Histoires exotiques et merveilleuses
L’HOMME D’ALEXANDRIE
— Je m’étais assis sur une chaise, au milieu du corridor, disait le narrateur. Par cette nuit noire, je ne distinguais même pas ma main devant mes yeux, et je demeurai comme ça une vingtaine de minutes… Alors j’entendis les pas ! Ils venaient vers moi du fond de ce couloir, si étroit que j’en occupais presque toute la largeur, et qu’un chien n’aurait pu passer sans me bousculer. J’avais mon revolver à la main, et je me disais : « Si quelque chose me frôle, je tire ; et il faudra bien que je touche ! » Mais, quand les pas furent sur moi, il n’y eut plus rien…
— Parbleu ! dit une voix.
— Il n’y eut plus rien, continua le passager, qu’une espèce de grand souffle froid qui m’enveloppa des pieds à la tête. Et derrière moi, tout de suite après, les pas recommencèrent. Des pas lourds : tong ! tong ! tong ! sur le vieux plancher. Ils allèrent jusqu’à la porte vitrée qui ouvrait sur une petite terrasse couverte en zinc. Le bruit qu’ils faisaient changea très distinctement, sur ce zinc…
— Et puis ?
— Et puis ce fut tout. Vous m’avez demandé si j’avais vu un revenant. J’en ai entendu et senti un, je puis le jurer.
— C’était un vampire, dit le médecin du bord : une de ces grandes chauves-souris qui passent tout le jour suspendues par les pieds, dans les caves. La nuit, elles se réveillent, elles montent, et font peur aux gens.
Je haussai les épaules. Je n’ai pas d’opinion sur les histoires de revenants. Ça m’est égal qu’il y ait des fantômes ou qu’il n’y en ait pas, voilà tout. Seulement, je trouve que les explications naturelles qu’on en donne sont encore plus bêtes que les explications surnaturelles.
Nous étions dans le fumoir de l’Équateur, un des paquebots des Messageries Maritimes, sur la ligne de Chine. Toutes les vitres de cette espèce de cage étaient ouvertes, et la chaleur, pourtant, restait mortelle : cette chaleur mouillée de la mer Rouge en plein juillet ! Le soleil couchant éclairait haut dans le ciel vert, à l’est, une nuée immobile et rose, suspendue au-dessus d’autres nuées. Quelqu’un me dit que c’était le Sinaï, où il y a eu Moïse. Mais personne ne leva les yeux pour regarder. On avait déjà vu ça, on était de vieux voyageurs.
Au même moment, une autre voix parla.
— Il y a eu, dit-elle, il y a eu aussi une histoire d’apparition, dans ma famille. C’est à elle que je dois ma fortune.
Et je savais que cela devait être ainsi, je le savais ! Parce que, depuis le commencement du monde, le rêve du trésor s’est toujours mêlé à l’angoisse du fantôme. L’homme qui venait d’ouvrir la bouche s’exprimait dans un français très pur ; et tout ce qui fait la beauté du visage, il en avait reçu le don au jour de sa naissance : une barbe presque bleue, annelée, de magnifiques cheveux noirs, onduleux et brillants ; un front droit, un grand nez voluptueux, à peine incurvé ; des yeux dont la pupille était comme intérieurement dorée. Pourtant, bien qu’il n’eût pas le moindre accent, on sentait qu’il n’était pas Français ; et cette figure charmante avait quelque chose d’étrangement effacé, telle une pièce de monnaie, qui eût trop circulé.
— Qui est-ce ? demandai-je à mon voisin.
— M. Schurberg ? Je ne sais pas. Il est monté à Alexandrie. Il paraît qu’il est très riche.
— D’abord, poursuivit M. Schurberg tranquillement, il faut que vous compreniez pourquoi je suis spirite, pourquoi nous sommes tous spirites dans la famille. Mon grand-père maternel était un Écossais de Glasgow, qui avait épousé une juive de Tunis. Mon grand-père paternel est né à Eger, en Bohême, mais sa femme était une Bretonne de Tréguier. Et, à la génération suivante, un fils de tous ceux-là a épousé une Grecque de Candilli-du-Bosphore, dont la mère était Américaine. D’ailleurs je ne m’y retrouve plus moi-même : il me semble que j’oublie un de mes aïeux, né à Odessa. Mais c’est ma mère, naturellement, qui a eu le plus d’influence sur nous. Moi, je m’appelle Epaminondas, mon frère aîné Agamemnon, mon frère cadet Ajax, et j’ai deux sœurs, qui sont Héra et Calliope.
J’avais fait : « Ah ! » et je rougis, parce qu’il me regarda un instant du coin de son œil paisible. Je venais de comprendre pour quelles causes il évoquait en moi l’idée d’une médaille un peu effacée. Toutes ces races se mêlaient dans sa personne ; une synthèse, un alliage, ou plutôt quelque chose comme ces « photographies de famille » que Galton obtenait en tirant sur la même plaque le père, la mère et toute la postérité.
— De tels croisements sont de plus en plus fréquents, dit-il d’un air assuré. Il y a un siècle, alors que n’existaient que les seules diligences, des filles de Lille épousaient déjà des enfants de Touraine ou du Languedoc. Vous ne niez pas que cela ne fît des Français. Aujourd’hui, avec des bateaux comme ça, fit-il en frappant sur la table en mahogany frisé, et avec les bateaux à vapeur, les chemins de fer, on va plus loin, et, par conséquent, on se marie plus loin ; on se marie où on s’arrête un peu longtemps, pour ses affaires. Et ça fait des Européens.
» Seulement, poursuivit-il, c’est pour la religion que ça se complique. Tout le monde reçoit, d’ordinaire, la religion de ses parents, on n’a pas à s’en inquiéter. Mais nous ! Mon père avait déjà dans ses ascendants des luthériens, des juifs, des wesleyens et des catholiques, et ma mère était orthodoxe. Comment voulez-vous choisir ? Bon, on ne choisit pas : on ne garde que ce qui est pareil.
— C’est comme sa figure ! pensai-je.
— Et qu’est-ce qui est pareil ? La foi en Dieu, en l’immortalité de l’âme, et, par-dessous, le fond, le vieux fond de toute l’humanité : une croyance indéterminée — mais très forte, et qui revient à la surface quand les dogmes et le culte ont disparu — au peuple des ombres, à l’esprit indestructible et vague des morts. Philosophiquement on est spiritualiste. Pratiquement, — et nous sommes tous des gens pratiques, nous, puisque nous avons toujours été dans les affaires, — on est spirite.
» Papa était spirite, et nous étions tous spirites. Nous faisions parler les tables, nous interrogions la petite boîte et le crayon, la Bible avec la clé qui tourne ; et il y avait aussi les coups qu’on entend la nuit dans les murs, et tous les présages, et les rêves. Ce n’était point pour savoir l’avenir sur la politique, à moins qu’elle n’intéressât les cours, ni les opinions des grands hommes défunts. Papa ne faisait jamais venir que les personnes de la famille. Il disait que c’étaient celles-là qui devaient errer le plus habituellement autour de nous, que, d’ailleurs, puisqu’elles nous avaient laissés dans une bonne situation, elles devaient s’y connaître, et que c’était dans leurs conseils qu’il avait le plus de confiance. Et je suppose qu’il avait une autre raison : quand on n’a plus de patrie, comme l’esprit de famille devient puissant ! Il n’y a plus que la famille, on fait tout pour elle, et elle fait tout pour vous. Nous autres, nous sommes les Schurberg, la tribu Schurberg, si vous voulez. Qui sait même si nous ne deviendrons pas une nation ? Nous n’avons pas peur de la vie, nous faisons des enfants ; ceux d’entre nous qui sont faibles, nous les soutenons, nous relevons ceux qui sont tombés. Pour le reste des hommes, ceux qui ne sont pas nous, eh bien, qu’ils en fassent autant, ça ne nous regarde pas !
» C’est comme ça que nous étions devenus les Schurberg d’Alexandrie, une grande maison, une firme connue, qui faisait la commission des blés, des bois, des sucres, du coton, avec des cousins ou des neveux à Odessa, à Livourne, à Marseille, à Londres, à Paris et à Hambourg, qui nous servaient de correspondants. Et il n’y avait rien de régulier comme nos opérations, ni de plus heureux. Nous avions les traditions, nous savions ce qu’on peut faire et ne pas faire, nous connaissions la place. Mais surtout, nous obéissions au vieux ! Dans toute maison il faut un chef : nous n’aurions pas levé un doigt sans la permission de papa. Il nous demandait notre avis, il nous écoutait, mais c’était lui qui décidait, sans même nous prévenir.
» Mais on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des vieux. Jonas Schurberg avait toujours l’air solide, il travaillait de plus en plus, même il travaillait trop, et sa mémoire, sa vivacité de calcul, sa hardiesse nous émerveillaient. C’est ça qui est dangereux, chez les vieillards : ils ont toujours l’air les mêmes, et pourtant il se fait de grands trous dans leur cerveau. Agamemnon me dit un jour :
» — Je ne le reconnais plus. Lui qui était si prudent, il s’est engagé à la hausse sur les blés ! Jamais nous n’avions pris des positions pareilles. La récolte de Russie va manquer, c’est certain. Mais si, en France, elle est bonne, et si le trust américain lâche pied ?
» Il lâcha pied ! Un beau jour, papa reçut les câbles de New-York. Il y avait trois nuits qu’il ne s’était pas couché ; il fumait, il buvait beaucoup de cognac pour se soutenir, et il soufflait, en parlant, comme s’il montait un escalier. Il fit : « Oh ! » en portant la main à sa gorge, et tomba. Son cœur était usé ; il n’avait pas pu tenir le coup.
» Et nous devions six millions à Lévisohn, d’Odessa, et à Carrère, de Marseille !
» Nous les avions, parbleu ! En grattant, on pourrait payer, et tous nous supposions bien qu’il fallait payer. C’était l’habitude dans la famille, et il y avait le repos de l’âme de papa. Seulement, c’était ennuyeux pour Héra et Calliope, qui n’étaient pas encore mariées, et rien n’est embêtant pour des garçons comme d’avoir à refaire leur situation quand leurs sœurs ne sont pas établies : il faut s’occuper d’elles, et ça gêne. Dehors, à la Bourse, nous ne disions rien, bien entendu. On travaillait dur, comme toujours.
» Le lendemain de l’enterrement de papa, nous descendîmes tous dans la salle à manger pour déjeuner. C’était Agamemnon qui avait pris la direction des affaires. On lui obéissait comme au père, il avait droit aux mêmes égards, au même respect. Sa chaise était au milieu de la table, celle de Héra en face, la mienne à la droite de Héra, et venaient ensuite les couverts de mes autres frères, de Calliope, et ceux des quatre employés principaux qui prenaient leurs repas chez nous : Dimitriopoulo, Rothenstein, Bennacer et Costantini, parce que cela aussi, c’est la coutume.
» Mais, comme Agamemnon n’était pas arrivé, nous attendîmes, debout devant la table.
» Enfin, il ouvrit la porte, s’assit, et tous nous fîmes de même. Mais, pour parler, nous attendions qu’il eût parlé.
» Il déplia sa serviette, prit un peu de confiture de roses avec un grand verre d’eau, puis il dit, — et je n’oublierai jamais sa voix, messieurs, si basse, si émue, et si ferme tout de même :
» — Papa m’est apparu, cette nuit !
» L’âme de père lui était apparue ! Pour quoi lui dire, pour quelle révélation ? Nous n’osions pas le demander. Ce fut Calliope qui se décida :
» — Qu’est-ce qu’il a dit ?
» — Il m’a dit, déclara mon frère Agamemnon, il m’a dit : « Ne payez pas, j’aime mieux faire mon purgatoire ! »
» Alors, tous nous nous levâmes pour nous embrasser. Derrière nos deux sœurs, qui pleurent de joie, les quatre employés, qui s’étaient levés aussi, vinrent à nous, les mains tendues, et Dimitriopoulo, le plus ancien, dit à mon frère aîné :
» — Monsieur Agamemnon, ce jour est le plus beau jour de ma vie. »
A ce moment, la clochette tinta. C’était le premier coup pour le dîner, et nous quittâmes le fumoir pour aller passer notre habit. M. Epaminondas Schurberg conclut, en franchissant la porte :
— Voilà pourquoi l’âme de mon père était revenue. Vous avouerez que c’était utile !