Histoires exotiques et merveilleuses
LE DEVOIR
C’était ce jour-là qu’on avait enterré, au Panthéon, le grand Berthelot.
Toute cette grande pompe funéraire s’achevait sous la lumière sans ombre de midi. Sur le cercueil du grand homme le Panthéon venait de refermer le bronze de ses portes. Dans le cliquetis des glaives, des cuirasses choquées, des baïonnettes, au roulement amorti des tambours voilés de crêpe et des canons d’acier hochant leurs longs cous maigres dans des gaines de cuir, tout ce qui restait de ce paisible et magnifique appareil à faire de la pensée était descendu dans un caveau frileux pour achever de tomber à rien : car la nature, en bien peu de temps, sait accomplir la tâche que les hommes réservent aux flammes des bûchers ; et quand la postérité, curieuse, ouvre les noires enveloppes de plomb, elle n’y trouve plus qu’un crâne fragile sur un tout petit tas d’impalpable poussière. Il y avait eu des discours, des fleurs, des drapeaux, les chœurs d’une école officielle avaient chanté un hymne à la gloire. A cette cérémonie, qu’on avait réussi à faire noble, il n’avait manqué que l’émotion traditionnelle. Durant bien des siècles encore, l’idée des honneurs qu’on doit à ceux qui ne sont plus s’associera en nous aux hymnes douloureux qu’ont chantés nos ancêtres, aux chapes d’argent et de ténèbre des officiants, aux volutes d’encens qui flottent sur la corruption en l’idéalisant. Mais je songeais toutefois que, seuls, des hommes de notre race peuvent nourrir ce regret ; et Phuong, l’Annamite, qui avait assisté avec moi à ces obsèques grandioses, Phuong ne pouvait être l’esclave attendri et résigné des mêmes souvenirs. Je souhaitais que de ces obsèques fastueuses il gardât quelque respect pour ma patrie, ses hommes et ses mœurs. Je l’interrogeai du regard, et j’éprouvai tout à coup une inquiétude découragée.
A cette heure il était assis, les jambes repliées à la mode de sa race, sur le sofa large et bas de mon cabinet de travail. La lumière qui tombait de la fenêtre éclairait sa face camarde et mongole, au losange imprévu, déconcertant, ses petits yeux noirs et jaunes, insondables ; et sa vaste tunique noire — car les Annamites vivent vêtus d’un deuil éternel — faisait une tache triste sur l’étoffe claire. Il me parut alors, et plus que jamais, si différent de moi, si opposé ! « Rien de pareil, me dis-je, ne saurait entrer dans ce crâne et dans le mien ». Mais, ce fut alors chez moi une impression de fierté, tant il était disgracié et laid. Je demandai simplement, avec un effort :
— C’était beau ?
Il mit les mains sur sa poitrine et baissa la tête en signe de déférence et d’assentiment.
— Vous voyez, Phuong, que nous savons honorer nos savants ?
— Quand ils sont morts, répondit-il. Mais pendant leur vie ?
Il s’exprimait lentement, en scandant toutes les syllabes, qui sonnaient séparément, comme s’il eût manœuvré je ne sais quelle machine à parler, — mais d’une façon très pure, presque sans accent. Je ne m’en étonnai pas. Voici déjà longtemps que Phuong était parmi nous ; son sort est romanesque : il fut condamné à mort dans son pays, par le gouvernement colonial, pour des écrits où il déplorait les injustes traitements subis par ses compatriotes, en termes si décents et réservés que s’ils eussent été publiés en France, et en français, leur auteur n’eût pas fait un jour de prison ; et quelques idéologues, dont je ne rougis pas d’avoir été, avaient fait commuer sa peine en internement perpétuel, puis en bannissement. Maintenant, il vivait à Paris, libre, impénétrable et dédaigneux.
— Pendant leur vie ? répétai-je.
— Oui, fit-il. Je les ai vus, vos savants, quand ils sont encore parmi vous, et je vous ai vus avec eux. Ce sont pour vous des hommes comme les autres. Quel respect leur montrez-vous ? Ils passent, et vous ignorez qu’ils existent ; ils n’ont pas d’uniforme ! et le respect, en France, ne va qu’à l’uniforme : vous êtes restés un peuple militaire : vous ne savez pas qu’ils sont vos « père-et-mère » !
Le retour bizarre, sous ce ciel, de cette expression d’Orient, me fit rire. Il continua :
— Pourquoi riez-vous ? Chez nous, un lettré, un savant, comme vous dites, on lui doit tout le respect qu’on accorde à ses propres parents, et davantage encore. Il est le représentant du Ciel et des ancêtres. Quand un instituteur, un pauvre instituteur de village, est conduit au tombeau, tous ses élèves doivent prendre deuil ; le meurtre d’un maître d’école est puni par nos lois des mêmes peines que le parricide. Et rien, pas même la captivité ou la mort, ne peut empêcher qu’on lui rende, vivant, l’hommage qui lui est dû… Si le Prince, il y a vingt-sept ans, avait pu avoir une minute de votre grossièreté et de votre ignorance, vous n’en auriez pu faire ce que vous avez fait de moi : un exilé.
— Le Prince ?
— Oui. Celui qui devrait être, — il baissa la voix, — celui qui devrait être notre Empereur, à Hué ; Ham-Nghi, celui qui a été notre Empereur, un an… Ah ! vous l’avez fait exprès, de lui laisser accumuler des fusils et ameuter des hommes contre vous, vous l’avez fait exprès, de le laisser vous attaquer dans la citadelle que vous lui aviez prise… C’était un enfant, il n’avait que seize ans, il ignorait ce que c’est que d’attendre, de plier, d’espérer sans ouvrir la bouche ! Mais vous en aviez peur, vous saviez que c’était lui encore qui tenait la terre des ancêtres, et non pas vous. Vous l’avez voulue, vous l’avez préparée, cette nuit où pourtant vous avez failli succomber, et puis vous avez écrit : « guet-apens ! » Pauvre enfant, pauvre enfant ! Mais vous ne l’aviez pas pris, lui ! Pendant que vos zouaves se battaient autour du Livre d’Or des Empereurs d’Annam, dont tous les feuillets étaient vraiment d’or pur, pendant qu’ils s’en partageaient les feuillets, il est parti avec ses éléphants de guerre, son trésor, l’épée de son aïeul Tu-Duc et les vêtements impériaux. C’était lui, l’Empereur, et non pas l’esclave que vous aviez mis à sa place ; c’est à lui que nous avons payé l’impôt durant les quatre années qui suivirent. Car nous sommes fidèles, et peu importait que vous vinssiez ensuite exiger cet impôt une seconde fois ; à vous, on se le laissait demander ; à lui, on l’offrait à genoux !
» Quatre ans, il est resté l’Empereur, dans sa forêt ! Ses éléphants étaient morts, ses soldats étaient morts, son trésor, ardents à sa poursuite, vous le lui aviez ravi. Il était seul, à cette heure, avec un unique soldat, Thiêp, un fils de prince, qui le servait comme un valet d’écurie et mettait pour lui son corps devant les balles, comme un héros ; tous deux vivaient, dans les bois, de racines sauvages… La nuit où, guidés par un lâche, vous êtes entrés dans leur case de feuilles, ils dormaient ; et lui, l’Empereur, avait à ses côtés le sabre de Tu-Duc, dont la poignée est d’or, Thiêp un sabre à poignée d’argent. Jamais ils ne quittaient leurs armes ! Et quand Thiêp vit les soldats, il dit seulement : « Fils du Ciel, c’est l’heure : il faut maintenant que je te tue ! » Car il n’était pas bon que l’Empereur fût touché par vos mains. Ham-Xghi ne répondit rien, mais il dénuda seulement son ventre, à la hauteur du nombril pour que son ami lui fendît les entrailles. Mais Thiêp n’en eut pas le temps : il tomba mort d’un coup de fusil. Alors l’Empereur dit à voix basse : « C’est la volonté du Ciel ! » Et il croisa les mains sur sa poitrine. Cependant, on l’entendit ajouter :
» — Esclaves, je ne suis pas celui que vous cherchez !
» Il portait un turban noir, tout rempli d’épines et de terre, si négligemment tourné qu’un mafou, un portefaix, aurait battu la congaïe coupable d’en avoir arrangé les plis, et une robe rouge tout déchirée, sans ornements, sans une lettre d’honneur ! Or, tant de fois, tant de fois, on avait cru capturer l’Empereur ! Tant de fois, ç’avait été un paysan qui s’était laissé prendre et massacrer, en disant, comme il venait de le faire : « Je ne suis pas l’Empereur, mais, puisque vous le croyez… » Un traître annamite osa lui crier :
» — Montre tes mains !
» Il les montra. Ce rustre obtint obéissance !
» — Seigneur, fit le traître en se retournant vers les soldats, il n’y a que les descendants de Tu-Duc pour avoir ces mains. Voyez comme elles sont belles et faites pour tenir le pinceau du commandement. Et ce sabre est celui de Tu-Duc !
» Mais lui, dédaigneux, haussa les épaules. On fouilla la case, on creusa le sol, tout autour, on déterra quatre grandes caisses teintes de pourpre, qui portaient les caractères sacrés de la famille impériale, on en tira les vêtements impériaux, la soie jaune que seuls les Fils du Ciel ont le droit de porter ; et tous se prosternèrent devant ces choses augustes. L’Empereur les salua lui-même, pieusement, et dit :
» — Pensez que j’étais leur gardien, si vous voulez !
» Alors on l’emmena, et, sur les longues routes, chaque jour, on lui apportait des lettres de son frère : « Ceci n’est pas pour moi, disait-il, je ne suis pas l’Empereur. Celui qui signe cette lettre dit qu’il est Empereur. Donc, ce n’est pas moi ! » Cependant, tous les mandarins venaient au-devant de lui pour lui rendre leurs hommages. Mais il détournait les yeux sans les regarder, et, comprenant son abnégation, ces sujets vertueux disaient : « Sans doute, nous nous sommes trompés, ce n’est pas lui ! »
» Il y eut aussi Binh, un vieux capitaine, qui avait porté le sabre devant son père et devant lui. C’était un serviteur fidèle, mais à l’esprit pesant. Il ne comprit pas et s’agenouilla sur son passage. Alors, un des vôtres dit à l’Empereur :
» — Voilà un vieux soldat qui attend sur les genoux que vous lui adressiez la parole. N’aurez-vous pas un mot pour lui ?
» L’Empereur passa, sans bouger un cil, et Binh, parce qu’il venait de désobéir à un devoir qu’il n’avait pas compris, s’en fut, en pleurant, dans sa demeure, prendre l’opium mêlé de vinaigre qui fait mourir.
» Et c’est après que toutes ces choses s’étaient passées que vous êtes allés chercher Nguyen-Thuy, le sage lettré qui, le premier, quand l’Empereur sortait à peine des bras de sa nourrice, lui avait mis dans la main le pinceau qui sert à former les caractères, et enseigné les révélations qui, du ciel, sont descendues vénérablement dans le Livre des Rites. Il était si vieux que sa face penchait vers la terre, et ses doigts étaient tout tremblants.
» — Nguyen-Thuy, lui dit-on, toi, tu connais l’Empereur ; viens le saluer !
» Mais l’âge lui avait enseigné la circonspection Il répondit :
» — Les années ont obscurci mes yeux. Comment saurais-je distinguer encore sa face éblouissante ?
» — Ça ne fait rien, vieux fou, lui dit-on, viens tout de même !
» Et on le poussa de force au premier rang, devant les soldats.
» L’Empereur passa, et Nguyen-Thuy le reconnut. Il fallut que sa tête commandât bien rudement à son cœur pour qu’il ne s’abattît point devant lui, le front dans la poussière. Mais il resta debout sur ses jambes qui vacillaient, sans plus saluer Hain-Nghi qu’il n’eût regardé un buffle.
» Or, l’Empereur, lui, aperçut son vieux maître. On ne vit rien, sur son visage, de ce qui se passait dans son cœur déchiré : on ne doit rien voir, sur la face de ceux qui sont de la race des maîtres. Et il n’eut pas une minute d’hésitation, il s’inclina très profondément selon les rites.
» — O mon père ! dit-il, puisses-tu vivre heureusement cent années, et encore cent années !
» Alors, ayant fait quelques pas, il prononça : « C’est la volonté du Ciel ! » Puis, se retournant vers les soldats : « Vous le savez, maintenant, je suis l’Empereur ! Esclaves, faites de moi ce que vous voudrez ! »
« C’est ainsi que nous vénérons nos maîtres », ajouta Phuong, redevenu très froid.
Et, allument une cigarette :
« Nous n’attendons pas qu’ils soient morts ! Au reste, c’est vous qui êtes nos maîtres à présent ! »
Et il courba les épaules devant moi, cérémonieux.