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Histoires exotiques et merveilleuses

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LE LIVRE DE JOB

— Vous me dites qu’il est mort, ce pauvre Higgins, le chef de la flottille à la Société Falémé-Niger ? C’est dommage ! Ça ne m’étonne pas, après tout ; il était solide, mais il buvait sa bouteille de whisky par jour, et en Afrique, vous savez, c’est un peu trop ; mais c’est dommage tout de même ! D’abord, pour un Anglais, il parlait le français d’une façon épatante. Pas comme vous et moi, mieux : comme quelqu’un qui aurait fait un stage dans la légion ou même aux travaux publics. Et c’est le français de l’avenir, celui qui peut être compris sous toutes les latitudes. Et puis, il était bon, et charitable à sa manière, et rigolo ! Je me rappelle quand j’ai fait sa connaissance : c’est le jour où on a été en chaland, franchir avec lui les rapides de Sotuba et de Kénié, sur le Niger. De sales rapides ! Avec moi, il y avait là, couchés au fond de la barque, Müller, le mercanti, celui qui « fait » du caoutchouc, mon copain Plévech, qui navigue à l’État, mais qu’on avait délégué au service hydrographique de la colonie, et un monsieur de Paris, qui était dans la finance. Vous ne l’avez pas connu, Hénoc-Kohn, il s’appelait ? Bien gentil, bien poli ; il avait des bottes jaunes, un fusil très perfectionné, et il était venu se promener en Afrique pour son plaisir.

— … Vous, là-bas, pas d’effets de torse ! j’entendis qu’il criait, Higgins, aux pagayeurs noirs.

… Parce que ces nègres, voyez-vous, ils étaient sûrs de leur coup, jusqu’au plongeon inclusivement : ça nage comme des morues. Alors ils faisaient des grâces, parce qu’il y a toujours un idiot quelque part, pour prendre une photographie. A droite et à gauche, on ne pouvait rien voir, qu’un grand plateau de grès dur, tout noir, percé du goulet étroit sur lequel nous flottions. Autour du chaland, il y avait aussi des petites roches très pointues, et l’eau coulait sous nos pieds, chahutante, et pourtant comme huileuse, avec des bouillons sournois, qui venaient du fond. Ou bien tout à coup elle frappait des coups formidables contre les murs qui l’étranglaient ; et elle se faisait des cheveux blancs.

— Premier coude ! annonça Higgins.

Le chaland tourna presque sur lui-même, sans avoir l’air de se fouler, et passa avec un bond.

— Deuxième coude ! dit encore Higgins.

Même jeu. On chatouilla une roche noire, et on reprit le chenal, en valsant.

— Troisième coude !

C’était nous qui avions crié, pour empêcher Higgins de faire toujours le malin. Imaginez qu’on court à toute vitesse dans un couloir sans voir la porte qui est au bout. Mais nous étions parfaitement habitués. En huit minutes, nous tombions dans un grand bassin d’eau calme. On vit même, assez loin, un hippopotame, et on lui envoya deux coups de fusil. Il fut atteint dans ses sentiments, car il plongea.

— Eh bien ? me demanda Higgins.

— Peuh ! je lui dis, j’ai vu mieux.

Le courant se précipita de nouveau : on arrivait au barrage de Kénié. Ah ! que c’est bon, que c’est bon, d’avoir le cœur serré ! On était dans la poussière d’eau, dans des tourbillons, dans le bruit de cent roues de moulins tournant à la fois. C’est un endroit où le Niger est en folie. Plus haut, il est large d’un quart de lieue, ici de vingt mètres. Et il fait du quarante à l’heure, et c’est beau de les faire avec lui. On vit ! On embarque des paquets d’eau, on a le plaisir de savoir que ça n’est pas truqué, comme sur un toboggan. Et quand c’est fini, le cœur se dilate. Quand on fut en bas, j’avouai :

— Ça, c’est extrêmement magnifique. Mais Sotuba, c’est de la roupie de singe.

Alors Higgins me traita comme un nègre :

— C’est le contraire, dit-il. Pour passer Sotuba, il faut être bon marin, ce que tu ne seras jamais. Tandis qu’à Kénié, le chenal est tout droit. Il n’y a qu’à se lancer hardiment, les pagaies hautes, en redressant les embardées quand elles viennent : un jeu pour dames.

Il avait été très bien, au milieu de tout ça, le Parisien, M. Hénoc-Kohn. Tout le temps de traversée, dans les rapides, il était resté assez sur son derrière, en fumant des cigarettes, et même il avait manœuvré son kodak pour photographier les pagayeurs, qui étaient bien contents… Le soir tombé, on fit comme on faisait tous les soirs : on s’échoua sur un flot de sable, on éventra des boîtes de conserves, et on dîna, après avoir pris l’apéritif, bien sûr ! On était gai, tout à fait gai. Les étoiles étaient claires, et du côté de la lune on apercevait les quatre terrasses que font les collines, au-dessus du Niger. Des terrasses régulières comme des banquettes plaquées à la bêche par un jardinier pour étaler des pots de fleurs : il paraît que c’est la rivière qui a fait tout ça elle-même il y a des centaines de mille ans, en usant d’autres barrages, bien plus hauts que ceux d’aujourd’hui.

— C’est le lieutenant de vaisseau qui fait l’hydrographie qui m’a dit ça, expliqua Higgins, et il prétend que si on abattait les barrages qu’on vient de passer avec de la dynamite, on ne ferait que brusquer l’œuvre de la nature, et qu’on verrait une cinquième banquette.

Ça fit retomber la conversation sur les rapides, et Higgins ajouta, sans y voir de mal, qu’un jour, en essayant de remonter Kénié à la cordelle, il avait pris un bain, un sale bain.

— Et alors ?… je demandai.

— Oh bien, qu’il fit, quand on sait nager, il n’y a qu’à se tenir au milieu du courant, en tâchant d’éviter les cailloux. C’est les cailloux qui sont mauvais, ça vous ouvre le ventre comme un chirurgien. L’eau, ça n’est rien, quand on sait nager… Au fait, vous savez tous nager ?

… Et à ce moment, voilà M. Hénoc-Kohn, qui était déjà couché sur son lit démontable perfectionné, sa couverture de voyage sur les pieds, qui se met à dire, d’une voix toute changée :

— Mais non, mais non, je ne sais pas nager ! Comment, comment, il y avait du danger ? Je ne savais pas, moi !

Et il se met à claquer des dents comme un crocodile qui sent la fringale. Mais il n’avait pas faim. Ah ! non, il n’avait pas faim ! Il avait le cœur sur les lèvres, et il disait :

— Je ne savais pas, moi, je ne savais pas ! Je croyais que c’était comme à Paris : tout le temps on vous fait des coups comme ça, à Luna-Park, et c’est pour rire… Alors il y avait du danger, du danger ?

Il se recroquevillait sous sa couverture, et l’on voyait sa pauvre petite figure de bon garçon, bien aimable, toute blême, toute terrifiée sous la lumière de la lune et des étoiles.

Higgins se rapprocha de moi tout doucement — il avait déjà les pieds nus dans sa mauresque — et me dit :

— Le cochon ! Il est capable de nous faire l’accès froid par simple frousse, et s’il a déjà eu la fièvre, qu’est-ce qui va lui arriver après ? Il est capable de s’appliquer une bilieuse !

Puis il prononça, bien haut :

— Mais non, monsieur Hénoc-Kohn, vous n’avez pas compris : c’est en remontant, à la cordelle, qu’il y a des fois un pépin. En remontant, je vous dis ! En descendant, jamais ! Prenez un cachet de quinine, et faites dodo.

L’autre prit son cachet de quinine, et on souffla les photophores, à cause des moustiques. Mais vers minuit, comme la lune se couchait, le Parisien dit encore en grelottant :

— Je n’ai plus peur, monsieur Higgins. Que c’est bête d’avoir peur comme ça, pour une chose passée, après la liquidation, quoi, et quand on s’en est tiré… Voilà ce que c’est de ne pas avoir l’habitude. Mais j’ai toujours froid : c’est drôle !

Et après ça, il eut très chaud. On n’avait pas de thermomètre, comme dans les hôpitaux, mais on voyait bien qu’il avait pincé l’accès en grand, et jusqu’à la gauche. Higgins me souffla dans l’oreille :

— Tiens le photophore et allume-le, quand il se lèvera pour pisser. Il faudra regarder voir.

Le pauvre diable se leva, à la fin. On le tenait sous les aisselles. Higgins, qui s’était baissé, étudia le sable en sifflant. Il était resté tout noir, le sable : d’un noir qui ne disparut pas en séchant.

— Ça y est ! murmura Higgins : l’hématurie. Good god ! Quand on a des rentes, aller offrir ça pour rien, pour le plaisir ! Enfin, il y en a d’autres qui y ont coupé. Moi je l’ai eue, et me voilà… Seulement, il est inutile qu’il voie, n’est-ce pas, quand il va pour son besoin. Ça l’effraierait encore, tout ce sang noir !

Et quand le Parisien eut des vomissements, on lui dit que c’était la fin de l’accès, que sans ça on lui aurait donné de l’ipéca : ainsi !… Il était bien faible, bien faible, et ne se souciait plus de rien. Higgins lui entonnait des whiskys and sodas toute la journée, et en prenait son compte personnel pour lui tenir compagnie. Ça n’est pas plus mauvais qu’autre chose, comme remède, quand on n’a rien dans la boîte à pharmacie et ça étourdit, ça endort. Il aurait pu s’en tirer, comme disait Higgins, mais le lendemain il eut une rechute. Mais c’est drôle : il n’avait plus peur du tout, il n’avait peur de rien. On l’entendait seulement supplier : « Laissez-moi tranquille ! » Et Higgins, au contraire, qui était plein comme une soupière, à force de le soigner au whisky, répétait « C’est ma faute, c’est ma faute ! J’avais bien besoin de lui raconter des histoires sur les rapides… Monsieur Hénoc-Kohn, c’est des blagues, ce que je vous ai dit sur Kénié, des blagues ! Et puis c’est passé : il n’y a plus rien jusqu’à Ansongo, et nous n’irons pas à Ansongo ! » Mais tout lui était égal, à ce Parisien : il ne savait pas ce que c’est que l’hématurie. Et même s’il l’avait su ! Il était si loin, déjà, de l’autre côté de la vie…

Il mourut paisiblement, le soir du troisième jour. Et quand on lui eut fermé les yeux, sur son démontable perfectionné, Higgins me dit très sérieusement, comme il faisait tout :

— On ne peut pas le ramener à Bamako, c’est trop loin : il faut l’enterrer ici. Mais de quelle religion était-il ?

Bien entendu, je ne savais pas. Il n’avait jamais parlé de rien, et c’était des choses dont il se fichait, je suppose. Mais je dis, à cause de son nom :

— C’est plus probable qu’il était juif, ce petit.

— Well, répond Higgins, je ne sais pas les prières juives, moi ! Et on ne peut pas l’enterrer sans rien faire : c’est un blanc… Mais les prières des protestants anglais, c’est si pareil : tout tiré du Livre de Job !

Il alla chercher dans sa cantine un petit bouquin relié en chagrin noir, et quand on eut creusé la fosse et qu’on y eut descendu le corps, il se mit à lire très gravement, vous savez, très gravement, des choses à fendre l’âme, qu’il traduisait à mesure. Je ne me rappelle plus tout, naturellement, seulement des phrases, de temps en temps. Et pour traduire, parce qu’il se donnait du mal, il reprenait l’accent anglais : « Nous n’apportons rien en ce monde, et il est sûr que nous n’en pouvons rien emporter… car l’homme marche dans une ombre vaine, il entasse les richesses, et il ne peut dire qui les récoltera : et tu tournes l’homme en destruction, Seigneur, et tu dis après : « Renaissez, vous, enfants des hommes ! » Car un millier d’années, pour toi, c’est comme hier ; et tout ce qui est passé, ce n’est pour toi que comme une heure de la nuit passée… »

Ça dura très longtemps, et c’était drôle, drôle, à cause de l’accent anglais. Et pourtant, nous n’avions pas envie de rire, nous pleurions tous. Voilà comment nous l’avons enterré, ce Parisien que nous ne connaissions pas.


» … Maintenant, vous me dites qu’il est mort à son tour, cet Higgins, chef de la flottille. Ça ne m’étonne pas, je répète, parce qu’il prenait trop de whisky. Mais ça me fait du chagrin tout de même, et je me demande s’il a pu trouver quelqu’un à son tour, pour lui réciter ces machines du Livre de Job. Ça lui aurait fait plaisir. Mais ce n’est pas probable : lui, il savait tout faire, mais il n’y avait que lui…

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