Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 13 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Sur l'institution canonique des vingt-sept prélats nommés, il avait paru disposé à céder, avouant en quelque sorte, sans le dire, que son refus de l'accorder était plutôt une arme employée contre Napoléon, qu'une juste contestation dans l'intérêt de la foi du mérite des sujets promus, mais demandant si, après tout, ce n'était pas un intérêt de la foi que l'indépendance et la liberté du Pontife, le respect du Saint-Siége, la conservation du patrimoine de Saint-Pierre, le maintien de la puissance temporelle des papes, et si l'arme qui lui servait à défendre des choses de si grande importance pouvait être considérée comme mal et abusivement employée.—Toutefois il était prêt à céder, même sur un détail de forme, et consentait à instituer les vingt-sept prélats dont il s'agissait, en omettant dans l'acte le nom de Napoléon (comme ce dernier le voulait bien), et en même temps à ne pas alléguer le motu proprio, qui lui aurait donné l'apparence de nommer lui-même, au lieu de confirmer seulement la nomination émanée de l'autorité impériale. Concession que Pie VII est prêt à faire. En effet il avait déjà accordé l'institution canonique dans cette forme du motu proprio à quelques-uns des vingt-sept prélats nommés, entre autres à l'archevêque de Malines; mais Napoléon n'avait pas voulu l'agréer, consentant bien à ce que son autorité ne fût point mentionnée dans les bulles, mais n'admettant pas que celle du Pape fût substituée à la sienne.
Points sur lesquels il résiste. Sur ces divers points Pie VII était prêt à se rendre, et à faire cesser l'interruption du gouvernement ecclésiastique en France, afin qu'on ne lui reprochât plus de l'interrompre dans un intérêt qui lui était personnel; mais sur la clause additionnelle au Concordat, tendant à limiter le temps dans lequel l'institution canonique serait accordée, il ne pouvait se résigner à céder. D'abord il trouvait le terme de trois mois beaucoup trop court; mais, quel que fût ce terme, il disait que si en définitive le terme écoulé l'institution pouvait être donnée par le métropolitain, le chef de l'Église était dépouillé et privé de l'une de ses prérogatives les plus précieuses. À cela les trois prélats répondaient en recourant aux souvenirs tirés des siècles passés. Raisons que font valoir les trois prélats en mission. Ils disaient que le Pape n'avait pas toujours joui de la faculté d'instituer les évêques; que six mois, si on jugeait trop court le terme de trois, suffisaient pour examiner l'idonéité des sujets proposés, la critiquer si elle méritait d'être critiquée, et s'entendre en un mot avec le pouvoir temporel sur les choix qui devaient être réformés; qu'il fallait après tout ne pas supposer ce pouvoir en démence, et s'appliquant à nommer des évêques indignes ou d'une foi douteuse pour le plaisir de mal composer son clergé; que si on ne jugeait pas ces garanties suffisantes, c'est qu'alors on voulait faire de l'institution un autre usage que celui d'assurer le bon choix des sujets, et en faire un moyen d'action sur le temporel, afin de le tenir plus ou moins dans sa dépendance. Or il n'y avait personne, ajoutaient-ils, dans aucun parti, qui fût prêt à admettre que la faculté d'instituer pût devenir une arme dans la main des papes. Sur ce point il fallait renoncer à trouver de l'appui dans quelque portion du clergé que ce fût.
L'infortuné Pie VII, qui avec beaucoup d'esprit n'avait cependant pas toute la force de raison nécessaire pour remonter aux grands principes sur lesquels repose la double investiture des pasteurs par le pouvoir temporel et par le pouvoir spirituel, qui d'ailleurs, quand on lui disait que l'institution ne pouvait être une arme dans la main des papes, croyait apercevoir un reproche dans cet argument, parce qu'en effet beaucoup de gens lui avaient rapporté qu'on l'accusait en refusant les bulles de sacrifier les intérêts de la religion aux intérêts du Saint-Siége, Pie VII ne savait que répondre, reconnaissait qu'il ne fallait pas qu'on pût abuser à Rome de la faculté d'instituer, et puis cependant ne se rendait pas, parce qu'il s'agissait d'abandonner une des prérogatives dont il avait trouvé le Saint-Siége pourvu. Or, à ses yeux, transmettre le Saint-Siége à ses successeurs moins riche de prérogatives qu'il ne l'avait trouvé, était une faiblesse, une lâcheté, dont à aucun prix il ne voulait souiller sa mémoire. Très-sensible à l'opinion publique, il craignait d'être accusé par la chrétienté de céder ou à la peur, ou à l'ennui de la captivité. Et quand on lui représentait qu'il s'abusait sur le jugement que le monde catholique porterait de lui s'il cédait (ce qui était exact, car on n'était pas alors aussi romain qu'on a aujourd'hui la prétention de l'être), il répliquait: Mais comment voulez-vous que je puisse en juger, seul, prisonnier, séparé de tout conseil, ne sachant sur l'opinion de qui m'appuyer pour prendre des déterminations si importantes?...—Et, à cet argument, aussi vrai que douloureux, les trois prélats, indignés de sa captivité quoique envoyés de Napoléon, ne savaient que répondre à leur tour, et se taisaient les larmes aux yeux, ou lui parlaient de consulter un cardinal qui était dans le voisinage, le cardinal Spina, le seul dont ils fussent autorisés à lui offrir l'assistance.
Les trois prélats touchent avec ménagement à la grave question de l'établissement pontifical. Sur l'établissement de la papauté en général, la question était bien plus difficile encore à aborder. Proposer au Pape de consacrer par son consentement l'abolition de la puissance temporelle du Saint-Siége, au prix d'une riche dotation et de beaux palais dans les capitales impériales, c'était lui proposer la plus désolante et la plus déshonorante des abdications. Cependant il connaissait le décret qui avait réuni les États romains à l'Empire, et il fallait admettre la chute de Napoléon, ce que bien peu d'esprits prévoyaient alors, pour ne pas regarder ce décret comme irrévocable. On pouvait donc, et les prélats l'essayèrent, lui conseiller par prudence, et dans l'intérêt même du Saint-Siége, d'accepter un dédommagement que plus tard peut-être on n'obtiendrait plus, dédommagement accompagné d'ailleurs de tant d'avantages pour la protection et la propagation de la foi catholique. MM. de Barral et Duvoisin, tout en lui exprimant une douleur sincère des entreprises de Napoléon, insistèrent beaucoup sur la nécessité de ménager un homme qui pouvait jouer si facilement en France le rôle de Henri VIII en Angleterre, sur la sagesse qu'il y aurait peut-être à profiter des dédommagements qu'il se croyait obligé d'offrir dans le moment où il dépouillait l'Église, et qu'il ne songerait probablement point à accorder lorsque l'abolition du pouvoir temporel ne serait plus qu'une de ces catastrophes auxquelles le monde s'était si bien habitué depuis vingt ans; sur tous les secours enfin qu'on obtiendrait de lui pour le maintien et la propagation de la foi, lorsqu'on aurait donné satisfaction à son ambition déréglée. Le Pape, touché du ton, du langage avec lequel on lui soumettait ces conseils, ne les accueillit point mal, et en raisonna avec les envoyés de Napoléon comme avec des amis devant lesquels il s'ouvrait en confiance, non comme avec les ministres d'un adversaire devant lesquels il devait composer son attitude et son visage. Il convint de la difficulté de faire revenir Napoléon sur ses résolutions; il ne contesta point la durée probable de son empire, sans toutefois le regarder comme impérissable, car il montrait quelquefois sur ce sujet des doutes singuliers, soit que ce fût chez ce pape aussi pieux que spirituel une inspiration de sa foi ardente, ou une certaine lumière qui de temps en temps éclairait soudainement son esprit; mais en dehors de toutes ces considérations, pour ainsi dire mondaines, il manifesta du point de vue de la conscience et de l'honneur une répugnance absolument invincible à concéder ce qu'on lui demandait. Ce qui blesse particulièrement Pie VII dans les projets de Napoléon relativement à la nouvelle constitution du Saint-Siége. Aller siéger pontificalement à Paris était pour lui un opprobre inacceptable.—Napoléon, disait-il, veut faire du successeur des apôtres son premier aumônier, mais jamais il n'obtiendra de moi cet abaissement du Saint-Siége. Il croit me vaincre parce qu'il me tient sous ses verrous, mais il se trompe; je suis vieux, et bientôt il n'aura plus dans ses mains que le cadavre d'un pauvre prêtre mort dans ses fers.—
Aller se fixer à Avignon, à cause des précédents qui faisaient de cette ville une résidence des papes pour les temps de persécution, eût convenu davantage à Pie VII; mais reconnaître la déclaration de 1682, ce qui était la condition de l'établissement à Avignon, lui était, quoique moins odieux que le reste, très-pénible encore, tout plein qu'il était des préjugés romains. Il répétait sans cesse qu'Alexandre VIII, avant de mourir, avait prononcé la condamnation des propositions de Bossuet, et que les reconnaître, s'y engager, serait regardé comme une faiblesse arrachée à sa captivité. Toutefois, entre les propositions de Bossuet il distinguait, et il était prêt à admettre celle qui refusait au Pape le pouvoir de renverser les souverains temporels en déliant les sujets de leur devoir d'obéissance. Mais il était rempli de scrupule relativement aux autres, qui établissent, comme on sait, que l'Église n'est point un gouvernement arbitraire, qu'elle a ses lois qui sont les canons, que l'autorité du Pape, quoique ordinairement supérieure à toute autre, rencontre cependant quelquefois une autorité supérieure à la sienne, celle de l'Église elle-même quand elle est assemblée dans les conciles œcuméniques, c'est-à-dire universels. Ces maximes, qui ne sont qu'un beau résumé de l'histoire ecclésiastique fait par Bossuet, et qui rangent l'Église à la tête des gouvernements réguliers et légaux, au lieu de la faire descendre au rang des gouvernements despotiques et arbitraires, agitaient Pie VII et le jetaient dans un trouble profond.—Je n'entreprendrai rien, disait-il, contre ces maximes, j'en donne ma parole d'honneur, et on sait que je suis un honnête homme; mais qu'on ne m'oblige pas à les consacrer par un engagement formel de ma part, car j'aime mieux rester en prison que de commettre une pareille faiblesse.—Quant à retourner à Rome, même dépouillé de sa couronne temporelle, c'était le parti qui eût le plus complétement satisfait Pie VII. Ce qu'aurait désiré Pie VII. Rentrer à Rome, sans argent, sans cour, sans soldats, sans aucun des honneurs d'un souverain, lui eût presque semblé l'équivalent de son rétablissement sur la chaire de saint Pierre. Mais rentrer à Rome au prix du serment qui le constituait sujet de Napoléon, et le forçait à reconnaître la spoliation du patrimoine de Saint-Pierre, était pour lui plus impossible encore que tout ce qu'on lui demandait.—Je ne désire aucune dotation, disait-il, je n'en ai pas besoin. On conteste aux papes leur pouvoir temporel: qu'on leur dispute plutôt leur richesse; mais qu'on ne leur ôte jamais Rome. C'est de là qu'ils doivent gouverner et sanctifier les âmes. Ce n'est pas le Vatican que je réclame, ce sont les Catacombes. Qu'on me permette d'y retourner avec quelques vieux prêtres pour m'éclairer de leurs conseils, et de là je continuerai mes fonctions pontificales, en me soumettant à l'autorité de César, comme les premiers apôtres, et en ne faisant rien pour ébranler ou détruire cette autorité.—Le saint Pape s'échauffait, devenait éloquent, lançait la lumière de ses yeux doux et vifs, à la seule perspective de se retrouver à Rome, dépouillé de tout revenu, mangeant le pain de l'aumône, et se doutant bien, il faut le dire, malgré la sincérité de son humilité, que ce Pape humilié serait plus puissant qu'assis sur le trône de saint Pierre, tiendrait du fond de ses Catacombes Napoléon en échec, et peut-être survivrait à son colossal empire.—
L'impossibilité de ce qu'il désire respectueusement démontrée par les trois prélats envoyés en mission à Savone. Ses désirs à cet égard étaient évidents, et même avoués avec une ardeur naïve. Mais MM. de Barral, Duvoisin et Mannay ne lui laissèrent à ce sujet aucune illusion. Ils lui firent parfaitement comprendre que Napoléon ne lui accorderait jamais la liberté de retourner comme prince détrôné dans la capitale où il avait régné comme souverain, à moins qu'il n'y rentrât dédommagé et soumis; que cette glorieuse pauvreté des Catacombes, aussi enviable pour un ambitieux que pour un saint, il fallait y renoncer, et choisir entre Savone, où il était captif et privé de l'exercice de ses fonctions pontificales, et Avignon, Paris ou Rome, villes où il serait libre, couronné de la tiare, en plein exercice de son autorité spirituelle, richement doté, mais sujet, qu'il eût ou n'eût pas prêté serment.
Ces explications prirent plusieurs jours. MM. de Barral, Duvoisin et Mannay, auxquels s'était joint l'évêque de Faenza, avaient fini par adoucir beaucoup Pie VII, et, ce qui était important auprès d'un pontife consciencieux, très-sensible au jugement qu'on porterait de sa conduite, avaient agi sur sa conviction, en lui démontrant que si pour son propre compte il pouvait préférer la captivité à la moindre concession, pour l'Église il devait prendre garde de sacrifier des avantages que peut-être elle ne retrouverait plus. Ils lui firent enfin entendre qu'arrivés aux derniers jours de mai, ils étaient obligés de partir pour assister à l'ouverture du concile fixée au commencement de juin, et qu'il fallait qu'il arrêtât sa pensée, et leur fournît le moyen d'éclairer les prélats réunis sur ses dispositions définitives.
Conclusion des longues conférences tenues entre Pie VII et les prélats envoyés auprès de lui. Après avoir énuméré les questions l'une après l'autre, et lui avoir fait répéter son opinion sur chacune, après l'avoir amené à dire qu'il ne répugnait pas à instituer les vingt-sept prélats nommés, que voulant même au prix d'un grand sacrifice donner à l'Église de France un témoignage de confiance et d'affection, il reconnaissait, sans renoncer à l'institution canonique, qu'il fallait prévenir l'abus qu'un pontife malavisé ou malintentionné pourrait en faire; après lui avoir arraché enfin l'aveu que sur l'établissement nouveau offert à l'Église il y avait au moins à délibérer, mais seulement lorsqu'il serait libre et assisté de ses conseillers naturels et légitimes, ils lui demandèrent pourquoi il ne leur permettrait pas d'écrire ces différentes déclarations, qu'il s'abstiendrait de signer pour qu'elles n'eussent pas le caractère d'un traité, mais qui serviraient à constater sinon ses volontés pontificales, qu'il ne pouvait exprimer qu'entouré des cardinaux, du moins ses dispositions personnelles, de manière qu'on ne pût rien y ajouter ni rien en retrancher.
Espèce de déclaration non signée obtenue de Pie VII. Pressé par les instances des quatre prélats, par l'annonce de leur départ, il consentit à laisser écrire une déclaration non signée, qui contenait en substance les propositions que nous venons d'exposer; 1o consentement, pour cette fois, à instituer les vingt-sept prélats nommés, sans mention du motu proprio; 2o obligation pour le Saint-Siége d'instituer à l'avenir, dans les six mois, les évêques nommés par le souverain temporel, à défaut de quoi le métropolitain serait censé autorisé par le Pape à les instituer en son nom; 3o enfin, disposition, lorsque le Pape serait libre et entouré de ses cardinaux, à prêter l'oreille aux arrangements qu'on lui soumettrait pour l'établissement définitif du Saint-Siége. La nature de ces arrangements n'était pas même indiquée.
Départ des prélats pour Paris. Ainsi généralisée, cette déclaration, vu les opinions régnantes alors à l'égard de l'institution canonique, n'avait rien que de très-admissible et de très-honnête, et ne renfermait rien qui pût être compromettant. Le Pape, après l'avoir accordée, se sépara avec regret de ces prélats si sages, si indignement calomniés auprès de lui par une portion du clergé, et leur donna sa bénédiction avec beaucoup d'effusion. Ils partirent le 20 mai.
Agitation de Pie VII après le départ des prélats; il croit s'être trop avancé, et veut qu'on lui rende la déclaration non signée à laquelle il a consenti. Pourtant Pie VII était intérieurement agité. La nuit qui suivit leur départ, il ne dormit point. Susceptible autant que consciencieux, redoutant le jugement de l'opinion publique presque autant que celui de Dieu, n'ayant pour se rassurer l'avis de personne, il se laissa peu à peu aller, après toute une nuit d'insomnie, à croire qu'il avait commis une insigne faiblesse, que toute la chrétienté en jugerait ainsi, qu'elle l'accuserait d'avoir, par peur de Napoléon ou par ennui de sa captivité, abandonné les intérêts de la foi, et il conçut cette crainte beaucoup moins pour les deux premières propositions que pour la dernière, celle par laquelle il s'engageait éventuellement, lorsqu'il serait libre et muni d'un conseil, à examiner les propositions qui pourraient lui être faites relativement à l'établissement pontifical. Il craignit d'avoir par là donné un commencement d'adhésion à la suppression de la puissance temporelle du Saint-Siége et à la réunion des États romains à l'Empire français. Sur les instances de Pie VII, le préfet de Montenotte envoie un courrier aux trois prélats, pour retirer le dernier des paragraphes de la déclaration, relatif à l'établissement pontifical. Cette vision le jeta dans un tel état de trouble et de désespoir, qu'il fit sur-le-champ appeler le préfet, lui demanda en le voyant arriver si les prélats avaient quitté Savone, le supplia, quand il sut qu'ils étaient partis dès la veille au soir, d'envoyer un courrier à leur suite pour les ramener, ou leur signifier, s'ils ne voulaient pas revenir, que la déclaration devait être considérée comme non avenue; qu'elle avait été surprise à sa faiblesse, à sa fatigue, à sa santé défaillante, qu'il avait été, disait-il, comme jeté dans une sorte d'ivresse par les instances qu'on lui avait adressées, et qu'il s'était déshonoré en cédant; et il ajoutait: Voilà ce que c'est que de priver un pauvre prêtre, vieux, épuisé, dévoué mais insuffisant, voilà ce que c'est que de le priver de conseils qui le puissent éclairer! On l'expose ainsi à se couvrir d'infamie...—En disant ces choses, le malheureux Pontife, injuste envers lui-même, se calomniait de toutes les manières pour excuser son acte.
Le jour, la lumière, la présence des objets réels agissent heureusement sur les êtres troublés par l'exaltation des nuits. Le préfet de Montenotte, qui avait acquis sur le Pontife un certain ascendant par le calme, la douceur, la sagesse de ses entretiens, parvint à le tranquilliser un peu, à lui prouver que les deux premières propositions étaient, après tout, conformes à ce qu'il avait toujours pensé et toujours dit, et que quant à la troisième, elle n'était qu'une promesse d'examiner, qu'elle ne contenait pas même l'indication d'une solution, et surtout aucune mention d'un système quelconque d'arrangement. Néanmoins pour rassurer Pie VII sur ce dernier point, le préfet fit partir un courrier afin de dire aux prélats que le paragraphe de la déclaration relatif à la dernière proposition devait être rayé, absolument rayé, que quant au reste, pourvu qu'on y vît, non point un traité ni un engagement, mais un préliminaire pouvant servir de base à une négociation, le Pape le maintenait. Cela obtenu, Pie VII se calma, et écrivit au cardinal Fesch une lettre dans laquelle, se louant beaucoup des trois prélats, et autorisant le concile à croire ce qu'ils diraient, il exprimait à peu près les dispositions que nous venons de faire connaître.
Napoléon satisfait du résultat obtenu par la députation envoyée à Savone. Lorsque les prélats envoyés à Savone furent de retour à Paris, Napoléon se montra assez satisfait du résultat de leur mission, car, bien que sur l'établissement futur de la papauté on fût loin d'être d'accord avec Pie VII, sur l'institution canonique, et en particulier sur les vingt-sept prélats à instituer, on avait obtenu tout ce qu'il était possible de désirer, et le gouvernement de l'Église n'était plus menacé d'interruption. Toute crainte d'un schisme était entièrement écartée. Le concile, en effet, sous le rapport de l'institution canonique, ne pouvait manquer d'adopter une solution que le Pape lui-même agréait; et quant à l'établissement pontifical, l'accord naîtrait du temps, de la nécessité, de la toute-puissance de Napoléon, et de l'impuissance de l'infortuné Pie VII.
Presque tous les prélats étant arrivés à Paris, on s'occupe d'ouvrir le concile. Les évêques étaient presque tous arrivés; on en comptait une centaine environ, dont trente à peu près pour l'Italie. Ceux qui manquaient soit parmi les Français, soit parmi les Italiens, étaient des vieillards infirmes, incapables de voyager à de grandes distances, ou bien quelques évêques romains qui avaient refusé le serment à cause du renversement du gouvernement pontifical. Telle quelle, la réunion des prélats arrivés était suffisante pour que le concile eût l'éclat et l'autorité convenables, car, à très-peu d'exceptions près, tout ce qui avait pu venir était venu.
Dispositions des prélats appelés au concile. Les dispositions des évêques étaient de nature à tromper le gouvernement, et à les tromper eux-mêmes sur le résultat du concile. Quoique pleins au fond du cœur d'une respectueuse compassion pour les malheurs de Pie VII, désapprouvant complétement l'abolition de la puissance temporelle du Saint-Siége, poussés au mécontentement par les coteries des royalistes dévots au milieu desquels la plupart d'entre eux avaient l'habitude de vivre, ils se seraient bien gardés de manifester leurs sentiments, surtout depuis la catastrophe des cardinaux noirs. La terrible réputation du duc de Rovigo les épouvantait à tel point que beaucoup d'entre eux avaient fait leur testament avant de quitter leur diocèse, et avaient embrassé leurs principaux fidèles, comme s'ils n'avaient pas dû les revoir. Et c'étaient en général les plus hostiles qui étaient les plus soumis, car dans leur terreur ils croyaient Napoléon presque aussi instruit du secret de leur cœur que Dieu lui-même, et ils ne le croyaient pas aussi clément. Les modérés, habitués à penser de Napoléon un peu moins mal, étaient un peu moins épouvantés; ils auraient voulu apaiser le trouble survenu entre l'Empereur et le Pape, trouver pour cela un moyen terme qui les contentât tous deux, et sortir ainsi d'embarras, l'Église sauve, le Pape tiré de sa prison, et Napoléon satisfait. Pourtant qu'une étincelle vînt mettre le feu à tous les sentiments cachés au fond des cœurs, et il pouvait en jaillir une explosion. Danger qui peut résulter du concile, et que personne ne prévoit, excepté le duc de Rovigo. Personne ne s'en doutait, et personne dans le gouvernement de Napoléon n'était capable de le prévoir. M. Bigot de Préameneu, ministre honnête et doux, n'avait aucune idée des assemblées délibérantes, et Napoléon lui-même, quoique habitué à deviner tout ce qu'il ignorait, croyait, à en juger par son Corps législatif, qu'il viendrait à bout de ses évêques comme de ses législateurs muets et appointés. Il ne s'inquiétait guère plus de son différend avec le Pape que d'un différend qu'il aurait eu avec le grand-duc de Bade, bien qu'il fût importuné de cette querelle de prêtres, comme il l'appelait, querelle qui pour son goût devenait trop longue et trop tenace. Le duc de Rovigo seul, quoique n'ayant jamais appris par expérience ce que pouvait devenir une assemblée délibérante, mais très-avisé, ayant gagné adroitement la confiance de plus d'un prélat, et sachant combien les royalistes de Paris mettaient de soin à circonvenir les membres du concile, avait conçu quelques appréhensions, et en avait fait part à Napoléon. Confiance de Napoléon en cette occasion, égale à celle qu'il éprouve dans toutes ses entreprises. Celui-ci ayant toujours à sa disposition Vincennes, ses grenadiers, sa fortune, et tout étourdi d'ailleurs de l'effet produit par la naissance du Roi de Rome, effet qui égalait l'éclat de ses plus grandes victoires, n'avait tenu aucun compte des craintes qu'on avait cherché à lui inspirer.
Le concile, qui devait d'abord être réuni le jour du baptême, ne l'ayant pas été par la raison vraie ou simulée de l'impossibilité pour des vieillards d'assister à deux grandes cérémonies en un jour, le fut la semaine suivante, le lundi 17 juin, à l'église de Notre-Dame. La présidence du concile déférée au cardinal Fesch, à cause de sa parenté. Sur les vives instances du cardinal Fesch, qui prétendait à la présidence du concile en vertu de son siége (il était archevêque de Lyon), on avait consenti, dans une réunion préalable tenue chez lui, à lui déférer cet honneur. Les évêques avaient adopté cette résolution non point par considération pour sa qualité de primat des Gaules, qu'ils ne reconnaissaient point, mais pour commencer les opérations du concile par un acte de déférence envers l'oncle de l'Empereur. Ils avaient décidé également qu'on suivrait le cérémonial adopté au concile d'Embrun en 1727, et qu'on prêterait le serment de fidélité au Saint-Siége, qui depuis le concile de Trente avait été imposé à toute réunion de prélats, provinciale, nationale ou générale.
Séance d'ouverture le lundi 17 juin 1811. Le 17 juin au matin, cardinaux, archevêques, évêques, au nombre de plus de cent, se rendirent processionnellement de l'archevêché à Notre-Dame, en observant le cérémonial usité dans les conciles. Bien que Napoléon, ne connaissant d'autre précaution contre la liberté que le silence, eût sévèrement ordonné l'exclusion du public et notamment celle des journalistes, un grand nombre de curieux étaient accourus aux portes, les uns pour recueillir tout ce qu'ils pourraient, les autres pour repaître leurs yeux de cet imposant spectacle.
Sermon d'ouverture prononcé par M. l'abbé de Boulogne, évêque de Troyes. On célébra la messe avec beaucoup de pompe, après quoi M. l'abbé de Boulogne, évêque de Troyes, chargé de prononcer le sermon d'usage à l'ouverture des conciles, prêcha longuement et avec une éloquence apprêtée. Dans sa harangue, il tint la balance assez égale entre le Pontife et l'Empereur, parla avec respect des deux puissances, de l'importance de leur accord, non pas avec la grandeur de Bossuet en 1682, mais avec un certain éclat de langage qui frappa les assistants. Il exprima formellement son adhésion aux doctrines de Bossuet, dit aussi qu'en cas de nécessité une Église devait trouver en elle-même de quoi se sauver, ce qui était la doctrine impériale tendant à se passer du Pape, mais en même temps fit grande profession de dévouement et d'amour envers le Pontife prisonnier. Singulier symptôme des sentiments qui remplissaient tous les cœurs! Ce qu'il dit des doctrines de 1682, de la nécessité où une Église pouvait être de se sauver elle-même, passa comme doctrine de convention accordée aux exigences du moment, et ce qu'il exprima de respect pour la puissance papale produisit au contraire une sensation profonde. Aussi son discours, quoique revu et censuré par M. le cardinal Fesch, eut toute l'apparence d'une manifestation secrètement hostile à l'Empereur.
Serment prêté par le concile au Saint-Siége. Immédiatement après le sermon, le cardinal Fesch, la mitre en tête, montant sur un trône dressé pour cet usage, prêta le serment prescrit par Pie IV: Je reconnais la sainte Église catholique et apostolique romaine mère et maîtresse de toutes les autres Églises; je promets et je jure une véritable obéissance au Pontife romain, successeur de saint Pierre, prince des apôtres et vicaire de Jésus-Christ.
Ces paroles, quoiqu'elles ne fussent qu'une formule convenue, émurent profondément les assistants, car jurer obéissance au Pontife prisonnier, à quelques pas du palais de l'Empereur qui le tenait en captivité, pouvait paraître étrangement audacieux. Effet produit par la première séance du concile. Il en est toujours ainsi dans les assemblées: tout ce qui touche indirectement au sentiment secret qu'elles éprouvent, surtout lorsque ce sentiment est comprimé, les fait tressaillir. On se retira ému, surpris de ce qu'on avait senti, et tout homme expérimenté qui aurait vu cette assemblée, n'aurait pas manqué de prévoir qu'elle allait échapper à ceux qui prétendaient la mener, au gouvernement, et à elle-même.
Première irritation de Napoléon apaisée par M. Duvoisin. Napoléon, informé par quelques avis de la manière dont les choses s'étaient passées, voulut connaître le discours de M. de Boulogne ainsi que le serment prêté, se plaignit vivement de les avoir ignorés, ce qui attestait chez lui et chez ses ministres l'inattention de gens étrangers à la conduite des assemblées délibérantes, réprimanda tout le monde d'une incurie dont il était le plus coupable, gourmanda particulièrement le cardinal Fesch, qu'il respectait fort peu, et dont il ne pouvait prendre au sérieux ni le savoir, ni la vertu, ni la gravité, et n'écouta que M. Duvoisin, qui lui expliqua l'origine et le sens de ce serment établi en 1564, immédiatement après le concile de Trente, pour répondre aux protestants par une formule solennelle d'adhésion à l'Église romaine. On acheva de le calmer en lui démontrant qu'à la veille d'une décision qui pouvait retrancher quelque chose de l'autorité du Saint-Siége, il fallait que l'Église de France, en faisant acte d'indépendance, fît acte aussi de fidélité, pour n'être ni soupçonnée, ni calomniée, ni infirmée dans son autorité morale.
Nomination par décret du bureau qui doit diriger les travaux de l'assemblée. Napoléon, quoique apaisé, fut dès ce moment un peu moins confiant dans le résultat du concile. Il voulut que la direction de l'assemblée fût confiée à des mains sur lesquelles il pût compter, et il décida par décret que cette direction serait remise à un bureau composé du président, de trois prélats nommés par le concile, et des deux ministres des cultes de France et d'Italie, MM. Bigot de Préameneu et Bovara. Il confirma dans ce décret la résolution qui avait déféré la présidence au cardinal Fesch.
On avait en outre préparé un message, rédigé par M. Daunou en un langage aussi littéraire qu'impolitique, fort remanié par Napoléon, mais pas assez pour le rendre convenable, message dans lequel toute l'histoire du conflit avec Rome était longuement et durement exposée, et la question à résoudre présentée d'une manière beaucoup trop impérative. C'est le jeudi 20 que le décret réglant la tenue de l'assemblée et le message furent apportés au concile. Les deux jours écoulés entre le lundi et le jeudi s'étaient passés en secrètes entrevues, infiniment plus actives du côté des mécontents que du côté des adhérents au pouvoir. La liberté, quand elle débute quelque part, trouve toujours le pouvoir novice, gauche, irritable parce qu'il est gauche, et lui cause autant de désagrément que de trouble. On devait ici en faire une nouvelle épreuve, et s'irriter maladroitement contre ce qu'on ne savait pas prévenir.
Le décret portant nomination du bureau, et le message impérial, présentés au concile dans la séance du 20 juin. Le concile tint donc une séance générale le 20. Les deux ministres transportés à Notre-Dame dans les voitures de la cour, et escortés de la garde impériale, y arrivèrent en grande pompe, ayant en main le décret sur la formation du bureau, et le message. Ils prirent place à côté du président, et lurent d'abord le décret, chacun dans sa langue. Cette autorité, qui rappelait celle que les empereurs romains avaient exercée auprès des premiers conciles, lorsque le christianisme n'avait point encore institué son gouvernement et traité d'égal à égal avec les maîtres de la terre, causa une sensation assez vive, mais qui ne se manifesta que sur les visages. On laissa le moderne César confirmer le président qu'on s'était donné, établir ses deux commissaires impériaux à droite et à gauche du fauteuil présidentiel, et on se mit à jeter des noms dans une urne pour désigner les trois prélats qui devaient compléter le bureau. Dans une assemblée bien dirigée, les voix se seraient réparties en deux masses, l'une représentant l'opinion dominante, l'autre représentant l'opinion contraire, ce qui est la condition indispensable pour que toute réunion d'hommes aboutisse au but pour lequel elle est formée. Scrutin pour la composition du bureau. L'assemblée n'étant pas même dirigée, l'éparpillement des voix fut extrême. Sur une centaine de membres présents, il y eut à peine trente voix pour le candidat qui en obtint le plus. Elles furent données à l'archevêque de Ravenne, parvenu à réunir ce nombre parce qu'on voulait faire aux Italiens la politesse d'appeler au bureau l'un de leurs prélats. Après lui, M. d'Aviau, archevêque de Bordeaux, ecclésiastique respectable mais très-peu éclairé, et ne prenant aucun soin de cacher l'indignation que lui faisait éprouver la captivité du Saint-Père, en obtint vingt-sept. M. l'archevêque de Tours (de Barral), M. l'évêque de Nantes (Duvoisin), l'un et l'autre assez connus par leur mérite, leur rôle conciliateur, leur récente mission à Savone, en obtinrent chacun dix-neuf. Comme il ne fallait qu'un membre pour compléter les trois nominations qu'on avait à faire, on appela le sort à prononcer entre MM. de Barral et Duvoisin, et ce dernier alla siéger au bureau. Après la composition du bureau, on lut le message. Sa rédaction dure, hautaine, produisit la plus pénible impression. Tous les griefs envers l'Église étaient rappelés dans ce message avec une excessive amertume, ce qui ne concordait pas avec la mission pacifique de Savone, qui semblait avoir été ordonnée dans le désir d'un arrangement amiable, et dont le gouvernement affectait même de se montrer satisfait afin de disposer favorablement les esprits. On se sépara donc triste et troublé.
Les choix du concile pour le bureau étaient un premier symptôme fâcheux. C'est en effet par les choix de personnes que les assemblées, même les plus discrètes, trahissent leurs véritables inclinations, car elles ont ainsi l'avantage de manifester leurs opinions sans s'exposer à la peine ou au danger de les exprimer. Or ici, au milieu de l'éparpillement des suffrages résultant du défaut de direction, le seul membre du concile qui eût obtenu une vraie majorité après l'archevêque de Ravenne, élu par convenance, était l'archevêque de Bordeaux, notoirement improbateur de la politique religieuse du gouvernement.
Fausse situation des prélats nommés et non institués. Il s'était produit un autre symptôme non moins fâcheux, et dû en grande partie aux tergiversations du cardinal Fesch, c'était la situation faite aux évêques nommés et non institués. Sur vingt-sept prélats qui se trouvaient dans ce cas, il y en avait dix-huit dont on ne pouvait pas contester la qualité épiscopale, bien qu'on pût contester leur siége. C'étaient ceux qui, promus d'un diocèse à un autre, n'avaient un titre contestable que relativement à leur nouveau diocèse, mais en avaient un incontestable relativement à l'ancien. Ainsi le cardinal Maury, aux yeux du Pape, pouvait n'être pas encore archevêque de Paris, mais il était certainement évêque de Montefiascone. Neuf ecclésiastiques sur vingt-sept, promus pour la première fois à des siéges, n'étaient pas encore tout à fait évêques pour l'Église, quoiqu'ils le fussent pour le pouvoir qui les avait nommés. Puisqu'on les avait convoqués, il était peu séant de leur refuser voix délibérative, les anciens conciles surtout offrant l'exemple de membres délibérants qui n'étaient point évêques. Par la faiblesse du cardinal Fesch, on refuse voix délibérative aux prélats non institués. Dans les réunions préparatoires chez le cardinal Fesch, le cardinal Maury ayant voulu introduire l'un des évêques non institués, M. de Boulogne, l'auteur du sermon d'ouverture, s'était écrié que la présence de ces prélats dans leur diocèse était déjà un scandale, que ce scandale serait bien plus grand, qu'il serait intolérable dans l'assemblée où l'on allait décider de leur sort. Cette véhémente apostrophe, soufferte chez le président du concile, chez l'oncle de l'Empereur, aurait dû recevoir une réponse à l'instant même. Tout le monde au contraire s'était incliné avec une sorte de soumission devant les paroles de M. de Boulogne, le cardinal Maury aussi bien que le cardinal Fesch, et les non institués, comme on les appelait, avaient été exclus sans opposition des réunions préparatoires. Dans le scrutin pour la composition du bureau, on leur avait accordé voix délibérative, mais en spécifiant que ce serait pour cette fois seulement, et sans tirer à conséquence pour l'avenir. Personne n'avait osé combattre l'opinion qui écartait les prélats non institués. Il devenait évident que si hors du concile on tremblait devant le maître qui dominait l'Empire, dans l'intérieur du concile on tremblait davantage encore, s'il était possible, devant un autre maître déjà fort apparent, c'était l'opinion publique, qui condamnait les violences despotiques de Napoléon envers le Saint-Siége, et condamnait ses violences, il faut le dire, beaucoup plus que ses doctrines théologiques, puisque M. de Boulogne lui-même paraissait disposé à admettre des limites à l'institution canonique. Sans doute d'anciens royalistes, se cachant dans l'ombre, s'agitaient pour exciter cette opinion. Mais l'opinion travaillée se reconnaît bien vite: il faut la pousser pour qu'elle éclate. L'opinion spontanée, vraie, naturelle, cherche au contraire à se contenir, éclate à l'improviste et malgré elle, comme la passion, avec le regret de s'être abandonnée à ses élans. C'est ce qu'on voyait ici, et ce qu'on vit bien plus clairement encore à chaque séance de cette singulière assemblée.
Anxiété générale à la suite des premières séances du concile. Après ces réunions préliminaires, une sorte d'anxiété se manifesta partout. Les prélats partisans du gouvernement, et ils n'étaient pas les plus nombreux, auraient voulu qu'on leur donnât plus d'appui, et qu'on n'abandonnât point leurs collègues non institués. Ils se plaignaient de n'être soutenus ni par le cardinal Fesch, ni par le ministre des cultes, étrangers l'un et l'autre à l'art de conduire une assemblée, et fléchissant tour à tour devant l'Empereur ou devant le concile. Opinions et vœux des hommes sages du concile. Les prélats, en plus grand nombre, qui, sans être précisément les partisans du gouvernement, désiraient un accommodement entre l'Empereur et l'Église, par amour du bien, par crainte d'une collision, étaient désolés de la forme du message. On leur avait assuré, et ils avaient cru qu'on était revenu de Savone d'accord avec le Pape. Était-ce vrai? était-ce faux? Ils ne savaient plus qu'en penser après avoir entendu ce message si aigre, si dur, on pouvait presque dire si brutal! Pourquoi, par exemple, cette véhémente sortie au sujet de la bulle d'excommunication? On convenait que cette bulle était une faute, car personne n'approuvait qu'on cherchât à ébranler l'autorité établie après une révolution sanglante dont le souvenir n'était point effacé. Mais le Pape, s'il avait eu la parole, que n'aurait-il pas pu dire, lui aussi, de son palais forcé, de sa personne sainte enlevée par des gendarmes, et tenue prisonnière comme celle d'un criminel d'État? Pourquoi d'ailleurs ces récriminations si on voulait s'entendre et se réconcilier?... Y avait-il chance d'y réussir?... L'espérait-on encore?... Pourquoi ne s'expliquait-on pas à ce sujet? pourquoi ne faisait-on pas savoir si on était oui ou non d'accord avec le Saint-Siége?
Dispositions particulières des prélats italiens. Voilà ce que répétaient les prélats modérés, formant le grand nombre, et désirant une fin pacifique de tous ces troubles. Parmi eux, les Italiens surtout paraissaient stupéfaits. Ils étaient partis de chez eux avec l'idée que partout on admirait et craignait Napoléon, et à Paris, au milieu de la capitale de la France, ils trouvaient sans doute qu'on le craignait beaucoup, mais ils voyaient que malgré la crainte, la population parisienne, toujours indomptable, jugeait, critiquait son maître, le blâmait quelquefois avec violence, et qu'elle était loin de se soumettre à l'homme à qui elle voulait pourtant que le monde fût soumis. Ces pauvres Italiens demandaient qu'on leur expliquât ce contraste, et à l'anxiété générale joignaient le plus étrange étonnement.
Ce que pensent les prélats hostiles au gouvernement. Quant aux prélats résolûment hostiles au gouvernement, aussi peu nombreux que ceux qui lui étaient résolûment favorables, ils étaient dominés les uns par l'indignation sincère des attentats commis contre le Pape, les autres par les passions de l'ancien royalisme, qui commençait à se réveiller grâce aux fautes du pouvoir. Quel que fût du reste le motif de leur hostilité, ils étaient fort satisfaits de l'esprit qui se montrait dans le concile, quoique effrayés des conséquences que cet esprit pouvait amener, et ils se laissaient aller à leur penchant avec une complète inexpérience du monde et des hommes, car la sainteté n'est pas toujours la sagesse.
Formation d'une commission pour rédiger une adresse en réponse au message impérial. Une nouvelle et importante occasion allait s'offrir pour le concile de manifester les dispositions dont il était animé. C'était l'adresse à rédiger en réponse au message impérial. Le gouvernement ayant de son point de vue énoncé les faits et les questions que ces faits soulevaient, le concile devait à son tour exposer les uns, et les autres du point de vue qui lui était propre. De là résultait la nécessité d'une adresse. C'était naturellement une commission qui devait la rédiger. Cette commission, formée selon l'esprit du concile, se composait des cardinaux Spina et Caselli, personnages assez éclairés mais cherchant comme tous les Italiens membres de cette assemblée à éluder les difficultés plutôt qu'à les résoudre; des archevêques de Bordeaux et de Tours, le premier, comme nous l'avons dit, honnête mais aveuglé par la passion; le second, M. de Barral, revenant de Savone, et déjà parfaitement connu; des évêques de Gand et de Troyes, MM. de Broglie et de Boulogne, prélats respectables, passés tous deux de l'enthousiasme pour le Premier Consul à une haine imprudente contre l'Empereur; de l'évêque de Nantes, M. Duvoisin, dont il n'y a plus rien à dire pour le faire connaître: enfin des évêques de Comacchio et d'Ivrée, Italiens qui tâchaient de passer sains et saufs entre tous les écueils de cette situation. La commission se réunit chez le cardinal Fesch, qui devait la présider.
Difficulté de la rédaction de cette adresse. On y discuta toutes les questions générales que faisait naître la situation, bien plus que la question spéciale de l'institution canonique. Il était difficile de se mettre d'accord sur des sujets tels que les propositions de Bossuet, surtout en présence des prélats italiens; sur la bulle d'excommunication, qu'on déplorait généralement sans vouloir cependant en parler dans les mêmes termes; sur les relations du Saint-Siége avec le pouvoir temporel, dans un moment où un maître tout-puissant voulait ôter aux papes leur existence princière; sur les prérogatives de la papauté et sur la faculté qu'elle pouvait avoir de s'en dessaisir dans tels ou tels cas. Sur quoi on était d'accord, c'était sur la nécessité de rapprocher Napoléon et Pie VII; mais tout en fléchissant sous la main du plus puissant des deux, en reconnaissant même les services par lui rendus à l'Église, on inclinait de cœur (disposition qui honorait le concile) vers celui qui était proscrit et prisonnier. Le texte du projet d'adresse, prudent envers Napoléon, était plein d'effusion envers Pie VII. Enfin après avoir modifié en divers sens ce texte, dont M. Duvoisin était l'auteur, on le présenta le 26 juin au concile assemblé.
Présentation au concile du projet d'adresse. Quoique le projet, rédigé par un homme sage, amendé ensuite par plusieurs personnages d'inclinations opposées, eût perdu les aspérités qui pouvaient blesser les susceptibilités contraires, il produisit sur les prélats émus par la situation, émus par leur réunion en un grand corps, les mêmes sensations que dans le sein de la commission. Impressions diverses à la lecture de ce projet. Les Italiens étaient choqués par les doctrines de Bossuet trop ouvertement professées; les modérés en général entendaient avec peine rappeler cette bulle d'excommunication, grande faute du Pape qui embarrassait tout le monde, excepté les partisans décidés du gouvernement. Ceux-ci trouvaient que les droits du pouvoir temporel auraient dû être plus expressément formulés, que la compétence du concile aurait dû être plus clairement énoncée. Leurs adversaires au contraire ne voulaient pas qu'on s'engageât d'avance sur cette dernière question, et désiraient qu'on restât dans les généralités, en exprimant la bonne volonté de mettre un terme aux maux de l'Église.
Ce sont là les perplexités accoutumées de toute assemblée délibérante, à moins que formée par une longue pratique elle n'ait ses partis pris, et n'ait acquis le talent de se gouverner. Ce ne pouvait être le cas d'une réunion si nouvelle, et appelée à traiter des sujets si difficiles. Mais il s'y passait un phénomène, étrange aux yeux des hommes inexpérimentés, fort ordinaire aux yeux des hommes habitués au régime des pays libres. À peine ces prélats, si timides dans Paris, étaient-ils réunis dans le concile, qu'ils étaient comme transformés: la peur les abandonnait; le sentiment qui possédait le plus grand nombre d'entre eux se faisait jour, et ce sentiment était une profonde douleur de la situation de Pie VII, douleur qui au moindre choc pouvait se changer en indignation! L'effet des grandes réunions d'hommes est d'effacer les sentiments particuliers, pour donner essor au sentiment général qui les anime, sentiment qui, tour à tour, violent s'il est contrarié, paisiblement dominateur s'il ne l'est pas, entraîne souvent ceux qui l'éprouvent plus loin qu'ils ne voudraient aller. C'est ce qui fait que dans les assemblées délibérantes il faut tant de caractère, de sang-froid, pour se gouverner soi et les autres, et que ces assemblées sont, suivant l'usage qu'on en sait faire, des instruments si utiles ou si dangereux.
Pas un des prélats présents à la discussion de cette adresse ne s'était douté des émotions qu'il éprouverait, ni des résolutions qu'il serait prêt à adopter dans cette séance. La plupart des membres du concile, intimidés avant d'entrer dans la salle des délibérations, échauffés, enhardis dès qu'ils y étaient réunis, approuvaient d'un côté, blâmaient de l'autre, s'interrompaient comme des laïques, et réclamaient ceux-ci tel retranchement, ceux-là tel autre, réclamations auxquelles M. Duvoisin, rapporteur du projet d'adresse, répondait avec beaucoup de patience et de mesure, afin d'arriver à un résultat. Soudaine proposition faite par l'évêque de Chambéry de se rendre à Saint-Cloud pour demander à Napoléon la liberté du Pape. Il y avait cinq heures que cette agitation durait, lorsque l'évêque de Chambéry, prélat respectable, proche parent d'un général au service de l'Empereur, M. Dessolle, se lève, et les yeux animés par la nature de la proposition qu'il va faire, dit que les évêques réunis en concile ne peuvent pas délibérer ici comme membres de l'Église, tandis que le chef de l'Église universelle, le vénérable Pie VII, est dans les fers. Il propose au concile d'aller en corps à Saint-Cloud demander à l'Empereur la liberté de Pie VII, et ajoute que cette démarche faite, la liberté du Pontife obtenue, on pourra alors résoudre les questions proposées, et probablement parvenir à s'entendre. Émotion extraordinaire dans le concile. À ces paroles on sent vibrer tous les cœurs d'émotion, de pitié respectueuse, et même de remords, car il y avait peu de dignité à délibérer tranquillement sous les voûtes de la basilique métropolitaine, lorsque le Pape prisonnier n'avait pas seulement un ami pour s'ouvrir à lui, pas un lambeau de papier pour écrire les pensées qui agitaient son âme. Une grande partie des prélats, même les plus modérés, se lèvent involontairement en criant: Oui, oui, à Saint-Cloud! Tous ces vieillards sont transportés d'enthousiasme. Les plus réservés, apercevant le danger d'une telle démarche, voudraient et n'osent opposer les conseils de la prudence aux impulsions de la générosité. Ils ont encore plus peur du sentiment qui domine les âmes au dedans du concile, que de la puissance terrible qui subjugue tout au dehors. Le cardinal Fesch lève la séance afin d'apaiser le tumulte. Le cardinal Fesch éperdu, ne sachant que faire, consulte le bureau, ne trouve aucune lumière auprès des deux ministres dont la présence irrite le concile sans le diriger, et suivant l'avis de M. Duvoisin, seul capable de donner un conseil utile, lève la séance, qu'il renvoie au lendemain. La résolution était sage, et fut immédiatement exécutée, les plus avisés des prélats se hâtant de quitter leurs siéges afin d'entraîner les autres par leur exemple, et laissant les plus animés demander qu'on ne se séparât point sans avoir délibéré.
Malgré le silence des journaux, l'effet de cette séance fut grand dans Paris. La joie fut vive parmi les ennemis de Napoléon, autrefois peu nombreux, et par sa faute commençant à le devenir beaucoup. Terreur des membres du concile le lendemain de cette explosion. Les gens de parti se pressaient autour des Pères du concile, les flattaient, les encourageaient pour les pousser plus loin encore. Mais ces malheureux évêques, étrangers à la politique, bien que quelques-uns fussent d'anciens partisans de la maison de Bourbon, étaient tout étonnés de ce qu'ils avaient osé, et, sortis de Notre-Dame, avaient senti renaître la terreur que leur causait le duc de Rovigo. Celui-ci en effet n'avait pas manqué de leur faire dire par des prélats affidés, qu'il fallait qu'ils réfléchissent à leur conduite, car il n'était pas homme à les ménager, et à leur laisser renouveler les scènes de la révolution en habit religieux.
Langage des membres du Corps législatif à l'égard du concile. Le Corps législatif, réuni dans le moment, parce qu'on avait voulu qu'il assistât au baptême, et qu'une fois réuni on en profitait pour lui donner le budget à homologuer, était surpris, confus et jaloux. Corps sans vie, oisif, payé, n'ayant aucune question sérieuse à résoudre, il était honteux de sa nullité, et on entendait ses membres dire de toutes parts, que si on n'y prenait garde, la convocation de ces prêtres allait devenir la convocation des états généraux de l'Empire, et amener Dieu sait quelles conséquences, mais que sans doute l'Empereur y tiendrait la main, et qu'ils étaient prêts, quant à eux, à voter les lois dont on aurait besoin pour terminer ces querelles dignes d'un autre temps. Le mot de ces tristes législateurs n'était pas sans vérité. Ce concile ressemblait effectivement aux états généraux, surtout en un point, c'est que la première réunion de citoyens formée sous ce règne faisait éclater tout à coup, avec une violence qu'on n'avait pas prévue, et dont on n'était pas maître, les sentiments dont tous les cœurs étaient animés.
Napoléon, qui, malgré sa perspicacité, ne s'était pas attendu à cette explosion, était surpris, irrité, se promenait dans son cabinet avec agitation, proférait des menaces, mais n'éclatait pas encore, retenu qu'il était par MM. Duvoisin et de Barral, qui lui promettaient un heureux résultat de la convocation du concile, s'il savait patienter et user de modération.
Après de nouvelles explications, l'adresse en réponse au message impérial est enfin adoptée. Le jour suivant le concile fut calme, selon l'usage des assemblées, qui, semblables en cela aux individus, sont paisibles le lendemain d'une journée d'agitation, troublées le lendemain d'une journée de repos. MM. Duvoisin, de Barral, tous les hommes sages qui craignaient des violences et qui ne désespéraient pas encore d'une issue favorable, se répandirent dans les rangs de la sainte assemblée, disant que lorsqu'on aurait adopté l'adresse, lorsqu'on y aurait donné des garanties au pouvoir contre la puissance papale, qui avait aussi ses abus, témoin la bulle d'excommunication, lorsqu'on aurait montré la disposition du concile à faire cesser les refus d'institution canonique, Napoléon, rassuré, deviendrait plus accommodant, et rendrait le Pape aux fidèles. Grâce à beaucoup d'explications de ce genre données en tête-à-tête, grâce à de nouveaux retranchements qui lui ôtèrent tout caractère, l'adresse fut votée par la presque totalité des membres du concile, excepté les Italiens, qui ne purent s'y associer par leur vote à cause des propositions de 1682, mais qui ne se prononcèrent pas contre, afin de prouver que c'était de leur part abstention et non pas opposition.
Napoléon refuse de recevoir l'adresse. L'adresse fut donc adoptée après les discussions et les difficultés dont on vient de lire le récit. Napoléon, profondément blessé des retranchements qu'elle avait dû subir, fit déclarer qu'il ne la recevrait pas, ce qui intimida le concile sans le modérer, car on peut jeter de la crainte dans les cœurs qu'un sentiment possède, mais on n'efface pas ce sentiment, et il jaillit de nouveau à la première occasion.
Les prélats non institués privés définitivement du droit de voter. Dans ces séances les prélats non institués avaient été définitivement sacrifiés, ou plutôt ils s'étaient sacrifiés eux-mêmes en renonçant à la faculté de voter qu'ils désespéraient d'obtenir. Admission du prince primat. Le prince primat, chancelier de la Confédération du Rhin, chef de l'Église allemande, avait été reçu dans le concile à grand'peine, car ces évêques, peu au fait des hommes et des choses de leur temps, s'étaient figuré, d'après ce qu'on leur avait raconté, que ce prince ecclésiastique était un philosophe, un illuminé, un incrédule. Ils n'imaginaient pas qu'un noble, un prêtre, qui osait se dire ami de Napoléon et de la France, pût être autre chose. Pourtant ils avaient écouté avec curiosité et avec quelque fruit ses doléances sur l'état de l'Église allemande, état qui était la preuve frappante de l'abus de l'institution canonique, lorsque, au lieu d'être la garantie des bons choix, elle devenait une arme de guerre. Ils avaient mieux jugé ce prince en l'écoutant, et l'avaient admis au concile avec l'un de ses suffragants.
On aborde enfin la question de l'institution canonique. Il fallait enfin aborder la grande question pour laquelle le concile était assemblé, et M. Duvoisin avait annoncé que l'Empereur exigeait qu'on s'en occupât immédiatement. Cette réunion en effet incommodait Napoléon, et il ne voulait pas qu'elle restât à rien faire. Formation d'une commission. On ajouta à la commission qui avait rédigé l'adresse, l'évêque de Trêves, l'un des envoyés à Savone, l'évêque de Tournay, Alsacien de mœurs relâchées et d'opinions violentes, et on lui déféra la question si épineuse de l'institution canonique. Le gouvernement avait déclaré que le Concordat était violé à ses yeux par le refus d'institution qui laissait vingt-sept siéges vacants, qu'il se tenait donc pour dégagé à l'égard de ce traité, et qu'il ne pourrait y revenir que si on adoptait des modifications qui prévinssent le retour des abus dont il avait à se plaindre. C'était au concile à imaginer et à voter ces modifications.
Quelle est la solution la plus désirable dans le moment. La commission, composée de douze membres, se réunit chez le cardinal Fesch. Enfin elle était au cœur de l'œuvre. Il fallait renoncer à toutes les tergiversations, et s'expliquer sur la grave matière soumise aux Pères assemblés. Si quelqu'un en ce moment avait été à lui seul la sagesse armée, ce qui malheureusement est rare, il aurait dû prononcer à la fois, que le principe de l'institution canonique devait rester inviolable, et que le Pape devait instituer les vingt-sept prélats nommés; si de plus il eût été la sagesse puissamment armée, il aurait amené Napoléon ou à restituer Rome à Pie VII, ou à lui donner au moins Avignon, sans engagement contraire aux justes susceptibilités de ce Pontife; il lui aurait par exemple accordé Avignon, ses cardinaux, son gouvernement, convenablement dotés, sans lui faire sanctionner l'abandon du territoire romain, sans lui faire reconnaître cette déclaration de 1682, si vraie sans doute, si embarrassante néanmoins pour le chef de l'Église romaine, et si peu honorable à accepter dans la position où il se trouvait. La papauté aurait ainsi vécu dans un lieu historique pour elle, libre et honorée, Dieu restant chargé de l'avenir, comme il convient à sa puissance, et non à la nôtre. C'était là tout ce que le temps comportait. Personne ne pouvant faire prévaloir cette solution, on se livre de part et d'autre aux exagérations les plus contraires. Mais personne n'ayant le pouvoir de faire prévaloir cette solution moyenne, qui existe presque toujours dans chaque circonstance, et qui est le plus souvent la meilleure, on disputait violemment, chacun ayant en ses mains un fragment de la vérité.
Juillet 1811. La première chose à faire était d'exposer ce qui avait été convenu à Savone entre le Saint-Père et les trois prélats qu'on lui avait envoyés, ce qui du reste se rapprochait beaucoup des conclusions que nous venons d'énoncer comme les plus acceptables. M. de Barral le fit avec une grande convenance, un respect pour le Pape mêlé de la plus vive sympathie, et une entière sincérité. Communication à la commission de ce qui s'est passé à Savone entre le Pape et les trois prélats envoyés en mission. Il communiqua la note consentie par Pie VII, en ayant soin de retrancher le dernier article, qui était devenu de la part du Pontife l'objet de tant de scrupules. Cette note contenait à elle seule un arrangement tout fait, et par ce motif même ne répondait guère aux dispositions hostiles de la commission. On demanda pourquoi cette note n'était pas signée; M. de Barral le dit, et le cardinal Fesch lut la lettre du Pape, qui donnait à cette note une véritable authenticité. La lettre, la note, tout fut écarté. La commission considère comme non avenue la déclaration du Pape, parce qu'elle n'est pas signée. On ne voulut voir dans cette pièce non signée qu'un document sans caractère, surpris peut-être à la religion du Pape, arraché peut-être aussi à sa captivité, et après tout un commencement d'arrangement, non un arrangement précis et définitif. Tout était donc à faire, selon les membres de la commission, comme si on n'avait pas vu le Pape.
On traite en elle-même la matière de l'institution canonique. La solution si simple à laquelle on avait amené Pie VII étant écartée par des esprits qui n'étaient pas disposés à chercher les facilités de la question, il fallait traiter le sujet en lui-même, et le premier point à examiner était la compétence du concile. M. Duvoisin établit alors cette compétence avec autant de netteté que de vigueur de logique. La question de la compétence du concile est la première qui se présente. Il était évident en effet qu'incompétent pour une question de dogme et de discipline générale que l'Église universelle aurait pu seule résoudre, le concile était pleinement compétent pour une question de discipline nationale, qui ne regardait que l'Église française; et la preuve qu'il s'agissait d'une question de discipline particulière, c'est que le mode de nomination et d'institution varie de pays à pays, et se règle par des traités spéciaux entre les divers gouvernements et l'Église. En écoutant ces raisonnements, l'évêque de Gand (M. de Broglie), l'évêque de Tournay (M. d'Hirn), l'archevêque de Bordeaux (M. d'Aviau), trépignaient d'impatience, et demandaient à répondre au savant professeur de Sorbonne, qu'ils appelaient leur maître en fait de science ecclésiastique, et auquel cependant tous voulaient apprendre à penser juste sur la question soulevée. Une telle difficulté, suivant eux, ne pouvait être résolue sans le Pape, que de concert avec lui, et le concile dès lors était incompétent pour la décider à lui seul. Sans doute il aurait mieux valu qu'il en fût ainsi, répliquait M. Duvoisin, mais il s'agissait seulement du cas d'extrême nécessité, et il fallait bien admettre que pour ces cas fort rares chaque Église avait en elle-même le moyen de se sauver, il fallait admettre que si on était par une force majeure quelconque séparé du Pape pendant des années, que si pendant des années il n'y avait point de pape, et que la chaire de saint Pierre fût vacante, ou, comme il était arrivé, fût occupée par un pontife indigne, il était indispensable que le métropolitain rentrât dans la faculté qu'il avait eue jadis d'instituer les évêques. Le cardinal Caselli lui-même s'écriait que s'il n'existait plus qu'un seul évêque au monde, celui-là aurait le droit d'instituer tous les autres. Cette supposition mettait hors de lui l'archevêque de Bordeaux; il disait qu'elle était contraire aux promesses de Jésus-Christ, qui avait promis l'éternité à son Église.—C'est pour que l'Église soit éternelle, lui répondait-on, qu'elle doit avoir le moyen de se perpétuer en obéissant aux règles du bon sens, et en se sauvant en cas de nécessité.—Les esprits sages voulaient que, sortant de ces suppositions chimériques, on se plaçât dans la réalité, et qu'on examinât si on pouvait dans la circonstance présente, par exemple, se passer du Pape pour instituer les évêques. Vive contestation sur la compétence du concile. Et en effet en se plaçant dans la véritable hypothèse, celle d'un pape s'obstinant à se servir du refus d'institution comme d'une arme, il était impossible de soutenir qu'une Église n'eût pas le droit de se suffire à elle-même et de se soustraire à l'abus d'une faculté destinée à un tout autre emploi.
Il fallait pourtant en finir de toutes ces subtilités, et se prononcer. Or, au vote il n'y eut que trois voix pour la compétence du concile, celles des trois prélats envoyés à Savone. Cette compétence n'est point admise par la commission. Le cardinal Caselli lui-même, qui avait posé la question comme M. Duvoisin, n'osa pas opiner comme lui, et le cardinal Fesch, toujours ménageant le parti ennemi de son neveu, commit la même faiblesse. C'est ainsi que sur douze voix, il n'y en eut que trois qui osèrent affirmer la compétence du concile. Qu'on usât de cette compétence avec une grande réserve, uniquement pour peser sur le Pape, pour peser sur Napoléon lui-même, pour arracher l'un à ses scrupules, l'autre à son humeur despotique, soit; mais nier la compétence du concile dans une question de discipline particulière, c'était se désarmer complétement, et laisser Napoléon et le Pape en présence l'un de l'autre, sans aucune puissance intermédiaire pour les rapprocher.
Dès ce moment, l'objet de la convocation était manqué, et on s'exposait à toutes les chances de la colère de Napoléon, qui voudrait résoudre la difficulté sans le secours du Pape ni du concile, c'est-à-dire en finir par des violences. Napoléon prêt à se porter aux dernières extrémités, est retenu par M. Duvoisin. On courut à Saint-Cloud pour l'instruire de ce qui arrivait. Il en fut exaspéré. La vue de son oncle venant à son tour l'informer, et déplorer auprès de lui le résultat qu'il n'avait pas eu le courage de prévenir, le jeta dans un surcroît d'irritation, qui s'exhala en paroles méprisantes et injurieuses. Le cardinal affectant de défendre la commission par des considérations théologiques, Napoléon l'interrompit, lui demanda avec dédain où il avait appris ce dont il parlait, lui dit que lui soldat en savait davantage, que du reste la plupart de ses collègues de l'Église française n'étaient guère plus savants, qu'il avait voulu leur rendre leur importance, restituer à l'Église gallicane la grandeur qu'elle avait eue sous Bossuet, mais qu'ils n'étaient pas dignes de cette mission, qu'au lieu d'être les princes de l'Église ils n'en étaient que les bedeaux, et qu'il se chargerait à lui seul de la tirer d'embarras; qu'il allait faire une loi par laquelle il déclarerait que chaque métropolitain suffisait pour instituer les évêques nommés, qu'elle serait à l'instant même exécutée dans tout l'Empire, et qu'on verrait si l'Église ne pouvait pas se sauver sans le Pape. Tout cela était possible assurément, mais c'était revenir à l'ancienne constitution civile du clergé, dont Napoléon s'était tant raillé dans le temps, et dont il avait eu la gloire de sortir par le Concordat.
Dans le moment survint M. Duvoisin, accouru de son côté pour calmer une colère facile à prévoir, et en prévenir les conséquences. La vue de ce prélat tira Napoléon de l'irritation où le jetait presque toujours la présence du cardinal Fesch, et reprenant son sang-froid, il dit: Écoutons M. Duvoisin, celui-là sait ce dont il parle.—M. Duvoisin, déplorant avec raison que le concile se fût désarmé en contestant lui-même sa compétence, soutint pourtant qu'il ne fallait pas agir comme si tout était perdu, et qu'en prenant une autre base que la compétence du concile, en s'appuyant sur la note même de Savone, il était possible par une autre voie d'arriver au même but. On pouvait, suivant lui, faire une déclaration par laquelle il serait stipulé, par exemple, que les siéges ne resteraient pas plus d'un an vacants, que six mois seraient donnés au pouvoir temporel pour nommer, six mois au Pape pour instituer, et que ces six mois écoulés le Pape serait censé avoir délégué au métropolitain le pouvoir d'instituer les sujets promus à l'épiscopat. On pouvait en outre terminer cette déclaration en remerciant le Pape d'avoir, par cet arrangement émané de Sa Sainteté, mis fin aux maux de l'Église. M. Duvoisin ajouta qu'il lui semblait impossible que la commission ne voulût pas agréer une solution que le Pape avait lui-même acceptée.
Napoléon consentit à faire cette nouvelle tentative, et à remettre au lendemain l'usage de son autorité suprême, qui à ses yeux était suffisante pour tout résoudre, quoi qu'il arrivât et quoi qu'on pût dire. MM. Fesch et Duvoisin se retirèrent donc avec mission de faire adopter ce nouveau plan à la commission.
On imagine un nouvel expédient, c'est de se fonder sur la déclaration de Savone, et de l'adopter comme émanant du Pape, ce qui fait disparaître la difficulté de la compétence, et satisfait aux principaux désirs de Napoléon. La commission, suivant l'usage de ce malheureux concile, flottant entre deux maîtres et entre deux craintes, entre Napoléon voulant être obéi et l'opinion voulant être respectée, la commission récalcitrante la veille parut tremblante le lendemain. Le cardinal Fesch fit grand étalage du courroux de son neveu. M. Duvoisin ne dissimula point que si on ne savait pas prendre un parti, on allait exposer l'Église à de dangereux hasards, que certainement le Pape était bien à plaindre, mais qu'il fallait le tirer de son affreuse position en se plaçant entre lui et l'Empereur, qu'on en avait le moyen dans la note de Savone par lui acceptée, qu'on n'avait qu'à la convertir par un décret du concile en loi de l'État, remercier ensuite Pie VII d'avoir par le consentement accordé à cette solution sauvé lui-même l'Église d'un abîme; que cette fin donnée à une partie des controverses religieuses, les autres trouveraient leur solution à leur tour, car Napoléon satisfait deviendrait plus accommodant sur tout le reste, et certainement mettrait un terme à la captivité du Pontife. Le nouvel expédient proposé par M. Duvoisin est adopté. Les paroles fort sensées de M. Duvoisin ayant décidé la commission, son avis fut adopté, et la déclaration de Savone fut convertie en décret du concile, à l'unanimité, moins deux voix, celles de l'archevêque de Bordeaux et de l'évêque de Gand, toujours très-obstinés et très-véhéments.
Bien qu'en principe l'institution dût appartenir purement et simplement au Saint-Siége, on venait de faire ce qu'il y avait de plus raisonnable dans la situation présente, puisque c'était terminer avec le consentement du Pape un conflit des plus redoutables. Grande satisfaction parmi les hommes sages. Il y eut donc une vraie satisfaction de ce résultat parmi les gens sages; il y en eut une très-vive surtout dans la petite cour du cardinal Fesch, car bien que ce cardinal se vantât sans cesse de l'héroïsme dont il faisait preuve contre son neveu, ses familiers aimaient mieux ne pas le voir condamné à déployer cet héroïsme. On trouvait plus commode de jouir avec lui des honneurs de la résistance et des profits de la parenté. Intrigues auprès de la commission pour la faire revenir sur ses déterminations conciliantes. On se réjouit même trop fort, car avertis de ce triomphe les gens de parti, royalistes ou dévots, s'agitèrent toute la soirée, toute la nuit, circonvinrent les membres de la commission, les effrayèrent de ce qu'ils avaient fait, leur soutinrent qu'ils s'étaient déshonorés, qu'ils avaient livré l'Église à son tyran, que tout était perdu, et qu'il fallait qu'ils se rétractassent en expliquant leur vote à la prochaine séance. Ces meneurs pieux gagnèrent enfin leur cause, et on leur promit, après avoir essayé de se sauver de Napoléon dans la journée, de se sauver le lendemain du déshonneur.
La commission se rétracte. Le lendemain, en effet, la commission s'étant réunie de nouveau, parut complétement changée. Ce n'était plus la crainte de Napoléon, c'était celle du parti catholique qui dominait. Les cardinaux Caselli et Spina, esprits sensés mais faibles, furent les premiers à se rétracter. Ils prétendirent qu'en votant la veille ils ignoraient le vrai caractère des lois de l'État, qu'ils avaient appris depuis qu'elles étaient irrévocables de leur nature, une fois consacrées par le Sénat, et que, dès lors, tout en persévérant dans l'adoption du décret ils étaient obligés de demander le consentement préalable du Pape, ce qui était une rechute dans la vieille ornière, celle de l'incompétence du concile. L'évêque de Tournay, ce membre du parti extrême, dont les mœurs faisaient avec ses opinions un si singulier contraste, ne mit pas la même précaution dans sa rétractation. Il revint de tous points sur l'opinion qu'il avait adoptée la veille, et déclara ne plus vouloir du décret. Les évêques de Comacchio et d'Ivrée, vacillants comme les prêtres italiens n'avaient cessé de l'être dans cette affaire, expliquèrent leur vote à leur tour, et le retirèrent. M. de Boulogne, plus ferme ordinairement, reprit aussi le sien, et il ne resta plus rien de l'ouvrage de la veille. Pour sortir d'embarras, on adopte la note de Savone comme base de la résolution à proposer, en y ajoutant la clause du recours au Pape. On tomba alors dans une étrange confusion, et finalement, pour en sortir, on admit le fond du décret, qui était basé sur l'incontestable note de Savone, à condition qu'il recevrait le consentement du Saint-Père, afin d'obtenir la signature qui manquait à la note sur laquelle on se fondait. Cette solution équivoque, sans sauver en principe l'institution canonique qu'elle limitait fort étroitement, ne tranchait aucune des difficultés politiques du moment, car en abolissant l'autorité du concile, elle faisait tout dépendre d'une seconde démarche auprès du Pape, exposait celui-ci à de nouvelles perplexités, à de nouveaux scrupules, et s'il n'avait pas la force de les surmonter, à toute sorte de périls.
Ce vote, tel quel, obtenu, le cardinal Fesch pressa vivement M. de Barral, puis M. Duvoisin, de consentir à être, l'un ou l'autre, le rapporteur de la résolution prise. Ces messieurs, dont l'avis n'avait point prévalu, ne crurent pas pouvoir se charger de la rédaction du rapport, en quoi ils commirent une faute, car les conclusions adoptées importaient peut-être moins que le langage qu'on allait tenir devant le concile. Au fond, puisque les uns et les autres on admettait des limites à l'institution canonique, sauf le recours au Pape pour valider le nouveau système, ce qui importait pour Pie VII comme pour Napoléon, c'était la manière dont on présenterait la chose, et il valait mieux confier ce soin à des gens voulant de bonne foi la solution paisible de la difficulté, qu'à des ennemis ne désirant que trouble et confusion. Mais MM. Duvoisin et de Barral s'étaient irrités à leur tour. Les passions sont de tous les états, de toutes les professions, et, après de longues contradictions, elles s'emparent souvent des cœurs les plus modérés. Ces deux prélats repoussèrent obstinément la mission qu'on voulait leur confier. L'évêque de Tournay malheureusement chargé du rapport. Sur leur refus, on s'adressa au fougueux évêque de Tournay, qui accepta bien qu'il ne sût pas le français, et on pria M. de Boulogne de donner au rapport la correction grammaticale dont très-probablement il devait manquer. Il fallait que le cardinal Fesch, chargé plus que personne d'empêcher que les choses n'allassent aux abîmes, eût bien peu de sens pour consentir à de tels choix.
Les gens exaltés, qui ne demandaient que des esclandres, avaient lieu de se réjouir. Le rapporteur mit dans son exposé toutes les opinions de son parti; M. de Boulogne en retrancha ce que repoussait sa rhétorique habile, mais y laissa tout ce qu'une politique sensée aurait dû en écarter. Le rapport dut être lu au concile le 10 juillet.
Séance du 10 juillet, dans laquelle on fait lecture du rapport. Le secret avait été soigneusement gardé, comme le sont souvent les secrets de parti. Le 10 juillet le concile se réunit avec une extrême curiosité et une anxiété visible. À peine la lecture du rapport, faite avec une prononciation étrange, était-elle achevée, que l'émotion fut au comble dans tous les rangs de l'auguste assemblée. Une rédaction habile aurait pu calmer toutes les opinions en leur accordant à chacune des satisfactions raisonnables, et rendre acceptable par l'Empereur une solution qui était certainement acceptable par la portion hostile du concile, puisque cette solution émanait d'elle. Vive émotion produite par ce rapport. Mais le rapport fait exclusivement pour un parti qu'il exalta en le satisfaisant, poussa à la colère le parti opposé qui en fut profondément blessé. Il n'y avait pas entre tous ces prélats un homme capable de reprendre cette assemblée irritée et désunie, de la rallier autour d'une résolution sage, de la ramener enfin à la raison: ce fut donc un chaos d'interpellations, de reproches, d'accusations réciproques. Les partisans du pouvoir disaient que proclamer l'incompétence du concile c'était de nouveau remettre toute la question dans les mains du Pape, et que de la sorte on n'en finirait jamais. Les autres répliquaient que le concile fût-il compétent, ses actes eux-mêmes ne pouvaient se passer de la sanction du Pape, car les décisions d'un concile n'avaient de valeur qu'autant que le Saint-Siége les approuvait. Cette omnipotence du Pape, soutenue par quelques-uns, portait les autres à rappeler l'usage récent que Pie VII en avait fait, à citer la bulle d'excommunication, et à la lui reprocher comme un attentat, comme une œuvre d'anarchie, car si elle eût réussi, disaient-ils, où en serait-on maintenant?
Violente exclamation de l'archevêque de Bordeaux. À ces mots l'archevêque de Bordeaux s'élance au milieu de l'assemblée, tenant en main un livre, celui des actes du concile de Trente, ouvert à l'article même qui confère au Pape le pouvoir d'excommunier les souverains lorsqu'ils attentent aux droits de l'Église. On veut en vain retenir ce vieillard chancelant mais obstiné, atteint de surdité, entendant à peine ce qu'on lui dit, et n'écoutant que lui-même et sa passion; il s'avance, et jette sur la table le livre en s'écriant: Vous prétendez qu'on ne peut excommunier les souverains, condamnez donc l'Église qui l'a ainsi établi!— Grand tumulte et levée de la séance. L'effet de ces mots est immense sur ceux qui les approuvent, et sur ceux qui en redoutent les conséquences, car c'était presque renouveler l'excommunication, la renouveler à la face de Napoléon, tout près de son palais, et sous sa main redoutable!
Ici le cardinal Fesch, recouvrant un peu de présence d'esprit, déclare qu'il est impossible de délibérer dans l'état où se trouve le concile, et remet au lendemain le vote définitif sur le sujet en discussion. On se sépare à peine joyeux d'un côté, vivement indigné de l'autre, troublé de toutes parts, et généralement terrifié, ne comprenant pas le sentiment irrésistible auquel on vient de céder.
Bien qu'il n'y eût ni public, ni tribune, ni journaux, mille échos avaient déjà porté à Trianon, où résidait l'Empereur, la nouvelle de cette séance. Le duc de Rovigo, l'archevêque de Malines, le cardinal Fesch, s'y étaient rendus. En apprenant ces détails, Napoléon avait cru voir se lever devant lui la révolution tout entière. Que n'y voyait-il quelque chose qui était bien la révolution, mais la révolution dans ce qu'elle avait de meilleur, c'est-à-dire l'opinion publique, éclatant à son insu, malgré elle en quelque sorte, et lui reprochant non de vouloir affranchir l'État de la domination de l'Église, mais d'opprimer les consciences, et surtout de torturer un Pontife vénérable, autrefois son ami, son coopérateur dans ses plus belles œuvres, de le traîner de prison en prison comme un criminel d'État! Que n'y voyait-il cette leçon frappante, c'est qu'il ne pouvait pas réunir quelques hommes, quelques vieux prêtres, faibles, tremblants, étrangers à tout dessein politique, sans qu'ils fussent amenés, une fois réunis, à éclater, et à prononcer contre ses actes une énergique réprobation! Assurément il y avait des préjugés, de petites vues, de mesquines doctrines théologiques, des faiblesses enfin chez les membres de ce concile, mais leur émotion était honorable, et elle décelait un grand fait, la liberté renaissant sans le vouloir, sans le savoir, et, ce qui était plus extraordinaire, renaissant chez de vieux prêtres, victimes et ennemis pour la plupart de la révolution française, et n'ayant aucune intention d'en reproduire les désordres!
Napoléon, exaspéré, prononce la dissolution du concile, et fait conduire à Vincennes les évêques de Troyes, de Tournay et de Gand. Napoléon ne vit dans tout cela que ce que pouvait y voir le despotisme, la nécessité d'employer la force pour arrêter des manifestations déplaisantes, comme si on supprimait le mal en attaquant les effets au lieu de la cause. Napoléon traita son oncle fort durement, lui reprocha ses faiblesses, ses illusions, lui fit même commettre une grave imprudence, celle de tout rejeter sur les évêques de Troyes, de Tournay, de Gand, qui avaient été fort incommodes dans la commission, imprudence du reste commise très-innocemment, puis fit rédiger sur-le-champ un décret pour prononcer la dissolution immédiate du concile, et donna des ordres de la dernière violence quant aux individus qui avaient été les chefs de l'opposition. L'évêque de Tournay (M. d'Hirn) pour avoir rédigé le rapport dans le plus mauvais esprit, l'évêque de Troyes (M. de Boulogne) pour l'avoir si mal retouché, l'évêque de Gand (M. de Broglie) pour avoir plus qu'aucun autre membre influé sur la commission par son autorité morale, furent désignés comme les principaux coupables, et comme devant être les premières victimes de cette espèce d'insurrection épiscopale. L'archevêque de Bordeaux avait bien mérité aussi cette distinction; mais un ecclésiastique récemment nommé à l'évêché de Metz et jouissant de la confiance du gouvernement, M. Laurent, fit valoir la surdité et le défaut d'esprit du prélat, et sur ses sages instances on se contenta de trois victimes. Par ordre de Napoléon, le duc de Rovigo les fît arrêter dans la nuit, et conduire à Vincennes, sans jugement, bien entendu, sans même aucune explication. C'était au public à comprendre pourquoi, et à eux à se soumettre.
Terreur des membres du concile en apprenant les mesures prises par Napoléon. Le lendemain on apprit, mais sans grand éclat, grâce à la privation de toute publicité, que le concile était dissous, et que trois des principaux prélats étaient envoyés à Vincennes. Dans le clergé surtout on était fort sensible à ces actes extraordinaires, mais, malheureusement il faut ajouter qu'on était aussi effrayé qu'indigné. Les partisans du gouvernement, pour excuser ses rigueurs, disaient bien bas, de peur de provoquer des démentis, qu'on avait trouvé les trois prélats compromis dans une trame ténébreuse, celle qui avait valu à M. d'Astros son emprisonnement, et à M. Portalis son exclusion du Conseil d'État. Du reste, on n'avait pas grand'peine à tenir tête à la majorité du concile, car ses membres tremblaient presque tous, et cherchaient bien plus à se justifier qu'à récriminer. Séparés d'ailleurs les uns des autres par l'acte de dissolution, ils n'avaient plus la force qu'ils puisaient dans leur réunion, et se trouvaient livrés à leur timidité individuelle. Parmi les plus effrayés et les plus enclins à demander leur pardon, on rencontrait les Italiens, considérant tout ceci comme une querelle qui ne les regardait pas, qui se passait entre l'Église gallicane et Napoléon, et ne voulant pas, après avoir conservé leurs siéges même après la captivité de Savone, venir échouer au port dans une affaire de pure forme, telle que l'institution canonique. Ils disaient que les prélats français étaient des imprudents et des fous, qu'eux Italiens s'étaient généralement abstenus dans ces questions parce qu'elles ne les intéressaient guère, mais qu'ils étaient prêts, si on avait en quelque chose besoin de leur adhésion, à la donner sans réserve. Le cardinal Maury, qui ne voulait pas assister à de nouvelles révolutions, qui avait le cœur plein de reconnaissance pour Napoléon et de ressentiment contre l'Église si ingrate envers lui, ne manqua pas de porter toutes ces paroles au ministre des cultes, et à l'Empereur lui-même. Dix-neuf Italiens s'étaient offerts, et on pouvait bien compter sur cinquante ou soixante prélats français, moins indifférents que les Italiens à la solution, mais presque aussi effrayés, et demandant à en finir comme il plairait au gouvernement.—Prenez-les un à un, dit le cardinal Maury, et vous en viendrez plus facilement à bout qu'en masse.—Exprimant même sa remarque avec la familiarité originale qui lui était propre, il ajouta: C'est un excellent vin, mais qui sera meilleur en bouteille qu'en tonneau.— On imagine de nouveau un moyen terme, consistant à adopter le fond du décret proposé, avec un recours de pure déférence au Pape, et la résolution de se passer de son adhésion s'il la refuse. On profita de l'avis, et on rédigea un décret à peu près semblable à celui qui avait prévalu dans la commission, lequel limitait à un an le délai pour remplir les siéges vacants, dont six mois pour la nomination par le pouvoir temporel, et six mois pour l'institution canonique par le Pape, après quoi le métropolitain de la province ecclésiastique était chargé d'instituer les sujets nommés. On ajouta à ce décret la clause d'un nouveau recours au Pape, pour lui demander sa sanction, mais avec un sous-entendu entièrement contraire aux conclusions de l'évêque de Tournay. Il était entendu en effet que si le Pape n'adhérait pas, le concile prendrait une résolution indépendante, voterait le décret nouveau, et l'enverrait à l'Empereur pour qu'il fût converti en loi de l'État. Il fut même convenu que pendant qu'une députation se rendrait à Savone afin d'obtenir l'agrément du Saint-Père, on retiendrait à Paris les principaux membres du concile pour leur faire émettre un second vote en cas de refus de la part du Pontife. La presque totalité des membres du concile dissous signent ce nouveau projet. Ce plan ainsi arrêté, on appela les uns après les autres chez le ministre des cultes les prélats sur lesquels on croyait pouvoir compter. Dix-neuf évêques italiens adhérèrent avec empressement; soixante-six évêques français suivirent leur exemple, ce qui faisait quatre-vingt-cinq adhérents, sur cent six membres admis dans le concile. Ceux qui, au nombre de vingt environ, n'avaient pas adhéré, n'étaient pas tous des opposants déterminés. La moitié faisait des réserves plutôt que des refus.
Les adhésions individuelles garantissant la presque unanimité, on convoque encore une fois le concile, qui adopte en silence le projet convenu. Quand ce résultat fut acquis, le prince Cambacérès, qui était toujours appelé pour chercher les termes moyens, les expédients ingénieux, et qui avait beaucoup contribué à faire adopter cette solution pacifique, conseilla d'assembler de nouveau le concile, et de lui présenter l'acte dont l'adoption ne pourrait plus désormais faire doute. Napoléon y consentit, et ordonna par décret une nouvelle convocation pour le 5 août.
Le 5 août, en effet, le concile fut réuni dans le lieu ordinaire de ses séances. Personne ne demanda pourquoi on avait été si brusquement séparé, pourquoi on était si brusquement rappelé, pourquoi trois membres du concile au lieu d'être présents étaient à Vincennes; on entendit la lecture du décret, et on le vota presque à l'unanimité.
Août 1811. Restait à obtenir la sanction du Pape, non pas qu'on reconnût l'incompétence du concile, mais parce qu'il fallait se conformer à l'usage naturel et nécessaire de soumettre au chef suprême de l'Église les actes de toute assemblée de prélats. Napoléon consentit à envoyer une députation composée d'évêques et d'archevêques pour solliciter l'approbation papale, et à y joindre quelques cardinaux pour tenir lieu à Pie VII de ce conseil dont toujours il se disait privé, dès qu'on lui demandait une résolution quelconque. Les cardinaux choisis furent les cardinaux de Bayane, Fabrice Ruffo, Roverella, Doria, Dugnani. On y ajouta l'archevêque d'Édesse, aumônier du Pape. Le nouveau décret, porté au Pape par une députation nombreuse d'évêques et de cardinaux. Les prélats désignés furent les archevêques de Tours, de Malines et de Pavie; les évêques de Nantes, de Trèves, d'Évreux, de Plaisance, de Feltre, de Faenza. Ils devaient partir sur-le-champ, pour ne pas faire trop attendre leurs collègues retenus à Paris afin d'émettre un nouveau vote en cas de refus de la part du Pape. Du reste on ne croyait guère à ce refus, surtout en se rappelant la note rapportée de Savone par MM. de Barral, Duvoisin et Mannay.
Napoléon avait accepté cette fin du concile, d'abord parce que c'était une fin, ensuite parce qu'il avait à peu près atteint son but en obtenant la limitation fort étroite de l'institution canonique. Mais moralement il se sentait battu, car une opposition d'autant plus significative qu'elle était involontaire et pour ainsi dire tremblante, s'était manifestée dans le clergé, et lui avait déclaré clairement qu'il était l'oppresseur du Pontife: elle avait de plus trouvé mille échos dans les cœurs! Il se consolait en se flattant que bientôt on lui rapporterait de Savone sinon le décret lui-même, au moins l'institution des vingt-sept prélats nommés, ce qui suffisait pour remettre au complet l'Église de France, et pour lever les difficultés qui en gênaient l'administration. Quant à la question de principe, il verrait plus tard à s'en tirer comme il pourrait. Napoléon, fatigué de la querelle religieuse, se donne tout entier à ses projets de guerre. D'ailleurs en ce moment toutes les questions matérielles, morales, politiques, militaires, se résumaient pour lui dans une seule, celle de la grande guerre du Nord. Vainqueur une dernière fois de la Russie, qui semblait seule, sinon lui tenir tête, du moins contester quelques-unes de ses volontés, il abattrait en elle tous les genres d'opposition, publics ou cachés, qu'il rencontrait encore en Europe. Que serait alors ce pauvre prêtre prisonnier, qui lui voulait disputer Rome? Rien ou presque rien, et l'Église, comme elle avait fait tant de fois, reconnaîtrait la puissance de César. Le Concordat de Fontainebleau, obtenu même au retour de Moscou, prouve que si Napoléon s'aveuglait souvent, ce n'était pas en cette occasion qu'il s'aveuglait le plus.
Les cardinaux et les prélats désignés partirent donc pour Savone, et lui, ennuyé de cette querelle de prêtres, comme il l'appelait depuis qu'il s'était mis à mépriser le Concordat, sa plus belle œuvre, il revint tout entier à ses grandes affaires politiques et militaires.
Quoique privé de journaux libres, du moins en France, le public européen suivait avec une attention curieuse et inquiète la brouille déjà fort retentissante de l'empereur Napoléon et de l'empereur Alexandre. Tantôt on disait que la guerre était inévitable et serait prochaine, que les Français allaient passer la Vistule et les Russes le Niémen, tantôt que la querelle était apaisée, et que chacun allait se retirer fort en deçà de ses frontières. Surtout depuis l'arrivée de M. de Caulaincourt à Paris, de M. de Lauriston à Saint-Pétersbourg, on semblait espérer que la paix serait maintenue. Vœux pour la paix dans toute l'Europe. Les esprits sages, à quelque pays qu'ils appartinssent, ne sachant quelle serait l'issue d'une nouvelle lutte, certains en tout cas que des torrents de sang couleraient, souhaitaient la paix ardemment, et applaudissaient à tout ce qui en présageait le maintien. Mais les mouvements continuels de troupes du Rhin à l'Elbe n'étaient guère faits pour les rassurer, et détruisaient le bon effet des bruits pacifiques qui avaient circulé depuis deux ou trois mois. Les amis de la paix n'avaient que trop raison d'être inquiets, car Napoléon, résolu à différer la guerre, mais toujours décidé à la faire, avait continué ses préparatifs, en prenant seulement la précaution de les dissimuler assez pour ne pas amener en 1811 la rupture que dans ses calculs il ne souhaitait que pour 1812. Inutilité de ces vœux, et activité soutenue des préparatifs de Napoléon. Ainsi, par exemple, après avoir retardé d'abord le départ des quatrièmes et sixièmes bataillons du maréchal Davout, et les avoir retenus au dépôt, il s'était ravisé, et, pensant que nulle part ils ne se formeraient mieux que sous cet instructeur vigilant et sévère, il les avait acheminés sur l'Elbe. Or ce n'étaient pas moins que trente-deux bataillons expédiés à la fois au delà du Rhin, ce qui ne pouvait guère se cacher. Pour opposer à cet effet trop frappant un effet contraire, il avait ordonné de ramener en arrière deux bataillons westphaliens, qui allaient compléter la portion allemande de la garnison de Dantzig, et avait recommandé de faire grand bruit de ce mouvement rétrograde, et de dire quant aux bataillons français en route vers l'Elbe, qu'ils ne faisaient qu'achever une marche depuis longtemps commencée. Disposant des journaux français et d'une partie des journaux allemands, il pouvait bien ainsi abuser un moment le public, mais des centaines d'espions russes de toutes les nations devaient bientôt rétablir la vérité, et même exagérer les faits en sens contraire.
Aussi le cabinet russe ne s'y était-il pas trompé, et l'empereur Alexandre avait dit à M. de Lauriston qu'à la vérité deux bataillons allemands rétrogradaient, mais qu'en même temps plus de trente bataillons français s'avançaient de Wesel sur Hambourg. Toutefois, avait ajouté l'empereur Alexandre, je ne veux pas être en arrière de l'empereur Napoléon sous le rapport des manifestations pacifiques; il a fait rétrograder deux bataillons, et moi je vais faire rétrograder une division.—Il avait effectivement un peu rapproché du bas Danube l'une des cinq divisions qu'il avait d'abord reportées sur le Dniéper pour les transporter en Pologne. Il faut reconnaître qu'en cette circonstance sa sincérité commençait à valoir celle de Napoléon, car, ayant trop diminué ses forces devant les Turcs, il sentait le besoin de les augmenter en ramenant sur le Danube l'une des divisions qu'il en avait éloignées.
M. de Lauriston, qui craignait beaucoup une nouvelle guerre au Nord, et qui voyait avec désespoir qu'en armant ainsi les uns en représaille des autres, on finirait bientôt par se mettre réciproquement l'épée sur la gorge, priait, suppliait l'empereur Alexandre d'être le plus sage des deux, et de prendre l'initiative des explications qu'on différait de se donner ou par un faux amour-propre, ou par un calcul mal entendu.— Efforts de M. de Lauriston pour amener de la part de l'empereur Alexandre une démarche qui serve de prétexte à un rapprochement. Demandez donc, disait-il à l'empereur Alexandre, une indemnité pour Oldenbourg, et je ne mets pas en doute qu'on vous l'accordera. Envoyez quelqu'un à Paris pour y porter vos griefs, et j'ai la conviction qu'il sera reçu avec empressement. On pourra alors s'expliquer, et savoir enfin pourquoi on est prêt à s'égorger.—À ces pressantes instances, l'empereur Alexandre opposait un refus absolu. Il ne voulait, comme il l'avait déjà dit, rien demander pour Oldenbourg, ni en Allemagne ni en Pologne, parce qu'en Allemagne on ne manquerait pas de le dénoncer comme cherchant à spolier les princes allemands, parce qu'en Pologne Napoléon l'accuserait de chercher à démembrer le grand-duché de Varsovie, et s'en ferait un argument auprès des Polonais. L'empereur Alexandre ne voulait pas non plus se donner l'apparence d'un prince intimidé, qui envoyait demander la paix aux Tuileries. Il était d'ailleurs intimement convaincu qu'il ne l'obtiendrait pas, et redoutait même de précipiter la guerre en s'expliquant catégoriquement sur certains objets, tels que les affaires commerciales par exemple. Si, en effet, on le pressait, il était résolu à dire formellement que jamais il ne fermerait ses ports à ce qu'il appelait les neutres, et à ce que Napoléon appelait les Anglais, et craignait qu'une déclaration aussi nette n'amenât une rupture instantanée. La guerre, que Napoléon voulait à un an de distance, lui la prévoyait à un an aussi, et l'aimait mieux différée qu'immédiate. Raisons de l'empereur Alexandre pour se refuser à une pareille démarche malgré son désir sincère de la paix. C'est pour cela qu'il se renfermait dans une extrême réserve, affirmant avec sincérité qu'il désirait la paix, et en preuve, promettant, si on désarmait, de désarmer à l'instant même, ajoutant que le grief qu'il avait dans la spoliation du prince d'Oldenbourg ne constituait point une affaire urgente, qu'il espérait une indemnité, mais qu'il n'insisterait pas pour l'obtenir sur-le-champ, qu'il saurait l'attendre, et qu'en agissant ainsi ce n'était pas un grief qu'il entendait se réserver, car il n'hésitait pas à déclarer que pour ce motif il ne ferait point la guerre[8].
Dans la situation présente un mot imprudent peut amener une rupture définitive. Dans cette situation délicate et grave, il aurait fallu beaucoup de soins, beaucoup de ménagements pour prévenir la guerre, mais il suffisait d'un seul mot imprudent pour la rendre inévitable, peut-être même immédiate. Or, avec le caractère bouillant de Napoléon, avec sa hardiesse de langage surtout, on devait craindre que ce mot il ne le laissât échapper.
Le 15 août 1811, jour de sa fête et de grande réception, il y eut cercle à la cour. Comme on le connaissait prompt à dire ce qu'il avait sur le cœur, on le suivait, on l'écoutait, pour recueillir quelque parole qui eût trait à l'importante question du moment. Il était ce jour-là dispos, gai, enclin à parler. Son superbe visage était rayonnant de bonne humeur, de clairvoyance, et il eût attiré des hommes moins curieux, moins intéressés à l'entendre que ceux qui l'entouraient. La plupart des invités étaient partis: il restait auprès de lui les ambassadeurs de Russie et d'Autriche (princes Kourakin et de Schwarzenberg), les ambassadeurs d'Espagne et de Naples, et un ou deux de ces ministres des petites cours allemandes, toujours aux écoutes pour savoir ce que préparent les géants qui ont coutume de les fouler aux pieds[9]. Suivi de ces personnages, allant, venant, discourant sur tout, Napoléon dit à l'ambassadeur d'Espagne que c'était une mauvaise saison dans son pays pour les opérations militaires, que rien ne pouvait donc marcher vite en ce moment, mais qu'à l'automne il presserait les événements, et mènerait d'un pas rapide Espagnols, Portugais et Anglais. Fâcheuse conversation à laquelle Napoléon se laisse entraîner avec le prince Kourakin. Se tournant ensuite vers le prince Kourakin, il parla d'une dépêche inventée par les Anglais, dépêche fort arrogante qui aurait été adressée par la France à la Russie, et dit qu'elle n'avait pas même la vraisemblance pour elle; à quoi le prince Kourakin répondit qu'assurément elle n'était pas vraisemblable, car jamais il n'aurait pu en recevoir une pareille. Napoléon sourit avec douceur à cette saillie de fierté du prince Kourakin, et puis, comme pour s'en venger un peu, amena l'entretien sur les événements de Turquie, dont, en effet, il y avait beaucoup à dire. Les Russes, dans la campagne dernière, étaient restés maîtres de toutes les places du Danube depuis Widin jusqu'à la mer Noire. Ils avaient été moins heureux cette année, n'avaient pu franchir le Danube, et avaient eu auprès de Rutschuk une affaire qu'ils disaient à leur avantage, que les Turcs prétendaient au contraire leur avoir été favorable, et à la suite de laquelle ceux-ci en effet étaient rentrés dans Rutschuk. Il était évident que les divisions ramenées en arrière avaient fait faute aux Russes. Expliquant les choses dans son sens, le prince Kourakin cherchait à pallier les désavantages de la campagne, et naturellement vantait beaucoup la bravoure du soldat russe. Pendant ces explications, Napoléon regardait le prince Kourakin avec infiniment de malice, et prenait plaisir à voir ce personnage, qui n'avait pas plus la dextérité de l'esprit que celle du corps, embarrassé dans ses récits, et ne sachant comment en sortir.—Oui, oui, lui dit-il, vos soldats sont très-braves; nous n'avons, nous Français, aucune peine à en convenir; pourtant vos généraux ne valent pas vos soldats. Il est impossible de se dissimuler qu'ils ont bien mal manœuvré. C'est une grande difficulté que d'avoir à défendre une ligne aussi longue que celle du Danube, de Widin à la mer Noire. On ne peut d'ailleurs disputer la rive d'un fleuve qu'en étant maître de se porter sur l'autre rive, en ayant en grand nombre des ponts et des têtes de pont, car le véritable art de se défendre est celui de savoir attaquer. Vos généraux ont agi contre toutes les règles.—Là-dessus Napoléon, parlant de la guerre aussi bien qu'il la faisait, tint longtemps ses auditeurs attentifs et émerveillés. Le prince Kourakin, voulant excuser les généraux russes, dit que les forces leur avaient manqué, qu'on avait été obligé d'en éloigner une partie du théâtre de la guerre, et s'apercevant de la maladresse qu'il commettait, il ajouta que les finances de l'empire l'avaient ainsi exigé. Napoléon sourit aussitôt de la gaucherie de son interlocuteur, et continuant à se jouer de lui avec autant d'esprit que de grâce: Vos finances, lui dit-il, vous ont obligés de vous éloigner du Danube... en êtes-vous bien assuré?... Si cela est ainsi, vous avez fait une mauvaise opération financière... En général, toutes les troupes dont l'entretien est trop pesant, il faut les envoyer sur le territoire ennemi. C'est ainsi que j'en use, et mes finances s'en trouvent bien...—Puis tout à coup, sans abandonner le ton de bienveillance qu'il avait pris dans cet entretien, mais avec la pétulance de quelqu'un qui ne se contient plus, Napoléon dit au prince Kourakin: Tenez, prince, parlons-nous sérieusement? dictons-nous ici des dépêches ou écrivons-nous pour les journaux? S'il en est ainsi, je tomberai d'accord avec vous que vos généraux ont été constamment victorieux, que la gêne de vos finances vous a obligés de retirer une partie de vos troupes qui vivaient aux dépens des Turcs, pour les faire vivre aux dépens du trésor russe, j'accorderai tout cela; mais si nous parlons franchement devant trois ou quatre de vos collègues qui savent tout, je vous dirai que vous avez été battus, bien battus; que vous avez perdu la ligne du Danube par votre faute; que c'est moins le tort de vos généraux, quoiqu'ils aient mal manœuvré, que celle de votre gouvernement, qui leur a ôté les forces dont ils avaient un besoin indispensable, qui a ramené cinq divisions du Danube sur le Dniéper, et cela pourquoi? pour armer contre moi, qui suis votre allié, à ce que vous dites, contre moi, qui ne voulais point vous faire la guerre, et qui ne veux pas vous la faire encore aujourd'hui. Vous avez commis là fautes sur fautes. Si vous aviez quelque inquiétude de mon côté, il fallait vous expliquer. En tout cas, au lieu de porter ailleurs vos forces, il fallait au contraire les accumuler contre la Turquie, l'accabler, lui arracher la paix, qu'il suffisait d'une campagne pour obtenir aussi avantageuse que celle de Finlande, et puis vous auriez songé à vous précautionner contre moi! Mais politiquement, financièrement, militairement, vous n'avez rien fait qui vaille, et tout cela pour qui?... Pour le prince d'Oldenbourg, pour quelques contrebandiers... C'est pour de telles gens que vous vous exposez à la guerre avec moi! Et pourtant, vous le savez bien, j'ai six cent mille hommes à vous opposer, j'en ai quatre cent mille en Espagne, je sais mon métier, jusqu'ici vous ne m'avez pas vaincu, et, Dieu aidant, j'espère que vous ne me vaincrez jamais!... Mais vous aimez mieux écouter les Anglais, qui vous disent que je veux vous faire la guerre, vous aimez mieux vous en rapporter à quelques contrebandiers que vos mesures commerciales enrichissent, et vous vous mettez à armer; je suis bien obligé d'armer de mon côté, et nous voilà encore face à face, prêts à recommencer!... Vous êtes comme un lièvre qui, recevant du plomb dans la queue, se lève sur ses pattes pour regarder, et s'expose ainsi à en recevoir à la tête... Moi, je suis défiant comme l'homme de la nature... j'observe... Je vois qu'on se dirige de mon côté, je me défie, je mets la main sur mes armes... Il faut pourtant que cette situation ait un terme.—Napoléon, s'exprimant avec une extrême volubilité, sans laisser à son interlocuteur le temps de répliquer, et sans cesser néanmoins de se montrer bienveillant, même amical dans le ton, donna ici un moment au prince Kourakin pour lui répondre. Celui-ci, qui avait peu de mémoire, peu de connaissance des faits, bien qu'il ne manquât ni de finesse ni d'habitude des grandes affaires, ne songea point à rappeler à Napoléon que, dans la série des préparatifs militaires, la France avait précédé la Russie, et se confondit en protestations d'amitié et de dévouement, affirmant qu'on était encore dans les mêmes termes qu'à Tilsit, et que si quelqu'un avait lieu d'être étonné, c'était la Russie, qui n'avait pas cessé d'être fidèle à l'alliance; qu'elle avait dû être grandement affectée des traitements infligés au prince d'Oldenbourg; que c'était un proche parent de l'empereur, auquel la cour de Russie était fort attachée; qu'on ne pouvait rien faire qui atteignît plus sensiblement l'empereur Alexandre que de toucher aux États de ce prince; qu'au surplus la Russie s'était bornée sur ce sujet à exprimer des plaintes, des réserves...—Des réserves, reprit Napoléon, des réserves!... mieux que cela, vous avez fait une protestation en forme (ce qui était vrai), vous m'avez dénoncé à l'Allemagne, à la Confédération du Rhin, comme un spoliateur... Votre prince d'Oldenbourg, vous ne savez peut-être pas que c'était un grand faiseur de contrebande, qu'il manquait à ses traités avec vous et avec moi, qu'il violait le pacte qui lie entre eux les membres de la Confédération du Rhin, que d'après l'ancien droit germanique j'aurais pu l'appeler à mon tribunal, le mettre au ban de l'Empire, et le déposséder sans que vous eussiez eu rien à dire. Au lieu de cela je vous ai prévenus, je lui ai offert un dédommagement...—En prononçant ces paroles, Napoléon souriait comme s'il ne les eût pas prises au sérieux, et semblait presque avouer qu'il avait agi beaucoup trop lestement. Puis il ajoutait avec un ton de regret et de douceur: Je conviens que si j'avais su à quel point vous teniez au prince d'Oldenbourg, j'aurais procédé autrement, mais j'ignorais le grand intérêt que vous portiez à ce prince. Maintenant comment faire? Vous rendrai-je le territoire d'Oldenbourg tout chargé de mes douaniers, car je ne vous le rendrais pas autrement? vous n'en voudriez pas... En Pologne, je ne vous donnerai rien... rien...—Et Napoléon prononça ces derniers mots avec un accent qui prouvait qu'Alexandre avait raison de ne pas vouloir fournir cette arme contre lui...—Où donc, ajouta-t-il, prendrons-nous une indemnité?... Mais n'importe, parlez, et je tâcherai de vous satisfaire... Pourquoi avez-vous laissé partir M. de Nesselrode dans un pareil moment?... (M. de Nesselrode, principal directeur des affaires de la légation, venait en effet de quitter Paris.) Il faut que votre maître renvoie lui ou un autre, avec des pouvoirs pour s'expliquer, pour conclure une convention qui embrasse tous vos griefs et tous les miens, sans quoi je continuerai mes armements, je lèverai probablement bientôt la conscription de 1812, et, vous le savez, je n'ai pas l'habitude de me laisser battre... Vous comptez sur des alliés! Où sont-ils? Est-ce l'Autriche, à laquelle vous avez fait la guerre en 1809, et dont vous avez pris une province à la paix?...—Et en disant ces mots Napoléon regardait le prince de Schwarzenberg, qui se taisait, et tenait les yeux fixés à terre...—Est-ce la Suède, à qui vous avez pris la Finlande? Est-ce la Prusse, dont à Tilsit vous avez accepté les dépouilles après avoir été son allié?... Vous vous trompez, vous n'aurez personne. Expliquez-vous donc avec moi, et ne recommençons pas la guerre...—En terminant cet entretien, Napoléon saisit la main du prince Kourakin avec beaucoup d'amitié, puis congédia le cercle confondu de son esprit autant que de son imprudente audace, et riant joyeusement de l'embarras de l'ambassadeur russe, qui s'écriait, en sortant des Tuileries, qu'il étouffait, qu'il faisait bien chaud dans les salons de l'Empereur. Cette conversation rappelait celles que Napoléon avait eues avec lord Whitworth à la veille de la rupture de la paix d'Amiens, avec M. de Metternich à la veille de la campagne de Wagram, et, quoiqu'elle n'eût ni la violence de la première, ni la gravité calculée de la seconde, elle devait prêter à des exagérations fort dangereuses, fort embarrassantes surtout pour l'empereur Alexandre, déjà trop compromis aux yeux de sa nation sous le rapport de la dignité blessée.
Grand effet produit en Europe, et particulièrement à Saint-Pétersbourg, par l'entretien de Napoléon avec le prince Kourakin. Le lendemain, les flatteurs de Napoléon, habitués à célébrer les prouesses de sa langue comme celles de son épée, ne manquèrent pas de raconter qu'il avait accablé l'ambassadeur de Russie; et ses détracteurs, habitués à défigurer ses moindres actes, eurent grand soin de dire de leur côté qu'il avait violé toutes les convenances envers le représentant de l'une des principales puissances de l'Europe. Le prince Kourakin n'écrivit rien de pareil à Saint-Pétersbourg, il fut simple et modéré dans son rapport; et l'empereur Alexandre aurait laissé passer sans aucune remarque cette nouvelle boutade de son redoutable allié, si une quantité de lettres écrites à Saint-Pétersbourg, les unes de Paris, les autres de Vienne et de Berlin, n'avaient étrangement défiguré l'entretien du 15 août. Mis en quelque sorte au défi devant sa nation et devant l'Europe, il devait devenir plus susceptible, et désormais attendre les explications au lieu de les offrir.— Impression douloureuse que ce même entretien produit sur l'empereur Alexandre, et conviction de ce monarque que la guerre est désormais inévitable. J'aurais bien voulu, dit-il à M. de Lauriston, ne pas prendre garde à cette conversation, mais tous les salons de Saint-Pétersbourg en retentissent, et cette nouvelle circonstance ne fait que rendre plus ferme la résolution de ma nation, tout en ne provoquant pas la guerre, de défendre sa dignité, son indépendance jusqu'à la mort. Napoléon, du reste, ne parle ainsi que lorsqu'il est décidé à la guerre: alors il ne s'impose plus aucune retenue. Je me rappelle sa conversation avec lord Whitworth en 1803, avec M. de Metternich en 1809; je ne puis donc voir dans ce qui vient de se passer qu'un indice de très-mauvais augure pour le maintien de la paix.—
L'empereur Alexandre, à la suite de ces observations, parut extrêmement triste; son ministre, M. de Romanzoff, dont l'existence politique tenait à la paix, parut l'être également, mais tous deux répétèrent de nouveau qu'ils ne prendraient pas l'initiative. Il était évident néanmoins qu'ils ne doutaient plus de la guerre, au plus tard pour l'année prochaine, que les impressions un peu plus favorables dues à la présence de M. de Lauriston et à son langage à Saint-Pétersbourg étaient complétement dissipées, et qu'on allait employer encore plus activement l'automne et l'hiver à se mettre en mesure de soutenir une lutte décisive et terrible.
L'automne et l'hiver employés en préparatifs de toute sorte. C'était à peu près la disposition de Napoléon, avec cette différence que, puisant en lui-même les motifs de la guerre, il n'avait pas cessé de la regarder comme certaine, et de s'y préparer. Il venait d'envoyer sur l'Elbe les quatrièmes et sixièmes bataillons, ce qui devait faire cinq bataillons de guerre par régiment, et comme les régiments du maréchal Davout étaient au nombre de seize, le total devait s'élever à 80 bataillons de la plus belle infanterie. En y ajoutant les chasseurs corses et ceux du Pô, quelques détachements espagnols et portugais, Napoléon se proposait de porter à 90 bataillons le corps de l'Elbe, et de le distribuer en cinq divisions d'égale force. Une excellente division polonaise, une autre composée des anciens soldats des villes anséatiques actuellement licenciés, une troisième composée d'Illyriens, devaient porter à huit les divisions du maréchal Davout. Progrès d'organisation des armées de l'Elbe et du Rhin. Beaucoup d'officiers français, les uns revenus du service étranger depuis la réunion de leur pays natal à la France, les autres sortis de l'école des généraux Friant, Morand et Gudin, devaient contribuer à relever l'esprit de ces troupes d'origine étrangère. Napoléon se flattait que sous la main de fer du maréchal Davout, et près du foyer de patriotisme et d'honneur militaire allumé dans son armée, ces Espagnols, ces Portugais, ces Illyriens, ces Anséates, acquerraient la valeur des Français eux-mêmes.
En arrière de l'Elbe, Napoléon, comme nous l'avons dit, travaillait à former sa seconde armée, dite corps du Rhin, avec une douzaine de régiments qui avaient combattu à Essling sous Lannes et Masséna, et auxquels il voulait adjoindre les troupes hollandaises. Il se proposait de porter ces régiments à quatre et même à cinq bataillons de guerre, depuis qu'il avait renoncé aux bataillons d'élite, certain qu'il était d'avoir une année de plus pour achever ses préparatifs.
C'est ici le cas de montrer quelle incroyable fécondité d'esprit il déployait dans la création de ses moyens, fécondité qui poussée comme toutes les grandes facultés jusqu'à l'abus, devait l'entraîner quelquefois à des créations artificielles, et dont la faiblesse n'éclata que trop dans la campagne suivante. On a vu qu'à la classe de 1811, levée tout entière, il avait voulu ajouter un supplément fort considérable par le nombre et par la qualité des hommes, c'était celui qu'on pouvait se procurer avec les réfractaires des années antérieures. Onze ou douze colonnes mobiles, parcourant la France dans tous les sens, avaient obligé cinquante ou soixante mille de ces réfractaires à se soumettre. La mesure avait été dure, mais efficace. Cependant il était à craindre qu'on ne les eût fait rejoindre que pour les voir déserter de nouveau, lorsqu'ils sauraient leurs parents débarrassés des garnisaires. Les détenir, c'était mettre leur santé en péril et encombrer les prisons; les envoyer aux dépôts, c'était leur ouvrir les portes pour s'échapper. Organisation des régiments des îles pour parvenir à l'incorporation des réfractaires. Napoléon eut la pensée de les instruire dans les îles qui bordent la France, et desquelles il leur était impossible de s'enfuir. Pour cela il créa dans ces îles, et avec de bons cadres, des régiments d'instruction, dont l'effectif était indéterminé et pouvait s'élever jusqu'à quinze mille hommes. Il en forma un dans l'île de Walcheren, un second dans l'île de Ré, un troisième à Belle-Île, enfin deux dans la Méditerranée, dont l'un en Corse, et l'autre dans l'île d'Elbe.
Napoléon consacrait à ce qui les concernait une attention continuelle: armes, habillement, instruction, il s'occupait de tout lui-même. Enfin, les croyant mûrs, il essaya d'envoyer quelques milliers d'hommes tirés du régiment de Walcheren, pour compléter les quatrièmes et sixièmes bataillons du maréchal Davout. Son projet, si cet essai réussissait, était d'en fournir à ce maréchal de quoi porter tous ses bataillons à mille hommes chacun.
Manière de conduire les réfractaires des régiments où ils avaient été instruits à l'armée. Pour les transporter des bouches de l'Escaut aux bords de l'Elbe, Napoléon imagina de les faire passer par les îles qui longent la Hollande, tantôt en bateaux sur les eaux intérieures, tantôt à pied à travers les bruyères de la Gueldre et de la Frise, et quand ils arriveraient sur le continent de les faire escorter par la cavalerie légère du maréchal Davout, qui n'était pas disposée à ménager les déserteurs, et devait les ramener à coups de sabre.
Les premiers envois réussirent. Sur les hommes envoyés, on n'avait guère perdu qu'un sixième par la désertion. Ce sixième, pour rentrer en France, courait les bois le jour, les routes la nuit, passait les fleuves comme il pouvait, et trouvait asile chez les Allemands, que leur haine pour nous rendait hospitaliers envers nos soldats devenus déserteurs. Les cinq sixièmes restés dans le rang présentaient des sujets robustes et d'un âge fait, qu'on espérait avec de bons traitements amener à bien servir.
Le maréchal Davout, qui savait au besoin se départir de son extrême sévérité, avait ordonné qu'on les formât à la discipline par la douceur. On s'y appliqua, et ce ne fut pas sans succès. On en fit venir alors par milliers de toutes les îles de l'Océan, les conduisant par bandes, et à pas de course, afin de diminuer la désertion. Malheureusement beaucoup apportèrent les fièvres de Walcheren, et les répandirent autour d'eux. Cependant la route adoptée ne pouvait pas convenir à tous, et notamment à ceux qui appartenaient aux provinces de l'Est. On poussa ces derniers vers le Rhin, puis on les embarqua sur des bateaux qui les transportèrent jusqu'à Wesel, sans toucher terre. Mais ceux-là aussi contractèrent dans ce trajet, par suite de l'accumulation et de l'immobilité, des maladies très-dangereuses. On les mena ensuite à travers la Westphalie, souvent malades, et toujours révoltés contre le service militaire, qui commençait pour eux sous de tels auspices. Au début on avait pris le temps de les habiller et de les instruire; bientôt on les envoya en habits de paysans, avant toute instruction, comptant toujours sur le maréchal Davout pour convertir en soldats ces hommes conduits et traités comme des troupeaux.
Le maréchal mit tous ses soins à réparer une partie de ces maux[10], à ménager les malheureux qu'on lui envoyait, à les apaiser, à les pourvoir du nécessaire, à leur communiquer l'esprit de ses vieilles bandes, à profiter même des penchants aventureux qu'ils avaient déjà contractés dans la vie de réfractaire, pour leur inspirer le goût de la vie des camps, pour les disposer enfin à trouver dans l'héroïque et dure profession des armes les plaisirs que lui et ses soldats savaient y goûter. Mais que de cœurs à vaincre! Des Corses, des Toscans, des Lombards, des Illyriens, des Espagnols, des Portugais, des Hollandais, des Anséates à faire Français, et même de Français enlevés à leur famille dans l'âge le plus tendre, faire des soldats robustes, disciplinés, exclusivement attachés à leur drapeau, les arracher ainsi des bords du Pô, de l'Arno, du Rhône, du Rhin, de la Gironde, de la Loire, pour les faire bivouaquer, grelotter, mourir de faim ou de froid sur les bords de l'Elbe, de la Vistule ou du Borysthène, quelle tâche! et quel danger, après y avoir réussi vingt années, d'y échouer enfin au moment où tous les sentiments les plus naturels, froissés sans mesure, seraient poussés au désespoir!
Jusqu'à ce jour redoutable le dehors des choses était superbe, et cette machine guerrière sous la main du maréchal Davout avait acquis un aspect formidable. La cavalerie envoyée en Allemagne pour s'y monter. Napoléon lui expédiait l'un après l'autre les régiments de cavalerie pour les monter en Allemagne, et pour instruire les nouvelles recrues. Craignant d'épuiser la France de chevaux, car il fallait qu'elle en fournît une quantité extraordinaire aux armées d'Espagne, il était décidé à prendre tous ceux qu'on pourrait tirer du nord du continent. Il en fit demander pour la cavalerie légère en Pologne et en Autriche, pour la cavalerie de ligne et la grosse cavalerie, en Wurtemberg, en Franconie, en Hanovre. Partout il promit de payer comptant, et il ordonna d'acheter jusqu'à trente et quarante mille chevaux de toutes armes, si on parvenait à se les procurer. Il donna les mêmes ordres pour les chevaux de trait. Il prescrivit la formation de toute la cavalerie en divisions, et fit partir les généraux pour veiller à l'équipement et à l'instruction de leurs corps.
Soins donnés au matériel. Le matériel ne l'occupait pas moins que l'organisation des troupes. Son projet, comme nous l'avons dit, était d'avoir à Dantzig, outre la subsistance d'une garnison de vingt mille hommes pendant un an, l'approvisionnement d'une armée de quatre à cinq cent mille hommes pendant un an aussi. Afin d'y parvenir, il avait ordonné d'abord au général Rapp d'être attentif au mouvement des grains dans cette ville, qui est l'un des plus vastes dépôts de céréales connus en Europe, et de se tenir toujours informé des quantités en magasin, pour n'acheter qu'en temps opportun. Immense achat de grains à Dantzig. Ayant désormais son parti pris, il prescrivit de commencer enfin les achats, de les pousser jusqu'à 6 ou 700 mille quintaux de froment, jusqu'à plusieurs millions de boisseaux d'avoine, et jusqu'à l'accaparement de tous les fourrages existants. Trois caisses, la première à Dantzig, la seconde à Magdebourg, la troisième à Mayence, connues de lui seul, pour qu'on ne s'habituât pas à y compter, devaient fournir secrètement les fonds nécessaires à ces achats.
Après s'être procuré les matières alimentaires, Napoléon s'occupe des moyens de les transporter à la suite de l'armée. Ce n'était pas tout que d'avoir ces masses de vivres, il fallait se procurer le moyen de les transporter avec soi. Napoléon, comme on l'a vu, avait prescrit la réorganisation d'un certain nombre de bataillons du train qui pouvaient atteler et conduire environ 1,500 voitures chargées de biscuit. Pensant continuellement à l'objet qui le préoccupait, et trouvant à chaque instant des combinaisons nouvelles, il avait, depuis l'année précédente, inventé des moyens de transport encore plus puissants et plus ingénieux que ceux auxquels il avait songé d'abord. Le caisson ordinaire, attelé de quatre chevaux, conduit par deux hommes, était bon pour transporter le pain quotidien à la suite des corps. Un caisson pouvait ainsi assurer la nourriture d'un bataillon pendant une journée. Il fallait autre chose à Napoléon, qui prétendait se faire suivre par cinquante ou soixante jours de vivres pour toute l'armée. Création de voitures de divers modèles. Il conçut l'idée de gros chariots attelés de huit chevaux, conduits par quatre ou même trois hommes, et pouvant recevoir dix fois la charge du caisson ordinaire. Le résultat était ainsi décuplé, la dépense de traction et de conduite étant à peine doublée. Cependant après de nouvelles réflexions, jugeant cette voiture trop lourde pour les boues de la Pologne et de la Lithuanie, Napoléon s'en tint à un chariot attelé de quatre chevaux, dirigé par deux hommes, ce qui laissait subsister l'organisation ordinaire du train, et devait transporter quatre fois autant que le caisson ordinaire, ou trois fois si on ne voulait pas s'exposer à rendre la charge trop lourde. Il ordonna sur-le-champ de construire des chariots de ce modèle en France, en Allemagne, en Italie, partout où résidaient les dépôts du train, afin que les corps eussent à la fois les anciens caissons pour transporter le pain du jour, et les nouveaux chariots pour transporter l'approvisionnement d'un mois ou de deux mois. Se mettant pour ainsi dire l'esprit à la torture, afin de prévoir tous les cas possibles, il voulut ajouter à son matériel des chars à la comtoise et des chars à bœufs. Les chars à la comtoise sont, comme on le sait, légers, roulants, traînés par un seul cheval habitué à suivre celui qui précède, de façon qu'un seul homme en peut conduire plusieurs. Les chars à bœufs sont lents, mais l'animal qui les traîne, opiniâtre et vigoureux, les arrache des ornières les plus profondes, et pendant les instants de repos attaché à une roue, broutant le gazon qui est sous ses pieds, il ne donne le soir aucune peine après avoir rendu les plus grands services dans la journée. Enfin il peut lui-même servir de nourriture, bien mieux que le cheval, qui n'est que l'aliment des dernières extrémités. Par ces motifs, Napoléon, aux huit bataillons du train qu'il avait destinés à l'armée de Russie, résolut d'ajouter quatre bataillons à la comtoise, et cinq bataillons à bœufs, en déterminant lui-même le mode d'organisation qui permettrait à ces voituriers de se transformer tout à coup en soldats, pour défendre le convoi qu'on leur aurait confié. L'organisation des uns devait se faire en Franche-Comté, celle des autres en Lombardie, en Allemagne, en Pologne. On pouvait se flatter de réunir ainsi le pain et la viande dans les mêmes convois.
Napoléon estimait que ces dix-sept bataillons, conduisant de cinq à six mille voitures, lui assureraient des vivres pour deux mois et deux cent mille hommes, ou pour quarante jours et trois cent mille hommes. Ce résultat lui suffisait, car il comptait à Dantzig embarquer ses approvisionnements sur la Vistule, les amener par eau de la Vistule au Frische-Haff, du Frische-Haff à la Prégel, et de la Prégel par des canaux intérieurs au Niémen. Il avait même envoyé quelques officiers de ses marins pour arrêter en secret le plan de cette navigation. Arrivé avec cinq ou six cent mille hommes sur le Niémen, c'est tout au plus s'il en amènerait trois cent mille dans l'intérieur de la Russie, et ayant alors d'après le calcul qui précède quarante jours de vivres sur voitures, il espérait avec ce qu'il trouverait sur les lieux avoir le moyen de subsister, car, malgré leurs projets de destruction, les Russes pouvaient bien ne pas avoir le loisir de tout anéantir. Détruire est un abominable travail, mais c'est un travail qui exige du temps aussi, et l'exemple du Portugal lui-même prouvait que ce temps pouvait manquer à l'ennemi le plus décidé à ne rien ménager. C'est sur ces raisons et ces immenses préparatifs que Napoléon fondait son espérance de vivre dans les vastes plaines du Nord, qu'il s'attendait à trouver tour à tour désertes ou ravagées.
Mais ces cinq ou six mille voitures supposaient à elles seules huit ou dix mille hommes pour les conduire, dix-huit ou vingt mille chevaux ou bœufs pour les traîner, et si on ajoute trente mille chevaux d'artillerie, probablement quatre-vingt mille de cavalerie, on peut se former une idée des obstacles à vaincre en fait d'approvisionnements, car ces animaux destinés à faire vivre l'armée, il fallait songer à les faire vivre eux-mêmes. Napoléon espérait y pourvoir en ne commençant ses opérations offensives que lorsque l'herbe aurait poussé dans les champs.
Sachant que le soldat préfère beaucoup le pain au biscuit, et ayant reconnu que pour se procurer du pain la difficulté n'est pas de le cuire, mais de convertir le grain en farine, il ordonna de moudre la plus grande partie des grains de Dantzig, d'enfermer la farine qui en proviendrait dans des barils adaptés aux nouveaux chariots, et d'enrôler partout des maçons à prix d'argent, afin de construire des fours dans chacun des lieux où l'on séjournerait. Ces maçons devaient être incorporés dans les troupes d'ouvriers de toutes les professions qu'il voulait emmener avec lui, tels que boulangers, charpentiers, forgerons, pontonniers, etc.
Équipages de pont. Enfin les équipages de pont, objet non moins grave de ses préoccupations, reçurent de nouveaux perfectionnements dans cette seconde année de ses préparatifs. Il avait prescrit la construction à Dantzig de deux équipages de cent bateaux chacun, pouvant servir à jeter deux ponts sur les fleuves les plus larges, et suivant l'usage portés sur des baquets. Comme le bois manque rarement, surtout dans la région où l'on s'apprêtait à faire la guerre, et que les ferrures et les cordages constituent uniquement la partie difficile à rassembler, Napoléon fit réunir en câbles, ancres, attaches, montures de tout genre, etc., le matériel d'un troisième équipage de pont, les bois seuls étant omis puisqu'on s'attendait à les trouver sur les lieux. Voulant avoir aussi des ponts fixes, il fit préparer à Dantzig des têtes de pilotis en fer, des ferrures pour lier ces pilotis, des sonnettes pour les enfoncer, de façon que les pontonniers fussent pourvus de tout ce qu'il leur faudrait pour jeter, indépendamment des ponts de bateaux, des ponts sur chevalets ou sur pilotis. Tout ce matériel devait suivre l'armée sur de nombreux chariots. Le général Éblé, qui sur le Tage avait, presque sans ressources, exécuté tant de merveilles en ce genre, fut mis à la tête du corps des pontonniers. Deux mille chevaux furent assignés à ce nouveau parc. Avec de tels moyens, écrivait Napoléon, nous dévorerons tous les obstacles[11].
Quoique Napoléon eût confié au maréchal Davout l'organisation de la plus grande partie de l'armée, parce qu'il le regardait comme un organisateur consommé, un administrateur probe et sévère, il ne lui en destinait pas le commandement tout entier, que naturellement il se réservait pour lui seul. Mais il voulait, en cas d'hostilités soudaines, qu'il y eût sur l'Elbe et l'Oder, et dans une seule main, une armée de 150 mille Français et de 50 mille Polonais prête à se porter au pas de course sur la Vistule. Composition des corps destinés aux maréchaux Davout, Ney et Oudinot.Il se proposait plus tard, lorsque les opérations seraient commencées, d'en détacher une portion, qui, jointe au corps du Rhin, serait partagée entre les maréchaux Oudinot et Ney. Le maréchal Oudinot devait réunir à Munster les régiments cantonnés en Hollande, le maréchal Ney à Mayence ceux qui étaient cantonnés sur le Rhin. Il avait été enjoint à l'un et à l'autre de se rendre sur-le-champ à leurs corps, et de commencer l'organisation de leur infanterie et de leur artillerie. Quant à la cavalerie, ils devaient en recevoir chacun leur part en entrant en Allemagne, où toutes les troupes à cheval avaient déjà été envoyées afin de se monter. Indépendamment de ces forces déjà si considérables, cent mille alliés de toutes nations devaient être répartis entre nos différents corps d'armée. Les généraux français désignés pour commander ces troupes alliées avaient ordre d'aller s'établir aux lieux de rassemblement.
Armée d'Italie, sa composition, l'époque de son départ. Napoléon enjoignit au prince Eugène d'être prêt pour la fin de l'hiver suivant à passer les Alpes avec l'armée d'Italie. Ainsi qu'on l'a vu, il avait, dans sa confiance actuelle pour l'Autriche, réuni en Lombardie la presque totalité des armées d'Illyrie et de Naples. Il avait choisi dans chacun des meilleurs régiments, portés tous à cinq bataillons, trois bataillons d'élite destinés à se rendre en Russie. Il se proposait d'en composer une armée de 40 mille Français, renforcée de 20 mille Italiens, laquelle, sous le prince Eugène, franchirait les Alpes en mars. Les quatrièmes et cinquièmes bataillons retenus aux dépôts, avec plusieurs régiments entiers et l'armée napolitaine de Murat, étaient chargés de garder l'Italie contre les Anglais et contre les mécontents. La conscription de 1811, et les réfractaires de l'île d'Elbe, soumis à une rude discipline, devaient pendant l'hiver remplir successivement les quatrièmes et cinquièmes bataillons, qui se seraient vidés pour compléter les trois premiers. Armée de réserve tirée d'Italie pour aller remplacer en Espagne la garde impériale et les Polonais. Napoléon avait en outre pris dans les troupes d'Illyrie et d'Italie dix ou douze régiments entiers, pour créer une armée de réserve, qui devait aller en Espagne remplacer la garde impériale et les Polonais, dont le départ pour la Russie était ordonné. Ainsi même en se préparant à frapper un grand coup au Nord, Napoléon ne renonçait pas à en frapper un au Midi, poursuivant, selon sa coutume, tous les buts à la fois. Un an auparavant cette armée de réserve n'aurait été nulle part mieux placée qu'en Espagne, puisque là était le théâtre des événements décisifs; en ce moment, au contraire, la question étant transportée au Nord, c'est là qu'il eût fallu porter toutes ses forces, en se bornant en Espagne à une défensive énergique sur les limites de la Vieille-Castille et de l'Andalousie. Mais dans son ardeur, Napoléon, prenant pour réel tout ce que concevait sa vaste imagination, croyait pouvoir lancer en même temps la foudre à Cadix et à Moscou.
Projet d'un voyage en Hollande pour s'occuper de combinaisons maritimes. Tandis qu'il se livrait à ces vastes conceptions, dont l'exécution était irrévocablement arrêtée pour le printemps suivant, il songeait à aller visiter lui-même un pays récemment réuni à l'Empire, un pays auquel il tenait beaucoup, sur l'esprit duquel il se flattait de produire par sa présence une influence favorable, et d'où il lui était possible d'inspecter personnellement une partie de ses préparatifs de guerre: c'était la Hollande. Il avait remis plusieurs fois ce projet de voyage, et il avait à cœur de le réaliser avant la grande guerre du Nord, ne voulant pas que, lorsqu'il serait sur la Dwina ou sur le Borysthène, les Anglais pussent lui causer pour le Texel ou pour Amsterdam quelque grave inquiétude, comme celle qu'ils lui avaient fait éprouver pour Anvers pendant la campagne de 1809.
La suite à donner à ses combinaisons maritimes était un autre motif d'entreprendre ce voyage. Persistant à tout embrasser à la fois, il n'avait nullement renoncé à ses créations navales, et s'en occupait avec autant d'activité que s'il n'avait point songé à la guerre de Russie. Il voulait d'abord tenir les Anglais en haleine, les empêcher en leur causant des inquiétudes continuelles de dégarnir l'Angleterre, et d'en retirer des troupes pour les envoyer dans la Péninsule. Il avait résolu pour cela de les faire vivre sous la menace d'expéditions toujours préparées pour l'Irlande, la Sicile, l'Égypte même, et espérait ainsi, dans le cas peu probable mais possible où la guerre du Nord serait évitée, d'avoir le moyen d'embarquer environ cent mille hommes.
Sept. 1811. Vastes projets maritimes de Napoléon pour le cas où la guerre de Russie n'aurait pas lieu. Maintenant que l'Escaut était entièrement à sa disposition, il avait autrement combiné sa flottille de Boulogne. Après l'avoir réduite à ce qu'elle comprenait de meilleurs bâtiments, il pouvait y embarquer non plus comme autrefois 150 mille hommes, mais 40. En se bornant à ce nombre, le départ, le trajet, l'arrivée d'une expédition étaient parfaitement praticables. Il avait en outre dans l'Escaut 16 vaisseaux à Flessingue, lesquels devaient s'élever sous peu à 22. En y ajoutant une flottille de bricks, de corvettes, de frégates, de grosses chaloupes canonnières, il comptait sur des moyens d'embarquement pour 30 mille hommes, indépendamment d'une escadre de guerre capable de tenir la mer et de fournir une navigation assez longue. Il comptait de plus sur 8 ou 10 vaisseaux au Texel, si longtemps et si vainement demandés à son frère Louis, et déjà prêts depuis qu'il administrait la Hollande. Cette escadre, escortant une flottille, était en mesure d'embarquer 20 mille hommes. Il existait quelques frégates à Cherbourg, 2 vaisseaux à Brest, 4 à Lorient, 7 à Rochefort, et, avec ces éléments, Napoléon songeait, par des réunions adroitement opérées, à recomposer la flotte de Brest. Il voulait s'en servir pour envoyer quelques troupes aux îles Jersey et Guernesey, dont il prétendait s'emparer. Enfin à Toulon il avait 18 vaisseaux, qu'il se promettait avec le concours de Gênes et de Naples de porter à 24, non compris beaucoup de frégates, de gabares, et de bâtiments-écuries d'un nouveau modèle. Il avait ainsi préparé dans la Méditerranée des moyens d'embarquement pour 40 mille hommes, et pouvait établir ses calculs sur 30 environ, en employant le secours d'un certain nombre de vieux bâtiments armés en flûte. Cette expédition devait menacer alternativement Cadix, Alger, la Sicile, l'Égypte. Enfin 3 vaisseaux et quelques frégates étaient prêts à Venise, et allaient, soulevés par des chameaux, sortir des lagunes pour se rendre à Ancône. Ils devaient bientôt être suivis de deux autres vaisseaux et de plusieurs frégates, de manière à dominer l'Adriatique.
Ces ressources déjà si vastes, Napoléon voulait les augmenter encore en 1812 et en 1813, il espérait arriver à 80, à 100 vaisseaux même, et réunir ainsi des moyens de transport pour près de 150 mille hommes. Il en avait déjà pour environ 100 mille, et sans même essayer d'une invasion en Angleterre, il pouvait bien un jour jeter 30 mille hommes en Irlande, 20 en Sicile, 30 en Égypte, et causer un grand trouble aux Anglais. Il pouvait de plus recouvrer le Cap, perdu depuis longtemps, l'Île de France et la Martinique, perdues depuis peu. Si donc la paix du continent se consolidait sans lui procurer la paix maritime, il avait des moyens de frapper directement l'Angleterre. C'est pour ces objets si divers et pour quelques-uns des préparatifs de la guerre de Russie, qu'un voyage sur les côtes lui était indispensable.
Départ de Napoléon pour la Hollande. Parti de Compiègne le 19 septembre, et séjournant successivement à Anvers et à Flessingue, il inspecta les travaux ordonnés pour rendre l'Escaut inaccessible, s'occupa surtout de l'artillerie à grande portée, nécessaire dans ces positions, s'embarqua sur la flotte de Flessingue sous le pavillon de l'amiral Missiessy, la fit mettre à la voile, fut surpris par un gros temps, resta trente-six heures en mer, sans pouvoir communiquer avec la terre, et fut très-content de l'instruction et de la tenue de ses équipages. Séjour à Flessingue. Le sage et solide officier qui les commandait, quoique bloqué, avait profité des eaux de l'Escaut pour entrer et sortir souvent, et pour donner en naviguant dans ces bas-fonds un remarquable degré d'instruction à ses marins. Napoléon accorda des récompenses à tout le monde, de grands éloges à son amiral, et laissa la marine de cette région aussi satisfaite qu'encouragée.
Mais comme la vue des objets fécondait toujours son esprit, il trouva des procédés fort ingénieux pour perfectionner certaines choses, ou pour en corriger d'autres. On a vu combien son armée commençait à se bigarrer de soldats de toutes les nations, d'Illyriens, de Toscans, de Romains, d'Espagnols, de Portugais, de Hollandais, d'Anséates, etc.; il en était de même pour sa flotte. Elle comptait, outre d'anciens Français, des Hambourgeois, des Catalans, des Génois, des Napolitains, des Vénitiens, des Dalmates. Pour prévenir les infidélités des matelots étrangers servant dans la marine française, Napoléon imagine de placer des compagnies d'infanterie à bord de chaque vaisseau. À bord des vaisseaux, on n'était pas sans inquiétude sur la fidélité de ces matelots d'origines si diverses, et s'ils servaient bien dans les ports, on pouvait craindre qu'en mer ils ne contrariassent les manœuvres, afin de se faire prendre par les Anglais, ce qui était la captivité pour les Français, mais la délivrance pour eux. Sur des bâtiments sortis des ports, on avait découvert plusieurs fois des dégâts dans le gréement, causés évidemment par la malveillance, et par conséquent imputables à une infidélité cachée qui pouvait devenir dangereuse. Napoléon eut l'idée de placer à bord de chaque vaisseau une garnison composée d'une compagnie de 150 hommes d'infanterie, tous anciens Français. Il avait, indépendamment de la garde impériale et des régiments étrangers, 130 régiments d'infanterie, les uns à cinq, les autres à six bataillons. Il décida qu'on prendrait dans les bataillons de dépôt les mieux organisés, une compagnie d'infanterie, pour la mettre à bord des vaisseaux de ligne et l'y laisser habituellement en résidence. Le nombre actuel des vaisseaux armés étant d'environ 80, il suffisait d'ajouter une compagnie dans 80 de ces bataillons de dépôt pour remplir le vide qu'on y aurait opéré, et pour se procurer une force très-utile sur la flotte, soit qu'il fallût en garantir la sûreté, ou contribuer au combat en cas de rencontre avec l'ennemi.
Octob. 1811. Napoléon, suivant sa coutume d'exécuter sur-le-champ ses projets une fois conçus, donna immédiatement les ordres nécessaires pour l'envoi de ces compagnies de garnison dans tous les ports de mer où des escadres étaient réunies. Toujours impatient dans la poursuite des résultats, il avait fort insisté à Anvers pour que les constructions s'y succédassent sans relâche, et, qu'aussitôt un vaisseau lancé à la mer, un autre le remplaçât sur les chantiers. Les bois de construction manquaient. Moyen de se procurer des bois. Il imagina pour s'en procurer un vaste système de transports, de Hambourg à Amsterdam, au moyen de petits bâtiments passant entre la terre et les îles qui bordent le rivage de la mer du Nord, depuis les bouches de l'Elbe jusqu'au Zuyderzée. Système de transports de Hambourg à Amsterdam. Il ne s'en tint pas là. Un été fort sec, qui avait donné des vins excellents (ceux dits de la Comète), avait nui au développement des céréales. Partout on annonçait une disette; le prix des grains augmentait à chaque instant. Ce système appliqué d'abord au transport des grains, afin de se prémunir contre la disette qui s'annonce à la fin de 1811. Napoléon retira les licences accordées pour l'exportation des grains, et ordonna à Hambourg d'acheter des blés qui devaient être transportés en France, en longeant les côtes, ou bien en suivant les fleuves et les canaux, et là où les uns et les autres ne se joignaient pas, en exécutant quelques petits trajets par terre, pour aller, par exemple, de l'Elbe au Weser, du Weser à l'Ems, de l'Ems au Zuyderzée. Vingt mille chevaux de l'artillerie et du train, oisifs jusqu'à l'ouverture des hostilités contre la Russie, furent employés à ces courts trajets, en faisant demi-travail pour les tenir en haleine sans les épuiser.
Napoléon à Amsterdam. Après avoir inspecté le régiment de Walcheren, et prescrit différentes mesures relatives à la santé des hommes et à leur équipement, Napoléon passa en Hollande, et se rendit à Amsterdam. Bon accueil qu'il reçoit des Hollandais. Le peuple hollandais, très-affligé d'avoir perdu son indépendance, espérait cependant trouver quelque dédommagement dans sa réunion à un grand empire et dans l'administration vivifiante de Napoléon. Il y avait eu quelque temps auparavant, à l'occasion de la conscription, des exécutions sanglantes dans l'Ost-Frise; néanmoins, soit le prestige de la gloire, soit l'entraînement des fêtes même chez les peuples les plus froids, les Hollandais reçurent avec des acclamations le conquérant qui leur avait ravi leur indépendance, et qu'ils n'aimaient point, comme ils le prouvèrent bientôt. L'accueil fut tel, que Napoléon put s'y tromper. À l'aspect de ce pays si riche, si heureusement disposé pour les grandes opérations maritimes, et l'accueillant si bien, il enfanta mille combinaisons nouvelles, lui accorda des facilités pour la pêche, supprima diverses entraves qui gênaient la navigation intérieure du Zuyderzée, et le laissa pour un moment rempli d'espérances et d'illusions.
Entre autres préoccupations qui avaient attiré Napoléon en Hollande, malgré la mauvaise saison, celle de la défense de nos nouvelles frontières n'était pas la moindre. Avec l'admirable coup d'œil qui, à la simple vue d'une carte, lui faisait discerner comment on pouvait défendre ou attaquer un pays, il découvrit sur-le-champ le meilleur système de défense pour la Hollande. Système de défense imaginé pour la Hollande. Il décida d'abord que, vu les dangers qui pouvaient la menacer du côté des Anglais, le grand dépôt du matériel de guerre ne serait ni au Texel, ni à Amsterdam, ni même à Rotterdam, mais à Anvers, et il ordonna de commencer sans délai le transport à Anvers de toutes les richesses des arsenaux hollandais. Il décida qu'il y aurait une première ligne de défense passant par Wesel, Kœwerden et Groningue, embrassant non-seulement la Hollande proprement dite, mais les Gueldres, l'Over-Yssel et la Frise, ligne faible du reste, et n'ayant que la valeur d'ouvrages avancés. Il en désigna une seconde plus forte, se détachant du Rhin vers Emmerich, suivant l'Yssel, passant par Deventer et Zwolle, embrassant les Gueldres et une moitié du Zuyderzée, couvrant presque toute la Hollande, moins la Frise. Mais il établit que la vraie ligne de défense était celle qui, abandonnant le Rhin, ou Wahal, seulement à Gorcum, allait aboutir à Naarden sur le Zuyderzée. Cette ligne, en effet, couvrait la partie la plus hollandaise de la Hollande, composée de terres fertiles, de villes florissantes, toutes situées au-dessous des eaux, et pouvant au moyen des inondations être converties en îles imprenables, qui se rattacheraient au Rhin par le puissant bras du Wahal, de manière que la nouvelle France, défendue par la magnifique ligne du Rhin de Bâle à Nimègue, devait à partir de ce dernier point se changer en îles tout à fait inaccessibles à l'ennemi, même à l'ennemi maritime, moyennant les beaux ouvrages du Texel qui en formeraient la pointe extrême et invincible.
Secondé dans l'exécution de ses plans par l'habile général du génie Chasseloup, Napoléon ordonna au Texel même des travaux superbes, dont l'objet était d'abriter une immense flotte avec ses magasins, de lui ménager l'entrée et la sortie par tous les vents, et de fermer complétement le Zuyderzée.
Nov. 1811. Napoléon à Wesel. Ces ordres, toujours conçus dans l'hypothèse d'une lutte suprême et formidable qu'il ne cessait d'avoir présente à l'esprit sans en être intimidé, ces ordres donnés, il se rendit à Wesel, où il prescrivit d'autres travaux pour assurer la défense de cette ville, et lui procurer une importance administrative qu'elle n'avait pas. Ses projets sur cette place. Il voulait en faire le Strasbourg du Rhin inférieur. Il venait de décréter la belle route d'Anvers à Amsterdam; il projeta celle de Wesel à Hambourg, et en même temps prit prétexte de sa présence en ces lieux pour passer en revue deux belles divisions de cuirassiers. Il passe ses cuirassiers en revue, et profite de l'occasion pour les acheminer sur l'Elbe. Il les inspecta entre Dusseldorf et Cologne, pourvut à ce qui leur manquait sous le rapport de l'organisation et de l'équipement, et profita de leur arrivée sur le Rhin pour les acheminer sans bruit sur l'Elbe. C'était une manière commode de faire passer presque inaperçue sa grosse cavalerie, dont ces deux divisions formaient environ la moitié. À cette occasion, il s'occupa de la création des lanciers. Il avait déjà pu s'apercevoir en Pologne de l'utilité de la lance. Il résolut de la mettre à profit dans la prochaine guerre, et se décida à convertir en régiments de lanciers six régiments de dragons, un de chasseurs, et deux de cavalerie polonaise, ce qui devait porter à neuf les régiments de cette arme. Il avait fait venir de Pologne des instructeurs, formés dans leur pays au maniement de la lance, et il en fit la répartition entre les nouveaux régiments. Napoléon à Cologne. Après avoir donné à ces divers objets l'attention nécessaire, il se rendit à Cologne, et arrêta le genre de défense dont cette place était susceptible.
Séjour dans cette ville, et diverses résolutions relatives à la Prusse, à la Suède et au Saint-Siége. Pendant qu'il s'occupait chemin faisant de ces innombrables détails, il eut à prendre plusieurs déterminations relatives à la politique extérieure et intérieure de l'Empire. La cour de Prusse profondément inquiète, comme on l'a vu, de la guerre prochaine, en perdait le repos. Elle sentait bien que le territoire prussien étant le chemin obligé des armées belligérantes, il lui serait impossible de rester neutre, et, ne devant rien à la Russie, qui en 1807 avait conclu la paix à ses dépens, avait même accepté une portion de son territoire (le district de Bialistock), elle était disposée à s'allier à Napoléon, pourvu qu'il lui garantît l'intégrité du reste de ses États, et un dédommagement territorial si elle le servait bien. Cruelles perplexités de la Prusse. Malheureusement Napoléon se montrait sourd à ses insinuations, afin de ne pas révéler trop tôt ses desseins, et, dans la terreur dont elle était saisie, elle attribuait cette réserve au projet d'enlever à un jour donné la royauté, l'armée, la monarchie prussiennes. Cette pensée désolante assiégeant sans cesse le roi, il ne perdait pas un instant pour armer, et au lieu de 42 mille hommes (nombre fixé par les traités), il en avait plus de 100 mille, dont moitié envoyés en congé, mais prêts à rejoindre au moyen d'une combinaison qui a été précédemment expliquée.
Ainsi que nous l'avons dit, le plan de la cour de Prusse était, au moment où les événements paraîtraient mûrs, d'obliger Napoléon à se prononcer, et s'il refusait son alliance, de se jeter au delà de la Vistule avec 100 ou 150,000 hommes, et d'aller rejoindre les Russes par Kœnigsberg. Quelque dissimulés que fussent les préparatifs de cette cour, ils ne pouvaient échapper à un observateur aussi exercé que le maréchal Davout, présent sur les lieux, et fort vigilant. De plus, M. de Hardenberg, essayant chaque jour de faire expliquer le ministre de France, M. de Saint-Marsan, et, afin d'y réussir, s'attachant à lui montrer tout ce que la Prusse aurait de moyens à offrir à l'allié dont elle épouserait la cause, se laissa aller jusqu'à lui dire que, bien qu'elle eût seulement sous les armes une quarantaine de mille hommes, elle pourrait au besoin, et en quelques jours, en armer cent cinquante mille. Arrangement de Napoléon avec elle. Il l'oblige à désarmer en promettant de l'admettre dans son alliance, quand le moment en sera venu. Ces mots, échappés au premier ministre prussien, avaient été un trait de lumière, et Napoléon ordonna à M. de Saint-Marsan de se rendre immédiatement chez le ministre et chez le roi, de leur déclarer à l'un et à l'autre que ses yeux étaient enfin ouverts sur les projets de la Prusse, qu'il fallait qu'elle désarmât sur-le-champ, en se fiant à sa parole d'honneur de l'admettre dans son alliance à des conditions satisfaisantes, lorsque la prudence permettrait de s'expliquer, ou qu'elle s'attendît à voir le maréchal Davout marcher avec cent mille hommes sur Berlin, et effacer de la carte de l'Europe les derniers restes de la monarchie prussienne. Des ordres furent donnés en conséquence au maréchal Davout pour qu'il se portât sans retard sur l'Oder, qu'il coupât à l'armée prussienne le chemin de la Vistule, et enlevât au besoin la cour elle-même à Potsdam.
Ressentiment du prince Bernadotte par suite du refus de lui abandonner la Norvége. Napoléon eut aussi des résolutions fort importantes à prendre relativement à la Suède. Nous avons déjà raconté l'élection du nouveau prince royal. Ce prince n'avait pu pardonner à Napoléon de fermer l'oreille à la proposition de lui céder la Norvége. Arrivé de la veille en Suède, n'ayant dû son élection qu'à des circonstances passagères et surtout à la gloire des armées françaises, n'ayant en réalité aucun parti qui lui fût personnellement attaché, et gagnant peu à être vu de près, car on le trouvait bientôt vain, vantard, prodigue de folles promesses, et moins militaire qu'il n'avait la prétention de l'être, il avait songé à se recommander aux Suédois par une acquisition éclatante qui pût flatter leur patriotisme. Or, bien que désolés de la perte de la Finlande, les Suédois sentaient pourtant que cette province si nécessaire à la Russie serait l'éternel objet de ses désirs et de ses efforts, qu'en prenant définitivement pour séparation des deux États le golfe de Bothnie on adopterait une frontière plus vraie (sauf les îles d'Aland, indispensables à la sûreté de Stockholm, surtout pendant l'hiver), et que c'était bien plutôt en Norvége qu'il fallait chercher le dédommagement de ce que la Suède avait perdu. C'était là, comme on l'a vu, le motif pour lequel le prince Bernadotte avait, dans son agitation fébrile, demandé la Norvége et non la Finlande à Napoléon. Or Napoléon pouvait promettre et même donner la Finlande dans l'hypothèse d'une guerre heureuse contre la Russie, mais il eût commis une véritable trahison envers un allié fidèle, le Danemark, s'il eût seulement hésité à l'égard de la Norvége. Son silence significatif avait éclairé le prince royal, et celui-ci dès cet instant avait commencé à s'abandonner à une haine dont il portait depuis longtemps le germe au fond du cœur. Le roi régnant, affaibli par l'âge et la mauvaise santé, lui avait confié la régence des affaires, du moins pour le moment. Langage de ce prince à tous les partis, et hostilité à peine dissimulée à l'égard de la France. Bernadotte en avait profité pour caresser le parti russe et le parti anglais, sans toutefois abandonner ostensiblement le parti français, auquel il devait son élection. Ne s'expliquant pas encore ouvertement contre la France, il ne cessait de se dire Suédois avant tout, et prêt à tout sacrifier à sa nouvelle patrie; de répéter que la Suède n'appartenait à personne, et qu'elle n'aurait pour alliés que ceux qui ménageraient et serviraient ses intérêts. Tandis qu'il tenait ce langage public, il favorisait plus que jamais le commerce interlope, faisait dire sous main aux Anglais qu'ils pouvaient continuer à fréquenter les environs de Gothenbourg, malgré la déclaration apparente de guerre, et insinuait à la légation russe que sans doute la perte de la Finlande était un malheur pour la fierté de la nation suédoise, mais que ce qui était perdu était perdu, et que le dédommagement auquel elle aspirait était ailleurs. Il avait en outre maintenu l'ordre donné à la marine suédoise de repousser nos corsaires, et protégé ouvertement des soldats qui à Stralsund avaient maltraité jusqu'au sang des matelots français.
Scène étrange de Bernadotte à l'égard de M. Alquier, ministre de France. M. Alquier était notre ministre à Stockholm, et comme il avait eu le malheur de se trouver à Madrid un peu avant la chute de Charles IV, et à Rome au moment de l'enlèvement de Pie VII, on l'accusait fort injustement d'être partout où il paraissait le sinistre précurseur des desseins de Napoléon. Tout ce qu'on pouvait lui reprocher, c'était de joindre à une véritable droiture et à une remarquable clairvoyance, une roideur quelquefois dangereuse dans les situations délicates. C'est avec lui que le nouveau prince de Suède avait eu à s'expliquer sur les griefs articulés par la France, et il s'était engagé entre eux un entretien dont le récit aurait paru incroyable, si M. Alquier, qui l'avait rapporté à Napoléon, n'avait été un témoin digne de toute confiance. Après d'inutiles et peu sincères explications sur l'établissement anglais de Gothenbourg, sur l'inexécution des principales clauses du dernier traité, et sur le sang français versé à Stralsund, l'ancien général Bernadotte avait demandé insolemment à M. Alquier comment il se faisait que cette France qu'il avait tant servie, qui lui avait de si grandes obligations, se conduisît si mal envers lui, à ce point qu'à Constantinople, à Stralsund et à Stockholm même, il n'eût que de mauvais procédés à essuyer de ses agents.—À ces mots étranges, M. Alquier, en croyant à peine ses oreilles, avait répondu au nouveau Suédois qui se plaignait de l'ingratitude de la France, que si la France lui avait des obligations, elle s'en était bien acquittée en le portant au trône de Suède.
Sans doute, s'il eût été possible en ce moment de prévoir l'avenir, il eût fallu ménager cet orgueil insensé; mais on comprend l'indignation du ministre de France, car il y a des choses que, dût-on périr à l'instant même, on ne doit jamais souffrir. Poursuivant cet entretien, le prince parvenu s'était répandu en prodigieuses vanteries, avait rappelé toutes les batailles auxquelles il avait assisté, et prétendu, ainsi qu'il le faisait ordinairement avec ses familiers, que c'était lui qui avait gagné la bataille d'Austerlitz, où il n'avait pas brûlé une amorce, celle de Friedland, où il n'était pas, celle de Wagram, où il avait suivi la déroute de ses soldats. Il avait dit ensuite qu'on lui en voulait à Paris, il le savait bien, mais qu'on ne le détrônerait pas; qu'il avait en Suède un peuple dévoué qui lui était attaché jusqu'à la mort; que récemment ce peuple avait voulu dételer sa voiture et la traîner, qu'il avait failli s'évanouir d'émotion; que dès qu'il paraissait les soldats suédois étaient saisis d'enthousiasme, qu'il venait de les passer en revue, que c'étaient des hommes superbes, des colosses, qu'avec eux il n'aurait pas besoin de tirer un coup de fusil, qu'il n'aurait qu'à leur dire: En avant, marche! et qu'ils culbuteraient quelque ennemi que ce fût, et que sous ses ordres ils seraient ce qu'avaient été les Saxons à Wagram, c'est-à-dire les premiers soldats de l'armée française.—Ah! c'en est trop, s'était écrié M. Alquier qui n'y tenait plus, ces colosses, s'ils sont jamais opposés à nos soldats, leur feront l'honneur de tirer des coups de fusil, et il ne suffira pas de leur présence pour enfoncer les rangs de l'armée française.—Bernadotte, dans un état d'exaltation fébrile, s'était alors écrié, comme un homme en démence, qu'il était souverain d'un pays indépendant, qu'on ne l'avilirait pas, qu'il mourrait plutôt que de le souffrir...—Et son fils enfant étant entré par hasard dans le cabinet où avait lieu cet entretien, il l'avait pris dans ses bras en lui disant: N'est-ce pas, mon fils, que tu seras comme ton père, et que tu mourras plutôt que de te laisser avilir?...—Puis ne sachant plus comment se tirer de cette scène ridicule, désirant au fond du cœur qu'elle restât secrète, il avait cependant poussé la fanfaronnade jusqu'à dire à M. Alquier: Je vous prie de mander à l'empereur Napoléon tout ce que vous venez de voir et d'entendre.— Tort de M. Alquier de mander à Napoléon tout ce qu'il avait entendu. Vous le voulez? lui avait répondu M. Alquier, eh bien, il sera fait comme vous désirez. Et il s'était retiré sans ajouter une parole. Dans la bouche d'un personnage aussi peu vrai que le prince royal, ses derniers mots signifiaient: Ne dites rien de ce que vous avez entendu.—Mais M. Alquier, qui eût été plus utile à son souverain en taisant cette scène, n'osa pas manquer au devoir strict de sa profession, et il manda tout à Paris[12]. Napoléon, qui ne prévoyait pas alors les cruelles punitions que la Providence lui réservait, qui ne prévoyait pas combien pour l'humilier davantage elle ferait partir de bas les coups qui le frapperaient bientôt, sourit de pitié en lisant ce dangereux récit, se dit qu'il avait bien deviné ce cœur dévoré d'envie, en le regardant depuis longtemps comme capable des plus noires trahisons, et ne voulut répondre que par un haut dédain à de si ridicules emportements. Ordre envoyé par Napoléon à M. Alquier de quitter Stockholm, et menace de se remettre avec la Suède sur le pied de guerre. Il ordonna à M. Alquier de quitter Stockholm sans rien dire, sans prendre congé du prince royal, et de se rendre de sa personne à Copenhague. Il enjoignit à M. de Cabre, secrétaire de la légation, d'en prendre les affaires en main, de ne jamais visiter le prince royal, de n'avoir de relation qu'avec les ministres suédois, et pour les affaires indispensables de sa mission. Il fit savoir au ministre de Suède à Paris que si satisfaction n'était pas accordée, surtout pour l'affaire de Stralsund, le traité de paix avec la Suède serait non avenu, et les relations rétablies comme sous Gustave IV, c'est-à-dire sur le pied de guerre. C'était annoncer d'avance le sort réservé à la Poméranie suédoise.
Napoléon eut encore pendant ce voyage des ordres à donner relativement aux affaires religieuses.
Affaires religieuses. La députation de prélats et de cardinaux envoyée à Savone avait trouvé Pie VII, comme de coutume, doux et bienveillant, quoique agité par la gravité des événements, et n'avait pas eu beaucoup de peine à lui persuader que le décret du concile était acceptable. Influence exercée, et résultats obtenus par la députation envoyée à Savone. Ce nouveau décret, comme on doit s'en souvenir, obligeait le Pape à donner aux évêques nommés l'institution canonique dans un délai de six mois, après quoi le métropolitain était autorisé à la conférer. Quoique ces dispositions portassent une atteinte évidente au principe de l'institution canonique, dont personne alors ne prenait souci parce qu'on était exclusivement frappé dans le moment de l'abus qu'un pape, même excellent, pouvait en faire, tout le monde insista auprès de Pie VII pour qu'il approuvât le décret du concile. Quant à la grande question de la possession de Rome et de la situation future de la papauté, on lui répéta que l'urgente question de l'institution canonique vidée, l'autre serait résolue à son tour, et probablement d'une manière satisfaisante. Le Pape accepte le décret du concile, et promet d'instituer les nouveaux évêques. Pie VII, que le recours du concile à son autorité touchait beaucoup, car il y voyait une reconnaissance implicite des droits du Saint-Siége, se rendit aux instances de la députation, et accepta le nouveau décret, promit même d'instituer sans retard les vingt-sept nouveaux prélats. Seulement il voulut rédiger sa décision en un langage à lui, langage romain, qui avait pour but non de sauver le principe de l'institution canonique, seul ici en péril, mais de se garder des grands et nobles principes de Bossuet, qui sont pourtant l'honneur et la dignité de l'Église française, sans porter aucune atteinte à l'autorité de l'Église universelle.
Ces résultats une fois acquis, les cardinaux et les prélats partirent en laissant le Pape plus calme et plus disposé à une réconciliation avec l'Empereur. Ils se flattaient en arrivant à Paris qu'au prix des concessions qu'ils apportaient, ils obtiendraient un sort moins dur pour le Pontife et plus digne pour l'Église.
Napoléon importuné de la suite à donner aux affaires religieuses, au milieu d'une tournée exclusivement militaire. La nouvelle de ce qui s'était passé à Savone avait été mandée à Napoléon pendant son voyage en Hollande, et la grande affaire de l'Église était l'une de celles sur lesquelles il avait à se prononcer chemin faisant. Chose singulière, la querelle avec le Pape le fatiguait, l'ennuyait à peu près autant que la guerre d'Espagne. Dans l'une comme dans l'autre il trouvait cette ténacité de la nature des choses, contre laquelle les coups d'épée sont impuissants, et contre laquelle la vérité et le temps, c'est-à-dire la raison et la constance, sont seuls efficaces. Or il aimait tout ce qui pouvait se trancher, et détestait ce qui ne pouvait que se dénouer. D'ailleurs toutes ces questions difficiles, incommodes, résistantes, qui l'importunaient en ce moment, il croyait avoir trouvé le moyen de les réunir en une seule, qu'il trancherait d'un coup de sa terrible épée, en accablant la Russie dans la prochaine guerre. Selon lui, vainqueur dans cette dernière lutte, il triompherait de toutes les résistances ou matérielles ou morales que le monde lui opposait encore; il triompherait des résistances intéressées du commerce, des résistances patriotiques des Espagnols, des résistances maritimes des Anglais, des résistances religieuses du clergé, et pour ainsi dire des résistances de l'esprit humain lui-même. Aussi demandait-il qu'on le laissât tranquille, qu'on ne le fatiguât plus de toutes ces mille affaires qui n'étaient pas la grande affaire, c'est-à-dire la guerre de Russie, laquelle occupait seule son esprit, et lorsqu'au milieu de sa tournée en Hollande, des dépêches du ministre des cultes vinrent appeler son attention sur une nouvelle phase de la querelle religieuse, il en fut singulièrement contrarié, et répondit par un cri d'impatience plutôt que par une solution.
Forcé de prendre un parti, Napoléon accepte le dispositif du bref pontifical, et en défère les motifs à une commission du Conseil d'État. L'acceptation du décret du concile lui plut, bien qu'il y tînt moins qu'à l'époque où les évêques étaient assemblés et bouillonnants. En juillet, c'eût été une victoire; dans le moment, c'était un avantage un peu effacé comme l'impression produite par les événements du concile. Ce qui lui plut davantage, ce fut la promesse d'instituer les vingt-sept nouveaux évêques, car c'était l'administration interrompue de l'Église dont le cours était rétabli. Mais le bref accompagnant et motivant ces concessions lui déplut fort, parce qu'il était en opposition avec les doctrines de Bossuet. Or Napoléon, qui n'aimait pas la liberté là où il pouvait dominer, l'aimait au contraire là où il ne dominait point, ce qui était le cas au sein de l'Église. Il était donc un disciple ardent de Bossuet, disciple qui sans doute eût autant flatté qu'épouvanté l'illustre législateur de l'Église française. En conséquence, Napoléon résolut de faire un triage dans ce qu'on lui avait apporté de Savone, d'admettre le dispositif du bref pontifical, et d'en repousser les motifs. Il prescrivit donc de présenter au Conseil d'État le décret du concile approuvé par le Pape, afin que ce décret prît place au bulletin des lois. Relativement au bref lui-même, qui contenait des doctrines ultramontaines, Napoléon ordonna de le déférer à une commission du Conseil d'État, laquelle examinerait lentement, très-lentement, la conformité de ce bref avec les doctrines gallicanes, et tiendrait les choses en suspens aussi longtemps qu'il conviendrait. Quant à la promotion des vingt-sept nouveaux prélats, Napoléon ordonna d'envoyer sur-le-champ à Savone les pièces concernant chacun d'eux, pour que l'institution canonique fût demandée et obtenue sans perdre de temps. Ordre de faire partir de Paris tous les membres du concile qui s'y trouvent encore. Enfin, pressé de mettre à néant toute cette affaire, il enjoignit au duc de Rovigo de faire partir les évêques qui étaient demeurés à Paris dans l'attente de la décision du Pape. Ils n'étaient restés en effet que pour voir si après cette décision leur concours serait encore nécessaire. Napoléon étant satisfait, ils n'avaient plus aucun rôle à jouer, et l'hiver s'approchant, l'âge de la plupart d'entre eux exigeant qu'ils se missent en route avant la mauvaise saison, il était naturel et nullement offensant de les congédier. Le duc de Rovigo avait les moyens d'autorité et même de douceur nécessaires pour hâter tous ces départs, et d'ailleurs il savait mêler assez de bonhomie à la terreur qu'il inspirait, pour s'acquitter de sa commission à la plus grande satisfaction de son maître et de ceux qu'il s'agissait d'éloigner. Napoléon lui en donna l'ordre, ne voulant plus en rentrant à Paris y trouver ce qu'il appelait une convention de dévots.
Fin du voyage de Hollande et retour de Napoléon à Paris, dans les premiers jours de novembre. Ces résolutions prises, Napoléon continua son voyage, acheva l'inspection des troupes et du matériel qu'on acheminait du Rhin sur l'Elbe, et puis repartit pour Paris, où il arriva dans les premiers jours de novembre. D'autres suites de grandes affaires l'y attendaient. La Prusse se soumet à toutes les volontés que Napoléon lui a signifiées pendant son voyage. La Prusse, la Suède avaient répondu à ses sommations impérieuses. La Prusse, mise en demeure de suspendre ses armements, et placée entre cette suspension ou une marche immédiate du maréchal Davout sur Berlin, s'était soumise. La parole solennelle donnée par Napoléon avait d'ailleurs rassuré le roi de Prusse, et ce prince avait demandé seulement qu'on procédât sur-le-champ à la discussion du traité d'alliance qui devait lui garantir ses États actuels et un agrandissement à la paix. Napoléon consentit à ouvrir cette négociation, mais en ordonnant de la traîner en longueur, pour que la Russie, qui croyait la guerre certaine, ne la crût pas si prochaine.
Embarras et tardives implications du prince royal de Suède. L'ordre envoyé à M. Alquier de se transporter à Copenhague avait terrifié le prince royal de Suède, qui n'était fier qu'en apparence. Il se prit à dire que M. Alquier, accoutumé à brouiller son gouvernement avec tous les cabinets auprès desquels il résidait, avait défiguré les scènes qui s'étaient passées. Il n'en était rien, et M. Alquier n'avait dit que la stricte vérité. Le roi régnant reprend la gestion des affaires, et Napoléon ordonne au ministre de France de s'abstenir de toute relation avec le prince royal. Mais ce nouveau Suédois, si épris de sa nouvelle patrie, et qui avait demandé qu'on répétât tout à Napoléon, était fort embarrassé maintenant de ce qu'il avait dit, car c'était par imprudence, et non par prévoyance, qu'il tenait une si mauvaise conduite envers son pays natal. Le roi encore régnant, ne voulant pas laisser gâter davantage les relations avec la France, reprit la gestion des affaires, mais la haine du prince royal, un peu plus cachée, n'en devint que plus dangereuse. Il commença dès ce moment de sourdes menées pour rapprocher l'Angleterre de la Russie, et obligé de s'expliquer avec ceux qui l'avaient nommé par penchant pour la France, il se tira d'embarras en disant que la mésintelligence qu'on déplorait, et qu'il déplorait aussi, était la suite d'un malheur particulier de sa vie, malheur qu'il se voyait forcé d'avouer, c'était d'avoir inspiré à Napoléon une ardente jalousie.
On comprend avec quel dédain Napoléon dut accueillir de telles forfanteries: il recommanda de nouveau une abstention complète de toutes relations avec le prince royal, et la poursuite modérée mais inflexible des réclamations de la France relativement à la contrebande et à l'effusion du sang des matelots français.
Napoléon emploie l'hiver à expédier toutes les affaires intérieures, afin de n'en laisser aucune en souffrance en partant pour la Russie. Rentré à Paris, Napoléon ordonna à ses ministres de rechercher avec soin les affaires administratives, de quelque nature qu'elles fussent, qui pouvaient réclamer une solution, afin de n'en laisser aucune en souffrance lorsqu'il partirait au printemps pour la Russie, et se mit à les expédier toutes, sans cesser de donner à ses préparatifs militaires l'attention la plus constante. Sa puissante organisation pouvait, en effet, suffire aux unes comme aux autres. Malheureusement, si grand, si puissant que soit le génie d'un homme, il y a quelque chose de plus grand que lui, c'est l'univers, qui lui échappe quand à lui seul il veut l'embrasser tout entier! Avant de suivre Napoléon dans le gouffre où il allait bientôt s'engager, il faut retracer les derniers événements qui venaient de se passer en Espagne, et dont l'importance, soit en eux-mêmes, soit par rapport à l'ensemble des affaires, était loin d'être médiocre. Ce récit sera l'objet du livre suivant.
FIN DU LIVRE QUARANTE ET UNIÈME.