Horace
XXIV.
Lorsque je revins le revoir dans l'après-midi, je le trouvai au lit avec un peu de fièvre et une violente agitation nerveuse. Je m'efforçai de le calmer par des remontrances assez sévères; mais je cessai bientôt, en voyant qu'il ne demandait qu'à être contredit afin d'exhaler tout son ressentiment. Je lui reprochai d'avoir plus de dépit que de douleur. Alors il me soutint qu'il était au désespoir; et à force de parler de son chagrin, il en ressentit de violents accès: la colère fit place aux sanglots. En cet instant Arsène entra. Le généreux jeune homme, sans s'inquiéter des soupçons injurieux d'Horace, que Laravinière ne lui avait pas cachés, venait tâcher de lui faire un peu de bien en les dissipant. Il y mit tant de grandeur et de dignité, qu'Horace se jeta dans son sein, le remercia avec enthousiasme, et, passant de l'aversion la plus puérile à la tendresse la plus exaltée, le pria d'être son frère, son consolateur, son meilleur ami, le médecin de son âme malade et de son cerveau en délire.
Quoique nous sentissions bien, Arsène et moi, qu'il y avait de l'exagération dans tout cela, nous fûmes attendris des paroles éloquentes qu'il sut trouver pour nous intéresser à son malheur, et nous voulûmes passer le reste de la journée avec lui. Comme il n'avait plus de fièvre, et qu'il n'avait rien pris la veille, je l'emmenai dîner avec Arsène chez le brave Pinson. Nous rencontrâmes Laravinière en chemin, et je l'emmenai aussi. D'abord notre repas fut silencieux et mélancolique comme le comportait la circonstance; mais peu à peu Horace s'anima. Je le forçai de boire un peu de vin pour réparer ses forces et rétablir l'équilibre entre le principe sanguin et le principe nerveux. Comme il était ordinairement sobre dans ses boissons, il éprouva plus rapidement que je ne m'y attendais les effets de deux ou trois verres de bordeaux, et alors il devint expansif et plein d'énergie. Il nous témoigna à tous trois un redoublement d'amitié que nous accueillîmes d'abord avec sympathie, mais qui bientôt déplut un peu à Paul, et beaucoup à Laravinière. Horace ne s'en aperçut pas, et continua à s'enthousiasmer, à les prôner l'un et l'autre sans qu'ils sussent trop à propos de quoi. Insensiblement le souvenir de Marthe venant se mêler à son effusion, il se livra à l'espérance de la retrouver, jeta au ciel ce brûlant défi, se vanta de l'apaiser, de la rendre heureuse, et, pour nous faire partager sa confiance, nous entretint de la passion qu'il avait su lui inspirer et nous en peignit l'ardeur et le dévouement avec un orgueil peu convenable. Arsène pâlit plusieurs fois en entendant parler de la beauté et des grâces ineffables de Marthe en style de roman, avec une chaleur pleine de vanité. Le fait est qu'Horace, retenu jusqu'alors par le peu d'encouragement et d'approbation que nous avions donné à son triomphe sur Marthe, avait souffert de le savourer toujours en silence. Maintenant qu'un intérêt commun nous avait fortuitement conduits à lui parler à coeur ouvert, à l'interroger, à l'écouter et à discuter avec lui sur ce sujet délicat, maintenant qu'il voyait toute l'estime et toute l'affection que nous portions à celle qu'il avait si mal appréciée, il éprouvait une vive satisfaction d'amour-propre à nous entretenir d'elle, et à repasser en lui-même la valeur du trésor qu'il venait de perdre. C'était un prétexte pour faire briller ce trésor devant nous sans fatuité coupable, et il était facile de voir qu'il était à demi consolé de son désastre par le droit qu'il en prenait de rappeler son bonheur. Quoique Arsène fût au supplice, il l'écouta, et l'aida même à cet épanchement imprudent avec un courage étrange. Quoique le sang lui montât au visage à chaque instant, il semblait être résolu à étudier Marthe dans l'imagination d'Horace comme dans un miroir qui la lui révélait sous une face nouvelle. Il voulait surprendre le secret de cet amour que son rival avait eu le bonheur d'inspirer. Il savait bien comment il l'avait perdu, car il connaissait le côté sérieux du caractère de Marthe; mais ce côté romanesque qui s'était laissé dominer par la passion d'un insensé, il l'analysait et le commentait dans sa pensée en l'entendant dépeindre par cet insensé lui-même. Plusieurs fois il pressa le bras de Laravinière pour l'empêcher d'interrompre Horace, et quand il en eut assez appris, il lui dit adieu sans amertume et sans mépris, quoique tant de légèreté et de forfanterie déplacée lui inspirât bien quelque secrète pitié.
A peine nous eut-il quittés, que Laravinière, cédant à une indignation longtemps comprimée, fit à Horace quelques observations d'une franchise un peu dure. Horace était, comme on dit, tout à fait monté. Il avalait du café mêlé de rhum, quoique je me plaignisse de cet excès de zèle à outrepasser ma prescription. Il leva la tête avec surprise en voyant la muette attention de Laravinière se changer en critiques assez sèches. Mais il n'était déjà plus d'humeur à supporter humblement un reproche: l'accès de repentir et de modestie était passé, la gloriole avait repris le dessus. Il répondit au froid dédain de Laravinière par des sarcasmes amers sur l'amour ridicule et malavisé qu'il lui supposait pour Marthe; il eut de l'esprit, il acheva de s'enivrer avec la verve de ses réponses et de ses attaques. Il devint blessant; il prit de la colère en s'efforçant de rire et de dénigrer. Ce dîner eût fini fort mal si je ne fusse intervenu pour couper court à une discussion des plus envenimées.
—Vous avez raison, me dit Laravinière en se levant, j'oubliais que je parlais à un fou.
Et, après m'avoir serré la main, il lui tourna le dos. Je ramenai Horace chez lui: il était complètement gris, et ses nerfs plus irrités qu'avant. Il eut un nouvel accès de fièvre, et comme j'étais forcé d'aller encore à mes malades, je craignis de le laisser seul. Je descendis chez Laravinière, qui venait de rentrer de son côté, et le priai de monter chez Horace.
—Je le veux bien, dit-il; je le fais pour vous, et puis aussi pour Marthe, qui me le recommanderait si elle le savait tant soit peu malade. Quant à lui personnellement, voyez-vous, il ne m'inspire pas le moindre intérêt, je vous le déclare. C'est un fat qui se drape dans sa douleur, et qui en a infiniment moins que vous et moi.
Aussitôt que je fus sorti, Jean s'installa auprès du lit de son malade, et le regarda attentivement pendant dix minutes. Horace pleurait, criait, soupirait, se levait à demi, déclamait, appelait Marthe tantôt avec tendresse, tantôt avec fureur. Il se tordait les mains, déchirait ses couvertures et s'arrachait presque les cheveux. Jean le regardait toujours sans rien dire et sans bouger, prêt à s'opposer aux actes d'un délire sérieux, mais résolu de n'être pas dupe d'une de ces scènes de drame qu'il lui attribuait la faculté de jouer froidement au milieu de ses malheurs les plus réels.
A mes yeux (et je crois l'avoir connu aussi bien que possible), Horace n'était pas, comme le croyait Jean, un froid égoïste. Il est bien vrai qu'il était froid; mais il était passionné aussi. Il est bien vrai qu'il avait de l'égoïsme; mais il avait en même temps un besoin d'amitié, de soins et de sympathie qui dénotait bien l'amour des semblables. Ce besoin était si puissant chez lui, qu'il était porté jusqu'à l'exigence puérile, jusqu'à la susceptibilité maladive, jusqu'à la domination jalouse. L'égoïste vit seul; Horace ne pouvait vivre un quart d'heure sans société. Il avait de la personnalité, ce qui est bien différent de l'égoïsme. Il aimait les autres par rapport à lui; mais il les aimait, cela est certain, et on eût pu dire sans trop sophistiquer que, ne pouvant s'habituer à la solitude, il préférait l'entretien du premier venu à ses propres pensées, et que, par conséquent, il préférait en un certain sens les autres à lui-même.
Lorsque Horace avait du chagrin, il n'avait qu'un moyen de s'étourdir, et ce moyen était également bon pour ramener à lui les coeurs qu'il avait blessés, et pour dissiper sa propre souffrance: il se fatiguait. Cette fatigue singulière, qui agissait sur le moral aussi bien que sur le physique, consistait à donner à son chagrin un violent essor extérieur par les paroles, par les larmes, les cris, les sanglots, même par les convulsions et le délire. Ce n'était pas une comédie, comme le croyait Laravinière; c'était une crise vraiment rude et douloureuse dans laquelle il entrait à volonté. On ne peut pas dire qu'il en sortît de même. Elle se prolongeait quelquefois au delà du moment où il en avait senti le ridicule ou la fatigue; mais il suffisait d'un très petit accident extérieur pour la faire cesser. Un reproche ferme, une menace de la personne qu'il prenait pour consolateur ou pour victime, l'offre subite d'un divertissement, une surprise quelconque, une petite contusion ou une mince écorchure attrapée en gesticulant ou en se laissant tomber, c'en était assez pour le ramener de la plus violente exaltation à la tranquillité la plus docile, et c'était là pour moi la meilleure preuve que ces émotions n'étaient pas jouées; car dans le cas où il eût été aussi grand acteur que Jean le prétendait, il eût ménagé plus habilement le passage de la feinte à la réalité. Laravinière était impitoyable avec lui, comme les gens qui se gouvernent et se possèdent le sont avec ceux qui s'exaltent et s'abandonnent. S'il eût exercé les fonctions de médecin ou d'infirmier, il eût vite appris qu'il est entre les enfants et les fous une variété d'hommes à la fois ardents et faibles, irritables et dociles, énergiques et indolents, affectés et naïfs, en un mot froids et passionnés, comme je l'ai dit plus haut, et comme je tiens à le dire encore pour constater un fait dont l'observation n'est pas rare, bien qu'il soit communément regardé comme invraisemblable. Ces hommes-là sont souvent médiocres, et ils sont parfois d'une intelligence supérieure. C'est en général l'organisation nerveuse et compliquée des artistes qui présente plus ou moins ces phénomènes. Quoiqu'ils s'épuisent à ce fréquent abus de leurs facultés exubérantes, on les voit rechercher avec une sorte d'avidité fatale tous les moyens possibles d'excitation, et provoquer volontairement ces orages qui n'ont que trop de véritable violence. C'est ainsi qu'Horace faisait usage du délire et du désespoir, comme d'autres font usage d'opium et de liqueurs fortes. «Il n'a qu'à se secouer un peu, disait Jean, aussitôt la fureur vient comme par enchantement, et vous le croiriez possédé de mille passions et de dix mille diables. Mais menacez-le de le quitter, et vous le verrez se calmer tout à coup comme un enfant que sa bonne menace de laisser sans chandelle.» Jean ne songeait pas qu'il y a à Bicètre des fous furieux qui se tueraient si on les laissait faire, et que la menace d'un peu d'eau froide sur la tête rend tout à coup craintifs et silencieux.
«Mais, disait-il, Horace fait tout ce bruit-là pour qu'on l'entende, et quand personne ne se dérange, il prend son parti de dormir ou d'aller se promener.» C'était malheureusement la vérité, et, sous ce rapport, le pauvre enfant était inexcusable. Ses crises lui faisaient du bien: elles attiraient à lui l'intérêt, les soins, le dévouement; et alors les personnes qui lui étaient attachées faisaient mille efforts et trouvaient mille moyens de le distraire et de le consoler. L'un le flattait, et relevait par là son orgueil blessé; un autre le plaignait et le rendait intéressant à ses propres yeux; un troisième le menait au spectacle malgré lui, et remédiait par les amusements qu'il lui procurait à l'ennui que lui imposait son dénûment. Enfin, il aimait à être malade, comme font les petits collégiens pour aller à l'infirmerie prendre du repos et des friandises, et, comme un conscrit qui se mutile pour ne pas aller à l'armée, il se fût fait beaucoup de mal pour se soustraire à un devoir pénible.
Malheureusement pour lui, il eut affaire cette nuit-là au plus sévère de ses gardiens. Il le savait, mais il se flattait de le vaincre et de le dominer par un grand déploiement de souffrance. Il augmenta volontairement sa fièvre et se rendit aussi malade qu'il lui fut possible. Laravinière fut cruel. «Écoutez, lui dit-il d'un ton glacial, je n'ai aucune pitié de vous. Vous avez mérité de souffrir, et vous ne souffrez pas autant, que vous le méritez. Je blâme toute votre conduite, et je méprise des remords tardifs. Vous avez des flatteurs, des séides, je le sais; mais je sais aussi que s'ils vous avaient vu d'aussi près que moi, au lieu de passer la nuit à vous veiller, comme je fais, ils iraient faire des gorges chaudes. Moi qui vous maltraite tout en vous gardant le secret de vos misères, je vous rends de plus grands services que tous ces niais qui vous gâtent en vous admirant. Mais écoutez bien un dernier avis. Ces gens-là apprendront à vous connaître, et ils vous mépriseront; et vous serez le but de leurs quolibets si vous ne commencez bien vite à être un homme et à vous conduire en conséquence; car il ne sied pas à un homme de pleurer et de se ronger les poings pour une femme qui le quitte. Vous avez autre chose à faire, et vous n'y songez pas. Une révolution se prépare, et si vous êtes las de la vie comme vous le dites, il y a là un moyen très-simple de mourir avec honneur et avec fruit pour les autres hommes. Voyez si vous voulez vous asphyxier comme une grisette abandonnée, ou vous battre comme un généreux patriote.»
Ce furent là les seules consolations qu'Horace reçut du président des bousingots, et il fallut bien les accepter. Il était trop tard pour en nier la logique et l'opportunité; car avant la fuite de Marthe, avant ce grand désespoir qu'il en ressentait, il s'était engagé, soit par amour-propre, soit par ennui, soit par ambition, à prendre part à la première affaire. Au dire de Jean, cette occasion ne tarderait pas à se présenter. Horace l'appela hautement de ses voeux; et Jean, dont le faible était de tout pardonner, à la condition qu'on prendrait un fusil pour moyen d'expiation, lui rendit promptement son estime, sa confiance et son dévouement. Il consentit pendant plusieurs jours à le soigner, à le promener, à l'exciter par les préparatifs de cette grande journée que chaque jour il lui promettait pour le lendemain, et Horace, recommençant les apprêts de sa mort, cessa de pleurer Marthe, et n'osa plus parler d'elle.
Un mois s'était écoulé depuis la disparition de cette jeune femme. Aucun de nous n'avait rien découvert sur son compte; et ce profond silence de sa part, dont Eugénie et Arsène surtout s'étaient flattés d'être exceptés, nous rejeta dans une morne épouvante. Je commençai à croire qu'elle avait été cacher loin de Paris un suicide, ou tout au moins une maladie grave, une mort douloureuse, et je n'osai plus me livrer avec mes amis aux commentaires que je faisais intérieurement. Je crois que le même découragement s'était emparé des autres. Je ne voyais presque plus Arsène. Horace ne prononçait plus le nom de l'infortunée, et semblait nourrir des projets sinistres qu'il me faisait entrevoir d'un air tragique et sombre. Eugénie pleurait souvent à la dérobée. Laravinière était plus conspirateur que jamais, et la politique l'absorbait entièrement.
Sur ces entrefaites, madame de Chailly la mère m'écrivit que le choléra venait de faire irruption dans la petite ville que ses propriétés avoisinaient. Elle tremblait, non pour elle-même (elle n'y songeait seulement pas), mais pour ses amis, pour sa famille, pour ses paysans, et m'engageait de la manière la plus pressante et la plus affectueuse à venir passer dans le pays cette triste époque. Il n'y avait pas de médecin dans nos campagnes; le choléra cessait à Paris. Je vis un devoir d'humanité et d'amitié en même temps à remplir, car tous les anciens amis de mon père étaient menacés. Je me disposai à partir et à emmener Eugénie.
Horace vint à plusieurs reprises me faire ses adieux. Il me félicitait de pouvoir quitter cette affreuse Babylone. Il enviait mon sort à tous les égards; il eût bien désiré pouvoir s'en aller avec moi. Enfin, je vis qu'il avait besoin de s'épancher; et, suspendant pour quelques heures mes apprêts de départ, je l'emmenai au Luxembourg, et le priai de s'expliquer. Il se fit prier beaucoup, quoiqu'il mourût d'envie de parler. Enfin il me dit:
«Eh bien, il faut vous ouvrir mon coeur, quoiqu'un serment terrible me lie. Je ne puis agir en aveugle dans une circonstance aussi grave; il me faut un bon conseil, et vous seul pouvez me le donner. Voyons! mettez-vous à ma place: si vous étiez engagé sur la vie, sur l'honneur, sur tout ce qu'il y a de sacré, à partager les convictions et à seconder les efforts d'un homme en matière politique, et si tout à coup vous aperceviez que cet homme se trompe, qu'il va commettre une faute, compromettre sa cause... je dis plus, si vos idées avaient dépassé les siennes, et que ses principes fussent devenus absurdes à vos yeux dessillés, pensez-vous qu'il aurait le droit de vous mépriser; pensez-vous que quelqu'un au monde aurait celui de vous blâmer, pour avoir délaissé l'entreprise et rompu avec ses moteurs à la veille d'y mettre la main? Dites, Théophile: ceci est bien sérieux. Il y va de ma réputation, de ma conscience, de tout mon avenir.
—D'abord, lui dis-je, je suis heureux de vous entendre parler de votre avenir; car il y a un mois que je m'effraie de vos idées sombres et de vos continuelles pensées de mort. Maintenant vous me prenez pour arbitre à propos d'un fait ou d'un sentiment politique. Me voilà bien embarrassé; vous savez combien ma position est fausse sur ce terrain-là: fils de gentilhomme, ami et parent de légitimistes, j'ai une sorte de dignité extérieure assez délicate à garder. Bien que mes principes, mes certitudes, ma foi, mes sympathies soient encore plus démocratiques peut-être que ceux de Laravinière et consorts, je ne puis, chose étrange et pénible, leur donner la main pour faire un seul pas avec eux. J'aurais l'air d'un transfuge; je serais méprisé dans le camp où j'ai été élevé; je serais repoussé avec méfiance de celui où je viendrais me présenter. Mon sort est celui d'un certain nombre de jeunes gens sincères qui ne peuvent désavouer du jour au lendemain la religion de leurs pères, et qui pourtant ont le coeur chaud et le bras solide. Ils sentent que la cause du passé est perdue, qu'elle ne mérite pas d'être disputée plus longtemps, que la victoire des novateurs est juste et sainte. Ils voudraient pouvoir arborer les couleurs nouvelles de l'égalité, qu'ils aiment et qu'ils pratiquent. Mais il y a là une question de convenances qu'on ne leur permet pas de violer, et que, de toutes parts, on les force à respecter, quoique, de toutes parts, on sache aussi bien qu'eux qu'elle est arbitraire, vaine et injuste. Je suis donc forcé de m'abstraire de tout concours à l'action politique; et quand je serai électeur, j'ignore absolument s'il me sera possible de voter avec l'impartialité et le discernement que je voudrais apporter à cette noble fonction. En un mot, je me suis retranché jusqu'à nouvel ordre, et qui sait pour combien d'années, dans un jugement philosophique des hommes et des choses de mon temps. C'est une souffrance profonde parfois, quand je me souviens que j'ai vingt-cinq ans, et que j'ai l'ardeur et le courage de ma jeunesse; c'est aussi une jouissance infinie quand je considère que les passions politiques, avec leurs erreurs, leurs égarements, leurs crimes involontaires, me sont pour longtemps interdites, et que je puis garder sans lâcheté ma religion sociale dans toute sa candeur. Mais comment voulez-vous qu'un homme ainsi séparé de vos mouvements et isolé de vos agitations vous montre la direction que vous devez prendre, vous, républicain de nature, de position, et pour ainsi dire de naissance?
—Tout ce que vous dites là, reprit Horace, me donne beaucoup à penser. Il y a donc une autre manière d'aimer la république et d'en pratiquer les principes, que de se jeter en aveugle et à corps perdu dans les mouvements partiels qui préparent sa venue? Oui, certes, je le savais bien, je le sentais bien, et il y a longtemps que j'y songe! il est une région de persévérance et d'action philosophique au-dessus de ces orages passagers! il est un point de vue plus vrai, plus pur, plus élevé que toutes les déclamations et les conspirations émeutières!
—Je n'ai tranché ainsi la question, répondis-je, que par rapport à moi et à cause de ma situation pour ainsi dire exceptionnelle dans le mouvement présent. J'ignore ce que je ferais à votre place; cependant, je puis vous dire que si j'étais royaliste, légitimiste et catholique, comme la plupart des jeunes gens de ma caste, je n'hésiterais pas à me joindre à la duchesse de Berri, comme à un principe.
—Vous feriez la guerre civile? dit Horace; eh bien, voilà ce qu'on me propose, voilà où l'on veut m'entraîner. Et moi je répugne à de tels moyens, et j'attends mieux de la Providence.
—A la bonne heure! En ce cas, vous renoncez à jouer un rôle actif; car une révolution parlementaire ne peut manquer de durer au moins un siècle, au point où en sont les choses.
—Un siècle! Le peuple n'attendra pas un siècle! s'écria Horace, oubliant la question personnelle pour la question générale.
—Soyez donc d'accord avec vous-même, lui dis-je: ou il y aura des révolutions violentes, et par conséquent des conflits rapides et énergiques entre les citoyens, ou bien il y aura de longs débats de paroles, une lutte patiente de principes, un progrès sûr, mais lent, où nous n'aurons rien à faire, vous et moi, qu'à profiter pour notre compte des enseignements de l'histoire. C'est déjà beaucoup, et je m'en contente.
—Ce sera plus prompt que vous ne croyez, et pour ma part je compte bien aider à l'oeuvre, soit par la parole, soit par les écrits, si je puis trouver une tribune ou un journal.
—En ce cas, vous n'hésitez pas à vous retirer de toute émeute, et j'approuve votre fermeté courageuse, car la tentation est forte, et moi-même qui ne puis y prendre part, j'ai souvent de la peine à y résister.
—Oui, sans doute, ce sera un grand courage, dit Horace avec un peu d'emphase; mais je l'aurai, parce que je dois l'avoir. Ma conscience me fait d'amers reproches de m'être laissé entraîner à ces projets incendiaires; je lui obéis. Vous m'avez rendu un grand service, Théophile, de m'avoir expliqué à moi-même. Je vous en remercie.»
Je ne voyais pas trop en quoi j'avais éclairci Horace sur un point qu'il avait posé nettement dès le commencement de l'explication; et, le trouvant si bien d'accord avec lui-même, j'allais le quitter, lorsqu'il me retint.
«Vous n'avez pas répondu à ma question, me dit-il.
—Vous ne m'en avez point fait que je sache, répondis-je.
—Pardieu! reprit-il, je vous ai demandé si quelqu'un de mes amis ou de mes prétendus coopinionnaires, si Jean le bousingot, par exemple, pourrait s'arroger le droit de me blâmer en me voyant renoncer aux folies de la conspiration émeutière, pour rentrer dans cette voie plus large et plus morale dont je n'aurais jamais dû sortir.
—D'après ce que vous me dites, je vois, répondis-je, que vous avez commis une faute. Vous vous êtes lié par des promesses à quelque affiliation...
—C'est mon secret,» reprit-il précipitamment. Puis il ajouta: «Je ne connais ni affiliation, ni conspiration; mais Laravinière est un fou, un exalté, comme bien vous savez. Il n'en fait aucun mystère à ses amis, et personne n'ignore qu'il est en avant dans toutes les bagarres de faubourg. Vous devez bien pressentir que nous n'avons pas habité la même maison pendant plusieurs mois, sans qu'il m'entretint de ses rêves révolutionnaires. Dans un moment de désespoir de toutes choses et de complet abandon de moi-même, j'ai désiré des émotions, des combats, des dangers et, pourquoi ne l'avouerais-je pas, une mort tragique, à laquelle se serait attachée quelque gloire. Je me suis livré comme un enfant, et, si je m'arrête aujourd'hui, il ne manquera pas de dire que je recule. Dans son héroïsme grossier, il m'accusera d'avoir peur, et je serai forcé peut-être de me battre avec lui pour lui prouver que je ne suis point un lâche.
—Dieu nous préserve d'un pareil incident! m'écriai-je. Il vous faut éviter à tout prix la nécessité de vous couper la gorge avec un de vos meilleurs amis. Mais je ne crois pas qu'il y mette la violence et la brutalité que vous supposez. Une franche et loyale explication de vos idées, de vos principes et de vos résolutions, lui fera juger plus sainement de votre caractère.
—Malheureusement, reprit Horace, Jean n'a ni idées ni principes. Ses résolutions ardentes sont le résultat de ses instincts belliqueux, de son tempérament sanguin, comme vous diriez. Il ne me comprendra pas, et il m'accusera, et puis il y a un danger beaucoup plus grave que celui de l'irriter et de croiser l'épée avec lui: c'est le bruit qu'il va faire de ma prétendue défection parmi ses compagnons, bousingots, braillards et tracassiers, qui ne savent que déclamer dans les estaminets, détonner la Marseillaise, échanger quelques horions avec les sergents de ville, et se dissiper avec la fumée du premier coup de fusil. Je suppose que leurs folles entreprises réussissent, que le peuple prenne parti pour eux et avec eux un beau matin, que le gouvernement bourgeois soit culbuté, et qu'un essai de république commence; ces jeunes gens-là, véritables mouches du coche, vont se faire passer pour des héros. Il y a tant de charlatanisme en ce monde, et les mouvements révolutionnaires favorisent si bien cette sale puissance, qu'on les proclamera peut-être les sauveurs de la patrie. Ils auront donc un pied à l'étrier; et moi je serai rejeté bien loin, et taxé par eux de m'être caché dans les caves au jour du danger. Voyez! les choses les plus bouffonnes ont parfois des résultats sérieux. Savez-vous que les principaux chefs de l'opposition de 1830 ont perdu beaucoup de leur influence sur les masses pour avoir désavoué l'émeute au 27 juillet, et pour avoir à peine compris, le 28, que c'était une révolution? A plus forte raison, moi, jeune homme obscur, qui n'ai encore pour m'étayer et me développer que ce misérable noyau d'étudiants bousingots, serai-je entaché et comme flétri, au début de ma carrière, par les souvenirs arrogants et les accusations stupides de ces gens-là? Qu'en pensez-vous? Voilà ce que je vous demande.
—Je vous répondrai, mon cher Horace, que tout est possible, mais qu'il y a un moyen sûr d'échapper à de pareilles accusations: c'est d'être logique, et de ne prendre part à aucune action violente, le lendemain beaucoup moins encore que la veille. Vous êtes philosophe comme moi, ou révolutionnaire comme l'ami Jean. Il n'y a pas de terme moyen. Si vous conservez vos rêves d'ambition, vous avez besoin de l'opinion des masses. Vous n'avez encore pour milieu qu'une coterie; il faut plaire à cette coterie, marcher avec elle, et lui obéir afin de la convaincre, de l'éblouir et de la dominer plus tard. Si vous pensez comme moi, que le moment n'est pas venu pour les hommes sérieux de voir réaliser leurs principes; si vous croyez (comme vous l'avez dit en commençant cette conversation) que les entreprises où l'on vous pousse compromettent la cause de la liberté, il faut être bien résolu d'avance à ne pas chercher des avantages personnels dans un résultat inespéré. Il faut remettre votre carrière politique à des temps plus éloignés. Vous êtes jeune, vous verrez peut-être arriver le triomphe de la civilisation par des moyens conformes à vos principes de morale.»
Horace ne me répondit rien, et revint avec moi tout rêveur et tout triste. En arrivant à ma porte, il me remercia de mes avis, les déclara logiques et rationnels, et me quitta sans me dire à quel parti il s'arrêtait. Je partais le lendemain matin.
Dans la soirée, inquiet de la manière dont nous nous étions séparés, et craignant qu'il ne se portât à quelque résolution dangereuse, j'allai chez lui, mais je ne le trouvai pas, et M. Chaignard me dit de l'air le plus gracieux:
«M. Dumontet est parti pour là province depuis une heure, il a reçu une lettre de ses parents; madame sa mère est à l'extrémité. Le pauvre jeune homme est parti tout bouleversé. Il m'a laissé la moitié de ses effets en dépôt. Sans doute il reviendra dans peu de jours.»
Je montai chez Laravinière. «Avez-vous vu Horace? lui demandai-je—Non, me dit-il; mais Louvet l'a vu monter en diligence d'un air aussi peu affligé que s'il allait hériter d'un oncle, au lieu d'enterrer sa mère.
—Vraiment, vous le haïssez trop, m'écriai-je; vous êtes cruel pour lui; Horace est un bon fils, il adore sa mère.
—Sa mère! répondit Jean en levant les épaules; elle n'est pas plus malade que vous et moi.»
Il ne voulut pas s'expliquer davantage.
XXV.
Le choléra fit assez de ravages dans la ville voisine de nos campagnes; mais il ne passa point la rivière, et les habitants de la rive gauche, desquels nous faisions partie, furent préservés. Dans l'attente d'une irruption toujours possible, je restai dans ma petite propriété, voyant tous les jours la famille de Chailly, dont le château était situé à la distance d'un quart de lieue, et veillant avec sollicitude sur ma vieille amie la comtesse, et sur ses petits-enfants dont elle était beaucoup plus occupée que leur mère, la merveilleuse vicomtesse Léonie. Cette dernière, quoique fort bienveillante pour moi dans ses manières, me déplaisait de plus en plus. Ce n'est pas qu'elle manquât d'esprit, ni de caractère. Elle avait certaines qualités brillantes à l'extérieur, qui attiraient également les gens très-affectés et les gens très-ingénus: ceux-ci, la prenant de bonne foi pour la femme supérieure qu'elle voulait être, et ceux-là souscrivant à ses prétentions, moyennant une convention tacite, passée avec elle, d'être reconnus pour hommes supérieurs eux-mêmes. Elle avait à Chailly comme à Paris, une petite cour assez ridicule, et même plus ridicule qu'à Paris; car elle la recrutait de plusieurs gentilshommes campagnards, élégants frelatés dont elle se moquait cruellement avec les élégants de meilleur aloi qu'elle avait amenés de Paris. Ces pauvres jeunes gens du cru se guindaient pour être à la hauteur de son bel esprit, et n'en étaient que plus sots; mais ils montaient à cheval avec elle, la suivaient à la chasse, bourdonnaient sur sa piste; où papillonnaient autour de son étrier, sans s'apercevoir qu'ils n'étaient accueillis que pour faire nombre au cortège, et afin que les femmes de la province eussent à dire, avec dépit, que la vicomtesse accaparait tous les hommes du département.
La comtesse, habituée à la haute tolérance de la bonne compagnie, menait une vie à part dans le château. Elle surveillait les enfants, les précepteurs et gouvernantes, les travaux de la terre et l'ordre de la maison. Alerte et vigilante, malgré son grand âge, elle était si nécessaire à l'indolente Léonie, qu'elle en obtenait des égards et des gracieusetés où l'affection n'entrait cependant pour rien. Le vicomte, son fils, était un personnage fort nul, indulgent par insouciance, et très-disposé à tout permettre à sa femme à condition qu'elle ne le gênerait en rien. Riche et borné, il était plus occupé à dépenser son bien avec des demoiselles de l'Opéra qu'à le faire prospérer avec sa mère. Il était presque toujours à Paris, et, pour se faire pardonner ses absences un peu équivoques, il s'acquittait scrupuleusement des nombreuses emplettes de toilette dont le chargeait la vicomtesse. C'était là le véritable lien conjugal entre eux, et le secret de leur bonne intelligence. Le pauvre homme aimait ses enfants instinctivement, et sa mère avec plus de tendresse qu'il n'en avait jamais eu pour personne; mais il ne la comprenait pas, et il était incapable de donner à ses enfants une bonne direction. Tout dans cette famille respirait extérieurement l'union et l'harmonie, quoique en réalité ce ne fût pas une famille, et que, sans le dévouement absolu et infatigable de la veille femme qui en était le chef et la providence, il n'eût pas été possible aux autres de vivre vingt-quatre heures sous le même toit.
J'étais depuis peu de jours dans le pays, lorsque je reçus un billet d'Horace, daté de sa petite ville, «Ma mère est sauvée, me disait-il. Je retourne à Paris la semaine prochaine; je passe à vingt lieues de chez vous. Si vous y êtes encore, je puis faire un détour et aller causer avec vous quelques heures sous les tilleuls qui vous ont vu naître. Un mot, et je trace mon itinéraire en conséquence.»
Eugénie fit une petite moue quand je lui dis que j'avais répondu à ce billet par une invitation empressée; mais lorsque Horace arriva, elle ne lui en fit pas moins les honneurs de notre humble manoir avec l'obligeance digne et simple dont elle ne pouvait se départir.
Madame Dumontet n'avait pas été aussi gravement malade que son mari l'avait écrit à Horace sous l'influence d'une première inquiétude. Le choléra n'avait pas été par là, et Horace avait trouvé sa mère presque rétablie; mais il n'avait pu s'arracher tout à coup des bras de ses parents, et s'il eût voulu les croire, il aurait passé avec eux le reste de l'été.
«Mais cette petite ville m'est devenue intolérable, dit-il, et j'ai senti cette fois plus vivement que jamais que j'en ai fini avec mon pauvre pays. Quelle existence, mon ami, que cette économie sordide à l'abri de laquelle on végète là, sans honneur, sans jouissance et sans utilité! Quelles gens que ces provinciaux, envieux, ignares, encroûtés et vains! S'il me fallait rester parmi eux trois mois entiers, je vous jure que je me brûlerais la cervelle.»
Le fait est que les habitudes modestes, l'esprit de contrôle un peu taquin, et l'obscurité un peu forcée des petites villes, étaient inconciliables avec les goûts et les besoins que l'éducation avait créés à Horace. Ses bons parents avaient tout fait pour qu'il en fût ainsi, et cependant ils étaient naïvement stupéfaits du résultat de leur ambition. Ils ne comprenaient rien aux énormes dépenses de ce jeune homme qu'ils voyaient si dédaigneux des plaisirs de leur endroit, le bal public, le café, les actrices ambulantes, la chasse, etc. Ils s'affligeaient de l'ennui mortel qui le gagnait auprès d'eux, et qu'il n'avait pas la force de leur cacher. Son intolérance pour leur prudence en matière de politique, son mépris acerbe pour leurs vieux amis, son dégoût devant les caresses et les avances des parents campagnards, sa mélancolie sans cause avouée, ses déclamations contre le siècle de l'argent (avec de si grands besoins d'argent), son humeur sombre et inégale, ses mystérieuses réticences lorsqu'il était question de femmes, d'amour ou de mariage, c'étaient là autant de chagrins profonds et dévorants pour eux, et surtout pour la pauvre mère, qui voulait découvrir en lui quelque cause de malheur exceptionnel, inouï, ne voyant pas que les autres enfants de sa province, élevés comme lui, maudissaient comme lui leur sort.
Quelques heures d'entretien avec Horace m'apprirent toute l'anxiété de sa famille, tout l'ennui qu'il en avait ressenti, et tous les torts qu'il avait eus, quoiqu'il ne me les avouât qu'en les présentant comme des conséquences inévitables de sa position. Il était obsédé des questions inquiètes que son père s'était permis de lui faire sur ses études et sur ses projets. Il était supplicié par les recommandations et les instances de sa mère, relativement à son travail et à sa dépense. Enfin, après avoir récriminé, déclamé, pleuré de rage et de tendresse en me peignant l'amour aveugle et inintelligent des chers et insupportables auteurs de ses jours, il conclut à un besoin immodéré de se distraire, afin de secouer tous ses dégoûts, et il me demanda de le mener au château de Chailly, où il avait appris qu'une belle partie de chasse se préparait.
Une heure après, il fut invité par la comtesse elle-même, qui vint, au milieu de sa promenade, se reposer un instant chez moi, comme elle le faisait souvent. Elle avait compris Eugénie au premier coup d'oeil, et avait conçu pour elle une bienveillante sympathie. Horace fut frappé de l'amicale familiarité avec laquelle cette grande dame s'assit auprès de la fille du peuple, de la maîtresse du carabin, et lui parla simplement et affectueusement. Il remarqua aussi le bon sens et la dignité qu'Eugénie mit dans cet entretien avec la comtesse. A partir de ce jour il eut pour elle un respect qui se démentit rarement, et abjura presque toutes ses anciennes préventions.
L'arrivée d'Horace au château fut une bonne fortune pour la vicomtesse, qui commençait à s'ennuyer de son entourage, et qui se souvenait d'avoir trouvé de l'esprit et de l'originalité à ce jeune homme. Elle lui fit d'agréables reproches de l'avoir négligée à Paris.
«Vous avez trouvé notre maison ennuyeuse, lui dit-elle avec ce ton où la flatterie tenait de si près à la moquerie qu'il était difficile de savoir jamais laquelle des deux l'emportait; nous le serons peut-être moins ici; et d'ailleurs à la campagne, on est moins difficile.
—C'est cette considération qui m'a donné le courage de me présenter devant vous, Madame,» répondit Horace avec une humilité impertinente qui ne fut pas mal reçue.
La vicomtesse ne se connaissait pas plus en véritable esprit qu'en véritable mérite. Elle ne cherchait dans un homme qu'une seule capacité, celle qui consiste à savoir louer et aduler une femme. Au premier coup d'oeil elle se rendait compte de l'effet qu'elle pouvait produire sur l'esprit d'un nouveau venu; et s'il n'y avait pas de prise pour elle sur cet esprit-là, elle ne se donnait point de peine inutile, et le traitait tout de suite en ennemi. En cela consistait tout son tact. Elle ne se compromettait vis-à-vis de personne, et ne reculait devant aucune inimitié. Elle savait se faire assez de partisans pour ne pas craindre les adversaires. Pour juger les hommes qui l'approchaient, elle n'avait donc qu'un poids et qu'une mesure: quiconque ne l'appréciait pas était tenu, sans retour et sans appel, pour un butor, un cuistre ou un sot; quiconque la remarquait et cherchait à se faire remarquer par elle, était noté et enrôlé d'avance dans la brigade de ses favoris ou de ses protégés. Les manières timides, l'émotion d'un jeune adorateur, lui plaisaient; mais l'audace d'un fat entreprenant lui plaisait davantage. Froide et maladive, elle ne pouvait pas être tout à fait galante; mais elle était coquette et dissolue à sa manière, et donnait de prétendus droits sur son coeur, toutes sortes d'espérances, et du minces faveurs, à plusieurs hommes à la fois, tout en ayant l'habileté de faire croire à chacun, qu'il était le premier et le dernier qu'elle eût aimé ou qu'elle dût aimer. Comme il n'est point de méchant caractère qui n'ait, comme on dit, les qualités de ses défauts, on pouvait dire, à sa louange, qu'elle n'avait pas d'hypocrisie avec le monde, et qu'elle n'affectait pas les principes qu'elle n'avait pas. Elle montrait beaucoup d'indépendance dans ses idées et d'excentricité dans sa conduite. Elle ne croyait à aucune vertu; mais, ne blâmant aucun vice, elle parlait des autres femmes avec plus de loyauté que ne le font ordinairement les femmes du monde. Elle le faisait sans ménagement et sans malice, ne se piquant pas de pudeur à cet égard, et n'en ayant pas plus que de passion.
Horace ne songea pas même à douter de cette supériorité féminine qui recherchait son hommage. Il l'accepta d'emblée, non-seulement parce qu'elle était riche, patricienne, courtisée et parée, et que tout cela était neuf et séduisant pour lui, mais encore parce qu'il avait absolument la même manière de juger les gens, et de les prendre, comme elle, en affection ou en antipathie selon qu'il était goûté ou dédaigné. Dès le premier jour où le regard de la vicomtesse avait croisé le sien, ce mutuel besoin de l'admiration d'autrui qui les possédait s'était manifesté. Leurs vanités réciproques s'étaient prises corps à corps, se défiant et s'attirant comme deux champions avides de mesurer leurs forces et de se glorifier aux dépens l'un de l'autre.
La vicomtesse songea toute la nuit aux trois toilettes qu'elle ferait le lendemain. D'abord elle apparut dès le matin sur le perron, en robe de chambre si blanche, si fine, si flottante, qu'elle rappelait Desdemona chantant la romance du Saule. Puis, pendant qu'on apprêtait les chevaux, elle se costuma en amazone du temps de Louis XIII, risquant une plume noire sur l'oreille, qui eût été de mauvais goût au bois de Boulogne, et qui était fort piquante et fort gracieuse au fond des bois de Chailly. Au retour de la chasse, elle fit une toilette de campagne d'un goût exquis, et se couvrit de tant de parfums qu'Horace en eut la migraine.
Quant à lui, il s'était levé avant le jour pour s'équiper en chasseur convenable, et grâce à ma garde-robe, il s'improvisa un costume qui ne sentait pas trop le basochien de Paris. Je le prévins que mon cheval était un peu vif, et l'engageai à le traiter doucement. Ils partirent en assez bonne intelligence; mais quand le cavalier fut sous le feu des regards de la châtelaine, il ne tint compte de mes avis, et eut de rudes démêlés avec sa monture. La galerie remarqua qu'il ne savait nullement gouverner un cheval.
«Vous montez en casse-cou, mon cher, lui cria familièrement le comte de Meilleraie, adorateur principal de la vicomtesse; vous vous ferez écraser contre la muraille.»
Horace trouva la leçon de mauvais goût, et, pour prouver qu'il la méprisait, il fit cabrer son cheval avec rage. Il était hardi et solide, quoiqu'il eût peu de leçons de manège, et sachant bien qu'il ne pouvait lutter d'art et de science avec les écuyers expérimentés et pédants qui entouraient la vicomtesse, il voulut du moins les éclipser par son audace. Il réussit à effrayer la dame de ses pensées, au point qu'elle le supplia en pâlissant d'avoir plus de prudence. L'effet était produit, et le triomphe d'Horace sur tous ses rivaux fut assuré. Les femmes prisent plus le courage que l'adresse. Les hommes soutinrent que c'était un genre détestable, et qu'aucun d'eux ne voudrait prêter son cheval à un pareil fou; mais la vicomtesse leur dit qu'aucun d'eux n'oserait faire de pareilles folies et risquer sa vie avec autant d'insouciance. Comme elle voyait fort bien que toute cette crânerie d'Horace était en son honneur, elle lui en sut un gré infini, et s'occupa de lui seul tout le temps de la chasse. Horace l'y aida merveilleusement en ne la quittant presque pas, et en montrant pour la chasse en elle-même toute l'indifférence qu'il y portait. Il ne savait pas plus chasser que manier un cheval, et comme il n'y eût fait que des fautes, il affecta un profond mépris pour cette passion grossière.
«Pourquoi êtes-vous donc venu? lui dit madame de Chailly, qui voulait provoquer une réponse galante.
—J'y viens pour être auprès de vous,» répondit-il sans façon.
C'était plus que n'avait attendu la vicomtesse. Mais les circonstances servaient bien Horace; car cette brusque déclaration qu'il lui jetait à la tête, et qu'un peu plus de savoir-vivre lui eût fait tourner plus délicatement, sembla à celle qui la recevait l'effet d'une passion violente et prête à tout oser. Cette femme, d'une beauté contestable et d'un coeur problématique, n'avait jamais été aimée. On l'avait attaquée et poursuivie par curiosité ou par amour-propre. Jamais on ne l'avait désirée, et elle ne désirait rien tant elle-même que d'inspirer un amour emporté, dût-il compromettre la réputation de délicatesse, de goût et de fierté qu'elle avait travaillé à se faire. Elle espérait peut-être qu'un tel amour éveillerait en elle les émotions d'un enthousiasme qu'elle ne connaissait pas. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que son imagination était satisfaite à tous autres égards; que sa vanité était blasée sur les triomphes de l'esprit et de la coquetterie, et qu'elle n'avait jamais éprouvé les transports que la beauté allume et que la passion entretient. Elle était lasse d'adulations, de soins et de fadeurs. Elle voulait voir faire des folies pour elle; elle voulait, non plus de l'excitation, mais de l'enivrement, et Horace semblait tout disposé à ce rôle d'amant furieux et téméraire dont la nouveauté devait faire cesser la langueur et l'ennui des vulgaires amours.
Cette pauvre femme avait eu cependant un ami dans sa vie, et elle l'avait conservé. C'était le marquis de Vernes, qui, à l'âge de cinquante ans, avait été son premier amant. Il y avait de cela une vingtaine d'années, et le monde ne l'avait pas su, ou n'en avait jamais été certain. Ami de la maison, ce roué habile avait profité des premiers sujets de dépit que l'infidélité du vicomte de Chailly avait donnés à sa femme. Il avait été le confident des chagrins de Léonie, et il en avait abusé pour séduire une enfant sans expérience, qui le regardait comme un père et se fiait à lui. Jusque-là cette infortunée n'avait eu d'autre défaut que la vanité; cet affreux début dans la vie, avec un vieux libertin, développa des vices dans son coeur et dans son intelligence. Elle eut horreur de sa chute, se sentit avilie, et se crut perdue à jamais, si, à force de science et de coquetterie, elle ne parvenait à s'en relever. Le marquis l'y aida; non qu'il fût accessible au remords, mais parce que, dans l'espèce de morale qu'il s'était faite de ses vices, il tenait à honneur de ne pas flétrir une femme aux yeux du monde et aux siens propres. C'était un homme singulier, mystérieux, profond en ruses, et d'une dissimulation froide, au milieu de laquelle régnait une sorte de loyauté. Né pour la diplomatie, mais éloigné de cette carrière par les événements de sa vie, il avait fait servir sa puissance secrète à satisfaire ses passions, non sans vanité, du moins sans scandale. Par exemple, il se piquait d'être ce que les femmes du monde appellent un homme sûr; et bien qu'à son regard doucereusement cynique, à ses propos délicatement obscènes, à son ton finement dogmatique en matière de galanterie, on reconnût en lui le libertin supérieur, le débauché de premier ordre, jamais le nom d'une de ses maîtresses, fût-elle morte depuis quarante ans en odeur de sainteté, ne s'était échappé de ses lèvres; jamais une femme n'avait été compromise par lui. Éconduit, il ne s'était jamais plaint; trahi, il ne s'était jamais vengé. Aussi le nombre de ses conquêtes avait été fabuleux, quoiqu'il eût toujours été fort laid. N'aimant point par le coeur, et sachant bien qu'il ne devait ses triomphes qu'à son adresse, il n'avait jamais été aimé; mais partout il s'était rendu nécessaire, et avait conservé ses droits plus longtemps que ne le font les hommes qu'on aime, et qui nuisent à la réputation et au repos. Tant qu'il désirait, il était le persécuteur le plus dangereux du monde, et fascinait par une audace persévérante et glacée. Dès qu'il possédait, il redevenait non-seulement inoffensif, mais encore utile et précieux. Il se conduisait généreusement, faisait les actes du dévouement le plus délicat, travaillait à réparer l'existence de la femme qu'il avait souillée, en un mot, relevait en public, par sa tenue, ses discours et sa conduite, la réputation de celle qu'il avait perdue en secret. Il faisait tout cela froidement, systématiquement, soumettant toutes ses intrigues à trois phases bien distinctes, tromper, soumettre et conserver. Au premier acte, il inspirait la confiance et l'amitié; au second, le honte et la crainte; au troisième, la reconnaissance et même une sorte de respect: bizarre résultat de l'amour à la fois le plus déloyal et le plus chevaleresque qui soit jamais passé par une cervelle humaine.
La vicomtesse Léonie avait été une des dernières victimes du marquis. Désormais elle était la femme à laquelle il se montrait le plus dévoué. Le drame immonde de la séduction avait été aussi plus sérieux pour lui, avec elle, qu'avec la plupart des autres. Il n'avait pas trouvé chez elle le moindre entraînement, et il avait été forcé d'attaquer et de flatter sa vanité, plus ingénieusement et plus patiemment peut-être qu'il ne l'avait fait de sa vie. Sa triste victoire avait excité chez Léonie un dégoût profond, un ressentiment amer, voisin de la haine et de la fureur. Elle l'avait menacé de dévoiler sa conduite à sa famille, de demander vengeance à son mari, même de se faire justice elle-même en le poignardant. Cette réaction violente n'était pas chez elle l'effet de la vertu outragée, mais celui de la vanité blessée et humiliée. Elle, si hautaine et si éprise d'elle-même, appartenir à un homme vieux, laid et froid! Elle en faillit mourir, et ce fut là le le plus grand chagrin de sa vie. Le marquis en fut effrayé, lui qui ne l'avait jamais été; aussi travailla-t-il à la rassurer et à la relever à ses propres yeux avec un soin et un zèle qui dépassaient tous ses miracles précédents en ce genre. Pour rien au monde il n'eût voulu laisser dans une âme si dédaigneuse et si vindicative un souvenir odieux. Il alla jusqu'à jouer le remords, le désespoir et la passion, et il le fit si bien, que la vicomtesse crut être le premier amour de ce vieillard blasé. Son premier soin fut de lui trouver et de lui donner un amant qui consolât son amour-propre, et il y parvint sans que cet homme se doutât de son plan et s'aperçût de son concours. Léonie ne savait pas que le marquis avait agi ainsi avec toutes les femmes dont il avait voulu rester l'ami; et puis il fit pour elle cette différence, qu'avec les autres il avait parlé en philosophe du dix-huitième siècle, et qu'avec elle il parla en héros du dix-neuvième. Il feignit de se sacrifier, de s'arracher le coeur en se donnant un rival; et comme elle aimait à se croire capable d'inspirer un sentiment sublime, elle accepta le rôle nouveau qu'il venait de créer pour elle. De son côté, il y goûta le plaisir d'inspirer une reconnaissance exaltée; et ils jouèrent ensemble cette comédie tout le reste de leur vie. Il fut le confident résigné de tous ses caprices et l'entremetteur sentimental de toutes ses intrigues. Trop vieux désormais pour prétendre au partage, il s'en consola en se voyant prôné et cajolé ouvertement par une femme qui eût rougi d'avouer l'origine de leur intimité, mais qui le déclarait l'homme le plus remarquable, le plus grand esprit, et le plus beau caractère qu'elle eût jamais rencontré. Les femmes de seconde et de troisième jeunesse, qui avaient connu le marquis à leurs dépens, n'étaient pas dupes de cette amitié filiale; mais elles ne se vantaient pas d'en avoir deviné la cause; et lorsqu'il arrivait à quelqu'une d'entre elles de dire amen à tous les éloges que décernait Léonie au marquis, c'était quelque chose d'assez curieux que la contenance chaste et calme de ces deux femmes qui espéraient se tromper réciproquement, et qui savaient très-bien l'amer secret l'une de l'autre.
Il ne fallut qu'une journée au marquis pour deviner le penchant de la vicomtesse pour Horace. Comme, au point de vue de la prudence, qui est toute la morale du monde, il ne lui avait jamais donné que de bons conseils, il vit d'abord cette inclination d'un mauvais oeil. Il ne pouvait pas suivre la chasse; mais il lut sur le front du jeune roturier, lorsqu'au retour celui-ci aida la vicomtesse à descendre de cheval, que ses espérances avaient couru le grand galop. Il pénétra dans les appartements de Léonie pendant qu'elle se faisait coiffer par une de ces soubrettes comme il en reste peu, devant lesquelles on ne se gêne pas. Assister à la toilette des dames était un privilège de l'ancien régime auquel l'âge du marquis l'autorisait encore.
«Ah ça! ma chère enfant, dit-il à Léonie, j'espère que si vous vous coiffez pour ce beau brun qui nous est tombé des nues, vous n'allez pas du moins vous coiffer de lui. C'est un garçon de bonne mine, et qui cause bien, j'en tombe d'accord; mais c'est un homme qui ne vous convient pas.
—Comme je suis habituée à vos plaisanteries, je ne me défendrai pas de cette supposition, répondit la vicomtesse en riant; mais dites-moi toujours pourquoi cet homme-là ne me conviendrait pas.
—Vous le savez bien, vous la femme la plus clairvoyante et la plus perspicace de la terre.
—Ma perspicacité ne m'a rien dit; car je n'ai pas fait à lui la moindre attention.
—En ce cas, je vais vous le dire, reprit le marquis, à qui ce mensonge n'en imposait nullement: ce monsieur-là est un homme de rien, un être commun, une espèce en un mot.
—Cher ami, ceci n'a pas de sens pour moi, dit la vicomtesse; vous oubliez toujours que je date mes opinions et mes idées d'après la révolution.
—Je date d'auparavant, et je n'ai cependant pas plus de préjugés que vous, ma chère vicomtesse; mais il y a des faits, et je les observe. Les gens d'une certaine classe peuvent avoir des qualités qui nous manquent; mais ils ont aussi des défauts que nous n'avons pas, et qui ne peuvent pas transiger avec les nôtres. Je ne leur refuse ni le talent, ni l'instruction, ni l'énergie; mais je leur refuse positivement le savoir-vivre.
—Est-ce que ce garçon en a manqué? dit la vicomtesse d'un air distrait; je n'y ai pas pris garde.
—Il n'en a pas manqué encore; il n'en manquera pas, tant qu'il ne s'agira que de se tenir parmi vos humbles serviteurs. Il ne pourrait, dans cette situation, que manquer parfois d'usage, et vous savez que je n'attache pas d'importance à de telles misères; mais si vous releviez à une hauteur pour laquelle il n'est point fait, vous le verriez bientôt, comme tous ses pareils en pareil cas, manquer de tact, de réserve, de goût et de tenue, et vous auriez bientôt à rougir de lui.
—Mais vraiment, s'écria la vicomtesse avec un rire forcé, vous en parlez comme d'une chose arrêtée dans ma pensée, et je n'ai pas seulement songé à regarder comment il a le nez fait.»
Horace avait dans le marquis un dangereux adversaire, et, s'il s'en fût douté, il l'aurait certainement indisposé encore plus par sa hauteur et ses bravades. Mais le pauvre enfant était trop candide pour soupçonner l'empire qu'exerçait le vieux roué sur l'esprit de sa belle vicomtesse. Il s'en méfiait si peu, qu'il céda à cette bienveillante admiration que lui inspiraient les gens de qualité. Malgré tout son républicanisme, Horace était aristocrate dans l'âme. On pouvait lui appliquer le mot pittoresque du Misanthrope: «La qualité l'entête.» Il éprouvait pour ce monde-là une tolérance politique sans bornes, une sympathie de nature. Il ne pouvait voir un crime dans les habitudes d'élévation et de grandeur, lui qui était dévoré du besoin de ces choses, et qui se sentait fait pour en prendre sa part. Il admirait donc la bonne compagnie sans la respecter; il désirait s'y mettre à l'unisson par ses manières, et il s'y essayait avec la pleine confiance d'y réussir bien vite. Cette facilité à se transformer, cette absence de raideur et de crainte, lui donnaient véritablement un grand charme. Il faisait vingt gaucheries dont pas une ne déplaisait, parce qu'il s'en apercevait le premier et en riait de bonne grâce, ne demandant pas pardon d'ignorer ce qu'on ne lui avait pas appris, déclarant à qui voulait l'entendre qu'il n'avait jamais vu le monde, et ne montrant ni fausse honte ni sot orgueil. Le laisser-aller de la campagne venait à son secours. La vicomtesse affectait de pousser ce sans-gêne aussi loin qu'il était possible, et de friser le mauvais ton dans son enjouement avec une mesure toujours exquise. Elle riait de tout son coeur des maladresses du nouveau venu, après les avoir bien provoquées; mais elle n'en riait que devant lui et avec lui; et il mettait de son côté tant de bonhomie et d'ouverture de coeur, que, malgré toutes les préventions de l'entourage, il gagna en un jour toutes les sympathies, même celle du comte de Meilleraie, qui ne prit de lui aucun ombrage, se confiant dans la supériorité de ses belles manières. Par malheur, le comte attribuait à ces manières une importance dont la vicomtesse ne faisait plus aucun cas depuis douze heures. Horace était cent fois plus aimable, avec sa tenue étourdie et dégagée, que le comte avec son dandysme et son dandinage. Ce dernier mot fut celui dont elle se servit pour expliquer à Horace, qui le lui demandait naïvement, ce que signifiait littéralement le premier.
Malgré la fatigue de la journée, on veilla longtemps au salon; à minuit on prit le thé, et à deux heures du matin on causait encore avec animation autour de la table chargée de fruits et de friandises sur lesquels Horace faisait main basse sans cérémonie. Le comte de Meilleraie, qui savait combien Léonie était romantique (au point de déclarer que lord Byron, qu'elle n'avait jamais vu, était le seul homme qu'elle eût aimé), se réjouissait de voir celui qui l'avait inquiété le matin se présenter sous un aspect aussi prosaïque. Il le bourrait de pâtisseries et de confitures, enchanté de voir la vicomtesse rire aux éclats de cette voracité d'écolier, et plein d'amicale gratitude pour Horace, qui se prêtait si bien à ce rôle d'homme sans conséquence. Mais la vicomtesse riait pour la première fois de sa vie sans ironie; elle comprenait qu'Horace se dévouait à la divertir pour être admis, n'importe à quel prix, dans son intimité. Elle l'avait entendu parler mieux qu'aucun des hommes par lesquels il se laissait maintenant plaisanter; elle l'avait vu à la chasse franchir des fossés et des barrières devant lesquels tous avaient reculé, parce qu'il y avait en effet dix chances contre une de s'y briser. Elle savait donc qu'il était supérieur à eux tous en esprit et en courage. Avec ces avantages-là, accepter le dernier rôle pour lui faire plaisir, c'était, selon elle, un acte de dévouement admirable et la preuve d'un amour sans bornes.
XXVI.
Mais celui qui, après elle, se laissa le plus gagner à l'apparente bonhomie d'Horace, fut son antagoniste déclaré, le vieux marquis de Vernes. Avec celui-là, Horace ne joua pas de rôle; il s'engoua sur-le-champ de ce caractère de grand seigneur, de ces gravelures princières, et de cette insolence leste et brillante qui lui apportaient un reflet des moeurs d'autrefois. Pour quiconque n'a vu les marquis du bon temps que sur la scène, voir poser dans la vie réelle un échantillon de cette race perdue est une véritable bonne fortune. Horace, sans songer que les courtisans de la royauté absolue avaient dégénéré dans leur genre, tout aussi bien que les preux de la féodalité, crut voir un Lauzun ou un Créqui dans le marquis de Vernes. Peu s'en fallut qu'il n'y vît, en d'autres moments, un duc de Saint-Simon. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se prit pour lui d'un respect et d'une admiration qui se résumaient dans le désir de l'égaler et de le copier autant que possible. Horace avait une telle mobilité d'esprit, il était si impressionnable, qu'il ne pouvait se défendre de l'imitation. Il n'y avait pas trois jours qu'il allait au château, que déjà il s'essayait devant nous à prononcer du bord des lèvres comme le marquis, et qu'il me conjura de lui donner une des tabatières de mon père afin de s'exercer à semer élégamment du tabac sur sa chemise, copiant l'indolence gracieuse du vieillard, aussi bien que pouvait le faire un étudiant de seconde année, c'est-à-dire de la façon la plus ridicule du monde. Eugénie l'en avertit, et le mortifia beaucoup; car il avait oublié que le modèle était assez près de nous pour ôter à son plagiat toute apparence d'originalité. Mais il n'en resta pas moins décidé à singer le marquis devant tous ceux qui ne pourraient pas faire, comme nous, la comparaison du maître avec l'écolier.
Grâce à une des anomalies nombreuses de son caractère, tandis qu'il nous rendait témoins de ses tentatives d'affectation, à un quart de lieue de là, sous les yeux de la vicomtesse, il déployait tous les charmes de la simplicité. Qui eût pu deviner que c'était là encore un rôle, et toujours une manière d'être arrangée pour l'effet? Horace avait, certes, une ingénuité réelle; mais il s'en servait et s'en débarrassait suivant l'occurrence. Quand elle lui réussissait, il s'y laissait aller, et il était lui-même, c'est-à-dire adorable. Quand elle lui nuisait, il entrait dans n'importe quel rôle, avec une facilité inconcevable, et il dominait quand il n'avait pas affaire à trop forte partie. Ce jeu-là eût été bien dangereux avec le vieux marquis, qui en savait plus long que lui, et encore plus avec la vicomtesse, élève du vieux roué, et capable de lutter avec avantage contre son maître lui-même. Aussi Horace, prenant le parti d'être naturel, les séduisit tous deux. Le marquis n'aimait pas les jeunes gens, bien que, dans la société des femmes auxquelles il s'était voué, il fût forcé de vivre sans cesse au milieu d'eux; mais Horace lui témoigna tant de sympathie, l'écouta si avidement, s'égaya de si grand coeur à ses vieilles anecdotes, lui fit tant de questions, lui demanda tant de conseils, en un mot le prit si aveuglément pour guide et pour arbitre, que le vieillard, plus vain encore que méchant, s'engoua de lui à son tour, et déclara, même à la vicomtesse, que c'était là le plus aimable, le plus spirituel et le meilleur jeune homme de toute la génération nouvelle.
Horace, se voyant goûté, se livra entièrement. Il prit le marquis pour confident, et le conjura de lui enseigner à plaire à la vicomtesse. Alors il se passa dans l'esprit du maître quelque chose d'assez étrange; il devint pensif, sérieux, presque mélancolique, et frappant sur l'épaule de son élève;
«Jeune homme, lui dit-il, vous me mettez là dans une situation bien délicate. Donnez-moi quelques heures pour y songer, et jusqu'à ce soir pour vous répondre.»
Le ton solennel du marquis, auquel il était loin de s'attendre, enflamma la curiosité d'Horace. D'où vient que cet homme qui, dans les épanchements railleurs, faisait si bon marché de toute morale, prenait un air grave quand il s'agissait de Léonie? Était-elle donc une femme à part, même aux yeux de ce contempteur de toute pudeur humaine? Jusque-là elle lui avait semblé dégagée de préjugés (c'est ainsi qu'elle appelait ce que d'autres appellent principes), et Horace, qui n'en avait aucun en fait d'amour, goûtait fort cette manière de voir. Mais de ce qu'elle n'imposait aucun frein à ses penchants, était-ce à dire qu'elle pût en avoir d'assez prononcés pour favoriser un nouveau venu au milieu d'une phalange d'aspirants mieux fondés en titre? N'avait-elle point fait un choix parmi ceux-là? Le comte de Meilleraie n'était-il pas son amant? Était-il possible de le supplanter, et toutes ces avances qu'on semblait lui faire n'étaient-elles pas un piège qu'on lui tendait pour le forcer à se ranger au plus vite parmi les amants rebutés?
Pendant qu'Horace interrogeait ainsi sa destinée, le marquis rêvait de son côté à la conduite qu'il tracerait à son jeune ami. Dans ce moment-là, le vieux diplomate était complètement dupe de son disciple. Il le jugeait si candide, si passionné, si généreux, qu'il était effrayé des conséquences de son amour pour une femme aussi habile, aussi froide, aussi personnelle que l'était la vicomtesse. Il craignait des orages qu'il ne pourrait plus conjurer; et comme toute la tactique enseignée par lui à Léonie consistait à se préserver toujours du scandale, il ne savait comment concilier l'espèce d'affection qu'il avait réellement pour elle, et la vive sympathie que l'amour-propre flatté lui avait fait concevoir pour Horace.
Pour la première fois de sa vie peut-être, il prit le parti d'être sincère, comme si la franchise d'Horace eût exercé sur lui le même magnétisme que sa propre rouerie exerçait sur ce jeune homme.
«Tenez, lui dit-il en parcourant avec lui, au clair de la lune, les allées désertes du jardin anglais, je vais vous parler net. Je crois, de toute mon âme, que vous êtes épris de la vicomtesse, et je ne crois pas impossible qu'elle vienne à vous écouter. Mais si, malgré vos agitations (et vos espérances, que je devine fort bien), vous êtes encore capable d'écouter un bon conseil, vous renoncerez à pousser votre pointe dans ce coeur-là.
—J'y renoncerai si vous avez de bonnes raisons à me donner, répondit Horace; et vous n'en devez pas manquer, monsieur le marquis, car vous avez pesé les vôtres toute la journée.
—Vous ne voulez pas me croire sur parole, et vous abstenir, sauf à deviner plus tard mes raisons vous-même?
—Comment pouvez-vous me demander pareille chose, vous qui connaissez si bien le coeur humain? Plein de foi en vous, je vous promettrais en vain ce que je ne pourrais pas tenir.
—Eh bien, je vais tâcher de vous convaincre. Avez-vous déjà aimé?
—Oui.
~-Quelle espèce de femme?
—Une femme obscure comme moi, mais belle, intelligente et dévouée.
—Fidèle?
—Je le crois.
—Fûtes-vous jaloux?
—Comme un fou, ou, pour mieux dire, comme un sot.
—Comment l'avez-vous quittée?
—Ne me le demandez pas; j'ai été ridicule ou odieux, je ne sais pas lequel.
—Mais est-ce fini avec elle?
—Vous voulez me forcer à vous dire une chose dont le souvenir me navre, et dont vous ne me conseillerez pas de rire, j'en suis certain: elle s'est suicidée.
—Ah! voilà qui est bien, très-bien, dit le marquis avec beaucoup de sérieux; je vous félicite. Cela ne m'est jamais arrivé. Un suicide! C'est superbe cela, mon cher, à votre âge. Qu'on le sache, et toutes les femmes sont à vous. Oui-da! vous êtes appelé à une belle carrière! Puisqu'il en est ainsi, je vous conseille de prendre votre temps et de choisir. Dites-moi: comment avez-vous pris ce suicide? avez-vous été très-frappé?
—Monsieur le marquis, dit Horace, ceci passe la plaisanterie. Je ne conçois pas que vous m'interrogiez sur un sujet si délicat; mais dussiez-vous me mépriser pour ma faiblesse, je vous dirai que j'ai été bien près de me brûler la cervelle. Riez maintenant, si vous voulez.
—Mais vous ne l'avez pas fait? continua le marquis poursuivant toujours son interrogatoire avec le plus grand sang-froid. Vous n'avez pas pris des pistolets? Vous ne vous êtes pas blessé? Allons, dites, vous n'avez pas fait une pareille niaiserie?»
Horace resta interdit, partagé entre l'indignation que lui inspirait le calme cynique de son maître, et le besoin de voir excuser sa propre légèreté. Le marquis reprit avec la même aisance:
«Vous étiez donc bien amoureux?
—Au contraire, répondit Horace, je ne l'étais pas assez. C'était une femme trop parfaite: je m'ennuyais de la vie avec elle.
—Et elle s'est tuée pour vous rattacher à l'existence? C'est bien beau de sa part. Ah çà! exigez-vous qu'à l'avenir on se tue pour vous?»
Horace, qui n'avait fait cet aveu amplifié du suicide de Marthe que par un mouvement de vanité, sentit qu'il avait fait là une sottise; le marquis l'en avertissait par ses railleries. Confus et irrité, il se laissa accabler quelques instants en silence. Enfin, n'y pouvant plus tenir.
«Monsieur le marquis, dit-il, j'espérais mieux de votre supériorité. Il n'y a pas de gloire à écraser un pauvre diable quand on est grand seigneur, et un enfant quand on a des cheveux blancs. Vous me trouvez fat et ridicule d'aspirer à la vicomtesse. Eh bien, si vous êtes autorisé à vous moquer de moi...
—Que feriez-vous dans ce cas-là? dit le marquis vivement.
—Que pourrais-je faire vis-à-vis d'une femme et d'un...
—Et d'un vieillard? dit le marquis en achevant la phrase d'Horace avec calme. Eh bien, voyons! vous vous retireriez tout penaud?
—Peut-être que non, monsieur le marquis, répondit Horace avec énergie; peut-être accepterais-je le défi, sauf à en sortir vaincu; mais du moins je ne céderais pas sans combattre.
—A la bonne heure, dit le marquis en lui tendant la main. Voilà comme j'aime à entendre parler. Maintenant écoutez-moi. Je ne me moque pas, je vous estime, et je vous plains; car vous avez encore trop d'illusions et de fougue pour ne pas jouer à vos dépens la comédie, ou, si vous voulez que je parle d'une façon plus moderne, le drame des passions. Vous n'avez pas d'expérience, mon cher ami.
—Je le sais bien, et c'est pour cela que je vous demandais conseil.
—Eh bien, je vous conseille de vous en tenir encore pendant cinq ou six ans aux femmes enthousiastes et folles qui se tuent par amour ou par dépit. Quand vous en aurez détruit ou désolé une douzaine, vous serez mûr pour la grande entreprise, conçue par vous témérairement aujourd'hui, d'attaquer une femme du monde.
—C'est une leçon? je l'accepte; mais je la veux entière et sérieuse afin d'en pouvoir profiter. Voyons, sans dédain, sans méchanceté, Monsieur, une femme du monde est donc bien forte, bien invincible pour un homme qui n'est pas du monde?
—Tout au contraire. Rien n'est si facile que de vaincre comme vous l'entendez la plus forte de ces femmes-là. Vous voyez que je ne suis ni dédaigneux, ni méchant pour vous.
—En ce cas... achevez, dites tout.
—Vous le voulez? Apprenez donc qu'il est facile de triompher des désirs et de la curiosité d'une femme. Ceci n'est rien. Sans jeunesse, sans beauté, avec quelque esprit seulement, on y parvient tous les jours. Maie n'être pas culbuté le lendemain par ce coursier indocile qu'on appelle la réflexion, voilà ce qui n'est pas donné à tous, et ce qui demande un certain art. Vous pourriez dès cette nuit, par surprise, obtenir ce qu'on répute la victoire. Mais vous pourriez bien aussi être éconduit demain soir, et rencontrer après-demain votre conquête sans qu'elle vous rendît seulement un salut.
—En est-il ainsi? sont-ce là leurs façons d'agir?
—Ce sont là leurs droits; qu'y trouvez-vous à redire? Nous les obsédons; nous violentons leurs pensées, leur imagination, leur conscience; à force de ruse et d'audace nous arrachons leur consentement, et elles ne pourraient pas se raviser au moment où notre désir perd son intensité avec sa puissance! Elles ne pourraient pas se venger d'avoir été gagnées au jeu, et prendre leur revanche à la première occasion! Allons donc! sommes-nous musulmans pour leur interdire le jugement et la liberté?
—Vous avez raison, et je commence à comprendre. Mais quelle est donc cette science mystérieuse sans laquelle on ne peut leur plaire plus d'un jour?
—Eh mais, c'est la science de ne jamais déplaire! C'est une grande science, croyez-moi.
—Enseignez-la-moi, je veux l'apprendre,» dit Horace.
Alors le vieux marquis, avec une complaisance secrète pour lui-même et avec le pédantisme de sa vanité satisfaite par les sacrifices humiliants et les intrigues puériles d'un demi-siècle de galanterie, exposa longuement ses plans et sa doctrine à Horace. Il y mit la même solennité que s'il se fût agi de léguer à un jeune adepte une science profonde, un secret important à l'avenir des hommes. Horace l'écouta avec stupeur, et se retira tellement bouleversé et brisé de tout ce qu'il venait d'entendre, qu'il en fut malade toute la nuit. Il s'obstinait à admirer le marquis; mais, malgré lui, il avait été saisi d'un tel dégoût à la peinture de ces profanations de l'amour, et à l'idée de ces froides machinations, qu'il ne put se décider à retourner au château le lendemain. Il resta trois jours sous le coup de ces révélations mortelles, ne croyant plus à rien, regrettant ses illusions avec amertume, rougissant tantôt de ce monde où il s'était jeté avec tant d'ardeur, tantôt de lui-même, qu'il sentait si inférieur, dans l'art du mensonge, et ne songeant plus à la vicomtesse, qu'il voyait désormais, à travers les analyses sèches et rebutantes du marquis, comme un cadavre informe sortant d'un alambic.
Cette absence non préméditée lui fit faire à son insu bien du chemin dans le coeur de la vicomtesse. Elle avait arrangé dans sa tête un roman qu'elle ne voulait pas laisser au premier chapitre. D'une longue-vue placée sur le perron élevé du château, elle voyait distinctement notre maisonnette et les prairies environnantes. Elle distingua Horace se promenant à quelque distance, dans un lieu découvert touchant à l'extrémité du parc de Chailly. Elle alla s'y promener comme par hasard, le rencontra, marcha longtemps avec lui, déploya toutes les grâces de son esprit, et ne l'amena pourtant pas à lui faire une déclaration. Horace avait été si frappé des instructions du marquis, il était si épouvanté de la science qu'il lui avait donnée, que, malgré l'ivresse de vanité où le plongeaient les avances sentimentales de Léonie, il se sentit la force de résister. Il eut cette force bien longtemps, c'est-à-dire environ trois semaines, phase immense entre deux êtres qui se désirent mutuellement, et qui ne sont retenus par aucune considération morale. Peut-être le courage de ce jeune homme eût offensé et rebuté la vicomtesse s'il eût persisté davantage. Mais le marquis de Vernes, qui craignait le choléra tout en feignant de le braver, ayant ouï dire qu'un cas s'était manifesté sur la rive gauche de la rivière, prétexta une lettre de son banquier qui le forçait de retourner à Paris, et partit le jour même. Privé de son mentor, Horace n'eut plus de force. La vicomtesse, piquée au vif, se voyant désirée, et ne pouvant concevoir où un enfant sans expérience prenait l'énergie de suspendre des poursuites d'abord si vives, avait résolu de vaincre, et chaque jour elle imaginait de nouvelles séductions. Cent fois elle le vit prêt à fléchir, et tout à coup il s'arrachait d'auprès d'elle, ému, bouleversé, mais n'ayant pas dit un mot d'amour. On s'en tenait à la sympathie, à l'amitié. La vicomtesse, au milieu de ses plus délicieux abandons, savait reprendre à temps son sang-froid, et se tirer des mauvais pas où elle s'était risquée, avec une présence d'esprit admirable. Horace voyait bien que, tout en se jetant à sa tête, elle conservait tous ses avantages. Il attendait vainement qu'elle n'eût plus la possibilité d'une arrière-pensée; et, quoi qu'il fît, au bout de trois semaines de coquetteries effrénées, elle ne lui avait pas dit une syllabe qu'elle ne pût reprendre et interpréter en sens inverse, au premier caprice de résistance qui lui passerait par l'esprit. Cette lutte misérable le faisait horriblement souffrir, et cependant il ne pouvait s'y soustraire. Il oubliait tout: il ne songeait plus à retourner à Paris; il n'osait faire savoir à ses parents qu'il ne les avait quittés que pour s'arrêter à mi-chemin, et, pour ne pas les affliger par cette preuve d'indifférence, il les laissait en proie à l'inquiétude d'attendre en vain de ses nouvelles et d'ignorer ce qu'il était devenu.
Quant à Marthe, il ne semblait pas qu'elle eût jamais existé pour lui. Absorbé par une seule pensée, jouant avec stoïcisme son rôle d'insouciant dans la société de la vicomtesse, s'entourant d'un mystère sombre et bizarre dans ses tête-à-tête avec elle, et revenant chez nous le soir, amer et taciturne, il était dévoré de mille furies, et poursuivait, en faiblissant peu à peu, l'apprentissage de roué auquel il s'était condamné pour ressembler au marquis de Vernes.
Après avoir longtemps cherché le côté vulnérable de cette cuirasse merveilleuse, la vicomtesse trouva enfin le joint: c'était l'amour-propre littéraire. Elle parvint à lui faire avouer qu'il était poëte, et lui demanda à voir ses essais. Horace, n'ayant jamais rien complété, eût été bien embarrassé de la satisfaire; mais elle manifesta pour le talent d'écrire un tel enthousiasme, qu'il désira vivement goûter le poison de ce nouveau genre de flatterie, et se mit à l'oeuvre. Il y avait bien trois mois qu'il n'avait trempé une plume dans l'encre pour coudre deux phrases ou deux vers ensemble. Lorsqu'il fouilla dans les limbes de son cerveau, il n'y trouva qu'une impression tant soit peu vive et complète: la disparition de Marthe et son suicide présumé. Il ne faut pas oublier que cette présomption était passée à l'état de certitude chez Horace, depuis qu'il avait fait de l'effet sur deux ou trois personnes, en leur confiant le tragique secret qui était censé avoir brisé son âme et désenchanté sa vie. Le sujet était dramatique; il s'en inspira heureusement. Il fit d'assez beaux vers, et me les lut avec une émotion qui les faisait valoir. J'en fus très-ému moi-même. J'ignorais que c'était la première fois, depuis six semaines, qu'il pensait à Marthe; il ne m'avait pas confié ses affaires de coeur avec la vicomtesse; en un mot, j'étais loin de deviner que les larmes qui coulaient de ses yeux sur son élégie n'étaient qu'une répétition de la scène qu'il se ménageait avec Léonie.
Le lendemain marqua son triomphe littéraire et sa défaite diplomatique auprès de la vicomtesse. Il lui récita ses vers, qu'il prétendit avoir faits deux ans auparavant; car il est bon de vous dire qu'il se vieillissait de quelques années pour ne pas paraître trop enfant dans ce monde-là. En outre, cette douleur antidatée lui donnait un aspect plus byronien. Il déclama avec plus de talent encore qu'il ne m'en avait montré; les sanglots lui coupèrent la voix au dernier hémistiche. La vicomtesse faillit s'évanouir, tant elle se donna de peine pour pleurer! Elle en vint à son honneur, et versa des larmes... de véritables larmes. Hélas! oui, on pleure par affectation aussi bien que par émotion vraie. Cela se voit tous les jours, et c'est encore une découverte physiologico-psychologique acquise à la science du dix-neuvième siècle, découverte que j'ai niée longtemps, mais dont j'ai vu des preuves éclatantes, incontestables, atroces.
Ce qu'il y a d'étrange chez les sujets doués de cette faculté, c'est qu'ils sont facilement dupés quand ils rencontrent des natures analogues. Horace savait bien qu'il pleurait sur Marthe sans la regretter; il ne vit pas qu'il faisait pleurer la vicomtesse sans l'avoir attendrie. Quand il contempla l'effet qu'il venait de produire sur elle, la tête lui tourna: il oublia toutes ses résolutions, toutes les leçons du marquis. Il se jeta aux pieds de Léonie, et lui exprima sa passion avec une grande éloquence; car il était en verve; tous les ressorts de son intelligence étaient tendus. Il avait encore l'oeil humide, la voix éteinte, les cheveux agités et les lèvres pâles. La vicomtesse se crut adorée, et la joie du triomphe la rendit belle et jeune pendant quelques instants. Mais elle n'était pas femme à céder un jour trop tôt. Elle voulait, après avoir pris tant de peine pour être attaquée, faire sentir le prix de sa prétendue défaite, et prolonger le plus grand plaisir que connaissent les coquettes, celui de se faire implorer.
Elle sembla tout à coup faire sur elle-même un puissant effort, et s'arrachant des bras d'Horace avec toute la mimique de l'effroi, de la surprise et de la honte, elle le laissa consterné dans son boudoir, où cette scène venait d'être jouée, et courut s'enfermer dans sa chambre.
Peut-être croyait-elle qu'Horace forcerait sa porte. Il n'eut ni cet esprit ni cette sottise. Il quitta le château, mortellement blessé, se croyant joué, outragé, et en proie à une sorte de fureur. La vicomtesse ne prit point cette susceptibilité pour une maladresse. Elle l'observa comme une preuve d'orgueil immense, et ne se trompa guère. Elle se félicita donc de son inspiration, voyant bien qu'il fallait briser cet orgueil pièce à pièce, si elle ne voulait exposer le sien à de graves atteintes.
Ce jeu égoïste et de mauvaise foi dura encore plusieurs jours. Horace avait perdu tous ses avantages. Il bouda; on le ramena, toujours au nom de l'amitié. On consentit à l'écouter, après l'avoir forcé à parler. On lui imposa silence quand il eut dit tout ce qu'on désirait entendre. On le nourrit de refus et d'espérances. On joua la candeur d'une amitié fraternelle prise à l'improviste, et bouleversée par l'étonnement, l'inquiétude, la tendre compassion, le désir généreux et timide de fermer une blessure qu'on semblait avoir faite involontairement. Léonie s'en donna à coeur joie; mais, prise dans ses propres filets, elle fut tout aussi ridiculement trompée que perfidement hypocrite. Elle s'imagina lutter avec un amour sérieux, combattre avec un remords encore saignant, triompher d'un passé terrible. La pauvre Marthe servit d'enjeu à cette partie. La vicomtesse crut effacer son souvenir, et ne se douta pas que ce n'était là qu'une fiction pour l'attirer dans le piège. Qui fut trompé d'Horace ou de Léonie? Ils le furent tous deux; et le jour où ils succombèrent l'un à l'autre, leur amour, si tant est qu'ils eussent ressenti des feux dignes d'un si beau nom, était épuisé déjà par les fatigues et les ennuis de la guerre.
XXVII.
Ce jour de bonheur, mémorable et funeste entre tous dans la vie d'Horace, fut enregistré d'une manière plus sérieuse et plus solennelle dans l'histoire. C'était le 5 juin 1832; et quoique j'aie passé ce jour et le lendemain dans l'ignorance complète de la tragédie imprévue dont Paris était le théâtre, et où plusieurs de mes amis furent acteurs, j'interromprai le récit des bonnes fortunes d'Horace pour suivre Arsène et Laravinière au milieu du drame sanglant d'une révolution avortée. Ma tâche n'est pas de rappeler des événements dont le souvenir est encore saignant dans bien des coeurs. Je n'ai rien su de particulier sur ces événements, sinon la part que mes amis y ont prise. J'ignore même comment Laravinière y fut mêlé, s'il les avait prévus, ou s'il s'y jeta inopinément, poussé par les provocations de la force militaire au convoi de l'illustre Lamarque, et par le désordre encore mal expliqué de cette déplorable journée. Quoi qu'il en soit, cette lutte ne pouvait passer devant lui sans l'entraîner. Elle entraîna aussi Arsène, qui n'en espérait point le succès; mais qui, désirant la mort, et voyant son cher Jean la chercher derrière les barricades, s'attacha à ses pas, partagea ses dangers, et subit l'héroïque et sombre enivrement qui gagna les défenseurs désespérés de ces nouvelles Thermopyles. A l'heure dernière de ces martyrs, comme la troupe envahissait le cloître Saint-Méry, Laravinière, déjà criblé, tomba frappé d'une dernière Balle.
«Je suis mort, dit-il à Arsène, et la partie est perdue. Mais tu peux fuir encore; pars!
—Jamais, dit Arsène en se jetant sur lui; ils me tueront sur ton corps.
—Et Marthe! répondit Laravinière, Marthe qui existe peut-être, et qui n'a que toi sur la terre! La dernière volonté d'un mourant est sacrée. Je te lègue l'avenir de Marthe, et je t'ordonne de sauver ta vie pour elle. Puisqu'il n'y a plus rien à faire ici, tu peux et tu dois te soustraire à ces bourreaux qui s'approchent, ivres de vengeance et de vin; pauvres soldats qui se croient vainqueurs cent contre un!»
Deux minutes après, l'intrépide Jean tomba inanimé sur le sein d'Arsène. La maison, dernier refuge des insurgés, était envahie. Arsène fut un de ceux qui s'échappèrent par un toit. Cette évasion tint du miracle, et arracha malheureusement peu de braves à la furie des assaillants. Caché à plusieurs reprises dans des cheminées, dans des lucarnes de greniers, vingt fois aperçu et poursuivi, vingt fois soustrait aux recherches avec un bonheur qui semblait proclamer l'intervention de la Providence, Arsène, couvert de blessures, brisé par plusieurs chutes, se sentant à bout de ses forces et de son courage, tenta un dernier effort pour disputer une vie à laquelle une faible espérance le rattachait à peine. Il s'agissait de sauter d'un toit à l'autre pour entrer dans une mansarde par une fenêtre inclinée qu'il apercevait à quelques pieds de distance. Ce n'était qu'un pas à faire, un instant de résolution et de sang-froid à ressaisir; mais Arsène était mourant et à demi fou. Le sang de Laravinière, mêlé au sien, était chaud sur sa poitrine, sur ses mains engourdies, sur ses tempes embrasées. Il avait le vertige. La douleur morale était si violente qu'elle ne lui permettait pas de sentir la douleur physique; et cependant l'instinct de la conservation le guidait encore, sans qu'il pût se rendre compte de l'épuisement qui augmentait avec rapidité, sans qu'il eût connaissance de l'agonie qui commençait. «Mon Dieu, pensa-t-il en s'approchant de la fente entre les deux toits, si ma vie est encore bonne à quelque chose, conserve-la; sinon, permets qu'elle s'éloigne bien vite!» Et penchant le corps en avant, il se laissa tomber plutôt qu'il ne s'élança sur le bord opposé. Alors, se traînant sur ses genoux et sur ses coudes, car ses pieds et ses mains lui refusaient le service, il parvint jusqu'à la fenêtre qu'il cherchait, l'enfonça en posant ses deux genoux sur le vitrage, et, laissant porter sur ce dernier obstacle tout le poids de son corps, s'abandonnant avec indifférence à la générosité ou à la lâcheté de ceux qu'il allait surprendre dans cette misérable demeure, il roula évanoui sur le carreau de la mansarde. En recevant ce dernier choc qu'il ne sentit pas, il eut comme une réaction de lucidité qui dura à peine quelques secondes. Ses yeux virent les objets; son cerveau les comprit à peine, mais son coeur éprouva comme un dilatement de joie qui éclaira son visage au moment où il perdit connaissance.
Qu'avait-il donc vu dans cette mansarde? Une femme pâle, maigre, et misérablement vêtue, assise sur son grabat et tenant dans ses bras un enfant nouveau-né, qu'elle cacha avec épouvante derrière elle, en voyant un homme tomber du toit à ses pieds. Arsène avait reconnu cette femme. Pendant un instant aussi rapide que l'éclair, mais aussi complet qu'une éternité dans sa pensée, il l'avait contemplée; et, oubliant tout ce qu'il avait souffert comme tout ce qu'il avait perdu, il avait goûté un bonheur que vingt siècles de souffrance n'eussent pu effacer. C'est ainsi qu'il exprima par la suite cet instant ineffable dans sa vie, qui lui avait ouvert une source de réflexions nouvelles sur la fiction du temps créée par les hommes, et sur la permanence de l'abstraction divine.
Marthe ne l'avait pas reconnu. Brisée, elle aussi, par la souffrance, la misère et la douleur, elle n'était pas soutenue par une exaltation fébrile qui pût la ranimer tout d'un coup et lui faire sentir la joie au sein du désespoir. Elle fut d'abord effrayée; mais elle ne chercha pas longtemps l'explication d'une visite aussi étrange. Toute la journée, toute la nuit précédente, toute la veille, attentive aux bruits sinistres du combat, dont le théâtre était voisin de sa demeure, elle n'avait eu qu'une pensée: «Horace est là, se disait-elle, et chacun de ces coups de fusil que j'entends peut avoir sa poitrine pour but.» Horace lui avait fait pressentir cent fois qu'il se jetterait dans la première émeute; elle le croyait capable de persister dans une telle résolution. Elle avait pensé aussi à Laravinière, qu'elle savait ardent et prêt à toutes ces luttes; mais elle avait entendu tant de fois Arsène détester les tragiques souvenirs des journées de 1830, qu'elle ne le supposait pas mêlé à celles-ci. Lorsqu'elle vit un homme tomber expirant devant elle, elle comprit que c'était un fugitif, un vaincu, et, de quelque parti qu'il fût, elle se leva pour le secourir. Ce ne fut qu'en approchant sa lampe de ce visage noirci de poudre et souillé de sang, qu'elle songea à Arsène; mais elle n'en crut pas ses yeux. Elle prit son tablier pour étancher ce sang et pour essuyer cette poudre, sans peur et sans dégoût: les malheureux ne sont guère susceptibles de telles faiblesses. Elle se pencha sur cette tête meurtrie et défigurée, qu'elle venait de poser sur ses genoux tremblants; et alors seulement elle fut certaine que c'était là son frère dévoué, son meilleur ami. Elle le crut mort, et, laissant tomber son visage sur cette face livide qui lui souriait encore avec une bouche contractée et des yeux éteints, elle l'embrassa à plusieurs reprises, et resta sans verser une larme, sans exhaler un gémissement, plongée dans un désespoir morne, voisin de l'idiotisme.
Quand elle eut recouvré quelque présence d'esprit, elle chercha dans le battement des artères à retrouver quelque symptôme de vie. Il lui sembla que le pouls battait encore; mais le sien propre était si gonflé, qu'elle ne sentait pas distinctement et qu'elle ne put s'assurer de la vérité. Elle marcha vers la porte pour appeler quelques voisins à son aide; mais, se rappelant aussitôt que parmi ces gens, qu'elle ne connaissait pas encore, un scélérat ou un poltron pouvait livrer le proscrit à la vengeance des lois, elle tira le verrou de la porte, revint vers Arsène, joignit les mains, et demanda tout haut à Dieu, son seul refuge, ce qu'il fallait faire. Alors, obéissant à un instinct subit, elle essaya de soulever ce corps inerte. Deux fois elle tomba à côté de lui sans pouvoir le déranger; puis tout à coup, remplie d'une force surnaturelle, elle l'enleva comme elle eût fait d'un enfant, et le déposa sur son lit de sangle, à côté d'un autre infortuné, d'un véritable enfant qui dormait là, insensible encore aux terreurs et aux angoisses de sa mère. «Tiens, mon fils, lui dit-elle avec égarement, voilà comme ta vie commence; voilà du sang pour ton baptême, et un cadavre pour ton oreiller.» Puis elle déchira des langes pour essuyer et fermer les blessures d'Arsène. Elle lava son sang collé à ses cheveux; elle contint avec ses doigts les veines rompues, elle réchauffa ses mains avec son haleine, elle pria Dieu avec ferveur du fond de son âme désolée. Elle n'avait rien, et ne pouvait rien de plus.
Dieu vint à son secours, et Arsène reprit connaissance. Il fit un violent effort pour parler.
«Ne prends pas tant de peine, lui dit-il; si mes blessures sont mortelles, il est inutile de les soigner; si elles ne le sont pas, il importe peu que je sois soulagé un peu plus tôt. D'ailleurs je ne souffre pas; assieds-toi là, donne-moi seulement un peu d'eau à boire, et puis laisse-moi ce mouchoir, j'arrêterai moi-même le sang qui coule de ma poitrine. Laisse ta main sur ma tempe, je n'ai pas besoin d'autre appareil. Dis-moi que je ne rêve pas, car je suis heureux!... Heureux?» ajouta-t-il avec effroi en se ravisant, car le souvenir de Laravinière venait de se réveiller. Mais en songeant que Marthe avait bien assez à souffrir, il lui cacha l'horreur de cette pensée, et garda le silence. Il but l'eau avec une avidité qu'il réprima aussitôt. «Ote-moi ce verre, lui dit-il; quand les blessés boivent, ils meurent aussitôt. Je ne veux pas mourir, Marthe; à cause de toi, il me semble que je ne dois pas mourir.
Cependant il fut durant toute cette nuit entre la mort et la vie. Dévoré d'une soif furieuse, il eut le courage de s'abstenir. Marthe était parvenue à arrêter le sang. Les blessures, quoique profondes, ne constituaient pas par elles-mêmes l'imminence du danger; mais l'exaltation, le chagrin et la fatigue allumaient en lui une fièvre délirante, et il sentait du feu circuler dans ses artères. S'il eût cédé aux transports qui le gagnaient, il se fût ôté la vie; car il sentait la rage de destruction qui l'avait possédé depuis deux jours se tourner maintenant contre lui-même. Dans cet état violent, il conservait cependant assez de force pour combattre son mal: son âme n'était pas abattue. Cette âme puissante, aux prises avec la désorganisation de la vie physique, ressentait un trouble cruel, mais se raidissait contre ses propres détresses, et, par des efforts presque surhumains, elle terrassait les fantômes de la fièvre et les suggestions du désespoir. Vingt fois il se leva, prêt à déchirer ses blessures, à repousser Marthe, que par instants il ne reconnaissait plus et prenait pour un ennemi, à trahir le secret de sa retraite par des cris de fureur, à se briser la tête contre les murs. Mais alors il se faisait en lui des miracles de volonté. Son esprit, profondément religieux, conservait, jusque dans l'égarement, un instinct de prière et d'espérance; et il joignait les mains en s'écriant: «Mon Dieu! qu'est-ce que c'est? où suis-je? que se passe-t-il en moi et hors de moi? M'abandonneriez-vous, mon Dieu? ne me donnerez-vous pas du moins une fin pieuse et résignée?» Puis, se tournant vers Marthe: «Je suis un homme, n'est-ce pas? lui disait-il; je ne suis pas un assassin, je n'ai pas versé à dessein le sang innocent! je n'ai pas perdu le droit de l'invoquer! Dis-moi que c'est bien toi qui es là, Marthe! dis-moi que tu espères, que tu crois! Prie, Marthe, prie pour moi et avec moi, afin que je vive ou que je meure comme un homme, et non pas comme un chien.»
Puis il enfonçait son visage sur le traversin, pour étouffer les rugissements qui s'échappaient de sa poitrine; il mordait les draps pour empêcher ses dents de se broyer les unes contre les autres; et quand les objets prenaient à ses yeux des formes chimériques, quand Marthe se transformait dans son imagination en visions effrayantes, il fermait les yeux, il rassemblait ses idées, il forçait les hallucinations à céder devant la raison; et de la main écartant les spectres, il les exorcisait au nom de la foi et de l'amour.
Cette lutte épouvantable dura près de douze heures. Marthe avait pris son enfant dans ses bras; et lorsque Paul perdait courage et s'écriait douloureusement: «Mon Dieu, mon Dieu! voilà que vous m'abandonnez encore!» elle se prosternait et tendait à Arsène cette innocente créature, dont la vue semblait lui imposer une sorte de respect craintif. Arsène n'avait encore exprimé aucune pensée par rapport à cet enfant. Il le voyait, il le regardait avec calme; il ne faisait aucune question; mais dès qu'il avait, malgré lui, laissé échapper un gémissement ou un sanglot, il se retournait vivement pour voir s'il ne l'avait pas éveillé. Une fois, après un long silence et une immobilité qui ressemblait à de l'extase, il dit tout à coup:
«Est-ce qu'il est mort?
—Qui donc? demanda Marthe.
—L'enfant, répondit-il, l'enfant qui ne crie plus! il faut cacher l'enfant, les brigands triomphent, ils le tueront. Donne-moi l'enfant que je le sauve; je vais l'emporter sur les toits, et ils ne le trouveront pas. Sauvons l'enfant: vois-tu, tout le reste n'est rien, mais un enfant, c'est sacré.»
Et ainsi en proie à un délire où l'idée du devoir et du dévouement dominait toujours, il répéta cent fois: «L'enfant, l'enfant est sauvé, n'est-ce pas?... Oh! sois tranquille pour l'enfant, nous le sauverons bien.»
Quand il revenait à lui-même, il le regardait, et ne disait plus rien. Enfin cette agitation se calma, et il dormit pendant une heure. Marthe, épuisée, avait replacé l'enfant sur le lit, à côté du moribond. Assise sur une chaise, d'un de ses bras elle entourait son fils pour le préserver, de l'autre elle soutenait la tête de Paul; la sienne était tombée sur le même coussin; et ces trois infortunés reposèrent ainsi sous l'oeil de Dieu, leur seul refuge, isolés du reste de l'humanité par le danger, la misère et l'agonie.
Mais bientôt ils furent réveillés par une sourde rumeur qui se faisait autour d'eux. Marthe entendit des voix inconnues, des pas lourds et pressés qui lui glacèrent le coeur d'épouvante. Des agents de police visitaient les mansardes, cherchant des victimes. On approchait de la sienne. Elle jeta les couvertures sur Arsène, nivela le lit avec ses hardes, qu'elle cacha sous les draps, et, plaçant son enfant sur Arsène lui-même, elle alla ouvrir la porte avec la résolution et la force que donnent les périls extrêmes. Les débris du châssis de sa fenêtre avaient été cachés dans un coin de la chambre; elle avait attaché son tablier en guise de rideau devant cette fenêtre brisée pour voiler le dégât. Une voisine charitable, chez qui on venait de faire des perquisitions, suivit les sbires jusqu'au seuil de Marthe.
«Ici, mes bons messieurs, leur dit-elle, il n'y a qu'une pauvre femme à peine relevée de couches, et encore bien malade. Ne lui faites pas peur, mes bons messieurs, elle en mourrait.»
Cette prière ne toucha guère les êtres sans coeur et sans pitié auxquels elle s'adressait; mais le sang-froid avec lequel Marthe se présenta devant eux leur ôta tout soupçon. Un coup d'oeil jeté dans sa chambre trop petite et trop peu meublée pour receler une cachette, leur persuada l'inutilité d'une recherche plus exacte. Ils s'éloignèrent sans remarquer des traces de sang mal effacées sur le carreau, et ce fut encore un des miracles qui concoururent au salut d'Arsène. La vieille voisine était une digne et généreuse créature qui avait assisté Marthe dans les douleurs de l'enfantement. Elle l'aida à cacher le proscrit, se chargea de lui apporter des aliments et quelques remèdes; mais, ne connaissant aucun médecin dont les opinions pussent lui garantir le silence, et terrifiée par les rigueurs vraiment inquisitoriales qui furent déployées à l'égard des victimes du cloître Saint-Méry, elle se borna aux secours insuffisants qu'elle pouvait fournir elle-même. Marthe n'osait faire un pas hors de sa chambre, dans la crainte qu'on ne revint l'explorer en son absence. D'ailleurs Arsène était devenu si calme que l'inquiétude s'était dissipée, et qu'elle comptait sur une prompte guérison.
Il n'en fut pas ainsi. La faiblesse se prolongea au point que, pendant plus d'un mois, il lui fut impossible de sortir du lit. Marthe coucha tout ce temps sur une botte de paille, qu'elles était procurée sous prétexte de se faire une paillasse; mais elle n'avait pas le moyen d'en acheter la toile. La vieille voisine était dans une indigence complète. L'état du malade et son propre accablement ne permettaient pas à Marthe de travailler, encore moins de sortir pour chercher de l'ouvrage. Depuis deux mois qu'elle s'était séparée d'Horace, résolue de n'être à charge à personne en devenant mère, elle avait vécu du prix de ses derniers effets vendus ou engagés au Mont-de-Piété; sa délivrance ayant été plus longue et pus pénible qu'elle ne l'avait prévu, elle avait épuisé cette faible ressource, et se trouvait dans un dénûment absolu. Arsène n'était pas plus heureux. Depuis quelque temps; prévoyant, d'après les discours de Laravinière, un bouleversement dans Paris, et voulant être libre de s'y jeter, il avait donné toutes ses petites épargnes à ses soeurs, et les avait renvoyées en province. Croyant n'avoir plus qu'à mourir, il n'avait rien gardé. La situation de ces deux êtres abandonnés était donc épouvantable. Tous deux malades, tous deux brisés; l'un cloué sur un lit de douleur, l'autre allaitant un enfant, ne vivant que de pain et dormant sur la paille, n'étant pas même abritée dans cette mansarde dont elle n'osait pas faire réparer la fenêtre, puisqu'un secret de mort était lié à cette trace d'effraction, et n'ayant d'ailleurs pas la force de faire un pas. Et puis, ajoutez à ces empêchements une sorte d'apathie et d'impuissance morale, causée par les privations, l'épuisement, une habitude de fierté outrée, et l'isolement qui paralyse toutes les facultés: et vous comprendrez comment, pouvant avertir Eugénie et moi avec quelques précautions et un peu moins d'orgueil, ils se laissèrent dépérir en silence durant plusieurs semaines.
L'enfant fut le seul qui ne souffrit pas trop de cette détresse. Sa mère avait peu de lait; mais la voisine partageait avec le nourrisson celui de son déjeuner, et chaque jour elle allait le promener dans ses bras au soleil du quai aux Fleurs. Il n'en faut pas davantage à un enfant de Paris pour croître comme une plante frêle, mais tenace, le long de ces murs humides où la vie se développe en dépit de tout, plus souffreteuse, plus délicate, et cependant plus intense qu'à l'air pur des champs.
Pendant cette dure épreuve, la patience d'Arsène ne se démentit pas un instant; il ne proféra pas une seule plainte, quoiqu'il souffrît beaucoup, non de ses blessures, qui ne s'envenimèrent plus et se fermèrent peu à peu sans symptômes alarmants, mais d'une violente irritation du cerveau qui revenait sans cesse et faisait place à de profonds accablements. Entre l'exaltation et l'affaissement, il eut peu d'intervalles pour s'entretenir avec Marthe. Dans la fièvre, il s'imposait un silence absolu, et Marthe ignorait alors combien il était malade. Dans le calme, il ménageait à dessein ses forces, afin de pouvoir lutter contre le retour de la crise. Il résulta de cette résolution stoïque une guérison dont la lenteur surprit Marthe, parce qu'elle ne comprenait pas la gravité du mal, et dont la rapidité me parut inexplicable, lorsque, par la suite, je tins de la bouche d'Arsène le détail de tout ce qu'il avait souffert. Par instants, malgré la confiance qu'il avait su lui donner, Marthe s'effrayait pourtant de l'espèce d'indifférence avec laquelle il semblait attendre sa guérison sans la désirer. Elle pensait alors que ses facultés mentales avaient reçu une grave atteinte, et craignait qu'il n'en retrouvât jamais complètement la vigueur. Mais tandis qu'elle s'abandonnait à cette sinistre conjecture, Arsène, plein de persistance et de détermination, comptait les jours et les heures; et sentant les accès de son mal diminuer lentement, il en concluait avec raison qu'une grave rechute était imminente, à moins qu'il ne gardât les rênes de sa volonté toujours également tendues. Il voulait donc s'abstenir de toute émotion violente, de tout découragement puéril, et semblait ne pas voir l'horreur de la situation que Marthe partageait avec lui.
Un jour qu'il avait les yeux fermés et semblait dormir, il entendit la vieille voisine exprimer de l'intérêt à Marthe, selon la portée de ses idées et de ses sentiments bons et humains sans doute, mais bornés et un peu grossiers. «Savez-vous, mon coeur, lui disait-elle, que c'est un grand malheur pour vous d'avoir été forcée de recueillir cet homme-là? Vous étiez déjà bien assez dépourvue, et voilà que vous êtes obligée de partager avec lui un pauvre morceau de pain quotidien qui vous ferait du lait pour votre enfant!
—Que ne puis-je partager, en effet, ma bonne amie! répondit Marthe avec un triste sourire; mais il ne mange pas une once de pain par jour dans sa soupe. Et quelle soupe! une goutte de lait dans une pinte d'eau; je ne comprends pas qu'il vive ainsi.
—Aussi cela va durer éternellement, cette maladie! répondit la vieille; il ne pourra jamais retrouver ses forces avec un pareil régime. Vous aurez beau faire, vous vous épuiserez sans pouvoir le sauver.
—J'aimerais mieux mourir avec lui que de l'abandonner, dit Marthe.
—Mais si vous faites mourir votre enfant? dit la vieille.
—Dieu ne le permettra pas! s'écria Marthe épouvantée.
—Je ne dis pas que cela arrive, reprit la vieille avec douceur; je ne dis pas non plus que votre dévouement pour ce réfugié soit poussé trop loin. Je sais ce qu'on doit à son prochain; mais ce serait à lui de comprendre qu'il ne se sauve de l'échafaud que pour vous conduire avec lui à l'hôpital. Le pauvre jeune homme ne peut pas savoir combien il vous nuit. Il ne voit pas qu'à dormir sur la paille, comme vous faites, avec une fenêtre ouverte sur le dos, vous ne pouvez pas durer longtemps. La maladie lui ôte la réflexion, c'est tout simple; mais si vous me permettiez de lui parler, je vous assure que le jour même il prendrait son parti de se traîner dehors comme il pourrait. Tenez, à nous deux, en le soutenant bien, nous le conduirions à l'hôpital; il y serait mieux qu'ici.
—A l'hôpital! s'écria Marthe en pâlissant. N'avez-vous pas entendu dire (et ne me l'avez-vous pas répété), qu'il était enjoint aux médecins de livrer les blessés qui se confieraient à leurs soins, et que chaque malade accueilli dans un hospice était désigné à l'examen de la police par un écriteau placé au-dessus de son lit? Comment! la délation est imposée (sous peine d'être accusés de complicité) aux hommes dont les fonctions sont les plus saintes; et vous voulez que j'abandonne cette victime à la vengeance d'une société où de tels ordres sont acceptés de tous sans révolte, et peut-être sans horreur de la part de beaucoup de gens? Non, non, si le monde est devenu un coupe-gorge, du moins il reste dans le coeur des pauvres femmes, et sous les tuiles de nos mansardes, un peu de religion et d'humanité, n'est-ce pas, bonne voisine?
—Allons! répondit la voisine en essuyant ses yeux avec le coin de son tablier, voilà que vous faites de moi ce que vous voulez. Je ne sais pas où vous prenez ce que vous dites, mon enfant; mais vous parlez selon Dieu et selon mon coeur. Je vais vous chercher un peu de lait et de sucre pour votre malade, et aussi pour ce cher trésor, ajouta-t-elle en embrassant l'enfant suspendu au sein de sa mère.
—Non, ma chère amie, dit Marthe, ne vous dépouillez pas pour nous; vous avez déjà assez fait. Il n'est pas juste qu'à votre âge vous vous condamniez à souffrir. Nous sommes jeunes, nous autres, et nous avons la force de nous priver un peu.
—Et si je veux me priver, si je veux souffrir, moi! s'écria la bonne femme tout en colère; me prenez-vous pour un mauvais coeur, pour une avare, pour une égoïste? Avez-vous le droit de me refuser, d'ailleurs, quand il s'agit d'un amour d'enfant comme le vôtre, et d'un malheureux que le bon Dieu nous confie?
—Eh bien, j'accepte, répondit Marthe en jetant ses bras amaigris et couverts de haillons au cou de la vieille femme; j'accepte avec joie. Un jour viendra, qui n'est pas loin peut-être, où nous vous rendrons tout le bien que vous nous faites maintenant; car Dieu aussi nous rendra la force et la liberté!
—Tu as raison, Marthe, dit Arsène d'une voix faible et mesurée, lorsque la voisine fut sortie. La liberté nous sera rendue, et la force nous reviendra. Ta pitié me sauve, et j'aurai mon tour. Va, ma pauvre Marthe, conserve ton courage, comme j'entretiens le mien dans le silence et la soumission. Il m'en faut plus qu'à toi pour te voir souffrir comme tu fais, et pour songer sans désespoir que non-seulement je ne puis te soulager, mais que encore j'augmente ta misère. Durant les premiers jours, je me suis souvent demandé si je ne ferais pas mieux de remonter sur les toits, et de m'en aller mourir dans quelque gouttière, comme un pauvre oiseau dont on a brisé l'aile; mais j'ai senti, à ma tendresse pour toi, que je surmonterais cette maladie; qu'à force de vouloir vivre je vivrais, et qu'en acceptant ton appui, je t'assurais le mien pour l'avenir. Vois-tu, Marthe, Dieu sait bien ce qu'il fait! Dans ta fierté, tu t'étais éloignée et cachée de moi. Tu voulais passer ta vie dans l'isolement, dans la douleur et dans le besoin, plutôt que d'accepter mon dévouement. A présent que la destinée m'a envoyé ici pour profiler du tien, tu ne pourras plus me repousser, tu n'auras plus le droit de refuser mon appui. Je ne t'offre rien que mon coeur et mes bras, Marthe; car je ne possède ni or, ni argent, ni vêtement, ni asile, ni talent, ni protection; mais mon coeur te chérit, et mes bras pourront te nourrir, toi et ce cher trésor, comme dit la voisine.»
En parlant ainsi, Paul prit l'enfant et l'embrassa; c'était la première marque d'affection qu'il lui donnait. Jusqu'à ce jour, il l'avait souvent soutenu et bercé sur ses genoux pour soulager la mère; il l'avait endormi toutes les nuits à plusieurs reprises dans ses bras, et réchauffé contre sa poitrine, mais en lui donnant ces soins, il ne l'avait jamais caressé. En cet instant, une larme de tendresse coula de ses yeux sur le visage de l'enfant, et Marthe l'y recueillit avec ses lèvres. «Ah! mon Paul, ah! mon frère! s'écria-t-elle, si tu pouvais l'aimer, ce cher et douloureux trésor!
—Tais-toi, Marthe, ne parlons pas de cela, répondit-il en lui rendant son fils. Je suis encore trop faible; je ne t'ai pas encore dit un mot là-dessus. Nous en parlerons, et tu seras contente de moi, je l'espère. En attentant, souffrons encore, puisque c'est la volonté divine. Je vois bien que tu jeûnes, je vois bien que tu couches sur le carreau avec une poignée de paille sous ta tête, et je n'ose pas seulement te dire: Reprends ton lit, et laisse-moi m'étendre sur cette litière; car, à cette idée-là, tu te révoltes, et tu m'accables d'une bonté qui me fait trop de mal et trop de bien. Il faut que je reste là, que je subisse la vue de tes fatigues, et que je sois calme, et que je dise: Tout est bien! Hélas! mon Dieu, faites que je remporte cette victoire jusqu'au bout!
«Pourvu, Marthe, lui dit-il dans un autre moment de calme qu'il eut le lendemain, que tu n'ailles pas oublier ce que tu fais pour moi, et que tu ne viennes pas me dire un jour, quand je te le rappellerai, que tu n'as pas autant souffert que je veux bien le prétendre! C'est que je te connais, Marthe: tu es capable de cette perfidie-là.»
Un pâle sourire effleura leurs lèvres à tous les deux; et, Marthe, se penchant sur lui, imprima un chaste baiser sur le front de son ami. C'était la première caresse qu'elle osait lui donner depuis cinq semaines qu'ils étaient enfermés ensemble tête à tête le jour et la nuit. Durant tout ce temps, chaque fois que Marthe, dans une effusion de douleur et d'effroi pour sa vie, s'était approchée de lui pour l'embrasser comme pour lui dire adieu, il l'avait toujours repoussée vivement, en lui disant avec une sorte de colère: «Laisse-moi. Tu veux donc me tuer?» C'étaient les seuls moments où le souvenir de sa passion avait paru se réveiller. Hors de ces émotions rapides et rares, que Marthe avait appris à ne plus provoquer par son élan fraternel, ils n'avaient pas échangé un mot qui fit allusion aux malheurs précédents. On eût dit qu'entre la paisible amitié de leur enfance et la tragique journée du cloître Saint-Méry il ne s'était rien passé, tant l'un mettait de délicatesse à détourner le souvenir des temps intermédiaires, tant l'autre éprouvait de honte et d'angoisse à les rappeler! Ce jour-là seulement tous deux y songèrent sans trouble au même moment, et tous deux comprirent que cette pensée pouvait cesser d'être amère. Paul, loin de repousser le baiser de Marthe, le rendit à son enfant avec plus de tendresse encore qu'il n'avait fait la veille, et il ajouta avec une sorte de gaieté mélancolique: «Sais-tu, Marthe, que cet enfant est charmant? On dit que ces petits êtres sont tous laids à cet âge-là; mais ceux qui parlent ainsi n'en ont jamais regardé un avec des yeux de père!»
XXVIII.
Horace nous avait fait pressentir, dès les premiers jours de son assiduité au château de Chailly, les vues qu'il avait sur la vicomtesse et les espérances qu'il avait conçues. Eugénie l'avait raillé de sa fatuité; et moi, qui ne regardais point son succès comme impossible, je ne l'avais pas félicité de cette entreprise. Loin de là: je lui avais dit sans ambiguïté le peu de cas que je faisais du caractère de Léonie. Notre manière d'accueillir ses confidences lui avait déplu, et il ne nous en faisait plus depuis longtemps, lorsque le jour de sa victoire arriva, et le remplit d'un orgueil impossible à réprimer. Ce jour-là, en soupant avec nous, il ne put s'empêcher de ramener à tout propos, dans la conversation, les grâces imposantes, l'esprit supérieur, le tact exquis, toutes les séductions qu'il voulait nous faire admirer chez la vicomtesse. Eugénie, qui avait été sa couturière, et qui avait vu sa beauté, ses belles manières et son grand esprit en déshabillé, s'obstinait à ne pas partager cet enthousiasme et à déclarer cette femme hautaine dans sa familiarité, sèche et blessante jusque dans ses intentions protectrices. Le souvenir de Marthe, l'indignation qu'Eugénie éprouvait secrètement de la voir oubliée si lestement, rendirent ses contradictions un peu amères. Horace s'emporta, et la traita comme une péronnelle, qui devait du respect à madame de Chailly, et qui l'oubliait. Il affecta de lui dire qu'elle ne pouvait pas comprendre le charme d'une femme de cette condition et de ce mérite. «Mon cher Horace, lui répondit Eugénie avec la plus parfaite douceur, ce que vous dites là ne me fâche pas. Je n'ai jamais eu la prétention de lutter dans votre estime contre qui que ce soit. Si, en vous disant mon opinion avec franchise, je vous ai blessé, mon excuse est dans l'intérêt que je vous porte et dans la crainte que j'ai de vous voir tourmenté et humilié par cette belle dame, qui a joué beaucoup d'hommes aussi fins que vous, et qui s'en vante même devant ses habilleuses; ce que j'ai trouvé, quant à moi, de mauvais goût et de mauvais ton.»
Horace était de plus en plus irrité. Je tâchai de le calmer en insistant sur la vérité des assertions d'Eugénie, et en le suppliant pour la dernière fois de bien réfléchir avant de s'exposer aux railleries de la vicomtesse. Ce fut alors que, blessé de cette idée, et ne pouvant plus se contenir, il nous ferma la bouche en nous annonçant dans des termes fort clairs, qu'il ne courait plus le risque d'être éconduit honteusement, et que si la vicomtesse prenait fantaisie d'ajouter une dépouille à la brochette de victimes qu'elle portait à l'épingle de son fichu, il pourrait bien, lui aussi, attacher ses couleurs à la boutonnière de son habit.
«Vous ne le feriez pas, répliqua Eugénie froidement: car un homme d'honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes.»
Horace se mordit les lèvres; puis, il ajouta, après un moment de réflexion:
«Un homme d'honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes tant qu'il en est fier; mais quelquefois il s'en accuse, quand on le force à en rougir. C'est ce que je ferais, n'en doutez pas, envers la femme qui me pousserait à bout.
—Ce n'est pas le système de votre ami le marquis de Vernes, lui répondis-je.
—Le système du marquis, reprit Horace (et c'est un homme qui en sait plus que vous et moi sur ce chapitre), est d'empêcher qu'on se moque jamais de lui. Je n'ai pas la prétention de me faire son imitateur en adoptant les mêmes moyens. Chacun a les siens, et tous sont bons s'ils arrivent au même but.
—Je ne sais pas ce que pense là-dessus le marquis de Vernes, dit Eugénie; mais, quant à moi, je suis sûre de ce que vous penseriez si vous vous trouviez dans un cas pareil.
—Vous plait-il de me le dire? demanda Horace.
—Le voici, répondit-elle. Vous pèseriez, dans un esprit de raison et de justice, les torts qu'on aurait eus envers vous, et ceux que vous seriez tenté d'avoir. Vous compareriez le tort qu'une femme peut vous faire en se vantant de vous avoir repoussé, et celui que vous lui feriez immanquablement en vous vantant de l'avoir vaincue; et vous verriez que ce serait vous venger tout au plus d'un ridicule par un outrage. Car le monde (oui, j'en suis sûre, le grand monde comme l'opinion populaire) respecte la femme qui est respectée par son amant, et méprise celle que son amant méprise. On lui fait un crime de s'être trompée; et il faut reconnaître que, sous ce rapport, les femmes sont fort à plaindre, puisque les plus prudentes et les plus habiles sont encore exposées à être insultées par l'homme qui les implorait la veille. Voyons, n'en est-il pas ainsi, Horace? ne riez pas et répondez. Pour être écouté de la vicomtesse elle-même, que je ne crois pas très farouche, ne seriez-vous pas obligé d'être bien assidu, bien humble, bien suppliant pendant quelque temps? Ne vous faudrait-il pas montrer de l'amour ou en faire le semblant? Dites!
—Eugénie, ma chère, répliqua Horace, demi-troublé, demi-satisfait de ce qu'il prenait pour une interrogation détournée, vous faites des questions fort indiscrètes; et je ne suis pas forcé de vous rendre compte de ce qui a pu ou de ce qui pourrait se passer entre la vicomtesse et moi.
—Je ne vous fais que des demandes auxquelles vous pouvez répondre sans compromettre personne, et je ne vous pose qu'une question de principes. N'est-il pas certain que vous ne feriez pas la cour à une femme qui se livrerait sans combats?
—Vous le savez, je ne conçois pas qu'on s'adresse à d'autres femmes qu'à celles qui se défendent, et dont la conquête est périlleuse et difficile.
—Je connais votre fierté à cet égard, et je dis qu'en ce cas vous n'aurez jamais le droit de trahir aucune femme, parce que vous n'en posséderez aucune à qui vous n'ayez juré respect, dévouement et discrétion. La diffamer après, serait donc une lâcheté et un parjure.
—Ma chère amie, reprit Horace, je sais que vous avez cultivé la controverse à la salle Taitbout; je sais par conséquent que toutes vos conclusions seront toujours à l'avantage des droits féminins. Mais quelque subtile que soit votre argumentation, je vous répondrai que je n'acquiesce pas à cette domination que les femmes doivent s'arroger selon vous. Je ne trouve pas juste que vous ayez le droit de nous faire passer pour des sots, pour des impertinents ou pour des esclaves, sans que nous puissions invoquer l'égalité. Eh quoi! une coquette m'attirerait à ses pieds, m'agacerait durant des semaines entières, triompherait de ma prudence, me donnerait enfin sur elle, en échange de sa victoire, les droits d'un époux et d'un maître, et puis elle recommencerait le lendemain avec un autre, et se débarrasserait de moi en disant à mon successeur, à ses amis, à ses femmes de chambre: «Vous voyez bien ce paltoquet? il m'a obsédée de ses désirs; mais je l'ai remis à sa place, et j'ai rabattu son sot amour-propre!» Ce serait un peu trop fort, et, par ma foi, je ne suis pas disposé à me laisser jouer ainsi. Je trouve qu'un ridicule est aussi sérieux qu'aucune autre honte. C'est même peut-être en France, à l'heure qu'il est, la pire de toutes; et la femme qui me l'infligera peut s'attendre à de franches représailles, dont elle se souviendra toute sa vie. C'est la peine du talion qui régit nos codes.
—Si vous acceptez cette peine-là comme juste et humaine, répondit Eugénie, je n'ai plus rien à dire. En ce cas, vous souscrivez à la peine de mort et à toutes les autres institutions barbares, au-dessus desquelles je pensais que votre coeur s'était élevé. Du moins, je vous l'avais entendu affirmer; et j'aurais cru que, dans ces actes de conduite personnelle où nous pouvons tous corriger l'ineptie et la cruauté des lois, dans vos rapports avec l'opinion, par exemple, vous chercheriez plus de grandeur et de noblesse que vous n'en professez en ce moment. Mais, ajouta-t-elle en se levant de table, j'espère que tout ceci est, comme on dit dans ma classe de bonnes gens, l'histoire de parler, et que dans l'occasion vos actions vaudront mieux que vos paroles.»
Malgré la résistance d'Horace, les nobles sentiments d'Eugénie firent impression sur lui. Quand elle fut sortie, il me dit avec un généreux entraînement:
«Ton Eugénie est une créature supérieure, et je crois qu'elle a, sinon autant d'esprit, du moins plus d'idées que ma vicomtesse.
—Elle est donc tienne décidément, mon pauvre Horace? lui dis-je en lui prenant la main. Eh bien! j'en suis réellement affligé, je te l'avoue.
—Et pourquoi donc? s'écria-t-il avec un rire superbe. Vraiment, vous êtes étonnants, Eugénie et toi, avec vos compliments de condoléances. Ne dirait-on pas que je suis le plus malheureux des hommes, parce que je possède la plus adorable et la plus séduisante des femmes? Je ne sais pas si elle est une héroïne de roman parfaite, telle que vous la voudriez; mais pour moi, qui suis plus modeste, c'est une belle conquête, une maîtresse délirante.
—L'aimes-tu? lui demandai-je.
—Le diable m'emporte si je le sais, répondit-il d'un air léger. Tu m'en demandes trop long. J'ai aimé, et je crois que ce sera pour la première et la dernière fois de ma vie. Désormais, je ne peux plus chercher dans les femmes qu'une distraction à mon ennui, une excitation pour mon coeur à demi éteint. Je vais à l'amour comme on va à la guerre, avec fort peu de sentiment d'humanité, pas une idée de vertu, beaucoup d'ambition et pas mal d'amour-propre. Je t'avoue que ma vanité est caressée par cette victoire, parce qu'elle m'a coûté du temps et de la peine. Quel mal y trouves-tu? Vas-tu faire le pédant? Oublies-tu que j'ai vingt ans, et que si mes sentiments sont déjà morts, mes passions sont encore dans toute leur violence?
—C'est que tout cela me paraît faux et guindé, lui dis-je. Je te parle dans la sincérité de mon coeur, Horace, sans aucun ménagement pour cette vanité derrière laquelle tu te réfugies, et qui me paraît un sentiment trop petit pour toi. Non, le grand sentiment, le grand amour n'est pas mort dans ton sein; je crois même qu'il n'y est pas encore éclos, et que tu n'as point aimé jusqu'ici. Je crois que de nobles passions, étouffées longtemps par l'ignorance et l'amour-propre, fermentent chez toi, et vont faire ton supplice, si elles ne font pas ton bonheur. Oh! mon cher Horace, tu n'es pas, tu ne peux pas être le don Juan que décrit Hoffmann, encore moins celui de Byron. Ces créations poétiques occupent trop ton cerveau, et tu le manières pour les faire passer dans la réalité de ta vie. Mais tu es plus jeune et plus puissant que ces fantômes-là. Tu n'es pas brisé par la perte de ton premier amour; ce n'a été qu'un essai malheureux. Prends garde que le second, en dépit de la légèreté que tu veux y mettre, ne soit l'amour sérieux et fatal de ta vie.
—Eh bien, s'il en est ainsi, répondit Horace, dont l'orgueil accepta facilement mes suppositions, vogue la galère! Léonie est bien faite pour inspirer une passion véritable; car elle l'éprouve, je n'en peux pas douter. Oui, Théophile, je suis ardemment aimé, et cette femme est prête à faire pour moi les plus grands sacrifices, les plus grandes folies. Peut-être que cet amour éveillera le mien, et que nous aurons ensemble des jours agités. C'est tout ce que je demande à la destinée pour sortir de la torpeur odieuse où je me sentais plongé naguère.
—Horace, m'écriai-je, elle ne t'aime pas. Elle n'a jamais rien aimé, et elle n'aimera jamais personne; car elle n'aime pas ses enfants.
—Absurdités, pédagogie que tout cela! répondit-il avec humeur. Je suis charmé qu'elle n'aime rien, et qu'elle me livre un coeur encore vierge. C'est plus que je n'espérais, et ce que tu dis là m'exalte au lieu de me refroidir. Pardieu! si elle était bonne épouse et bonne mère, elle ne pourrait pas être une amante passionnée. Tu me prends pour un enfant. Crois-tu que je puisse me faire illusion sur elle, et que je n'aie pas senti ses transports aujourd'hui? Ah! que ton ivresse était différente du chaste abandon de Marthe! Celle-là était une religieuse, une sainte; amour et respect à sa mémoire, à jamais sacrée! Mais Léonie! c'est une femme, c'est une tigresse, un démon!
—C'est une comédienne, repris-je tristement. Malheur à toi, quand tu rentreras avec elle dans la coulisse!
Si la vicomtesse avait eu auprès d'elle en ce moment un ami véritable, il lui aurait dit les mêmes choses d'Horace que je disais d'elle à celui-ci; mais livrée au désir exalté d'être aimée avec toute la fureur romantique qu'elle trouvait dans les livres, et qu'aucun homme de sa caste ne lui avait encore exprimée, elle n'eût pas mieux reçu un bon conseil qu'Horace n'écouta les miens. Elle se livra à lui, croyant inspirer une passion violente, et entraînée seulement par la vanité et la curiosité. On peut donc dire qu'ils étaient à deux de jeu.
Je n'ai jamais compris, pour ma part, comment une femme aussi pénétrante, formée de bonne heure par les leçons du marquis de Vernes à la ruse envers les hommes et à la prévoyance devant les événements, put se tromper sur le compte d'Horace, comme le fit la vicomtesse. Elle se flatta de trouver en lui un dévouement romanesque que rien ne pourrait ébranler, une admiration qui n'y regarderait pas de trop près, une sorte de vanité modeste qui se tiendrait toujours pour honorée de la possession d'une femme comme elle. Elle s'abusait beaucoup: Horace, enivré durant quelques jours, devait bientôt, éclairé subitement dans son inexpérience par les intérêts de son amour-propre, lutter avec force contre celui de Léonie. Je ne puis m'expliquer l'erreur de cette femme, sinon en me rappelant qu'elle s'était aventurée sur un terrain tout à fait inconnu, en choisissant l'objet de son amour dans la classe bourgeoise. Elle n'avait certainement aucun préjugé aristocratique. Elle s'était donc fait un type de supériorité intellectuelle, et elle le rêvait dans un rang obscur, afin de lui donner plus d'étrangeté, de mystère, et de poésie. Elle avait l'imagination aussi vive que le coeur froid, il ne faut pas l'oublier. Ennuyée de tout ce qu'elle connaissait, et sachant d'avance par coeur toutes les phrases dont ses nobles adorateurs articulaient les premières syllabes, elle trouva, dans l'originale brusquerie d'Horace, la nouveauté dont elle avait soif. Mais, en devinant le mérite de l'homme sans naissance, elle ne pressentit pas les défauts de l'homme sans usage, sans savoir-vivre, comme disait le vieux marquis avec une grande justesse d'expression. Dans une société sans principes, le point d'honneur qui en tient lieu, et l'éducation qui en fait affecter le semblant, sont des avantages plus réels qu'on ne pense.
Horace sentait cette espèce de supériorité de ce qu'on appelle la bonne compagnie. Amoureux de tout ce qui pouvait l'élever et le grandir, il eût voulu se l'inoculer. Mais s'il y réussit dans les petites choses, il ne put le faire dans les grandes. Le naturel et l'habitude furent vaincus là où l'étiquette ne commandait que des sacrifices faciles; mais lorsqu'elle ordonna celui de la vanité, elle fut impuissante, et l'amour-propre un peu grossier, la présomption un peu déplacée, la personnalité un peu âpre de l'homme du tiers, reprirent le dessus. C'était tout le contraire de ce qu'eût souhaité la vicomtesse. Elle aimait la gaucherie spirituelle et gracieuse d'Horace; elle trouva qu'il la perdait trop vite. Elle espérait de sa part une grande abnégation, une sorte d'héroïsme en amour; elle n'en trouva pas en lui le moindre élan.
Cependant, comme le coeur de ce jeune homme n'était pas corrompu, mais seulement faussé, il éprouva, durant les premiers jours, une reconnaissance vraie pour la vicomtesse. Il le lui exprima avec talent, et elle se crut enfin adorée, comme elle avait l'ambition de l'être. Il y eut même une sorte de grandeur dans la manière dont Horace accepta sans méfiance, sans curiosité, et sans inquiétude, le passé de sa nouvelle maîtresse. Elle lui disait qu'il était le premier homme qu'elle eût aimé. Elle disait vrai en ce sens qu'il était le premier homme qu'elle eût aimé de cette manière. Horace n'hésitait point à la prendre au mot. Il acceptait sans peine l'idée qu'aucun homme n'avait pu mériter l'amour qu'il inspirait; et quant aux peccadilles dont il pensait bien que la vie de Léonie n'était point exempte, il s'en souciait si peu, qu'il ne lui fit à cet égard aucune question indiscrète. Il ne connut point avec elle cette jalousie rétroactive qui avait fait de ses amours avec Marthe un double supplice. D'une part, ses idées sur le mérite des femmes s'étaient beaucoup modifiées dans la société de la vicomtesse et à l'école du vieux marquis. Il ne cherchait plus cette chasteté bourgeoise dont il avait fait longtemps son idéal, mais bien la désinvolture leste et galante d'une femme à la mode. D'autre part, il n'était pas humilié des prédécesseurs que lui avait donnés la vicomtesse, comme il l'avait été de succéder dans le coeur de Marthe à M. Poisson, le cafetier, et (selon ses suppositions) à Paul Arsène, le garçon de café. Chez Léonie, c'était à des grands seigneurs sans doute, à des ducs, à des princes peut-être, qu'il succédait; et cette brillante avant-garde, qui avait ouvert et précédé sa marche triomphale, lui paraissait un cortège dont on ne devait pas rougir. La pauvre Marthe, pour avoir accepté avec douceur et repentance le reproche d'une seule erreur, avait été accablée par l'orgueil ombrageux d'Horace. La fière vicomtesse, prête à se vanter d'une longue série de fautes, fut respectée, grâce à ce même orgueil.
Interrogée comme Marthe l'avait été, la vicomtesse n'eût pas daigné répondre. L'eût-elle fait, elle n'eût caché aucune de ses actions. Elle n'était pas hypocrite de principes. Tout au contraire, elle avait à cet égard un certain cynisme voltairien qui donnait un démenti formel à ses hypocrisies de sentiment. Elle n'avait pas la prétention d'être une femme vertueuse, mais bien celle d'être une âme jeune, ardente, ouverte aux passions qu'on saurait lui inspirer. C'était une sorte de prostitution de coeur, car elle allait s'offrant à tous les désirs, se faisant respecter par ce mot: «Je ne peux pas aimer;» se laissant attaquer par cet autre qu'elle ajoutait pour certains hommes: «Je voudrais pouvoir aimer.»
Lorsque Horace devint son amant, elle était à peu près seule avec lui dans une sorte d'intimité au château de Chailly. Le comte de Meilleraie s'était absenté, les adorateurs d'habitude s'étaient dispersés; le choléra avait effrayé les uns, et apporté aux autres des héritages précieux ou des pertes sensibles. Cependant le fléau s'éloignait de nos contrées, et Léonie ne rappelait pas sa cour autour d'elle. Absorbée par son nouvel amour, et embarrassée peut-être d'en faire accepter les apparences à ses amis, elle écartait toutes les visites, en répondant à toutes les lettres, qu'elle était à la veille de retourner à Paris. Cependant, les semaines se succédaient, et Horace triomphait secrètement (trop secrètement à son gré) de l'absence de ses rivaux.
Malgré ses affectations de franchise ordinaire, la vicomtesse, à cause de sa belle-mère et de ses enfants, exigea d'Horace le plus profond mystère. Grâce à l'aplomb de Léonie, plus encore qu'au voisinage des habitations respectives et aux précautions prises, le secret de cette liaison ne transpira point. Les moeurs de Léonie, ses discours, ses prétentions, ses réticences, ses demi-aveux, tout son mélange de franchise et de fausseté, avaient fait de sa vie à l'extérieur quelque chose d'énigmatique, que les amants heureux s'étaient plu à voiler pour rendre leur gloire plus piquante, et les amants rebutés à respecter, pour adoucir la honte de leur position. Horace passa pour un intime de plus, pour un de ces assidus dont on disait: Ils sont tous heureux, ou bien il n'y en a pas un seul; tous sont également favorisés ou tenus à distance. Ce n'était pas ainsi qu'Horace eût arrangé son rôle, si on lui en eût laissé le choix; son principal sentiment auprès de Léonie avait été le désir d'écraser tous ses rivaux dans l'apparence, sinon dans la réalité, et de faire dire de lui: «Voilà celui qu'elle favorise; aucun autre n'est écouté.» Il souffrit donc bien vite de l'obscurité de sa position et du peu de retentissement de sa victoire. Il s'en consola en la confiant sous le sceau du secret, non-seulement à moi, mais à quelques autres personnes qu'il ne connaissait pas assez pour les traiter avec cet abandon, et qui, le jugeant extrêmement fat, ne voulurent pas croire à son succès.
Ces indiscrétions tournèrent donc à la honte d'Horace et à la glorification de la vicomtesse, qui les apprit et les démentit en disant, avec un sang-froid admirable et une douceur angélique, que cela était impossible, parce qu'Horace était un homme d'honneur, incapable d'inventer et de répandre un fait contraire à la vérité. Mais lorsqu'elle le revit tête à tête, elle lui fit sentir sa faute avec des ménagements si cruels et une bonté si mordante, qu'il fut forcé, tout en étouffant de rage, de se lancer auprès d'elle dans un système de dénégations et de mensonges pour reconquérir sa confiance et son estime. Mais c'en était fait déjà pour jamais. La curiosité de Léonie était satisfaite; sa vanité était assouvie par toutes les louanges ampoulées qu'Horace lui avait prodiguées, au lieu d'ardeur, dans ses épanchements, au lieu d'affection, dans ses épîtres en prose et en vers. Il avait épuisé pour elle tout son vocabulaire ébouriffant de l'amour à la mode; il l'avait saturée d'épithètes délirantes, et ses billets étaient criblés de points d'exclamation. Léonie en avait assez. En femme d'esprit, elle s'était vite lassée de tout ce mauvais goût poétique. En diplomate clairvoyant, elle avait reconnu que cet amour-là n'était différent de celui qu'elle connaissait que par l'expression, et que ce n'était pas la peine de s'exposer vis-à-vis du public à des propos ridicules, pour écouter un jargon d'amour qui ne l'était pas moins. Après un mois de cette expérience, chaque jour plus froide et plus triste, Léonie résolut de se débarrasser peu à peu de cette intrigue, afin de pouvoir, en attendant mieux, retourner au comte de Meilleraie, qui était un homme d'excellent ton.
La vicomtesse, qui ne rougissait point de ses fautes, rougissait fort souvent de ceux qui les lui avaient fait commettre; et de là venait qu'en se confessant parfois avec beaucoup de candeur, il ne lui était jamais arrivé de nommer personne. Elle avait douloureusement commencé à nourrir cette honte mystérieuse en devenant la proie du vieux marquis. Elle n'avait conservé avec lui que des relations filiales: mais elle n'avait pas trouvé dans ses autres amours de quoi s'enorgueillir assez pour effacer cette blessure, et laver cette tache à ses propres yeux. Elle en avait gardé une haine et un mépris profonds pour les hommes qui ne lui plaisaient pas, ou qui ne lui plaisaient plus; et même à l'égard de ceux qui étaient en possession de lui plaire, elle nourrissait une méfiance continuelle. Elle n'avait jamais ratifié leur puissance sur elle par des confidences à ses amis (il faut en excepter le marquis, à qui elle disait presque tout), encore moins par des démarches compromettantes. En général, elle avait été secondée par la délicatesse de leurs procédés et la froideur de leur rupture, parce que c'étaient des hommes du monde, également incapables d'un regret et d'une vengeance. Horace, pour qui elle avait failli abjurer sa prudence; Horace, qu'elle avait jugé si pur, si épris, si naïf; Horace, dont elle ne s'était pas défiée, lui parut le plus misérable de tous, lorsqu'il voulut s'imposer à elle pour amant aux yeux d'autrui. Elle en fut si révoltée, que non-seulement elle jura de l'éconduire au plus vite, mais encore de se venger en ne laissant pas derrière elle la moindre trace de ses bontés pour lui. «Tu seras puni par où tu as péché, lui disait-elle en son âme ulcérée; tu as voulu passer pour mon maître, et, à la première occasion, je te ferai passer pour mon bouffon. Ta fatuité retombera sur ta tête; et où tu as semé la gloriole, tu ne recueilleras que la honte et le ridicule.»
Horace pressentit cette vengeance, et une nouvelle lutte s'engagea entre eux, non plus pour se dominer mutuellement, mais pour se détruire.
XXIX.
Cependant nous ignorions absolument le sort de trois personnes qui nous intéressaient au plus haut point: Marthe, que nous étions déjà habitués à regarder comme perdue à jamais pour nous; Laravinière, que ses amis cherchaient sans pouvoir le retrouver; et Arsène, qui nous avait promis de nous écrire, et dont nous ne recevions pas plus de nouvelles que des deux autres. La disparition de Jean avait été complète. On présumait bien qu'il était mort au cloître Saint-Méry, car les bousingots les plus courageux l'avaient suivi durant toute la journée du 5 juin; mais dans la nuit ils s'étaient dispersés pour chercher des armes, des munitions et du renfort. Le 6 au matin, il leur avait été impossible de se réunir aux insurgés, que la troupe, échelonnée sur tous les points, parquait dans leur dernière retraite. Je ne saurais affirmer que ces étudiants eussent tous mis une audace bien persévérante à opérer cette jonction; mais il est certain que plusieurs la tentèrent, et qu'à la prise de la maison où leur chef était retranché, ils profitèrent de la confusion pour s'efforcer de le retrouver, afin d'aider à son évasion, ou tout au moins de recueillir son cadavre. Cette dernière consolation leur fut refusée. Louvet retrouva seulement sa casquette rouge, qu'il garda comme une relique, et il ne put savoir si son ami était parmi les prisonniers. Plus tard, le procès qu'on instruisait contre les victimes n'amena aucune découverte, car il n'y fut pas fait mention de Laravinière. Ses amis le pleurèrent, et se réunirent pour honorer sa mémoire par des discours et des chants funèbres, dont l'un d'eux composa les paroles et un autre la musique.
Ils m'écrivirent à cette occasion pour me demander si je n'avais pas de nouvelles de Paul Arsène, et c'est ainsi que j'appris que lui aussi avait disparu. J'écrivis à ses soeurs, qui n'étaient pas plus avancées que moi. Louison nous répondit une lettre de lamentations où elle exprimait assez ingénument sa tendresse intéressée pour son frère. Elle terminait en disant: «Nous avons perdu notre unique soutien, et nous voilà forcées de travailler sans relâche pour ne pas tomber dans la misère.»
Pendant que nous étions tous livrés à ces perplexités, auxquelles Horace n'avait guère le loisir de prendre part, bien qu'il donnât des regrets sincères à Jean et à Paul quand on l'y faisait songer, Paul entrait en convalescence dans la mansarde ignorée de la pauvre Marthe. Celle-ci commençait à sortir, et s'était assurée de la tranquillité qui régnait enfin dans le quartier. Bien que les voisins des mansardes eussent quelque soupçon d'un patriote réfugié chez elle, ce secret fut religieusement gardé, et la police ne surveilla pas ses mouvements. Cependant il était bien important qu'Arsène, dès qu'il voudrait sortir, changeât de quartier, et s'éloignât d'un lieu où certainement sa figure avait été remarquée dans les barricades et dans la maison mitraillée. Il ne pourrait se montrer trois fois dans les rues environnantes sans que des témoins malveillants ou maladroits fissent sur lui tout haut des remarques qu'une oreille d'espion pouvait saisir au passage. Il résolut donc d'aller demeurer à l'autre extrémité de Paris. La difficulté n'était pas de sortir de sa retraite: il commençait à marcher, et, en descendant le soir avec précaution, il était facile de s'esquiver sans être vu. Mais il n'osait pas abandonner Marthe, dans l'état de misère où elle se trouvait, aux persécutions d'un propriétaire qu'elle ne pouvait pas payer, et qui, en vérifiant l'état des lieux, remarquerait certainement l'effraction de la fenêtre; alors ce créancier courroucé livrerait peut-être Marthe aux poursuites de la police. Enfin, comme en restant les bras croisés il ne détournerait pas ce péril, Paul se décida à sortir de la maison avant le jour de l'échéance, et s'alla confier à Louvet, qui sur-le-champ le mit en fiacre, l'installa à Belleville, et alla porter à la vieille voisine l'argent nécessaire pour tirer Marthe d'embarras. On chercha ensuite un ouvrier dévoué à la cause républicaine: ce ne fut pas difficile à trouver; on lui fit réparer sans bruit la lucarne, et Louvet amena Marthe, l'enfant et la voisine, qui ne voulait plus les quitter, dans le pauvre local où il avait établi Arsène sous son propre nom, en lui prêtant son passe-port. Ce Louvet était un excellent jeune homme, le plus pauvre et par conséquent le plus généreux de tous ceux qu'Arsène avait connus dans l'intimité de Laravinière. Paul souffrait de ne pouvoir immédiatement lui rembourser les avances qu'il lui faisait avec tant d'empressement; mais, à cause de Marthe, il était forcé de les accepter. Louvet ne lui avait pas donné le temps de les solliciter; en route il lui promit le secret sur toutes choses, et il le garda si religieusement, que ce changement de situation me laissa dans la même ignorance où j'étais sur le compte de Marthe et d'Arsène.