mécontentement, de désorganisation difficile à décrire. Désorganisation de l'armée de Portugal. Le maréchal Marmont, administrateur intelligent et soigneux, s'était empressé en arrivant de lui consacrer tous ses soins; mais l'évacuation du Portugal, l'impossibilité apparente d'expulser les Anglais de la Péninsule, augmentaient la confiance et l'audace des insurgés, rendaient les provinces du nord plus que jamais insoumises, et aggravaient ainsi la détresse de nos troupes autant que celle des habitants. Un accident récent venait de donner un triste éclat à cet état de choses.
Surprise par Mina d'un convoi de blessés et de prisonniers. Le 25 mai, le célèbre Mina, successeur de son neveu qui était détenu à Vincennes, ayant réussi à former une bande de trois mille hommes, qu'il avait l'art de transporter tour à tour de la Navarre dans les provinces basques, et des provinces basques dans la Navarre, avait assailli un convoi composé d'un millier de prisonniers espagnols et d'une centaine de voitures chargées de blessés français. Ce convoi rentrait en France sous la protection de 400 fusiliers de la jeune garde, et de 150 hommes, tant sous-officiers que soldats, formant les cadres du 28e léger et du 75e de ligne. Le colonel Dentzel, commandant de l'escorte, en avait signalé l'insuffisance au général Caffarelli; mais celui-ci n'avait tenu compte de ces observations, et le convoi s'était mis en route de Vittoria pour Bayonne. Mina, toujours exactement informé, s'était caché dans les bois, à droite et à gauche de la route de Tolosa, et lorsque la colonne des prisonniers et des blessés, occupant plus d'une lieue, avait gravi la montagne qui s'élève à la sortie de Vittoria, et s'était engagée dans le défilé de Salinas, il avait fondu sur elle comme un vautour, s'était appliqué d'abord à dégager les prisonniers espagnols, puis, aidé de leur concours, s'était mis à égorger impitoyablement nos blessés et nos malades. L'escorte, divisée en trois pelotons, un en tête, un au centre, un en queue, assaillie à la fois par l'ennemi et par les prisonniers, avait fait des efforts héroïques, mais n'avait pu ni retenir ses prisonniers, ni sauver les blessés. Plus de 150 hommes de l'escorte avaient payé de leur vie cette fatale rencontre, et beaucoup de nos malheureux blessés avaient été achevés sur la route par la main d'un ennemi féroce. Si quelque chose pouvait nous consoler de cette horrible scène, c'est que les prisonniers espagnols, placés entre le feu de nos soldats et celui de Mina, avaient expié en grand nombre la cruauté de leur sauvage libérateur.
Au bruit de la fusillade, le général Caffarelli était accouru avec un renfort pour assaillir Mina à son tour; mais il avait trouvé les prisonniers espagnols délivrés, nos blessés et nos malades égorgés, Mina en fuite. Au lieu de s'accuser lui-même, et lui seul, il avait accusé les braves gens qui venaient de soutenir une lutte désespérée, et qui, à l'entendre, ne s'étaient pas bien éclairés. Et pourtant le général Caffarelli était un honnête homme, digne de son illustre frère! Mais c'était là un nouvel exemple, sur mille, de l'état de désolante confusion auquel toutes choses étaient alors arrivées en Espagne!
Triste état de l'armée du centre; misère de la capitale. À Madrid, l'absence du roi qu'on ne se flattait plus de revoir, la misère des employés, la cherté des subsistances enlevées par les bandes aux portes mêmes de la capitale, la fatigue, le dénûment, l'éparpillement de l'armée du centre, s'épuisant à courir de Guadalaxara à Talavera, de Ségovie à Tolède, sans réussir à protéger les communications, portaient le découragement, le désespoir même jusques au cœur du royaume.
Périlleuse situation de Badajoz et de l'armée d'Andalousie. En Estrémadure et en Andalousie les affaires n'allaient pas mieux. Après la bataille d'Albuera, livrée pour sauver Badajoz, le maréchal Soult s'était retiré à Llerena, et s'était établi sur le penchant des montagnes qui séparent l'Estrémadure de l'Andalousie. De ces hauteurs il imposait aux Anglais par sa présence, donnait aux malheureux assiégés tout l'appui moral qu'il était en son pouvoir de leur procurer, et demandait avec instance et avec raison qu'on vînt à son secours. Bien qu'il n'eût pas écouté la voix de Masséna l'année précédente, il fallait écouter la sienne en ce moment, et accourir, ne fût-ce que pour la brave garnison qui défendait Badajoz, et qui, entourée de murailles renversées par le feu de l'ennemi, avait précipité plusieurs fois les Anglais au pied des brèches qu'ils avaient tenté d'assaillir. Si le secours demandé n'arrivait pas, si l'armée de Portugal, oubliant ses griefs, ne descendait promptement sur la Guadiana malgré les difficultés que la chaleur opposait à la marche des troupes, Badajoz allait succomber, et la puissante armée d'Andalousie, partie de Madrid l'année précédente au nombre de quatre-vingt mille hommes, et bien réduite, hélas! depuis ce temps, allait se voir enlever un trophée qui était le seul prix qu'elle eût obtenu de ses souffrances et de son courage.
Inaction forcée du duc de Bellune devant Cadix. En Andalousie, la situation, moins périlleuse, était pourtant tout aussi triste. Le siége de Cadix, qui aurait dû être l'unique occupation de l'armée d'Andalousie, tandis que la conquête de Badajoz, imaginée par le maréchal Soult pour se dispenser d'aller en Portugal, n'avait fait que diviser ses forces et lui créer d'inutiles dangers, le siége de Cadix n'avançait pas. Le maréchal Victor, réduit à deux divisions sur trois, n'avait pas plus de douze mille hommes à mettre en bataille, et pouvait à peine garder ses lignes, loin de faire le moindre progrès. Il restait devant l'île de Léon avec sa flottille qu'il avait créée, avec ses gros mortiers qu'il avait fondus, sans matelots pour manœuvrer l'une, sans munitions pour faire usage des autres. Humilié et mécontent du rôle auquel l'avait condamné le maréchal Soult, il demandait pour unique prix de ses services en Espagne d'en être immédiatement rappelé. Embarras du général Sébastiani à Grenade. Les insurgés de la Ronda n'étaient pas moins incommodes pour le général Sébastiani, toujours occupé à se maintenir à Grenade contre les Anglais d'un côté, contre les troupes de Murcie et de Valence de l'autre. Ce général, administrateur modéré et sage, était dénoncé par le maréchal Soult comme ne sachant pas gouverner la province de Grenade, qu'il gouvernait mieux cependant que le maréchal ne gouvernait l'Andalousie, et sollicitait son rappel avec des instances non moins vives que celles du duc de Bellune.
État florissant de l'Aragon sous le général Suchet. Une seule province, comme nous l'avons déjà dit, une seule armée présentaient un aspect satisfaisant, c'étaient la province et l'armée d'Aragon sous le commandement du général Suchet. Ce général était habile, et il était heureux aussi, car il y a des vies dans lesquelles une certaine sagesse semble attirer un certain bonheur. On doit se souvenir qu'il avait successivement pris Lerida, Mequinenza, Tortose, et fait régner l'ordre et la bonne administration dans sa province, qui, par une autre espèce de bonne fortune, n'était ni traversée par les armées françaises dont elle n'était pas le chemin, ni menacée par les Anglais dont elle n'était pas le but, de sorte qu'elle se trouvait presque heureuse au milieu des affreuses convulsions de l'Espagne, et aimait presque son vainqueur au milieu des haines déchaînées contre les Français.
C'était aux frontières de son gouvernement que le général Suchet rencontrait de sérieuses difficultés. Sur la limite des territoires de Valence, de Guadalaxara, de Soria, de Navarre, de Catalogne, il se voyait sans cesse assailli par les bandes. Villa-Campa près de Calatayud, l'Empecinado vers Guadalaxara, Mina en Navarre, et les miquelets sur la frontière de Catalogne, ne laissaient pas un jour de repos à ses troupes. Mais ce fortuné général commandait à des lieutenants et à des soldats dignes de lui, et il n'avait pas une affaire de détail avec les bandes qui ne fût un petit triomphe.
La Catalogne désolée par les miquelets et les flottes anglaises. En Catalogne au contraire tout était en combustion. Les miquelets, appuyés, excités par l'armée espagnole de Catalogne, qui avait sa base à Tarragone, désolaient cette province. Il n'y avait pas un défilé près duquel ils n'attendissent les convois pour attaquer les escortes trop faibles, leur arracher les prisonniers, égorger entre leurs bras les malades et les blessés, et leur enlever les vivres qu'elles étaient chargées d'introduire dans les places, et surtout dans Barcelone. Tandis que les miquelets rendaient les routes de l'intérieur impraticables, les flottilles anglaises rendaient tout aussi dangereuses les routes qui longeaient la mer. Situation de Barcelone; difficulté d'y faire parvenir des vivres. La ville de Barcelone, où il fallait nourrir à la fois la garnison et les habitants, avait de la peine à subsister, bien qu'une armée entière, celle du maréchal Macdonald, fût exclusivement consacrée à la ravitailler, et qu'on eût hasardé plusieurs expéditions maritimes pour lui envoyer par mer des vivres et des munitions. En général il y entrait à peu près le quart de ce qu'on lui destinait. Le général Maurice-Mathieu, qui en était le gouverneur, déployait autant d'intelligence que de fermeté pour se soutenir dans cette situation si difficile, et pour intimider les habitants sans les pousser au désespoir. Il venait récemment de se trouver dans un grand péril, et s'en était fort heureusement tiré. On avait découvert au sein de la ville un complot ourdi par les ennemis du dedans pour la livrer aux ennemis du dehors. Le général en avait été informé à temps, avait feint de ne pas l'être, avait laissé les insurgés s'avancer avec sécurité, puis, sortant tout à coup de ce sommeil simulé, avait fait des assaillants extérieurs une vraie boucherie, et des conspirateurs de l'intérieur une justice sévère. Cet acte de vigueur, joint à une administration probe et ferme, le faisait respecter et craindre. Mais il écrivait qu'il était impossible de tenir encore longtemps une aussi nombreuse population dans de semblables étreintes.
L'armée catalane, trouvant à Tarragone une base solide, des vivres, des munitions, des secours de tout genre fournis par la marine anglaise, et au besoin un refuge assuré, osait quelquefois se porter des bords de la mer où est située Tarragone, jusqu'au pied des Pyrénées, et, au grand étonnement de tout le monde, elle venait d'introduire des secours dans l'importante forteresse de Figuères, qu'une trahison, comme on l'a vu plus haut, avait fait sortir de nos mains. Profitant du moment où les Français, sous le général Baraguey-d'Hilliers, n'avaient pas eu le temps encore d'amener assez de troupes devant la place pour en commencer le siége, M. de Campo-Verde avait percé notre faible ligne de blocus, et introduit des secours en vivres et en hommes dans la forteresse, aux grands applaudissements de toute la Catalogne.
Déplorable état des troupes françaises. Nous avons déjà dit quelle était au milieu de toutes ces misères la situation de nos officiers et de nos soldats, endurant plus de maux encore qu'ils n'en causaient à leurs ennemis, quelquefois poussés à des excès regrettables par la vue des cruautés commises sur leurs camarades, mais toujours les moins inhumains des gens de guerre de toute nation qui attaquaient ou défendaient la Péninsule. Les soldats, quand ils avaient pu se procurer un peu de grain ou quelque bétail dans ces champs restés incultes et dépeuplés, quand ils avaient pu se fabriquer quelques chaussures avec la peau des animaux dont ils s'étaient nourris, étaient presque satisfaits. Les officiers au contraire, habitués et obligés à vivre autrement pour soutenir la dignité de leur rang, supportaient de cruelles souffrances de corps et d'esprit. Faute de paye, ils n'avaient pas de quoi mettre des bottes à leurs pieds, Napoléon, en accordant pour la solde 4 millions par mois, c'est-à-dire 48 millions par an, et en laissant au pays le soin de fournir le pain, la viande, le riz, avait cru suffire au nécessaire. Mais la solde seule aurait exigé 165 millions pour 1810 et 1811, c'est-à-dire plus de 80 millions par an au lieu de 48. Sur les sommes dues il avait envoyé 29 millions en 1810, 48 en 1811, c'est-à-dire 77 millions au lieu de 165. Le reste, s'élevant à 88 millions, ou était demeuré impayé, ou avait été pris sur le pays au moyen des gouvernements militaires. Quant aux 77 millions expédiés par Napoléon, partie avait été pillée en route, partie avait été consacrée à des marchés d'urgence, ou à des réparations indispensables d'artillerie, partie enfin était restée dans certains dépôts. L'armée d'Andalousie n'avait presque rien reçu; elle habitait cependant un pays riche, et si le maréchal Soult avait administré comme le général Suchet, elle n'eût manqué de rien. Quant à l'armée de Portugal, condamnée à faire la guerre dans les champs pierreux du Portugal ou de Salamanque, elle était privée des choses les plus nécessaires à la vie. Les officiers faisaient pitié à voir, et ils souffraient presque sans espoir de dédommagement, car d'une part l'Empereur était loin, et de l'autre ils n'avaient auprès de lui d'autres titres que des revers, après s'être conduits pourtant de manière à obtenir les plus belles victoires. Voilà, après les espérances conçues en 1810 après deux années de nouveaux combats, après 200 mille hommes de renfort envoyés depuis la paix de Vienne, après tant de soldats et de généraux sacrifiés, après tant d'illustres renommées compromises, celles de Masséna, de Ney, de Jourdan, d'Augereau, de Soult, de Victor, de Saint-Cyr, voilà où en était la conquête de l'Espagne!
L'Espagne était-elle invincible? Cette funeste contrée était-elle donc invincible, comme une ancienne tradition lui en attribue le mérite, comme dans son légitime orgueil elle se plaît à le supposer, comme l'opinion s'en est répandue depuis la grande invasion tentée par Napoléon? D'excellents juges, ayant horreur de la guerre d'Espagne, et l'ayant vue de près, Saint-Cyr, Jourdan, Joseph lui-même, ne le croyaient pas, et pensaient qu'on eût pu réussir avec des moyens plus complets, avec plus de patience et plus de suite. On faisait beaucoup sans doute, beaucoup plus qu'il n'aurait fallu pour un objet qui n'eût pas été l'objet principal de la politique impériale, mais partout, faute d'un complément indispensable, les grands moyens employés demeuraient sans effet. Divers signes qui autorisent à croire le contraire. L'armée de Portugal faute de quarante mille hommes de renfort et de quelques millions pour s'équiper et se nourrir, l'armée d'Andalousie faute de vingt-cinq mille hommes, faute de matelots, de munitions et d'une flotte qui était oisive à Toulon, la cour de Madrid faute de quelques millions pour payer ses employés et les Espagnols entrés à son service, les armées du Nord faute d'une vingtaine de mille hommes et de quelques millions pour se créer des magasins, n'arrivaient qu'à être impuissantes et malheureuses. En un mot, près de quatre cent mille hommes devenaient inutiles faute de cent mille hommes et de cent millions! En toutes choses les sacrifices les plus grands sans le dernier qui doit les compléter, restent stériles! Assurément il était cruel de s'imposer de tels sacrifices pour l'Espagne, mais pourquoi s'y était-on engagé? Et ne valait-il pas mieux lui donner cent mille hommes de plus, que d'en préparer cinq cent mille pour la Russie?
Sans doute si les cent mille hommes qu'il s'agissait d'ajouter avaient dû demeurer inutiles comme les quatre cent mille envoyés jusqu'alors, on aurait eu raison de n'en pas sacrifier davantage, mais il était facile de discerner déjà dans certaines provinces les symptômes d'une fatigue dont on aurait pu profiter. Le sentiment qui avait soulevé l'Espagne avait été violent, unanime et légitime; cependant après quatre années de guerre, à l'aspect de tant de sang et de ruines, il n'était pas possible qu'elle ne se demandât pas pour qui et pourquoi elle endurait tant de maux? Réflexions auxquelles se livre l'Espagne dès qu'elle jouit d'un moment de repos. En effet, dès qu'un peu de calme se produisait quelque part, et laissait place à la réflexion, comme à Saragosse par exemple, à Madrid, à Séville, et dans quelques autres grandes villes, on se disait que les princes pour lesquels on combattait étaient bien peu dignes du dévouement, qu'on leur montrait; que, dans cette illustre et auguste famille de Bourbon, la branche d'Espagne était la branche véritablement dégénérée, celle qui méritait d'être livrée au fer destructeur du temps, car le principal des descendants de Philippe V, l'honnête et inepte Charles IV, vivait à Marseille entre le prince de la Paix et sa femme, aussi esclave de tous les deux hors du trône que sur le trône; son fils aîné, prisonnier à Valençay, demandait tous les jours au conquérant qui l'avait spolié de lui accorder une princesse du sang des Bonaparte, et, de peur d'être compromis par ceux qui tentaient de le délivrer, les dénonçait à la police impériale; et enfin parmi eux tous, pas un rejeton, homme ou femme, qui songeât à tendre la main à la nation héroïque dont le sang coulait pour eux en abondance! Les cortès de Cadix, après avoir proclamé quelques principes incontestables, mais bien précoces pour l'Espagne, n'avaient abouti qu'à une sorte d'anarchie. Elles vivaient à Cadix dans la misère, la discorde et les contestations perpétuelles avec les Anglais. Symptômes de fatigue dans certaines provinces. Toutes ces choses l'Espagne les savait, et les appréciait dès que le canon s'éloignait un moment de ses oreilles. Joseph, au contraire, était aux yeux de tous ceux qui pouvaient l'approcher un prince doux, éclairé, représentant modéré de la révolution française, promettant et faisant justement espérer un gouvernement sagement réformateur. C'était un prince nouveau, usurpateur si on le voulait, imposé par un autre usurpateur, mais n'était-ce pas la tradition historique en Espagne que le pays fût régénéré par des dynasties étrangères? Philippe V n'était-il pas venu rajeunir l'Espagne en remplaçant les descendants dégénérés de Charles-Quint? Et Charles-Quint lui-même, quoique héritier légitime, n'avait-il pas été un prince étranger, apportant la brillante civilisation des Flandres à l'Espagne, où il ne restait de Ferdinand et d'Isabelle que Jeanne la Folle? Ne pouvait-on pas concevoir de Joseph de semblables espérances? À Madrid, où il était vu de près, on avait fini par l'apprécier, et par s'apaiser un peu à son égard. En Aragon, où l'on avait le général Suchet pour représentant du nouveau gouvernement, on s'habituait à penser du bien de ce gouvernement, et à se dire que sans la guerre il vaudrait cent fois mieux que celui de l'inquisition, du prince de la Paix et de la reine Marie-Louise. Seulement la guerre éternelle, la misère, les incendies, les pillages, l'idée généralement répandue que si Napoléon ne prenait pas l'Espagne tout entière il prendrait au moins les provinces de l'Èbre, révoltaient les Espagnols les plus modérés. Mais il était facile d'apercevoir à Madrid et autour de ce centre, que si Joseph avait pu payer ses fonctionnaires, solder son armée, la nourrir sur ses magasins et non aux dépens du pays, maintenir l'ordre et la discipline comme en Aragon, obtenir de Napoléon et des généraux les respects dus au souverain de tout pays, mais indispensables envers le roi d'une nation aussi fière que la nation espagnole, que si on avait pu surtout dissiper la crainte de voir enlever à l'Espagne les bords de l'Èbre, on serait parvenu à obtenir un commencement de soumission. Ce sentiment produit dans la capitale, où il se manifestait toutes les fois que les choses allaient un peu moins mal, se serait communiqué aux grandes villes, où déjà on le voyait percer de temps en temps. Chose digne de remarque, les soldats espagnols, qui dans le principe désertaient lorsqu'on les enrôlait au service de Joseph, commençaient, soit fatigue, soit jalousie des guérillas, à se montrer fidèles quand on prenait le soin de les payer. Joseph en avait quatre ou cinq mille qui servaient bien, et restaient au drapeau moyennant qu'on acquittât leur solde. Conditions auxquelles on aurait triomphé de la résistance des Espagnols. Il était évident qu'avec de l'argent on aurait pu en avoir vingt ou trente mille, autant qu'on aurait voulu, et qu'ils seraient devenus d'excellentes troupes à l'école des Français. Les guérillas mêmes, vrais bandits qui ne désiraient que le pillage, se laissaient peu à peu attirer par l'appât de la solde. On en avait amnistié un certain nombre dans la Manche, autour de Tolède, vers Guadalaxara, on les avait payés, et ils s'étaient soumis, avaient même pris du service.
Sans doute aucun de ces symptômes favorables ne se produisait près des foyers d'insurrection, où les passions étaient énergiques et persistantes, où les Anglais excitaient et soutenaient les sentiments hostiles à la France, où les espérances de succès se maintenaient dans toute leur ferveur, où le pillage surtout était lucratif; mais ailleurs il en était autrement, et bien que la situation des Français fût extrêmement difficile dans la Péninsule, il est vrai que la fatigue, très-grande dans les classes aisées, immense chez le paysan, l'absence d'un but raisonnable, car ce n'en était pas un que de recouvrer les Bourbons de Marseille et de Valençay, allaient décider de la soumission des Espagnols, si on tentait un dernier et puissant effort, si avant tout on expulsait les Anglais, si on employait à cette œuvre essentielle les forces nécessaires, si on prenait Lisbonne et Cadix qui pouvaient être pris, si on s'attachait à réprimer les guérillas sans imiter leurs ravages, si on ajoutait aux forces existantes les forces que réclamaient ces divers objets, si non-seulement on ajoutait ces forces, mais si on faisait les frais de leur entretien, si on épargnait ainsi au pays les principales misères de la guerre, si enfin on ajoutait à ces moyens une direction supérieure, impossible de loin, ce qui veut dire que si on avait consacré à l'Espagne non une moitié mais la presque totalité des ressources de l'Empire, et l'Empereur lui-même, il est à peu près certain qu'on eût réussi. Une partie seulement de ce qu'on préparait pour pénétrer en Russie eût suffi pour trancher victorieusement la question qu'on avait soulevée en envahissant l'Espagne. Et c'est justement à quoi Napoléon ne voulait pas se décider!—L'Espagne, écrivait-il à Joseph, me dévorerait si je me laissais faire.—Parole d'une inconséquence déplorable, et qui devait bientôt avoir des suites funestes! Nous l'avons déjà dit, puisque Napoléon avait eu le tort de transporter la question européenne en Espagne, il fallait la résoudre là où il l'avait placée, et ne point chercher à la résoudre ailleurs. Puisque la fortune, le favorisant encore, même dans ses fautes, comme si elle eût voulu lui laisser le loisir de les réparer, lui amenait les Anglais sur le continent, les Anglais insaisissables sur les mers, il fallait à tout prix les vaincre sur l'élément où nous dominions, car eux vaincus le monde se serait rendu. Mais les avoir à portée de nos armées et ne pas les battre, se laisser battre par eux au contraire, c'était renoncer volontairement au prestige de notre invincibilité sur terre, et en rendant au continent l'espérance de nous vaincre, lui en inspirer la pensée! Expulser les Anglais par un grand effort militaire, soumettre les Espagnols par la persévérance et la douceur, était la double tâche qu'on s'était imposée par l'attentat de Bayonne, dont l'accomplissement eût amené la fin non-seulement des affaires d'Espagne, mais des affaires européennes (autant du moins qu'il y a quelque chose de fini pour les dominations exorbitantes); et se détourner de cette tâche obligée, par dégoût des difficultés, par dégoût surtout des lenteurs de cette guerre, pour aller chercher en d'autres lieux une solution des plus hasardeuses, avec la moitié seulement de ses forces, l'autre moitié restant en Espagne pour n'y rien faire d'utile, est une faute qu'on retrouve partout dans cette histoire, qu'on ne peut s'empêcher de signaler sans cesse, car elle poursuit l'esprit avec la puissance et l'amertume d'un affreux remords.
Langage que font entendre à Joseph quelques Espagnols modérés. Lorsque Joseph, poussé au désespoir, avait quitté Madrid pour aller demander à Napoléon ou une autre direction des affaires espagnoles, ou la faculté de rentrer dans la vie privée, beaucoup d'honnêtes gens à Madrid, à Valladolid, à Burgos, à Vittoria, l'avaient abordé, et lui avaient dit:—Voyez ce que nous souffrons, et jugez si on peut espérer de nous ramener avec un tel régime! Nous sommes pillés, incendiés, souvent assassinés par vos soldats et par ceux qui se disent les nôtres; nos biens, nos vies sont ainsi à la merci des bandits de toutes les nations. Nous n'espérons rien du gouvernement anarchique de Cadix, du gouvernement corrompu de Ferdinand, et nous nous résignerions à tout recevoir du vôtre. Mais privés pour toujours peut-être de nos colonies, nous sommes menacés encore de l'être de nos provinces de l'Èbre, et on ne veut pas même nous rendre honorable le retour vers vous! On vous méprise vous-même, on vous insulte publiquement, au moment où l'on travaille à faire de vous notre roi: comment veut-on que nous nous soumettions? Vos fonctionnaires, bafoués par les généraux, mourant presque de faim, sont réduits à se nourrir de la ration du soldat; comment pourraient-ils jouir de la moindre considération? Vous allez à Paris, rapportez nos paroles à l'Empereur. Votre départ est interprété de deux façons: par vos ennemis, comme l'heure où le voile va être enfin déchiré, où l'Espagne va être déclarée province française, à la façon de Lubeck, de Hambourg, de Florence et de Rome; par vos amis, rares encore, comme un recours au génie supérieur de votre frère, afin de l'informer de ce qu'il ignore, peut-être même de l'amener ici, et de tout arranger par sa présence. Tâchez que cette dernière supposition se réalise. Courez à Paris, parlez, faites entendre la vérité, obtenez de nouvelles forces, rapportez pour vous de l'autorité, pour nous une déclaration rassurante quant à l'intégrité de notre territoire, rapportez des moyens de discipline, c'est-à-dire de quoi payer vos troupes et les nôtres, et soyez certain que s'il en coûte de l'argent à la France, l'Espagne rendra bientôt avec usure les avances qu'on lui aura faites. L'instant est propice, car malgré vos revers apparents, malgré les succès momentanés de vos ennemis, la lassitude est générale, elle peut se convertir ou en soumission, ou en désespoir, désespoir qui sera terrible pour ceux qui l'auront provoqué.—
Vains efforts de Joseph pour faire accueillir par Napoléon les idées des Espagnols modérés dont il est l'organe. Ces paroles proférées par des bouches honnêtes et dignes de foi, avaient été portées à Paris par Joseph, qui, venu en France pour le baptême du Roi de Rome, y avait passé les mois de mai, de juin et de juillet. Malheureusement Joseph, tout en ayant raison, avait ses faiblesses qui étaient fort pardonnables assurément, mais qui lui ôtaient auprès de Napoléon l'autorité dont il aurait eu besoin. Il était, comme nous l'avons dit, bon, sensé, honnête, mais indolent, ami des plaisirs, de la dépense et des complaisants (en quoi les princes nouveaux ou anciens ne diffèrent guère), infiniment trop persuadé de ses talents militaires et très-jaloux de son autorité. C'étaient là de bien petits défauts sans doute, mais quand il était venu dire qu'il lui fallait de l'argent, beaucoup plus encore que des soldats français, car avec des Espagnols bien payés il conquerrait l'Espagne et s'y ferait adorer; que cependant il lui fallait aussi des soldats français, spécialement contre les Anglais; qu'il lui fallait enfin du pouvoir, et notamment le commandement supérieur des armées, afin de réprimer les excès et d'obtenir le respect dû à sa qualité de roi, ces choses vraies en grande partie, mais suspectes dans sa bouche, avaient été très-mal accueillies, à ce point qu'un intermédiaire était devenu nécessaire pour empêcher des scènes fâcheuses entre les deux frères. Le prince Berthier chargé d'être intermédiaire entre Joseph et Napoléon, afin d'éviter des scènes fâcheuses entre les deux frères. Le prince Berthier, comme major général des armées d'Espagne, avait été choisi, et on n'en pouvait trouver un plus judicieux, plus discret, plus informé de toutes choses. Par malheur il n'avait pas autant d'influence que de raison, et s'il était incapable de trahir la vérité, il n'était pas toujours assez hardi pour la dire tout entière. De plus, Napoléon était en ce moment exaspéré contre ses frères. Récemment, Louis avait jeté à ses pieds la couronne de Hollande; Jérôme, qui avait reçu le Hanovre en addition à la Westphalie, à condition de supporter certaines charges, n'avait pas rempli ses engagements, et il en avait été puni par le retrait d'une partie du Hanovre; Murat, bon mais léger et remuant, excité par sa spirituelle et ambitieuse épouse, avait cruellement déplu en dépensant trop, en négligeant sa marine. En outre, on l'avait accusé d'avoir sous divers prétextes parlementé avec les Anglais le long des côtes de son royaume. Napoléon en avait été irrité au point d'envoyer des instructions secrètes au général Grenier, pour que ce général eût toujours l'œil ouvert sur Naples et fût prêt à y marcher avec le corps de réserve qu'il commandait. Enfin on a vu quels emportements avaient inspiré à Napoléon les demi-trahisons du cardinal Fesch. L'infortuné Joseph venait donc fort mal à propos pour exprimer dans les circonstances présentes des vérités désagréables. Napoléon lui avait fait dire que s'il voulait abdiquer comme Louis, il en était le maître; que ses frères pouvaient tous quitter les trônes qu'il leur avait donnés, qu'il n'avait aucun besoin d'eux, que même cette conduite de leur part simplifierait bien des choses en Europe, que jusque-là cependant ils étaient non-seulement rois, mais généraux sous ses ordres, et qu'il n'entendait pas qu'ils désertassent leur poste sans l'en prévenir, sans recevoir son autorisation; que si lui, Joseph, se présentait à Bayonne sans ce préliminaire indispensable, il serait arrêté.—C'étaient là les premières explosions de la vive humeur de Napoléon. Cet instant passé, on en était venu, par l'intermédiaire du prince Berthier, à des explications plus précises et plus calmes. Ce que Joseph demande pour assurer la soumission de l'Espagne. Joseph avait dit qu'il fallait d'abord qu'on respectât en lui le frère de l'Empereur et le roi d'Espagne, qu'on ne permît pas aux généraux de le traiter, comme ils le faisaient, avec le dernier mépris; que d'ailleurs ils étaient divisés entre eux au point de sacrifier à leurs jalousies le sang de leurs soldats; que si on voulait lui rendre la dignité convenable, rétablir l'unité dans les opérations militaires, empêcher les excès et les pillages, il fallait lui attribuer le commandement supérieur, sauf à lui donner pour chef d'état-major un maréchal digne de confiance, et à lui adresser de Paris des instructions auxquelles il se conformerait scrupuleusement; qu'il fallait ne laisser dans les provinces que des lieutenants généraux probes et habiles, qu'il y en avait de pareils dans l'armée française, et souvent très-supérieurs aux maréchaux sous lesquels ils étaient employés; qu'il n'était pas moins urgent, si on voulait faire cesser l'exaspération des Espagnols, de renoncer au système dévastateur de nourrir la guerre par la guerre, qu'au lieu de chercher à tirer de l'argent de l'Espagne on devait commencer par lui en envoyer, qu'on serait plus tard abondamment remboursé des avances qu'on lui aurait faites; que si on accordait à lui, Joseph, un subside de trois à quatre millions par mois, il aurait des fonctionnaires bien rétribués et fidèles, une armée espagnole dévouée, et meilleure que les Français pour la répression des bandes, qu'il aurait même pour le servir une partie des bandes prêtes à passer sous ses drapeaux moyennant qu'on les payât; que si on aimait mieux convertir ce subside en emprunt, il le rembourserait exactement sous peu d'années, que par chaque million avancé il rendrait mille hommes de troupes françaises; que si de plus on voulait bien payer celles-ci, les nourrir à l'aide de magasins, les employer surtout à chasser l'armée anglaise, et enfin rassurer l'Espagne sur la conservation des provinces de l'Èbre, on verrait se former à Madrid et dans les environs une région de calme et d'apaisement, laquelle s'étendrait de proche en proche de la capitale aux provinces, et qu'avant peu l'Espagne soumise restituerait à la France ses armées et ses trésors, subirait une seconde fois, à l'avantage des deux nations, la politique de Louis XIV; qu'au contraire, si on persistait dans le système actuel, l'Espagne deviendrait le tombeau des armées de Napoléon, la confusion de sa politique, peut-être même le terme de sa grandeur, et la ruine de sa famille.
Ce qu'il y avait de vrai et de faux dans les assertions de Joseph. Toutes ces allégations étaient vraies à quelques erreurs près, qui devaient servir de prétexte à Napoléon pour refuser les demandes les plus fondées. Qu'on fût arrivé à un moment favorable pour soumettre l'Espagne épuisée, que les Anglais expulsés elle dût perdre l'espérance, et que la fatigue se joignant à l'espérance perdue, à la discipline rétablie, aux dévastations supprimées, elle dût être subjuguée en assez peu de temps, ce qui se passait en Aragon et même autour de Madrid en était la preuve. Qu'avec quelques millions on pût créer une administration dévouée, une armée espagnole fidèle et bonne pour la police intérieure, ce qu'on voyait à Madrid autorisait à l'espérer; que sans même déplacer Napoléon, ce qui était difficile, on pût suppléer à sa présence par un chef d'état-major habile et ferme, tel que le général Suchet, par exemple; qu'en donnant à celui-ci une autorité absolue sur tous les généraux, des troupes suffisantes et de l'argent, il parvînt à conquérir Cadix et à pacifier l'Espagne, comme il réussit bientôt à conquérir Tarragone et à pacifier Valence; que laissant en dehors de sa direction une seule opération, celle d'expulser les Anglais, on la confiât à Masséna, qu'on procurât à celui-ci une armée de cent mille hommes et des moyens de transport suffisants, nul doute que le sage Suchet, l'énergique Masséna, ne se fussent entendus, et que le génie réuni des deux n'eût terminé la guerre cruelle qui, mal conduite, allait devenir le gouffre où irait bientôt s'abîmer la fortune de Napoléon et de la France. Mais c'était une erreur à Joseph de croire qu'il fallait donner des millions et non pas des milliers d'hommes, car il fallait donner l'un et l'autre; c'était une illusion à lui de croire qu'il pût commander, et qu'il pût n'avoir qu'un complaisant pour chef d'état-major, car il lui aurait fallu subir un vrai chef d'armée, un chef comme le général Suchet, ayant l'art de mêler la guerre sagement dirigée à l'administration habile, à la politique conciliante; il lui aurait fallu enfin subir un Vendôme, c'est-à-dire Masséna, faisant la guerre aux Anglais pour les expulser, tandis que Suchet la ferait aux Espagnols non pour les expulser, mais pour les soumettre et les ramener.
Railleries et sévérités de Napoléon en réponse aux demandes de Joseph. Il y avait donc beaucoup de vérité, un peu d'erreur dans le système de Joseph, et cela suffisait pour que Napoléon recommençât ses impitoyables railleries contre les prétentions de son frère[13]; pour qu'il répétât, comme il l'avait dit tant de fois, que Joseph voulait commander, qu'il se croyait général, qu'il s'imaginait que pour l'être il suffisait de ne pas se montrer absolument dépourvu d'esprit, de monter à cheval et de faire quelques signes de commandement; que cela ne se passait pourtant pas de la sorte, qu'il pouvait en être ainsi de beaucoup de stupides généraux placés à la tête des armées pour leur honte et pour leur perte, mais qu'il n'en était pas de même des généraux vraiment propres à conduire les hommes; qu'il fallait pour commander joindre à une vaste et profonde intelligence, à un grand caractère, un travail opiniâtre, une attention continue aux moindres détails; qu'il avait, lui, ses états de troupes sur sa table, et les y avait toujours; que c'étaient là ses lectures favorites; qu'il les avait à portée de sa main en se couchant, et les feuilletait la nuit quand il ne dormait pas; que grâce à ces aptitudes naturelles d'esprit et de caractère, à cette application incessante, à une expérience immense, il pouvait commander et être obéi, parce que ses soldats avaient confiance en lui; mais que quant à Joseph, Dieu ne l'avait pas fait général; qu'il était doux et spirituel, mais indolent; qu'il lui fallait des plaisirs, et pas trop de travail; que les hommes devinaient instinctivement ces dispositions, et que s'il lui confiait la direction des armées françaises personne ne se croirait commandé par un tel chef; que derrière lui on verrait toujours l'officier chargé de le conseiller, et que personne n'obéirait, parce qu'on se rirait du roi général, et qu'on jalouserait le général roi, exerçant en réalité l'autorité suprême; qu'il ne pouvait donc pas lui accorder au delà du commandement de l'armée du centre, étendant son action à vingt ou trente lieues de Madrid; que pour de l'argent, il n'en avait pas, que ses frères, régnant sur les pays les plus riches de l'Europe, étaient sans cesse à lui en demander; que l'Espagne en avait assez pour en fournir à tout le monde; que si Joseph savait administrer il trouverait des ressources; qu'il avait bien su se procurer de l'argent pour en donner à des favoris, pour bâtir des résidences royales, et pour payer un luxe inutile dans l'état de ses affaires; que si l'Espagne souffrait c'était un malheur auquel il n'y avait pas de remède; que les soldats français souffraient aussi, et que la guerre était la guerre; que si les Espagnols étaient las de souffrir, ils n'avaient qu'à se soumettre; que ces prétentions de Joseph à la bonté, à l'art de séduire les peuples, étaient ridicules; que son espoir de faire avec des millions ce qu'on ne faisait pas avec des milliers d'hommes ne l'était pas moins; que si on lui envoyait de l'argent et lui retirait des troupes, cet argent serait bientôt mangé, et lui, Joseph, avec sa cour, reconduit honteusement à Bayonne par quelques bandes armées; qu'il fallait beaucoup de soldats, beaucoup de vigueur, et de la terreur même, pour réduire les résistances de l'Espagne, que la terreur amènerait la soumission, et que, la soumission venue, la bonne administration, qu'on devait à tous les peuples, s'ensuivrait, que l'Espagne rattachée par ces moyens à son nouveau roi, le temps viendrait alors pour Joseph de se faire adorer, s'il y était aussi habile qu'il le prétendait, etc.
Napoléon, ne prenant que le côté ridicule des demandes de Joseph, n'y répondait pas de bonne foi, car il était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas sentir ce qu'il y avait de vrai dans ce qu'on lui disait; mais il ne pouvait plus changer de système, ni accorder à la guerre d'Espagne ce qu'il s'était mis dans la nécessité de consacrer à la guerre de Russie. Il voulait donc continuer à soutenir cette guerre d'Espagne à peu près par les mêmes moyens, espérant qu'en exigeant beaucoup des hommes ils feraient peut-être comme un cheval qu'on force, et donneraient plus qu'à l'ordinaire; qu'avec moins de ressources on réussirait plus lentement, mais qu'on réussirait pourtant, et qu'en tout cas, si on ne réussissait pas, il réussirait, lui, pour tout le monde, et que ses succès sur le Borysthène suppléeraient à ceux qu'on n'aurait pas obtenus sur le Tage: pensée funeste, née chez lui de l'éloignement des lieux sur lesquels il raisonnait, et de l'étourdissement un peu volontaire de sa trop grande fortune!
Le voyage de Joseph à Paris n'amène que quelques palliatifs insignifiants. Dans une pareille disposition, le voyage de Joseph, entrepris pour persuader à Napoléon d'adopter une autre conduite en Espagne, ne devait produire aucun résultat, et pouvait tout au plus amener quelques palliatifs qui ne changeraient rien au fond des choses. Les premières boutades passées, Napoléon, qui n'était dur que par moment, qui d'ailleurs chérissait ses frères, accorda certains changements de forme plutôt que de fond. Joseph fut toujours réduit au commandement de l'armée du centre, mais il dut avoir sur toutes les provinces l'autorité civile, judiciaire et politique. Il fut enjoint aux généraux de le respecter comme roi, et comme souverain d'un pays dont les provinces étaient temporairement occupées pour les besoins de la guerre. Seulement, si Joseph avait la tentation, peu probable, de se rendre auprès de l'une des armées de la Péninsule, le commandement lui en serait immédiatement déféré. De plus, reconnaissant l'utilité d'accroître son influence sur les provinces du Nord, à travers lesquelles passait la ligne de communication avec la France, et où il y avait beaucoup de gens fatigués de souffrir et disposés à se rendre, Napoléon offrit à Joseph de remplacer le maréchal Bessières, duc d'Istrie, par le maréchal Jourdan. La difficulté était d'amener ce dernier à retourner en Espagne et à recevoir une mission de Napoléon, dont il n'était pas aimé et qu'il n'aimait pas, et dont il repoussait le système immodéré en toutes choses.
Quant à l'argent, il aurait fallu à Joseph pour payer ses fonctionnaires dans la capitale et les provinces du centre, pour fournir à la dépense de sa maison et de sa garde espagnole, quatre millions par mois, et cela sans prodigalité, car il ne lui restait rien des papiers d'État qu'il avait eus à sa disposition au commencement de son règne, et dont il avait consacré quelques parties (d'ailleurs peu importantes) à ses créatures et à l'une des résidences royales. Une fois même il avait été obligé de vendre l'argenterie de sa chapelle pour payer sa maison. Sur les quatre millions par mois qu'il lui aurait fallu, il en touchait à peine un, étant réduit aux octrois de Madrid pour tout revenu, et il lui en manquait trois[14]. Faible secours d'argent accordé à Joseph. Napoléon consentit à lui accorder un subside d'un million par mois, et à lui abandonner le quart des contributions imposées par les généraux dans toutes les provinces d'Espagne. Il semblait que ce quart dût suffire pour compléter les quatre millions dont Joseph ne pouvait se passer. Mais quelle chance que, laissant souvent leurs troupes sans solde, et ayant la plus grande peine à faire arriver un courrier, les généraux commandant voulussent distraire des millions de leurs caisses, et pussent les expédier à travers l'Espagne? Le général Suchet le pouvait à la rigueur, bien qu'après avoir entretenu largement ses soldats il tînt à consacrer l'excédant des revenus de sa province aux besoins du pays; il le pouvait toutefois, et on verra qu'en effet il le fit, mais lui seul, car aucun des autres n'en avait ni la volonté ni le pouvoir.
Quoi qu'il en soit, ce furent là les secours financiers dont on gratifia Joseph. Quant à la grave question de l'intégrité territoriale de l'Espagne, Napoléon tint le langage le plus évasif. Il dit à Joseph qu'il voulait bien lui laisser son royaume tel quel, mais qu'il fallait pour intimider les Espagnols leur inspirer la crainte de perdre quelques provinces s'ils s'obstinaient à résister, que du reste la France, si la guerre devenait plus longue et plus coûteuse, finirait par désirer une indemnité de ses sacrifices. Il lui conseilla même, loin de chercher à rassurer les Espagnols, de faire au contraire de cette crainte un moyen, moyen étrange sur des gens qui avaient bien plus besoin d'être apaisés qu'effrayés. À défaut de secours efficaces, Napoléon accorde à Joseph quelques paroles de consolation et d'espérance. Au surplus, ne voulant pas avoir quelque nouvelle scène de famille, qui se dénouerait avec le roi d'Espagne comme avec le roi de Hollande, par une abdication, Napoléon tâcha d'adoucir les chagrins de Joseph, de l'encourager, de lui donner des espérances: il lui dit qu'il envoyait une réserve imposante dans la Péninsule, que Suchet, après avoir pris Lerida, Mequinenza, Tortose, prendrait Tarragone, puis Valence; que cette conquête achevée, on aurait une armée à diriger vers le Midi; qu'alors l'armée d'Andalousie pourrait seconder l'armée de Portugal, actuellement occupée à se réorganiser, et que l'une et l'autre, accrues de la réserve qui passait en ce moment les Pyrénées, recommenceraient vers l'automne contre les Anglais une campagne probablement plus heureuse que la précédente; que dans un temps assez prochain la Péninsule pourrait ainsi être conquise, que les commandements militaires cesseraient d'eux-mêmes, que lui, Joseph, ressaisirait alors l'autorité royale pour l'exercer comme il l'entendrait: étranges et funestes illusions que Napoléon partageait sans doute, mais moins qu'il ne le disait, car dans sa pensée l'Espagne n'importait plus, et tout ce qui n'irait pas bien au midi du continent devait trouver sa réparation au nord.
Retour de Joseph en Espagne. Joseph, quoique dégoûté de ce trône, d'où ses yeux n'apercevaient que d'affreuses misères, Joseph, ne voulant pas non plus d'une scène de famille, qui vaudrait à Napoléon le nouvel abandon d'un de ses frères, et à lui la vie privée, dont il aimait le calme, mais non la modestie, Joseph se paya de ces vaines promesses, et repartit pour l'Espagne, moins chagrin sans doute qu'il n'en était venu, mais peu encouragé par les promesses beaucoup trop vagues de Napoléon.
Triste situation de Madrid lorsque Joseph y rentre. En traversant Vittoria, Burgos, Valladolid, il trouva les habitants plus malheureux encore qu'il ne les avait laissés, ne put leur rien dire de rassurant tant sur les provinces de l'Èbre que sur les autres objets de leurs préoccupations habituelles, leur donna ce qu'on lui avait donné à lui-même, des promesses insignifiantes, et, pour se soustraire à des questions importunes, se hâta d'arriver à Madrid, où tout avait empiré depuis son départ. Le seul avantage réel qu'il eût rapporté de Paris, c'était la promesse d'un million par mois en argent envoyé de France. Deux de ces millions étaient échus. Le premier avait été consommé à Paris en frais de représentation et de voyage; le second devait venir avec des convois militaires, et n'était pas venu; l'attribution faite à Joseph du quart des contributions levées par les généraux ne pouvait être qu'une chimère, et comme d'ordinaire il ne restait que l'octroi de Madrid, tous les jours plus appauvri. Aussi la maison royale, la garde espagnole, les fonctionnaires n'avaient-ils pas reçu une piastre pendant l'absence de Joseph. Par surcroît de malheur, l'affreuse sécheresse qui avait rendu si mauvaise la récolte de cette année sur tout le continent, s'était fait sentir en Espagne comme ailleurs, et le pain à Madrid était d'une cherté qui réduisait le peuple à une véritable famine. Joseph ne rentra donc dans sa capitale que pour y assister au spectacle le plus désolant. Il manda ses chagrins à Paris en termes plus amers encore que ceux dont sa correspondance était remplie avant son voyage. Mais Napoléon, occupé de l'objet qui en ce moment absorbait toutes ses pensées, ne voulait rien entendre, et la réserve tirée d'Italie, actuellement en marche vers les Pyrénées, était le seul secours qu'il songeât à accorder à l'Espagne.
Vu les difficultés de la situation et la pénurie des moyens, le mieux eût été de se tenir sur la défensive, et de consacrer la réserve à tenir tête aux Anglais. Dans l'état des choses, le mieux eût été d'user de cette réserve pour consolider la position des Français, et pour former en la réunissant à l'armée de Portugal une masse capable de contenir les Anglais, de leur disputer alternativement Badajoz ou Ciudad-Rodrigo, et de les empêcher de faire aucun progrès dans la Péninsule, en attendant que Napoléon eût résolu au Nord toutes les questions qu'il s'était promis d'y résoudre. La fatale expédition d'Andalousie, que le maréchal Soult avait désirée pour effacer le souvenir de celle d'Oporto, et Joseph pour étendre son autorité royale sur un pays nouveau, qui nous avait fait manquer Cadix et Lisbonne pour Badajoz dont la conquête ne décidait rien, qui nous avait fait négliger l'objet principal de cette guerre en dispersant inutilement les 80 mille hommes qui eussent suffi pour expulser les Anglais, cette déplorable expédition aurait dû nous servir de leçon, et si on ne rétrogradait pas de l'Andalousie sur la Manche, ce qui certainement eût été le plus sage pendant que Napoléon allait s'enfoncer dans le Nord, du moins aurait-il fallu s'arrêter à la limite du pays conquis, et s'y établir solidement. Le général Suchet aurait pu conserver l'Aragon, prendre même Tarragone, d'où l'insurrection catalane tirait ses ressources; le maréchal Soult aurait pu, sans prendre Cadix, garder l'Andalousie; l'armée de Portugal enfin, renforcée par la réserve qui arrivait, aurait pu suivre tous les mouvements de lord Wellington sur Ciudad-Rodrigo ou sur Badajoz, pour les faire échouer. Au lieu de ce plan trop modeste, Napoléon songe à conquérir le royaume de Valence, et à reporter sur Lisbonne les armées d'Andalousie et de Portugal. Mais Napoléon ne l'entendait pas ainsi. Jugeant toujours les choses de loin, les supposant comme il lui plaisait de les imaginer, croyant que Joseph ne sollicitait de l'argent que pour le dissiper, que ses généraux ne réclamaient des renforts que par l'habitude de demander toujours au delà de leurs besoins, il s'était persuadé qu'en accordant une partie de la réserve au général Suchet, celui-ci, Tarragone prise, serait en mesure de conquérir Valence, que Valence conquise il lui serait facile de s'avancer vers Grenade, que dès lors le maréchal Soult dégagé de ce côté serait libre de se reporter vers l'Estrémadure, et que joint à l'armée de Portugal renforcée du reste de la réserve, il pourrait contribuer avec elle à refouler les Anglais vers Lisbonne. Comme Napoléon ne comptait rappeler la garde et les Polonais que dans le courant de l'hiver, il pensait que la réserve entrant en Espagne à la fin de l'été, on aurait le temps durant l'automne d'avancer beaucoup les affaires d'Espagne, et de conquérir presque toute la Péninsule, sauf le Portugal, avant que lui-même partît pour la Russie. Telles étaient les nouvelles illusions sur lesquelles fut fondé le plan des opérations pour la fin de l'année 1811.
Danger que court en attendant la place de Badajoz. Mais en attendant que la réserve fût arrivée en Espagne, que le général Suchet eût pris Tarragone, le maréchal Soult, posté à Llerena en vue de Badajoz, demandait qu'on l'aidât à sauver cette place, qui, malgré sa défense héroïque, était à la veille de succomber.
Instances du maréchal Soult pour qu'on aille au secours de cette place. Le maréchal Marmont, compagnon d'armes généreux, et impatient d'ailleurs de se signaler à la tête de l'armée de Portugal, ne négligeait aucun soin pour se préparer à voler au secours de Badajoz. Bien que Napoléon lui eût recommandé de ne rien entreprendre tant que son armée ne serait pas reposée, passablement équipée, et pourvue de chevaux, il n'hésita pas à se mettre en route dès qu'il eut satisfait aux besoins les plus urgents de ses soldats. Empressement du maréchal Marmont à répondre aux désirs du maréchal Soult. Sachant que réuni au maréchal Soult il serait toujours numériquement assez fort, il s'inquiéta plus de la qualité que de la quantité des troupes qu'il emmenait avec lui. Il porta tous ses bataillons à 700 hommes, en versant l'effectif dans les cadres les meilleurs, et en laissant les cadres vides à Salamanque pour s'y refaire, et y recevoir les malades rétablis et les recrues arrivant de France. Réorganisation d'une partie de l'armée de Portugal. Il réduisit ainsi son armée, qui n'était plus que de 40 mille hommes depuis la bataille de Fuentès d'Oñoro, à environ 30 mille combattants, dont 3 mille de cavalerie. Avec les chevaux qu'il se procura, il attela trente-six bouches à feu. C'était bien peu, mais c'était tout ce que les circonstances permettaient de réunir. Il supprima la distribution en corps d'armée, bonne sous Napoléon, qui pouvait confier les corps d'armée à des maréchaux et se faire obéir de ces grands dignitaires, mais fâcheuse, incommode, peu maniable pour un simple maréchal n'ayant guère qu'une trentaine de mille hommes à sa disposition. Il lui substitua la formation en divisions, confia ces divisions aux meilleurs lieutenants généraux, ne garda que Reynier parmi les anciens chefs de corps, pour avoir au besoin un lieutenant capable de le remplacer, renvoya en outre tous les officiers fatigués ou de mauvaise volonté, et, après avoir rendu un peu de discipline et de vigueur physique à ses troupes par un mois de repos et de bonne nourriture, il résolut de répondre aux pressantes instances du maréchal Soult, et d'exécuter son mouvement sur l'Estrémadure en descendant par le col de Baños sur le Tage, en traversant ce fleuve à Almaraz, et en s'avançant par Truxillo sur la Guadiana. Prévoyant quelle peine il aurait à vivre dans la vallée fort appauvrie du Tage, surtout au mois de juin, il fit demander à l'état-major de Joseph de lui envoyer par le Tage à Almaraz trois ou quatre cent mille rations de biscuit, avec un équipage de pont qu'il savait exister à Madrid, afin de n'être point arrêté au passage du fleuve.
Mouvement du maréchal Marmont sur le Tage et la Guadiana. Toutes ces précautions prises, il eut recours à une feinte pour tromper les Anglais, et les retenir devant Ciudad-Rodrigo, pendant qu'il s'acheminerait sur Badajoz. Il fit dans cette intention préparer quelques vivres, comme s'il voulait uniquement ravitailler Ciudad-Rodrigo, et s'y porta en effet le 5 juin avec son avant-garde et une partie de son corps de bataille, tandis que Reynier avec le reste de l'armée consistant en deux divisions, franchissait le col de Baños, descendait sur le Tage, et, au moyen du matériel venu de Madrid, préparait le passage du fleuve à Almaraz. Le général Spencer, resté sur l'Agueda avec quelques troupes anglaises et portugaises en l'absence de lord Wellington, qui avait conduit trois divisions sous les murs de Badajoz, était incapable de tenir tête à l'armée française, et n'y pensait même pas. Il se replia à la vue des avant-postes du maréchal Marmont, qui put communiquer sans difficulté avec Ciudad-Rodrigo et y introduire les quelques vivres qu'il avait amenés. Cette opération heureusement terminée, le maréchal revint promptement sur ses pas, et rejoignit Reynier sur le Tage, sans s'arrêter aux objections du maréchal Bessières, qui déclarait ce mouvement de l'armée de Portugal prématuré, très-dangereux même pour le nord de la Péninsule, tant qu'une forte partie du corps de réserve ne serait pas entrée en Castille. Le maréchal Marmont persista néanmoins dans ses résolutions, et continua sa marche vers l'Estrémadure.
Dangers et résistance de la place de Badajoz pendant le temps qu'on met à venir à son secours. Il était temps qu'il parût devant Badajoz, car cette place allait succomber si on ne venait tout de suite à son secours. Le maréchal Soult, bien qu'il eût été rejoint par le général Drouet avec le 9e corps, lequel avait reçu ordre de se porter en Estrémadure après la bataille de Fuentès d'Oñoro, le maréchal Soult, comptant malgré ce renfort tout au plus 25 mille soldats présents sous les armes, n'osait pas se commettre dans un combat contre l'armée anglaise, forte d'au moins 40 mille hommes depuis l'arrivée de lord Wellington avec trois divisions. Il ne parvenait même pas à faire savoir aux malheureux assiégés qu'on allait les secourir, tant ils étaient étroitement bloqués; mais ceux-ci, résolus de périr les armes à la main, ne voulaient céder ni aux menaces d'assaut ni aux assauts mêmes, et plutôt que de se rendre avaient le parti pris de s'ensevelir sous les ruines de la place, en y engloutissant avec eux le plus d'Anglais qu'ils pourraient. Rien en effet dans la guerre de siéges, si féconde chez les Français en faits admirables, ne surpasse la conduite de la garnison de Badajoz durant les mois d'avril, de mai et de juin 1811.
Deux siéges soutenus en quelques mois. Après avoir soutenu un premier siége du 22 avril au 16 mai, époque de la bataille d'Albuera, et avoir pendant ce temps arrêté par un feu toujours supérieur les approches de l'ennemi, qui avait perdu mille hommes sans réussir à faire brèche; après avoir été investie de nouveau à la suite de la bataille d'Albuera sans avoir pu recevoir ni un homme ni un sac de grain, cette brave garnison avait été, à partir du 20 mai, assiégée par une armée de 40 mille hommes, et cette fois attaquée à outrance. Le chef de bataillon du génie Lamare, qui dirigeait les travaux de la défense, avait eu soin de rétablir et de compléter les ouvrages du fort de Pardaleras (voir la carte no 52), de le fermer à la gorge, et en outre de pratiquer des galeries de mines en avant des fronts que les Français avaient choisis pour le point de leur attaque lorsqu'ils firent la conquête de Badajoz.
Les Anglais avertis n'avaient osé porter leurs efforts de ce côté, et ils les avaient dirigés à l'est contre le château, et au nord contre le fort de Saint-Christoval, situé, comme on l'a dit, sur la rive droite de la Guadiana. Les eaux du Rivillas, retenues par un barrage, étaient devenues un puissant moyen de défense pour le château. Malheureusement il était construit sur une saillie de terrain, et montrait ses flancs à découvert à l'artillerie anglaise. Celle-ci, le battant sans relâche avec plus de vingt bouches à feu, avait complétement démoli ses hautes tours et son revêtement extérieur; mais les terres en cette partie ayant une grande consistance, avaient conservé leur escarpement, et la garnison déblayant le pied des brèches sous un feu continuel de mitraille, de grenades et d'obus, les avait rendues impraticables. De plus, le commandant Lamare avait élevé un retranchement intérieur en arrière de la brèche, avait disposé sur les flancs une artillerie chargée à mitraille, tandis que le général Philippon, posté en cet endroit avec ses meilleures troupes, attendait les assaillants pour les recevoir avec la pointe de ses baïonnettes. Assauts victorieusement repoussés. À cette vue, les Anglais avaient changé leur plan et tourné toute leur fureur contre le fort de Saint-Christoval, de l'autre côté de la Guadiana. Attaquant ce fort par le bastion de droite, ils y avaient ouvert deux larges brèches, et étaient résolus de les assaillir avant même d'avoir conduit leurs approches jusqu'au bord du fossé. Cent cinquante hommes d'infanterie et quelques soldats d'artillerie et du génie défendaient, sous le capitaine Chauvin du 88e, le bastion menacé. Les assiégés, après avoir comme au château déblayé courageusement le pied de leurs murailles sous le feu ennemi, avaient en outre hérissé le fond du fossé d'obstacles de tout genre, disposé une ligne de bombes au sommet de chaque brèche, braqué sur les flancs plusieurs bouches à feu chargées à mitraille, et rangé par derrière une ligne de grenadiers pourvus de trois fusils chacun. Dans la nuit du 6 juin, sept ou huit cents Anglais, sortant hardiment de leurs tranchées, et parcourant à découvert quelques centaines de mètres, s'étaient portés au bord du fossé, avaient été obligés de sauter dedans, la contrescarpe n'ayant pas été démolie, et avaient ensuite essayé d'escalader la brèche. Mais le feu de la mousqueterie les accueillant de front, celui de la mitraille les prenant en flanc, les bombes roulant dans leurs jambes, ils n'avaient pas tenu devant tant d'obstacles, et s'étaient enfuis en laissant trois cents hommes morts ou blessés dans les fossés du fort de Saint-Christoval.
La brave garnison ayant eu à peine cinq ou six blessés, était dans l'enthousiasme, et ne demandait qu'à recommencer. La population, cruellement traitée par le feu de l'ennemi, et ayant presque fini par s'attacher aux Français, dont le triomphe pouvait seul la sauver des horreurs d'une prise d'assaut, était remplie d'admiration. Confus et irrités, les Anglais s'étaient vengés en accablant les jours suivants la cité infortunée de projectiles incendiaires, et en essayant d'élargir avec un puissant renfort d'artillerie les brèches du fort de Saint-Christoval. Le 9 juin, en effet, ils avaient tenté de nouveau, et avec une égale bravoure, d'assaillir les deux brèches. Deux cents hommes du 21e, sous le capitaine Joudiou et le sergent d'artillerie Brette, les défendaient, et on avait pris les mêmes précautions pour en rendre l'abord presque impossible. Au milieu de la nuit, les Anglais s'étaient élancés de leurs tranchées dans les fossés, et avaient escaladé les décombres des murailles. Mais nos grenadiers, les renversant à coups de fusil au pied des brèches, et fondant ensuite sur eux à la baïonnette, en avaient fait un affreux carnage. Quelques centaines d'Anglais avaient encore payé de leur vie cette tentative infructueuse.
L'approche de l'armée de secours décide lord Wellington à s'éloigner. Il n'y avait plus de danger qui pût intimider cette garnison exaltée. Malheureusement les vivres lui manquaient, elle était exténuée de fatigues et de privations, et on craignait qu'elle ne succombât sous le besoin, si elle ne succombait sous les coups de l'ennemi. Mais l'approche d'une armée de secours, qui n'avait pu lui être connue, l'avait été de lord Wellington, toujours exactement informé de nos mouvements, et le 10 juin, apprenant la marche du général Reynier sur le Tage, le général anglais s'était résolu à lever le siége, et avait commencé à s'éloigner de la place. Une raison contribuait surtout à le décider à ce sacrifice. On avait épuisé les munitions de guerre amassées à Elvas, et il fallait sans perdre de temps employer tout ce qu'on avait de moyens de transport pour aller en chercher à vingt-cinq lieues, c'est-à-dire à Abrantès, principal dépôt de l'armée britannique.
Lord Wellington, fort dépité d'avoir inutilement perdu deux mille hommes de ses meilleures troupes sous Badajoz, et d'avoir deux fois échoué devant cette place défendue par une poignée de Français, leva successivement tous ses camps les 13 et 14 juin, se retira le 17 sur la Caya, et vint s'adosser aux montagnes de Portalègre, dans une position défensive bien choisie, comme il avait coutume de le faire en présence des impétueux soldats de l'armée française.
Joie de la garnison de Badajoz deux fois triomphante. La brave garnison en voyant disparaître l'un après l'autre les camps de l'ennemi, se douta de ce qui se passait, et bientôt elle apprit avec des transports de joie partagés par la population, que, grâce à sa bravoure et aux secours qui lui arrivaient, elle allait sortir triomphante de ce second siége comme du premier. En effet, le maréchal Marmont, après avoir perdu quelques jours devant le Tage par l'insuffisance de ses moyens de passage, car on n'avait pu lui envoyer de Madrid qu'une partie de ce qu'il avait demandé, franchit le fleuve, traversa les montagnes de Truxillo, et le 18 juin entra dans Merida. Le même jour, il opéra sa jonction avec le maréchal Soult. Ce dernier le remercia avec beaucoup d'effusion du secours qu'il venait d'en recevoir, et sans lequel il aurait eu le déshonneur de se voir enlever Badajoz, seul et périlleux trophée de deux années de guerre en Andalousie.
Réunion des maréchaux Soult et Marmont, et leur entrée dans Badajoz. Le 20 juin les deux maréchaux, comptant cinquante et quelques mille hommes, firent leur entrée dans Badajoz, félicitèrent l'héroïque garnison qui avait si vaillamment défendu la place confiée à son courage, lui distribuèrent des récompenses bien méritées, et portèrent leurs avant-postes fort près des Anglais, qui à la vue de l'armée combinée se renfermèrent soigneusement dans leur camp. Si cette belle armée, qui, excepté celle du maréchal Davout, n'avait pas d'égale en Europe, car elle était composée des anciens soldats d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, et venait d'ajouter à ses longues campagnes trois années des plus formidables épreuves en Espagne; si cette belle armée, malheureuse uniquement par la faute de ses chefs, eût été commandée par un seul maréchal au lieu de l'être par deux, et que ce maréchal eût été Masséna, elle n'aurait pas manqué d'aller chercher les Anglais, et de faire expier à lord Wellington tant de succès, dus sans doute à son incontestable mérite, mais dus aussi aux erreurs et aux passions de ses adversaires. Mais le maréchal Soult, heureux d'avoir échappé à la confusion de voir tomber Badajoz sous ses yeux, n'était pas disposé à braver de nouveaux hasards. Le maréchal Marmont éprouvait pour son collègue une incurable défiance[15], et peu de penchant à concourir avec lui à une action commune. Regardant d'ailleurs comme un succès la marche qu'il venait d'exécuter, il ne voulait pas compromettre ce succès en s'exposant aux chances d'une bataille décisive. Il n'y avait alors dans l'armée française que Masséna en qui la vue de l'ennemi allumât cet ardent patriotisme militaire, qui s'oublie lui-même pour ne songer qu'à succomber, ou à écraser l'adversaire placé devant lui.
Faute des deux maréchaux de n'avoir pas profité des cinquante mille hommes dont ils pouvaient disposer, pour livrer bataille à lord Wellington. Les deux maréchaux commirent donc la faute, l'une des plus graves de cette époque, de demeurer avec 50 mille hommes devant 40 mille ennemis, parmi lesquels on ne comptait pas 25 mille Anglais, sans aller les combattre. Ils passèrent quelques jours autour de Badajoz afin de pourvoir aux besoins de la place, de renforcer sa garnison, de réparer les brèches faites à ses murs, et de remplir ses magasins restés absolument vides. Soins du maréchal Marmont à remplir les magasins de Badajoz. Le maréchal Marmont, remarquant même qu'on ne s'occupait pas assez activement de ce dernier soin dans l'armée du maréchal Soult, obligea ses régiments à moissonner le blé qui était mûr, et à transporter les grains recueillis dans l'intérieur de Badajoz. Déjà beaucoup d'habitants s'étaient éloignés lors du premier siége. À la veille du second d'autres avaient suivi cet exemple. La crainte d'un troisième siége en fit fuir encore un certain nombre, et la plus grande partie de la ville se trouva ainsi déserte. Ce n'eût pas été un mal, si la portion qui restait n'avait été la plus pauvre, la moins capable de se nourrir, et la plus difficile à contenir. Au surplus, si le troisième siége était probable, il n'était pas prochain d'après toutes les vraisemblances, et la garnison renforcée avait le temps de prendre ses précautions, et de se préparer à soutenir une nouvelle épreuve.
Conflit qui menace d'éclater entre les maréchaux Soult et Marmont. Les deux maréchaux étaient à peine réunis depuis quelques jours qu'une collision faillit éclater entre eux. Il y avait longtemps que le maréchal Soult était absent de l'Andalousie. Parti de Séville pour venir livrer la bataille d'Albuera, s'étant opiniâtré depuis, et avec raison, à demeurer en position à Llerena, d'où il avait réussi à amener une concentration de forces en Estrémadure, il aurait bien voulu attirer définitivement l'armée de Portugal dans le cercle ordinaire de ses opérations, lui laisser la garde de Badajoz, se décharger ainsi sur elle de cette partie difficile de sa tâche, et consacrer enfin toutes ses forces au siége de Cadix, si fâcheusement négligé pour celui de Badajoz. Le maréchal Soult voudrait attirer le maréchal Marmont en Estrémadure, et lui faire prendre la position qu'il avait lui-même longtemps occupée à Llerena. Ce vœu était naturel, mais en se plaçant au point de vue plus élevé de l'ensemble des choses, il n'était point raisonnable, car l'armée de Portugal avait pour résidence nécessaire Salamanque, pour conquête à conserver Ciudad-Rodrigo, pour tâche essentielle la défense contre les Anglais de la Vieille-Castille, qui était la base d'opération de toutes les armées françaises. Elle était encore dans son rôle, mais dans la partie extrême de son rôle, lorsque suivant les Anglais du nord au midi, elle venait leur disputer Badajoz; mais exiger qu'elle s'établît d'une manière permanente en Estrémadure, c'était lui faire abandonner le principal pour l'accessoire. En effet, tandis qu'elle eût gardé Badajoz et que le maréchal Soult eût enfin assiégé Cadix, lord Wellington n'aurait pas manqué de venir prendre Ciudad-Rodrigo (ce qu'il put faire plus tard par suite d'une faute assez semblable à celle que l'on conseillait en ce moment) et de couper ensuite en se portant à Valladolid toutes les communications des Français. Il faut ajouter que confiner l'armée de Portugal à Badajoz en l'y laissant seule, c'était la condamner à l'impuissance dans laquelle s'était trouvé le maréchal Soult à Llerena, et à la confusion de voir prendre Badajoz sous ses yeux. Réduite à trente mille hommes, comme elle l'était actuellement, elle ne pouvait rien, et elle n'avait chance de remonter de cet effectif à celui de quarante ou quarante-cinq mille combattants, qu'en revenant au nord, et en se mettant en mesure de rallier tous ses hommes malades, blessés ou fatigués, qu'elle avait laissés à Salamanque. Il n'était donc ni raisonnable ni juste d'exiger d'elle qu'elle se fixât à Badajoz ou dans les environs.
Le maréchal Soult, pressé par les lettres qu'il recevait de Séville, s'étant présenté un matin au quartier du maréchal Marmont pour lui faire part de ses embarras et de ses désirs, le jeta dans un grand étonnement et dans une excessive défiance. Laisser le maréchal Marmont seul à Badajoz, c'était l'exposer au danger d'être assailli par plus de 40 mille ennemis tandis qu'il n'aurait que 30 mille hommes à leur opposer. C'était satisfaire le vœu le plus ardent de lord Wellington, qui attendait sur la Caya que l'un des deux maréchaux fût abandonné par l'autre pour l'accabler. Le maréchal Marmont croit voir dans la proposition du maréchal Soult une perfidie qui n'y était pas, et répond avec beaucoup d'aigreur. Le maréchal Marmont, dont l'esprit était fort prévenu contre le caractère de son collègue, crut voir dans cette proposition, outre une ingratitude inouïe, le désir perfide d'exposer l'armée de Portugal à un désastre, et conçut de cette intention, très-gratuitement supposée, un profond ressentiment. Il s'exagérait beaucoup les torts de son collègue, et, comme il arrive souvent, lui prêtait des calculs que ce collègue ne faisait pas. Le maréchal Soult, en effet, ne songeait pas à compromettre l'armée de Portugal, car il se fût compromis lui-même, mais il voulait se décharger sur elle de la plus ingrate partie de sa tâche, quoi qu'il pût en advenir, et ensuite aller vaquer au soin de ses propres affaires. Le maréchal Marmont lui répondit avec une extrême aigreur que s'il voulait s'éloigner de sa personne en laissant à Badajoz le gros de l'armée d'Andalousie, rien ne serait plus facile, car il resterait, lui maréchal Marmont, pour commander les deux armées réunies, que sinon il partirait sur-le-champ, et ne reviendrait sur la Guadiana que lorsqu'il serait assuré d'y trouver une force assez considérable pour que réuni à elle il pût battre les Anglais. Après avoir dit cela au maréchal Soult, il le lui écrivit en termes secs et péremptoires, et fit ses préparatifs de départ.
Puisqu'ils ne demeuraient pas réunis pour combattre les Anglais, les deux maréchaux n'avaient pas mieux à faire que de mettre Badajoz dans un état de défense respectable, puis d'aller, chacun de leur côté, s'occuper de leurs devoirs essentiels. En effet, la présence du maréchal Soult en Andalousie était indispensable, et il n'y aurait eu qu'une grande bataille gagnée sur les Anglais qui eût pu l'excuser de n'y pas être. Le nord de la Péninsule exigeait aussi que le maréchal Marmont s'en rapprochât. En conséquence le maréchal Soult quitta Badajoz le 27 juin, avec une forte partie de son armée pour se rendre à Séville; seulement il laissa le général Drouet d'Erlon avec deux divisions et quelque cavalerie pour servir de corps d'observation autour de Badajoz. C'était une faute, car ce corps, inutile si les Anglais s'éloignaient, insuffisant s'ils restaient, ne pouvait qu'être compromis, comme le résultat ne tarda pas à le prouver, et il eût bien mieux valu se borner à laisser dans Badajoz une garnison de dix mille hommes au lieu de cinq, avec des vivres proportionnés à ce nombre, et emmener toute l'armée d'Andalousie. Badajoz eût été mieux en état de se défendre, et le maréchal Soult plus capable de remplir ailleurs la tâche qui lui était assignée.
Séparation des deux maréchaux Soult et Marmont; le premier se retire en Andalousie, le second sur le Tage. Quoiqu'il en soit, il partit de Badajoz pour Séville, et le maréchal Marmont se mit en route pour remonter vers le Tage. Les Anglais, fatigués de deux siéges infructueux, n'ayant pas le matériel nécessaire pour en recommencer un troisième, comptant dans leur armée beaucoup de malades qui avaient gagné au bord de la Guadiana les fièvres de l'Estrémadure, s'établirent sur la Sierra de Portalègre, ayant besoin, eux aussi, de quelque repos. Ils prirent leurs quartiers d'été, équivalant dans ces pays brûlants à ce qu'on appelle dans le Nord les quartiers d'hiver.
Établissement du maréchal Marmont sur le Tage. Le maréchal Marmont, dont la mission comme général en chef de l'armée de Portugal était de s'opposer aux entreprises des Anglais, premièrement à celles qu'ils essayeraient au nord où était notre ligne principale de communication, et secondement à celles qu'ils tenteraient aussi vers le midi, choisit avec beaucoup de discernement la position du Tage, entre Talavera et Alcantara, comme celle d'où il lui serait plus facile de suffire à ses diverses obligations. En effet, des bords du Tage il pouvait par le col de Baños venir en quatre marches à Salamanque, y faire sa jonction avec l'armée du nord, et de concert avec elle secourir Ciudad-Rodrigo. De cette même position il pouvait par Truxillo descendre en aussi peu de temps sur Merida et Badajoz, s'y joindre, comme il venait de le faire, à l'armée d'Andalousie, et courir ainsi alternativement ou au secours de Ciudad-Rodrigo, ou au secours de Badajoz, les deux portes par lesquelles les Anglais avaient le moyen de pénétrer du Portugal en Espagne. Cette détermination arrêtée, il choisit le pont d'Almaraz comme le centre des communications qu'il devait garder. Il adopta pour son quartier général le village de Naval-Moral, situé entre le Tage et le Tiétar, et couvert par ces deux cours d'eau. Il commença par donner la plus grande solidité possible au pont d'Almaraz, le pourvut de deux fortes têtes de pont, et comme le plateau de l'Estrémadure vers le col de Mirabele fournissait des positions dominantes d'où les ouvrages d'Almaraz pouvaient être attaqués avec avantage, il construisit plusieurs forts sur ces positions, et y mit de petites garnisons. Sur le cours du Tiétar il établit également un pont et une tête de pont, de manière à pouvoir déboucher aussi facilement de ce côté que de l'autre sur l'ennemi à l'encontre duquel il faudrait aller. Ces précautions prises, il cantonna l'une de ses divisions à Almaraz, et disposa sa cavalerie légère en échelons sur la route de Truxillo, pour battre l'Estrémadure, recueillir du pain, et avoir des nouvelles de Badajoz. Il établit une autre de ses divisions à Naval-Moral afin de garder son quartier général; il en tint deux à Plasencia, toujours prêtes à passer les monts et à descendre sur Salamanque, et une au col de Baños même, pour qu'elle fût plus prête encore à déboucher en Vieille-Castille. Enfin il laissa la sixième sur ses derrières pour qu'elle défendît contre les insurgés la riche province d'Avila. Après avoir fait cette sage et intelligente distribution de ses forces, qui lui permettait de se porter en Estrémadure ou en Castille avec une égale rapidité, le maréchal Marmont se hâta de former ses magasins, de réparer son matériel d'artillerie, de soigner ses malades et ses blessés restés autour de Salamanque. Placé sur la limite de l'armée du centre, et se trouvant en contestation avec elle sur la distance à laquelle il pourrait étendre ses réquisitions de vivres, il se rendit à Madrid afin de s'entendre avec Joseph, qu'il avait beaucoup connu, et avec qui, par une fatalité particulière à l'Espagne, il eut plusieurs altercations très-vives, bien que tous deux fussent extrêmement doux, et au fond animés de dispositions bienveillantes l'un pour l'autre.
On n'a pas oublié que le maréchal Bessières avait fort redouté l'effet que devait produire sur les provinces du nord l'éloignement de l'armée de Portugal, et avait beaucoup insisté pour empêcher son départ. Les Anglais, de leur côté, avaient conçu l'espérance de voir ces provinces s'insurger dès que l'armée de Portugal cesserait d'être au milieu d'elles. Ces craintes et ces espérances étaient sans fondement, et, malgré les excitations de la régence de Cadix, les Castillans, mécontents des guérillas presque autant que des Français, étaient demeurés tranquilles. Ce qui se passe dans le nord de la Péninsule pendant le séjour de l'armée de Portugal en Estrémadure. À la vérité les bandes avaient profité de l'occasion pour tenter quelques entreprises. Le Marquesito avait surpris Santander et exercé de grands ravages dans cette province. Les insurgés de Léon avaient tracassé le général Seras. Le maréchal Bessières, courant à eux avec quelques régiments de la jeune garde, les avait dispersés. Craignant de ne pouvoir occuper à la fois Burgos, Valladolid, Salamanque, Léon, Astorga, ce maréchal avait fait sauter les ouvrages d'Astorga, et retiré le général Bonnet des Asturies. Depuis trois ans le général Bonnet se maintenait dans ces difficiles provinces avec autant de vigueur que d'habileté, et contenait même la Galice, qui n'osait remuer de peur d'être prise à revers. C'était donc une faute de le rappeler des Asturies, car c'était laisser aux Asturiens et aux Galiciens la liberté de descendre en Castille. Néanmoins, malgré ces difficultés, le maréchal Bessières était parfaitement en mesure de maîtriser la Castille, et il venait d'ailleurs d'être renforcé par la division Souham, l'une des trois qui composaient le corps de réserve actuellement en marche vers les frontières d'Espagne.
Événements de la Catalogne et de l'Aragon. Des événements plus graves, mais ceux-ci fort glorieux pour nos armes, quoique infructueux pour notre puissance, se passaient en Catalogne et en Aragon à l'armée du général Suchet. On se rappelle sans doute avec quelle précision et quelle vigueur le général Suchet avait conduit les siéges de Lerida, de Mequinenza, de Tortose, dont le succès, venant après la prise de Girone, terminait presque la conquête de l'Aragon et de la Catalogne. Importance de Tarragone. Toutefois il restait Tarragone, la plus importante des places de cette contrée, puisqu'elle joignait à sa force propre, qui était grande, l'appui de la mer et des flottes anglaises. Elle servait, comme on l'a vu, de soutien, d'asile, de magasin, d'arsenal inépuisable à l'armée insurrectionnelle de Catalogne. Il était donc urgent de l'assiéger et de la prendre. Préparatifs du siége de cette place. Le général Suchet avait fait dans ce but d'immenses préparatifs. Il avait rassemblé des approvisionnements considérables à Lerida, et un superbe parc de grosse artillerie à Tortose, avec un attelage de 1500 chevaux, ressource bien précieuse en Espagne, surtout dans ces provinces desséchées où les fourrages étaient plus rares qu'ailleurs. Toutes ces choses le général Suchet avait pu se les procurer sans ruiner le pays, grâce au repos dont il faisait jouir sa province, grâce au système des contributions régulières qu'il avait substitué à celui des enlèvements à main armée.
Outre les magasins de grains réunis en Aragon et dans la partie de la Catalogne qui lui avait été adjugée, il avait formé des parcs de bestiaux, soit en achetant des bœufs et en les payant comptant aux habitants des Pyrénées, soit en conservant avec soin les moutons enlevés aux insurgés de Soria et de Calatayud. Son matériel bien préparé, il avait distribué ses troupes de manière à ne pas laisser l'Aragon exposé à l'ennemi pendant qu'il irait en basse Catalogne essayer de conquérir Tarragone. Napoléon, en détachant de la Catalogne la partie extrême de cette province pour la joindre à l'Aragon et l'attribuer au général Suchet, lui avait donné en même temps 16 à 17 mille hommes de l'armée de Catalogne, et les avait remplacés dans celle-ci par l'une des trois divisions du corps de réserve. Dans ces 16 ou 17 mille hommes se trouvaient le 7e de ligne, servant avec gloire en Espagne depuis plusieurs années, le 16e de ligne, l'un des régiments qui s'étaient immortalisés à Essling sous le général Molitor, et enfin les Italiens du général Pino, troupe devenue excellente, et aussi brave que disciplinée. Avec ce renfort, le général Suchet comptait environ 40 mille soldats présents sous les armes. Il en laissa 20 mille à la garde de l'Aragon, et en destina 20 mille au grand siége qu'il allait entreprendre. L'utilité de recouvrer Figuères ne le détourna point de son objet, et pensant que Napoléon pourvoirait directement avec des moyens tirés de France à la reprise de cette forteresse, il marcha en deux colonnes sur Tarragone. L'une, sous le général Harispe, y descendit de Lerida, l'autre, sous le général Habert, y remonta de Tortose. Celle-ci escortait l'équipage de siége. Toutes deux refoulèrent l'ennemi dans les ouvrages de la place. Tarragone présentait, outre une garnison à peu près égale en nombre à l'armée assiégeante, un site et des ouvrages formidables.
Description de Tarragone. Tarragone, bâtie sur un rocher, d'un côté baignée par la Méditerranée, de l'autre par le ruisseau du Francoli, qui passait sous ses murs pour se rendre à la mer, se divisait en ville haute et ville basse. (Voir la carte no 52.) La ville haute était entourée de vieilles murailles romaines et d'ouvrages modernes d'un grand relief. La ville basse, située au pied de la ville haute, sur les terrains plats qu'arrose le Francoli, et au bord de la mer, était défendue par une enceinte bastionnée, régulièrement et puissamment fortifiée. Au-dessus de l'amphithéâtre formé par les deux villes, on voyait un fort, dit de l'Olivo, bâti sur un rocher, dominant tous les environs de ses feux, et communiquant avec la ville par un aqueduc. Quatre cents pièces de gros calibre garnissaient ces trois étages de fortifications. Dix-huit mille hommes de troupes excellentes, avec un bon gouverneur, le général de Contréras, en formaient la garnison, qu'une population fanatique et dévouée était résolue à seconder de toutes ses forces. La flotte anglaise pouvait sans cesse renouveler le matériel de la place soit en munitions, soit en vivres, et y remplacer les hommes morts ou fatigués par d'autres amenés de Catalogne et de Valence. Jamais siége ne s'était donc offert sous un aspect plus effrayant.
Difficultés que présente le siége de cette place. De quelque façon qu'on abordât Tarragone, on la trouvait également difficile à attaquer. Au sud et à l'est, le long de la mer, on rencontrait l'escarpement du rocher, une suite de lunettes bien construites qui reliaient l'enceinte des deux villes à la mer, et en outre les flottes anglaises. En se transportant au nord, on avait devant soi non plus l'escarpement du rocher, parce que sur ce point le site de la place se liait aux montagnes de la Catalogne, et qu'on pouvait y arriver de plain-pied en suivant les hauteurs, mais un sol pierreux et aride, et le fort de l'Olivo, qui à lui seul exigeait un véritable siége. Enfin, en redescendant par l'ouest au sud, on se trouvait devant les deux villes construites l'une au-dessus de l'autre, devant deux étages de fortifications, dans les terrains bas et marécageux du Francoli, avec le grave inconvénient des canonnières anglaises à sa droite. Tous les abords étaient donc extrêmement difficiles de quelque côté qu'on s'y prît, et obligeaient à un long siége, que les Catalans et les Valenciens amenés et soutenus par les Anglais ne pouvaient manquer de troubler par de fréquentes apparitions.
Tant de difficultés ne rebutèrent point le général Suchet, qui regardait Tarragone comme le gage le plus certain de la sécurité de la Catalogne et de l'Aragon, et comme la clef de Valence. Ses deux principaux lieutenants, dont nous avons déjà parlé, partageaient son opinion, et étaient prêts à le seconder de tous leurs efforts; c'étaient le général du génie Rogniat, esprit peu juste, mais sagace, opiniâtre, profond dans son art, et le général d'artillerie Valée, esprit exact, fin, élevé, joignant au coup d'œil du champ de bataille la prévoyance administrative indispensable aux officiers de son arme. Plan d'attaque. Après avoir conféré avec eux, le général Suchet résolut d'attaquer la place par deux côtés à la fois, par le sud-ouest d'abord, c'est-à-dire par les terrains bas du Francoli, bordant la ville basse, qu'il était nécessaire de prendre avant de songer à attaquer la ville haute, et par le nord, c'est-à-dire par le fort de l'Olivo, qu'il fallait conquérir absolument si on voulait triompher de tout cet ensemble d'ouvrages.
Attaque du fort de l'Olivo. Tandis que l'on commençait les travaux d'approche devant la ville basse, deux des plus braves régiments de l'armée, les 7e et 16e de ligne, sous un jeune général de très-grande espérance, le général Salme, entreprirent l'attaque de l'Olivo. Ils ouvrirent la tranchée devant ce fort dans la nuit du 21 au 22 mai. Il fallait cheminer sur des hauteurs arides, dans un sol pierreux, sans abri contre la fraîcheur des nuits, contre la chaleur des jours, contre les feux de la place. Il y avait en avant de l'Olivo un ouvrage qui gênait nos tranchées, et qui en passant dans nos mains devait leur servir d'appui. Nos soldats s'y précipitèrent à la baïonnette et l'enlevèrent. Mais les Espagnols, qui avaient l'orgueil d'être invincibles dans la défense des places, et qui justifiaient cet orgueil, reparurent au nombre de 800, poussant des cris furieux, et conduits par d'intrépides officiers qui vinrent planter leur drapeau jusqu'au pied de l'ouvrage qu'il s'agissait de reconquérir. Les soldats du 7e et du 16e abattirent ces braves officiers à coups de fusil, et puis, fondant sur l'audacieuse colonne qui voulait leur ravir leur conquête, la ramenèrent la baïonnette dans les reins jusque sous les murs de l'Olivo.
Configuration de l'Olivo. Ce fort présentait une large surface sans profondeur. C'était une ligne de bastions bâtis sur le roc, avec fossés creusés également dans le roc, ayant par derrière un mur crénelé qui communiquait par une poterne avec la place. En dedans se trouvait un réduit plus élevé que le fort lui-même, et pouvant opposer une seconde résistance à l'assaillant victorieux. Les Espagnols avaient 1200 hommes de garnison et 50 pièces de gros calibre dans ces ouvrages redoutables, et de plus la faculté de recevoir des renforts de la ville, qui elle-même en pouvait recevoir sans fin par ses communications maritimes.
Difficulté des cheminements. On travailla plusieurs jours sous un feu continuel et en faisant des pertes sensibles, car chaque soir on comptait de 50 à 60 morts ou blessés dans les deux braves régiments qui avaient obtenu l'honneur de ce premier siége. On s'avançait en zigzag sur une crête qui se rattachait à l'Olivo, et on cheminait au moyen de sacs à terre, car il n'était guère possible de creuser la roche dure sur laquelle on travaillait. Enfin, voulant abréger ces approches meurtrières, on se hâta d'établir la batterie de brèche à très-petite distance du fort, et elle fut prête à recevoir l'artillerie le 27 au soir. L'emploi des chevaux étant impossible sur ce terrain, les hommes s'attelèrent aux pièces et les traînèrent sous une horrible mitraille, qui en abattait un grand nombre sans ralentir l'ardeur des autres. L'ennemi ayant discerné, malgré la nuit, ce que faisaient ces groupes sur lesquels il tirait, voulut les empêcher plus directement d'arriver à leurs fins, et essaya sur eux une brusque sortie. Sortie repoussée à la suite de laquelle est tué le général Salme. Le jeune et vaillant général Salme, avec une réserve du 7e, marcha aux Espagnols, et au moment où il poussait le cri En avant! fut renversé par un biscaïen. Il expira sur le coup. Il était adoré des soldats, et le méritait par son courage et son esprit. Ils voulurent le venger, fondirent sur les Espagnols, qu'ils poursuivirent à la baïonnette jusqu'au bord des fossés de l'Olivo, et ne revinrent que ramenés par la mitraille et par l'évidente impossibilité de l'escalade.
Pendant ce temps, les pièces de 24 avaient été mises en batterie, et le lendemain, à la pointe du jour, le feu commença sur le bastion de droite faisant face à notre gauche.
Établissement de la batterie de brèche. À la distance où l'on était parvenu, les effets de l'artillerie étaient terribles de part et d'autre. En peu d'heures la brèche fut ouverte, mais l'ennemi bouleversa plusieurs fois nos épaulements, et, au milieu de nos sacs à terre renversés, un intrépide officier d'artillerie, le chef d'escadron Duchand, fit réparer sans cesse sous les projectiles ennemis les désordres causés à notre batterie. Le lendemain 29 on continua à battre en brèche toute la journée, et on résolut de donner l'assaut, quel que fût le résultat obtenu par notre artillerie, car il n'y avait pas moins de quinze jours qu'on était devant Tarragone, et si un seul ouvrage coûtait autant de temps et d'hommes, il fallait désespérer de venir à bout de la place elle-même.
Quoique ayant déjà essuyé des pertes considérables, les 7e et 16e de ligne n'auraient pas abandonné à d'autres l'honneur d'emporter d'assaut le fort dont ils avaient exécuté les approches. Une colonne du 7e, forte de 300 hommes, sous le chef de bataillon Miocque, devait se porter directement sur la brèche; une seconde de même force, composée de soldats du 16e, sous le commandant Revel, devait tourner par notre gauche, aborder la droite du fort, et essayer d'y pénétrer par la gorge. Le général Harispe était prêt à appuyer ces deux colonnes avec des réserves. Toute l'armée avait reçu l'ordre d'être sous les armes et de simuler une attaque générale.
Au milieu de la nuit, en effet, le signal est donné et l'action commence. Autour des deux villes, nos tirailleurs ouvrent un feu très-vif, comme si on allait se jeter sur l'enceinte elle-même. Les assiégés inquiets répondent de toutes leurs batteries sans savoir sur qui. La flotte anglaise se joint à eux, tirant au hasard le long du rivage. Les Espagnols, pour s'éclairer sur le danger qui les menace, jettent des centaines de pots à feu, et mêlent leurs cris de fureur aux hourras prolongés de nos soldats.
Attaque et prise du fort de l'Olivo. Pendant ce tumulte, calculé de notre part, les deux colonnes d'assaut s'élancent hors des tranchées, et font soixante ou quatre-vingts pas à découvert sous les feux de l'Olivo. Elles arrivent au bord du fossé taillé dans le roc, s'y précipitent, et tandis que la colonne du commandant Miocque armée de ses échelles court droit à la brèche qui n'était qu'imparfaitement praticable, l'autre, celle du commandant Revel, tourne à gauche afin d'assaillir le fort par la gorge. Dans ce moment achevaient d'entrer douze cents Espagnols, envoyés par la place au secours de l'Olivo, et la porte du fort venait de se refermer sur eux. Le capitaine du génie Papigny, à la tête de 30 sapeurs, attaque la porte à coups de hache. Elle résiste, et il se saisit d'une échelle pour passer par-dessus. Mais il tombe frappé d'une balle, et expire en prononçant le nom de sa mère. Le commandant de la colonne Revel, profitant de ce qu'en cet endroit, qui regarde vers la place, il n'y a pas de fossé, fait appliquer les échelles contre l'escarpement. Les sapeurs et les grenadiers escaladent le mur, sautent dans le fort, et ouvrent la porte à la colonne, qui entre baïonnette baissée. En ce même moment, la colonne Miocque, dirigée contre la brèche, et ne la trouvant pas praticable, se sert de ses échelles. Celles-ci étant trop courtes, le sergent de mineurs Meunier prête ses fortes épaules aux voltigeurs, qui, montant dessus, pénètrent dans le fort et donnent la main à leurs camarades. Mais ce moyen étant trop lent et trop meurtrier, une partie de cette même colonne cherche une autre voie pour pénétrer. Heureusement l'officier du génie Vacani a découvert tout à fait à notre gauche une issue, c'est l'extrémité de l'aqueduc amenant l'eau dans l'Olivo, laquelle n'est fermée que par des palissades. Il les renverse avec quelques sapeurs, et procure ce nouveau passage à nos soldats impatients d'entrer. Les deux colonnes Revel et Miocque ayant pénétré par ces diverses issues, fondent sur les Espagnols, qui abandonnent le fort et se retirent dans le réduit. On les suit en soutenant contre eux un horrible combat corps à corps, soit à la baïonnette, soit à coups de fusil. Les Espagnols, ne voyant presque pas de salut, se défendent avec désespoir, et comme ils sont deux fois plus nombreux que nous, et que l'escarpement du réduit seconde leur résistance, ils nous disputent l'Olivo de manière à rendre le succès incertain. Mais le brave général Harispe, après avoir failli être écrasé par une bombe, accourt avec ses réserves. Cinq cents Italiens, sous les chefs de bataillon Marcogna et Sacchini, raniment par leur présence l'ardeur et la confiance des assaillants. Tous ensemble escaladent le réduit, et, transportés de fureur, passent au fil de l'épée les défenseurs opiniâtres de l'Olivo. Le général Suchet et ses officiers, arrivés à temps, sauvent encore un millier d'hommes; mais neuf cents Espagnols environ ont déjà succombé dans ce terrible combat. Des cris de victoire apprennent aux assiégés et aux assiégeants cet important triomphe.
On trouva dans l'Olivo une cinquantaine de bouches à feu avec beaucoup de cartouches, et sur-le-champ on se mit à l'œuvre pour retourner les défenses du fort contre la place, pour empêcher les Espagnols de le reprendre, et pour rendre utile aux assiégeants une artillerie qui leur était naguère si dommageable. Vaine tentative du général Suchet pour agir sur la garnison au moyen de la douceur. Rassuré sur le résultat du siége par le succès qu'il venait d'obtenir, mais effrayé des pertes que ce succès même faisait présager, le général Suchet voulut profiter de l'effet moral produit sur les deux armées, pour tenter la garnison par des paroles conciliantes, et par la proposition d'une trêve dont le prétexte serait d'enterrer les morts. La garnison, étonnée de notre audace, mais se souciant peu d'avoir perdu deux mille hommes, ne répondit que par des accents de dédain et de colère aux ouvertures du général Suchet, et il fallut se résigner à ne rien obtenir que par la force. La saison rendant la terre dure et difficile à excaver et les exhalaisons dangereuses, on dut brûler les morts au lieu de les enterrer. Malheureusement le nombre en était déjà considérable.
Maître de l'Olivo, on commença les travaux d'approche devant la ville basse. Les cheminements partaient des bords du Francoli, et s'avançaient de l'ouest à l'est, ayant à gauche l'Olivo qui loin de nous envoyer ses feux les dirigeait contre les Espagnols, et à droite la mer qui exigeait de grandes précautions à cause de la flotte anglaise. On éleva en effet le long du rivage une suite de redoutes, qu'on arma d'une très-grosse artillerie pour tenir les Anglais à distance, et éloigner surtout leurs chaloupes canonnières. Ouverture de la tranchée contre l'enceinte de la ville basse. On avait ouvert la tranchée à 130 toises de l'enceinte, qui, en cette partie, formait un saillant propre à l'attaque. Elle présentait de ce côté deux bastions fort rapprochés l'un de l'autre, celui des Chanoines à notre gauche, et celui de Saint-Charles à notre droite. Ce dernier se liait avec le mur du port et le quai d'embarquement. La masse de feux à essuyer n'était donc pas très-inquiétante, car on n'en pouvait recevoir que des deux bastions vers lesquels on cheminait. Il est vrai qu'au-dessus et un peu en arrière de ces bastions se trouvait le fort Royal, ouvrage très-élevé, et qu'à notre droite, le long de la mer, se trouvait aussi un autre petit fort, portant le nom de Francoli parce qu'il était situé à l'embouchure de ce ruisseau. Ce dernier ouvrage se rattachait à la place par une muraille bastionnée. Il fut décidé que tout en continuant les approches contre les deux bastions des Chanoines et de Saint-Charles, on dirigerait une batterie de brèche contre le fort du Francoli pour l'emporter d'assaut.
Attaque et prise du fort du Francoli, situé au bord de la mer. Vingt-cinq pièces de canon ayant été distribuées entre plusieurs batteries qui tiraient à la fois sur la place et sur le fort du Francoli, celui-ci, malgré un feu très-vif de l'ennemi, fut promptement battu en brèche et accessible à l'audace de nos colonnes d'assaut. Quoiqu'il eût escarpe et contrescarpe en maçonnerie, plus des fossés pleins d'eau, on résolut de l'enlever sur-le-champ, et le respectable Saint-Cyr Nugues, chef d'état-major du général Suchet, conduisant trois petites colonnes d'infanterie, l'assaillit dans la nuit du 7 au 8 juin. Nos fantassins se jetèrent dans les fossés, ayant de l'eau jusqu'à la poitrine, et gravirent la brèche sous un feu très-vif. Les Espagnols résistèrent d'abord avec leur opiniâtreté ordinaire, mais l'ouvrage ne tenant à la ville que par une communication étroite et longue adossée à la mer, ils craignirent d'être coupés, et s'enfuirent vers la place. On les poursuivit en criant: En ville! en ville! dans l'espoir de terminer le siége par un coup de main, mais on dut s'arrêter devant un feu épouvantable et des ouvrages tellement imposants que toute surprise était impossible. Le colonel Saint-Cyr Nugues ramena ses soldats dans le fort du Francoli, se hâta ensuite de s'y établir, de reporter les terres des parapets vers la place afin de se mettre à couvert, et de tourner contre la rade l'artillerie qu'on venait de conquérir.
C'était, le deuxième ouvrage emporté d'assaut. Mais il y en avait bien d'autres encore à enlever par le même moyen. Il restait une lunette, dite du Prince, adossée à la mer, et occupant le milieu du mur qui reliait le Francoli à la place. On y fit brèche, et le 16 on la prit à la suite d'un nouvel assaut qui fut long et meurtrier. Commencement des travaux contre l'enceinte de la ville basse. Dès ce moment il ne restait plus d'obstacle intermédiaire à vaincre pour aborder les deux bastions de Saint-Charles et des Chanoines, qui se présentaient à nous comme la tête du taureau. L'un à droite, celui de Saint-Charles, s'appuyait, avons-nous dit, à la mer, et couvrait le mur du port; l'autre à gauche, couvrait l'angle que la face ouest de l'enceinte formait avec sa face nord. Au-dessus se dressait le fort Royal à quatre bastions. Si les feux de l'ennemi n'embrassaient pas un grand espace en largeur, ils étaient très-redoutables par leur hauteur, et cette attaque devait nous coûter beaucoup de monde, soit pour les approches, soit pour le service des batteries, soit pour l'assaut lui-même, qui ne pouvait manquer de rencontrer une résistance énergique, puisque de son succès dépendait le sort de la ville basse et du port lui-même.
Le général Suchet désirait vivement accélérer le siége, car, outre les pertes quotidiennes, qui en une vingtaine de jours s'élevaient déjà à 2,500 hommes, il voyait les difficultés se multiplier au dedans et au dehors de la place. La flotte anglaise, escortant un immense convoi, avait amené à la garnison 2 mille hommes de renfort, des vivres, des munitions, et un brave officier, le général Sarfield, chargé de défendre la ville basse. Elle avait ensuite débarqué sur la route de Barcelone la division valencienne, forte de 6 mille hommes, laquelle devait se joindre au général Campo-Verde, chef de l'armée catalane. Celui-ci, à la tête de quinze mille hommes, tenait la campagne dans l'espérance ou de surprendre nos convois, ou de se jeter sur nos tranchées, par un mouvement concerté avec la garnison et la flotte.
Le général Harispe établi avec deux divisions, une française, une italienne, sur la route de Barcelone, avait l'œil sur les attaques qui pouvaient venir de ce côté. Le général Habert posté avec une division française sur les bords du Francoli, gardait la route de Tortose par laquelle nous arrivaient nos convois d'artillerie, et celle de Reus par laquelle nous arrivaient nos convois de vivres. Le général Suchet dégarnit la frontière de l'Aragon du côté de Teruel et de Calatayud, pour se renforcer devant Tarragone. Le reste des troupes était employé aux travaux du siége. Les précautions étaient donc prises contre une attaque extérieure et intérieure, et le général Suchet comptait sur la valeur de ses soldats pour résister en même temps à l'ennemi du dedans et du dehors. Mais nos postes, échelonnés sur la route de nos convois, avaient tous les jours des combats acharnés à soutenir contre les détachements de Campo-Verde, et celui-ci se vantait d'avoir reçu de nombreux renforts, et d'être à la veille d'en recevoir de plus considérables encore. Au risque d'affaiblir sa ligne de défense du côté des insurgés de Teruel et de Calatayud commandés par Villa-Campa, le général Suchet résolut d'appeler à lui le général Abbé avec une brigade. Le sort de la contrée dépendant du siége de Tarragone, il fallait tout sacrifier à cet objet essentiel.
Excité par de pareilles raisons, et secondé par un dévouement sans bornes de la part des troupes, le général Suchet ne perdait ni un jour ni une heure. Batteries de brèche dirigées contre les bastions des Chanoines et de Saint-Charles, et contre le fort Royal. De la première parallèle on avait passé à la seconde, et on avait disposé une suite de batteries qui, embrassant dans leur vaste circuit les bastions des Chanoines et de Saint-Charles, devaient faire brèche à l'un et à l'autre, et au fort Royal lui-même. Le général, par un assaut simultané et énergique, voulait enlever la basse ville et toutes ses défenses. Après ce grand effort, il se flattait d'avoir presque achevé la difficile conquête de Tarragone.
Quarante-quatre pièces de siége mises en batterie entretenaient le feu pendant que l'on continuait le travail des tranchées, et trouvaient du reste une énergique réponse dans l'artillerie de la place, qui de ce côté était au moins double de la nôtre. Aussi nos épaulements étaient-ils continuellement renversés, et on voyait nos braves artilleurs, impassibles au milieu du bouleversement de leurs batteries, relever sans cesse leurs ouvrages, souvent même tirer à découvert avec un sang-froid et une précision admirables. L'infanterie mettait à les seconder un zèle digne de leur dévouement.
Descente du fossé en face des fronts attaqués. Le 18, on termina la troisième parallèle. On descendit en galerie souterraine dans les fossés des deux bastions, on renversa la contrescarpe, on perfectionna ensuite les débouchés par lesquels les colonnes d'assaut devaient se répandre dans les fossés, et de là s'élancer sur les brèches. On s'occupa même, au moyen de nouvelles batteries, d'élargir les brèches et d'en abaisser la pente.
Le 21 juin au matin, moment où l'on se réjouissait à Badajoz d'avoir été délivré par les deux maréchaux réunis, une scène épouvantable se préparait sous les murs de Tarragone. À un signal donné, toutes les batteries tant anciennes que nouvelles commencèrent à tirer, et la place y répondit par un feu des plus vigoureux. La plus rude bataille n'agite pas l'air par des bruits plus terribles que ceux qui, dans un pareil instant, retentissent devant une place assiégée. La principale de nos batteries fut bouleversée par l'explosion de son magasin à poudre. Le colonel Ricci fut presque enseveli sous les terres, mais promptement dégagé, il fit rétablir la batterie et recommencer le feu. L'infanterie, impatiente de monter à l'assaut, pressait de ses cris l'artillerie, qui tâchait de satisfaire à ses vœux en redoublant d'activité et de dévouement.
Préparatifs de l'assaut contre la ville basse. Le soir trois brèches furent jugées praticables, l'une au bastion des Chanoines, l'autre au bastion Saint-Charles, la troisième au-dessus des deux premières, au fort Royal. Le général Suchet et les officiers qui l'aidaient de leurs conseils étaient décidés à risquer dans un assaut général le sort du siége, et à succomber, ou à emporter la ville basse, qui une fois prise assurait la conquête de la ville haute. Le général Suchet donna le commandement de l'assaut au général Palombini, de service à la tranchée ce jour-là, et mit sous ses ordres 1500 grenadiers et voltigeurs avec des sapeurs munis d'échelles. Le général Montmarie, soit pour servir de réserve, soit pour résister à une sortie de la place, se tenait un peu à gauche avec le 5e léger et le 116e de ligne. Plus à gauche encore, deux bataillons du 7e de ligne appuyaient le général Montmarie lui-même. Il était convenu que l'Olivo jetterait une masse de projectiles sur les deux villes, et que, vers la face opposée, le général Harispe les menacerait avec toute sa division. De leur côté les Espagnols avaient placé dans la ville basse le général Sarfield avec leurs soldats les meilleurs. Au degré de fureur où l'on était arrivé de part et d'autre, on avait renoncé à la coutume de recourir aux sommations avant de livrer l'assaut.
Assaut donné aux bastions des Chanoines et de Saint-Charles, et conquête de la ville basse après un combat meurtrier. Le soir à sept heures, le ciel resplendissant encore de lumière, trois colonnes s'élancent à la fois sur les trois brèches. La première, composée d'hommes d'élite des 116e, 117e et 121e, sous les ordres du colonel du génie Bouvier, se porte vers la brèche du bastion des Chanoines, et tâche de l'enlever malgré les Espagnols, qui lui opposent tantôt des feux à bout portant, tantôt leurs baïonnettes. Après une lutte des plus vives, elle parvient jusqu'au sommet de la brèche, repousse les Espagnols, en est repoussée à son tour, mais revient à la charge, et se soutient en combattant avec acharnement. Une centaine de grenadiers, lancés contre une lunette située à droite, emportent cet ouvrage, et courent ensuite vers le bastion des Chanoines pour soutenir la troupe du colonel Bouvier. Pendant ce temps, une seconde colonne, sous le chef de bataillon polonais Fondzelski, composée d'hommes d'élite pris dans les 1er et 5e léger, et dans le 42e de ligne, après s'être précipitée sur le bastion Saint-Charles, y rencontre une résistance opiniâtre. Mais, appuyée par une troisième colonne que commande le colonel Bourgeois, elle se soutient sur la brèche et finit par en demeurer maîtresse. Le chef de bataillon Fondzelski poursuit alors les Espagnols à travers la basse ville, enlève les coupures des rues, et se bat de maison en maison, pendant que la colonne Bourgeois, qui le suit, prend à gauche, va tendre la main à la colonne Bouvier et l'aider à conquérir le bastion des Chanoines. Grâce à ce secours ce bastion est enfin emporté, et les deux troupes réunies se jettent sur le château royal. Elles en escaladent la brèche et y pénètrent. Les Espagnols s'y défendent à outrance et se font tuer jusqu'au dernier.
Sur ces entrefaites, le général Sarfield, accouru à la tête d'une réserve, se précipite avec fureur sur la colonne Fondzelski, laquelle avait déjà envahi la moitié de la basse ville. Cette colonne, conformément aux instructions qu'elle avait reçues, se réfugie alors dans les maisons, et s'y défend opiniâtrément en attendant qu'on vienne à son secours. Heureusement le colonel Robert du 117e, avec l'aide de camp du général en chef, M. de Rigny, qui amène une réserve des 5e léger, 42e, 115e, 121e de ligne, soutient la colonne Fondzelski, repousse les soldats de Sarfield, passe par les armes ou jette dans la mer une partie d'entre eux, refoule les autres vers les portes de la ville basse, et ne s'arrête que devant la muraille de la ville haute. Quelques-uns de nos soldats s'y font tuer à force d'audace.
Résultat du dernier assaut. L'assaut, commencé à sept heures, était fini à huit. Nous avions en notre possession près d'une centaine de bouches à feu, une immense quantité de munitions, peu de prisonniers vivants, mais beaucoup de blessés et de morts, les bastions Saint-Charles et des Chanoines, le fort Royal, toute la basse ville, le port et les batteries qui le fermaient. Sans perdre de temps, on commença à tirer sur l'escadre anglaise, qui mit aussitôt à la voile en nous saluant de ses feux. Après ce rude combat on s'occupa de compter les pertes. Nous avions eu à combattre 5 mille Espagnols. Nous leur avions tué environ 1300 hommes, et nous n'avions pu en prendre que 200, blessés pour la plupart. Ils nous avaient mis 500 hommes hors de combat. On brûla 1400 cadavres tant français qu'espagnols.
Danger d'une attaque du dehors contre nos lignes. Nous avions déjà livré quatre assauts meurtriers, et ce n'était pas le dernier que devait nous coûter le siége de Tarragone, exemple extraordinaire d'héroïsme dans la défense et dans l'attaque. Il fallait absolument en finir, car la flotte anglaise ayant remonté une seconde fois du midi au nord les côtes de Catalogne, avait apporté au général Campo-Verde un nouveau détachement espagnol, et de plus un corps de deux mille Anglais. Il restait encore au moins douze mille hommes dans la ville haute avec une immense artillerie, et une sortie du dedans, concertée avec une attaque du dehors, pouvait à tout instant nous surprendre. Le 24, en effet, une grande agitation se manifesta dans la garnison, et des coureurs de cavalerie se montrèrent dans la direction de Barcelone. Précautions du général Suchet contre ce genre de danger. Le général en chef posta le général Harispe, sur lequel il se reposait volontiers des missions les plus difficiles, en avant de Tarragone, sur la route de Barcelone, avec deux divisions et toute la cavalerie de l'armée. Il se tint lui-même entre la place, où l'on accélérait les travaux d'approche, et les troupes du général Harispe, prêt à se porter au point où son secours serait le plus nécessaire, et passa ces derniers jours entre la tranchée et ses camps extérieurs.
Attaque de la ville haute. La tranchée avait été ouverte sur une sorte de plateau légèrement incliné qui sert de base à la ville haute, et se trouve au niveau des toits de la ville basse. Notre première et unique parallèle embrassait presque tout le front de la ville haute, composé en cette partie de quatre bastions, et avait pour but principal l'établissement de deux batteries de brèche dirigées contre le bastion Saint-Paul, le dernier à gauche. Ce bastion couvrait l'angle formé par la face ouest que nous attaquions, et par la face nord contre laquelle on méditait une escalade. On pressait vivement les travaux afin d'ouvrir promptement la brèche, car on n'espérait pas que cette garnison exaltée, après avoir essuyé quatre assauts, voulût s'épargner le dernier, qui pouvait cependant l'exposer à être passée au fil de l'épée. Un de nos parlementaires s'étant présenté hors de nos tranchées en agitant un mouchoir blanc, n'avait reçu que des injures pour toute réponse. Un rapport de déserteur annonçant une attaque du dehors pour le 29, le général en chef disposa tout pour livrer le dernier assaut le 28 juin au soir. Ouverture de la brèche dans les murs de la ville haute, et préparatifs de l'assaut décisif. On accéléra la construction de la batterie de brèche, qui fut complétement armée dans la nuit du 27 au 28, les troupes s'attelant avec enthousiasme aux pièces, qu'on avait la plus grande peine à hisser sur ce terrain escarpé. Le 28 juin, qui devait être le dernier jour de ce siége mémorable, on ouvrit le feu dès l'aurore avec une sorte d'anxiété, car il était urgent d'avoir rendu la brèche praticable dans la journée même. Trois cents bons tireurs, postés sur les parties saillantes du terrain, tiraient sur les embrasures de l'ennemi pour démonter son artillerie, et les Espagnols eux-mêmes, se montrant hardiment sur la brèche, tiraient de leur côté sur nos canonniers. Rien ne pouvait ébranler ces derniers. Dès qu'ils tombaient ils étaient remplacés par d'autres, lesquels continuaient avec le même dévouement l'œuvre de démolition destinée à nous ouvrir les murs de Tarragone. Enfin vers le milieu du jour la brèche parut s'élargir à vue d'œil et s'abaisser en quelque sorte sous nos boulets, qui, en accumulant les décombres, rendaient la pente moins rapide. Nos soldats, venus de tous les points, assistaient avidement à ce spectacle, tandis que la garnison espagnole, du haut de ses remparts, nous provoquait par des cris et des injures.
Formation des colonnes d'attaque. Vers les cinq heures du soir à peu près, le général Suchet voulut livrer l'assaut, afin d'éviter un combat de nuit, si, comme on l'annonçait, nous trouvions la grande rue de la Rambla, qui coupe transversalement la haute ville de Tarragone, barricadée et défendue. Le général Habert, celui qui avait emporté la ville de Lerida, devait commander l'assaut. Quinze cents hommes en deux détachements pris parmi les compagnies d'élite des 1er et 5e léger, des 14e, 42e, 114e, 115e, 116e, 117e, 121e de ligne, et du premier régiment polonais de la Vistule, furent mis sous ses ordres. Une seconde colonne à peu près d'égale force, prise dans les régiments français et italiens présents au siége, fut rangée sous les ordres du général Ficatier, et tenue en réserve. Terrible assaut livré à la ville haute. À gauche et sur la face nord faisant angle avec la face ouest que nous attaquions, le général Montmarie devait, à la tête des 116e et 117e, essayer d'enlever par escalade la porte du Rosaire, très-voisine du bastion battu en brèche, et répondant à l'extrémité même de la Rambla. Ces dispositions terminées à cinq heures et demie, le général en chef donne le signal, et la première colonne s'élançant au pas de course franchit un certain espace à découvert, se détourne pour éviter des aloès croissant au pied du rempart, puis reprend sa marche directe vers la brèche, et commence à la gravir sous un feu effroyable. Les plus hardis combattants parmi les Espagnols, armés de fusils, de piques, de haches, poussant des cris furieux, attendent les assaillants sur le sommet de la brèche. Sur ce terrain mouvant, sous la fusillade à bout portant, sous les coups de piques et de baïonnettes, nos soldats tombent, se relèvent, combattent corps à corps, et tantôt avancent, tantôt reculent sous la double impulsion qui par devant les repousse, par derrière les soutient et les porte en avant. Un moment ils sont près de céder à la fureur patriotique des Espagnols, lorsque, sur un nouveau signal du général en chef, une seconde colonne s'élance, conduite par le général Habert, par le colonel Pepe, par le chef de bataillon Ceroni, et par tous les aides de camp du général Suchet, MM. de Saint-Joseph, de Rigny, d'Aramon, Meyer, Desaix, Ricard, Auvray. À eux s'était joint un sergent italien nommé Bianchini, lequel, pour récompense de ses prodiges de valeur à l'attaque de l'Olivo, avait demandé et obtenu l'honneur de marcher en tête au dernier assaut de Tarragone. Ce renfort imprime une nouvelle et forte impulsion à notre première colonne, la soulève jusqu'au sommet de la brèche, et y parvient avec elle. Le brave Bianchini, après avoir reçu plusieurs coups de feu, avance encore, et tombe. Le jeune d'Aramon est renversé d'une blessure à la cuisse. Enfin on se fait jour à travers la masse des défenseurs, on pénètre dans la ville, et on se jette les uns à droite, les autres à gauche, pour tourner par le chemin de ronde les rues barricadées, notamment celle de la Rambla. Le général en chef fait entrer aussitôt la réserve du général Ficatier pour ce second combat, qui peut être très-meurtrier et très-chanceux, car la garnison, forte encore de dix à douze mille hommes, a résolu de se défendre jusqu'à la mort. Succès de l'assaut livré à la ville haute, et conquête définitive de Tarragone. Pendant ce temps, le général Montmarie s'avance vers la porte du Rosaire avec les 116e et 117e de ligne, enlève les palissades du chemin couvert, et se jette dans le fossé sous une fusillade meurtrière. Il veut appliquer les échelles contre la porte, mais il la trouve murée et barricadée. Une corde à nœuds, suspendue à l'une des embrasures, et servant aux Espagnols pour y monter, est alors découverte par nos voltigeurs qui s'en saisissent, et grimpent les uns à la suite des autres, tandis que les deux régiments restés dans le fossé essuient le feu des murailles. Mais à peine quelques-uns de nos hardis voltigeurs ont-ils pénétré de la sorte dans la place, que les Espagnols se ruent sur eux pour les accabler. Ils vont succomber, quand l'officier du génie Vacani, entré dans la ville avec un détachement de sapeurs à la suite des premières colonnes, ouvre à coups de hache la porte du Rosaire, et donne accès aux troupes du général Montmarie. Celui-ci s'élance alors dans l'intérieur de la ville haute, et attaque la Rambla avec les troupes des généraux Habert et Ficatier. Nos soldats exaspérés n'écoutent plus rien, et immolent à coups de baïonnette tout ce qu'ils rencontrent. Acharnés contre une troupe ennemie qui s'enfuit vers la cathédrale, ils la poursuivent vers cet édifice auquel on arrive par une soixantaine de marches, gravissent ces marches sous un feu meurtrier, pénètrent dans l'église, et tuent sans rémission les malheureux qui les avaient ainsi fusillés. Toutefois, trouvant dans cette cathédrale quelques centaines de blessés, ils s'arrêtent et les épargnent. En ce moment huit mille hommes, seul reste vivant de la garnison, sortis par la porte de Barcelone, cherchent à se sauver du côté de la mer. On les pousse sur le général Harispe, qui, leur barrant le chemin, les oblige à livrer leurs armes. À partir de cet instant, la ville haute comme la ville basse, comme le Francoli et l'Olivo, sont en notre pouvoir.
Résultats matériels du siége de Tarragone. Tel fut cet horrible assaut, le plus furieux peut-être qu'on eût jamais livré, du moins jusqu'à cette époque. Les brèches étaient couvertes de cadavres français, mais la ville était jonchée en bien plus grand nombre de cadavres espagnols. Un désordre incroyable régnait dans ces rues enflammées, où de temps en temps quelques Espagnols fanatisés se faisaient tuer, pour avoir la satisfaction d'égorger encore quelques Français. Nos soldats cédant à un sentiment commun à toutes les troupes qui ont pris une ville d'assaut, considéraient Tarragone comme leur propriété, et s'étaient répandus dans les maisons, où ils commettaient plus de dégât que de pillage. Mais le général Suchet et ses officiers courant après eux pour leur persuader que c'était là un usage extrême et barbare du droit de la guerre, n'eurent pas de peine à les ramener, surtout depuis que le combat avait cessé, et que la fusillade ne les enivrait plus de fureur. Peu à peu on rétablit l'ordre, on éteignit les flammes, et on put commencer à compter les trophées, ainsi que les pertes. On avait pris plus de 300 bouches à feu, une quantité infinie de fusils, de projectiles, de munitions de toute espèce, une vingtaine de drapeaux, dix mille prisonniers, et en tête le gouverneur de Contréras lui-même, que le général Suchet traita avec les plus grands égards, quoique le dernier assaut eût été un acte de désespoir inutile, qui aurait pu être épargné à l'armée espagnole comme à l'armée française. Mais il faut honorer le patriotisme, quelque emporté qu'il puisse être. Outre les dix mille prisonniers, la garnison n'avait pas perdu moins de six à sept mille hommes par le fer et le feu. Ce dernier assaut surtout avait été des plus meurtriers. Quant à nous, nos pertes ne laissaient pas d'être très-considérables. Nous n'avions pas eu moins de 4,300 hommes hors de combat, dont mille à douze cents morts, et quinze ou dix-huit cents incapables de jamais rentrer dans les rangs, tant ils étaient mutilés. Nous avions perdu environ vingt officiers du génie, car ce corps, admirable en France, avait prodigué le courage autant que l'intelligence dans ce siége mémorable, qui avait duré près de deux mois, et pendant lequel nous avions ouvert neuf brèches, opéré quatre descentes de fossé, livré cinq assauts, dont trois, ceux de l'Olivo, de la ville basse et de la ville haute, étaient au rang des plus furieux qu'on eût jamais vus.
Juillet 1811. Résultats moraux et politiques de la prise de Tarragone. La prise de Tarragone était un exploit de la plus haute importance: il ôtait à l'insurrection catalane son principal appui, il la séparait de l'insurrection valencienne, et devait produire dans toute la Péninsule un immense effet moral, dont on aurait pu tirer un grand parti si tout avait été prêt en ce moment pour accabler les Espagnols par un vaste concours de forces. Malheureusement il n'en était rien, et avec la préoccupation exclusive qui emportait l'esprit de Napoléon vers d'autres desseins, ce grand siége devait avoir pour unique résultat de nous ouvrir le chemin de Valence. Le général Suchet avait ordre de faire sauter Tarragone, car Napoléon, avec raison, voulait réduire à Tortose seule les places occupées dans cette partie de l'Espagne, et ne consentait même à conserver Tortose qu'à cause des bouches de l'Èbre. Mais Suchet ayant reconnu, d'accord avec le général Rogniat, qu'en se bornant à conserver la ville haute on pourrait l'occuper avec un millier d'hommes, fit sauter les ouvrages de la ville basse, laissa dans la ville haute une garnison bien pourvue de munitions et de vivres, tâcha de rassurer et de ramener les habitants, déposa son parc de siége et ses munitions à Tortose, renvoya ses principaux détachements vers les postes d'où il les avait tirés, afin de réprimer les bandes redevenues audacieuses pendant le siége, et, avec une brigade d'infanterie, courut après le marquis de Campo-Verde, pour disperser son corps avant qu'il se fût rembarqué. Quoiqu'il le poursuivît avec une grande activité, il ne put l'atteindre. Il trouva à Villa-Nova un millier de blessés provenant du siége de Tarragone, évacués par mer sur cette place, et formant le complément de la garnison de 18 mille hommes dont 10 mille avaient été pris, et 6 à 7 mille tués. Il s'achemina ensuite par la route de Barcelone sur les traces du marquis de Campo-Verde. Celui-ci ayant essuyé une espèce de sédition de la part des Valenciens, qui voulaient être ramenés chez eux, avait été obligé de s'en séparer, et de les embarquer à Mataro sur la flotte anglaise. Le général Suchet, avec le général Maurice-Mathieu, qui était sorti de Barcelone, parvint à Mataro au moment même où l'embarquement s'achevait. Prise du Mont-Serrat. Il s'attacha dès lors à suivre Campo-Verde et à prendre le célèbre couvent du Mont-Serrat, que ses troupes enlevèrent peu après avec une incroyable audace. Le général Suchet retourne à Saragosse; il y trouve le bâton de maréchal. Il rendit ainsi tous les services qu'il put à l'armée de Catalogne, toujours absorbée par le blocus de Figuères et par le ravitaillement périodique de Barcelone, puis rentra à Saragosse pour mettre ordre aux affaires de son gouvernement. Il y trouva le bâton de maréchal, juste prix de ses services; car si les mémorables siéges de l'Aragon et de la Catalogne, les plus beaux qu'on eût exécutés depuis Vauban, étaient dus en grande partie aux officiers du génie et aux braves soldats de l'armée d'Aragon, ils étaient dus pour une bonne partie aussi à la sagesse militaire du général en chef, et à la profonde habileté de son administration.
Août 1811. Inaction forcée pendant les mois d'été en Espagne. Les mois de juillet, d'août, et quelquefois de septembre, ne pouvaient être en Espagne que des mois d'inaction. Les Anglais étaient, pendant ces mois brûlants, incapables de se mouvoir; nos soldats eux-mêmes, plus agiles, plus habitués aux privations, avaient cependant besoin qu'on leur permît de se reposer un peu de leurs marches incessantes, et il n'y avait pas jusqu'aux Espagnols qui ne sentissent dans cette saison s'affaiblir leur penchant à courir la campagne, ne fût-ce que pour faire la moisson. Toutefois, en Andalousie, le maréchal Soult avait par son séjour forcé à Llerena laissé tant d'affaires en souffrance, qu'il avait été obligé d'employer activement ces mois ordinairement consacrés au repos. Deux divisions espagnoles qui sous le général Blake avaient contribué à la bataille d'Albuera, s'étaient détachées de lord Wellington pour aller inquiéter Séville. Malgré cette inaction, l'audace des insurgés de l'Andalousie oblige le maréchal Soult à marcher contre eux. Mais au lieu de marcher directement à ce but, qui valait la peine d'une telle diversion, elles s'étaient rendues dans le comté de Niebla, vers l'embouchure de la Guadiana. Le maréchal Soult les avait fait suivre par une de ses divisions, et avec le reste s'était rendu à Séville, pour donner aux affaires de son gouvernement les soins qu'elles réclamaient. Il avait trouvé les insurgés des montagnes de Ronda toujours fort actifs, occupés à mettre le siége devant la ville même de Ronda, et ceux de Murcie, après avoir forcé le 4e corps à se renfermer dans Grenade, osant se porter jusqu'à Baeza et Jaen, tout près des défilés de la Caroline, dans une position où ils pouvaient intercepter les communications de l'Andalousie avec Madrid. Il fallait donc marcher à la fois sur Ronda, sur Jaen, Baeza et Grenade, pour réprimer l'audace de ces divers rassemblements. Marche du maréchal Soult sur Grenade et Murcie. Le maréchal Soult, profitant du départ du maréchal Victor et du général Sébastiani, avait supprimé l'organisation en corps d'armée, mauvaise partout où Napoléon n'était pas, avait persisté à ne laisser qu'une douzaine de mille hommes devant Cadix, les artilleurs et les marins compris, puis rappelant le détachement qui avait été envoyé dans le comté de Niebla, et dont la présence avait suffi pour obliger les deux divisions du général Blake à se rembarquer, s'était dirigé avec ce qu'il avait pu réunir de troupes vers le royaume de Grenade.
Il s'était fait précéder par le général Godinot, menant avec lui un détachement qui comprenait trois beaux régiments d'infanterie, les 12e léger, 55e et 58e de ligne, et le 27e de dragons. Ce détachement devait chasser les insurgés de Jaen et de Baeza, pendant que le corps principal se porterait directement sur Grenade. Les insurgés, quoique nombreux, ne tinrent pas plus cette fois qu'ils ne tenaient ordinairement en rase campagne, et abandonnèrent successivement Jaen et Baeza pour retourner dans le royaume de Murcie. Le maréchal entra dans Grenade, y rallia une partie du 4e corps, et le 8 août quitta cette ville pour continuer son mouvement. Dispersion des insurgés de Murcie. Les insurgés de Murcie s'étaient dans cet intervalle réunis aux généraux Blake et Ballesteros, qui étaient venus sur les vaisseaux anglais des bouches de la Guadiana jusqu'à Almérie, et avaient pris une forte position à la Venta de Baul. Ils s'élevaient tous ensemble à environ 20 mille hommes. La position escarpée et presque inaccessible qu'ils occupaient, présentait un obstacle difficile à emporter, et nous y perdîmes d'abord quelques hommes en attaques infructueuses. Mais le général Godinot, qui avait repoussé de Jaen les insurgés de Murcie et les menait battant devant lui, s'avançait pour la tourner; et à peine le vit-on paraître sur la gauche du maréchal Soult, que les Espagnols se retirèrent pêle-mêle dans la province de Murcie. Une fois en retraite, ils ne tinrent nulle part, et jonchèrent les routes de soldats dispersés que la cavalerie du général Latour-Maubourg prit ou sabra en très-grand nombre. La prompte et entière dispersion de ce corps donnait la garantie, non pas de ne plus le revoir, mais de ne pas l'avoir sur les bras pendant quelques mois. Retour du maréchal Soult à Séville, et entrée de ses troupes en quartiers d'été. Le maréchal Soult, après avoir rétabli à Grenade une partie des troupes de l'ancien 4e corps, et envoyé des renforts à Ronda, sous le général Leval, rentra dans Séville, pour s'y occuper enfin du siége de Cadix, et du matériel qui manquait encore pour l'exécution de ce siége.
Complète inaction pendant le mois d'août. Tout le reste du mois d'août se passa dans une inaction presque complète, le maréchal Soult faisant un peu reposer ses troupes, qui de 80 mille hommes se trouvaient réduites par les fatigues et le feu à 40 mille au plus, et disputant à Joseph divers détachements que l'armée du centre réclamait de l'armée d'Andalousie; le maréchal Marmont campant toujours sur le Tage vers Almaraz, et se querellant aussi avec Joseph pour les fourrages de son armée qu'il prétendait porter jusqu'à Tolède; Joseph ne cessant de crier misère, demandant qu'à défaut du quart des contributions dû par les généraux, et constamment refusé, Napoléon lui envoyât un million de plus par mois, et pour toute consolation ayant obtenu que son ami le maréchal Jourdan lui fût rendu comme chef d'état-major; le maréchal Suchet, maître chez lui, et n'ayant à disputer avec personne, préparant en silence l'expédition de Valence, que Napoléon lui avait ordonnée comme la suite nécessaire de la conquête de Tarragone; enfin le général Baraguey-d'Hilliers, chargé spécialement du blocus de Figuères, refoulant dans cette forteresse les Espagnols qui cherchaient à s'en échapper, les obligeant à se rendre prisonniers de guerre, et à expier ainsi la surprise de cette place frontière.
Grands projets de lord Wellington pour la campagne d'automne. Durant ces mois d'inaction, lord Wellington arrêtait ses projets pour la reprise des opérations en septembre, et ses projets n'étaient pas moins que la conquête de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz. En effet, depuis qu'il avait réussi à délivrer le Portugal de la présence des Français, il n'avait pas mieux à faire que de prendre ou la place de Ciudad-Rodrigo ou celle de Badajoz, et toutes les deux s'il pouvait, car elles étaient les clefs de l'Espagne, l'une au nord, l'autre au midi. Maître de ces places, il empêchait les Français d'envahir le Beïra ou l'Alentejo, et il lui était facile à la première occasion d'envahir la Castille ou l'Andalousie. Les prendre était donc le moyen de fermer sa porte, et de tenir toujours ouverte celle d'autrui. Résolution de reprendre Ciudad-Rodrigo et Badajoz, et motifs de cette résolution. Il avait un second motif d'en agir ainsi, c'était de faire enfin quelque chose, car depuis six mois que le Portugal était reconquis il n'avait ajouté aucun acte marquant à ses précédents exploits. On avait beaucoup vanté ses opérations en Angleterre, et avec raison, mais peut-être au delà de la juste mesure, ce qui ne manque jamais d'arriver lorsqu'on a trop fait attendre à un personnage quelconque la justice qui lui est due. L'opinion, avec sa mobilité ordinaire, porte tout à coup aux nues celui qu'elle ne daignait même pas distinguer. Restait d'ailleurs l'opposition, qui en partie de bonne foi, en partie par hostilité systématique, était prête à redire que, sans doute, on avait pu conserver le Portugal pour un temps du moins, mais qu'on n'irait pas au delà, qu'on soutenait dans la Péninsule une guerre ruineuse, sans résultat probable, sans résultat qui valût la terrible chance à laquelle on demeurait constamment exposé, celle d'être un jour jeté à la mer par les Français. Il ne fallait pas une longue inaction, une longue privation de nouvelles significatives, pour ramener à cette manière de penser grand nombre de gens sages qui l'avaient sincèrement partagée; il ne fallait pas surtout beaucoup d'événements comme la dernière levée du siége de Badajoz. Lord Wellington était donc par une infinité de raisons, les unes militaires, les autres politiques, obligé de se signaler par quelque acte nouveau, et dès lors de prendre ou Badajoz ou Ciudad-Rodrigo, deux obstacles qui lui rendaient impossible toute opération ultérieure de quelque importance.
Difficultés et avantages de la position de lord Wellington. Mais ce n'était pas une tâche facile, car s'il se portait devant Badajoz, il était à présumer qu'il y trouverait encore le maréchal Soult et le maréchal Marmont réunis; s'il se portait devant Ciudad-Rodrigo, il devait y trouver le maréchal Marmont renforcé de tout ce qu'on aurait pu rassembler des armées du centre et du nord. Dans les deux cas, il courait le risque de rencontrer des forces trop considérables pour oser exécuter un grand siége devant elles, car, suivant son usage, il ne voulait combattre qu'à coup sûr, c'est-à-dire dans des positions défensives presque invincibles, et avec une supériorité numérique qui, s'ajoutant au bon choix des lieux, rendît le résultat aussi certain qu'il peut l'être à la guerre. Toutefois, s'il était condamné à rencontrer soit au midi, soit au nord, des concentrations de forces supérieures à l'armée dont il disposait, lord Wellington avait aussi de son côté d'incontestables avantages. La route qu'il s'était créée en dedans des frontières du Portugal, du nord au midi, route qu'il avait déjà parcourue tant de fois, et qui descendait de Guarda sur Espinhal, d'Espinhal sur Abrantès, d'Abrantès sur Elvas (voir la carte no 53), avait été frayée avec soin, jalonnée de nombreux magasins, et pourvue de ponts sur le Mondego et sur le Tage. Il s'y faisait suivre de six mille mulets espagnols chargés de vivres; il y commandait seul, ne dépendait de personne, était obéi dès qu'il donnait un ordre, et pour le donner à propos avait l'immense avantage, auquel il attribuait lui-même une partie de ses succès, d'être exactement informé par les Espagnols de tous les mouvements de ses adversaires. Les conditions dans lesquelles le général anglais fait la guerre bien plus avantageuses que celles dans lesquelles il est permis aux généraux français de la faire. Les généraux français, au contraire, étaient indépendants les uns des autres, placés à de grandes distances, divisés, dépourvus de tout, informés de rien, et c'était miracle de les trouver réunis une fois, dans un but commun, avec le matériel nécessaire à une opération de quelque importance. Pour que le maréchal Soult reçût le secours du maréchal Marmont, il fallait que celui-ci, oubliant les ressentiments de l'armée de Portugal, vînt précipitamment à son aide, qu'il le voulût et qu'il le pût, qu'il eût notamment un pont et des vivres à Almaraz. Pour que le maréchal Marmont pût protéger Ciudad-Rodrigo en temps utile, il fallait que le commandant de l'armée du nord voulût bien l'y aider, que, dans cette vue, il consentît à suspendre la poursuite des bandes, à rassembler douze ou quinze mille hommes sur un seul point, à négliger ainsi la plupart des autres, et à préparer dans cette prévision de vastes magasins à Salamanque; ou bien que l'armée du centre, qui avait à peine de quoi garder Tolède, Madrid, Guadalaxara, négligeât l'un de ces postes si importants pour le salut d'un poste qui ne lui était pas confié, et qu'enfin ces divers généraux marchassent sans jalousie les uns des autres sur Ciudad-Rodrigo. Et voulussent-ils tout cela, le pussent-ils, il fallait qu'ils connussent à temps les mouvements de l'ennemi qui motiveraient ces concentrations de forces. Napoléon leur avait bien recommandé de se secourir réciproquement, mais ne pouvant prévoir les cas, il ne le leur avait prescrit que d'une manière générale, et on a déjà vu comment ils exécutaient même les ordres les plus précis, donnés pour un cas déterminé et urgent. Il n'était donc pas impossible à lord Wellington en conduisant ses préparatifs avec secret, et en dérobant adroitement ses mouvements, de trouver vingt-cinq ou trente jours pour entreprendre un grand siége, et pour l'achever avant que les Français fussent arrivés au secours de la place assiégée. C'était sur cette chance que lord Wellington fondait ses plans d'opérations pour l'automne de 1811, et pour l'hiver de 1811 à 1812.
Motifs de lord Wellington pour diriger d'abord ses vues sur Ciudad-Rodrigo. Dans le moment, ses soldats étant un peu rebutés par la résistance de Badajoz, il voulut changer le but offert à leurs efforts, et songea par ce motif à se porter sur Ciudad-Rodrigo. Il avait fait d'ailleurs la remarque fort judicieuse que le maréchal Marmont, en remontant de Naval-Moral à Salamanque pour secourir Ciudad-Rodrigo, avait moins de chances d'être rallié par des forces suffisantes qu'en descendant en Estrémadure pour secourir Badajoz, car dans ce dernier cas il était toujours assuré d'y trouver le maréchal Soult, disposant de beaucoup plus de moyens que le maréchal Bessières en Castille, et ayant à défendre Badajoz un intérêt personnel de premier ordre. Il valait donc mieux tenter une entreprise sur Ciudad-Rodrigo que sur Badajoz: seulement il existait de ce côté une difficulté, c'était de n'avoir pas un parc de siége, et pas de lieu fermé pour le mettre à l'abri, ce qui faisait que lord Wellington ne se consolait pas d'avoir vu Alméida détruit sous ses yeux par les Français. Au contraire, pour l'attaque de Badajoz il possédait deux vastes magasins fermés, Abrantès d'abord, où la marine anglaise avait transporté par eau un immense matériel, et puis Elvas, où l'on se rendait d'Abrantès par une belle route de terre, et où l'on pouvait mettre en sûreté tout l'attirail d'un grand siége.
Envoi secret d'un équipage de siége dans les environs de Ciudad-Rodrigo. Néanmoins, ne se laissant pas décourager par cette difficulté, lord Wellington avait fait transporter secrètement dans le voisinage de Ciudad-Rodrigo un parc de grosse artillerie, l'avait fait voyager une pièce après l'autre, et avait eu ensuite la précaution de le cacher dans plusieurs villages. Il avait en outre amené successivement toutes ses divisions dans le haut Beïra, sauf celle du général Hill restée en observation sur la Guadiana, et avait campé ses troupes derrière l'Agueda, laissant au partisan don Julian le soin d'affamer Ciudad-Rodrigo par des courses incessantes à travers les campagnes voisines.
Sept. 1811. Le maréchal Marmont se doutant des projets de lord Wellington, et sachant que Ciudad-Rodrigo manque de vivres, concerte une opération avec le général Dorsenne pour ravitailler cette place. Vers la fin d'août et le commencement de septembre, le maréchal Marmont, mieux informé cette fois que nous ne l'étions ordinairement des mouvements de l'ennemi, avait appris le déplacement de l'armée anglaise, et reçu du général Reynaud, commandant de Ciudad-Rodrigo, l'avis que la place allait être réduite aux dernières extrémités, que la garnison, déjà mise à la demi-ration, n'aurait de la viande que jusqu'au 15 septembre, du pain que jusqu'au 25, et que, passé ce terme, elle serait contrainte de se rendre. Après un avis pareil, il n'y avait pas de temps à perdre. Le soin de ravitailler Ciudad-Rodrigo regardait à cette époque l'armée de Portugal. Le maréchal Marmont se concerta avec le général Dorsenne, qui venait de remplacer le duc d'Istrie rappelé à Paris, et il fut convenu que ce général préparerait un fort convoi de vivres aux environs de Salamanque, qu'il s'y porterait avec une partie de ses troupes, que de son côté le maréchal Marmont quitterait les bords du Tage, repasserait le Guadarrama par le col de Baños ou de Péralès, et descendrait sur Salamanque, pour concourir au ravitaillement de Ciudad-Rodrigo, au risque de tout ce qui pourrait en arriver.
Ces conventions, très-bien entendues, furent exactement observées. Le maréchal Marmont concentra ses divisions, et leur fit franchir successivement le Guadarrama. Il eût voulu les amener toutes six vers Ciudad-Rodrigo, ce qui lui aurait procuré plus de 30 mille hommes, son corps ayant rallié une partie de ses malades et de ses blessés. Mais il aurait fallu pour cela que Joseph lui envoyât une division de l'armée du centre, afin de garder l'établissement de l'armée de Portugal entre le Tiétar et le Tage, chose que ce prince n'aurait pu faire qu'en se gênant beaucoup, et en découvrant la capitale du côté de Guadalaxara ou de la Manche. Joseph ne l'osant pas, le maréchal Marmont fut obligé de laisser sur le Tage, à la garde de ses ponts et de ses dépôts, une division tout entière, et il choisit pour lui confier ce soin celle qui avait été mise sur la route de Truxillo en observation vers l'Estrémadure. Il passa le Guadarrama avec les cinq autres, et fut rendu dans le commencement de septembre aux environs de Salamanque avec 26 mille combattants. De son côté, le général Dorsenne se porta sur Astorga avec 15 mille hommes d'excellentes troupes, comprenant la jeune garde et l'une des divisions de la réserve récemment entrée dans la Péninsule. La cavalerie surtout était superbe. Il rencontra chemin faisant un nombre à peu près égal d'insurgés galiciens commandés par le général espagnol Abadia, les poussa devant lui jusqu'à Villafranca, leur prit ou leur tua quelques hommes, et ensuite se rabattit à gauche sur Zamora et Salamanque.
Réunion du maréchal Marmont et du général Dorsenne à la tête de 40 mille hommes. Le 20 septembre, les deux armées du nord et de Portugal se réunirent. Elles étaient l'une et l'autre en très-bon état, parfaitement reposées, pourvues du matériel nécessaire, et comptaient six mille hommes au moins de la meilleure cavalerie. Leur effectif total dépassait quarante mille hommes. L'armée anglaise, ordinairement si bien renseignée, ne s'attendait pas à une si prompte et si grande concentration de forces. Elle était presque aussi nombreuse que l'armée française; mais dévorée de maladies, nullement préparée à une bataille, dispersée dans des cantonnements éloignés, au point que la division légère Crawfurd se trouvait en avant de l'Agueda occupée au blocus de Ciudad, tandis que le gros de l'armée était fort au delà de cette rivière. L'effectif total de lord Wellington ne comprenait d'ailleurs que 25 mille hommes de troupes anglaises; le reste se composait de Portugais.
Les généraux français qui avaient une supériorité marquée sur l'armée anglaise, ne marchent pas de manière à pouvoir profiter de leurs avantages. Les généraux français, s'ils avaient mis quelque soin à se renseigner, auraient dû connaître ces faits et en profiter pour frapper sur le général anglais un coup décisif, que sa bonne fortune autant que sa prudence lui avait fait éviter jusqu'ici. Informés ou non, ils auraient dû penser qu'ils pouvaient à chaque instant rencontrer l'armée anglaise elle-même, réunie ou dispersée, et que dans un cas il fallait être prêt à la recevoir, et dans l'autre à l'accabler. Par conséquent leur devoir était de marcher comme si à chaque instant ils avaient été exposés à combattre. Mais ils n'en firent rien, et ils ne se mirent pas même d'accord sur la résolution de livrer bataille, si la nécessité ou seulement la convenance s'en présentait. Il fut uniquement convenu que le général Dorsenne, se dirigeant par la droite sur Ciudad-Rodrigo, y introduirait le convoi, et que le maréchal Marmont, s'avançant par la gauche avec sa cavalerie, exécuterait sur Fuente Guinaldo et Espeja une forte reconnaissance. L'infanterie de l'armée de Portugal n'étant pas encore arrivée, le général Dorsenne prêta au maréchal Marmont la division Thiébault pour qu'il pût en disposer au besoin. On marcha donc avant que toute l'armée fût réunie et en état de recevoir l'ennemi s'il venait à paraître. Il était peu probable, à la vérité, que les Anglais voulussent combattre, car dans ce moment leur position en avant de l'Agueda n'était pas bonne; mais quelle que fût leur position actuelle, il ne fallait pas s'approcher autant d'eux sans être soi-même en mesure de profiter des bonnes chances, ou de parer aux mauvaises.
Une belle occasion se présente de faire subir un grave échec l'armée anglaise, mais les généraux français ne savent pas en profiter. On marcha sur Ciudad-Rodrigo dans cette espèce de décousu, et le 23 septembre on eut la satisfaction d'y introduire sans coup férir un gros convoi de vivres. Ce but atteint, les deux généraux français avaient sans doute rempli leur principale mission, mais ils étaient tentés de savoir ce qu'il en était de l'armée anglaise, et le maréchal Marmont, se portant sur la gauche, résolut d'exécuter la reconnaissance projetée. S'avançant avec sa cavalerie, que le brave Montbrun commandait encore, il aperçut la division légère Crawfurd partagée en deux brigades fort éloignées l'une de l'autre, et dans un état tel qu'on aurait pu les détruire successivement, si on les eût abordées avec une forte avant-garde. De plus, lord Wellington, avec une armée mal rassemblée, privé de l'une de ses divisions, hors des lieux choisis sur lesquels il aimait à combattre, aurait été probablement vaincu s'il fût venu au secours des deux brigades de Crawfurd, et une fois vaincu, détruit peut-être.
Par malheur, n'ayant que de la cavalerie, on ne put mettre autre chose en avant. Le général Montbrun se jeta sur l'infanterie anglaise avec sa vigueur accoutumée, la culbuta quoiqu'elle fût bien postée, lui enleva quatre pièces de canon, mais ne les garda point, car, n'ayant pas un seul bataillon, il ne put résister lorsque cette infanterie ralliée revint sur lui. Le maréchal Marmont, présent à cette action, demandait à grands cris la division Thiébault qui lui avait été destinée; mais le général Dorsenne, personnage de caractère difficile et fort préoccupé de lui-même, quoique du reste officier très-brave, par mauvaise volonté, ou faute de temps, ne fit arriver cette division que lorsqu'elle ne pouvait plus être utile. En effet, quand elle parut, les deux brigades anglaises, ralliées et réunies, étaient déjà hors d'atteinte.
Le lendemain toute l'infanterie de l'armée se trouvait en ligne, mais les Anglais étaient en pleine retraite, et avaient assez d'avance pour qu'il ne fût plus possible de les rejoindre, du moins en une seule marche. Il devint évident que si on les eût abordés la veille en ordre convenable, on aurait eu chance de les écraser. Les suivre, les atteindre, les battre, eût encore été praticable, si on avait eu pour trois ou quatre jours de vivres sur le dos des soldats. On ne les avait pas. Le résultat de la concentration des deux armées françaises se réduit au ravitaillement de Ciudad-Rodrigo. Il fallut donc rebrousser chemin avec l'unique satisfaction d'avoir ravitaillé Ciudad-Rodrigo, et le regret amer d'avoir laissé échapper l'armée anglaise dans un moment où l'on aurait pu l'accabler. L'irréflexion chez le principal de nos deux généraux, le défaut de concours chez l'autre, procurèrent ainsi à l'heureux Wellington une bonne fortune de plus, le sauvèrent d'un immense péril, et nous privèrent de l'occasion de détruire un mortel ennemi, occasion qui s'était en vain présentée plus d'une fois. C'était une nouvelle preuve après mille autres des inconvénients attachés au défaut d'unité dans le commandement, et de l'impossibilité de suppléer à cette unité par l'autorité de Napoléon exercée à la distance de Paris à Madrid.
Projet de Napoléon d'employer activement l'automne et l'hiver, afin de pouvoir au printemps retirer quelques-unes des troupes qui sont en Espagne. Napoléon, comme on l'a vu, persistant à penser que la réserve, récemment préparée, pourrait suffire aux besoins de la guerre d'Espagne, moyennant qu'on employât bien l'automne et l'hiver, après quoi il lui serait possible de retirer au printemps la garde impériale, voulait que les opérations importantes commençassent en septembre. La première de ces opérations était à ses yeux d'occuper Valence, et c'est parce que la conquête de Tarragone était l'acheminement vers celle de Valence, qu'il avait accueilli avec tant de plaisir, et récompensé avec tant d'éclat, le dernier exploit du maréchal Suchet. Il prescrivit donc à ce maréchal d'être en mouvement au plus tard vers le 15 septembre, lui promettant dès qu'il serait en marche un fort appui sur ses derrières, soit de la part du général Decaen qui avait remplacé le maréchal Macdonald en Catalogne, et se trouvait débarrassé de Figuères, soit de la part du général Reille, commandant en Navarre, qui allait recevoir deux des divisions de la réserve. Ses motifs de placer la conquête de Valence au rang des opérations les plus urgentes. Valence prise, Napoléon se flattait que le maréchal Suchet étendrait son action jusqu'à Grenade, que l'armée d'Andalousie pourrait dès lors se reporter presque tout entière vers l'Estrémadure, que la moitié au moins de cette armée se réunissant à celle de Portugal, ramenée à une force de 50 mille hommes par la rentrée des blessés, des malades et des détachés, on pourrait pénétrer avec 70 mille hommes dans l'Alentejo, pendant que l'armée du nord, renforcée de deux divisions de la réserve, descendrait de son côté sur le Tage par la route qu'avait suivie Masséna, et irait faire sa jonction avec ces 70 mille hommes. Napoléon ne désespérait pas de pousser alors très-vivement les Anglais, et de les conduire bien près du précipice qu'ils avaient derrière eux en s'obstinant à rester à Lisbonne. Il espérait même, tout en prétendant à de si vastes résultats, pouvoir retirer sa jeune garde, à condition toutefois de la remplacer au moyen des quatrièmes bataillons de Drouet, reconduits à Bayonne, et remplis là des conscrits de 1811 et 1812, ce qui devait compenser, du moins sous le rapport du nombre, le départ des régiments de la garde. On va juger par le résultat si ce grand génie pouvait lui-même, tout grand qu'il était, se passer de voir les choses de près pour les apprécier sainement.
Préparatifs de l'expédition de Valence par le maréchal Suchet. Le maréchal Suchet n'avait pas pour la conquête de Valence moins de penchant que Napoléon. Mais des 40 mille hommes valides qu'il possédait, sur 60 mille d'effectif nominal, il avait perdu 4 à 5 mille hommes, tant au siége de Tarragone que dans les opérations subséquentes, et des 35 mille restants il lui fallait en détacher 12 ou 13 mille au moins pour garder l'Aragon et la basse Catalogne. Il ne pouvait donc marcher qu'avec 22 ou 23 mille hommes, et c'était bien peu pour faire la conquête de Valence. Il s'était avancé déjà une première fois jusqu'aux portes de cette grande cité, et il avait pu juger des difficultés de l'entreprise, car il fallait enlever chemin faisant Peniscola, Oropesa, Sagonte, puis occuper de vive force Valence elle-même, Valence défendue par toute l'armée des Valenciens, par celle des insurgés de Murcie, et même par l'armée de Blake, qui se composait des deux divisions Zayas et Lardizabal, amenées des bords de l'Albuera à Grenade le mois précédent. Toutefois, quelles que fussent les difficultés, le maréchal Suchet prit son parti, laissa une division entre Lerida, Tarragone et Tortose, aux ordres du général Frère, pour garder la basse Catalogne, une autre sur l'Èbre aux ordres du général Musnier pour garder l'Aragon, et marcha avec 22 mille hommes sur Valence. Suivant sa coutume, il apporta la plus active sollicitude à organiser sur ses derrières le service des vivres et des munitions de guerre. Tortose, aux bouches de l'Èbre, fut encore son grand dépôt. Il y avait rassemblé, après réparation, le parc de siége qui avait servi à Tarragone; il y avait formé de vastes magasins, que quatorze gros bateaux bien escortés, allant et revenant sans cesse de Mequinenza à Tortose par l'Èbre, approvisionnaient en excellents blés de l'Aragon. C'était là qu'on devait venir prendre les munitions de guerre et de bouche en suivant la route qui longe la mer de Tortose à Valence. Quant à la viande, chaque régiment devait la transporter à sa suite en menant avec lui un troupeau de moutons.
Départ du maréchal Suchet pour Valence le 15 septembre 1811. Ces précautions prises, le maréchal Suchet partit le 15 septembre 1811 pour Valence, marchant sur trois colonnes. Avec la principale des trois, composée de la division d'infanterie Habert, de la brigade Robert, de la cavalerie et de l'artillerie, il suivit la grande route de Tortose à Valence. La division italienne Palombini prit à droite par les montagnes de Morella à San Mateo, la division française Harispe plus à droite encore, à travers les montagnes de Teruel. Elles devaient, après avoir balayé ces diverses routes, opérer leur jonction en avant de Murviedro, à l'entrée de la belle plaine qui porte le nom de Huerta de Valence.
L'armée ne rencontra d'obstacle sérieux nulle part, et chassa devant elle tous les coureurs qui infestaient le pays. La colonne principale, suivant la grande route de Tortose, avait seule des difficultés à vaincre, c'étaient les forts de Peniscola et d'Oropesa, commandant à la fois le bord de la mer et la chaussée. L'armée d'Aragon évite les forts de Peniscola et d'Oropesa. Quant au fort de Peniscola, comme il formait saillie sur la mer, et se trouvait à quelque distance de la route, on se borna à rejeter dans son enceinte la garnison qui avait essayé d'en sortir, et on passa outre, en laissant un détachement pour occuper le passage. Il n'en pouvait être de même devant Oropesa, qui battait à la fois la rade et le chemin. Afin de l'éviter on fit un détour de deux à trois lieues, qui était difficile pour l'artillerie de campagne, et absolument impossible pour l'artillerie de siége. Mais comme on avait laissé cette dernière à Tortose, avec le projet de la faire venir lorsqu'on serait en possession de la plaine de Valence, on résolut de continuer la marche, sauf à renvoyer ensuite quelques bataillons sur Oropesa, afin d'ouvrir la grande route au parc de siége.
Arrivée dans la plaine de Valence. Le 20 septembre, les trois colonnes se trouvèrent réunies aux environs de Castellon de la Plana. Le 21 elles rencontrèrent quelques centaines d'Espagnols au passage du Minjarès, torrent qui descend des montagnes à la mer. Aspect de cette plaine. Les dragons les dispersèrent, et le 22 on arriva à l'entrée de cette magnifique plaine demi-circulaire de Valence, dont le pourtour est formé par de belles montagnes, dont le milieu, traversé de nombreux canaux, semé de palmiers, d'oliviers, d'orangers, est couvert de riches cultures, et dont le diamètre est formé par une mer étincelante, au bord de laquelle Valence s'élève avec ses nombreux clochers. Nécessité d'assiéger Sagonte avant de se porter sur Valence. En y entrant par le nord (l'armée, en effet, descendait du nord au midi), le premier obstacle qui s'offrait était la ville de Murviedro, ville ouverte, mais bâtie au pied du rocher où jadis existait l'antique Sagonte, et où restait une forteresse, composée d'un mélange de constructions romaines, arabes, espagnoles. Trois mille hommes avec des vivres et des munitions occupaient cette forteresse, et on ne pouvait guère les laisser sur ses derrières en allant attaquer Valence, défendue par toute une armée. Le général Blake venait effectivement de rejoindre les Valenciens avec les deux divisions Zayas et Lardizabal.
Le 23, le maréchal Suchet fit enlever Murviedro par la division Habert, ce qui ne fut pas très-difficile, bien que la garnison de Sagonte fût descendue de son repaire pour tâcher de sauver la ville située à ses pieds. On se rendit maître de Murviedro, et, malgré le feu très-vif de la forteresse, on s'établit dans les maisons qui lui faisaient face, on les barricada, on les crénela, et on força ainsi de toute part la garnison à se renfermer dans son réduit; mais on ne pouvait guère l'y aller chercher, car il était presque inaccessible.
Octob. 1811. Difficultés que présente le site le Sagonte. Après examen attentif de cette forteresse, si incommode pour l'armée, on reconnut qu'elle était inabordable de tous les côtés, un seul excepté, celui de l'ouest, par où elle se rattachait aux montagnes qui forment l'enceinte de la plaine de Valence. De ce côté, une pente assez douce conduisait aux premiers ouvrages. Ces ouvrages consistaient en une tour haute et solide, qui barrait le rocher étroit et allongé sur lequel la forteresse était construite, et qui se reliait par de fortes murailles aux autres tours composant l'enceinte. S'avancer par des approches régulières sur ce terrain entièrement nu, consistant en un roc très-dur, où l'on ne pouvait se couvrir que par des sacs à terre, et où l'on devait avoir la plus grande peine à hisser la grosse artillerie, parut trop long et trop meurtrier. Inutile et meurtrière tentative pour enlever Sagonte par escalade. On avait une extrême confiance dans les troupes qui avaient livré tant d'assauts extraordinaires, et on résolut de brusquer l'attaque au moyen de l'escalade. Le 28 septembre, au milieu de la nuit, deux colonnes de trois cents hommes d'élite, armées d'échelles, soutenues par des réserves, s'approchèrent de la forteresse en choisissant le côté qui semblait le plus facile à escalader. Par une rencontre singulière, la garnison avait fait choix de cette même nuit pour exécuter une sortie. On la repoussa vigoureusement, mais elle était en éveil, et ce n'était plus le cas d'essayer de la surprendre. Malheureusement les colonnes d'assaut étaient en mouvement, remplies d'une ardeur difficile à contenir, et au milieu de la confusion d'une sortie repoussée, il fut impossible de leur faire parvenir un contre-ordre. La première planta ses échelles et tenta audacieusement de s'élever jusqu'au sommet des murs. Mais les échelles n'atteignaient pas à la hauteur nécessaire; le nombre n'en était pas assez grand, et de plus la tentative était connue de l'ennemi, de façon qu'au point où chaque échelle aboutissait, il y avait des hommes furieux, tirant à bout portant, et renversant à coups de pique ou de hache les assaillants assez hardis pour essayer de franchir les murs. L'escalade fut donc impossible. La seconde colonne s'étant obstinée à renouveler l'attaque, fut repoussée de même, et cette tentative hasardeuse, imaginée pour économiser le temps et le sang, nous coûta environ trois cents hommes, morts ou blessés, sans aucun résultat utile.
Nécessité de recourir à un siége en règle pour s'emparer de Sagonte. Fort affligé de cet échec, le maréchal Suchet se vit dès lors contraint de revenir aux voies ordinaires. Un siége en règle paraissait indispensable pour venir à bout du rocher de Sagonte. On se demandait s'il ne vaudrait pas mieux masquer cet obstacle par un simple détachement et marcher sur Valence. Mais le maréchal ayant déjà négligé Peniscola et Oropesa, n'osa pas laisser sur ses derrières un troisième poste fermé, contenant une garnison de trois mille hommes, et il voulut s'en rendre maître avant de pousser plus loin ses opérations.
Prise du fort d'Oropesa, afin d'ouvrir la route au parc de l'artillerie de siége. Il fallait faire venir de Tortose la grosse artillerie de siége, et pour cela prendre Oropesa, qui interceptait complétement la route. En conséquence, il fut ordonné au général Compère de se porter avec les Napolitains au nombre de 1500 hommes devant Oropesa, et au convoi de la grosse artillerie de s'y acheminer de Tortose. Les premières pièces arrivées devaient être employées à ouvrir la route en renversant les murs d'Oropesa. Les Napolitains, dirigés par des soldats du génie français, commencèrent les travaux d'approche, et les conduisirent avec beaucoup d'ardeur et d'intrépidité. Le 9 octobre, ils purent établir la batterie de brèche, l'armer avec quelques grosses pièces, et se frayer une entrée dans la principale tour d'Oropesa. La petite garnison qui la défendait ne voulut point braver les chances de l'assaut, et se rendit le 10 octobre. On y trouva quelques munitions, on y établit un poste, et on put amener sans obstacle jusqu'au camp, sous Murviedro, le parc de la grosse artillerie.
Difficulté des approches devant Sagonte. Les généraux Valée et Rogniat, revenus à l'armée, de laquelle ils s'étaient un moment éloignés par congé, arrêtèrent le plan d'attaque contre la forteresse de Sagonte. Ils décidèrent qu'on attaquerait par l'ouest, c'est-à-dire par les pentes qui rattachaient le rocher de Sagonte aux montagnes. Il fallait creuser la tranchée dans un terrain très-dur, souvent dans le roc nu, en y employant la mine, et cheminer vers un groupe de murailles et de tours élevées, qui avaient un tel commandement, que de leur sommet on plongeait dans nos tranchées, et on nous mettait hors de combat trente à quarante hommes par jour. De plus, il fallait tout porter à cette hauteur, jusqu'aux déblais qui remplissaient nos sacs à terre, ce qui nous empêchait de donner à nos épaulements l'épaisseur désirable, autre inconvénient grave, car ils ne présentaient qu'un abri fort insuffisant. Pendant qu'on se livrait à ces pénibles travaux, les chefs de bandes qui infestaient les montagnes de Teruel, de Calatayud, de Cuenca, situées entre la province d'Aragon et celle de Valence, étaient devenus plus actifs que jamais, attaquaient nos postes, enlevaient nos troupeaux, et on ne pouvait plus différer d'envoyer des colonnes sur les derrières pour réprimer leur audace.
Impatiente de triompher du fâcheux obstacle qui l'arrêtait, l'armée voulait qu'on lui permît l'assaut dès qu'il serait possible. Courageux efforts des Espagnols pour empêcher l'établissement de la batterie de brèche. On ne demandait pas mieux, mais l'établissement des batteries sous le feu continuel des Espagnols avait coûté des peines infinies et des pertes sensibles, et on ne put battre en brèche que le 17 octobre. Notre artillerie, habilement dirigée, détruisit les premiers revêtements. Mais dans l'épaisseur des murailles se trouvaient d'anciennes maçonneries dures comme le roc, et au-dessus les Espagnols, animés d'une énergie que nous leur avions à peine vue à Tarragone, restant à découvert sous le feu de la batterie de brèche, ajustaient nos canonniers, les renversaient homme par homme, et ralentissaient ainsi nos efforts.
Ouverture de la brèche. Enfin le 18 dans l'après-midi, la brèche, quoique présentant encore un escarpement assez difficile à franchir, fut déclarée abordable, et on ordonna l'assaut. Les Espagnols debout sur la brèche et au sommet de la tour dans laquelle on l'avait pratiquée, étaient armés de fusils et de haches, et poussaient des cris féroces. Le colonel Matis, avec 400 hommes d'élite pris dans les 5e léger, 114e, 117e de ligne, et dans la division italienne, s'avança hardiment sous le feu le plus violent. Malgré l'audace des assaillants, la brèche était si escarpée, la fusillade si vive, que les soldats qui essayèrent de gravir ces décombres furent abattus, et qu'il fallut y renoncer après une nouvelle perte de 200 hommes morts ou blessés. Nouvel insuccès de l'assaut tenté contre Sagonte. Ainsi cette malencontreuse citadelle de Sagonte, en tenant compte de la première escalade manquée et des pertes essuyées pendant les travaux, nous avait déjà coûté 7 à 800 hommes, sans aucun résultat. L'armée valencienne, assistant du milieu de la plaine à ce spectacle, sentait sa confiance dans ses propres murailles augmenter d'heure en heure, et après avoir vu échouer les efforts du maréchal Moncey contre Valence en 1808, ceux du général Suchet en 1810, se flattait qu'il en serait de même de cette nouvelle tentative.
Le maréchal Suchet voudrait sortir d'embarras par une bataille livrée à l'armée valencienne. C'était sur cette armée, si remplie de contentement, que le maréchal Suchet songeait à faire tomber sa vengeance; c'était en allant la battre à outrance qu'il espérait réparer les échecs que venait de lui faire éprouver la garnison si obstinée de Sagonte. Il se disait en effet que s'il parvenait à vaincre l'armée valencienne en rase campagne, il découragerait la garnison de Sagonte, et peut-être même prendrait Sagonte et Valence à la fois, par la seule puissance des effets moraux. Mais il n'aurait pas voulu pour rencontrer l'armée ennemie s'éloigner trop de Sagonte, et s'approcher trop de Valence, et il tâchait de découvrir un terrain où il pourrait la joindre, lorsque le général Blake vint lui-même lui offrir l'occasion qu'il cherchait à faire naître.
La garnison de Sagonte, si elle nous avait causé des pertes, en avait éprouvé aussi; elle était au terme de ses forces morales, désirait vivement qu'on la secourût, et le demandait en communiquant par des signaux avec les vaisseaux qui croisaient le long du rivage. Le général Blake vient lui-même offrir la bataille au maréchal Suchet. Le général Blake n'avait pas moins de 30 mille hommes à mettre en ligne, parmi lesquels figuraient les deux divisions Zayas et Lardizabal, les meilleures de l'Espagne. Il avait été rejoint en outre par les Murciens sous le général Mahy, et par le brave partisan Villa-Campa.
Il s'avança donc au milieu de la plaine, s'éloignant de Valence et s'approchant de Sagonte avec l'attitude d'un général disposé à livrer bataille. Le maréchal Suchet en conçut une vive joie, et fit aussitôt ses préparatifs de combat. Les deux armées se trouvèrent en présence le 25 octobre au matin.
Bataille de Sagonte livrée le 25 octobre 1814. Le général Blake rangea à sa droite, au delà d'un ravin dit du Picador, et le long de la mer, la division Zayas, que la flottille espagnole devait appuyer de son feu; au centre, la division Lardizabal, soutenue par toute la cavalerie espagnole sous les ordres du général Caro; Disposition des deux armées. à sa gauche, la division valencienne Miranda, celle du partisan Villa-Campa, et enfin, au delà même de sa gauche, avec intention de nous tourner par les montagnes, les troupes de Mahy. Il devait avoir, comme nous venons de le dire, environ 30 mille soldats, aussi bons que l'Espagne pouvait alors les fournir. Le surplus était resté à la garde de Valence.
Le général Suchet n'en comptait que 17 ou 18 mille, obligé qu'il était de laisser quelque monde devant Sagonte; mais ces 17 ou 18 mille hommes rachetaient amplement par leur valeur l'infériorité de leur nombre. Vers sa gauche et vers la mer, il plaça la division Habert en face de la division Zayas; vers le centre il opposa la division Harispe, la division italienne Palombini, le 4e de hussards, le 13e de cuirassiers, le 24e de dragons à la division Lardizabal; vers sa droite enfin, au débouché des montagnes, il chargea les brigades Robert et Chlopiski, les dragons italiens Napoléon de tenir tête aux troupes de Miranda, de Villa-Campa et de Mahy, qui menaçaient de nous couper la route de Tortose, notre seule ligne de retraite. Nos compagnies du génie, avec l'infanterie napolitaine, devaient continuer de battre les tours de Sagonte pendant la bataille.
Engagement violent dès la pointe du jour. Dès la pointe du jour, en effet, les troupes employées au siége commencèrent leur canonnade, pendant que l'armée du général Blake, s'ébranlant sur toute la ligne, marchait au-devant de la nôtre. Mamelon vivement disputé au centre de la ligne. Le maréchal Suchet parcourait en ce moment le champ de bataille avec un escadron du 4e de hussards, lorsqu'il aperçut au centre les Espagnols de Lardizabal s'avançant avec ordre et assurance sur un mamelon qui pouvait servir d'appui à toute notre ligne. À cette vue il prescrivit à la division Harispe de s'y porter en toute hâte, et comme les Espagnols avaient de l'avance sur nous, il lança contre eux ses hussards pour ralentir leur mouvement. Les hussards, quoique chargeant avec ardeur, furent ramenés par les Espagnols, qui montèrent bravement sur le mamelon et s'y établirent. Le général Harispe, arrivant quand le mamelon était déjà occupé, n'en fut aucunement embarrassé. Il y marcha à la tête du 7e de ligne formé en colonnes par bataillon, et laissa en réserve le 116e de ligne avec le 3e de la Vistule. Les Espagnols firent un feu extrêmement vif, et soutinrent le choc avec plus de fermeté que de coutume. Mais le 7e de ligne les aborda à la baïonnette et les culbuta. La division Harispe se déploya ensuite tout entière devant la division Lardizabal, qui s'était arrêtée tandis que les deux ailes de l'armée espagnole continuaient à gagner du terrain. L'armée espagnole coupée par le centre. Le maréchal Suchet résolut sur-le-champ de profiter de cette situation pour couper l'armée espagnole par le centre; il fit donc avancer la division Harispe, et modéra au contraire le mouvement de la division Habert à sa gauche, des brigades Robert et Chlopiski à sa droite. Pendant que ces ordres s'exécutaient, le chef d'escadron d'artillerie Duchand ayant porté avec beaucoup d'audace l'artillerie de la division Harispe en avant, afin de tirer à mitraille sur l'infanterie Lardizabal, fut chargé par toute la cavalerie du général Caro. Les hussards qui voulurent le soutenir furent eux-mêmes ramenés, et plusieurs de nos pièces tombèrent au pouvoir des Espagnols, qui peu habitués à nous en prendre, se mirent à pousser des cris de joie. Au même instant toute l'infanterie Lardizabal marcha sur nous avec une extrême confiance. Mais le 116e envoyé à sa rencontre arrêta par son aplomb la cavalerie du général Caro; puis le brave 13e de cuirassiers, lancé à toute bride par le général Boussard sur l'infanterie espagnole, la rompit et la sabra. Dès ce moment le centre de l'ennemi, percé par le milieu, fut obligé de battre en retraite. Non-seulement on reprit l'artillerie française, mais on enleva une partie de l'artillerie espagnole, et on ramassa beaucoup de prisonniers, notamment le général Caro lui-même.
Bientôt les deux ailes de l'armée, retenues d'abord, puis reportées en avant par le maréchal Suchet, qui venait d'être blessé à l'épaule sans quitter le champ de bataille, se trouvèrent en ligne avec le centre. Le général Habert opposé à la division Zayas la poussa du premier choc sur le village de Pouzol, la rejeta ensuite sur les hauteurs de Puig, qu'il emporta à la baïonnette; tandis que le colonel Delort, liant la gauche avec le centre, chargeait à la tête du 24e de dragons les restes de l'infanterie de Lardizabal. À droite les généraux Robert et Chlopiski repoussèrent les troupes de Mahy, que les dragons italiens de Napoléon achevèrent de mettre en déroute par une charge vigoureuse.
Heureux résultat de la victoire de Sagonte. Culbutés ainsi sur tous les points, les Espagnols se retirèrent en désordre, laissant dans nos mains douze bouches à feu, 4,700 prisonniers, un millier de morts et quatre drapeaux. Cette lutte, plus vive que ne l'étaient ordinairement les combats en rase campagne contre les Espagnols, nous avait coûté environ 700 hommes, morts ou blessés. Le plus important résultat, c'était d'avoir abattu le moral de l'armée valencienne, d'avoir découragé la garnison de Sagonte, et détruit l'orgueilleuse confiance que les habitants de Valence mettaient dans leurs murailles.
Reddition de la forteresse de Sagonte. Le maréchal, après avoir recueilli les trophées de cette journée, fit sommer la garnison de Sagonte, à qui la défaite de l'armée espagnole ôtait toute espérance d'être secourue. Elle consentit en effet à capituler, et nous livra 2,500 prisonniers, reste de la garnison de 3 mille hommes qui, dans l'origine de la défense, occupait la forteresse. Ce premier résultat de la bataille de Sagonte causa une vive satisfaction au maréchal Suchet, qui se voyait ainsi maître de la plaine de Valence par le solide point d'appui qu'il venait d'y acquérir, et qui avait de plus dans la ville de Murviedro un abri assuré pour son artillerie de siége, ses malades et ses munitions. Possédant en outre sur la grande route de Tortose le fort d'Oropesa, qui seul avait action sur la chaussée, celui de Peniscola n'en ayant que sur la mer, il était parfaitement assuré de sa ligne de communication jusqu'à l'Èbre.
Nov. 1811. Le maréchal Suchet envoie une colonne sur ses derrières pour escorter ses prisonniers, disperser les bandes, et faire arriver à Paris une demande de secours. Toutefois il lui tardait de se débarrasser de ses prisonniers, qui, au nombre de sept à huit mille, l'incommodaient beaucoup; il n'était pas moins pressé de dégager ses derrières, car les bandes avaient profité de son absence pour assaillir le cercle entier des frontières de l'Aragon. L'Empecinado et Duran, remplaçant Villa-Campa, avaient forcé la garnison de Calatayud; Mina sortant de la Navarre, quoique poursuivi par plusieurs colonnes, avait enlevé jusqu'à un bataillon entier d'Italiens; et les Catalans, reprenant le Mont-Serrat, avaient rendu très-difficile la position de la division Frère, chargée de veiller sur Lerida, Tarragone et Tortose. Le maréchal ordonna divers mouvements sur ses derrières, achemina ses prisonniers sous l'escorte d'une forte brigade vers les Pyrénées, et dépêcha courriers sur courriers à Paris pour faire connaître la situation où il se trouvait, et le besoin qu'il éprouvait d'être promptement secouru.
Défenses nombreuses élevées autour de Valence, et impossibilité de les surmonter avec les forces dont disposait le maréchal Suchet. Il lui restait à passer le Guadalaviar, petit fleuve torrentueux au bord duquel Valence est bâtie, à investir cette vaste cité qui était occupée par une armée nombreuse, et qui, indépendamment de sa vieille enceinte, était encore protégée par une ligne continue de retranchements en terre, tous hérissés d'artillerie, et formant un vaste camp retranché. À ces défenses s'ajoutaient la multitude de canaux d'irrigation, larges, profonds, pleins d'eau courante, qui faisaient la richesse de Valence pendant la paix, et sa sûreté pendant la guerre. C'étaient là des obstacles difficiles à surmonter, et contre lesquels les 17 mille hommes que conservait le maréchal, après l'envoi de la brigade chargée d'escorter les prisonniers, n'étaient pas une force suffisante.
Investissement de Valence en attendant l'arrivée des renforts demandés. En attendant les renforts qu'il avait sollicités, et qui pouvaient lui être envoyés de la Navarre, le maréchal employa le mois de novembre à resserrer la ville de Valence, en se portant sur les bords du Guadalaviar. Il fit avancer à gauche la division Habert jusqu'au Grao, port de Valence, et ordonna la construction de trois redoutes fermées pour servir d'appui à cette division. Il fit enlever au centre le faubourg de Serranos, malgré une vive résistance des Espagnols, qui le défendirent pied à pied. Ce faubourg était séparé de la ville même par le Guadalaviar. On s'introduisit par la sape et la mine dans trois gros couvents qui le dominaient, et dès cet instant on put s'en rendre maître. En remontant vers la droite le long du Guadalaviar, on s'empara des villages qui étaient sur la rive gauche du fleuve, celle que nous occupions, et on s'y fortifia. On avait ainsi créé une longue ligne de circonvallation depuis la mer jusqu'au-dessus de Valence, et il ne restait plus pour envelopper la ville complétement qu'à franchir le Guadalaviar devant le général Blake, à forcer les canaux qui sillonnaient la plaine, et à enfermer l'armée de secours dans la ville elle-même. Le maréchal retardait cette opération, qui n'était pas la dernière, puisqu'il fallait ensuite enlever le camp retranché et la vieille enceinte, jusqu'à l'arrivée des secours qu'on lui avait promis, et qu'on lui annonçait comme très-prochains.
Extrême empressement de Napoléon à envoyer des secours au maréchal Suchet. Napoléon, en effet, en apprenant la bataille de Sagonte, crut voir toutes les affaires de l'Espagne concentrées autour de Valence, et le destin de la Péninsule attaché en quelque sorte à la prise de cette importante cité. Il est certain que la conquête de cette ville, qui depuis plusieurs années avait résisté à toutes nos attaques, succédant à celle de Tarragone, devait produire dans la Péninsule un grand effet moral, presque aussi grand que celui qu'aurait pu y causer la conquête de Cadix, pas comparable toutefois à celui qui serait résulté de l'occupation de Lisbonne, puisque cette dernière supposait la ruine des Anglais eux-mêmes. Napoléon voulut donc que tout fût subordonné, presque sacrifié à cet objet important.
Ordre à toutes les armées françaises en Espagne de concourir à la prise de Valence. Par dépêche du 20 novembre, il prescrivit au général Reille de quitter sur-le-champ la Navarre, quelque urgent qu'il fût d'y tenir tête à Mina, et d'entrer en Aragon avec les deux divisions de la réserve qui étaient sous ses ordres; au général Caffarelli de remplacer en Navarre le général Reille pour y poursuivre Mina à outrance; au général Dorsenne de suppléer en Biscaye le général Caffarelli; à Joseph de se priver d'une division pour la faire avancer sur Cuenca; à Marmont, tout éloigné qu'il était de Valence, de détacher sous le général Montbrun une division d'infanterie et une de cavalerie qui devaient se joindre par Cuenca à celle qu'aurait expédiée Joseph; enfin au maréchal Soult de porter un corps jusqu'à Murcie. Il écrivit à tous, ce qui était vrai, mais fort exagéré, que les Anglais avaient un nombre immense de malades, 18 mille, disait-il, qu'ils étaient incapables de rien entreprendre, qu'on pouvait donc sans danger dégarnir les Castilles, l'Estrémadure et l'Andalousie; que Valence était actuellement le seul point important, que Valence prise, un grand nombre de troupes deviendraient disponibles, et qu'on pourrait plus tard reporter de l'est à l'ouest, pour agir vigoureusement contre les Anglais, la masse de forces qu'en ce moment on faisait affluer vers cette ville.
Déc. 1811. Immense et regrettable concours de forces vers Valence. Ces ordres, exprimés avec une extrême précision[16], et des formes de commandement très-impérieuses, adressés d'ailleurs à des lieutenants qui, par exception, se prêtaient assez volontiers à secourir leurs voisins, furent mieux exécutés que de coutume, et par une sorte de fatalité attachée aux affaires d'Espagne, cette ponctualité à obéir était obtenue la seule fois où elle n'eût pas été désirable, car le général Reille aurait suffi pour mettre le maréchal Suchet en mesure de remplir sa tâche, et les forces qu'on allait inutilement déplacer devaient bientôt faire faute ailleurs. Quoi qu'il en soit, le général Reille, qui avait déjà fait avancer la division Severoli en Aragon pour contenir les bandes, y entra lui-même avec une division française, et marcha à la tête de ces deux divisions sur Valence par la route de Teruel. Le général Caffarelli le remplaça en Navarre. Joseph, qui tenait beaucoup à la conquête de Valence, se priva sans hésiter d'une partie de l'armée du centre, et dirigea sur Cuenca la division Darmagnac. Le maréchal Marmont, qui s'ennuyait de son inaction sur le Tage, et qui aurait voulu marcher lui-même sur Valence, n'étant pas autorisé à s'y rendre en personne, y envoya non sans regret le général Montbrun avec deux divisions, une d'infanterie et une de cavalerie. Le maréchal Soult répondit qu'il ne pouvait guère du fond de l'Andalousie aider le maréchal Suchet dans le royaume de Valence, et il avait raison. Il agit en conséquence, et n'envoya rien.
Arrivée du général Reille avec deux divisions sous les murs de Valence. L'heureux maréchal Suchet vit arriver successivement plus de secours qu'il n'en avait demandé, et vers les derniers jours de décembre il apprit que le général Reille, officier aussi intelligent que vigoureux, approchait de Ségorbe avec la division italienne Severoli, et avec une division française composée des plus beaux régiments de l'ancienne armée de Naples. C'était une force de 14 à 15 mille hommes et de 40 bouches à feu. Après avoir lui-même passé ces troupes en revue à Ségorbe le 24 décembre, il revint sous les murs de Valence, et résolut de franchir immédiatement le Guadalaviar pour compléter l'investissement de cette ville avant que le général Blake pût en sortir, ou y attirer, s'il n'en sortait pas, une nouvelle division du général Freyre, qu'on disait près de paraître en ces lieux. Il fixa au 26 décembre l'exécution de ce projet, ce qui devait permettre au général Reille d'occuper à temps la rive gauche du fleuve qu'on allait abandonner, et même de seconder la fin de l'opération.
Passage du Guadalaviar et investissement complet de Valence. Le 26 décembre, en effet, tandis qu'une partie de la division Habert masquait le faubourg de Serranos, le reste de cette division, se portant à gauche, passait le fleuve vers son embouchure, venait se ployer autour de Valence, qu'elle enveloppait du côté de la mer, et prenait position vis-à-vis d'une hauteur appelée le mont Olivete. Au centre et un peu au-dessus de Valence, les Italiens de la division Palombini, entrant dans l'eau jusqu'à la ceinture, traversaient le Guadalaviar à gué, et, sous le feu le plus vif, attaquaient le village de Mislata, fortement défendu, et surtout protégé par un canal profond, plus difficile à franchir que le fleuve lui-même. Ce canal était celui que les habitants appellent Acequia de Favara. Pour seconder ce mouvement et envelopper complétement Valence, le général Harispe, avec sa division, avait franchi le Guadalaviar au-dessus du village de Manissès, point où sont établies les prises d'eau qui servent à détourner le cours du Guadalaviar, pour le répandre en mille canaux dans la plaine de Valence. Le maréchal Suchet avait calculé que le général Harispe évitant ainsi l'obstacle des canaux pourrait plus rapidement tourner Valence, et venir en opérer l'investissement au sud.
Le mouvement du général Harispe fut un peu retardé parce qu'il attendait l'arrivée du général Reille, ne voulant pas laisser sans appui les troupes peu nombreuses demeurées à la gauche du Guadalaviar. Sans cet appui en effet le général Blake, qu'on allait bloquer sur la rive droite, aurait pu se sauver par la rive gauche, en passant sur le corps des faibles détachements qu'il y aurait trouvés. Dès qu'on vit paraître la tête des troupes du général Reille, qui arrivaient exténuées de fatigue, le général Harispe poussa en avant, enleva Manissès, tomba sur les derrières de Mislata, dégagea les Italiens qui soutenaient un combat des plus pénibles, leur facilita l'occupation des positions disputées, descendit ensuite au sud de Valence, et acheva vers la fin du jour l'investissement de cette ville. Pendant ce mouvement circulaire autour de Valence, le général Mahy à la tête des insurgés de Murcie, le partisan Villa-Campa avec sa division, s'étaient retirés sur le Xucar et sur Alcira, ne voulant pas être enfermés dans Valence, et jugeant avec raison que c'était bien assez du général Blake pour la défendre, si elle pouvait être défendue, et beaucoup trop pour rendre les armes si elle devait finir par capituler. Le général en chef envoya les dragons à la poursuite des troupes en retraite, mais on ne put que leur enlever quelques hommes et précipiter leur fuite.
Janv. 1812. Cette opération heureusement exécutée nous coûta environ 400 hommes tués ou blessés, et la plupart Italiens, car il n'y avait eu de forte résistance qu'à Mislata. Elle complétait l'investissement de Valence, et nous donnait l'assurance, en prenant la place, de prendre en outre le général Blake avec environ 20 mille hommes. Certainement si la population valencienne, qui n'était pas de moins de 60 mille âmes, secondée par 20 mille hommes de troupes régulières, ayant des vivres, des défenses nombreuses et bien entendues, avait été animée encore des sentiments qui l'enflammaient en 1808 et en 1809, elle aurait pu résister longtemps, et nous faire payer cher sa soumission. Mais les hommes exaltés et sanguinaires qui avaient égorgé les Français en 1808 étaient ou calmés, ou dispersés, ou terrifiés. Trois ans de guerre civile et étrangère, de courses lointaines tantôt en Murcie, tantôt en Catalogne, avaient fatigué la population active et ardente, et usé ses passions. Fatigue des esprits à Valence, et dispositions à se rendre. Valence en était au même point que Saragosse, au même point que beaucoup d'autres parties de l'Espagne. Moyennant qu'on désarmât ceux qui avaient pris le goût et l'habitude des armes, ou qui les gardaient par amour du pillage, le reste, lassé d'une tyrannie insupportable exercée alternativement par tous les partis, était prêt à se soumettre à un vainqueur clément, réputé honnête, et apportant plutôt le repos que l'esclavage. Le souvenir des massacres commis sur les Français en 1808, qui eût été un motif de résister à outrance à un assiégeant impitoyable, était au contraire une raison de se rendre le plus tôt possible à un ennemi dont on connaissait la douceur, et qu'il ne fallait pas obliger à se montrer plus sévère qu'il n'était disposé à l'être.
Ces sentiments, agissant sur l'armée elle-même du général Blake, empêchaient que d'aucun côté ne naquit la résolution de détruire Valence, comme on avait détruit Saragosse, plutôt que de la livrer à l'ennemi. Le maréchal Suchet était informé de cette disposition des esprits, et il voulait hâter les approches autant que possible, afin d'amener la reddition, car la concentration de forces qu'il avait obtenue ne lui était que très-passagèrement assurée. Ouverture de la tranchée au sud et à l'ouest de Valence. En conséquence, il résolut de commencer les travaux sur deux points de l'enceinte qui présentaient des circonstances favorables à l'attaque. Dans les premiers jours de janvier 1812, le colonel du génie Henri, qui s'était signalé dans tous les siéges mémorables de l'Aragon et de la Catalogne, ouvrit la tranchée vers le sud de la ville, devant une saillie formée par la ligne des ouvrages extérieurs, et au sud-ouest devant le faubourg Saint-Vincent. En quelques jours les travaux furent poussés jusqu'au pied du retranchement, mais on y perdit le colonel Henri, justement regretté de l'armée pour son courage et ses talents. Le général Blake ne voyant autour de lui rien de préparé pour une défense à outrance, abandonna la ligne des retranchements extérieurs, et se retira dans l'enceinte elle-même.
Le maréchal Suchet, discernant parfaitement cet état de choses, se porta aussitôt sous les murs de la place, et y disposa une batterie de mortiers pour accélérer la fin d'une résistance mourante; mais s'il cherchait à effrayer la population, il était loin de vouloir détruire une cité dont les richesses allaient devenir la principale ressource de son armée. Après quelques bombes qui causèrent plus de peur que de mal, il somma le général Blake. Celui-ci fit une réponse négative, mais équivoque. On bombarda encore sans interrompre les pourparlers. Enfin le 9 janvier 1812 l'armée du général Blake se rendit prisonnière de guerre, au nombre de 18 mille hommes. Entrée triomphante du maréchal Suchet dans Valence. Le maréchal Suchet fit dans Valence une entrée triomphante, juste prix de combinaisons sagement conçues, fortement exécutées, et heureusement secondées par les circonstances. La population accueillit avec calme, presque avec satisfaction, un chef dont l'Aragon vantait le bon gouvernement, et ne fut pas fâchée de voir finir une guerre affreuse, qui, dans l'ignorance où l'on était alors de l'avenir, ne semblait plus présenter d'avantage que pour les Anglais, aussi odieux aux Espagnols que les Français eux-mêmes.
Le maréchal Suchet se hâte de rétablir l'ordre dans l'administration de Valence. Le maréchal Suchet se hâta d'introduire dans l'administration du royaume de Valence le même ordre qu'il avait fait régner dans celle de l'Aragon, afin d'assurer à son armée cette continuation de bien-être qui permettait d'en tirer de si grands services. La population était disposée soit à Valence, soit dans les villes voisines, à se prêter à l'action de son autorité, et il pouvait se promettre une soumission aussi complète que celle qu'il avait obtenue en Aragon. Toutefois il fallait qu'il conservât assez de troupes pour tenir en respect la partie turbulente de la population, qui déjà s'était jetée dans les montagnes, et se préparait à profiter de l'éparpillement de nos forces, nécessairement amené par l'extension de l'occupation, pour essayer de troubler Murcie, Cuenca, l'Aragon, la basse Catalogne. Ici les événements ne dépendaient plus de lui, mais d'une autorité bien supérieure à la sienne, et qui seule était en position de tirer du dernier succès les utiles conséquences qu'on pouvait en attendre.
Ce qu'il aurait fallu pour tirer d'utiles conséquences de la conquête de Valence. La prise de Valence, succédant à celle de Tarragone, était sans contredit un fait heureux et éclatant, capable d'exercer sur la Péninsule une influence morale considérable, mais à certaines conditions, c'est que, loin de diminuer les forces, on les proportionnerait à l'extension de notre occupation; c'est que la précipitation avec laquelle on en avait porté une si grande quantité à l'est, et qui laissait le champ libre aux Anglais vers l'ouest, serait promptement réparée; c'est qu'on ne donnerait pas à ceux-ci le temps d'en profiter, et qu'on saisirait au contraire ce moment pour agir contre eux avec une extrême vigueur. Si, en effet, on augmentait assez l'armée du nord pour qu'elle pût non-seulement contenir les bandes, mais couvrir Ciudad-Rodrigo, si on augmentait assez l'armée de Portugal pour qu'elle pût envahir soit le Beïra, soit l'Alentejo, ou au moins arrêter lord Wellington, si enfin on renforçait assez l'armée d'Andalousie pour qu'elle pût prendre Cadix, et ajouter l'éclat de cette conquête à celui de la conquête de Valence, alors une moitié de l'armée d'Andalousie jointe à l'armée tout entière de Portugal, et à un détachement de l'armée du nord, pouvait ramener les Anglais sur Lisbonne, et les bloquer dans leurs lignes jusqu'au moment où l'on tenterait un effort suprême pour les y forcer. Malheureusement il était difficile que ces conditions fussent remplies dans la situation présente, avec le mouvement qui portait toutes choses sur la Vistule au lieu de les porter sur le Tage. Napoléon venait tout à coup de prescrire qu'aussitôt Valence prise, le général Reille rentrât en Aragon avec ses deux divisions, pour y rendre au général Caffarelli la liberté de rentrer en Castille, et à la garde impériale la liberté de rentrer en France. Aussi à peine était-on dans Valence, que le général Reille rebroussa chemin, et que le maréchal Suchet se trouva réduit à ses seules forces, ce qui suffisait pour gouverner paisiblement Valence, mais ne suffisait certainement pas pour agir au loin, pour agir surtout jusqu'à Murcie et jusqu'à Grenade. Il profita toutefois des troupes qui rétrogradaient pour se débarrasser de ses prisonniers, et les diriger sur la France.
Napoléon qui voulait pendant tout l'hiver encore laisser en Espagne sa garde, les Polonais et diverses autres troupes, les rappelle dès le mois de décembre. Napoléon, qui avait d'abord voulu, après la prise de Valence, faire refluer vers les Anglais une masse décisive de forces, et laisser par ce motif sa garde en Castille tout l'hiver au moins, Napoléon n'y songeait plus, pressé qu'il était, par certaines circonstances que nous aurons à raconter bientôt, de porter ses armées sur la Vistule; et il s'était décidé à rappeler sur-le-champ sa garde, les Polonais, les cadres d'un certain nombre de quatrièmes bataillons, et une partie des dragons.
Il venait effectivement, dans les derniers jours de décembre, de redemander sa jeune garde au général Dorsenne, ce qui entraînait une diminution de douze mille hommes au moins, de redemander au maréchal Suchet et au maréchal Soult les régiments de la Vistule, ce qui comportait une nouvelle diminution de sept à huit mille Polonais, soldats excellents, diminution fâcheuse surtout pour le maréchal Suchet, qui restait avec quinze mille hommes dans le royaume de Valence. Il venait en outre de rappeler les quatrièmes bataillons qui avaient composé le 9e corps, et qui presque tous appartenaient aux régiments de l'armée d'Andalousie. Il avait prescrit que l'effectif de ces quatrièmes bataillons fût versé dans les trois premiers, et que les cadres rentrassent à Bayonne, où l'on devait former une réserve en les remplissant de conscrits. Mais ce départ allait produire encore une réduction immédiate de deux à trois mille hommes regrettables par leur qualité. Enfin Napoléon venait de rappeler douze régiments de dragons, sur les vingt-quatre employés en Espagne. Il est vrai que c'était avec des précautions infinies, car il n'y avait d'immédiatement rappelés que quatre régiments entiers de dragons, et pour les huit autres, on ne devait retirer les escadrons que successivement, et à mesure qu'ils perdraient leur effectif. Ainsi on allait commencer par faire revenir le troisième escadron, en versant ce qui lui restait d'hommes dans les deux premiers, et en ne retirant que le cadre lui-même; puis agir de même pour le second, et ainsi de suite, en laissant toujours les soldats, et ne ramenant que les officiers et sous-officiers. De la sorte on devait peu diminuer en Espagne l'effectif réel de la cavalerie, car l'expérience avait prouvé la presque impossibilité d'y entretenir en bon état vingt-quatre régiments de cavalerie, surtout à cause de la consommation de chevaux, et il valait mieux dans l'intérêt du service douze régiments tenus au complet, que vingt-quatre presque toujours incomplets, ne comptant souvent que trente à quarante hommes montés par escadron.
Malgré ces adroites combinaisons, les nouvelles mesures allaient néanmoins enlever à l'Espagne plus de vingt-cinq mille hommes, et des meilleurs. Ce n'est pas encore tout: Napoléon, ne songeant plus à la marche combinée de deux armées sur Lisbonne, s'avançant l'une par le Beïra, l'autre par l'Alentejo, mais songeant surtout à se garder contre un mouvement offensif des Anglais en Castille, qui eût mis en péril notre ligne de communication, Napoléon venait, au moment même on l'on prenait Valence, de changer la destination du maréchal Marmont, et de le ramener des bords du Tage aux bords du Douro, et pour cela de lui faire repasser le Guadarrama. Napoléon, ne songeant plus à une marche sur Lisbonne, et soucieux surtout de garantir le nord de le Péninsule contre les Anglais, ramène le maréchal Marmont du Tage sur le Douro. Il lui avait ordonné de quitter Almaraz, et d'aller s'établir à Salamanque avec les six divisions de l'armée de Portugal, auxquelles il en avait ajouté une septième, celle du général Souham, qui était l'une des quatre de la réserve. La division Bonnet devait former la huitième, mais en restant jusqu'à nouvel ordre dans les Asturies. Le maréchal Marmont en avait donc sept pour la Castille. Le général Caffarelli, revenu de la Navarre qu'il avait momentanément occupée pendant le mouvement du général Reille sur Valence, avait succédé au général Dorsenne dans le commandement de l'armée du nord. Il devait recevoir pour remplacer la garde une des quatre divisions de la réserve, et avait ordre de fournir au moins douze mille hommes au maréchal Marmont, en cas d'une opération offensive de la part des Anglais. Joseph devait lui en prêter quatre mille de l'armée du centre. Napoléon supposant ce maréchal fort de cinquante à soixante mille hommes par suite de ces combinaisons, le chargeait de tenir tête aux Anglais, de protéger contre eux notre ligne de communication, et en même temps de couvrir Madrid s'ils essayaient de s'y porter, ainsi qu'ils l'avaient fait à l'époque de la bataille de Talavera. Enfin comme c'était le départ de la garde qui déterminait le nouvel emplacement assigné à l'armée de Portugal, il était prescrit au maréchal Marmont de se conformer sur-le-champ aux instructions qu'il venait de recevoir.
Embarras du maréchal Marmont tenant à l'envoi du général Montbrun sur Valence. Mais, au moment où lui parvenaient ces ordres (premiers jours de janvier 1812), le maréchal Marmont se trouvait dans le plus grand embarras pour y obéir, car, dans l'extrême précipitation qui avait présidé à la concentration des forces vers Valence, on lui avait enjoint de détacher du côté de cette ville le général Montbrun avec deux divisions, l'une d'infanterie, l'autre de cavalerie. Or le général Montbrun, au lieu de s'arrêter à Cuenca, comme la division Darmagnac envoyée par Joseph, et d'attendre qu'on eût besoin de lui pour aller au delà, avait agi tout autrement. Profitant de sa liberté et de la saison qui rendait les courses faciles en Espagne, il s'était avancé jusqu'aux portes mêmes d'Alicante, qui, prêtes à s'ouvrir devant le maréchal Suchet, s'étaient fermées devant lui.
Le général Montbrun pouvait avoir commis une faute, faute bien excusable avec son caractère, et bien légère en comparaison de ses grands services, mais qu'il eût tort ou non, il n'en était pas moins à quatre-vingts ou cent lieues d'Almaraz, et tandis qu'avec un tiers de l'armée de Portugal il était si loin, c'était chose difficile pour le maréchal Marmont de quitter le Tage avec les deux autres tiers, et de mettre ainsi de nouvelles distances entre lui et son principal lieutenant. Obéissance du maréchal Marmont et son établissement sur le Douro, aux environs de Salamanque. Toutefois, le maréchal Marmont, quoiqu'il fût capable de juger le mérite des ordres qu'il recevait, les exécutait parce qu'il était obéissant, et moins animé que la plupart de ses camarades de passions personnelles. De plus, il avait reçu l'avis que les Anglais, repoussés de Ciudad-Rodrigo à la fin de septembre précédent, préparaient une nouvelle tentative contre cette place, et il se mit en mouvement pour reporter son établissement des bords du Tage aux bords du Douro, et pour ramener son quartier général de Naval-Moral à Salamanque. Afin de parer aux inconvénients de cette étrange situation, il n'achemina d'abord que ses hôpitaux, son matériel et deux divisions, et il laissa deux divisions sur le Tage pour donner la main au général Montbrun. Poussant même la prévoyance plus loin qu'on ne le fait communément, il prépara à Salamanque un second matériel d'artillerie pour les troupes qu'il laissait sur le Tage, afin qu'elles pussent, dans un cas pressant, le rejoindre par des routes fort courtes, mais impraticables à l'artillerie. Ces troupes avaient ordre, si leur arrivée était urgente, d'abandonner leurs canons et de n'amener que les attelages.
Lord Wellington aux aguets pour profiter de nos faux mouvements. On voit tout de suite quelle situation à la fois singulière et périlleuse avait produite cette précipitation à tout porter sur Valence, suivie de cette autre précipitation à tout reporter vers la Castille, afin de préparer le départ des troupes destinées à la Russie. Il aurait fallu que les Anglais fussent ou bien indolents, ou bien mal informés, pour laisser passer de telles occasions sans en profiter. Lord Wellington, quoique peu fertile en combinaisons ingénieuses et hardies, était néanmoins attentif aux occasions que la fortune lui présentait. Il ne les créait pas, mais il les saisissait, et en général cela suffit, car celles que la fortune offre sont toujours les plus sûres, tandis qu'on ne les crée jamais soi-même qu'au prix de beaucoup de hasards et de périls.
Sa résolution de profiter du concours de toutes nos forces vers Valence pour enlever Ciudad-Rodrigo. Nous avons déjà expliqué comment, obligé de faire quelque chose, et n'ayant rien de mieux à tenter que la conquête de Ciudad-Rodrigo ou de Badajoz, lord Wellington était aux aguets sur une route bien frayée, prêt à se jeter sur l'une de ces deux places, dès qu'il croirait avoir devant lui vingt ou vingt-cinq jours pour en faire le siége. Or le concours de toutes les forces des Français vers Valence, qu'il savait être devenu un sujet de souci pour la cour de Madrid[17], était une conjoncture qui lui assurait certainement les vingt-cinq jours dont il avait besoin. Opportunité de ce dessein. Avant que le maréchal Marmont fût averti, avant que ce maréchal eût rappelé le général Montbrun, et qu'il eût pu mettre toute son armée en mouvement, avant que le général Caffarelli pût revenir de la Navarre pour renforcer l'armée de Portugal, et que toutes ces réunions amenassent quarante mille hommes sous les murs de Ciudad-Rodrigo, lord Wellington avait certainement le temps d'attaquer et d'enlever cette place. Ajoutez qu'il y était tout transporté, qu'il n'en avait pas quitté les environs depuis le ravitaillement opéré par le maréchal Marmont et le général Dorsenne, qu'il avait employé son temps à guérir ses malades, à réunir sans bruit son parc de grosse artillerie, qu'en un mot il n'avait aucune opération préalable à exécuter, et que le lendemain de sa première marche il pouvait commencer le siége objet de son ambition. Il résolut donc de l'entreprendre sans perdre un seul instant.
Échauffourée d'Arroyo del Molinos. Avant même la cruelle surprise qu'il nous ménageait en punition de nos fautes, il nous avait déjà causé un désagrément des plus amers, c'était l'échauffourée essuyée par la division Girard près d'Arroyo del Molinos. On a vu que le maréchal Soult avait laissé le général Drouet à Merida pour observer l'Estrémadure. Le général Drouet ne commandait plus le 9e corps, qu'on avait dissous et réparti entre les divisions de l'armée d'Andalousie, il commandait le 5e, devenu vacant par le retour du maréchal Mortier en France. Le maréchal Soult l'avait autorisé à étendre jusqu'aux environs de Caceres la levée des contributions, et le général Girard, placé à la tête de l'une des divisions de ce corps, officier très-énergique mais peu vigilant, s'était avancé jusqu'à la ville même de Caceres, dans le bassin du Tage, tandis que le corps auquel il appartenait se trouvait à Merida sur la Guadiana. Il était fort imprudent de l'envoyer si loin, et à lui tout aussi imprudent de ne pas se garder mieux dans une position si hasardée. Le général anglais Hill était près de là vers Port-Alègre. Excité par lord Wellington à ne pas demeurer inactif, il saisit avec empressement l'occasion qui s'offrait, et qui était des plus belles, car il n'avait qu'à remonter à petit bruit le bassin du Tage pour couper au trop confiant général Girard sa ligne de communication avec la Guadiana. C'est ce qu'il fit, et le 27 octobre au soir il arriva très-près des derrières du général Girard. On avait prévenu celui-ci du danger dont il était menacé; mais avec la brusquerie du courage imprévoyant, il avait répondu au général Briche qui l'avertissait: Vous ne voyez partout que des Anglais!—réponse des plus offensantes, et des moins méritées pour le brave général qui l'avait reçue. Le général Girard cependant, reconnaissant la nécessité de rebrousser chemin, avait déjà remis en marche l'une de ses deux brigades, et avec la seconde il attendait le 28 au matin près d'Arroyo del Molinos l'alcade de Caceres, qui avait promis d'apporter les mille onces auxquelles cette ville était imposée, lorsqu'il fut convaincu, mais trop tard, de son injustice envers le général Briche. Enveloppé par plus de 10 mille hommes, dont 6 mille Anglais et 4 mille Portugais, il tâcha de racheter son imprévoyance par sa vaillance, et parvint à se faire jour, mais en sacrifiant un bataillon d'arrière-garde composé de compagnies d'élite, et ayant à sa tête un officier qui s'était déjà très-bien conduit à l'Albuera, le commandant Voirol. Ce bataillon, entouré de toutes parts, se défendit avec une bravoure héroïque, mais fut accablé et pris tout entier. Cette cruelle échauffourée nous coûta près de deux mille hommes, tués, blessés ou prisonniers, et fut pour les Anglais un vrai sujet de joie, parce qu'elle leur fournissait un fait remarquable pour remplir de quelque chose la longue lacune de l'été, et pour occuper par un récit flatteur l'opinion publique d'Angleterre, qui en était restée aux assauts repoussés de Badajoz et au dernier ravitaillement de Ciudad-Rodrigo par les Français. Le général Girard fut renvoyé par le général Drouet au maréchal Soult, par le maréchal Soult à l'Empereur, afin de rendre compte de sa conduite, et ses chefs, pour être justes, après l'avoir accusé d'imprévoyance, auraient dû s'accuser eux-mêmes d'une imprévoyance au moins égale.
Malheureusement il devait bientôt nous arriver pis encore, toujours par ce même défaut de vigilance, si fréquent dans toute guerre, mais plus fréquent dans celle d'Espagne que dans aucune autre, à cause de la variété infinie des accidents, et surtout de l'extrême division du commandement. Négligence du général Dorsenne à l'égard de Ciudad-Rodrigo. Ciudad-Rodrigo, dont nous venons de dire que lord Wellington méditait le siége pendant la convergence de nos forces vers Valence, allait en fournir un nouveau et bien triste exemple. Cette place, située entre l'armée du Nord et l'armée de Portugal, s'était trouvée remise à la responsabilité de deux chefs, c'est-à-dire d'aucun, le maréchal Marmont et le général Dorsenne. Pourtant ce dernier, auquel avait été imposé le soin d'approvisionner la garnison de Ciudad-Rodrigo (mesure ordonnée pour diminuer les charges de l'armée de Portugal), aurait dû s'en occuper plus particulièrement. Mais, très-capable de commander une division en rase campagne, le général Dorsenne n'entendait rien à la défense des places, et avait confié au général Barrié, qui n'y entendait guère davantage, la garde de Ciudad-Rodrigo. Il lui avait donné 1800 hommes pour occuper une place dans laquelle il en aurait fallu au moins cinq mille pour se défendre avec succès. Les Français n'avaient mis que vingt-quatre jours à la prendre contre six mille Espagnols, pourvus de tout, et aussi braves que fanatiques. Combien de temps pourraient s'y maintenir 1800 Français, n'ayant aucun des moyens dont avaient disposé les Espagnols, et se regardant comme sacrifiés d'avance par la négligence de leurs chefs? Le général Dorsenne s'était à peine adressé cette question, et se rappelant d'avoir quelques mois auparavant apporté des vivres à Ciudad-Rodrigo en compagnie du maréchal Marmont, n'y pensait plus, ou presque plus.
Insuffisance des moyens de défense de cette place vainement signalée par le général Barrié. Cependant le général Barrié, qui s'était rendu compte de la situation, n'avait pas manqué, dès la fin de décembre, de faire part au commandant de l'armée du nord des mouvements de l'ennemi, lesquels, bien que soigneusement cachés, étaient néanmoins très-sensibles, d'annoncer que ses vivres finiraient en février, que sa garnison était tout à fait insuffisante, et qu'il succomberait bientôt s'il était sérieusement attaqué. Ces avis furent reçus comme ceux du général Briche au général Girard, comme importunités d'officiers qui se plaignent toujours, et demandent plus qu'il ne leur faut, plus qu'on ne peut leur donner. En tout temps on se modèle sur le chef, et Napoléon, par calcul ou illusion, traitant souvent ses généraux de la sorte, il n'y avait pas alors de médiocre officier qui n'en fît autant à l'égard de ses subordonnés.
La place fut donc livrée à elle-même avec 1800 hommes de garnison, réduits à 1500 par les maladies, la désertion et les batailleries quotidiennes contre les coureurs espagnols du dehors. On avait réparé la brèche par laquelle les Français étaient entrés, mais en pierre sèche, faute de matériaux pour la réparer autrement. Sur le mamelon appelé le grand Teso, d'où étaient partis les cheminements du maréchal Ney, on avait construit une redoute de force insignifiante, et on avait occupé les couvents extérieurs de Saint-François et de Santa-Cruz avec tout au plus 200 hommes, ce qui réduisait à 1300 la garnison chargée de garder l'enceinte. (Voir la carte no 52.).
Arrivée de lord Wellington sous les murs de Ciudad-Rodrigo. Lord Wellington, après avoir amené avec beaucoup de secret son parc de siége près de la frontière, la franchit le 8 janvier 1812, espérant qu'avant le retour des troupes envoyées à Valence par l'armée de Portugal, en Navarre par l'armée du nord, il aurait emporté une place aussi dépourvue de moyens de défense que paraissait l'être en ce moment Ciudad-Rodrigo. Pour en être plus sûr il résolut de brusquer toutes les attaques, ce que la faiblesse de la garnison devait rendre peu périlleux.
Brusque enlèvement des ouvrages extérieurs. Ayant dès le 8 passé l'Agueda et investi la place, il voulut le soir même enlever la lunette établie sur le grand Teso. Armée de trois bouches à feu, gardée par cinquante hommes, elle ne pouvait pas opposer grande résistance, et, en effet, le malheureux détachement qui la défendait, assailli brusquement, fut pris ou tué. Immédiatement après, lord Wellington, qui n'avait pas moins de 40 mille hommes, commença les travaux avec une quantité immense de bras, et enveloppa de ses tranchées la place tout entière, du couvent de Santa-Cruz à celui de Saint-François. Battre la partie des murailles où les Français avaient déjà fait brèche était la marche indiquée, et les cheminements furent dirigés de ce côté. Comme les couvents de Santa-Cruz et de Saint-François prenaient en flanc les tranchées anglaises, on résolut de s'en rendre maître à force d'hommes. Ce n'était pas difficile, car il n'y avait guère qu'une cinquantaine de nos soldats dans l'un et cent cinquante dans l'autre. Lord Wellington fit enlever celui de Santa-Cruz dans la nuit du 13 au 14, et les cinquante hommes qui l'occupaient, insuffisants pour s'y maintenir, se retirèrent après s'être comportés de leur mieux. Le général Barrié fit une sortie pour reprendre le poste, le reprit effectivement, mais fut obligé de l'évacuer de nouveau devant la multitude des assaillants. Le couvent de Saint-François importait davantage à l'ennemi, car il incommodait de ses feux la gauche des tranchées anglaises, par laquelle lord Wellington voulait entreprendre une seconde attaque. Les cent cinquante hommes qui gardaient ce couvent, assaillis par des forces écrasantes, menacés d'être coupés de la ville, se retirèrent après avoir encloué leurs canons. Une plus grande expérience de la défense des places aurait appris au général Barrié que vouloir conserver des postes détachés avec si peu de monde, c'était compromettre des hommes inutilement. Du reste, il aurait su ce qu'il ignorait, qu'il n'aurait pas pu faire beaucoup mieux avec les forces dont il disposait, et il faut ajouter aussi qu'en se renfermant dans la place, pour s'y borner à la défense de l'enceinte, il n'aurait pas fort allongé la résistance.
Attaque de l'enceinte par la brèche que les Français avaient pratiquée. Tous les ouvrages extérieurs étant enlevés, lord Wellington dirigea vingt-six bouches à feu sur la vieille brèche, et en quelques heures les pierres sans ciment s'écroulèrent avec une facilité effrayante. L'assaut devint praticable. Les assiégés, ici comme à Badajoz, profitant de l'habitude qu'avaient les Anglais de battre en brèche avant d'avoir détruit la contrescarpe, essayèrent courageusement de déblayer le pied des murailles. Mais peu nombreux, mal couverts par la contrescarpe et le glacis, ils furent bientôt chassés par le feu ennemi, et l'artillerie anglaise put, en accumulant les décombres au pied de la brèche, en refaire le talus. Lord Wellington avait appris à Badajoz quelle entreprise c'était que de donner l'assaut à des places défendues par des Français, et il avait senti que pour en venir à bout il fallait une seconde attaque, non pas feinte mais sérieuse, afin de diviser l'attention des assiégés, et de les troubler par deux assauts livrés en même temps. Il fit donc établir une nouvelle batterie de brèche à gauche de ses tranchées, vers le couvent de Saint-François, et grâce au matériel dont il disposait il put faire battre l'enceinte à outrance. L'artillerie de la place, bien servie, contraria beaucoup ces nouveaux travaux, mais ne put rien contre le grand nombre des travailleurs, et bientôt sur ce second point, la brèche, quoique moins large, fut jugée praticable.
Préparatifs du général Barrié pour résister à l'assaut. Le général Barrié, décidé à mourir les armes à la main, avait employé les moyens ordinaires de l'art pour résister à l'assaut. Il avait fait élever un double retranchement en arrière des brèches, placé sur leurs flancs des pièces de canon à mitraille, sur leur sommet des bombes qu'on devait rouler à la main, et des troupes d'élite par derrière. N'ayant plus qu'un millier d'hommes pour se défendre, ayant deux brèches à garder, et tout le pourtour de la place à surveiller, il lui restait pour unique réserve contre une colonne qui aurait forcé l'enceinte, environ une centaine d'hommes. Néanmoins, sommé par le général anglais, il répondit en homme d'honneur, qu'il mourrait sur le rempart, et ne capitulerait point. La réponse était méritoire, car dans l'état auquel il était réduit, les règles de la défense des places, même entendues honorablement, lui auraient permis de traiter.
Enlèvement de Ciudad-Rodrigo par suite d'un double assaut. Dans la nuit du 18 au 19 janvier lord Wellington lança deux colonnes d'assaut sur l'enceinte, et disposa des réserves pour les soutenir. La colonne dirigée sur la grande brèche à droite, après avoir couru à découvert jusqu'au bord du fossé, après s'y être précipitée, essaya de gravir les décombres de la muraille, et fut plusieurs fois arrêtée par la mitraille, par les grenades, et par une fusillade à bout portant. Le général Barrié, qui était à cet endroit, parce que c'était le plus menacé, put se flatter un moment de réussir. Appelé par des cris à la petite brèche, il crut qu'elle était emportée, y courut avec sa réserve, reconnut que c'était une fausse alarme, et retourna à la grande. Mais la seconde colonne anglaise, après avoir été repoussée de la petite brèche, y revint en forces, vainquit le poste de voltigeurs qui la défendait, et pénétra dans la ville. Cette fois le général Barrié, supposant que c'était encore une fausse alerte, n'accourut pas assez tôt, et sa colonne qui défendait la grande brèche, prise à revers, fut obligée de mettre bas les armes. La garnison et son commandant avaient poussé la résistance au dernier terme; on ne pouvait leur reprocher que quelques fautes de métier, et il faut ajouter que même en les évitant ils n'auraient pas sauvé la place. La ville, quoique alliée, fut pillée, lord Wellington étant obligé de concéder cet acte de barbarie à l'esprit de ses troupes. Nous respectons profondément la nation anglaise et sa vaillante armée, mais il nous sera permis de faire remarquer qu'on n'a pas besoin d'un tel stimulant auprès des soldats français.
La place, attaquée le 8 janvier, avait donc succombé le 18 au soir, c'est-à-dire qu'elle avait été prise en dix jours. Un pareil résultat pouvait paraître extraordinaire; mais le délabrement des fortifications, l'insuffisance de la garnison, le grand nombre des assiégeants, et, il faut le dire, la prodigalité avec laquelle lord Wellington avait dépensé les hommes, lui qui prenait tant de soin de les ménager en rase campagne, expliquaient la promptitude de ce succès. Ce siége ne lui avait pas coûté moins de 13 à 1400 soldats, morts ou blessés, et quelques-uns de ses officiers les plus distingués, notamment le brave et hardi Crawfurd, commandant de la division légère. Les Anglais n'ayant pas de troupes spéciales du génie, et leurs ingénieurs, quoique fort intelligents, étant peu versés dans l'art profond de Vauban, brusquaient les approches, négligeaient l'établissement au bord du fossé, laissaient subsister la contrescarpe, et ensuite livraient les assauts à coups d'hommes. Ce système, après avoir échoué devant Badajoz, n'avait triomphé devant Ciudad-Rodrigo qu'au moyen de plusieurs attaques simultanées, manière de procéder qui exige une armée considérable, d'immenses sacrifices d'hommes, beaucoup d'énergie enfin, et qui peut échouer aussi devant des garnisons nombreuses et résolues[18].
Surprise et chagrin des généraux français en apprenant la prompte reddition de Ciudad-Rodrigo. Quoi qu'il en soit de cette question purement technique, la promptitude de la prise de Ciudad-Rodrigo fut un coup de foudre pour les commandants des armées du nord et de Portugal, et pour l'état-major de Madrid. Ce dernier dut être le moins surpris, car il avait blâmé la convergence de toutes les forces disponibles vers Valence, dont lord Wellington venait de si bien profiter. Le plus affligé fut le maréchal Marmont. Au moment où il avait appris, c'est-à-dire vers le 10 janvier, le commencement du siége de Ciudad-Rodrigo, il était occupé à se transporter des bords du Tage aux bords du Douro; comptant sur une défense d'au moins vingt jours, il espérait avant cette époque avoir réuni cinq de ses divisions, peut-être six sur sept, et avoir obtenu encore de l'armée du nord douze ou quinze mille hommes de troupes auxiliaires, ce qui lui aurait permis de marcher avec plus de quarante mille soldats au secours de la place assiégée. Mais la négligence du général Dorsenne, chargé de pourvoir à la sûreté de Ciudad-Rodrigo, avait fort abrégé la durée de la résistance possible, et il faut ajouter que le maréchal Marmont lui-même, en prenant vingt jours pour secourir la place, bien qu'il ne dépassât point dans ce calcul la limite d'une défense ordinaire, n'avait pas assez songé aux accidents qui déjouent souvent les prévisions les mieux fondées. Injustice envers le général Barrié. Néanmoins, quoique fort généreux de caractère, le maréchal Marmont se mit à dire que le général Barrié était un misérable, qui n'avait pas su défendre le poste qu'on lui avait confié; le général Dorsenne s'en tira de même, et, comme il arrive trop souvent, les plus coupables s'en prirent à celui qui l'était le moins, qui ne l'était même pas du tout en cette circonstance, car résister à la menace de l'assaut, le recevoir, et ne se rendre qu'à l'assaillant victorieux, est le dernier terme des obligations imposées aux commandants des places.
Conséquences possibles de la chute de Ciudad-Rodrigo. Du reste, on conçoit le désespoir des généraux des armées du nord et de Portugal, car la Vieille-Castille se trouvait désormais découverte, et notre ligne de communication demeurait exposée aux tentatives d'une armée solide, que nous n'avions pas encore véritablement battue, et qui commençait à sortir de sa circonspection accoutumée. Que servirait à l'avenir, si les Anglais pouvaient percer jusqu'à Valladolid, d'occuper Valence, Séville, Badajoz?
Le maréchal Marmont, rempli de vigilance pour ce qui le concernait directement, sentit le danger de cette position, et, voyant Ciudad-Rodrigo perdu, s'empressa d'y suppléer par des travaux de défense à Salamanque, qui était devenue la capitale de son commandement, et qui devait être plus tard le théâtre d'une sanglante bataille. Ouvrages de défense élevés autour de Salamanque pour suppléer à Ciudad-Rodrigo. Il déploya beaucoup d'activité et d'intelligence dans le choix des ouvrages à construire, se servit de trois gros couvents situés autour de Salamanque, pour suppléer aux fortifications régulières dont cette ville était dépourvue, et y établit une sorte de camp retranché qu'une troupe résolue pouvait défendre assez longtemps. Il s'occupa ensuite de se créer des magasins et des hôpitaux, d'installer son armée le mieux possible, genre de soin dont il avait contracté le goût, et en partie le talent, à l'école de Napoléon.
Les troupes du général Montbrun étaient enfin revenues, mais le maréchal Marmont, quoiqu'il eût à sa disposition sept belles divisions d'infanterie et deux de cavalerie, n'était pas tranquille en considérant l'étendue de sa tâche. Il ne comptait guère que sur 44 mille hommes d'infanterie, et il ne lui en fallait pas moins de dix mille pour garder le pont d'Almaraz sur le Tage, les cols de Bañols et de Péralès sur le Guadarrama, Zamora sur le Douro, Léon et Astorga vers les Asturies. Il ne lui restait donc que 34 mille fantassins réunis, et en ajoutant sa cavalerie et son artillerie, 40 mille combattants au plus. Or l'armée anglo-portugaise pouvait aujourd'hui mettre 60 mille hommes en ligne, dont moitié Anglais, et moitié Portugais bons soldats. Il n'était pas sage de lutter même avec 50 mille hommes contre une pareille armée, à moins qu'on ne les eût tous sous la main, bien vêtus, bien armés, bien nourris, et non détachés pour quantité de services accessoires, comme il le faut dans un pays où l'on a la population entière contre soi. Quant au secours de 4 mille hommes tiré des troupes du centre, le maréchal Marmont le regardait avec raison comme une chimère dans la situation de Madrid. Il ne comptait pas davantage sur les 12 mille hommes du général Caffarelli, qui avait remplacé le général Dorsenne, et qui devait trouver dans l'état des provinces du nord bien des raisons plausibles pour faire attendre, pour refuser même son contingent. Inquiétudes du maréchal Marmont sur sa position, et envoi d'un officier de confiance pour en faire part à Napoléon. Il ne dormait donc pas tranquille en songeant à tous les dangers qui pouvaient fondre sur lui. Il y avait une autre partie de sa tâche qui ne l'effrayait pas moins, c'était la défense de Badajoz. Un secret pressentiment qui faisait honneur à son esprit, lui disait que lord Wellington était bien capable, après avoir surpris Ciudad-Rodrigo, d'aller surprendre Badajoz, et il se demandait comment il ferait pour quitter la Castille, la laisser presque découverte, et voler à la défense de Badajoz à quinze marches au moins de Salamanque. Au milieu de ces perplexités, il envoya un aide de camp de confiance à Paris pour exposer tous ces dangers à Napoléon, et pour dire que la seule manière d'y parer était à ses yeux de réunir en un seul commandement les armées du nord, du centre et de Portugal. Assuré alors d'être obéi, et en distribuant bien ses forces d'avoir toujours cinquante ou soixante mille hommes sous la main, il croyait être en état de résister aux Anglais. Quoique ce fût un commandement bien considérable pour lui, et qu'il n'eût ni la réputation ni les services qui auraient pu justifier une telle prétention, pourtant ce qu'il proposait valait mieux que la division actuelle des forces, et peut-être aurait prévenu bien des malheurs. À défaut de cette concentration du commandement, le maréchal Marmont demandait à servir ailleurs.
Refus de Napoléon de tenir compte des craintes du maréchal Marmont. C'était un grand désavantage auprès de Napoléon, disposé à la défiance par caractère et par un long maniement des hommes, de laisser apercevoir des prétentions personnelles, même en donnant un conseil utile. Napoléon aimait le maréchal Marmont, qu'il avait eu pour aide de camp, et dont il appréciait les qualités aimables et brillantes, mais, par suite d'une longue familiarité, il avait pris l'habitude de le traiter légèrement, et il n'attacha pas assez d'importance à ses avis, disant que l'ambition lui montait à la tête, qu'il n'était pas capable d'un tel commandement, que pour le satisfaire il faudrait déposséder Joseph de l'armée du centre, ce qui était impossible; que le maréchal, d'ailleurs, se mêlait de ce qui ne le regardait pas; que Badajoz n'était plus confié à ses soins; qu'il n'avait qu'à bien garder le nord de la Péninsule contre les Anglais; qu'on ne lui en demandait pas davantage; que c'était à l'armée d'Andalousie à défendre Badajoz, et qu'elle y suffirait parfaitement si les Anglais n'attaquaient cette place qu'avec deux divisions, c'est-à-dire avec le corps de Hill renforcé, mais que s'ils l'attaquaient avec cinq, c'est-à-dire avec la presque totalité de leur armée et lord Wellington en tête, alors il y avait pour l'armée de Portugal un moyen assuré de leur faire lâcher prise, c'était de passer sur le corps des détachements laissés le long de l'Agueda, de s'enfoncer sur Coimbre, de marcher même sur Thomar, et que dans ce cas lord Wellington serait bien obligé de rebrousser chemin et de renoncer à Badajoz; qu'il fallait désormais s'en tenir à cette manière de manœuvrer, ne plus abandonner la garde de la Castille, et s'il devenait urgent de secourir l'armée d'Andalousie, le faire en s'avançant par le Beïra et la gauche du Tage jusqu'à Coimbre ou jusqu'à Thomar, en ayant toujours soin de couvrir notre ligne de communication avec les Pyrénées.
Fausses notions sur lesquelles repose la confiance de Napoléon. Ces vues étaient justes, comme toutes celles de Napoléon en fait de guerre, mais justes d'une manière très-générale, et à l'application il n'était pas impossible qu'elles perdissent leur justesse, qu'elles devinssent même funestes, si les circonstances, que Napoléon de loin ne pouvait pas apprécier avec le degré de précision nécessaire, ne concordaient pas avec les suppositions d'après lesquelles il raisonnait. Si Badajoz, par exemple, au lieu d'être mis dans un état de défense à tenir deux mois, était à peine en mesure de tenir un, la diversion ordonnée sur le Tage, quelque spécieuse qu'elle fût, ne devait pas être une raison décisive pour lord Wellington de lever un siége près de réussir. D'ailleurs il fallait que la marche sur le Tage fût tentée avec des forces suffisantes, et pour cela il fallait absolument que les armées du nord et de Portugal au moins fussent sous un même commandement, si on ne pouvait pas y mettre aussi celle du centre. Or le maréchal Marmont valait mieux seul que contrarié par le général Caffarelli, tout honnête et dévoué qu'était ce dernier. C'est malheureusement ce que Napoléon ne voulut pas admettre.
Nouveaux projets de lord Wellington, dirigés cette fois contre Badajoz. Le secret pressentiment du maréchal Marmont à l'égard des projets de lord Wellington n'était que trop fondé. Celui-ci, encouragé par la rapide conquête de Ciudad-Rodrigo, chaque jour plus persuadé que les armées françaises dans leurs mouvements décousus lui laisseraient le temps d'exécuter des siéges courts et imprévus, avait tout préparé le lendemain de la prise de Ciudad-Rodrigo pour faire sur Badajoz une tentative violente, avec d'immenses moyens, et en prodiguant le sang des hommes. Il avait déjà, dans cette vue, dirigé d'Abrantès sur Elvas un vaste matériel, et acheminé successivement toutes ses divisions sur l'Alentejo, en ayant soin de rester de sa personne sur la Coa, afin qu'on ne soupçonnât pas son dessein. Il y avait parfaitement réussi, en ce sens qu'on se doutait bien à Badajoz des préparatifs d'un siége, mais non de la réunion de toute l'armée anglaise devant cette place, et qu'on l'ignorait entièrement en Castille et en Andalousie.
Fév. 1812. Fâcheuse confiance du maréchal Soult dans la place de Badajoz. La garnison de Badajoz n'avait cessé de pousser le cri d'alarme auprès du maréchal Soult, et de lui demander de prompts secours. Le maréchal, raisonnant comme le font la plupart des hommes, pensant que les circonstances qui s'étaient produites une première fois se produiraient une seconde, ne se préoccupant nullement des changements survenus, crut que Badajoz, qui avait déjà résisté près de deux mois, arrêterait l'ennemi un mois au moins, ses défenses surtout ayant été perfectionnées, qu'il aurait par conséquent le temps d'accourir, que le maréchal Marmont d'ailleurs accourrait de son côté, et qu'il ne fallait pas s'inquiéter sérieusement de cette menace d'un nouveau siége.
Mars 1812. Cependant il aurait dû se dire que les secours attendus de loin étaient une chose sur laquelle il n'était pas sage de compter, que les Anglais avaient été fort malhabiles dans leur premier siége de Badajoz, mais qu'à un second ils s'y prendraient peut-être mieux, et avec de plus grands moyens, qu'il fallait donc mettre au moins cette place dans un parfait état de défense. Insuffisance de la garnison et des munitions laissées dans cette place. Or une garnison de 5 mille hommes, réduite à 4,400 un peu avant le siége, et à 4,000 au moment de l'investissement, était complétement insuffisante. Il aurait fallu 10 mille hommes, avec des vivres et des munitions en proportion, pour déjouer encore les efforts des Anglais. Et par exemple il eût beaucoup mieux valu porter la garnison de Badajoz à ce nombre que de laisser en Estrémadure le corps du général Drouet, qui n'y pouvait faire autre chose que se retirer à la première apparition des Anglais. Après en avoir détaché ce qu'il fallait pour Badajoz, on aurait pu ensuite attirer le reste à soi, et la garnison, accrue de cinq mille hommes avec quelque cavalerie, aurait eu le moyen d'étendre ses courses au loin, aurait servi de corps d'observation pour l'Estrémadure mieux que le corps du général Drouet, et serait devenue presque invincible si elle avait été assiégée. En outre, elle aurait pu s'approvisionner elle-même soit en bois, soit en vivres. Or à la fin de février, un mois après la prise de Ciudad-Rodrigo, lorsque le projet d'un nouveau siége était devenu évident, la place n'avait de subsistances que pour environ deux mois, elle manquait de poudre pour un long siége, elle manquait surtout de bois propres à faire des palissades et des blindages, et elle ne cessait de demander les objets dont elle était dépourvue. Les vivres même dont elle était munie, elle avait été obligée de s'en procurer une partie en coupant les blés de ses propres mains à une distance de trois lieues. Travaux exécutés pour améliorer les moyens de défense. À la vérité les défenses de la place avaient été améliorées tant à la droite qu'à la gauche de la Guadiana. (Voir la carte no 52.) Sur la rive droite, les brèches du fort Saint-Christoval avaient été réparées, les escarpes relevées, les fossés approfondis dans le roc vif. Sur la rive gauche le château avait été remis en état, le pied du rocher sur lequel il était construit escarpé, la lunette de Picurina qui le couvrait perfectionnée, l'inondation du Rivillas considérablement accrue au moyen d'une forte retenue des eaux, enfin le fort de Pardaleras entièrement fermé à la gorge. Les fronts du sud-ouest, formant saillie, étaient toujours la partie la plus exposée, mais des mines avaient été pratiquées sous ces fronts afin d'en éloigner l'ennemi. Malheureusement le bois avait manqué pour palissader les fossés et pour établir des blindages; mais l'héroïsme de la garnison lui permettait de s'en passer en restant à découvert sous les bombes et les obus. Enfin, comme nous venons de le dire, la poudre n'existait pas en assez grande quantité, et les vivres, qui en février auraient suffi à une résistance de deux mois, n'y pouvaient plus suffire en mars.
Soudaine apparition des Anglais sous les murs de Badajoz le 16 mars 1812. Tel était l'état de la place lorsque les Anglais parurent sous ses murs le 16 mars 1812, comptant comme à Ciudad-Rodrigo avoir terminé le siége avant que la concentration de nos forces pût les en empêcher. Moyens immenses dont ils sont pourvus. Ils amenaient 50 mille hommes au moins, un immense matériel, et ils étaient résolus, n'étant guère plus habiles dans l'art des siéges qu'avant la prise de Ciudad-Rodrigo, de pousser les approches juste assez pour établir les batteries de brèche, puis d'ouvrir plusieurs brèches à la fois, et de profiter de leur supériorité numérique pour livrer simultanément deux ou trois assauts, moyen coûteux mais très-probable de venir à bout d'une garnison, quelque brave qu'elle fût, lorsqu'elle n'était point assez nombreuse.
Dès le premier jour l'investissement de Badajoz fut complet, et sans perdre de temps les Anglais firent choix du point d'attaque. Dégoûtés par leurs mésaventures de l'année précédente de toute tentative contre le fort de Saint-Christoval, ils dirigèrent leurs efforts sur la rive gauche de la Guadiana, c'est-à-dire sur la place elle-même. (Voir la carte no 52.) L'attaque du côté du sud-ouest, quoique plus facile, fut encore négligée, mais cette fois par la crainte qu'inspiraient les fourneaux de mine pratiqués dans cette partie du sol. Ouverture de la tranchée le 17 mars. Les Anglais se portèrent à l'est vers le château, et vers les fronts contigus à la porte de la Trinidad, malgré l'inondation du Rivillas, malgré la lunette de Picurina. Le 17, lendemain de l'investissement, ils ouvrirent la tranchée devant la lunette de Picurina, ouvrage inachevé, d'un faible relief, fermé à la gorge par une simple palissade, et qui pouvait être aisément enlevé d'assaut. Or, cette lunette prise, il était facile d'y former un établissement pour battre en brèche les fronts contre lesquels était dirigée la nouvelle attaque. Le 19, les assiégés voulurent employer un moyen fort usuel et fort efficace, lorsque la garnison est brave et résolue, ce sont les sorties, qui, en bouleversant les travaux des assiégeants, prolongent la durée des approches, et par suite celle de la résistance. Une sortie, exécutée avec vigueur, éloigna les Anglais de leurs tranchées, permit d'en combler une partie, mais, comme d'usage, fut suivie d'un retour offensif de l'ennemi, et nos soldats, au lieu de se retirer sans faux orgueil, puisque leur but était atteint, s'obstinèrent à disputer le terrain, et eurent 20 tués et 160 blessés. Les Anglais ne perdirent pas moins de 300 hommes. Ce n'était rien pour eux, qui en comptaient plus de 50 mille, tandis que c'était beaucoup pour nous qui en avions à peine 4 mille en état de combattre. Aussi renonça-t-on à ce moyen puissant de prolonger la défense, mais dangereux quand une garnison n'est pas assez considérable.
Les travaux étant poussés avec une extrême activité, le 25 mars les Anglais purent battre en brèche la lunette de Picurina avec 23 bouches à feu, en démolirent le saillant, et en entamèrent les côtés. Le soir, sans plus tarder, ils l'assaillirent avec trois fortes colonnes et des réserves. La lunette n'était défendue que par 200 soldats tirés de tous les régiments. Assaut et prise de la lunette de Picurina. On ne pouvait guère, dans l'état de la garnison, lui consacrer plus de monde, mais il eût mieux valu prendre des hommes appartenant à un même bataillon, et prêts à se conduire comme le font les gens qui se connaissent, lorsqu'ils agissent sous les yeux les uns des autres. Les trois colonnes s'étant jetées dans le fossé (car les Anglais persistaient dans leur système de ne pas pousser les cheminements jusqu'au bord du fossé même), l'une se porta jusqu'au revers de l'ouvrage, essaya d'arracher les palissades pour entrer par la gorge, mais recula sous la vivacité de la fusillade; la seconde ayant voulu pénétrer par la brèche, fut également culbutée; mais la troisième appliquant les échelles sur la face la moins gardée parvint jusqu'au parapet, au moment où la seconde colonne revenue de son échec escaladait le saillant à moitié démoli. La petite garnison ayant à faire face à deux invasions à la fois, n'y put suffire, et fut en peu d'instants obligée de mettre bas les armes. Quatre-vingt-trois hommes furent tués ou blessés, et quatre-vingt-six faits prisonniers. L'ennemi perdit environ 350 hommes.
Notre artillerie fit immédiatement un feu terrible sur les vainqueurs en possession de la Picurina, et leur en rendit le séjour fort dommageable. Ils eurent beaucoup de peine à retourner les terres pour se mettre à couvert du côté de la place, mais à force de travailleurs et de moyens matériels, ils finirent, en sacrifiant beaucoup de monde, par se créer un logement dans l'ouvrage conquis, et entreprirent d'établir des batteries de brèche contre les deux bastions répondant à la lunette de Picurina. Choix de la lunette de Picurina pour y établir les batteries de brèche. Dès lors ils abandonnèrent presque toutes leurs autres batteries, dont l'emplacement avait été assez mal choisi, et s'attachèrent exclusivement aux nouvelles, qui fort rapprochées du mur d'enceinte, le voyaient jusqu'au pied. L'artillerie française, admirablement servie, leur faisait payer cher cette téméraire manière de procéder, mais la poudre commençait à lui manquer, et la garnison suppléait au feu du canon par un feu de mousqueterie, que les meilleurs tireurs de chaque régiment dirigeaient sur les canonniers anglais. Si la garnison avait eu assez de poudre et assez d'hommes, c'eût été le cas de joindre à un grand feu d'artillerie une sortie vigoureuse contre l'établissement formé à la gorge de la Picurina. Une sortie heureuse sur un point aussi rapproché aurait probablement détruit tous les avantages acquis par l'assiégeant, et l'aurait ramené au point où il en était au début du siége. Mais il eût fallu opérer cette sortie avec onze ou douze cents hommes, en sacrifier peut-être trois ou quatre cents, et la garnison devait réserver sa poudre et ses soldats pour le jour suprême et décisif de l'assaut.
Établissement de batteries de brèche. Ce moment ne pouvait pas tarder, tant étaient rapides les progrès de l'assiégeant que l'assiégé n'était plus capable d'arrêter. Cependant la garnison avait déjà gagné quinze jours, en sacrifiant, il est vrai, 700 hommes sur 4 mille, sans que l'ennemi eût encore réussi à battre en brèche les deux bastions par lesquels il était décidé à pénétrer dans la place. Le 31, il parvint à établir diverses batteries contenant vingt bouches à feu de gros calibre, contre les deux bastions qu'il s'agissait de démolir. Il prolongea ses tranchées à droite et à gauche pour élever plusieurs autres batteries dont l'objet était de répondre à l'artillerie de la place, d'enfiler ses défenses, et de porter à trois le nombre des brèches. Bientôt il eut cinquante-deux pièces de gros calibre en position, avec lesquelles il ouvrit un feu épouvantable. La garnison, qui avait réservé ses munitions pour le dernier moment, y répondit par un feu non moins violent. Elle démonta plusieurs pièces, mais les Anglais, regorgeant de matériel, et déployant un grand courage, remplaçaient les pièces démontées au milieu de leurs épaulements bouleversés, et sous une grêle de projectiles. Nos artilleurs, qui ne se laissaient pas surpasser et pas même égaler, se tenaient aux embrasures détruites de leurs canons, et redoublaient d'efforts sous les boulets, les bombes et les obus. Exaltation héroïque de la garnison de Badajoz. La garnison en était arrivée à cet état d'exaltation où l'on ne tient plus compte des périls, et tous avaient juré de mourir plutôt que de rendre leur drapeau et d'aller pourrir sur les pontons infects où l'Angleterre, au déshonneur de sa civilisation, faisait périr nos prisonniers. Les plus malheureux dans cette lutte formidable étaient les habitants, restés dans la ville au nombre de cinq mille au plus sur quinze mille, et la plupart indigents. La garnison les nourrissait de ses économies. Son humanité envers les habitants. Elle avait eu l'humanité, avec les restes de sa viande et avec ses légumes, de leur composer une nourriture qui les empêchait de mourir de faim. Mais n'ayant ni casemates ni blindages pour elle-même, et sachant s'en passer, elle ne pouvait leur épargner les éclats des bombes au milieu desquels elle vivait audacieusement. Aussi d'affreux gémissements remplissaient-ils cette ville désolée, et déchiraient l'âme de nos soldats, insensibles à leurs propres périls, mais pleins de pitié pour des infortunés que depuis quinze mois ils s'étaient habitués à considérer comme des compatriotes.
Avril 1812. Enfin l'instant suprême approchait. Trois larges brèches avaient été pratiquées dans la maçonnerie des bastions attaqués. L'assiégeant, après avoir d'abord éparpillé ses feux, les avait maintenant concentrés sur ces deux bastions, était parvenu à diminuer le niveau de l'inondation en détruisant une partie des retenues, et avait rendu les brèches abordables, sans toutefois s'imposer la précaution, dont l'omission devait lui coûter cher, de renverser la contrescarpe, conformément aux règles ordinaires de l'art.
Moyens préparés pour résister à l'assaut. Lord Wellington avait fait à la garnison l'honneur de ne pas la sommer, car il savait que toute proposition de capituler serait inutile. Le gouverneur, en effet, ayant assemblé les principaux officiers, il avait été décidé à l'unanimité, et aux acclamations des troupes, qu'on attendrait l'assaut, et qu'on périrait les armes à la main plutôt que de se rendre. Sur-le-champ on avait couru aux brèches, afin d'y employer tous les moyens que l'art le plus ingénieux peut offrir pour arrêter un ennemi résolu. L'habile et intrépide commandant du génie avait indiqué et tracé les travaux, que les soldats exécutaient avec enthousiasme. Tandis qu'une moitié d'entre eux était de garde sur les remparts, l'autre moitié, travaillant dans le fossé, déblayait le pied des brèches, ce qui est très-périlleux mais possible lorsque l'ennemi n'a pas pris possession du bord du fossé. Les hommes tombaient sous les obus et les grenades, mais d'autres continuaient à faire disparaître les talus formés par les décombres. Malheureusement l'artillerie anglaise, en poursuivant son œuvre de démolition, rétablissait bientôt ces talus. La ressource la plus réelle était celle qu'on s'était ménagée sur le rempart même, où l'on avait construit un second retranchement en arrière des brèches, établi en avant des chevaux de frise, placé sur les côtés des barils à explosion, et barricadé les rues aboutissant aux points d'attaque. Un dernier et formidable moyen avait été préparé. L'ennemi persistant à ne pas pousser les approches jusqu'au bord du fossé, et n'ayant pas dès lors renversé la contrescarpe (qui est le mur du fossé opposé à la place), on pouvait travailler comme on voulait au pied de cette contrescarpe. Le commandant du génie Lamare y fit placer une longue chaîne de bombes chargées et de barils remplis d'artifice joints les uns aux autres par une traînée de poudre, à laquelle le brave officier du génie Mailhet, embusqué dans le fossé, devait mettre le feu au moment de l'assaut.
Tout étant ainsi disposé, des troupes d'élite étant postées au sommet des brèches avec trois fusils par homme, des pièces chargées à mitraille étant braquées sur les côtés, une réserve aussi forte que possible se tenant aux ordres du gouverneur sur la principale place de la ville, on attendit l'assaut. Lord Wellington avait tout préparé pour le livrer le 6 avril au soir, vingt et unième jour de son arrivée devant Badajoz. Mais il avait résolu de le livrer avec une telle masse de forces, que le succès en fût presque infaillible, dût-il y sacrifier deux fois autant d'hommes qu'il en avait perdu dans les plus grandes batailles.
Assaut formidable livré le 6 avril. Le 6 avril en effet, vers neuf heures du soir, l'artillerie des assiégeants vomit sur la place des torrents de feu. Deux divisions, sous le général Coleville, s'acheminèrent directement vers les brèches, tandis que la division Picton, avec des échelles, se portait à droite pour essayer d'escalader le château par un endroit dont on avait reconnu la faiblesse, et que la division Leith, tournant à gauche, allait tenter une autre escalade à l'extrémité sud-ouest, jusque-là négligée par les Anglais. Ainsi vingt mille hommes environ marchaient à l'assaut, masse énorme d'assaillants rarement employée jusqu'alors dans les siéges. Les deux colonnes commandées par le général Coleville arrivèrent jusqu'au bord du fossé, sautèrent dedans, et coururent ensuite aux brèches. Un cri général de nos soldats signala leur apparition; on les laissa venir, puis, quand elles eurent commencé à gravir les décombres, un feu de mousqueterie à bout portant les accueillit de face, la mitraille les prit en flanc, et les fit rouler pêle-mêle sur la brèche. Tandis que la queue des colonnes voulait en soutenir la tête, une autre épreuve leur était réservée. Le lieutenant du génie Mailhet, descendu dans le fossé au milieu de cette affreuse mêlée, et attendant la mèche à la main l'instant propice, mit le feu au long chapelet de bombes et de barils d'artifice disposé au pied de la contrescarpe. Alors commença sur les derrières des colonnes d'assaut, et sur les pas de celles qui les soutenaient, une suite d'explosions formidables, qui, se succédant de seconde en seconde, lançaient tour à tour la mitraille, les éclats de bombe, et des torrents d'une lumière sinistre. De moment en moment cette lumière meurtrière jaillissait de l'obscurité, était remplacée par les ténèbres, puis jaillissait de nouveau, et chaque fois la mort s'en échappait sous mille formes. Malheureusement l'intrépide Mailhet fut lui-même frappé d'un éclat de bombe. La garnison de Badajoz est un moment près de triompher. Les deux divisions anglaises envoyées aux trois brèches finirent, malgré leur bravoure, par céder à la violence de la résistance, et par perdre leur impulsion sous le feu incessant de mousqueterie et de mitraille qui les accablait. Déjà près de trois mille Anglais avaient succombé, et lord Wellington allait ordonner la retraite, lorsque sur d'autres points la scène changea. À la droite de l'attaque, le général Picton, avec une rare intrépidité, avait fait appliquer les échelles contre l'un des flancs du château. Des Hessois étaient préposés à sa garde. Soit surprise, trouble, ou infidélité, ils laissèrent envahir le précieux réduit confié à leur courage et à leur loyauté et un officier anglais, se jetant aussitôt sur les portes qui donnaient dans la ville, se hâta de les fermer, afin de s'établir solidement dans le château avant que les Français eussent le temps d'y accourir. Le gouverneur Philippon, que plusieurs fois on avait trompé par de faux cris d'alarme, et qui conservait sa réserve pour un danger extrême, refusa d'abord de croire à la nouvelle de l'envahissement du château. Convaincu, mais trop tard, de la réalité du fait, il se décida à y envoyer quatre cents hommes. Ceux-ci, accueillis par un feu meurtrier, furent arrêtés devant la première porte. Ils se présentèrent à la seconde, et firent de vains efforts pour la forcer. Dans le désir de s'ouvrir l'entrée du château et d'en expulser les Anglais, on s'empressa d'aller chercher une partie des forces qui défendaient les fronts du sud-ouest, négligés jusqu'ici par l'ennemi, et paraissant peu menacés. On les dégarnit donc pour tâcher de reconquérir le château. Alors la division Leith, qui méditait une escalade de ce côté, trouvant le rempart abandonné, et posant une multitude d'échelles, parvint, grâce au peu de hauteur du mur, à le franchir. À peine entrée, elle courut le long du rempart, afin de prendre à revers les troupes qui jusqu'ici avaient défendu victorieusement les trois brèches. À son aspect, le poste qui gardait le front le plus voisin fondit sur elle à la baïonnette, et l'arrêta. Mais bientôt, revenant en masse, elle reprit l'avantage sur nos soldats trop peu nombreux, et elle se répandit de tous côtés dans la ville. Alors une indicible confusion s'introduisit dans les rangs de la garnison héroïque qui disputait à l'ennemi les restes de Badajoz. Les troupes qui défendaient les brèches prises à revers par la colonne qui avait escaladé les fronts abandonnés du sud-ouest. Les défenseurs des brèches, pris à revers, furent obligés de se rendre ou de s'enfuir. Le gouverneur, le commandant du génie et l'état-major, après avoir fait tout ce qu'on pouvait attendre d'eux, essayèrent, en courant au pont de la Guadiana, de se retirer avec quelques débris de la garnison dans le fort de Saint-Christoval, pour s'y défendre encore. Mais ils furent tués ou pris. Après une si prodigieuse résistance, il ne leur restait plus qu'à se soumettre au vainqueur.
Reddition de Badajoz après une résistance héroïque. Le lendemain ils furent conduits au camp de lord Wellington, qui tout en les accueillant avec courtoisie, refusa cependant d'écouter leurs instances en faveur de la malheureuse ville de Badajoz. Ce n'était certainement pas à nous à solliciter pour les Espagnols, et aux Anglais à les punir de notre résistance; mais lord Wellington, après avoir reçu poliment nos officiers, livra sans pitié la ville de Badajoz au pillage. Il ne fallait pas moins aux troupes qui avaient si vaillamment monté à l'assaut!
Le siége de Badajoz nous avait coûté environ 1500 morts ou blessés, et 3 mille prisonniers; mais il avait coûté à lord Wellington plus de 6 mille hommes hors de combat, c'est-à-dire beaucoup plus qu'aucune de ses batailles. L'assaut seul lui en avait fait perdre 3 mille, triste compensation pour notre double malheur! Lord Wellington n'en avait pas moins atteint son but; la pensée qu'il avait eue d'employer les quelques jours que nos mouvements décousus lui laisseraient pour enlever tour à tour Ciudad-Rodrigo et Badajoz, n'en était pas moins accomplie! Ciudad-Rodrigo et Badajoz nous étaient ravis, le Portugal nous était fermé, et l'Espagne était désormais ouverte aux Anglais!
Tardive et inutile arrivée du maréchal Soult à Llerena avec un corps de vingt-quatre mille hommes. Le maréchal Soult, en apprenant le danger de Badajoz, qu'on lui avait signalé bien des fois, avait tardivement quitté les lignes de Cadix, où il était occupé à jeter sur la rade des bombes de peu d'effet, et s'était enfin mis en marche pour venir au secours de la place assiégée. Il amenait avec lui vingt-quatre mille hommes, seule troupe active dont il lui fût permis de disposer en s'obstinant à conserver Grenade et Séville, et il accourait à Llerena dans l'espérance d'y trouver, comme l'été précédent, le maréchal Marmont avec trente mille hommes. Vaine espérance! le maréchal Marmont n'y était pas! La nouvelle du désastre de Badajoz jeta le maréchal Soult dans une véritable consternation, car le seul trophée de sa campagne d'Andalousie lui avait dès lors échappé, et lord Wellington, s'il était tenté d'opérer par l'Estrémadure et l'Andalousie en avait d'avance toutes les portes ouvertes.
Vaine démonstration du maréchal Marmont contre la province de Beïra. Le maréchal Marmont, de son côté, n'était pas demeuré oisif. Fixé en Vieille-Castille par les ordres formels de Napoléon, il avait eu recours, en apprenant l'extrémité à laquelle était réduite la ville de Badajoz, à la manœuvre qui lui avait été prescrite. Il avait passé l'Agueda avec cinq divisions, n'en pouvant amener davantage; il avait dispersé les bandes qui infestaient le pays, refoulé les détachements de troupes anglaises qui gardaient la frontière du Portugal, et puis s'était arrêté par crainte de manquer de vivres, et par la conviction aussi qu'il faisait quelque chose de parfaitement inutile. Toutefois sa manœuvre n'était pas absolument restée sans effet, car à la nouvelle de son apparition, lord Wellington, qui aurait pu être tenté de se jeter sur le maréchal Soult, qu'il savait réduit à vingt-quatre mille hommes, avait sur-le-champ suspendu sa marche, et repris la route du nord du Portugal.
Napoléon en voyant tomber coup sur coup les deux places qui avaient coûté tant de sang et d'efforts, et qui étaient les principaux obstacles placés sur la route des Anglais soit au nord, soit au midi, fut aussi affligé qu'irrité, et s'en prit à tout le monde, au maréchal Soult qui avec 80 mille hommes ne faisait rien, disait-il, au maréchal Marmont qui n'avait pas su modifier des ordres donnés à trois cents lieues du théâtre de la guerre. Ces reproches n'étaient que très-incomplétement mérités. Le maréchal Soult n'avait guère en ce moment plus de 50 mille hommes disponibles, et n'aurait pu s'opposer sérieusement aux entreprises des Anglais qu'en sacrifiant Grenade. Son tort véritable avait été de laisser inutilement le corps du général Drouet en Estrémadure, où ce corps ne pouvait rien, et de ne l'avoir pas tout simplement ramené à lui, en laissant dix mille hommes et quelque cavalerie dans Badajoz, avec un approvisionnement suffisant en vivres et en poudre. Badajoz aurait ainsi tenu plusieurs mois, et donné le temps de venir à son secours. Quant au maréchal Marmont, l'ordre de rester en Vieille-Castille, de ne pas descendre en Estrémadure, et de n'aller au secours de Badajoz que par une diversion opérée dans la province de Beïra, était si précis, qu'aucun général, quelque hardi qu'il fût, n'aurait osé y manquer.
À quelles conditions le maréchal Marmont aurait pu concourir efficacement à sauver Ciudad-Rodrigo et Badajoz. La position que ce maréchal avait prise dans l'origine, celle d'Almaraz sur le Tage, était la seule convenable, la seule qui lui eût permis de se porter tour à tour au secours de Ciudad-Rodrigo ou de Badajoz. Si en effet on lui avait accordé un renfort de vingt mille hommes qu'il aurait placés à Salamanque, il aurait pu marcher sur Badajoz avec les 30 mille qu'il avait sur le Tage, et réuni à l'armée d'Andalousie, il aurait présenté 55 mille combattants à lord Wellington, ce qui eût suffi pour sauver Badajoz. Si au contraire le danger avait été au nord, il aurait pu repasser le Guadarrama, et, y trouvant les 20 mille hommes établis à Salamanque, il en aurait encore présenté 50 mille à lord Wellington sous les murs de Ciudad-Rodrigo, et déjoué ainsi toutes ses tentatives. En lui refusant un renfort de vingt mille hommes et en le fixant en Vieille-Castille, Napoléon avait rendu presque inévitable la chute de Badajoz. Certainement la pensée d'une diversion dirigée de Salamanque sur le Beïra était juste, comme toute pensée de Napoléon sur la guerre devait l'être, et le résultat venait de le prouver, puisqu'elle avait ramené lord Wellington vers le nord du Portugal le lendemain de la prise de Badajoz: mais elle l'avait ramené le lendemain, et non la veille! Cette pensée était juste, mais de cette justesse générale qui dans l'exécution ne suffit pas, car sans une précision rigoureuse dans le calcul des distances, des temps et des forces, les pensées les plus justes deviennent ou chimériques ou funestes. Sans doute si Badajoz avait contenu dix mille hommes de garnison, de la poudre et des vivres en quantité suffisante, si le duc de Raguse avait eu cinquante mille hommes, ou à lui, ou empruntés à l'armée du général Caffarelli placée sous ses ordres, s'il avait eu de plus des magasins toujours approvisionnés, et que dans ces conditions il eût sérieusement marché sur Coimbre, lord Wellington aurait infailliblement lâché prise une seconde fois, et abandonné le siége de Badajoz. Mais Badajoz ayant à peine de quoi se défendre, et le duc de Raguse ne pouvant avec les moyens dont il disposait faire qu'une vaine menace, il était impossible par une simple démonstration sur le Beïra de détourner de son but un esprit aussi sensé et aussi ferme que celui de lord Wellington.
Résumé des événements d'Espagne pendant les années 1810 et 1811, et causes véritables de nos revers. Ainsi en 1811 comme en 1810 toutes les combinaisons avaient avorté en Espagne, tous les renforts envoyés étaient demeurés impuissants! Avant de retracer des événements plus tristes encore que ceux dont on vient de lire le récit, résumons ce qui s'était passé dans la Péninsule depuis deux années. On a vu déjà dans le quarantième livre de cette histoire, comment avait échoué la campagne de 1810; comment à cette époque, avec la sage pensée d'employer en Espagne toutes ses forces disponibles afin d'y résoudre la question européenne qu'il y avait lui-même transportée, comment aussi, avec la sage pensée de diriger son principal effort contre les Anglais, Napoléon s'était laissé détourner de son but par les instances de Joseph et du maréchal Soult, et avait consenti à la fatale expédition d'Andalousie, laquelle avait amené la dispersion des quatre-vingt mille hommes les plus aguerris qu'il y eût alors dans la Péninsule: on a vu comment Masséna, envoyé à Lisbonne avec 70 mille hommes, réduits à 50 mille par les circonstances locales, avait trouvé devant Torrès-Védras un obstacle presque insurmontable, que toutefois il aurait pu surmonter avec un secours de vingt-cinq mille hommes venant de l'Andalousie, avec un secours pareil venant de la Castille; comment le maréchal Soult n'avait ni pu ni voulu lui prêter ce secours, comment le général Drouet ne l'avait pas pu davantage, comment Napoléon, emporté avec une mobilité désastreuse vers d'autres desseins, lui avait refusé les cinquante mille hommes qui auraient tout décidé, et comment enfin une campagne qui aurait dû porter le coup mortel à l'armée anglaise n'avait été que malheureuse pour nous, et avait inutilement consommé les 150 mille hommes envoyés après la paix de Vienne! Ces récits affligeants sont sans doute présents à la mémoire de ceux qui ont lu cette histoire! Les récits de la fin de 1811 ne sont ni moins affligeants ni moins significatifs, comme on a pu s'en convaincre dans ce livre.
Puisque dès le milieu de 1811 Napoléon était résolu à porter ses armées et sa personne au Nord, c'est-à-dire en Russie, il aurait dû au Midi, c'est-à-dire en Espagne, se contenter d'une défensive imposante, jusqu'à ce qu'il eût tout terminé lui-même entre la Vistule et le Borysthène, si toutefois il pouvait terminer quelque chose dans ces régions! En laissant le maréchal Suchet en Aragon et en Catalogne, sans lui accorder de nouvelles forces, mais sans lui imposer aucune tâche nouvelle, ce maréchal, surtout après la conquête de Tarragone, serait resté maître paisible et incontesté de ces provinces; en laissant le maréchal Soult à Séville, le maréchal Marmont sur le Tage, sans les obliger à aucun déplacement de forces vers Valence, avec l'ordre à l'un et à l'autre de courir au premier danger sur Badajoz, comme ils l'avaient déjà fait avec tant de succès; en donnant de plus au maréchal Marmont la faculté d'attirer à lui l'armée du nord, et en lui attribuant exclusivement la plus grande partie de la réserve, il est probable qu'on eût déjoué longtemps les efforts des Anglais contre Badajoz et Ciudad-Rodrigo, et réduit lord Wellington, pendant un an peut-être, à une inaction embarrassante pour lui devant l'opinion exigeante de son pays. Mais ne voulant renoncer à rien, et, tout en préparant l'expédition gigantesque de Russie, aspirant à pousser vivement les affaires d'Espagne, se flattant de les avancer beaucoup dans l'automne et l'hiver de 1811, Napoléon renouvela en ordonnant l'expédition de Valence la faute qu'il avait commise en permettant l'expédition d'Andalousie: il condamna le maréchal Suchet à s'étendre sans le renforcer, et tandis que pour un moment il faisait converger vers lui toutes les forces disponibles, lord Wellington aux aguets enleva Ciudad-Rodrigo, et nous ferma le Beïra en s'ouvrant la Castille. Le maréchal Marmont courut bien à Ciudad-Rodrigo, mais obligé de ramener à lui ses forces dispersées jusqu'aux environs d'Alicante, il arriva trop tard, et cet unique trophée de la campagne de Portugal nous fut ravi. Il restait Badajoz, trophée unique aussi de la campagne d'Andalousie. La même cause devait nous le faire perdre. Napoléon obligé plus tôt qu'il ne l'avait d'abord supposé, de rappeler d'Espagne sa garde, les Polonais, les dragons, les quatrièmes bataillons, et attirant tout au nord de la Péninsule afin de pouvoir tout attirer au nord de l'Europe, ramena Marmont du Tage sur le Douro, l'y fixa, et découvrit ainsi Badajoz, que lord Wellington, toujours aux aguets, enleva comme Ciudad-Rodrigo, en profitant du vide laissé devant cette place par nos faux mouvements. Ainsi pour prendre Valence, qui nous affaiblissait en nous forçant à nous étendre, on perdit Badajoz et Ciudad-Rodrigo, seul fruit de deux campagnes difficiles, seul obstacle sérieux qu'on pût opposer à une marche offensive des Anglais! Tel était, tel devait être le résultat de cette manière d'ordonner de loin, d'ordonner en pensant à autre chose, et en ne consacrant à chaque objet que la moitié des ressources et de l'attention qu'il aurait fallu pour réussir!
Dans quel état restaient les affaires d'Espagne au moment de la guerre de Russie. Toutes ces fautes commises, voici où en restait l'Espagne. Le général Suchet demeurait à Valence tout juste avec le moyen de contenir le pays, mais sans aucun moyen d'agir à la moindre distance; le maréchal Soult se trouvait en flèche au milieu de l'Andalousie, avec une force insuffisante pour prendre Cadix, et dans l'impuissance de livrer bataille aux Anglais, si ceux-ci, après la prise de Badajoz, voulaient marcher sur lui, ce qui au surplus n'était pas très-probable; enfin le maréchal Marmont au nord, où véritablement les Anglais voulaient frapper un coup décisif, soit sur Madrid, soit sur la ligne de communication des armées françaises, le maréchal Marmont, privé de Ciudad-Rodrigo, pouvait, si Joseph, si le général Caffarelli le renforçaient à propos, réunir 40 mille hommes contre lord Wellington, qui en avait 60 mille. Voilà où en était l'Espagne après y avoir envoyé 150 mille hommes de renfort en 1810, 40 mille hommes de bonnes troupes et 20 mille de conscrits en 1811, indépendamment de plus de 400 mille entrés dans la Péninsule de 1808 à 1810! De ces 600 mille hommes il n'en survivait pas 300 mille, lesquels pouvaient fournir tout au plus 170 mille soldats en état de servir activement; il faut ajouter enfin que dans ces 170 mille soldats, 40 mille au plus, si on manœuvrait bien, étaient prêts à couvrir Madrid et Valladolid, c'est-à-dire la capitale et notre ligne de communication!
Napoléon, avant de partir pour la Russie, confère à Joseph le commandement de toutes les armées agissant dans la Péninsule. Napoléon, au moment de s'éloigner de Paris, ayant appris par de nombreuses expériences la difficulté d'ordonner à propos en ordonnant de loin, prit le parti de conférer à Joseph le commandement de toutes les armées servant en Espagne, sans lui prescrire toutefois la seule conduite qui aurait pu tout sauver, celle de laisser le maréchal Suchet à Valence, puisqu'il y était, mais de replier l'armée d'Andalousie sur le Tage, de l'y réunir dans une même main à l'armée de Portugal, d'établir ces deux armées, présentant ensemble une force compacte de 80 mille hommes, dans une position bien choisie, d'où elles auraient pu au premier danger se porter sur Madrid ou sur Valladolid, suivant la marche adoptée par les Anglais. Inefficacité de cette mesure. Mais Napoléon se contenta de donner à tous l'ordre d'obéir à Joseph, sans savoir comment le maréchal Suchet, habitué à se gouverner seul chez lui, et à s'y gouverner très-bien, comment le maréchal Soult, résolu à régner exclusivement en Andalousie, comment le maréchal Marmont, n'ayant pas cessé d'être en contestation avec la cour de Madrid pour les intérêts de l'armée de Portugal, pourraient ou voudraient se comporter à l'égard de cette autorité de Joseph, si longtemps déniée, raillée, déconsidérée par Napoléon lui-même, et proclamée au dernier moment comme une sorte de remède extrême, dans lequel il fallait avoir tout à coup une confiance que jamais il n'avait inspirée. Mémoire du maréchal Jourdan sur la situation des affaires d'Espagne au commencement de l'année 1812. Le maréchal Jourdan, appelé à être le chef d'état-major de Joseph, composa sur cette situation un mémoire plein de sens et de raison qui révélait tous les inconvénients que nous venons de signaler, et qui fut expédié à Paris. Avant de dire comment il y fut répondu par Napoléon, et, ce qui est plus grave, par les événements eux-mêmes, il faut nous reporter au Nord, vers cet autre abîme où Napoléon, entraîné par son fougueux génie, allait s'enfoncer avec sa fortune, et malheureusement avec celle de la France.
FIN DU LIVRE QUARANTE-DEUXIÈME.