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IX.

La situation de Paul Arsène à l'égard de Marthe était des plus étranges. Soit qu'il n'eût jamais osé lui exprimer son amour, soit qu'elle n'eût pas voulu le comprendre, ils en étaient restés, comme au premier jour, dans les termes d'une amitié fraternelle. Marthe ignorait le dévouement de ce jeune homme; elle ne savait pas à quelles espérances il avait dû renoncer pour s'attacher à son sort. Il ne lui avait pas caché qu'il eût étudié la peinture; mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables facultés la nature l'avait doué à cet égard; et d'ailleurs il attribuait son renoncement à la nécessité de faire venir ses soeurs et de les soutenir. Marthe ne possédait rien, et n'avait rien voulu emporter de chez M. Poisson. Elle comptait travailler, et les avances qu'elle acceptait, elle ne les attribuait qu'à Eugénie. Elle n'eût pas fui, appuyée sur le bras d'Arsène, si elle eût cru lui devoir d'autres services que de simples démarches auprès d'Eugénie, et un asile auprès de ses soeurs, qu'elle comptait bien indemniser en payant sa part des dépenses. En se dévouant ainsi, Paul avait brûlé ses vaisseaux, et il s'était ôté le droit de lui jamais dire: «Voilà ce que j'ai fait pour vous;» car, dans l'apparence, il n'avait fait pour elle que ce qui est permis à la plus simple amitié.

Le pauvre enfant était si accablé d'ouvrage, et tenu de si près par son patron, qu'il ne put aller recevoir ses soeurs à la diligence. Marthe ne sortait pas, dans la crainte d'être rencontrée par quelqu'un qui pût mettre M. Poisson sur ses traces. Nous nous chargeâmes, Eugénie et moi, d'aller aider au débarquement de Louison et de Suzanne, nos futures voisines. Louison, l'aînée, était une beauté de village, un peu virago, ayant la voix haute, l'humeur chatouilleuse et l'habitude du commandement. Elle avait contracté cette habitude chez sa vieille tante infirme, qui l'écoutait comme un oracle, et lui laissait la gouverne de cinq ou six apprenties couturières, parmi lesquelles la jeune soeur Suzon n'était qu'une puissance secondaire, une sorte de ministre dirigeant les travaux, mais obéissant à la soeur aînée, sans appel. Aussi Louison avait-elle des airs de reine, et l'insatiable besoin de régner qui dévore les souverains.

Suzanne, sans être belle, était agréable et d'une organisation plus distinguée que celle de Louise. Il était facile de voir qu'elle était capable de comprendre tout ce que Louise ne comprendrait jamais. Mais Louise était, au-dessus et autour d'elle, comme une cloche de plomb, pour l'empêcher de se répandre au dehors et d'en recevoir quelque influence.

Elles accueillirent nos avances, l'une avec surprise et timidité, l'autre avec une raideur un peu brutale. Elles n'avaient aucune idée de la vie de Paris, et ne concevaient pas qu'il pût y avoir pour Arsène un empêchement impérieux de venir à leur rencontre. Elles remercièrent Eugénie d'un air préoccupé, Louise répétant à tout propos: «C'est toujours bien désagréable que Paul ne soit pas là!

Et Suzanne ajoutant, d'un ton de consternation:

—C'est-il drôle que Paul ne soit pas venu!»

Il faut avouer que, venant pour la première fois de leur vie de faire un assez long voyage en diligence, se voyant aux prises avec les douaniers pour l'examen de leurs malles, ne sachant tout ce que signifiait ce bruit de voyageurs partants et arrivants, de chevaux qu'on attelait et dételait, d'employés, de facteurs et de commissionnaires, il était assez naturel qu'elles perdissent la tête et ressentissent un peu de fatigue, d'humeur et d'effroi. Elles s'humanisèrent en voyant que je venais à leur secours, que je veillais à leurs paquets, et que je réglais leurs comptes avec le bureau. A peine se virent-elles installées dans un fiacre avec leurs effets, leurs innombrables corbeilles et cartons (car elles avaient, suivant l'habitude des campagnards, traîné une foule d'objets dont le port surpassait la valeur), que Louison fourra la main jusqu'au coude dans son cabas, en criant: «Attendez, Monsieur; attendez que je vous paie! Qu'est-ce que vous avez donné pour nous à la diligence? Attendez donc!»

Elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immédiatement l'argent que je venais de tirer de ma poche pour elles; et ce trait de grandeur, que j'étais loin d'apprécier moi-même, commença à me gagner leur considération.

Nous montâmes dans un cabriolet de place, Eugénie et moi, afin de nous trouver en même temps qu'elles à la porte de notre domicile commun.

«Ah! mon Dieu! quelle grande maison! s'écrièrent-elles en la toisant de l'oeil; elle est si haute, qu'on n'en voit pas le faîte.»

Elle leur sembla bien plus haute lorsqu'il fallut monter les quatre-vingt-douze marches qui nous séparaient du sol. Dès le second étage, elles montrèrent de la surprise; au troisième, elles firent de grands éclats de rire; au quatrième, elles étaient furieuses; au cinquième, elles déclarèrent qu'elles ne pourraient jamais demeurer dans une pareille lanterne. Louise, découragée, s'assit sur la dernière marche en disant:—«En voilà-t-il une horreur de pays!»

Suzanne, qui conservait plus d'envie de se moquer que de s'emporter, ajouta: «Ça sera commode, hein? de descendre et de remonter ça quinze fois par jour! Il y a de quoi se casser le cou.»

Eugénie les introduisit tout de suite dans leur appartement. Elles le trouvèrent petit et bas. Une pièce donnait sur le prolongement de mon balcon. Louise s'y avança, et se rejetant aussitôt en arrière, se laissa tomber sur une chaise.

«Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, ça me donne le vertige; il me semble que je suis sur la pointe de notre clocher.»

Nous voulûmes les faire souper. Eugénie avait préparé un petit repas dans mon appartement, comptant, à ce moment-là, leur présenter Marthe.

«Vous avez bien de la bonté, monsieur et madame, dit Louison en jetant un coup d'oeil prohibitif à Suzanne; mais nous n'avons pas faim.»

Elle avait l'air désespéré; Suzanne s'était hâtée de défaire les malles et de ranger les effets, comme si c'était la chose la plus pressée du monde.

«Ah ça! pourquoi donc trois lits? fit observer tout à coup Louise. Paul va donc demeurer avec nous? A la bonne heure!

—Non, Paul ne peut pas encore demeurer avec vous, lui répondis-je. Mais vous aurez une payse, une ancienne amie, qu'il voulait vous présenter lui-même...

—Tiens! qui donc ça? Nous n'avons pas grand'payse ici, que je sache. Comment donc qu'il ne nous en a rien marqué dans ses lettres?...

—Il avait à vous dire là-dessus beaucoup de choses qu'il vous expliquera lui-même. En attendant, il m'a chargé de vous la présenter. Elle demeure déjà ici, et, pour le moment, elle apprête votre souper. Voulez-vous que je vous l'amène?

—Nous irons bien la voir nous-mêmes, répondit Louison, dont la curiosité était fortement éveillée; où donc est-ce qu'elle est, cette payse?»

Elle me suivit avec empressement.

«Tiens! c'est la Marton, cria-t-elle d'une voix âpre en reconnaissant la belle Marthe. Comment vous en va, Marton? Vous êtes donc veuve, que vous allez demeurer avec nous? Vous avez fait une vilaine chose, pas moins, de vous ensauver avec ce monsieur qui vous a soulevée à votre père. Mais enfin on dit que vous vous êtes mariée avec lui, et à tout péché miséricorde!»

Marthe rougit, pâlit, et perdit contenance. Elle ne s'était pas attendue à un pareil accueil. La pauvre femme avait oublié ses anciennes compagnes, comme Arsène avait oublié ses soeurs. Le mal du pays fait cet effet-là à tout le monde: il transforme les objets de nos souvenirs en idéalités poétiques, dont les qualités grandissent à nos yeux, tandis que les défauts s'adoucissent toujours avec le temps et l'absence, et vont jusqu'à s'effacer dans notre imagination.

Et puis, lorsque Marthe avait quitté le pays cinq ans auparavant, Louise et Suzanne n'étaient que des enfants sans réflexion sur quoi que ce soit. Maintenant c'étaient deux dragons de vertu, principalement l'aînée, qui avait tout l'orgueil d'une beauté célèbre à deux lieues à la ronde et toute l'intolérance d'une sagesse incontestée. En quittant le terroir où elles brillaient de tout leur éclat, ces deux plantes sauvages devaient nécessairement (Arsène ne l'avait pas prévu) perdre beaucoup de leur charme et de leur valeur. Au village elles donnaient le bon exemple, rattachaient à des habitudes de labeur et de sagesse les jeunes filles de leur entourage. A Paris, leur mérite devait être enfoui, leurs préceptes inutiles, leur exemple inaperçu; et les qualités nécessaires à leur nouvelle position, la bonté, la raison, la charité fraternelle, elles ne les avaient pas, elles ne pouvaient pas les avoir.

Il était bien tard pour faire ces réflexions. Le premier mouvement de Marthe avait été de s'élancer dans les bras de la soeur d'Arsène, le second fut d'attendre ses premières démonstrations, le troisième fut de se renfermer dans un juste sentiment de réserve et de fierté; mais une douleur profonde se trahissait sur son visage pâli, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

Je lui pris la main, et, la lui serrant affectueusement, je la fis asseoir à table; puis je forçai Louise de s'asseoir auprès d'elle.

—Vous n'avez le droit de lui faire ni questions ni reproches, dis-je à cette dernière d'un ton ferme qui l'étonna et la domina tout d'un coup; elle a l'estime de votre frère et la nôtre. Elle a été malheureuse, le malheur commande le respect aux âmes honnêtes. Quand vous aurez refait connaissance avec elle, vous l'aimerez, et vous ne lui parlerez jamais du passé.

Louison baissa les yeux, interdite et non pas convaincue. Suzanne, qui l'avait suivie par derrière, cédant à l'impulsion de son coeur, se pencha vers Marthe pour l'embrasser; mais un regard terrible de Louise, jeté en dessous, paralysa son élan. Elle se borna à lui serrer la main; et Eugénie, craignant que Marthe ne fût mal à l'aise entre ses deux compatriotes, se plaça auprès d'elle, affectant de lui témoigner plus d'amitié et d'égards qu'aux autres. Ce repas fut triste et gêné. Soit par dépit, soit que les mets ne fussent pas de son goût, Louison ne touchait à rien. Enfin, Arsène arriva, et, après les premiers embrassements, devinant, avec le sang-froid qu'il possédait au plus haut degré, ce qui se passait entre nous tous, il emmena ses deux soeurs dans une chambre, et resta plus d'une heure enfermé avec elles.

Au sortir de cette conférence, ils avaient tous le teint animé. Mais l'influence de l'autorité fraternelle, si peu contestée dans les moeurs du peuple de province, avait maté la résistance de Louise. Suzanne, qui ne manquait pas de finesse, voyant dans Arsène un utile contre-poids à l'autorité de sa soeur, n'était pas fâchée, je crois, de changer un peu de maître. Elle fit franchement des amitiés à Marthe, tandis que Louise l'accablait de politesses affectées très-maladroites et presque blessantes.

Arsène les envoya coucher presque aussitôt.

«Nous attendrons madame Poisson, dit Louise sans se douter qu'elle enfonçait un nouveau poignard dans le coeur de Marthe en l'appelant ainsi.

—Marthe n'a pas voyagé, répondit le Masaccio froidement; elle n'est pas condamnée à dormir avant d'en voir envie. Vous autres, qui êtes fatiguées, il faut aller vous reposer.»

Elles obéirent, et, quand elles furent sorties:

«Je vous supplie de pardonner à mes soeurs, dit-il à Marthe, certains préjugés de province qu'elles auront bientôt perdus, je vous en réponds.

—N'appelez point cela des préjugés, répondit Marthe. Elles ont raison de me mépriser: j'ai commis une faute honteuse. Je me suis livrée à un homme que je devais bientôt haïr, et qui n'était pas fait pour être aimé. Vos soeurs ne sont scandalisées que parce que mon choix était indigne. Si je m'étais fait enlever par un homme comme vous, Arsène, je trouverais de l'indulgence, et peut-être de l'estime dans tous les coeurs. Vous voyez bien que tous ceux qui approchent d'Eugénie la respectent. On la considère comme la femme de votre ami, quoiqu'elle ne se soit jamais fait passer pour telle; et moi, quoique je prisse le titre d'épouse, tout le monde sentait que je ne l'étais point. En voyant quel maître farouche je m'étais donné, personne n'a cru que l'amour pût m'avoir jetée dans l'abîme.»

En parlant ainsi, elle pleurait amèrement, et sa douleur, trop longtemps contenue, brisait sa poitrine.

Arsène étouffa des sanglots prêts à lui échapper.

«Personne n'a jamais dit ni pensé de mal de vous, s'écria-t-il; quant à moi, je saurai bien faire partager à mes soeurs le respect que j'ai pour vous.

—Du respect! Est-il possible que vous me respectiez, vous! Vous ne croyez donc pas que je me sois vendu?

—Non! non! s'écria Paul avec force, je crois que vous avez aimé cet homme haïssable; et où est donc le crime? Vous ne l'avez pas connu, vous avez cru à son amour; vous avez été trompée comme tant d'autres. Ah! Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à moi, vous ne pensez pas non plus que Marthe ait jamais pu se vendre, n'est-ce pas?»

J'étais un peu gêné dans ma réponse. Depuis quelques jours que nous connaissions la situation de Marthe à l'égard de M. Poisson, nous nous étions déjà demandé plusieurs fois, Horace et moi, comment une créature si belle et si intelligente avait pu s'éprendre du Minotaure. Parfois nous nous étions dit que cet homme, si lourd et si grossier, avait pu avoir, quelques années auparavant, de la jeunesse et une certaine beauté; que ce profil de Vitellius, maintenant odieux, pouvait avoir eu du caractère avant l'invasion subite et désordonnée de l'embonpoint. Mais parfois aussi nous nous étions arrêtés à l'idée que des bijoux et des promesses, l'appât des parures et l'espoir d'une vie nonchalante avaient enivré cette enfant avant que l'intelligence et le coeur fussent développés en elle. Enfin nous pensions que son histoire pourrait bien ressembler à celle de toutes les filles séduites que les besoins de la vanité et les suggestions de la paresse précipitent dans le mal.



Malgré mon empressement à la rassurer, Marthe vit ce qui se passait en moi. Elle avait besoin de se justifier.

«Écoutez, dit-elle, je suis bien coupable, mais pas autant que je le parais. Mon père était un ouvrier pauvre et chagrin, qui cherchait dans le vin, comme tant d'autres, l'oubli de ses maux et de ses inquiétudes. Vous ne savez pas ce que c'est que le peuple, Monsieur! non, vous ne le savez pas! C'est dans le peuple qu'il y a les plus grandes vertus et les plus grands vices. Il y a là des hommes comme lui (et elle posait sa main sur le bras d'Arsène), et il y a aussi des hommes dont la vie semble livrée à l'esprit du mal. Une fureur sombre les dévore, un désespoir profond de leur condition alimente en eux une rage continuelle. Mon père était de ceux-là. Il se plaignait sans cesse, avec des jurements et des imprécations, de l'inégalité des fortunes et de l'injustice du sort, Il n'était pas né paresseux; mais il l'était devenu par découragement, et la misère régnait chez nous. Mon enfance s'est écoulée entre deux souffrances alternatives: tantôt une compassion douloureuse pour mes parents infortunés, tantôt une terreur profonde devant les emportements et les délires de mon père. Le grabat où nous reposions était à peu près notre seule propriété: tous les jours d'avides créanciers nous le disputaient. Ma mère mourut jeune par suite des mauvais traitements de son mari. J'étais alors enfant. Je sentis vivement sa perte, quoique j'eusse été la victime sur laquelle elle reportait les outrages et les coups dont elle était abreuvée. Mais il ne me vint pas dans l'idée d'insulter à sa mémoire et de me réjouir de l'espèce de liberté que sa mort me procurait. Je mettais toutes ses injustices sur le compte de la misère, aussi bien les siennes que celles de mon père. La misère était l'unique ennemi, mais l'ennemi commun, terrible, odieux, que, dès les premiers jours de ma vie, je fus habituée à détester et à craindre.



«Ma mère, en dépit de tout, était laborieuse et me forçait à l'être. Quand je fus seule et abandonnée à tous mes penchants, je cédai à celui qui domine l'enfance: je tombai dans la paresse. Je voyais à peine mon père; il partait le matin avant que je fusse éveillée, et ne rentrait que tard le soir lorsque j'étais couchée. Il travaillait vite et bien; mais à peine avait-il touché quelque argent, qu'il allait le boire; et lorsqu'il revenait ivre au milieu de la nuit, ébranlant le pavé sous son pas inégal et pesant, vociférant des paroles obscènes sur un ton qui ressemblait à un rugissement plutôt qu'à un chant, je m'éveillais baignée d'une sueur froide et les cheveux dressés d'épouvante. Je me cachais au fond de mon lit, et des heures entières s'écoulaient ainsi, moi n'osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul dans le délire; quelquefois s'armant d'une chaise ou d'un bâton, et frappant sur les murs et même sur mon lit, parce qu'il se croyait poursuivi et attaqué par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de lui parler; car une fois, du vivant de ma mère, il avait voulu me tuer, pour me préserver, disait-il, du malheur d'être pauvre. Depuis ce temps, je me cachais à son approche; et souvent, pour éviter d'être atteinte par les coups qu'il frappait au hasard dans l'obscurité, je me glissais sous mon lit, et j'y restais jusqu'au jour, à moitié nue, transie de peur et de froid.

«Dans ce temps-là, je courais souvent dans les prairies qui entourent notre petite ville avec les enfants de mon âge; nous y avons souvent joué ensemble, Arsène; et vous savez bien que cette enfant, qui traînait toujours un reste de soulier attaché par une ficelle, en guise de cothurne, autour de la jambe, et qui avait tant de peine à faire rentrer ses cheveux indisciplinés sous un lambeau de bonnet, vous savez bien que cette enfant-là, craintive et mélancolique jusque dans ses jeux, était aussi pure et aussi peu vaine que vos soeurs. Mon seul crime, si c'en est un quand on a une existence si malheureuse, était de désirer, non la richesse, mais le calme et la douceur de moeurs que procure l'aisance. Quand j'entrais chez quelque bourgeois, et que je voyais la tranquillité polie de sa famille, la propreté de ses enfants, l'élégante simplicité de sa femme, tout mon idéal était de pouvoir m'asseoir pour lire ou pour tricoter sur une chaise propre dans un intérieur silencieux et paisible; et quand je m'élevais jusqu'au rêve d'un tablier de taffetas noir, je croyais avoir poussé l'ambition jusqu'à ses dernières limites. J'appris, comme toutes les filles d'artisan, le travail de l'aiguille; mais j'y fus toujours lente et maladroite. La souffrance avait étiolé mes facultés actives; je ne vivais que de rêverie, heureuse quand je n'étais pas rudoyée, terrifiée et presque abrutie quand je l'étais.

«Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause de ma faute? Le dois-je, Arsène, et ne ferai-je pas mieux d'encourir un peu plus de blâme, que de charger d'une si odieuse malédiction la tête de mon père?

—Il faut tout dire, répondit Arsène, ou plutôt je vais le dire pour vous; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d'un crime quand vous êtes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire à mes soeurs, qui l'ignoraient encore. Son père, dit-il en s'adressant à nous (pardonnez-lui, mes amis; la misère est la cause de l'ivrognerie, et l'ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme, avili, dégradé, privé de raison à coup sûr, conçut pour sa fille une passion infâme, et cette passion éclata précisément un jour où Marthe, ayant été remarquée à la danse sans le savoir, par un commis voyageur, avait excité le jalousie insensée de son père. Ce voyageur avait été très-empressé auprès d'elle; il n'avait pas manqué, comme ils font tous à l'égard des jeunes filles qu'ils rencontrent dans les provinces, de lui parler d'amour et d'enlèvement. Marthe l'avait à peine écouté. Dès la nuit suivante il devait repartir, et la nuit suivante, au moment où il repartait, il vit une femme échevelée courir sur ses traces et s'élancer dans sa voiture. C'était Marthe qui fuyait, nouvelle Béatrix, les violences sinistres d'un nouveau Cenci. Elle aurait pu, direz-vous, prendre un autre parti, chercher un refuge ailleurs, invoquer la protection des lois; mais dans ce cas-là, il fallait déshonorer son père, affronter la honte d'un de ces procès scandaleux d'où l'innocent sort parfois aussi souillé dans l'opinion que le coupable. Marthe crut avoir trouvé un ami, un protecteur, un époux même; car le voyageur, voyant sa simplicité d'enfant, lui avait parlé de mariage. Elle crut pouvoir l'aimer par reconnaissance, et, même après qu'il l'eut trompée, elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude.

—Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient été marqués de scènes si terribles et de dangers si affreux, que je n'avais plus le droit d'être si difficile. J'avais changé de tyran. Mais le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte d'éducation qui me le faisait paraître bien moins rude que le premier. Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que moi-même j'ai trouvé tel à mesure que j'ai eu des objets de comparaison autour de moi, me paraissait bon, sincère, dans les commencements. La douceur exceptionnelle que j'avais acquise dans une vie si contrainte et si dure, encouragea et poussa rapidement à l'excès les instincts despotiques de mon nouveau maître. Je les supportai avec une résignation que n'auraient pas eue des femmes mieux élevées. J'étais en quelque sorte blasée sur les menaces et les injures. Je rêvais toujours l'indépendance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J'étais une âme brisée; je ne sentais plus en moi l'énergie nécessaire à un effort quelconque, et sans l'amitié, les conseils et l'aide d'Arsène, je ne l'aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait à des offres d'amour, les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu'effroi et tristesse. Il me fallait plus qu'un amant, il me fallait un ami: je l'ai trouvé, et maintenant je m'étonne d'avoir si longtemps souffert sans espoir.

—Et maintenant vous serez heureuse, lui dis-je; car vous ne trouverez autour de vous que tendresse, dévouement et déférence.

—Oh! de votre part et de celle d'Eugénie, s'écria-t-elle en se jetant au cou de ma compagne, j'y compte; et quant à l'amitié de celui-ci, ajouta-t-elle en prenant la tête d'Arsène entre ses deux mains, elle me fera tout supporter.»

Arsène rougit et pâlit tour à tour.

«Mes soeurs vous respecteront, s'écria-t-il d'une voix émue, ou bien...

—Point de menaces, répondit-elle, oh! jamais de menaces à cause de moi. Je les désarmerai, n'en doutez pas; et si j'échoue, je subirai leur petite morgue. C'est si peu de chose pour moi! cela me paraît un jeu d'enfant.

Sois sans inquiétude, cher Arsène. Tu as voulu me sauver, tu m'as sauvée en effet, et je te bénirai tous les jours de ma vie.»

Transporté d'amour et de joie, Arsène retourna au café Poisson, et Marthe alla doucement prendre possession de son petit lit auprès des deux soeurs, dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit léger de ses pas.




X.

Les soeurs d'Arsène se radoucirent en effet. Après quelques jours de fatigue, d'étonnement et d'incertitude, elles parurent prendre leur parti et s'associer, sans arrière-pensée, à la compagne qui leur était imposée. Il est vrai que Marthe leur témoigna une obligeance qui allait presque jusqu'à la soumission. Les bonnes manières qu'elle avait su prendre, jointes à sa douceur naturelle et à une sensibilité toujours éveillée et jamais trop expansive, rendaient son commerce le plus aimable que j'aie, jamais rencontré dans une femme. Il n'avait fallu que deux ou trois jours pour inspirer à Eugénie et à moi une amitié véritable pour elle. Sa politesse imposait à l'altière Louison; et lorsque celle-ci éprouvait le besoin de lui chercher noise, sa voix douce, ses paroles choisies, ses intentions prévenantes calmaient ou tout au moins mataient l'humeur querelleuse de la villageoise.

De notre côté, nous faisions notre possible pour réconcilier Louise et Suzanne avec ce Paris dont le premier aspect les avait tant irritées. Elles s'étaient imaginé, au fond de leur village, que Paris était un Eldorado où, relativement, la misère était ce que l'on considère comme richesse en province. Jusqu'à un certain point leur rêve était bien réalisé, car lorsqu'elles allaient en fiacre (je leur donnai deux ou trois fois ce plaisir luxueux), elles se regardaient l'une l'autre d'un air ébahi, en disant: «Nous ne nous gênons pas ici! nous roulons carrosse.» Et puis, la vue des moindres boutiques leur causait des éblouissements d'admiration. Le Luxembourg leur paraissait un lieu enchanté. Mais si la vue des objets nouveaux vint à bout de les distraire pendant quelques jours, elles n'en firent pas moins de tristes retours sur leur condition nouvelle, lorsqu'elles se retrouvèrent dans cette petite chambre au cinquième où leur vie devait se renfermer. Quelle différence, en effet, avec leur existence provinciale! Plus d'air, plus de liberté, plus de causerie sur la porte avec les voisines; plus d'intimité avec tous les habitants de la rue; plus de promenade sur un petit rempart planté de marronniers, avec toutes les jeunes filles de l'endroit, après les journées de travail; plus de danses champêtres le dimanche! Aussitôt qu'elles furent installées au travail, elles virent bien qu'à Paris les jours étaient trop courts pour la quantité des occupations nécessaires, et que, si l'on gagnait le double de ce qu'on gagne en province, il fallait aussi dépenser le double et travailler le triple. Chacune de ces découvertes était pour elles une surprise fâcheuse. Elles ne concevaient pas non plus que la vertu des filles fût exposée à tant de dangers, et qu'il ne fallût pas sortir seules le soir, ni aller danser au bal public quand on voulait se respecter. «Ah! mon Dieu! s'écriait Suzanne consternée, le monde est donc bien méchant ici?»

Mais cependant elles se soumirent, non sans murmure intérieur. Arsène les tenait en respect par de fréquentes exhortations, et elles ne manifestaient plus leur mécontentement avec la sauvagerie du premier jour. Ce voisinage de deux filles mal satisfaites et passablement malapprises eût été assez désagréable, si le travail, remède souverain à tous les maux quand il est proportionné à nos forces, ne fût venu tout pacifier. Grâce aux petites précautions qu'Eugénie avait prises d'avance, l'ouvrage arrivait; et elle songeait sérieusement, voyant l'estime et la confiance que lui témoignaient ses pratiques, à monter un atelier de couturière. Marthe n'était pas fort diligente, mais elle avait beaucoup de goût et d'invention. Louison cousait rapidement et avec une solidité cyclopéenne. Suzanne n'était pas maladroite. Eugénie ferait les affaires, essaierait les robes, dirigerait les travaux, et partagerait loyalement avec ses associées. Chacune, étant intéressée au succès du phalanstère, travaillerait, non à la tâche et sans conscience, comme font les ouvrières à la journée, mais avec tout le zèle et l'attention dont elle était susceptible. Cette grande idée souriait assez aux soeurs d'Arsène; restait à savoir si le caractère de Louison s'assouplirait assez pour rendre l'association praticable. Habituée à commander, elle était bouleversée de voir que cette fainéante de Marthe (comme elle l'appelait tout bas dans l'oreille de sa soeur) avait plus de génie qu'elle pour imaginer un ornement de manche, ou agencer les parties délicates d'un corsage. Lorsque, fidèle à ses traditions antédiluviennes, elle taillait à sa guise, et qu'Eugénie venait bouleverser ses plans et détruire toutes ses notions, la virago avait bien de la peine à ne pas lui jeter sa chaise à la tête. Mais une douce parole de Marthe et un malin sourire de Suzon faisaient rentrer toute cette colère, et elle se contentait de mugir sourdement, comme la mer après une tempête.

Pendant qu'on faisait dans nos mansardes cet essai important d'une vie nouvelle, Horace, retranché dans la sienne, se livrait à des essais littéraires. Dès que je fus un peu rendu à la liberté, j'allai le voir; car depuis plusieurs jours j'étais privé de sa société. Je trouvai son intérieur singulièrement changé. Il avait arrangé sa petite chambre garnie avec une sorte d'affectation. Il avait mis son couvre-pied sur sa table, afin de lui donner un air de bureau. Il avait placé un de ses matelas dans l'embrasure de la porte, afin d'intercepter les bruits du voisinage; et de son rideau d'indienne, roulé autour de lui, il s'était fait une robe de chambre, ou plutôt un manteau de théâtre. Il était assis devant sa table, les coudes en avant, la tête dans ses mains, la chevelure ébouriffée; et quand j'ouvris la porte, vingt feuillets manuscrits, soulevés par le courant d'air, voltigèrent autour de lui, et s'abattirent de tous côtés, comme une volée d'oiseaux effarouchés.

Je courus après eux, et en les rassemblant j'y jetai un regard indiscret. Tous portaient en tête des titres différents.

«C'est un roman, m'écriai-je, cela s'appelle la Malédiction, chapitre 1er! mais non, cela s'appelle le Nouveau René, Ier chapitre... Eh non! voici Une Déception, livre Ier. Ah! maintenant, cet autre, le Dernier Croyant, Ière partie... Eh mais! voici des vers! un poème! chant Ier, la Fin du monde. Ah! une ballade! la Jolie Fille du roi maure, strophe 1ère; et sur cette autre feuille, la Création, drame fantastique, scène 1ère; et puis voici un vaudeville, Dieu me pardonne! les Truands philosophes, acte 1er; et par ma foi! encore autre chose! un pamphlet politique, page Ière. Mais si tout cela marche de front, tu vas, mon cher Horace, faire invasion dans la littérature.»

Horace était furieux. Il se plaignit de ma curiosité, et, m'arrachant des mains tous ces commencements, dont aucun n'avait été poussé au delà d'une demi-page, il les froissa, en fit une boule, et la jeta dans la cheminée.

«Quoi! tant de rêves, tant de projets, tant de conceptions entièrement abandonnées pour une plaisanterie? lui dis-je.

—Mon cher ami, si tu viens ici pour te divertir, répondit-il, je le veux bien! Causons, rions tant que tu voudras; mais si tu me railles avant que mon char soit lancé, je ne pourrai jamais remettre mes chevaux au galop.

—Je m'en vais, je m'en vais, dis-je en reprenant mon chapeau; je ne veux pas te déranger dans le moment de l'inspiration.

—Non, non, reste, dit-il en me retenant de force; l'inspiration ne viendra pas aujourd'hui. Je suis stupide, et tu viens à point pour me distraire de moi-même. Je suis harassé, j'ai la tête brisée. Il y a trois nuits que je n'ai dormi, et cinq jours que je n'ai pris l'air.

—Eh bien, c'est un beau courage, et je t'en félicite. Tu dois avoir quelque chose en train. Veux-tu me le lire?

—Moi! Je n'ai rien écrit. Pas une ligne de rédaction; c'est une chose plus difficile que je ne croyais de se mettre à barbouiller du papier. Vraiment, c'est rebutant. Les sujets m'obsèdent. Quand je ferme les yeux, je vois une armée, un monde de créations se peindre et s'agiter dans mon cerveau. Quand je rouvre les yeux, tout cela disparaît. J'avale des pintes de café, je fume des pipes par douzaines, je me grise dans mon propre enthousiasme; il me semble que je vais éclater comme un volcan. Et quand je m'approche de cette table maudite, la lave se fige et l'inspiration se refroidit. Pendant le temps d'apprêter une feuille de papier et de tailler ma plume, l'ennui me gagne; l'odeur de l'encre me donne des nausées. Et puis cette horrible nécessité de traduire par des mots et d'aligner en pattes de mouches des pensées ardentes, vives, mobiles comme les rayons du soleil teignant les nuages de l'air! Oh! c'est un métier, cela aussi! Où fuir le métier, grand Dieu? Le métier me poursuivra partout!

—Vous avez donc la prétention, lui dis-je, de trouver une manière d'exprimer votre pensée qui n'ait pas une forme sensible? Je n'en connais pas.

—Non, dit-il, mais je voudrais m'exprimer de prime abord, sans fatigue, mais sans effort, comme l'eau murmure et comme le rossignol chante.

—Le murmure de l'eau est produit par un travail, et le chant du rossignol est un art. N'avez-vous jamais entendu les jeunes oiseaux gazouiller d'une voix incertaine et s'essayer difficilement à leurs premiers airs? Toute expression précise d'idées, de sentiments, et même d'instincts, exige une éducation. Avez-vous donc, dès le premier essai, l'espoir d'écrire avec l'abondance et la facilité que donne une longue pratique?»

Horace prétendit que ce n'était ni la facilité ni l'abondance qui lui manquaient, mais que le temps matériel de tracer des caractères anéantissait toutes ses facultés. Il mentait, et je lui offris de sténographier sous sa dictée, tandis qu'il improviserait à haute voix. Il refusa, et pour cause. Je savais bien qu'il pouvait rédiger une lettre spirituelle et charmante au courant de la plume; mais il me semblait bien que donner une forme tant soit peu étendue et complète à une idée quelconque demandait plus de patience et de travail. L'esprit d'Horace n'était certes pas stérile; il avait raison de se plaindre du trop d'activité de ses pensées et de la multitude de ses visions; mais il manquait absolument de cette force d'élaboration qui doit présider à l'emploi de la forme. Il ne savait pas travailler; plus tard, j'appris qu'il ne savait pas souffrir.

Et puis ce n'était pas là le principal obstacle. Je crois que pour écrire il faut avoir une opinion arrêtée et raisonnée sur le sujet qu'on traite, sans compter une certaine somme d'autres idées également arrêtées pour appuyer ses preuves. Horace n'avait d'opinion affermie sur quoi que ce soit. Il improvisait ses convictions en causant, à mesure qu'il les développait, et il le faisait d'une façon assez brillante; aussi en changeait-il souvent, et le Masaccio, en l'écoutant, avait coutume de répéter entre ses dents cet axiome proverbial: «Les jours se suivent et ne se ressemblent pas.»

Pourvu qu'on se borne à des causeries, on peut occuper et amuser ses auditeurs à ses risques et périls, en usant de ce procédé. Mais quand on fait de la parole un emploi plus solennel, il faut peut-être savoir un peu mieux ce qu'on prétend dire et prouver. Horace n'était pas embarrassé de le trouver dans une discussion; mais ses opinions, auxquelles il ne croyait qu'au moment de les émettre, ne pouvaient pas échauffer le fond de son coeur, émouvoir son imagination, et opérer en lui ce travail intérieur, mystérieux, puissant, qui a pour résultat l'inspiration, comme l'oeuvre des cyclopes, qui était manifestée par la flamme de l'Etna.

A défaut de convictions générales, les sentiments particuliers peuvent nous émouvoir et nous rendre éloquents; c'est en général la puissance de la jeunesse. Horace ne l'avait pas encore; et n'ayant ni ressenti les émotions passionnées ni vu leurs effets dans la société; en un mot, n'ayant appris ce qu'il savait que dans les livres, il ne pouvait être poussé ni par une révélation supérieure ni par un besoin généreux, au choix de tel ou tel récit, de telle ou telle peinture. Comme il était riche de fictions entassées dans son intelligence par la culture, et toutes prêtes à être fécondées quand sa vie serait complétée, il se croyait prêt à produire. Mais il ne pouvait pas s'attacher à ces créations fugitives qui ne remuaient pas son âme, et qui, à vrai dire, n'en sortaient pas, puisqu'elles étaient le produit de certaines combinaisons de la mémoire. Aussi manquaient-elles d'originalité, sous quelque forme qu'il voulût les résoudre, et il le sentait; car il était homme de goût, et son amour-propre n'avait rien de sot. Alors il raturait, déchirait, recommençait, et finissait par abandonner son oeuvre pour en essayer une autre qui ne réussissait pas mieux.

Ne comprenant pas les causes de son impuissance, il se trompait en l'attribuant au dégoût de la forme. La forme était la seule richesse qu'il eût pu acquérir dès lors avec de la patience et de la volonté; mais cela n'aurait jamais suppléé à un certain fonds qui lui manquait essentiellement, et sans lequel les oeuvres littéraires les plus chatoyantes de métaphores, les plus chargées de tours ingénieux et charmants, n'ont cependant aucune valeur.

Je lui avais bien souvent répété ces choses, mais sans le convaincre. Après l'essai que, depuis plus d'un mois, il s'obstinait à faire, il s'aveuglait encore. Il croyait que le bouillonnement de son sang, l'impétuosité de sa jeunesse, l'impatience fiévreuse de s'exprimer, étaient les seuls obstacles à vaincre. Cependant, il avouait que tout ce qu'il avait essayé prenait, au bout de dix lignes ou de trois vers, une telle ressemblance avec les auteurs dont il s'était nourri, qu'il rougissait de ne faire que des pastiches. Il me montra quelques vers et quelques phrases qui eussent pu être signés Lamartine, Victor Hugo, Paul Courier, Charles Nodier, Balzac, voire Béranger, le plus difficile de tous à imiter, à cause de sa manière nette et, serrée; mais ces courts essais, qu'on aurait pu appeler des fragments de fragments, n'eussent été, dans l'oeuvre de ses modèles, que des appendices servant d'ornement à des pensées individuelles, et cette individualité, Horace ne l'avait pas. S'il voulait émettre l'idée, on était choqué (et il l'était lui-même) du plagiat manifeste, car cette idée n'était point à lui: elle était à eux; elle était à tout le monde. Pour y mettre son cachet, il eût fallu qu'il la portât dans sa conscience et dans son coeur, assez profondément et assez longtemps pour qu'elle y subît une modification particulière; car aucune intelligence n'est identique à une autre intelligence, et les mêmes causes ne produisent jamais les mêmes effets dans l'une et dans l'autre; aussi plusieurs maîtres peuvent-ils s'essayer simultanément à rendre un même fait ou un même sentiment, à traiter un même sujet, sans le moindre danger de se rencontrer. Mais pour qui n'a point subi cette cause, pour qui n'a pas vu ce fait ni éprouvé ce sentiment par lui-même, l'individualité, l'originalité, sont impossibles. Aussi se passa-t-il bien des jours encore sans qu'Horace fût plus avancé qu'à la première heure. Je dois dire qu'il y usa en pure perte le peu de volonté qu'il avait amassée pour sortir de l'inaction. Quand il fut harassé de fatigue, abreuvé de dégoût, presque malade, il sortit de sa retraite, et se répandit de nouveau au dehors, cherchant des distractions et voulant même essayer, disait-il, des passions, pour voir s'il réveillerait par là sa muse engourdie.

Cette résolution me fit trembler pour lui. S'embarquer sans but sur cette mer orageuse, sans aucune expérience pour se préserver, c'est risquer plus qu'on ne pense. Il s'était aventuré de même dans la carrière littéraire; mais comme là il ne devait pas trouver de complice, le seul désastre qu'il eût éprouvé, c'était un peu d'encre et de temps perdu. Mais qu'allait-il devenir, aveugle lui-même, sous la conduite de l'aveugle dieu?

Son naufrage ne fut pas aussi prompt que je le craignais. En fait de passions, ne se perd pas qui veut. Horace n'était point né passionné. Sa personnalité avait pris de telles dimensions dans son cerveau, qu'aucune tentation n'était digne de lui. Il lui eût fallu rencontrer des êtres sublimes pour éveiller son enthousiasme; et, en attendant, il se préférait, avec quelque raison, à tous les êtres vulgaires avec lesquels il pouvait établir des rapports. Il n'y avait pas à craindre qu'il risquât sa précieuse santé avec des prostituées de bas étage. Il était incapable de rabaisser son orgueil jusqu'à implorer celles qui ne cèdent qu'à des offres considérables ou à des démonstrations d'engouement qui raniment leur coeur éteint et réveillent leur curiosité blasée. Il faisait profession pour celles-là d'un mépris qui allait jusqu'à l'intolérance la plus cruelle. Il ne comprenait pas le sens religieux et vraiment grand de Marion Delorme. Il aimait l'oeuvre sans être pénétré de la moralité profonde qu'elle renferme. Il se posait en Didier, mais seulement pour une scène, celle où l'amant de Marion, étourdi de sa découverte, accable cette infortunée de ses sarcasmes et de ses malédictions; et, quant au pardon du dénouement, il disait que Didier ne l'eût jamais accordé s'il n'eût dû avoir, une minute après, la tête tranchée.

Ce qu'il y avait à craindre, c'est que, s'adressant à des existences plus précieuses, il ne les flétrît ou ne les brisât par son caprice ou son orgueil, et qu'il ne remplît la sienne propre de regrets ou de remords. Heureusement cette victime n'était pas facile à trouver. On ne trouve pas plus l'amour, quand on le cherche de sang-froid et de parti pris, qu'on ne trouve l'inspiration poétique dans les mêmes conditions. Pour aimer, il faut commencer par comprendre ce que c'est qu'une femme, quelle protection et quel respect on lui doit. A celui qui est pénétré de la sainteté des engagements réciproques, de l'égalité des sexes devant Dieu, des injustices de l'ordre social et de l'opinion vulgaire à cet égard, l'amour peut se révéler dans toute sa grandeur et dans toute sa beauté; mais à celui qui est imbu des erreurs communes de l'infériorité de la femme, de la différence de ses devoirs avec les nôtres en fait de fidélité; à celui qui ne cherche que des émotions et non un idéal, l'amour ne se révélera pas. Et, à cause de cela, l'amour, ce sentiment que Dieu a fait pour tous, n'est connu que d'un bien petit nombre.

Horace n'avait jamais remué dans sa pensée cette grande question humaine. Il riait volontiers de ce qu'il ne comprenait pas, et, ne jugeant le saint-simonisme (alors en pleine propagande) que par ses côtés défectueux, il rejetait tout examen d'un pareil charlatanisme. C'était son expression; et si elle était méritée à beaucoup d'égards, ce n'était du moins sous aucun rapport sérieux à lui connu. Il ne voyait là que les habits bleus et les fronts épilés des pères de la nouvelle doctrine, et c'en était assez pour qu'il déclarât absurde et menteuse toute l'idée saint-simonienne. Il ne cherchait donc aucune lumière, et se laissait aller à l'instinct brutal de la priorité masculine que la société consacre et sanctifie, sans vouloir tremper dans aucun pédantisme, pas plus, disait-il, dans celui des conservateurs que dans celui des novateurs.

Avec ces notions vagues et cette absence totale de dogme religieux et social, il voulait expérimenter l'amour, la plus religieuse des manifestations de notre vie morale, le plus important de nos actes individuels par rapport à la société! Il n'avait ni l'élan sublime qui peut réhabiliter l'amour dans une intelligence hardie, ni la persistance fanatique, qui peut du moins lui conserver une apparence d'ordre et une espèce de vertu en suivant les traditions du passé.

Sa première passion fut pour la Malibran.

Il allait quelquefois au parterre des Italiens; il emprunta de l'argent, et y alla toutes les fois que la divine cantatrice paraissait sur la scène. Certes, il y avait de quoi allumer son enthousiasme, et j'aurais désiré que cette adoration continue occupât plus longtemps son imagination. Elle l'eût préparé à recevoir des impressions plus durables et plus complètes. Mais Horace ne savait pas attendre. Il voulut réaliser son rêve, et il fit des folies pour madame Malibran, c'est-à-dire qu'il s'élança sous les roues de sa voiture (après l'avoir guettée à la sortie), sans toutefois se laisser faire aucun mal; puis il jeta un ou deux bouquets sur la scène; puis enfin il lui écrivit une lettre délirante, comme il avait écrit quelques semaines auparavant à madame Poisson. Il ne reçut pas plus de réponse cette fois que l'autre, et il ignora de même le sort de sa lettre, si on l'avait méprisée, si on l'avait reçue.

Je craignais que ce premier échec ne lui causât un vif chagrin. Il en fut quitte pour un peu de dépit. Il se moqua de lui-même pour avoir cru un instant que «l'orgueil du génie s'abaisserait jusqu'à sentir le prix d'un hommage ardent et pur.» Je le trouvai un jour écrivant une seconde lettre qui commençait ainsi: «Merci, femme, merci! vous m'avez désabusé de la gloire;» et qui finissait par: «Adieu, Madame! soyez grande, soyez enivrée de vos triomphes! et puissiez-vous trouver, parmi les illustres amis qui vous entourent, un coeur qui vous comprenne, une intelligence qui vous réponde!»

Je le déterminai à jeter cette lettre au feu, en lui disant que probablement madame Malibran en recevait de semblables plus de trois fois par semaine, et qu'elle ne perdait plus son temps à les lire. Cette réflexion lui donna à penser.

«Si je croyais, s'écria-t-il, qu'elle eût l'infamie de montrer ma première lettre et d'en rire avec ses amis, j'irais la siffler ce soir dans Tancrède; car enfin elle chante faux quelquefois!

—Votre sifflet serait couvert sous les applaudissements, lui dis-je; et s'il parvenait jusqu'aux oreilles de la cantatrice, elle se dirait, en souriant: «Voici un de mes billets doux qui me siffle; c'est le revers du bouquet d'avant-hier.» Ainsi votre sifflet serait un hommage de plus au milieu de tous les autres hommages.»

Horace frappa du poing sur sa table.

«Faut-il que je sois trois fois sot d'avoir écrit cette lettre! s'écria-t-il; heureusement j'ai signé d'un nom de fantaisie, et si quelque jour j'illustre le nom obscur que je porte, elle ne pourra pas dire: «J'ai celui-là dans mes épluchures.»




XI.

Horace abandonna pour quelques instants les lettres et l'amour, et vint, après ces premières crises, se reposer sur le divan de mon balcon, en regardant d'un air de sultan les quatre femmes de nos mansardes, et en me cassant des pipes, selon son habitude.

Forcé de m'absenter une partie de la journée pour mes études et pour mes affaires, il fallait bien le laisser étendu sur mon tapis; car, pour le tirer de sa superbe indolence, il eût fallu lui signifier que cela me déplaisait; et, en somme, cela n'était pas. Je savais bien qu'il ne ferait pas la cour à Eugénie, que les soeurs d'Arsène lui casseraient la figure avec leurs fers à repasser s'il s'avisait de trancher du jeune seigneur libertin avec elles; et comme je l'aimais véritablement, j'avais du plaisir à le retrouver quand je rentrais, et à lui faire partager notre modeste repas de famille.

Quant à Marthe, elle ne paraissait pas plus faire de lui une mention particulière dans ses secrètes pensées, que lorsqu'elle était l'objet de ses oeillades au comptoir du café Poisson. Il lui rendait désormais la pareille, ne lui pardonnant pas d'avoir méprisé sa déclaration, que, dans le fait, elle n'avait pas reçue. Cependant il était toujours frappé, malgré lui, de son exquise manière d'être, de sa conversation sobre, sensée et délicate. Elle embellissait à vue d'oeil. Toujours mélancolique, elle n'avait plus cette expression d'abattement que donne l'esclavage. M. Poisson l'avait déjà remplacée, et ne lui causait plus de crainte. Elle prenait avec nous l'air de la campagne le dimanche; et sa santé, longtemps altérée, se consolidait par le régime doux et sain que je lui prescrivais, et qu'elle observait avec une absence de caprices et de révoltes rare chez une femme nerveuse. Sa présence attirait bien chez moi quelques amis de plus que par le passé; Eugénie se chargeait d'éconduire ceux dont la sympathie était trop visiblement improvisée. Quant aux anciens, nous leur pardonnions d'être un peu plus assidus que de coutume. Ces petites réunions, où des étudiants hardis et espiègles dans la rue prenaient tout à coup, sous nos toits, des manières polies, une gaieté chaste et un langage sensé, pour complaire à d'honnêtes filles et à des femmes aimables, avaient quelque chose d'utile et de beau en soi-même. Il aurait fallu avoir le coeur froid et de l'esprit farouche pour ne pas goûter, dans cet essai de sociabilité bienveillante et pure, un plaisir d'une certaine élévation. Tous s'en trouvaient bien. Horace y devenait moins personnel et moins âpre. Nos jeunes gens y prenaient l'idée et le goût de moeurs plus douces que celles dont ailleurs ils recevaient l'exemple. Marthe y oubliait l'horreur de son passé; Suzanne y riait de bon coeur, et s'y faisait un esprit plus juste que celui de la province. Louison y progressait moins que les autres; mais elle y acquérait la puissance de contenir sa rude franchise, et, quoique toujours farouche dans son rigorisme, elle n'était pas fâchée d'être traitée comme une dame par des jeunes gens dont elle s'exagérait peut-être beaucoup l'élégance et la distinction.

Insensiblement Horace trouva un grand charme dans la société de Marthe. Ne pouvant pas savoir si elle avait jamais reçu sa lettre, il eut l'esprit de se conduire comme un homme qui ne veut pas se faire repousser deux fois. Il lui témoigna une sorte de sympathie dévouée qui pouvait devenir de l'amour si on n'en arrêtait pas brusquement le progrès, et qui, en cas de résistance soutenue, était une réparation de bon goût pour le passé.

Cette situation est la plus favorable au développement de la passion. On y franchit de grandes distances d'une manière insensible. Quoique mon jeune ami ne fût disposé, ni par nature, ni par éducation, aux délicatesses de l'amour, il y fut initié par le respect dont il ne put se défendre. Un jour, il parla d'instinct le langage de la passion, et fut éloquent. C'était la première fois que Marthe entendait ce langage. Elle n'en fut pas effrayée comme elle s'était attendue à l'être; elle y trouva même un charme inconnu, et, au lieu de le repousser, elle s'avoua surprise, émue, demanda du temps pour comprendre ce qui se passait en elle, et lui laissa l'espérance.

Confident d'Horace, je l'étais indirectement d'Arsène par l'intermédiaire d'Eugénie. Je m'intéressais à l'un et à l'autre; j'étais l'ami de tous deux; si j'estimais davantage Arsène, je puis dire que j'avais plus d'amitié et d'attrait pour Horace. Entre ces deux poursuivants de la Pénélope dont j'étais le gardien, j'eusse été assez embarrassé de me prononcer, si j'avais eu un conseil à donner. Mon affection me défendait de nuire à l'un des deux; mais Eugénie éclaira ma conscience.

«Arsène aime Marthe d'un amour éternel, me dit-elle, et Horace n'a pour Marthe qu'une fantaisie. Dans l'un elle trouvera, quoi qu'elle fasse, un ami, un protecteur, un frère; l'autre se jouera de son repos, de son honneur peut-être; et l'abandonnera pour un nouveau caprice. Que votre amitié pour Horace ne soit pas puérile. C'est à Marthe que vous devez votre sollicitude tout entière. Malheureusement elle semble écouter cet écervelé avec plaisir; cela m'afflige, et je crois que plus je dis de mal de lui, plus elle en pense de bien. C'est à vous de l'éclairer: elle croira plus en vous qu'en moi. Dites-lui qu'Horace ne l'aime pas et ne l'aimera jamais.»

Cela était bien difficile à prouver et bien téméraire à affirmer. Qu'en savions-nous après tout? Horace était assez jeune pour ignorer même l'amour; mais l'amour pouvait opérer une grande crise en lui, et mûrir tout à coup son caractère. Je convins que ce n'était pas à la noble Marthe de courir les hasards d'une pareille expérience, et je promis de tenter le moyen qu'Eugénie me suggéra, qui était de mener Horace dans le monde pour le distraire de son amour, ou pour en éprouver la force.

Dans le monde! me dira-t-on, vous, un étudiant, un carabin? Eh! mon Dieu oui. J'avais, avec plusieurs nobles maisons, des relations, non pas assidues, mais régulières et durables, qui pouvaient toujours me mettre en rapport, à ma première velléité, avec ce que le faubourg Saint-Germain avait de plus brillant et de plus aimable. J'avais un unique habit noir qu'Eugénie me conservait avec soin pour ces grandes occasions, des gants jaunes qu'elle faisait servir trois fois à force de les frotter avec de la mie de pain, du linge irréprochable, moyennant quoi je sortais environ une fois par mois de ma retraite; j'allais voir les anciens amis de ma famille, et j'étais toujours reçu à bras ouverts, quoiqu'on sût fort bien que je ne me piquais pas d'un ardent légitimisme. Le mot de l'énigme, et pardonnez-moi, cher lecteur, de n'avoir pas songé plus tôt à vous le dire, c'est que j'étais né gentilhomme et de très-bonne souche.

Fils unique et légitime du comte de Mont..., ruiné, avant de naître, par les révolutions, j'avais été élevé par mon respectable père, l'homme le plus juste, le plus droit et le plus sage que j'aie jamais connu. Il m'avait enseigné lui-même tout ce qu'on enseigne au collège; et, à dix-sept ans, j'avais pu aller chercher à Paris avec lui mon diplôme de bachelier ès-lettres. Puis nous étions revenus ensemble dans notre modeste maison de province, et là il m'avait dit:—Tu vois que je suis attaqué d'infirmités très-graves; il est possible qu'elles m'emportent plus tôt que nous ne pensons, ou du moins qu'elles affaiblissent ma mémoire, ma volonté et mon jugement. Je veux employer ce peu de lucidité qui me reste à causer sérieusement avec toi de ton avenir, et t'aider à fixer tes idées.

«Quoi qu'en disent les gens de notre classe qui ne peuvent se consoler de la perte du régime de la dévotion et de la galanterie, le siècle est en progrès et la France marche vers des doctrines démocratiques que je trouve de plus en plus équitables et providentielles, à mesure que j'approche du terme où je retournerai nu vers celui qui m'a envoyé nu sur la terre. Je t'ai élevé dans le sentiment religieux de l'égalité des droits entre tous les hommes, et je regarde ce sentiment comme le complément historique et nécessaire du principe de la charité chrétienne. Il sera bon que tu pratiques cette égalité en travaillant, selon tes forces et tes lumières, pour acquérir et maintenir ta place dans la société. Je ne désire point pour toi que cette place soit brillante. Je te la désire indépendante et honorable. Le mince héritage que je te laisserai ne servira guère qu'à te donner les moyens d'acquérir une éducation spéciale; après quoi tu te soutiendras et tu soutiendras ta famille, si tu en as une, et si cette éducation a porté ses fruits. Je sais bien que les nobles de notre entourage me blâmeront beaucoup, dans les commencements, de donner à mon fils une profession, au lieu de le placer sous la protection d'un gouvernement. Mais un jour n'est pas loin peut-être où ils regretteront beaucoup d'avoir rendu les leurs propres uniquement à profiter des faveurs de la cour. Moi, j'ai appris dans l'émigration quelle triste chose c'est qu'une éducation de gentilhomme, et j'ai voulu t'enseigner d'autres arts que l'équitation et la chasse. J'ai trouvé en toi une docilité affectueuse dont je te remercie au nom de l'amour que je te porte, et tu me remercieras encore plus un jour de l'avoir mise à l'épreuve.»

Je passai deux ans près de lui, occupé à compléter mes premières études, et à développer les idées dont il m'avait donné le germe. Il me fit examiner les éléments de plusieurs sciences, afin de voir pour laquelle je me sentirais le plus d'aptitude. J'ignore si c'est la douleur de le voir continuellement souffrir sans pouvoir le soulager qui m'influença, mais il est certain qu'une vocation prononcée me poussa vers l'étude de la médecine.

Lorsque mon père s'en fut bien assuré, il voulut m'envoyer à Paris; mais il était dans un si déplorable état de santé, que j'obtins de lui de rester encore quelques mois pour le soigner. Nous marchions, hélas! vers une éternelle séparation. Son mal empirait toujours; les mois et les saisons se succédaient sans lui apporter aucun soulagement, mais sans rien ôter à son courage. À chaque redoublement de la maladie, il voulait me renvoyer, disant que j'avais quelque chose de plus important à faire que de soigner un moribond, mais il céda à ma tendresse, et me permit de lui fermer les yeux. Un moment avant que d'expirer, il me fit renouveler le serment que je lui avais fait bien des fois d'entreprendre sur-le-champ mes éludes.

Je tins religieusement ma promesse, et, malgré la douleur dont j'étais accablé, je poussai activement les préparatifs de mon départ. Il avait lui-même mis ordre à mes affaires, en affermant sa propriété pour neuf ans, afin que j'eusse un revenu assuré pendant mes années de travail à Paris. Et c'est ainsi que j'existais depuis quatre ans, vivant de mes trois mille francs de rente, et voyant approcher l'époque de mes examens sans avoir rien négligé pour obéir aux dernières volontés du meilleur des pères, et sans avoir interrompu mes anciennes relations avec celles de nos connaissances pour lesquelles il avait eu de l'estime et de l'affection.

De ce nombre était la comtesse de Chailly, qui, dans sa jeunesse, malgré la différence des fortunes, avait eu, disait-on, pour mon père des sentiments fort tendres. Une amitié loyale avait survécu à cet amour, et mon père, en mourant, m'avait dit: «N'abandonne jamais cette personne-là; c'est la meilleure femme que j'aie rencontrée dans ma vie.»

Elle était effectivement aussi bonne que spirituelle. Quoique fort riche, elle n'avait aucune vanité, et quoique fort bien née, elle n'avait aucun préjugé aristocratique. Elle possédait plusieurs châteaux, l'un desquels touchait à la petite propriété de mon père, et c'est dans celui-là qu'elle passait les étés de préférence. Elle avait, en outre, un petit hôtel dans la rue de Varennes, et, comme elle aimait la causerie, elle y rassemblait une société assez agréable. L'étiquette et la morgue en étaient bannies; on y voyait des gens du monde, tous appartenant à l'ancienne noblesse ou à l'opinion légitimiste, et en même temps quelques gens de lettres et des artistes de toutes les opinions. On pouvait professer là les idées les plus nouvelles; mais le juste-milieu et la bourgeoisie parvenue ne trouvaient point grâce devant madame de Chailly; elle s'arrangeait mieux, comme toutes les carlistes, des opinions républicaines et de la pauvreté fière et discrète.

Cette année-là elle avait été retenue à Paris par des affaires importantes, et quoique la saison fût avancée, elle ne se disposait pas encore à partir. Son cercle était fort restreint, et l'élément artiste et littéraire, qui ne va guère à la campagne qu'en automne (quand il y va), donnait plus dans son salon que l'élément noble. Elle m'accorda gracieusement la faveur de lui présenter un de mes amis, et un soir je lui menai Horace.

Celui-ci m'avait demandé fort ingénument des instructions sur la manière de se présenter dans le monde, et de s'y tenir convenablement. Ce n'était pas tout à fait la première l'ois qu'il lui arrivait de voir des personnes de cette classe; mais il n'ignorait pas qu'on a plus d'indulgence à la campagne qu'à Paris, et il tenait beaucoup à ne pas avoir l'air d'un rustre dans le salon de madame de Chailly. Il se faisait de ce qu'il appelait cette partie une sorte de fête; il se promettait d'observer, d'examiner et de recueillir des faits pour son prochain roman; et cependant il éprouvait bien quelques angoisses à l'idée de glisser sur un parquet bien ciré, d'écraser la patte d'un petit chien, de heurter lourdement quelque meuble, en un mot de faire le personnage ridicule de la comédie classique.

Quand il eut mis son bel habit, son plus beau gilet, des gants jaune-paille, et quand il eut brossé son chapeau, Eugénie, qui fondait de grandes espérances de salut pour Marthe de ce début parmi les comtesses, s'amusa à ajuster sa cravate avec plus de distinction qu'il ne savait le faire; elle lui fit rentrer deux pouces de manchette, lui apprit à ne pas mettre son chapeau sur l'oreille, et sut, en un mot, lui donner un air presque comme il faut. Il se prêta de fort bonne grâce à ses corrections, s'émerveillant de cette délicatesse de tact qui faisait deviner à une femme du peuple mille petites choses de goût dont il ne se fût jamais avisé tout seul, et s'étonna de l'indifférence, peut-être affectée, avec laquelle Marthe assistait à ces préparatifs. Au fond, Marthe s'inquiétait beaucoup de cette fantaisie d'aller dans le monde, et quoiqu'elle ne se fût point avoué qu'elle aimait Horace, elle avait le coeur serré d'une épouvante secrète. Il y eut un moment où Horace, riant aux éclats, et faisant la répétition de son entrée, s'approcha d'elle d'une manière comique, lui attribuant le rôle de la comtesse de Chailly. A ce moment-là, Marthe, frappée du salut respectueux qu'il lui adressait, devint Tremblante, et se tournant vers moi;

«Vraiment, dit-elle, est-ce ainsi qu'on salue les grandes dames?

—Ce n'est pas mal, répondis-je, mais c'est encore un peu leste; madame de Chailly est une personne âgée. Recommencez-moi cela, Horace. Et puis, tenez, quand vous vous retirerez, madame de Chailly vous invitera certainement à revenir; elle vous adressera quelques paroles très-cordiales, et il est possible qu'elle vous tende la main, parce qu'elle a coutume d'être extrêmement maternelle pour mes amis. Vous devez alors prendre cette main du bout de vos doigts, et l'approcher de vos lèvres.

—Comme cela?» dit Horace en essayant de baiser la main de Marthe.

Marthe retira vivement sa main. Sa figure exprimait une vive souffrance.

«Comme cela, en ce cas? dit Horace en prenant la grosse main rouge de Louison, et en baisant son propre pouce.

—Voulez-vous bien finir vos bêtises? s'écria Louison toute scandalisée. On a bien raison de dire que le plus beau monde est le plus malhonnête. Voyez-vous ça! cette vieille comtesse qui se fait baiser les mains par des jeunes gens! Ah çà! n'y revenez plus; je ne suis pas comtesse, moi, et je vous campe le plus beau soufflet....

—Tout doux, ma colombe, répondit Horace en pirouettant, on n'a pas envie de s'y exposer. Allons, Théophile, partons-nous? Je me sens tout à fait à l'aise, et tu vas voir comme je saurai prendre des airs de marquis. Je vais bien m'amuser.»

Il fit son entrée beaucoup mieux que je ne m'y attendais. Il traversa une douzaine de personnes pour saluer la maîtresse de maison, sans gaucherie, et avec un air qui n'avait rien de trop dégagé ni de trop humble. Sa figure frappa tout le monde, et la vicomtesse de Chailly, belle-fille de ma vieille comtesse, ne lui témoigna, chose merveilleuse, aucune des méfiances hautaines qu'elle avait en général pour les nouveaux venus.

On venait de prendre le café, on passa au jardin, et l'on s'y distribua en deux groupes: l'un qui se promena avec la belle-mère, active et enjouée, l'autre qui s'assit autour de la bru, romanesque et nonchalante.

C'était un petit jardin à l'ancienne mode, avec des arbres taillés, des statues malingres, et un mince filet d'eau qu'on faisait jaillir quand la vicomtesse l'ordonnait. Elle prétendait aimer ce bruit d'eau fraîche sous le feuillage quand la nuit tombait, parce qu'alors, ne voyant plus ce bassin misérable et cette eau verdâtre, elle pouvait se figurer être à la campagne auprès d'une eau libre et courante à travers les prés.

En parlant ainsi, elle s'étendit sur une causeuse qu'on lui roula du salon sur le gazon un peu jauni du tapis vert. Un petit arbre exotique se penchait sur sa tête avec de faux airs de palmier. Sa cour, composée de ce qu'il y avait de plus jeune et de plus galant dans la société de ce jour-là, s'assit autour d'elle; et l'on échangea, dans une béatitude un peu guindée, une foule de jolis propos qui ne signifiaient rien du tout. Ce groupe n'eût pas été celui que j'aurais choisi, si la nécessité de surveiller Horace dans sa première apparition ne m'eût forcé d'écouter l'esprit cherché de la vicomtesse, bien inférieur, selon moi, à l'esprit chercheur de sa belle-mère. Je craignais qu'Horace n'en fût bientôt las; mais, à ma grande surprise, il y trouva un plaisir extrême, quoique son rôle y fut assez délicat et difficile à remplir.

En effet, ce n'était pas une petite épreuve pour son aplomb et son bon sens. Il était évident que, dès le premier coup d'oeil, la vicomtesse avait pris une sorte d'intérêt à pénétrer en lui, pour savoir si son ramage se rapportait à son plumage. Au lieu de le tenir à distance jusqu'à ce qu'il eût fait preuve d'esprit à la pointe de l'épée, elle lui facilitait avec une complaisance sournoise l'occasion de montrer d'emblée s'il était un homme de sens ou un sot. Elle mit tout de suite la conversation sur des sujets où il était infaillible qu'il émettrait son sentiment, et l'attaqua indirectement sur la littérature, en jetant à la tête du premier venu cette question insidieuse: «Avez-vous lu la dernière pièce de vers de M. de Lamartine?

Est-ce à moi, Madame, que ce discours s'adresse? demanda un jeune poëte monarchique et religieux qui s'était assis presque à ses pieds d'un air contemplatif.

—Comme vous voudrez,» répliqua la vicomtesse en faisant voltiger avec le vent de son éventail ses longues touffes de cheveux châtains roulés en spirales légères.

Le jeune poëte déclara qu'il trouvait les dernières Méditations très-faibles. Depuis qu'il avait perdu l'espoir d'imiter M. de Lamartine, il le rabaissait avec amertume.

La vicomtesse lui fit un peu sentir qu'elle connaissait son motif, et Horace, encouragé par un regard distrait qu'elle laissa tomber sur lui, hasarda quelques syllabes. Des trois ou quatre autres personnes qui le guettaient, trois au moins étaient, de fondation, les adorateurs de la vicomtesse, et par conséquent se sentaient assez mal disposés pour le nouveau venu, dont la crinière avantageuse et la parole accentuée annonçaient quelque prétention à la supériorité. On prit généralement parti contre lui, et même avec assez de malice, espérant qu'il se fâcherait et dirait quelque sottise.

L'attente ne fut qu'à moitié remplie. Il s'emporta, parla beaucoup trop haut, et mit plus d'obstination et d'âpreté qu'il n'était de bon goût et de bonne compagnie de le faire; mais il ne dit point les sottises auxquelles on s'attendait.

Il en dit d'autres auxquelles on ne s'attendait pas, mais qui donnèrent la plus haute idée de son esprit à la vicomtesse et même à ses adversaires; car dans un certain monde superficiel et ennuyé, on vous pardonne plus aisément un paradoxe qu'une platitude, et, en faisant preuve d'originalité, on est certain d'être approuvé par plus d'une femme blasée.

Dirai-je toute ma pensée à cet égard? Je le dois à la vérité. Dussé-je être accusé de trahir les miens, ou du moins de me séparer d'intentions de la classe où je suis né, je suis forcé de déclarer ici que, sauf quelques exceptions, la société légitimiste était encore, en 1831, d'une médiocrité d'esprit incroyable. Cette ancienne causerie française, qu'on a tant vantée, est aujourd'hui perdue dans les salons. Elle est descendue de plusieurs étages; et si l'on veut trouver encore quelque chose qui y ressemble, c'est dans les coulisses de certains théâtres ou dans certains ateliers de peinture qu'il faut aller la chercher. Là, vous entendez un dialogue plus trivial, mais aussi rapide, aussi enjoué, et beaucoup plus coloré que celui de l'ancienne bonne compagnie. Cela seul pourra donner à un étranger quelque idée de la verve et de la moquerie dont notre nation a eu si longtemps le monopole. Pour ne parler que de l'esprit qui se consomme abondamment dans les mansardes d'étudiant ou d'artiste, je puis bien dire qu'on en débite en une heure, entre jeunes gens animés par la fumée des cigares, de quoi défrayer tous les salons du faubourg Saint-Germain pendant un mois. Il faut l'avoir entendu pour le croire. Moi qui, sans prévention et sans parti pris, passais fréquemment d'une société à l'autre, j'étais confondu de la différence, et je m'étonnais souvent de voir certain bon mot faire le tour d'un salon comme un joyau précieux qu'on se passait de main en main, qui avait tant traîné chez nous que personne n'eût voulu le ramasser. Je ne parle pas de la bourgeoisie en général: elle a bien prouvé qu'elle avait plus d'esprit de conduite que la noblesse; quant à de l'esprit proprement dit, elle n'en a qu'à la seconde génération. Les parvenus de ce temps-ci ont poussé à l'ombre de l'industrie, dans l'atmosphère pesante des usines, l'âme toute préoccupée de l'amour du gain, et toute paralysée par une ambition égoïste. Mais leurs enfants, élevés dans les écoles publiques, avec ceux de la petite bourgeoisie, qui, à défaut d'argent, veut parvenir, elle aussi, par les voies de l'intelligence, sont en général incomparablement plus cultivés, plus vifs et plus fins que les héritiers étiolés de l'aristocratie nobiliaire. Ces malheureux jeunes gens, hébétés par des précepteurs dont on enchaîne la liberté intellectuelle, à force de prescriptions religieuses et politiques, sont rarement intelligents, et jamais instruits. L'absence de cour, la perte des places et des emplois, le dépit causé par les triomphes d'une aristocratie nouvelle, achèvent de les effacer; et leur rôle, qui commence pourtant à devenir meilleur à mesure qu'ils le comprennent et l'acceptent, était, à l'époque de mon récit, le plus triste qu'il y eût en France.



Je n'ai rien dit du peuple, et le peuple français, surtout celui des grandes villes, passe pour infiniment spirituel. Je conteste l'épithète. L'esprit n'existe qu'à la condition d'être épuré par un goût que le peuple ne peut pas avoir, ce goût lui-même étant le résultat de certains vices de civilisation qui ne sont pas ceux du peuple. Le peuple n'a donc pas d'esprit, selon moi. Il a mieux que cela: il a la poésie, il a le génie. Chez lui la forme n'est rien, il n'use pas son cerveau à la chercher; il la prend comme elle lui vient. Mais ses pensées sont pleines de grandeur et de puissance, parce qu'elles reposent sur un principe de justice éternelle, méconnu par les sociétés et conservé au fond de son coeur. Quand ce principe se fait jour, quelle qu'en soit l'expression, elle saisit et foudroie comme l'éclair de la vérité divine.




XXII.

Horace parla beaucoup. Emporté comme il l'était toujours par le feu de la discussion, il défendit ses auteurs romantiques, qu'on lui contestait en masse et en détail. Il rompit des lances pour tous, et fut vivement soutenu par la vicomtesse de Chailly, qui se piquait d'éclectisme en matière d'art et de belles-lettres. Il faut avouer que les adversaires furent bien faibles, et je ne concevais pas comment Horace pouvait perdre son temps et ses paroles à leur tenir tête.

La vieille comtesse, qui passait et repassait avec ses amis dans une allée voisine, m'appela d'un signe.



«Tu as un ami bien bruyant, me dit-elle: qu'a-t-il donc à tempêter de la sorte? Est-ce que ma belle-fille le raille? Prends garde à lui. Tu sais qu'elle est fort cruelle, et qu'elle abuse de son esprit avec ceux qui n'en ont pas.

—Rassurez-vous, chère maman, lui répondis-je (j'avais, depuis mon enfance, l'habitude de l'appeler ainsi), il a de l'esprit tout autant qu'il lui en faut pour se défendre, et même pour se faire goûter.

—Oui-da! m'aurais-tu amené un homme dangereux? Il est fort bien de sa personne, et il me parait fort romantique. Heureusement Léonie n'est pas romanesque. Mais appelle-le un peu ici, que je jouisse à mon tour de son esprit.»

J'arrachai Horace (à son grand déplaisir ) à l'auditoire qu'il avait captivé, et je restai un peu derrière la charmille pour écouter ce qu'on dirait de lui.

«C'est un drôle de corps que ce petit monsieur-là, dit la vicomtesse en reprenant le jeu de son éventail.

—C'est un fat, répondit le poëte légitimiste.

—Un fat! c'est être bien sévère, dit le vieux marquis de Vernes; je crois que présomptueux serait un mot plus juste. Mais c'est un jeune homme de beaucoup de mérite, qui pourra devenir homme d'esprit s'il voit le monde.

—Pour de l'esprit, il en a, reprit la vicomtesse.

—Parbleu! il en a à revendre, dit le marquis; mais il manque de tact et de mesure.

—Il m'amusait, reprit-elle; pourquoi donc maman s'en est-elle emparée? Vous ne vous prononcez pas, monsieur de Meilleraie? dit-elle à un jeune dandy qu'elle avait l'air de subjuguer.

—Mon Dieu! Madame, répondit celui-ci avec une aigreur froide, vous vous prononcez tellement vous-même, que je ne puis que baisser la tête et dire amen

La vicomtesse Léonie de Chailly n'avait jamais été belle; mais elle voulait absolument le paraître, et à force d'art elle se faisait passer pour jolie femme. Du moins elle en avait tous les airs, tout l'aplomb, toutes les allures et tous les privilèges. Elle avait de beaux yeux verts d'une expression changeante qui pouvait, non charmer, mais inquiéter et intimider. Sa maigreur était effrayante et ses dents problématiques; mais elle avait des cheveux superbes, toujours arrangés avec un soin et un goût remarquables. Sa main était longue et sèche, mais blanche comme l'albâtre, et chargée de bagues de tous les pays du monde. Elle possédait une certaine grâce qui imposait à beaucoup de gens. Enfin, elle avait ce qu'on peut appeler une beauté artificielle.

La vicomtesse de Chailly n'avait jamais eu d'esprit; mais elle voulait absolument en avoir, et elle faisait croire qu'elle en avait. Elle disait le dernier des lieux communs avec une distinction parfaite, et le plus absurde des paradoxes avec un calme stupéfiant. Et puis elle avait un procédé infaillible pour s'emparer de l'admiration et des hommages: elle était d'une flagornerie impudente avec tous ceux qu'elle voulait s'attacher, d'une causticité impitoyable pour tous ceux qu'elle voulait leur sacrifier. Froide et moqueuse, elle jouait l'enthousiasme et la sympathie avec assez d'art pour captiver de bons esprits accessibles à un peu de vanité. Elle se piquait de savoir, d'érudition et d'excentricité. Elle avait lu un peu de tout, même de la politique et de la philosophie; et vraiment c'était curieux de l'entendre répéter, comme venant d'elle, à des ignorants ce qu'elle avait appris le matin dans un livre ou entendu dire la veille à quelque homme grave. Enfin, elle avait ce qu'on peut appeler une intelligence artificielle.

La vicomtesse de Chailly était issue d'une famille de financiers qui avait acheté ses titres sous la régence; mais elle voulait passer pour bien née, et portait des couronnes et des écussons jusque sur le manche de ses éventails. Elle était d'une morgue insupportable avec les jeunes femmes, et ne pardonnait pas à ses amis de faire des mariages d'argent. Du reste, elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout à son aise, affectant devant eux seulement de ne faire cas que du mérite. Enfin, elle avait une noblesse artificielle, comme tout le reste, comme ses dents, comme son sein, et comme son coeur.

Ces femmes-là sont plus nombreuses qu'on ne pense dans le monde, et qui on a vu une les a toutes vues. Horace joignait au plaisir de la nouveauté une ingénuité si complète, qu'il prit au sérieux la vicomtesse à la première parole, et que la tête lui en tourna.

«Mon cher, c'est une femme adorable! me disait-il en revenant le soir dans les longues rues désertes du faubourg Saint-Germain; c'est un esprit, une grâce, un je ne sais quoi qui n'a pas de nom pour moi, mais qui me pénètre comme un parfum. Quel bijou précieux qu'une femme ainsi travaillée, ainsi façonnée à plaire par de longues études! Tu appelles cela de la coquetterie? Soit! va pour la coquetterie! C'est bien beau et bien aimable, dans tous les cas. C'est toute une science, cela, et une science au profit des autres. Je ne sais vraiment pas pourquoi l'on médit des coquettes: une femme qui est occupée d'un autre soin que celui de plaire n'est plus une femme à mes yeux. Certainement, voici la première femme véritable que je rencontre.

—Il y a pourtant des hommes à qui la vicomtesse déplaît, et, pour mon compte...

—C'est qu'elle veut déplaire à ces hommes-là: elle ne les trouve pas dignes de la moindre attention. Elle a du discernement.

—Grand merci de l'application,» repris-je. Il ne m'entendit même pas; il avait la cervelle remplie de la vicomtesse. Il ne se gêna pas pour en parler devant Marthe le lendemain, et dit contre les femmes simples et sévères des choses si dures, qu'elle en fut offensée et alla travailler dans une autre chambre.

«Cela marche à merveille, me dit tout bas Eugénie; l'épreuve a réussi mieux que je n'espérais. Il a pris feu comme un brin de paille; j'espère que Marthe est guérie.»

Arsène vint, et trouva Marthe plus affectueuse et plus gaie que de coutume, quoiqu'elle souffrît horriblement. Il nous annonça que sa présence au café Poisson n'étant plus nécessaire, il changeait de condition.

«Ah! ah! lui dit Horace, vous allez reprendre la peinture?

—Peut-être le ferai-je plus tard, répondit le Masaccio; mais pas maintenant. Mes soeurs n'ont pas encore assez d'ouvrage assuré pour l'année. Est-ce que vous ne pourriez pas me faire placer quelque part comme employé, pour tenir une comptabilité quelconque? dans une régie de théâtre, dans une administration d'omnibus, que sais-je? Vous avez des connaissances, vous autres!

—Mon cher, dit Horace, vous n'écrivez ni assez bien ni assez vite. Et puis, savez-vous la tenue des livres?

—J'apprendrai, dit Arsène.

—Il ne doute de rien, dit Horace. Moi, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de persévérer dans la condition que vous venez d'essayer; vous vous en acquittez fort bien. Seulement vous avez un peu de fatigue. Servez dans une bonne maison, au lieu de servir dans un café; vous gagnerez beaucoup, et vous ne travaillerez guère. Si Théophile le veut, il peut vous placer chez quelque grand seigneur, ou seulement chez quelque brave dame du faubourg Saint-Germain. Est-ce que la comtesse ne le prendrait pas pour domestique, si tu le lui recommandais? Réponds donc, Théophile!

—C'est assez de domesticité comme cela, répondit Arsène, qui comprenait fort bien l'intention qu'avait Horace de le rabaisser aux yeux de Marthe; j'y reviendrai si je ne puis trouver mieux. Mais puisque c'est un état qu'on méprise...

—Qu'est-ce qui se permet de le mépriser? s'écria Louison tout en feu, en suivant la direction involontaire qu'avait prise le regard de Paul; est-ce que c'est vous, Marton, qui méprisez mon frère?

—Cousez donc! dit le Masaccio à Louison d'un ton sévère, pour faire baisser ses yeux menaçants levés sur Marthe.

—Mais enfin, reprit-elle, je trouve un peu drôle qu'on te méprise: je ne sais pas où on prend ce droit-là, et je ne vois pas en quoi mademoiselle Marton...»

Marthe regarda Arsène d'un air triste, et lui tendit la main pour l'apaiser. Il était prêt à éclater contre sa soeur.

«Elle est folle,» dit-il en haussant les épaules, et il s'assit auprès de Marthe en tournant le dos à Louison, dont les yeux se remplirent de larmes.

«C'est qu'aussi c'est indigne! s'écria-t-elle aussitôt qu'il fut parti. Voyez-vous, monsieur Théophile, je ne peux pas supporter cela de sang-froid. Mademoiselle Marthe et M. Horace, qui s'entendent fort bien, je vous assure, ne font pas autre chose que de déconsidérer mon frère.

—Vous êtes folle, répliqua Eugénie, et votre frère, qui vous l'a dit, vous connaît bien. Jamais Marthe n'a dit un mot de Paul qui ne fût à son honneur et à sa louange.

—Je ne suis pas folle, s'écria Louison en sanglotant, et je veux que vous me jugiez tous. Je ne l'aurais pas dit devant lui, de crainte d'amener une querelle; mais puisqu'il n'est plus là, et que voici les coupables (elle désignait alternativement Marthe, qui l'écoutait avec une pitié douloureuse, et Horace, qui, le dos étendu sur la commode et les jambes sur le dossier d'une chaise, ne daignait pas l'interrompre), je dirai ce que j'ai entendu, pas plus tard qu'avant-hier, lorsque monsieur et madame causaient en tête-à-tête, comme ça leur arrive assez souvent, Dieu merci! elle dans une chambre, nous dans l'autre; avec ça que c'est commode pour s'entendre sur l'ouvrage! On va, on vient, ça promène; et, comme dit cet autre, les amoureux ont du temps à perdre.

—Charmant! charmant! dit Horace en se soulevant sur son coude et en la regardant avec un calme plein de mépris: eh bien, poursuivez, fille d'Hérodias! Je verrai ensuite à vous donner ma tête sur un plat pour votre souper. Qu'ai-je dit? voyons, parlez donc, puisque vous écoutez aux portes.

—Oui, que j'écoute aux portes quand j'entends le nom de mon frère! Et vous disiez comme cela que c'était bien dommage qu'il se fût fait valet, et qu'il était perdu. Et mademoiselle Marton, au lieu de vous traiter comme vous le méritiez pour ce mot-là, disait d'un petit air étonné:—Comment donc? comment donc, perdu?—Oui, que vous avez dit: il aurait beau changer de condition, maintenant, il lui resterait toujours quelque chose de laquais, un cachet de honte qui ne s'efface pas. Enfin comme pour dire, le voilà marqué comme un galérien.

—Si vous aviez écouté un peu plus longtemps, dit Marthe avec une douceur angélique, vous auriez entendu ma réponse: j'ai dit que quand cela serait vrai, Arsène ennoblirait la plus vile des conditions.

—Et quand vous auriez dit cela, est-ce beau? N'est-ce pas avouer que mon frère est dans une condition vile? Je voudrais bien savoir comment étaient faits vos ancêtres, et si nous n'avons pas tous été élevés à travailler pour vivre.»

Je coupai court à cette querelle, qui eût pu durer toute la nuit; car il n'y a pas de gens plus difficiles à convaincre que ceux qui ne comprennent pas la valeur des mots, et qui en altèrent le sens dans leur imagination. J'envoyai coucher les deux soeurs, leur donnant tort, selon ma coutume, et les menaçant, pour la première fois, de me plaindre à Paul des amères tracasseries qu'elles suscitaient à leur compagne.

«Oui, oui! faites cela, répondit Louison en sanglotant sur le ton le plus aigu; ce sera humain de votre part! Ce ne sera pas difficile car il en est si bien coiffé, de cette Marton, que quand nous aurons assez travaillé pour la nourrir, il nous mettra à la porte au premier mot qu'elle lui dira contre nous. Allez, allez, Messieurs, Mesdames, et vous, Marton! ce n'est pas beau de mettre la guerre entre frères et soeurs; vous vous en repentirez au jugement dernier! J'en appelle au jugement de Dieu!»

Elle sortit d'un air tragique, entraînant Suzanne, nous jetant des imprécations, et poussant les portes avec fracas.

«Vous avez là pour compagnes d'abominables diablesses, dit Horace en rallumant son cigare avec tranquillité. Paul Arsène vous a rendu, mes pauvres amis, un étrange service. Il a déchaîné l'enfer dans votre intérieur.

—Quant à nous, nous n'en prendrions guère de souci personnel, répondit Eugénie; ce sont des nuages qui passent. Mais c'est bien cruel pour toi, Marthe; et si tu m'en croyais, il y aurait un remède à toutes les persécutions dont tu es victime.

—Je sais ce que tu veux dire, ma bonne Eugénie, dit Marthe en soupirant; mais sois sûre que cela est impossible. D'ailleurs je serais encore bien plus odieuse aux soeurs d'Arsène, si...

—Si quoi? demanda Horace, voyant qu'elle n'achevait pas sa phrase.

—Si elle l'épousait, dit Eugénie. Voilà ce qu'elle s'imagine; mais elle se trompe.

—Si vous l'épousiez? s'écria Horace, oubliant tout à coup la vicomtesse et revenant aux sentiments que naguère Marthe lui avait inspirés; vous, épouser Arsène! Qui donc a pu avoir une pareille idée?

—C'est une idée fort raisonnable, reprit Eugénie, qui voulait saper de plus en plus dans sa base leur naissante inclination. Ils sont du même pays, de la même condition, et à peu de chose près du même âge. Ils se sont aimés dès leur enfance, et ils s'aiment encore. C'est un scrupule de délicatesse qui empêche Marthe de dire oui. Mais je le sais, moi, et je le lui dirai clairement, parce que le moment est venu de parler. C'est l'unique désir, l'unique pensée d'Arsène.»

L'attente d'Eugénie fut dépassée par l'effet que produisit cette déclaration. Marthe, devenue aux yeux d'Horace la fiancée de Paul Arsène, tomba si bas dans sa pensée, qu'il rougit d'avoir pu l'aimer. Humilié, blessé, et se croyant joué par elle, il prit son chapeau, et, le mettant sur sa tête avant que de sortir:

«Si vous parlez affaires, dit-il, je suis de trop, et je vais voir Odry, qui joue ce soir dans l'Ours et le Pacha

Marthe resta atterrée. Eugénie lui parla encore d'Arsène; elle ne répondit pas, voulut se lever pour sortir, et tomba évanouie au milieu de la chambre.

«Ma pauvre amie, dis-je à Eugénie en l'aidant à relever sa compagne, nul ne peut détourner la destinée! Tu as cru pouvoir préserver celle-ci. Il n'est déjà plus temps: Horace est aimé!»




XIII.

Cette crise se termina par de longs sanglots. Quand Marthe fut plus calme, elle voulut reprendre ce sujet d'entretien, et manifesta une volonté qu'elle n'avait pas encore indiquée depuis deux mois que nous vivions ensemble. Elle parla de nous quitter, et d'aller habiter seule une mansarde, où nos relations d'amitié ne seraient plus attristées par l'humeur intolérante et intolérable de Louison.

«Vous continuerez à m'employer à vos travaux, dit-elle; je viendrai chaque jour vous rapporter l'ouvrage que vous m'aurez confié. De cette manière, votre repos ne sera plus troublé par ma présence; mais je sens que j'avais trop présumé de mes forces en croyant qu'il me serait possible de supporter ces querelles grossières et ces lâches accusations. Je vois que j'en mourrais.»

Nous sentions bien aussi qu'elle ne pouvait pas subir plus longtemps une pareille domination; mais nous ne voulions pas l'abandonner aux ennuis et aux dangers de l'isolement. Nous résolûmes de nous expliquer avec Arsène, afin qu'il établît ses soeurs dans une autre maison. On resterait associé pour le travail, et Marthe, que nous aimions comme une soeur, ne cesserait point d'être notre voisine et notre commensale.

Mais cet arrangement ne la satisfit pas. Elle avait une arrière-pensée que nous devinions fort bien: elle ne pouvait plus supporter la présence d'Horace, et voulait le fuir à tout prix. C'était bien la plus prompte manière de couper court à cet attachement dangereux; mais comment faire comprendre à Arsène cette raison majeure qui devait porter la mort dans ses espérances? Au point où en étaient encore les choses, Eugénie se flattait de tout réparer en gagnant du temps. Marthe guérirait; Horace lui-même l'y aiderait par ses dédains, à mesure qu'il s'éprendrait de la vicomtesse de Chailly, et peu à peu Arsène se ferait écouter. Tels étaient les rêves qu'elle nourrissait encore. Le plus pressé était d'éloigner Louison et Suzanne, dont la société commençait à nous peser beaucoup à nous-mêmes, un instant de colère et de folie de leur part détruisant tout l'effet de nos jours de patience et de ménagements.

Ce fut Louison qui mit un terme à nos perplexités par un changement subit et imprévu.

Dès le lendemain, à l'aube naissante, elle alla chuchoter auprès du lit de sa soeur, si bas que Marthe, qui sommeillait à peine, et qui pensa qu'elles tramaient contre elle quelque noirceur, ne put rien entendre de ce qu'elles se confiaient. Mais tout à coup elle vit Louison s'approcher de son lit, se mettre à genoux, et lui dire en joignant les mains: «Marthe, nous vous avons offensée, pardonnez-nous. Tout le tort vient de moi. J'ai une mauvaise tête, Marton; mais au fond, je vous plains, et je veux me corriger. Viens, Suzon, viens, ma soeur; aide-moi à ôter à Marthe le chagrin que je lui ai fait.»

Suzanne s'approcha, mais avec une répugnance que Marthe attribua à un éloignement prononcé pour elle. Marthe était bonne et généreuse; l'humilité de Louison la toucha si vivement, qu'elle lui jeta ses bras autour du cou, et lui pardonna de toute son âme, n'ayant plus le courage de l'affliger en suivant son projet de la veille, et ne sachant plus quel prétexte donner à la séparation dont, à cause d'Horace, elle éprouvait si vivement le besoin.

Nous fûmes tous fort émus du repentir de Louison, et nous passâmes cette journée dans des effusions de coeur qui parurent soulager Marthe d'une partie de sa tristesse.

Le soir, Eugénie, pour éviter de recevoir la visite d'Horace, qui s'était annoncé pour cette heure-là, nous proposa de faire un tour de promenade. Marthe accepta avec empressement, et nous étions déjà tous sur l'escalier, lorsque Louison dit qu'elle ne se sentait pas bien, et nous pria de la laisser à la maison.

—Je me coucherai de bonne heure, disait-elle, et demain je ne m'en ressentirai plus; je connais cela, c'est ma migraine.

Elle resta donc, et, au lieu de se coucher, elle passa sur le balcon. Ce n'était pas sans dessein. Horace, qui venait pour nous voir, et à qui le portier assurait que nous étions tous sortis, leva la tête, et vit une femme sur le balcon. Comme il était un peu myope, il s'imagina que ce devait être Marthe. L'idée lui vint de se venger par quelque cruel persiflage de ce qu'il appelait une rouerie de sa part; car il croyait que, s'entendant avec Arsène, elle avait accepté ses soins et accueilli à demi sa déclaration, pour le jouer ou mener de front deux intrigues.

Il monta l'escalier rapidement, et sonna tout essoufflé, le coeur gonflé d'un plaisir amer et cuisant; mais lorsqu'au lieu de Marthe, la fille d'Hérodias vint lui ouvrir la porte, il recula de trois pas, et ne se gêna pas pour jurer.

Louison ne s'effaroucha pas pour si peu; et, entrant tout de suite en matière, elle lui adressa des excuses aussi douces et aussi polies qu'elle put le faire, pour la manière dont elle s'était conduite la veille avec lui.

Horace, tout émerveillé de cette conversion, lui promit d'oublier tout; et trouvant qu'un peu de hardiesse lui donnerait, à ses propres yeux, un air don Juan qui compléterait son rôle à l'égard de Marthe, il appliqua un gros baiser de protection familière sur la joue vermeille et rebondie de la villageoise. Malgré sa pruderie habituelle, elle ne s'en fâcha point trop, el lui parla ainsi:

«Si j'avais tant d'humeur hier soir, monsieur Horace, c'est que je me trompais. Je m'étais imaginé, voyant mon frère si épris de mademoiselle Marthe, que celle-ci consentait à l'écouter en même temps qu'elle vous écoutait, et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper mon pauvre Arsène.

—Je vous remercie de la supposition, répondit Horace; permettez-moi de vous en témoigner ma reconnaissance en embrassant cette autre joue qui fait des reproches à sa voisine.

—Que celui-là soit le dernier, dit Louison en se laissant donner un second baiser, non sans rougir beaucoup: nous sommes bien assez raccommodés comme cela. Je me disais donc comme ça que c'était bien vilain de la part de Marthe d'écouter deux galants; foi d'honnête fille, je ne savais pas que mon frère ne lui avait tant seulement pas dit un mot d'amourette.

—Ah! dit Horace d'un air indifférent, c'est singulier!»

Et il commença cependant à écouter avec intérêt.

«Eh! pardine, vous le savez bien, peut-être, reprit Louison. Il paraît (et c'est même bien sûr) que Marton ne veut pas qu'on lui parle de se marier. Et puis, voyez-vous, Monsieur (je peux bien vous dire ça entre nous), Marton est fière, trop fière pour une fille qui n'a ni sou ni maille; mais ça a des idées de princesse, ça lit dans les livres, et ça voudrait filer le parfait amour avec un jeune homme bien mis et bien éduqué. Elle trouve mon pauvre frère trop commun, et d'ailleurs elle a la tête montée pour un autre que vous savez bien.

—Le diable m'emporte si je le sais, dit Horace étonné des gros yeux malins de Louison.

—Allons donc! dit-elle en le poussant du coude d'une façon toute rustique; vous n'êtes pas si simple, vous savez bien qu'elle est folle de vous.

—Vous ne savez ce que vous dites, Louison.

—Tiens! tiens! pourquoi donc qu'elle s'attife si bien depuis quelque temps? Et à qui donc est-ce qu'elle pense, quand elle passe la moitié de la nuit à soupirer et a geindre au lieu de dormir? Et pourquoi donc est-ce qu'elle est tombée en pâmoison hier soir après que vous êtes parti tout fâché?

—Elle est tombée évanouie? Quoi! que dites-vous là, Louison?

—Raide par terre; et des pleurs, et des sanglots! et la voilà maintenant qui veut s'en aller d'ici pour ne plus vous voir, parce qu'elle croit que vous ne la regarderez plus.

—Mais qui vous a donc dit tout cela, Louison?

—Ah! dame, Monsieur, on a des yeux et des oreilles! Ayez-en aussi, et vous verrez bien.

—Mais votre frère et Marthe s'aimaient dès l'enfance? ils devaient se marier?

—Ça n'est point; c'est une idée d'Eugénie. Elle veut les marier à présent, et Dieu sait ce qu'elle ne s'imagine point pour cela. Mais l'autre n'entend à rien, et vous n'avez qu'un mot à lui dire pour qu'elle parle clair et droit à mon frère.

—Et que ne l'a-t-elle fait plus tôt? Elle le trompe donc?

—Nenni, Monsieur; mais elle a bon coeur, et craint de lui faire de la peine. D'ailleurs, comme je vous le dis, mon frère ne lui a jamais rien demandé. C'est Eugénie qui fait tout cela comme une folle qu'elle est. Le beau service à rendre à Paul que de lui faire épouser une femme qui en a un autre dans son idée! Ça ne se peut point.»

Quand nous rentrâmes (et notre promenade fut courte, car, étant à la veille de passer mes examens, je donnais au plus une heure par jour à mes plaisirs), nous trouvâmes Horace bien différent de ce qu'il nous avait paru la veille. Il vint à notre rencontre, et serra la main de Marthe avec une ardeur étrange. Le désir, sinon l'amour, était entré dans son esprit. Jusque-là l'incertitude du succès avait contrarié son orgueil et refroidi ses poursuites. Maintenant, sûr de son triomphe, il en jouissait d'avance avec une sorte de béatitude. Sa figure avait une expression émue et pensive qui l'embellissait singulièrement. Il était pale; son regard humide et lent pénétrait la pauvre Marthe comme une flèche empoisonnée. Elle ne s'attendait pas à le voir ce soir-là; elle croyait le danger passé pour un jour; elle se sentit défaillir en lui abandonnant sa main tremblante, qu'il garda dans les siennes jusqu'à ce qu'Eugénie eût apporté la lampe.

Il s'assit en face d'elle, ne la quitta pas des yeux, et, tandis que j'écrivais dans une chambre voisine, la porte entr'ouverte, et que les femmes travaillaient autour de la table, il fit la conversation avec autant de goût et d'élégance que s'il eût été dans le salon de la vicomtesse de Chailly. Je n'avais pas le loisir de l'écouter; seulement j'entendais sa voix montée sur son diapason le plus sonore et le plus recherché. Eugénie me dit, le soir, que jamais elle ne l'avait vu aussi aimable, aussi coquet d'esprit que de langage, aussi près du naturel et de la bonhomie qu'il le fut pendant près de deux heures.

Marthe n'osait ni parler ni respirer; Eugénie ne se prêtait pas à soutenir la conversation, ne voulant pas faire briller son adversaire. Louison, toute radoucie, faisait seule l'office d'interlocuteur. Elle procédait toujours par questions; et, quelque niaises et hors de sens qu'elle les fit, Horace y répondait avec le charme d'une condescendance ingénieuse, et trouvait pour elle les explications les plus enjouées, parfois même les plus poétiques, comme celles qu'on donne aux enfants quand on les aime et qu'on veut se mettre à leur portée sans cesser d'être vrai.

Quoique Eugénie mît en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour l'interrompre, l'embrouiller et même le renvoyer, elle n'y réussit pas; et Marthe fut sous le charme, sans que rien put l'en préserver. Penchée sur son ouvrage, le sein oppressé, l'oeil voilé, elle hasardait parfois un regard timide; et rencontrant toujours celui d'Horace, elle détournait bien vue le sien avec une confusion pleine d'effroi et de délices.

C'était, je l'ai déjà dit, la première fois que Marthe était recherchée par une intelligence. La sienne, oisive et seule, dans une secrète et continuelle exaltation, avait renoncé à cet amour de l'âme que personne n'avait su lui exprimer. Le pauvre Arsène n'avait jamais osé, jamais pu parler que d'amitié. Sa personne n'avait aucune séduction, son langage aucune poésie, ou du moins aucun art. Les autres amours que Marthe avait inspirés étaient des fantaisies impertinentes qu'elle avait réprimées, ou des passions brutales qui l'avaient effrayée. Depuis le jour où Horace lui avait parlé d'amour, elle avait gardé dans son cerveau et dans son coeur comme le souvenir d'une musique enivrante. Elle y pensait le jour, elle en rêvait la nuit. Chaste et recueillie, elle n'aspirait pas à un plus grand bonheur qu'à celui de s'entendre encore dire les mêmes choses de la même manière. La pensée d'en être à jamais privée était déjà pour elle un regret aussi profond que si ce bonheur eût duré des années. Ce soir-là, elle eût donné sa vie pour être un seul instant avec lui, et pour recommencer le quart d'heure qu'elle avait vécu le jour de sa première ivresse. Horace comprit bien son silence.

«Marthe est perdue, me dit Eugénie quand tout le monde se fut retiré. Elle ne peut plus comprendre Arsène; l'amour de celui-là est trop simple pour des oreilles pleines des belles paroles de l'autre. Vous devriez mener Horace demain chez la vicomtesse.

—Tu vois bien qu'il ne lui faut qu'un jour pour l'oublier, répondis-je, car aujourd'hui il est certainement très-épris de Marthe. Mais pourquoi donc désespérer toujours de lui? Le jour où il aimera il sera transformé.

—Parle plus bas, reprit Eugénie. Il me semble qu'on doit nous entendre de l'autre côté du mur.

—C'est le lit de Louison qui se trouve là, et elle ronfle si bien...

—J'ai dans l'idée, répondit-elle, que cette fille n'est pas si simple qu'elle en a l'air, et qu'elle devine ce qu'elle ne comprend pas.»

Malgré la surveillance assidue d'Eugénie, des regards, des mots, des billets même, furent échangés entre Marthe et Horace. Je proposai à ce dernier de retourner chez la comtesse, il refusa. Je conseillai à Eugénie de ne plus chercher à contrarier cette passion, qui semblait vraie, et qui devenait plus ardente avec les obstacles. Louison était désormais la douceur et la bonté même. Elle témoignait à Marthe une amitié charmante; et Marthe s'y abandonnait d'autant plus volontiers, qu'elle favorisait son amour, et l'aidait à en faire mille petits mystères inutiles à la trop clairvoyante Eugénie.

Un jour, Eugénie, qui était fort souffrante, gronda Louison d'avoir envoyé Marthe à sa place en commission.

«Eh, pourquoi donc ne sortirait-elle pas comme une autre? dit Louison, affectant une grande surprise.

—Marthe est si jolie, qu'on va la regarder et la suivre dans la rue.

—Tiens! dit Louison avec une aigreur qui perça malgré elle, dirait-on pas qu'il n'y a qu'elle de jolie au monde? On me regarde bien aussi, moi; mais on ne me suit pas; on voit bien que ça ne prendrait pas... Et on ne suivra pas Marthe non plus, ajouta-t-elle en se reprenant, parce qu'on verra bien qu'elle n'encourage personne.»

Louison avait eu soin de dire à Marthe, la veille, de manière à ce qu'Horace seul l'entendit:

—C'est demain à midi que vous irez rue du Bac, au petit Saint-Thomas, pour ce petit coupon de jaconas qu'on nous a chargées d'assortir.

Il y avait eu quelque chose de si affecté dans la manière de ménager ainsi à Horace l'occasion de rencontrer Marthe dehors, que celle-ci en avait été épouvantée. En y réfléchissant, elle crut n'y voir qu'une étourderie de la part de sa compagne; et, quoique aux battements de son coeur, elle sentît bien qu'Horace l'attendrait au lieu désigné, elle voulut se persuader qu'il n'avait point fait attention aux paroles de Louise. Le lendemain, comme elle approchait du magasin, elle vit effectivement Horace qui flânait sur le trottoir en l'attendant. Elle passa près de lui; il ne l'arrêta pas, ne la salua point; mais il la regarda d'un air si passionné, que cet oubli des formes de la bienséance ordinaire fut un éloquent témoignage de l'amour qui le pénétrait. Elle lui sourit d'un air à la fois craintif, heureux et attendri; et ce regard, ce sourire échangés, se prolongèrent autant que le permirent quelques pas d'une marche ralentie. Ce fut un siècle de bonheur pour tous deux.

Quoiqu'ils ne se fussent rien dit, Marthe, faisant ses emplettes à la hâte, était bien sûre de le retrouver sur le même trottoir, autour du vitrage du magasin. Elle l'y retrouva en effet; et il l'attendait avec le projet de l'accompagner au retour, afin de pouvoir causer avec elle sans témoins. Mais au moment où il s'approchait et se préparait à passer doucement le bras de Marthe sous le sien, une voiture découverte s'arrêta devant la porte cochère qui fait face à la boutique. Un domestique galonné, qui était derrière la voiture en descendit, et entra dans la maison pour faire quelque message, tandis que la dame qui le lui avait donné se pencha pour regarder Horace en clignotant, comme si elle eût cherché à le reconnaître. Horace salua: c'était la vicomtesse de Chailly. Elle lui rendit son salut fort légèrement, d'un air de doute et d'incertitude; puis elle prit son lorgnon, comme pour s'assurer qu'elle le connaissait. Horace ne jugea point nécessaire d'attendre l'effet de cette exploration un peu impertinente, et il se disposa à aborder Marthe. Mais ce maudit lorgnon ne le quittait pas. La vicomtesse se penchait à la portière à mesure qu'il s'éloignait, et la voiture était tournée de manière à ce qu'elle pût le suivre ainsi de l'oeil jusqu'au détour de la rue. Horace ne s'en apercevait que trop, et il était au supplice. Marthe était mise très simplement, mais avec une sorte de distinction qui lui donnait toute l'apparence d'une femme comme il faut. Mais, hélas! elle portait un paquet dans un foulard, et c'était le cachet irrécusable de la grisette. Cette futile circonstance et l'indiscrète curiosité de la vicomtesse eurent assez d'empire sur la vanité d'Horace pour l'empêcher de céder au mouvement de son coeur. Il hésita, se reprit à dix fois, revint sur ses pas pour donner le change; et quand la voiture fut repartie, il se remit à courir. Marthe, qui le croyait sur ses talons, avait jugé prudent de couper à sa droite par la rue de l'Université, pour éviter les nombreux passants de la rue du Bac. Elle comptait qu'il allait la rejoindre. Mais lorsqu'elle se retourna, elle ne vit personne derrière elle; et Horace, remontant à toutes jambes la rue du Bac jusqu'à la Seine, ne la rencontra pas devant lui.

C'est ainsi que fut perdue pour lui l'occasion de faire écouter son amour. Mais Louison sut bien la lui faire retrouver.

Eugénie, à peine rétablie, fut forcée d'aller passer quelques jours à Saint-Germain, pour soigner une de ses soeurs qui était malade plus gravement. La mansarde resta confiée à Marthe. Horace y passa des journées entières. Louise et Suzanne eurent soin de ne pas les troubler. Abandonnée à son destin, Marthe écouta cet amour dont l'expression avait pour elle tant de charme et de puissance. Interrogé par moi, Horace me jura qu'il était bien sérieusement épris d'elle, et qu'il était capable de tous les dévouements pour le lui prouver. J'insinuai à Marthe qu'elle devait user de son influence pour le faire travailler; car je voyais ses embarras grossir de jour en jour, et, si je n'eusse pourvu à ses moyens quotidiens d'existence, j'ignore où il eût pris de quoi dîner. Cette assistance que je lui donnais de bien bon coeur me mettait dans la délicate et ridicule position de n'oser lui reprocher sa paresse. Quand je hasardais un mot à cet égard, il me répondait d'un air désespéré:—C'est vrai; je suis à ta charge, et tu dois bien me mépriser. Si j'essayais de récuser ce motif blessant pour nous deux, en invoquant son propre intérêt, son propre avenir, il me fermait encore la bouche en disant:

«Au nom du présent, je te supplie de ne pas me parler de l'avenir. J'aime, je suis heureux, je suis enivré, je me sens vivre. Comment et pourquoi veux-tu que je songe à autre chose qu'à ce moment fortuné où j'existe surabondamment?»

N'avait-il pas raison?-«Jusqu'ici, me dis-je, il y a eu dans son ambition quelque chose de trop personnel qui lui a montré l'avenir sous un jour d'égoïsme. A présent qu'il aime, son âme va s'ouvrir à des notions plus larges, plus vraies, plus généreuses. Le dévouement va se révéler, et, avec le dévouement, la nécessité et le courage de travailler.»




XIV.

Lorsque Eugénie fut de retour, et qu'elle vit ses efforts désormais inutiles, elle songea qu'il était temps d'informer Arsène de la vérité, ou tout au moins de la lui faire pressentir. Elle me demanda conseil sur la manière dont elle s'y prendrait; et, après que nous eûmes envisagé la question sous tous ses aspects, elle s'arrêta au parti suivant.

Ne se fiant plus aux murailles de sa mansarde, qu'elle disait avoir des oreilles, elle voulut surprendre Horace au milieu de ses pensées, par la solennité d'une démarche que sa bonne réputation et la dignité de son caractère lui donnaient le droit de risquer.

«Écoutez, lui dit-elle; vous avez su vous faire aimer; mais vous ne savez pas l'étendue des devoirs que vous avez contractés envers Marthe. Vous lui faites perdre la protection d'Arsène, protection courageuse et persévérante, qui ne lui eût jamais manqué et qui eût toujours porté ses fruits. Elle ne sait pas ce qu'elle lui doit, ce qu'elle lui aurait dû encore si elle ne se fût pas mise dans la nécessité de renoncer à son assistance. Mais moi, je vous le dirai, parce qu'il faut que vous sachiez tout. Arsène n'eût jamais abandonné la peinture, qu'il aimait passionnément, si sa pensée secrète n'eût été de mettre, grâce à son travail, Marthe à l'abri du besoin. Il n'eût jamais songé à faire venir ses soeurs de la province, si son unique but n'eût été de lui donner une société et une protection derrière laquelle sa protection à lui se serait toujours cachée. Enfin, à l'heure qu'il est, il vient d'obtenir un tout petit emploi dans les bureaux d'une société industrielle. Rien au monde n'est plus contraire à ses goûts, à ses habitudes d'activité, au mouvement rapide et généreux de son esprit; je le sais, et je crains qu'il n'y succombe. Mais je sais aussi qu'il veut gagner de l'argent, et qu'il en gagne assez pour subvenir indirectement à tous les besoins de Marthe, en ayant l'air de ne s'occuper que de ses soeurs. Je sais que nos petits travaux d'aiguille ne rapportent pas suffisamment pour faire vivre trois femmes (ma part prélevée) dans l'aisance, la propreté et la liberté où vivent Marthe et les soeurs d'Arsène. Tout ce que je sais, tout ce que je vous dis, Marthe l'ignore encore. Elle n'a jamais tenu un ménage par elle-même; elle a l'inexpérience d'un enfant à cet égard-là. Arsène la trompe, et nous l'y aidons, pour qu'elle ne connaisse ni les privations ni l'excès du travail. Par contre-coup, il faut aussi tromper les soeurs, sur la discrétion desquelles nous ne pouvons pas compter. Jusqu'ici je me suis chargée de la comptabilité; je leur ai fait croire à toutes que les recettes l'emportaient sur les dépenses, tandis que c'est le contraire qui est vrai. Mais cet état de choses ne peut durer désormais. Arsène s'est toujours flatté secrètement que Marthe prendrait pour lui une affection sérieuse, lorsque, revenue de ses terreurs et guérie de ses blessures, son âme s'ouvrirait à de plus douces impressions. J'ai partagé son illusion, je vous l'avoue, et j'ai fait tout mon possible pour préserver Marthe d'un autre attachement. Je n'ai pas réussi. Maintenant, dites-moi ce que vous feriez à ma place du secret d'Arsène, et quel conseil vous donneriez à l'un et à l'autre.»

Cette ouverture déconcerta beaucoup Horace. «Je suis sans fortune, dit-il; comment pourrai-je servir de protecteur à une femme, moi qui n'ai encore pu m'aider et me guider moi-même?»

Il se promena dans sa chambre avec agitation, et peu à peu ses idées se rembrunirent. «Je n'avais pas prévu tout cela, moi! s'écria-t-il avec un chagrin qui n'était pas sans mélange d'humeur. Je n'ai jamais songé à rien de pareil. Pourquoi faut-il absolument qu'entre deux êtres qui s'aiment, il y ait un protecteur et un protégé? Vous, Eugénie, qui réclamez toujours l'égalité pour votre sexe...

—Oh! Monsieur, répondit-elle, je la réclame et je la pratique, bien qu'elle soit difficile à conquérir dans la société présente. Je sais borner mes besoins au peu que mon industrie me procure. Vous savez comment je vis avec Théophile, et vous savez par conséquent que je ne perds pas un jour, pas une heure. Mais savez-vous en quoi je le considère comme mon protecteur légitime et naturel? Si je tombais malade et que je fusse longtemps privée de travail, au lieu d'aller à l'hôpital, je trouverais dans son coeur un refuge contre l'isolement et la misère. Si un homme était assez lâche pour m'insulter, j'aurais un appui et un vengeur. Enfin, si je devenais mère... ajouta-t-elle en baissant les yeux par un sentiment de dignité pudique, et en les relevant sur lui avec fermeté pour lui faire sentir la conséquence possible de ses amours avec Marthe, mes enfants ne seraient pas exposés à manquer de pain et d'éducation. Voilà, Monsieur, pourquoi il importe à des femmes comme nous de trouver dans leurs amants de l'affection durable et un dévouement égal au leur.

—Eugénie, Eugénie, dit Horace en tombant sur une chaise, vous me jetez dans un grand trouble. Je ne suis pas l'amant de Marthe au point d'avoir réfléchi aux résultats sérieux de l'ivresse qui s'allume dans mon cerveau. Eh bien, chère Eugénie, je me confesse à vous, je m'accuse; je ne peux ni ne veux vous tromper. Je désire Marthe de toutes les forces de mon être, et je l'aime de toute la puissance de mon coeur; mais puis-je lui promettre d'être pour elle ce que Théophile est pour vous? Puis-je m'engager à la soustraire à tous les dangers, à tous les maux de l'avenir? Théophile est riche, en comparaison de moi; il a une petite fortune assurée; il peut travailler pour l'avenir. Et moi, qui n'ai que des dettes, il faudrait donc que je pusse travailler pour l'avenir, pour le présent et pour le passé en même temps!

—Mais Arsène n'a rien, reprit Eugénie, et en outre il soutient ses deux soeurs.

—Ah! s'écria Horace, frappé de l'allusion et entrant dans une sorte de fureur, il faudra donc que je me fasse garçon de café, moi! Non, il n'y a pas de femme au monde pour qui je me résoudrai à m'avilir dans une profession indigne de moi. Si Marthe s'imagine cela...

—Oh! Monsieur, ne blasphémez pas, dit Eugénie. Marthe ne s'imagine rien, car je lui ai fait un grand mystère de tout ceci; et le jour où elle saurait que de pareilles questions ont été soulevées à propos d'elle, je suis sûre qu'elle nous fuirait tous dans la crainte d'être à charge à quelqu'un d'entre nous. Je vois bien que vous ne l'aimez pas; car vous ne la comprenez guère, et vous ne l'estimez nullement. Ah! pauvre Marthe, je savais bien qu'elle se trompait!»

Eugénie se leva pour s'en aller. Horace la retint.

«Et maintenant, dit-il, vous allez encore travailler contre moi?

—Comme j'ai fait jusqu'ici, je ne vous le cache point.

—Vous allez me présenter comme un être odieux, comme un monstre d'égoïsme, parce que je suis pauvre au point de ne pouvoir entretenir une femme, et que je me respecte au point de ne vouloir pas me faire laquais? Ah! sans doute, si le mérite d'un homme se mesure au poids de l'argent qu'il sait gagner, Paul Arsène est un héros et moi un misérable!

—Il y a dans tout ce que vous dites, répliqua Eugénie, des idées insultantes pour Marthe et pour moi, auxquelles je ne daignerai plus répondre. Laissez-moi partir, Monsieur. La vérité est dure; mais il faudra que Marthe l'apprenne, et qu'elle renonce dans le même jour à son ami, à cause de vous, à vous, à cause d'elle-même. Heureusement que nous lui resterons! Théophile saura bien remplacer Arsène, avec plus de désintéressement encore; moi aussi, je travaillerai pour elle et avec elle; et jamais l'idée ne nous viendra que cela s'appelle entretenir une femme!

—Eugénie, dit Horace en lui prenant les mains avec feu, ne me jugez pas sans me comprendre. Vous vous repentiriez un jour de m'avoir avili aux yeux de Marthe et aux miens propres. Je n'ai pas les doutes infâmes que vous m'attribuez. Je parle sans mesure et sans discernement peut-être; mais aussi votre susceptibilité s'effarouche pour des mots, et la mienne s'emporte à cause du blessant parallèle que vous établissez toujours entre ce Masaccio et moi. Je n'ai pas l'instinct de l'imitation, j'ai horreur des modèles qui posent pour la vertu; mais, sans rien affecter, sans rien jurer, je puis bien, ce me semble, pratiquer dans l'occasion le dévouement jusqu'au sacrifice. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque Je n'en sais rien moi-même; je n'ai pas encore été mis à l'épreuve; mais j'ai beau me tâter et m'interroger, je ne trouve en moi ni éléments de lâcheté ni germes d'ingratitude. Pourquoi donc me condamnez-vous d'avance? Vous avez de cruelles préventions contre moi, Eugénie; et je ne pourrai plus respirer, faire un pas, ou dire un mot, que vous ne les interprétiez à ma honte. Marthe ne pourra plus étouffer un soupir ou verser une larme qui ne me soient imputés. Enfin, nous ne pourrons plus exister l'un et l'autre sans que le nom d'Arsène soit suspendu sur nos têtes comme un arrêt. Cela gêne et contriste déjà tous les élans de mon coeur; mon avenir perd sa poésie, et mon âme sa confiance. Cruelle Eugénie, pourquoi m'avez-vous dit toutes ces choses?

—Et vous n'avez pas plus de courage que cela? reprit Eugénie. Vous craignez de vous humilier en me disant que l'exemple d'Arsène ne vous effraie pas, et que vous vous sentez bien capable, comme lui, des plus grands actes d'abnégation pour l'objet de votre amour?

—Mais que voulez-vous donc que je fasse? A quoi faut-il m'engager? Dois-je donc épouser? Mais cela n'a pas le sens commun! Je suis mineur, et mes parents ne me permettront jamais...

—Vous savez que je suis de la religion saint-simonienne à certains égards, répondit Eugénie, et que je ne vois dans le mariage qu'un engagement volontaire et libre, auquel le maire, les témoins et le sacristain ne donnent pas un caractère plus sacré que ne le font l'amour et la conscience. Marthe est, je le sais, dans les mêmes idées, et je crois que jamais elle ni moi ne vous parlerons de mariage légal. Mais il y a un mariage vraiment religieux, qui se contracte à la face du ciel; et si vous reculez devant celui-là...

—Non, Eugénie, non, ma noble amie, s'écria Horace: celui-là n'a rien que je repousse. Je me plains seulement de la méfiance que vous me témoignez; et, si vous la faites partager à votre amie, nous allons changer, grand Dieu! la passion la plus spontanée et la plus vraie en quelque chose d'arrangé, de guindé et de faux, qui nous refroidira tous les deux.»

Pendant qu'Eugénie sondait ainsi avec une attention sévère le coeur d'Horace, à la même heure, au même instant, des atteintes plus profondes étaient portées à celui d'Arsène. Il était venu voir ses soeurs, ou plutôt Marthe, à la faveur de ce prétexte; et Louison étant sortie à ce moment-là, Suzanne, qui était mécontente du despotisme de sa soeur aînée, avait résolu, elle aussi, de frapper un coup décisif. Elle prit Arsène à part.

«Mon frère, lui dit-elle, je vous demande votre protection, et je commence par réclamer le secret le plus profond sur ce que je vais vous confier.»

Arsène le lui ayant promis, elle lui raconta toute la conduite de Louison à l'égard de Marthe.

«Vous croyez, dit-elle, qu'elle s'est réconciliée de bonne foi avec Marton, et qu'elle ne lui cause plus aucun chagrin? Eh bien, sachez qu'elle lui en prépare de bien plus grands, et qu'elle la hait plus que jamais. Voyant que vous l'aimiez, et qu'elle ne réussirait pas à vous détacher d'elle par des paroles, elle a résolu de l'avilir à vos yeux. Elle a voulu la perdre, et je crois bien qu'elle y a réussi déjà.

—L'avilir! la perdre! s'écria Paul Arsène. Est-ce ma soeur qui parle? est ce de ma soeur que j'entends parler?

—Écoutez, Paul, reprit Suzanne, voici ce qui s'est passé. Louison a écouté, à travers la cloison de sa chambre, ce que M. Théophile et Eugénie se disaient dans la leur. Elle a appris de cette manière qu'Eugénie voulait vous faire épouser Marthe, et que Marthe commençait à aimer M. Horace. Alors elle m'a dit:—Nous sommes sauvées, et notre frère va bientôt savoir qu'on se joue de lui. Seulement il faut lui en fournir la preuve; et quand il aura découvert quelle femme perdue il nous a donnée pour compagnie, il la chassera, et il ne croira plus que nous.—Mais quelle preuve lui en donnerez-vous? lui ai-je dit; Marthe n'est pas une femme perdue.—Si elle ne l'est pas, elle le sera bientôt, je t'en réponds, a dit Louison. Tu n'as qu'à faire comme moi et à m'obéir en tout, et tu verras bien comme la folle donnera dans le panneau. Alors elle a fait semblant de demander pardon à Marthe, et elle s'est mise à dire toujours comme elle pour lui faire plaisir. Et puis elle a dit je ne sais quoi à M. Horace pour l'encourager à courtiser Marton; et puis elle disait toute la journée à Marton que M. Horace était un beau jeune homme, un brave jeune homme, et qu'à sa place elle ne le ferait pas tant languir; et puis, enfin, elle leur ménageait des tête-à-tête, elle leur donnait l'occasion de se rencontrer dehors, et, tant qu'Eugénie a été malade, elle les a laissés exprès ensemble toute la journée dans une chambre, m'a emmenée dans l'autre, et deux ou trois fois Marthe est venue tout effrayée et tout émue auprès de nous, comme pour se réfugier, et cependant Louison lui fermait la porte au nez, et feignait de ne pas l'entendre frapper. Dieu sait ce qui est résulté de tout cela! C'est toujours bien affreux de la part d'une fille comme Louison, qui me fait des sermons épouvantables quand l'épingle de mon fichu n'est pas attachée juste au-dessous du menton, et qui ne se laisserait pas prendre le bout du doigt par un homme, de jeter ainsi une pauvre fille dans les pièges du diable, et de favoriser un jeune homme dont certainement les intentions sont peu chrétiennes. Cela m'a fait beaucoup de honte pour elle et de peine pour Marthe. J'ai essayé de faire comprendre à celle-ci qu'on ne lui voulait pas de bien en agissant ainsi, et que M. Horace n'était qu'un enjôleur. Marthe a mal pris la chose, elle a cru que je la haïssais. Louison m'a menacée de me rouer de coups, si je disais un mot de plus, et Eugénie, me voyant triste, m'a reproché d'avoir de l'humeur. Enfin, le moment est venu où le coup qu'on vous prépare va vous arriver. N'en soyez pas surpris, mon frère, et montrez de l'indulgence à cette pauvre Marthe, qui n'est pas la plus coupable ici.»

Arsène sut renfermer la terrible émotion que lui causa cette confidence. Il douta quelque temps encore. Il se demanda si Louison était un monstre de perfidie, ou si Suzanne était une calomniatrice infâme; et, dans l'un comme dans l'autre cas, il se sentit blessé et atterré d'avoir un tel être dans sa famille. Il attendit que Louison fût rentrée, pour l'interroger d'un air calme et confiant sur les relations de Marthe avec Horace. «On m'a dit qu'ils s'aimaient, lui dit-il. Je n'y vois pas le moindre mal, et je n'ai pas le plus petit droit de m'en offenser. Mais j'aurais cru que, comme mes soeurs, vous m'en auriez averti plus tôt, puisque vous pensiez que j'y prenais grand intérêt.»

Louison vit bien que, malgré cet air résigné, Paul avait les lèvres pâles et la voix suffoquée. Elle crut qu'une jalousie concentrée était la seule cause de sa souffrance, et, se réjouissant de son triomphe,—Ah dame! Paul, vois-tu lui dit-elle, on ne peut parler que quand on est sûr de son fait, et tu nous as si mal reçues quand nous avons voulu t'avertir! Mais, à présent, je puis bien te parler franchement, si toutefois tu l'exiges, et si tu me promets que Marton ne le saura pas.

En parlant ainsi, elle tira de sa poche une lettre qu'Horace l'avait chargée de remettre à Marthe. Arsène ne l'eût pas ouverte lors même que sa vie en eût dépendu. D'ailleurs, dans ses idées simples et rigides, une lettre était par elle-même une preuve concluante. Il mit celle-là dans sa poche, et dit à Louison: «Il suffit, je te remercie; mon parti était déjà pris en venant ici. Je te donne ma parole d'honneur que Marthe ne saura jamais le service que tu viens de me rendre.»



Il passa dans mon cabinet, où je venais de rentrer moi-même, et, quelques instants après, Eugénie arriva. «Tenez, lui dit-il en lui remettant la lettre d'Horace, voici une lettre pour Marthe, que j'ai trouvée par terre dans la chambre de mes soeurs. C'est l'écriture de M. Horace; je la connais.

—Paul, il est temps que je vous parle, dit Eugénie.

—Non, Mademoiselle, c'est inutile, dit Paul; je ne veux rien savoir. Je ne suis pas aimé; le reste ne me regarde pas. Je n'ai jamais été importun, je ne le serai jamais. Je n'ai été indiscret qu'avec vous, en vous parlant souvent de moi, et en vous imposant la société de mes soeurs, qui ne vous a pas été toujours des plus agréables. Louison est difficile à vivre; et l'occasion s'étant présentée de la placer ailleurs, je venais vous dire que, dès demain, je vous en débarrasse, ainsi que de Suzanne, en vous remerciant toutefois des bontés que vous avez eues pour elles, et en vous priant de me garder votre amitié, dont je viendrai toujours me réclamer le plus souvent qu'il me sera possible, tant que M. Théophile ne le trouvera pas mauvais.

—Vos soeurs ne me sont nullement à charge, répondit Eugénie. Suzanne a toujours été fort douce, et Louison l'est devenue depuis quelque temps. Je conçois que vos idées sur l'avenir ayant changé, vous vouliez rompre l'union que nous avions formée sous de meilleurs auspices; mais pourquoi vous tant presser?

—Il faut que mes soeurs s'en aillent bien vite, reprit Arsène. Elles ne sont peut-être pas aussi bonnes qu'elles en ont l'air, et je suis tout à fait en mesure de les établir. Écoutez, Eugénie, dit-il en la prenant à part, j'espère que vous garderez Marthe auprès de vous tant qu'elle n'aura pas pris un parti contraire, et que vous veillerez à ce que tous ses désirs soient satisfaits, tant qu'un autre ne s'en sera pas chargé. Voici une partie de la somme que j'ai touchée ce matin; destinez-la au même usage qu'à l'ordinaire, et, comme à l'ordinaire, gardez mon secret.

—Non, Paul, cela ne se peut plus, dit Eugénie. Ce serait avilir en quelque sorte la pauvre Marthe que de lui rendre encore de tels services après ce que vous savez. Il faut qu'elle apprenne enfin à qui elle doit le bien-être dont elle a joui jusqu'à présent, afin qu'elle vous en rende grâce et qu'elle y renonce à jamais.



—Eugénie, dit Paul vivement, si vous agissez ainsi, je ne pourrai plus remettre les pieds chez vous, et je ne pourrai jamais revoir Marthe. Elle rougirait devant moi, elle serait humiliée, elle me haïrait peut-être. Laissez-moi donc sa confiance et son amitié, puisque je ne dois jamais prétendre à autre chose. Quant à refuser pour elle les derniers services que je veux lui rendre, vous n'en avez pas le droit, pas plus que vous n'avez celui de trahir le secret que vous m'avez juré.»

J'appuyai ses résolutions auprès d'Eugénie, et il fut convenu que Marthe ne saurait rien. Elle rentra bientôt avec Horace, qu'elle avait attendu, je crois, sur l'escalier. Arsène lui souhaita le bonjour, et, parlant avec calme de choses générales, il l'observa attentivement ainsi qu'Horace, sans que ni l'un ni l'autre s'en aperçût; les amoureux ont, à cet égard-là, une faculté d'abstraction vraiment miraculeuse. Au bout d'un quart d'heure, Arsène se retira après avoir serré fortement la main de Marthe et avoir salué Horace tranquillement. Je compris le regard d'Eugénie, et je descendis avec lui. Je craignais que cette fermeté stoïque ne cachât quelque projet désespéré, d'autant plus qu'il faisait son possible pour m'éloigner. Enfin, ne pouvant plus lutter contre lui-même et contre moi, il s'appuya sur le parapet, et je le vis défaillir. Je le forçai d'entrer chez un pharmacien et d'y prendre quelques gouttes d'éther. Je lui parlai longtemps; il parut m'écouter, mais je crois bien qu'il ne m'entendit pas. Je le reconduisis chez lui, et ne le quittai que lorsque je l'eus vu se mettre au lit. Au bout de la rue, je fus assailli du souvenir tragique de tant de suicides nocturnes causés par des désespoirs d'amour; je revins sur mes pas, et rentrai chez lui. Je le trouvai assis sur son lit, suffoqué par des sanglots qui ne pouvaient trouver d'issue et qui le torturaient. Mes témoignages d'amitié firent tomber de ses yeux quelques larmes, qui le soulagèrent faiblement. Un peu revenu à lui, et voyant mon inquiétude:

«Tranquillisez-vous donc, Monsieur, me dit-il; je vous donne ma parole d'honneur que je serai un homme. Peut-être quand je serai seul pourrai-je pleurer; ce serait le mieux. Laissez-moi donc, et comptez sur moi. J'irai vous voir demain, je vous le jure.»

Quand je rentrai chez moi, je trouvai Marthe d'une gaieté charmante. Horace, d'abord troublé par la présence de son rival, s'était battu les flancs pour être aimable, et celle qui l'aimait ne se faisait pas prier pour trouver son esprit ravissant. Elle ne s'était seulement pas doutée que Paul eût la mort dans l'âme, et mon visage altéré ne lui en donnait pas le moindre soupçon. O égoïsme de l'amour! pensai-je.




XV.

Dès le lendemain Arsène vint chercher ses soeurs; et, sans presque leur donner le temps de nous faire leurs adieux, il les emmena silencieusement dans le nouveau domicile qu'il leur avait préparé à la hâte.

—Maintenant, leur dit-il, vous êtes libres de me dire si vous voulez rester ici ou si vous aimez mieux retourner au pays.

—Retourner au pays? s'écria Louison stupéfaite; tu veux donc nous renvoyer, Paul? tu veux donc nous abandonner?

—Ni l'un ni l'autre, répondit-il; vous êtes mes soeurs, et je connais mon devoir. Mais j'ai cru que vous haïssiez la capitale et que vous désiriez partir.

Louison répondit qu'elle s'était habituée à la vie de Paris, qu'elle ne trouverait plus d'ouvrage au pays, puisque son départ lui avait fait perdre sa clientèle, et qu'elle désirait rester.

Depuis qu'à force d'écouter à travers la cloison, Louise avait surpris tous les secrets de notre ménage, elle s'était réconciliée avec le séjour de Paris, grâce aux avantages qu'elle avait cru pouvoir tirer du dévouement incomparable de son frère. Jusque-là elle n'avait pas connu Arsène; elle avait compté sur une sorte d'assistance, mais non pas sur un complet abandon de ses goûts, de sa liberté, de son existence tout entière. Elle n'avait pas compris non plus cette activité, ce courage, cette aptitude au gain, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui se développaient en lui lorsqu'il était mû par une passion généreuse. Dès qu'elle sut tout le parti qu'on pouvait tirer de lui, elle le regarda comme une proie qui lui était assurée et qu'elle devait se mettre en mesure d'accaparer. Les seules passions qui gouvernent les femmes mal élevées, lorsqu'une grandeur d'âme innée ne contre-balance pas les impressions journalières, ce sont la vanité et l'avarice. L'une les mène au désordre, l'autre à l'égoïsme le plus étroit et le plus impitoyable. Louison, privée de bonne heure des soins d'une mère, sacrifiée à une marâtre, et abandonnée à de mauvais exemples ou à de mauvaises inspirations, devait subir l'une ou l'autre de ces passions funestes. Elle pencha par réaction vers celle que sa belle-mère n'avait pas, et, vertueuse par haine du vice qu'elle avait sous les yeux, elle se livra par instinct à celui que lui suggéraient la misère et les privations. Elle devint cupide; et, ne songeant plus qu'à satisfaire ce besoin impérieux, elle y puisa une adresse et une fourberie dont son intelligence bornée n'eût pas semblé susceptible. C'est ainsi qu'elle avait poussé Marthe dans le piège, et que désormais elle se flattait de régner sans partage sur la conscience de son frère.

«Ce qu'il faisait pour nous, disait-elle tout bas à Suzanne, à cause de cette païenne, il le fera encore mieux quand il saura, grâce à nous, combien elle en était indigne.»

Suzanne n'avait pas, à beaucoup près, l'âme aussi noire que sa soeur; mais, habituée à trembler devant elle, elle n'avait que des remords tardifs ou des réactions avortées. Arsène était bien loin de soupçonner la bassesse calculée des intentions de Louise. Il attribua son affreuse perfidie envers Marthe à une de ces haines de femme fondées sur le préjugé, l'intolérance religieuse et l'esprit de domination refoulé jusqu'à la vengeance. Il trouva bien une monstrueuse inconséquence entre sa conduite officieuse envers Horace et ses maximes de pudeur farouche; il attribua ces contradictions à l'ignorance, à une dévotion mal entendue. Il en fut attristé profondément; mais, plein de compassion et de courage, il résolut d'ensevelir dans le secret de son âme le crime de cette soeur altière et cruelle. Il se promit de la convertir peu à peu à des sentiments plus vrais et plus nobles; et de ne lui faire de reproches que le jour où elle serait capable de comprendre sa faute et de la réparer. Par la suite il disait à Eugénie, informée malgré sa discrétion de ce qui s'était passé entre sa soeur et lui:

«Que voulez-vous! si je vous eusse dit alors le mal qu'elle m'avait fait, vous l'auriez tous haïe et méprisée; vous eussiez dit: C'est un monstre! Et comme la perte de l'estime des honnêtes gens est le plus grand malheur qui puisse arriver, ma soeur m'a causé dans ce moment-là tant de pitié, que je n'ai presque pas eu de colère.»

Aussi lui montra-t-il une douceur pleine de tristesse, qu'elle prit pour un redoublement d'affection.

«Si vous désirez rester ici et que ce soit dans vos intérêts, leur dit-il, je ne m'y oppose pas. Je vous chercherai de l'ouvrage, et je vous soutiendrai en attendant. Nous ne sommes pas assez fortunés pour avoir des logements séparés; je demeurerai avec vous. Voilà qui est convenu jusqu'à nouvel ordre.

—Qu'est-ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre? demanda Louison.

—Cela veut dire jusqu'à ce que vous puissiez vous passer de moi, répondit-il; car ma vie n'est pas assurée contre la mort comme une maison contre l'incendie. Avisez donc peu à peu aux moyens de vous rendre indépendantes, soit par d'honnêtes mariages, soit en vous faisant, par votre intelligence et votre activité, une bonne clientèle.

—Sois sûr, dit Louison un peu déconcertée, en affectant de la fierté, que nous ne resterons pas à ta charge sans rien faire; nous voulons au contraire te débarrasser de nous le plus tôt possible.

—Il ne s'agit pas de cela, reprit Arsène, qui craignit de l'avoir blessée. Tant que je serai vivant, tout ce qui est à moi est à vous; mais, je vous l'ai dit, je ne suis pas immortel, et il faut songer...

—Mais quelles idées a-t-il donc aujourd'hui! s'écria Louison en se retournant avec effroi vers Suzanne; ne dirait-on pas qu'il veut se faire périr? Ah çà, mon frère, est-ce que le chagrin te prend? Est-ce que tu vas te faire de la peine pour cette...

—Je vous défends de jamais prononcer devant moi le nom de Marthe! dit Arsène avec une expression qui fit pâlir les deux soeurs. Je vous défends de jamais me parler d'elle, même indirectement, soit en bien, soit en mal, entendez-vous? La première fois que cela vous arrivera, vous me verrez sortir d'ici pour n'y jamais rentrer. Vous êtes averties.

—Il suffit, dit Louison terrassée, on s'y conformera. Mais ce n'est pas vous parler d'elle, Paul, que de vous conjurer de ne pas avoir de chagrin.

—Ceci ne regarde personne, reprit-il avec la même énergie, et je ne veux pas non plus qu'on m'interroge. J'ai parlé de mort tout à l'heure, et je dois vous dire que je ne suis pas homme à me suicider. Je ne suis pas un lâche; mais le temps est à la guerre, et je ne dis pas qu'une révolution se déclarant, je n'y prendrais point part comme j'ai déjà fait l'année dernière. Ainsi, habituez-vous à l'idée de vous suffire un jour à vous-mêmes, comme d'honnêtes artisanes doivent et peuvent le faire. Je vais à mon bureau. Raccommodez vos nippes en attendant; car dans quelques jours vous aurez de l'ouvrage. Mais je vous défends d'en demander ou d'en accepter d'Eugénie.»

«Vois-tu, dit Louison à sa soeur dès qu'il fut sorti, tout a réussi comme je le voulais. Il déteste aussi Eugénie à présent. Il croit que c'est elle qui a perdu Marthe.»

Suzanne baissa la tête avec embarras, puis elle dit: «Il a le coeur bien gros; il ne pense qu'à mourir.

—Bah! c'est l'histoire du premier jour, reprit l'autre; tu verras que bientôt il n'y pensera plus. Arsène est fier; il ne voudra pas se faire de la peine pour une fille qui se moque de lui avec un autre, et tu verras aussi qu'il sera le premier à nous en parler, et à être content quand nous dirons du mal d'elle.

—C'est égal, je ne le ferai jamais, dit Suzanne.

—Oh! toi, une sans coeur, une sotte qui aurait tout supporté de la part de Marton sans rien dire! Tu as trop d'indulgence, Suzon. Si tu avais des principes, tu saurais qu'il ne faut pas être trop bonne pour les femmes sans moeurs. Tu verras, je te dis, qu'un jour n'est pas loin où mon frère te reprochera aussi ton indifférence sur ce chapitre-là.

—C'est égal, je te répète, dit Suzanne, que je ne me hasarderai jamais à lui dire un mot contre Marthe, quand même il aurait l'air de m'y encourager. Je suis bien sûre qu'il ne le supporterait pas. Essaies-en, puisque tu te crois si fine!»

La journée se passa en querelles, comme à l'ordinaire. Néanmoins, lorsque Arsène rentra, il trouva sa chambre bien rangée, tout son linge raccommodé, ses effets nettoyés, pliés, et les légumes du souper cuits et servis proprement. Louison lui fit sonner très-haut tous ces bons offices, et l'accabla de prévenances importunes, qu'il subit sans impatience. Elle s'efforça de l'égayer, mais elle ne put lui arracher un sourire; à peine eut-il avalé quelques bouchées, qu'il sortit sans répondre aux questions qu'elle lui adressait. Il fut ainsi le lendemain, le surlendemain, et tous les jours suivants. Il agit avec tant d'esprit et de zèle, qu'il sut en peu de temps leur procurer de l'ouvrage, et il mit toujours à leur disposition, pour l'entretien de tous trois, les deux tiers de l'argent qu'il gagnait; mais il fit une part de l'autre tiers, et elles n'en connurent jamais la destination. En vain Louison chercha jusque dans la paillasse de son lit, jusque sous les carreaux de sa chambre, pour voir s'il ne se faisait pas une bourse particulière, elle ne trouva rien; en vain hasarda-t-elle d'adroites questions, elle n'obtint pas de réponse; en vain essaya-t-elle de lui faire placer cet argent invisible en meubles, en linge, en objets qu'elle disait utiles au ménage, il fit la sourde oreille, ne les laissa manquer d'aucune chose nécessaire à leur entretien, mais se refusa constamment la moindre superfluité personnelle. Ce fut un grand souci pour Louison, qui, comptant pour rien de disposer de la majeure partie du bien de son frère, se creusait la cervelle pour arriver à la conquête du reste. Il lui semblait qu'Arsène commettait une injustice, presque un vol, en se réservant quelques écus pour un usage mystérieux. Elle n'en dormait pas; et, si elle l'eût osé, elle eût manifesté le dépit qu'elle en ressentait; mais avec sa douceur impassible et son silence glacé, Arsène la tenait sous une domination qu'elle n'avait pas prévue si austère. Il fallut pourtant s'y soumettre, renoncer à connaître le fond de ce coeur qui s'était fermé pour jamais, et à surprendre une pensée sur ce visage qui s'était pétrifié.

J'ai dit ces détails de son intérieur, quoique je n'y aie point pénétré à cette époque; mais tout ce qui tient aux personnes dont je raconte ici l'histoire m'a été peu à peu dévoilé par elles-mêmes avec tant de précision, que je puis les suivre dans les circonstances de leur vie où je n'ai pris aucune part, avec la même fidélité que je ferai quant à celles où j'ai assisté personnellement.

Le départ des deux soeurs fut pour nous un véritable soulagement; mais le mystère et la promptitude qu'Arsène avait mis à effectuer cette séparation furent longtemps inexplicables pour nous. Nous pensâmes d'abord qu'il voulait ne jamais revoir Marthe, et qu'il s'en ôtait courageusement l'occasion et le prétexte. Mais il revint nous voir comme à l'ordinaire; et lorsque Marthe lui demanda l'adresse de ses soeurs, il éluda ses questions, et finit par lui dire qu'elles étaient placées chez une maîtresse couturière à Versailles. Je savais le contraire, parce que je les rencontrais quelquefois dans les alentours de la maison de commerce où Arsène était occupé; leur affectation à m'éviter me faisait pressentir et respecter la volonté d'Arsène. Il fut impossible à Eugénie d'avoir le mot de cette énigme; elle ne put même pas amener Arsène à une nouvelle explication sur ses sentiments secrets et sur ses résolutions à l'égard de Marthe. Effrayée du calme qu'il montrait, et craignant qu'il ne conservât un reste d'espérance trompeuse, elle essayait souvent de le désabuser; mais il coupait court à tout entretien de ce genre, en lui disant à la hâte: «Je sais bien! je sais bien! inutile d'en parler.»

Du reste, pas un mot, pas un regard qui pût faire soupçonner à Marthe qu'elle était l'objet d'une passion ardente et profonde. Il joua si bien son rôle qu'elle se persuada n'avoir jamais été qu'une amie à ses yeux; et nous-mêmes nous commençâmes à croire qu'il avait triomphé de son amour et qu'il était guéri.

Eugénie, qui prévoyait la confusion et le chagrin de Marthe lorsqu'elle apprendrait les services d'argent qu'il lui avait rendus à son insu, le força de reprendre celui qu'il avait apporté en dernier lieu. Désormais elle voulut rester chargée exclusivement de son amie, et cette charge était bien légère. Marthe était d'une sobriété excessive; elle était vêtue avec une simplicité modeste, et elle aidait assidûment Eugénie dans son travail. La seule trace des bienfaits d'Arsène que nous n'eussions pas fait disparaître, de peur d'affliger trop cet excellent jeune homme, c'était un petit mobilier qu'il avait acquis pour elle, et qui se composait d'une couchette en fer, de deux chaises, d'une table, d'une commode en noyer, et d'une petite toilette qu'il avait choisie lui-même, hélas! avec tant d'amour! Nous faisions accroire à Marthe que ces meubles étaient à nous, et que nous les lui prêtions. Elle agréait nos soins avec tant de candeur et de charme, que nous eussions été heureux de les lui faire agréer toute notre vie; mais il n'en devait pas être ainsi. Un mauvais génie planait sur la destinée de Marthe: c'était Horace.

Après la déclaration formelle d'Eugénie, il s'était attendu à une lutte avec Arsène. Il était fort humilié d'avoir un semblable rival; et cependant, comme il le savait très-fin, très-hardi, très-estimé de nous tous, et de Marthe la première, c'en était assez pour qu'il acceptât cette lutte. Quelques jours auparavant, il eût abandonné la partie plutôt que de commettre son esprit élégant et cultivé avec la malice un peu crue et un peu rustique du Masaccio; mais à ce moment-là, son amour était arrivé à un paroxysme fébrile, et il n'eût pas rougi de disputer l'objet de ses désirs à M. Poisson lui-même.

A la grande surprise de tous, Paul Arsène parut calme jusqu'à l'indifférence, et Horace pensa qu'Eugénie avait beaucoup exagéré son amour. Mais lorsqu'il sut que Paul n'ignorait plus le sien, et lorsque je lui eus raconté dans quelles angoisses de douleur j'avais surpris ce courageux jeune homme, il commença à s'inquiéter de sa persévérance à reparaître devant lui, et de l'espèce de tranquillité triomphante qu'il semblait jouer pour le braver. Sa jalousie s'alluma; les plus étranges soupçons s'éveillèrent dans son esprit, et il les laissa paraître. Marthe n'y comprit rien d'abord: sa conscience était trop pure pour qu'elle pût s'offenser de doutes qui n'avaient pas de sens pour elle. Le sombre dépit d'Horace la troubla sans l'éclairer. Eugénie eut la délicatesse de ne pas se mêler de ce qui se passait entre eux, mais elle espéra qu'en s'apercevant de l'outrage qui lui était fait, Marthe se relèverait fière et blessée.

Dans ses accès de jalousie, Horace me pria, par dépit, de le conduire chez madame de Chailly. Il y retourna deux ou trois fois, et affecta de trouver la vicomtesse de plus en plus adorable. Ce furent autant de blessures dans le coeur de Marthe; mais l'amour naissant est comme un serpent fraîchement coupé par morceaux, qui trouve en soi la force de se rapprocher et de se réunir. Aux tristesses, aux insomnies, aux querelles vives et amères, succédèrent les raccommodements pleins d'exaltation et d'ivresse; aux serments de ne plus se voir, les serments de ne se jamais quitter. Ce fut un bonheur plein d'orages et mêlé de beaucoup de larmes; mais ce fut un bonheur plein d'intensité et rendu plus vif par les réactions.

Un jour qu'Horace avait voulu railler et dénigrer Arsène eu son absence, et que Marthe le défendait avec chaleur, il prit son chapeau, comme il faisait dans ses emportements, et partit sans dire mot à personne. Marthe savait bien qu'il reviendrait le lendemain, et qu'il demanderait pardon de ses torts; mais elle était de ces âmes tendres et passionnées qui ne savent pas attendre fièrement la fin d'une crise douloureuse. Elle se leva, jeta son châle sur ses épaules, et s'élança vers la porte.

«Que faites-vous donc? lui dit Eugénie.

—Vous le voyez, répondit Marthe hors d'elle-même, je cours après lui.

—Mais, mou amie, vous n'y songez pas; n'encouragez pas de semblables injustices, vous vous en repentirez.

—Je le sais bien, dit Marthe; mais c'est plus fort que moi, il faut que je l'apaise.

—Il reviendra de lui-même, laissez-lui-en du moins le mérite.

—Il reviendra demain!

—Eh bien! oui, demain, certainement.

—Demain, Eugénie? Vous ne savez pas ce que c'est que d'attendre jusqu'à demain! Passer toute la nuit avec la fièvre, avec le coeur gonflé, avec une insomnie qui compte les heures, les minutes, avec cette horrible pensée impossible à chasser: il ne m'aime pas! et celle-ci plus affreuse encore: il n'est pas bon, il n'est pas généreux, je ne devrais pas l'aimer! Oh! non, vous ne connaissez pas cela, vous.

—Mon Dieu, s'écria Eugénie, vous comprenez que vous avez tort de l'aimer, et quand il vous vient une lueur de raison, vous êtes impatiente de la perdre.

—Laissez-moi la perdre bien vite, dit Marthe; car cette clarté est la plus intolérable souffrance qu'il y ait au monde.» Et, se dégageant des bras d'Eugénie, elle s'élança dans l'escalier et disparut comme un éclair.

Eugénie n'osa pas la suivre, dans la crainte d'attirer les regards sur elle et d'occasionner un scandale dans la maison. Elle espéra qu'au bas de l'escalier ces amants insensés se rencontreraient, et qu'au bout de quelques instants elle les verrait revenir ensemble. Mais Horace, furieux, marchait avec une rapidité extrême. Marthe le voyait à dix pas; elle n'osait pas l'appeler sur le quai, elle n'avait pas la force de courir. A chaque pas, elle se sentait prête à défaillir; elle le voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage irréfrénable. Elle se remettait à le suivre, ne songeant plus à sa souffrance personnelle, mais à celle de son amant. Il renversa deux ou trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant, monta la rue de La Harpe, et arriva à l'hôtel de Narbonne, où il demeurait, sans s'apercevoir que Marthe était sur ses traces et avait failli dix fois le joindre. Au moment où il prenait sa clef et son bougeoir des mains de la portière, il vit le visage renfrogné de celle-ci regarder par-dessus son épaule:

«Où allez-vous donc, Mam'selle?» dit-elle d'une voix courroucée à une personne qui s'apprêtait à monter l'escalier sans rien lui dire.

Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pâle comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l'enleva à demi, et lui jetant un châle sur la tête, comme un voile pour la soustraire aux regards, il l'entraîna dans l'escalier, et la conduisit légèrement jusqu'à sa chambre. Là, il se jeta à ses pieds. Ce fut toute l'explication. Le sujet même de la querelle fut oublié dans ce premier instant.—Oh! que je suis heureux, s'écria-t-il dans un délire d'amour; te voilà, tu es avec moi, nous sommes seuls! Pour la première fois de la vie, je suis seul avec toi, Marthe! Comprends-tu mon bonheur?

—Laisse-moi partir, dit Marthe effrayée; Eugénie m'a peut-être suivie, peut-être Arsène. Mon Dieu! est-ce un rêve! J'ai vu quelque part, en te suivant, la figure d'Arsène, je ne sais où. Non, je n'en suis pas sûre... peut-être!... C'est égal, tu m'aimes, tu m'aimes toujours! Allons-nous-en, reconduis-moi.

—Oh! pas encore! pas encore! disait Horace; encore un instant! Si Eugénie vient, je ne réponds pas; si Arsène vient, je le tue. Reste ainsi, reste encore un instant!

Cependant Eugénie seule, inquiète, épouvantée, comptait les minutes, allait du palier à la fenêtre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin elle entend monter l'escalier. C'est elle, enfin!... Non, c'est le pas d'un homme.

Elle se réjouit de la pensée que c'était moi, et qu'elle allait pouvoir m'envoyer à la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi; mais au lieu de moi, c'était Arsène.

«Où donc est Marthe? dit-il d'une voix éteinte.

—Elle est sortie pour un instant, dit Eugénie, troublée; elle va rentrer tout de suite.

—Sortie toute seule à la nuit? dit Arsène; vous l'avez laissée sortir ainsi?

—Elle va rentrer avec Théophile, dit Eugénie, éperdue.

—Non! non! elle ne rentrera pas avec Théophile, dit Arsène en se laissant tomber sur une chaise. Ne vous donnez pas la peine de me tromper, Eugénie; elle ne rentrera pas même avec Horace. Elle rentrera seule, elle rentrera désespérée.

—Vous l'avez donc vue?

—Oui, je l'ai vue qui courait sur le quai du côté de la rue de la Harpe.

—Et Horace n'était pas avec elle?

—Je n'ai vu qu'elle.

—Et vous ne l'avez pas suivie?

—Non; mais je vais l'attendre,» dit-il. Et il se leva précipitamment.

«Mais pourquoi n'avez-vous pas couru après elle? dit Eugénie; pourquoi êtes-vous venu ici?

—Ah! je ne sais plus, dit Arsène d'un air égaré. J'avais une idée, pourtant!... Oui, oui, c'est cela: je voulais vous demander, Eugénie, si c'était la première fois qu'elle sortait seule, le soir, ou seule avec lui?... Dites, est-ce la première fois?

—Oui, c'est la première fois, dit Eugénie. Marthe est encore pure, j'en fais le serment. Pourquoi, mon Dieu, n'avoir pas couru après elle?

—Oh! il est peut-être temps encore de tuer ce misérable! s'écria Arsène avec fureur.» Et, bondissant comme un chat sauvage, il s'élança dehors.

Eugénie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle aventure. Épouvantée, elle se mit à courir aussi après Arsène. Heureusement je montais l'escalier, et je les arrêtai tous deux.

«Où allez-vous donc? leur dis-je; que signifient ees figures bouleversées?

—Retenez-le, suivez-le, me dit à la hâte Eugénie, en voyant qu'Arsène m'échappait déjà. Marthe est partie avec Horace, et Paul va faire quelque malheur; allez!»

Je courus à mon tour après le Masaccio, et je le rejoignis. Je m'emparai de son bras, mais sans pouvoir le retenir, quoique je fusse beaucoup plus grand et plus musculeux que lui. La colère avait tellement décuplé ses forces qu'il m'entraînait comme il eût fait d'un enfant.

J'appris par ses exclamations entrecoupées ce qui s'était passé, et je vis l'imprudence qu'Eugénie avait commise. La réparer par un mensonge était le seul moyen qui me restât pour empêcher un événement tragique.

«Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que ce soit la première fois qu'ils sortent ensemble? c'est au moins la dixième.»

Cette assertion tomba sur lui comme l'eau sur le feu. Il s'arrêta court, et me regarda d'un air sombre.

«Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? me demanda-t-il d'une voix déchirante.

—J'en suis certain..Elle est sa maîtresse depuis plus d'un mois.

—Eugénie m'a donc trompé?

—Non, mais on trompe Eugénie.

—Sa maîtresse! Il ne veut donc pas l'épouser, l'infâme!

—Qu'en savez-vous? lui dis-je, ne songeant qu'à le calmer et à l'éloigner; Horace est un homme d'honneur et ce que Marthe voudra, il le voudra aussi.

—Vous êtes sûr qu'il est un homme d'honneur! Jurez-moi cela sur le vôtre.»

A force d'assurances évasives et de réponses indirectes, je réussis à lui rendre la raison. Il me remercia du bien que je lui faisais, et il me quitta, en me jurant qu'il allait rentrer aussitôt chez lui.

Dès que je l'eus vu prendre cette direction, je courus à l'hôtel de Narbonne; je m'informai d'Horace. «Il est là-haut enfermé avec une demoiselle ou une dame, répondit la portière, enfin avec ce que vous voudrez. Mais je vais la faire descendre; je n'entends pas qu'il y ait du scandale ici.»

Je la priai de parler plus bas, et je l'y engageai par les arguments irrésistibles de Figaro. Elle m'expliqua que la dame était jolie, qu'elle avait de longs cheveux noirs et un châle écarlate. Je redoublai mes arguments, et j'obtins la promesse qu'elle ne ferait point de bruit, et qu'elle laisserait repartir la fugitive, à quelque heure que ce fût de la nuit, sans lui adresser une parole et sans faire part à personne de ce qu'elle avait vu.

Quand je fus tranquille à cet égard, je revins rassurer Eugénie. Je ne pus me défendre de rire un peu de sa consternation. Arsène mis à la raison et hors de cause, le dénouement un peu brusque, mais inévitable, des amours de Marthe et d'Horace, me semblait moins surprenant et moins sombre que ne le voulait voir ma généreuse amie. Elle me gronda beaucoup de ce qu'elle appelait ma légèreté.

«Voyez-vous, me dit-elle, depuis qu'elle l'aime, elle me fait l'effet d'être condamnée à mort; et à présent je ne ris pas plus que je ne ferais si je la voyais monter à l'échafaud.»

Nous attendîmes une partie de la nuit. Marthe ne rentra pas. Le sommeil finit par triompher de notre sollicitude.

A l'aube naissante, la porte de l'hôtel de Narbonne s'ouvrit et se referma plus doucement encore après avoir laissé passer une femme qui couvrait sa tête d'un châle rouge. Elle était seule, et fit quelques pas rapidement pour s'éloigner. Mais bientôt elle s'arrêta, faible et brisée, au coin d'une borne, et s'appuya pour ne pas tomber. Cette femme, c'était Marthe.

Un homme la reçut dans ses bras: c'était Arsène.

«Quoi! seule! seule! lui dit-il; il ne vous a pas seulement accompagnée!

—Je le lui ai défendu, dit Marthe d'une voix mourante; j'ai craint d'être rencontrée avec lui, et puis je n'ai pas voulu qu'il me revit au jour! Je voudrais ne le revoir jamais! Mais que fais-tu ici à cette heure, Paul?

—Je n'ai pu dormir, répondit-il, et je suis venu vous attendre pour vous ramener; quelque chose m'avait dit que vous sortiriez de chez lui seule et désespérée.»

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