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Histoires exotiques et merveilleuses

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AUX EYZIES
reliques d’ancêtres

On m’avait dit : « Il faut aller aux Eyzies, sur les bords de la Vézère. Des falaises sublimes y dominent des prairies vertes et des pampres roux. Leur cime est hérissée de forêts ; sur leurs flancs escarpés, des grottes ouvrent leurs bouches obscures ; ces grottes sont profondes et mystérieuses. On y retrouve, peintes et gravées, des images singulières qu’y ont tracées les premiers hommes, à une époque dont la mémoire même a disparu. Car ils vivaient dans la nuit des âges, alors que la terre n’avait pas encore sa face d’aujourd’hui. »

J’ai donc fait le pèlerinage des Eyzies, je vais dire ce que j’ai vu.

Qu’on se figure un paysage composé par la nature, harmonieusement limité, arrangé comme un tableau. La Vézère coule très doucement, large comme la Marne près de Paris, onduleuse, transparente ; et des nasses de jonc sèchent appuyées aux saules, sans doute comme aux temps dont je vais parler. La vallée est toute plate et fertile, mais étroite : il ne faut pas une demi-heure à pied pour la traverser. Des murailles de roches la ceignent et l’isolent, des murailles abruptes, plus qu’abruptes : elles ont des balcons, des consoles qui surplombent. Même les hommes modernes ont profité de ces balcons et de ces consoles. La plupart de ces anfractuosités sauvages, ils les ont fermées d’un rideau de pierres. Encore aujourd’hui, à Laugerie-Basse, à Laugerie-Haute, aux Eyzies, des demeures s’adossent au roc vif ; des celliers, des étables s’y creusent ; et des bœufs mugissent dans l’ombre de ces crèches, comme à Bethléem il y a dix-neuf cents ans. Parfois, un paysan ouvre une porte et vous montre un antre obscur, une galerie qui s’enfonce au sein de la terre. Ainsi les troglodytes contemporains ont agrandi simplement d’une façade l’abri des troglodytes des anciens jours ; et peut-être n’est-il pas tout à fait téméraire de croire que quelques-uns en descendent.

C’est sur les parois de telles grottes, aux Combarelles et aux Fonts-de-Gaume, que M. Peyrony, instituteur aux Eyzies-de-Tayac, découvrit il y a deux ou trois ans les traces immortelles du génie de l’homme préhistorique. Je n’oublierai jamais les deux jours que j’ai passés dans la compagnie de ce savant modeste et enthousiaste. Je lui dois beaucoup de reconnaissance : il m’a fait comprendre des choses que j’ignorais ; il a surtout élargi le champ de mes imaginations, l’espèce de pénombre que tout le monde possède, plus ou moins étendue au fond du cerveau : cette pénombre féconde où se développent mystérieusement les germes des idées. Et quand elles sont encore toutes petites, toutes frêles, elles ont la beauté, la joie, l’imprudence des jeunes enfants.

Des stalactites tombaient des voûtes. Restées toutes fraîches, presque vierges encore des souillures qu’apportent les flambeaux des hommes dans ces réduits souterrains à peine explorés, elles brillaient de petites facettes vertes et rouges, rudes et magnifiques ornements des palais secrets de la terre, et que révélait subitement la lueur de nos deux bougies. Ailleurs, protégé contre la chute des eaux du plafond par un rebord de la caverne, le roc était resté sec, dur et nu, comme le jour même où la crevasse s’était ouverte. Arrivé à l’un de ces endroits, entends Peyrony me dire :

— Regardez : voilà les bisons !

Obliquement, la lueur de sa bougie éclaire la muraille bossue. Et les deux bisons paraissent, les beaux animaux sauvages des prairies préhistoriques. Le burin de silex de l’artiste ingénu et hardi qui les grava patiemment, voici des dizaines et des dizaines de milliers d’années, — 240.000 ans d’après Mortillet, de 12 à 20.000 ans au moins d’après Cartailhac — les a retracés au quart de leur grandeur. On voyait les sabots, le mouvement musculeux des jambes de ces grandes brutes. Les longs poils de leurs fanons tombaient tout droit de leurs cous épais. L’un était une femelle, l’autre un taureau qui flairait la femelle, tête baissée ; tête énorme, bestiale, et pourtant miraculeusement vivante, où l’on distingue — ce n’est pas une illusion — la force, l’impétuosité préconçue d’un bond, la décision d’une concupiscence. Le regard a été fouillé, approfondi, travaillé longuement. C’est la caractéristique de ces gravures : partout l’œil a été pris, visiblement, comme point de départ du dessin tout entier, et l’artiste a su que c’était là, avant toutes choses, que sont la vie et la beauté. Les proportions, presque partout, sont gardées avec une science inattendue, quelle que soit la taille de l’animal. Chose étonnante : plus celui-ci était vaste dans la réalité du monde extérieur, plus le graveur a compris d’instinct qu’il en devait réduire les dimensions. J’ai vu là un mammouth ramené à la taille d’un chien de berger ; il apparaît cependant tel qu’il fut lorsqu’il enfonçait dans les graviers de la Vézère les quatre pieds massifs soutenant son poids gigantesque ; ramassé dans sa force, sa croupe baissant brusquement depuis le crâne bombé, si intelligent, jusqu’à la queue courte et tombante : tout velu, recourbant sa trompe, sans quoi elle traînerait plus bas que terre ; les défenses colossales redressant leurs monstrueuses volutes ; l’œil donnant par sa petitesse même une expression d’astuce tranquille : l’œil d’une bête puissante qui a dû régner sur le grand steppe avant l’arrivée des méchants petits hommes.

Et le mouvement, le mouvement de ces corps en vie ! Un cheval est lancé au galop, un autre rue : chevaux aux lourdes joues, à la grosse tête épaissie, dont la race maintenant disparue, mais qui a dû mêler son sang à celui du cheval que montait Alexandre, le coursier à tête de bœuf, Bucéphale. Des rennes paissent, penchant leur face vers l’herbe, tracés à grands traits. Un félin allonge sa belle échine de proie ; il tend son cou nerveux ; dans ses mâchoires fermées, on sent la férocité des crocs. Des traits d’ocre rouge et jaune, de manganèse noir, rehaussent ces contours. Des lignes géométriques, en plusieurs lieux, rappellent la silhouette d’une case ou d’une tente ; et sur une paroi isolée, tragique, avec deux trous noirs à la place des yeux, apparaît quelque chose qui ressemble terriblement à un crâne humain.

Qui donc a fait ces œuvres ? Par leur fidélité à la nature, la vie qu’elles respirent, l’évident effort fait pour montrer l’animal en acte, avec sa physionomie la plus habituelle, je dirais presque son caractère moral, elles évoquent le souvenir de certaines aquarelles japonaises, mais avec une étonnante virilité dans la manière, que celles-ci n’ont pas. On a cru d’abord à une fraude ; on a voulu que des enfants ou des réfugiés les eussent tracées dans ce royaume de l’ombre éternelle. Ce seraient de bien bons artistes ! Et quels enfants, quels réfugiés des guerres de religion ou de la Terreur, dans ce pays de Dordogne, avaient jamais vu un mammouth ou un renne ? Ils datent de l’époque où le renne et le mammouth vivaient, nul expert n’en doute plus. Ce temps est si lointain qu’il fait peur d’y penser. Les couches géologiques le prouvent : alors l’Angleterre était encore rattachée au continent, le climat de la France était celui des grands espaces glacés de l’Asie centrale. Si Mortillet a exagéré, Cartailhac doit être au-dessous de la vérité.

C’est un autre mystère, qui n’est pas pleinement résolu, que de savoir exactement non pas pourquoi ces chasseurs, qui jouissaient si visiblement de la joie de reproduire les formes, quand elles avaient hanté leurs cerveaux, ont disparu, — ils n’ont pas disparu ; — mais pourquoi ils cessèrent de peindre et de graver. Quelques-uns suivirent les rennes, quand ceux-ci, troublés par l’attiédissement du climat, gagnèrent le nord de l’Europe. Les autres demeurèrent, et furent domptés par une race nouvelle.

Elle venait d’Orient, édifiait avec des pierres géantes les monuments barbares que nous appelons les dolmens et les menhirs, polissait des outils de pierre, semait l’orge et le blé, tissait des vêtements, asservissait les bêtes au lieu de les chasser ; et toute pénétrée d’effroi devant les esprits perfides qu’elle croyait voir sortir de la triste dépouille des morts, elle était éminemment religieuse, c’est-à-dire mélancolique ; musicienne peut-être, mais sans joie, et par conséquent sans beaux-arts. Quand elle s’éveilla de ce long sommeil esthétique, ce fut en Égypte et en Assyrie, pour y sculpter ou peindre de grandes images toutes raidies encore par la terreur des ombres qui vivent et s’irritent dans la nuit des tombeaux.

Cependant ces chasseurs humiliés et ces conquérants mystiques, bâtisseurs déjà de temples et d’empires, forment aujourd’hui le fond même du peuple que nous sommes ; Celtes blonds, Latins, Germains, sont venus seulement ajouter quelques fils précieux et nuancés à cette immense et indestructible trame. Tels qu’ils nous ont faits, nous sommes restés. C’est à ce passé presque perdu, qui ne sort aujourd’hui que par lambeaux des abîmes souterrains, c’est à ce passé que nous appartenons, et voilà pourquoi peut-être nous sommes différents du reste des hommes et pourquoi ce n’est même pas notre faute s’il nous faut dire au reste du monde, comme jadis Luther à la Diète de Worms : « Me voici, moi ! Et je ne puis être autrement ! »

Je ne sais si l’on me pardonnera cet étonnement devant le mystère des Eyzies, ni les pensées qu’il m’a suggérées, et qu’on n’attendait pas sans doute. Je dois pourtant ajouter encore quelques mots. On possède, gravé sur un os de renne, le portrait de cet homme primitif, qui eut l’honneur infini de donner à l’humanité ses premiers artistes. Figuré en pleine course, en plein bondissement, il s’efforce d’atteindre la jambe d’un bison qui fuit. Il a le front haut, des joues qui s’amincissent vers le bas, un grand nez droit et tombant, une lèvre inférieure assez courte, mais allongée par une barbe en pointe, le rictus ironique d’un faune. Vous trouverez dans les églises de Saint-Robert et de Rocamadour deux crucifix du treizième siècle. Le sculpteur local qui les tailla dans le tronc d’un chêne des Causses, a donné au Crucifié ces mêmes traits, changeant seulement en expression désespérée le grand rire triomphant du chasseur. Ce fut là peut-être la plainte suprême et inconsciente d’un fils de ces artistes des cavernes. Mais en même temps, il avait prouvé de la sorte la survivance de la race.

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