Horace
A peine établi à Belleville, Paul chercha de l'ouvrage; mais il était encore si faible, qu'il ne put supporter la fatigue, et fut renvoyé. Il se reposa deux ou trois jours, reprit courage, et s'offrit pour journalier à un maître paveur. Arsène n'avait pas de temps à perdre, et pas de choix à faire. Le pain commençait à manquer. Il n'entendait rien à la besogne qui lui était confiée; on le renvoya encore. Il fut tour à tour garçon chez un marchand de vins, batteur de plâtre, commissionnaire, machiniste au théâtre de Belleville, ouvrier cordonnier, terrassier, brasseur, gâche, gindre, et je ne sais quoi encore. Partout il offrit ses bras et ses sueurs, là où il trouva à gagner un morceau de pain. Il ne put rester nulle part, parce que sa santé n'était pas rétablie, et que, malgré son zèle, il faisait moins de besogne que le premier venu. La misère devenait chaque jour plus horrible. Les vêtements s'en allaient par lambeaux. La voisine avait beau tricoter, elle ne gagnait presque rien. Marthe ne pouvait trouver d'ouvrage; sa pâleur, ses haillons, et son état de nourrice, lui nuisaient partout. Elle alla faire des ménages à six francs par mois. Et puis elle réussit à être couturière des comparses du théâtre de Belleville; et comme elle n'était pas souvent payée par ces dames, elle se décida à solliciter à ce théâtre l'emploi d'ouvreuse de loges. On lui prouva que c'était trop d'ambition, que la place était importante; mais par pitié on lui accorda celle d'habilleuse, et les grandes coquettes furent contentes de son adresse et de sa promptitude.
Ce fut alors que Paul, qui, dans son court emploi de machiniste, avait écouté les pièces et observé les acteurs avec attention, songea à s'essayer sur le théâtre. Il avait une mémoire prodigieuse. Il lui suffisait d'entendre deux répétitions pour savoir tous les rôles par coeur. On l'examina: on trouva qu'il ne manquait pas de dispositions pour le genre sérieux; mais tous les emplois de ce genre étaient envahis, et il n'y avait de vacant qu'un emploi de comique, où il débuta par le rôle d'un valet fripon et battu. Arsène se traîna sur les planches, la mort dans l'âme, les genoux tremblants de honte et de répugnance, l'estomac affamé, les dents serrés de colère, de fièvre et d'émotion. Il joua tristement, froidement, et fut outrageusement sifflé. Il supporta cet affront avec une indifférence stoïque. Il n'avait pas été braver ce public pour satisfaire un sot amour-propre: c'était une tentative désespérée, entre vingt autres, pour nourrir sa femme et son enfant; car il avait épousé Marthe dans son coeur, et adopté le fils d'Horace devant Dieu. Le directeur, en homme habitué à ces sortes de désastres, rit de la mésaventure de son débutant, et l'engagea à ne pas se risquer davantage; mais il remarqua le sang-froid et la présence d'esprit dont il avait fait preuve au milieu de l'orage, sa prononciation nette, sa diction pure, sa mémoire infaillible, et son entente du dialogue. Il conçut des espérances sur son avenir, et, pour lui fournir les moyens de se former sans irriter le public de Belleville, il lui donna l'emploi de souffleur, dont il s'acquitta parfaitement. En peu de temps, Arsène montra qu'il s'entendait aussi aux costumes et aux décors, qu'il croquait vite et bien, qu'il avait du goût et de la science. Ce qu'il avait vu et copié chez M. Dusommerard lui servit en cette occasion. La modestie de ses prétentions, sa probité, son activité, son esprit d'ordre et d'administration, achevèrent de le rendre précieux, et il devint enfin, après plusieurs mois de désespoir, d'anxiétés, de souffrances et d'expédients, une sorte de factotum au théâtre, avec des honoraires de quelques centaines de francs assurés et bien servis.
De son côté, tout en habillant les actrices et en assistant dans la coulisse aux représentations, Marthe s'était familiarisée avec la scène. Sa vive intelligence avait saisi les côtés faibles et forts du métier. Elle retenait, comme malgré elle, des scènes entières, et, rentrée dans son grenier, elle en causait avec Arsène, analysait la pièce avec supériorité, critiquait l'exécution avec justesse, et, après avoir contrefait avec malice et enjouement la méchante manière des actrices, elle disait leur rôle comme elle le sentait, avec naturel, avec distinction, et avec une émotion touchante, qui plusieurs fois humecta les paupières d'Arsène et fit sangloter la vieille voisine, tandis que l'enfant, étonné des gestes et des inflexions de voix de sa mère, se rejetait en criant dans le sein de la vieille Olympe. Un jour Arsène s'écria: «Marthe, si tu voulais, tu serais une grande actrice.
—J'essaierais, répondit-elle, si j'étais sûre de conserver ton estime.
—Et pourquoi la perdrais-tu? répondit-il; ne suis-je pas, moi, un ex-mauvais acteur?»
Marthe protégée par la grande coquette, qui voulait faire pièce à une ingénue, sa rivale et son ennemie, débuta dans un premier rôle, et elle eut un succès éclatant. Elle fut engagée quinze jours après, avec cinq cent francs d'appointements, non compris les costumes, et trois mois de congé. C'était une fortune; l'aisance et la sécurité vinrent donc relever ce pauvre ménage. La mère Olympe fut associée au bien-être; et, tout enflée de la brillante condition de ses jeunes amis, elle promenait l'enfant dans les rues pittoresques de Belleville, d'un air de triomphe, cherchant des promeneurs ou des commères à qui elle put dire, en l'élevant dans ses bras: «C'est le fils de madame Arsène!»
Tout en portant le nom de son ami, tout en habitant sous le même toit, tout en laissant croire autour d'elle qu'elle était unie à lui, Marthe n'était cependant ni la femme ni la maîtresse de Paul Arsène. Il y a des conditions où un pareil mensonge est un acte d'impudence ou d'hypocrisie. Dans celle où se trouvait Marthe, c'était un acte de prudence et de dignité, sans lequel elle n'eût pas échappé aux malignes investigations et aux prétentions insultantes de son entourage. Le couple modeste et résigné avait reconnu l'impossibilité où il était de se soutenir dans la dure mais honorable classe des travailleurs. Certes, il ne répugnait ni à l'un ni à l'autre de persévérer dans la voie péniblement tracée par ses pères; certes, ni l'un ni l'autre ne se sentait porté par goût et par ambition vers la vocation vagabonde de l'artiste bohémien; mais il est certain que le domaine de l'art était le seul où ils pussent trouver un refuge pour leur existence matérielle, un milieu pour le développement de leur vie intellectuelle. Dans la hiérarchie sociale, toutes les positions s'acquièrent encore par droit d'hérédité. Celles qui s'enlèvent par droit de conquête sont exceptionnelles. Dans le prolétariat, comme dans les autres classes, elles exigent certains talents particuliers qu'Arsène n'avait pas et ne pouvait pas avoir. Oublieux de son propre avenir, et occupé seulement de procurer quelque bien-être aux objets de son affection, il n'avait pas songé à se perfectionner dans une spécialité quelconque. Il eût fait volontiers quelque dur et patient apprentissage, s'il eût été seul au monde; mais, toujours chargé d'une famille, il avait été au plus pressé, acceptant toute besogne, pourvu qu'elle fût assez lucrative pour remplir le but généreux qu'il s'était proposé. Par surcroît de malheur, la force physique lui avait manqué au moment où elle lui eût été plus nécessaire. Il fallait donc qu'il allât grossir le nombre, énorme déjà, des enfants perdus de cette civilisation égoïste qui a oublié de trouver l'emploi des pauvres maladifs et intelligents. A ceux-là le théâtre, la littérature, les arts, dans tous leurs détails brillants ou misérables, offrent du moins une carrière, où, par malheur, beaucoup se précipitent par mollesse, par vanité ou par amour du désordre, mais où, en général, le talent et le zèle ont des chances d'avenir. Arsène avait de l'aptitude et l'on peut même dire du génie pour toutes choses. Mais toutes choses lui étaient interdites, parce qu'il n'avait ni argent ni crédit. Pour être peintre, il fallait de trop longues études, et il ne pouvait pas s'y consacrer. Pour être administrateur, il fallait de grandes protections, et il n'en avait pas. La moindre place de bureaucrate est convoitée par cinquante aspirants. Celui qui remportera ne le devra ni à l'estime de son mérite, ni à l'intérêt qu'inspireront ses besoins, mais à la faveur du népotisme. Arsène ne pouvait donc frapper qu'à cette porte, dont le hasard et la fantaisie ont les clefs, et qui s'ouvre devant l'audace et le talent, la porte du théâtre. C'est parfois le refuge de ce que la société aurait de plus grand, si elle ne le forçait pas à être souvent ce qu'il y a plus de vil. C'est là que vont les plus belles et les plus intelligentes femmes, c'est là que vont des hommes qui avaient peut-être reçu d'en haut le don de la prédication. Mais l'homme qui aurait pu, dans un siècle de foi, faire les miracles de la parole; mais la femme qui, dans une société religieuse et poétique, devrait être prêtresse et initiatrice, s'il faut qu'ils descendent au rôle d'histrion pour amuser un auditoire souvent grossier et injuste, parfois impie et obscène, quelle grandeur, quelle conscience, quelle élévation d'idées et de sentiments peut-on exiger d'eux, chassés qu'ils sont de leur voie et faussés dans leur impulsion? Et cependant, à mesure que l'horreur du préjugé s'efface et ne vient plus ajouter le découragement, la révolte et l'isolement à ces causes de démoralisation déjà si puissantes, on voit, par de nombreux exemples, que si l'honneur et la dignité ne sont pas faciles, ils sont du moins possibles dans cette classe d'artistes. Je ne parle pas seulement des grandes célébrités, existences qui sont passées au rang de sommité sociale; mais parmi les plus humbles et les plus obscures, il en est de chastes, de laborieuses et de respectables. Celle de Marthe en fut une nouvelle preuve. Délicate de corps et d'esprit, portée à l'enthousiasme, douée d'une intelligence plutôt saisissante que créatrice; trop peu instruite pour tirer des oeuvres d'art de son propre fonds, mais capable de comprendre les sentiments les plus élevés et prompte à les bien exprimer; ayant dans sa personne un charme extrême, une beauté accompagnée de grâce et de distinction innée, elle ne pouvait pas, sans souffrir, concentrer toutes ces facultés, anéantir toute cette puissance. Elle le faisait pourtant sans amertume et sans regret depuis qu'elle était au monde; elle ignorait même la cause de ces langueurs et de ces exaltations soudaines, de ces accablements profonds et de ce continuel besoin d'enthousiasme et d'admiration qu'elle ressentait. Son amour pour Horace avait été la conséquence de ces dispositions excitées et non satisfaites par la lecture et la rêverie. Le théâtre lui ouvrit une carrière de fatigues nécessaires, d'études suivies et d'émotions vivifiantes. Arsène comprit qu'à cette âme tendre et agitée il fallait un aliment, et il encouragea ses tentatives. Il ne se dissimula pas certains dangers, et il ne les craignit guère. Il sentait qu'un grand calme était descendu dans le coeur de Marthe, et qu'une grande force avait ranimé le sien propre, depuis que l'un et l'autre avaient un but indiqué. Celui de Marthe était d'assurer à son enfant, par son travail, les bienfaits de l'éducation; celui d'Arsène était de l'aider à atteindre ce résultat, sans entraver son indépendance et sans compromettre sa dignité. C'est que jusque là, en effet, la dignité de Marthe avait souffert de cette position d'obligée et de protégée, qui fait de la plupart des femmes les inférieures de leurs maris ou de leurs amants. Depuis qu'au lieu de subir l'assistance d'autrui, elle se sentait mère et protectrice efficace et active à son tour d'un être plus faible qu'elle, elle éprouvait un doux orgueil, et relevait sa tête longtemps courbée et humiliée sous la domination de l'homme. Ce bien-être nouveau éloigna ce que l'idée d'être encore une fois protégée avait eu pour elle de pénible au commencement de son union avec Arsène, Elle s'habitua à ne plus s'effrayer de son dévouement, et à l'accepter sans remords, maintenant qu'elle pouvait s'en passer. Elle ne vit plus en lui le mari qu'elle devait accepter pour soutien de son enfant, l'amant qu'elle devait écouter pour payer la dette de la reconnaissance. Arsène fut à ses yeux un frère, qui s'associait par pure affection, et non plus par pitié généreuse, à son sort et à celui de son fils. Elle comprit que ce n'était pas un bienfaiteur qui venait lui pardonner le passé, mais un ami qui lui demandait, comme une grâce, le bonheur de vivre auprès d'elle. Cette situation imprévue soulagea son coeur craintif et satisfit sa juste fierté. Elle le sentit d'autant mieux qu'Arsène ne lui avait pas adressé un seul mot d'amour depuis la rencontre miraculeuse du 6 juin. Chaque jour, elle avait attendu avec crainte l'explosion de cette tendresse longtemps comprimée, et cependant, au lieu d'y céder, Arsène semblait l'avoir vaincue: car il était calme, respectueux dans sa familiarité, enjoué dans sa mélancolie. Il n'y avait eu d'autre explication entre eux que la demande réitérée de la part d'Arsène de ne pas être exilé d'auprès d'elle durant les mauvais jours. Quand la prospérité fut assurée de part et d'autre, Arsène parla enfin, mais avec tant de noblesse, de force et de simplicité, que, pour toute réponse, Marthe se jeta dans ses bras, en s'écriant: «A toi, à toi tout entière et pour toujours! J'y suis résolue depuis longtemps, et je craignais que tu n'y eusses renoncé.—Mon Dieu, tu as eu enfin pitié de moi! dit Arsène avec effusion en levant ses bras vers le ciel.—Mais mon enfant? ajouta Marthe en se jetant sur le berceau de son fils; songe, Arsène qu'il faut aimer mon enfant comme moi-même.—Ton enfant et toi, c'est la même chose, répondit Arsène. Comment pourrais-je vous séparer dans mon coeur et dans ma pensée? A ce propos, écoute, Marthe, j'ai une question importante à te faire. Il faut te résigner à prononcer un nom qui n'a pas seulement effleuré nos lèvres depuis longtemps. Maintenant que tu vas être à moi, et moi à toi, il faut que cet enfant soit à nous deux, et il ne faut pas qu'un autre ait des droits sur ce que nous aurons de plus cher au monde. Depuis que tu t'es séparée d'Horace, as-tu eu quelque relation avec lui?—Aucune, répondit Marthe; j'ai toujours ignoré où il était, à quoi il songeait; j'ai désiré quelquefois le savoir, je te l'avoue, et, bien que je n'aie plus pour lui aucun sentiment d'affection, j'ai éprouvé malgré moi des mouvements de pitié et d'intérêt. Mais je les ai toujours étouffés, et j'ai résisté au désir de t'adresser une seule question sur son compte.
—Que veux-tu faire? quelle conduite as-tu résolu de tenir à son égard?
—Je n'ai rien résolu. J'ai désiré de ne jamais le revoir, et j'espère que cela n'arrivera pas.
—Mais s'il venait un jour te réclamer son enfant, que lui répondrais-tu?
—Son enfant! son enfant! s'écria Marthe épouvantée; un enfant qu'il ne connaît pas, dont il ignore même l'existence? un enfant qu'il n'a pas désiré, qu'il a engendré dans mon sein malgré lui, et dont il a détesté en moi l'espérance? un enfant qu'il m'aurait défendu de mettre au monde si cela eût été en notre pouvoir? Non, ce n'est pas son enfant, et ce ne le sera jamais! Ah! Paul! comment n'as-tu pas compris que je pouvais pardonner à Horace de m'humilier, de me briser, de me haïr; mais que, pour avoir haï et maudit l'enfant de mes entrailles, il ne lui serait jamais pardonné? Non, non! cet enfant est à nous, Arsène, et non pas à Horace. C'est l'amour, le dévouement et les soins qui constituent la vraie paternité. Dans ce monde affreux, où il est permis à un homme d'abandonner le fruit de son amour sans passer pour un monstre, les liens du sang ne sont presque rien. Et quant à moi, j'ai profité à cet égard de la faculté que me donnait la loi, pour rompre entièrement le lien qui eût uni mon fils à Horace. La mère Olympe l'a porté à la mairie sous mon nom, et à la place de celui de son père, on a écrit celui d'inconnu. C'est toute la vengeance que j'ai tirée d'Horace: elle serait sanglante, s'il avait assez de coeur pour la sentir.
—Mon amie, reprit Arsène, parlons sans amertume et sans ressentiment d'un homme plus faible que mauvais, et plus malheureux que coupable. Ta vengeance a été bien sévère, et il pourrait arriver que tu en eusses regret par la suite. Horace n'est qu'un enfant, il le sera peut-être encore pendant plusieurs années; mais enfin il deviendra un homme, et il abjurera peut-être les erreurs de son coeur et de son esprit. Il se repentira du mal qu'il a fait sans le comprendre, et tu seras dans sa vie un remords cuisant. S'il revoit un jour ce bel enfant, qui, grâce à toi, sera sans doute adorable, et si tu lui refuses le droit de le serrer sur son coeur...
—Arsène, ta générosité t'abuse, interrompit Marthe avec une énergie douloureuse; Horace n'aimera jamais son enfant. Il n'a pas senti cet amour à l'âge où le coeur est dans toute sa puissance; comment l'éprouverait-il dans l'âge de l'égoïsme et de l'intérêt personnel? Si son fils avait de quoi le rendre vain, il s'en amuserait peut-être pendant quelques jours; mais sois sûr qu'il ne lui donnerait pas des préceptes et des exemples selon mon coeur. Je ne veux donc pas qu'il lui appartienne. Oh! jamais! en aucune façon!
—Eh bien, dit Arsène, es-tu bien décidée à cela? et veux-tu t'arrêter sans retour à cette détermination?
—Je le veux, répondit Marthe.
—En ce cas, reprit-il, il y a un moyen bien simple. Cet enfant passe pour être mon fils, parce que personne dans notre entourage actuel ne sait nos relations passées ou présentes. On nous croit époux ou amants. Il n'entre guère dans les moeurs du théâtre de demander à un couple quelconque la preuve légale de son association. Nous avons laissé cette opinion se former; nous l'avons jugée nécessaire à notre sécurité. Il n'y a que la mère Olympe qui pourrait dire que cet enfant ne m'appartient pas, et elle est trop discrète et trop dévouée pour trahir nos intentions. Jusqu'ici rien de plus simple: il ne s'agit que de laisser subsister un fait déjà établi. Mais quand nous retrouverons nos anciens amis (car lors même que nous les éviterions, il nous serait impossible de ne pas en rencontrer quelqu'un; un jour ou l'autre cela doit arriver), dis-moi, Marthe, que leur dirons-nous?»
Marthe, interdite et comme affligée, réfléchit un instant; puis, prenant son parti, elle répondit avec beaucoup de fermeté: «Nous leur dirons ce que nous avons dit aux autres, que cet enfant est le tien.
—Songes-tu aux conséquences de ce mensonge, ma pauvre Marthe? Souviens-toi que la jalousie d'Horace était bien connue de ses amis: tous ne te connaissaient pas assez pour être sûrs qu'elle n'était pas fondée... Ils croiront donc que tu le trompais; et cette accusation injuste, que tu n'as pu supporter dans la bouche d'Horace, elle sera donc dans la bouche de tout le monde, même dans celle des amis qui n'avaient jamais douté de toi, comme Théophile, Eugénie, et quelques autres!»
Marthe pâlit.
«Cela me fera souffrir beaucoup, répondit-elle. J'ai été si fière! j'ai montré tant d'indignation d'être soupçonnée! L'on pensera maintenant que j'ai été impudente et que j'ai menti avec effronterie. Mais, après tout, qu'importe? On ne pourra m'accuser que de sottise et de vaine gloire; car on saura bien que je n'ai pas présenté cet enfant à Horace comme le sien, et que je me suis éloignée de lui au moment de devenir mère.
—On dira qu'il t'a chassée, que tu as essayé de le tromper, mais qu'il s'est aperçu de ton infidélité; et il sera complètement justifié aux yeux des autres et aux siens propres.
—Aux siens propres! s'écria Marthe, frappée d'une idée qui ne lui était pas encore venue. Oh! cela est bien vrai! Ce serait lui épargner la punition que lui réserve la justice de Dieu! Ce serait lui ôter la honte qu'il doit éprouver en voyant comment tu as rempli à sa place les devoirs qu'il a méconnus. Non! je ne veux pas qu'il ignore ta grandeur et la pureté de ton amour! Je veux qu'il en soit humilié jusqu'au fond de son âme, et qu'il soit forcé de se dire: Marthe a eu bien raison de se réfugier dans le sein d'Arsène!
—Ceci importe peu, reprit Arsène; mais ce qui m'importe, à moi, c'est que cet homme aveugle et violent ne s'arroge pas le droit de te mépriser et d'aller crier chez tes véritables amis: «Vous voyez! j'avais bien raison de me méfier de Marthe. Elle était la maîtresse d'Arsène en même temps que la mienne. J'avais bien raison de maudire sa grossesse. L'enfant qu'elle voulait me donner a eu deux pères, et je ne sais auquel des deux il appartient.»
—Tu as raison, répondit Marthe. Eh bien, nous ne mentirons pas à nos anciens amis; et si jamais j'ai le malheur de rencontrer Horace, j'aurai le courage de lui dire à lui-même: «Vous n'avez pas voulu de votre enfant; un autre est fier de s'en charger, et par là il a mérité d'être mon époux, mon amant, mon frère à jamais.»
Marthe, en parlant ainsi, se précipita dans les bras d'Arsène, et couvrit son visage de baisers et de larmes. Puis elle prit l'enfant dans son berceau, et le lui donna solennellement. Paul l'éleva dans ses mains, prit Dieu témoin, et consacra à la face du ciel cette adoption, plus sainte et plus certaine qu'aucune de celles que les lois ratifient à la face des hommes.
XXX.
A la fin de l'été, la vicomtesse avait hâté son départ de la campagne, sous prétexte d'affaires pressantes, mais en réalité pour fuir Horace, qu'elle n'aimait plus, et que même elle commençait à détester. Pour se débarrasser de cet amant dangereux, elle avait écrit à son vieux ami le marquis de Vernes, et lui avait demandé conseil comme elle avait coutume de le faire lorsqu'elle avait besoin de lui. Elle lui avait avoué en même temps et son goût pour Horace et le dégoût qui l'avait suivi, le mépris et le ressentiment que lui avaient causé ses indiscrétions, et la crainte qu'elle éprouvait qu'il n'en commit de nouvelles. Elle lui avait raconté comment, ayant essayé de le traiter d'un peu haut pour l'habituer au respect, ce moyen avait échoué: Horace avait voulu faire sentir ses droits, et, pour se faire craindre sans se rendre odieux, il avait parlé de jalousie et de vengeance comme un héros de Calderon. Léonie, épouvantée, demandait en grâce au marquis de venir à son secours pour la délivrer de ce forcené. «J'avais bien prévu ce qui arrive, avait répondu le marquis. Ce jeune homme m'a plu, et à vous encore d'avantage. Il a les qualités du talent et les travers de l'homme de rien. Il vous aime, et il va bientôt vous haïr, parce que vous ne pouvez ni le haïr, ni l'aimer comme il l'entend. Sa haine ou son amour vous seront également funestes. Il n'y a qu'un moyen de vous en préserver: c'est de travailler à le rendre indifférent. Pour cela, il faut bien vous garder de lui témoigner de l'indifférence. Ce serait ranimer ses désirs, éveiller son dépit, et le pousser aux dernières extrémités. Soyez passionnée au contraire; renchérissez sur ses jalousies, sur ses injustices, sur ses menaces. Effrayez-le, fatiguez-le d'émotions. Tâchez de l'ennuyer à force d'exigences. Faites l'amante espagnole à votre tour, et rendez-le si malheureux, qu'il désire vous quitter. Tâchez qu'il fasse le premier pas vers une rupture, et qu'il le fasse violemment; alors vous serez sauvée: il aura eu les premiers torts. Votre empressement à en profiter pour l'abandonner sera de la fierté légitime, la dignité d'un grand caractère, la colère implacable d'un grand amour! Je vous réponds du reste. Je m'emparerai de lui quand l'occasion sera venue; j'écouterai ses plaintes, je lui prouverai qu'il est le seul coupable, et, tout en vous haïssant, il sera forcé de vous respecter. Il vous importunera peut-être, il fera des folies pour arriver jusqu'à vous. Soyez sans pitié. Peut-être se brûlera-t-il la cervelle, mais seulement un peu; il a trop d'esprit pour vouloir renoncer aux beaux romans dont son avenir est gros. Toutes les extravagances qu'il pourra faire alors pour vous, loin de vous compromettre, tourneront au triomphe de votre fierté. Tout le monde saura peut-être que ce jeune homme vous adore; mais on saura aussi que vous le réduisez au désespoir; et s'il lui arrive de se vanter du passé dans sa colère, on le regardera comme un fat ou comme un fou. De tout ceci, ma belle amie, il résultera pour vous un surcroît de gloire. Votre puissance sera plus enviée que jamais par les femmes, et les hommes viendront se prosterner par centaines à vos genoux.»
La vicomtesse suivit fidèlement le conseil de son mentor. Elle joua si bien la passion, qu'Horace eu fut épouvanté. Des qu'elle le vit reculer, elle avança, et ne craignit pas d'exiger de lui qu'il l'enlevât. Cette idée sourit d'abord à Horace, à cause du retentissement qu'aurait une pareille aventure, et de l'honneur que lui ferait, dans la province et même dans le monde, la passion échevelée d'une dame de ce rang et de cet esprit. La vicomtesse frémit en le voyant irrésolu; mais, au bout de vingt quatre heures, Horace s'effraya de l'idée de vivre avec une maîtresse aussi jalouse et aussi impérieuse. Il songea à la souffrance qu'il éprouverait lorsque les curieux, se précipitant sur ses pas pour le voir passer avec sa conquête, l'un dirait: «Tiens! elle n'est pas plus belle que cela?» l'autre: «Elle n'est, pardieu, pas jeune!» Et, tout bien considéré, il refusa le sacrifice qu'elle lui offrait, sous prétexte qu'il était pauvre, et qu'il ne pouvait se résoudre à faire partager sa misère à une femme comme elle, bercée dans l'opulence. Ce prétexte était d'ailleurs assez bien fondé. La vicomtesse feignit de n'en tenir compte, de dédaigner les richesses, de vouloir braver le monde, qu'elle prétendait haïr et mépriser. Mais dès qu'elle se fut bien assurée de la répugnance sincère d'Horace à prendre ce parti, elle l'accusa de ne point l'aimer; elle feignit d'être jalouse d'Eugénie; elle inventa je ne sais quels sujets absurdes de soupçon et de ressentiment. Elle pleura même, et s'arracha quelques faux cheveux. Puis tout à coup elle chassa Horace de son boudoir, fit ses apprêts de départ, refusa de recevoir ses excuses et ses adieux, et s'en retourna à Paris, bien fatiguée du drame qu'elle venait de jouer, bien satisfaite d'être enfin délivrée du sujet de ses terreurs. De ce moment, ainsi que l'avait prédit le marquis, sa victoire fut assurée; et Horace, tout en la plaignant de sa prétendue douleur, tout en se réjouissant de n'avoir plus à en subir les violences, se sentit le plus faible, parce qu'il se crut le plus froid.
Les jeunes gens nobles du pays qui avaient composé la cour ordinaire de Léonie restèrent dans leurs châteaux pour s'y adonner au plaisir de la chasse durant l'automne; et l'un d'eux, qui avait pris Horace en amitié, et qui le tenait sérieusement pour un grand homme, l'invita à venir achever la saison dans ses terres. Horace accepta cette offre avec plaisir. Son hôte était riche et garçon. Il avait peu d'esprit, aucune instruction, un bon coeur et de bonnes manières. C'était l'homme qu'Horace pouvait éblouir de son érudition et charmer par le brillant de son esprit, en même temps qu'il trouvait à profiter dans son commerce pour se former aux habitudes aristocratiques, dont il était alors plus que jamais infatué.
Son premier besoin fut d'oublier les semaines d'agitation pénible qu'il venait de subir, et la maison de Louis de Méran lui fut un lieu de délices. Avoir de beaux chevaux à monter, un tilbury à sa disposition, des armes magnifiques et des chiens excellents pour la chasse, une bonne table, de gais convives, voire quelques autres distractions dont il ne se vanta pas à moi après tout le mépris qu'il avait témoigné pour ce genre de plaisir, mais auxquelles il s'abandonna en voyant ses modèles les dandys vanter et cultiver la débauche: c'en fut assez pour l'étourdir et l'enivrer jusqu'aux approches de l'hiver. Comme il était réellement supérieur par son intelligence à tous ses nouveaux amis, il rachetait à force d'esprit le défaut de naissance, de fortune et d'usage, dont, au reste, on ne lui eût fait un tort que s'il en eût fait parade; mais il s'en garda bien. Il craignit tellement de voir l'orgueil de ces jeunes gens s'élever au-dessus du sien, qu'il leur laissa croire qu'il était d'une bonne famille de robe, et jouissait d'une honnête aisance. L'exiguïté de sa valise donnait bien un démenti à ses gasconnades: mais il était en voyage; c'était par hasard qu'il s'était arrêté dans ce pays, où il était venu seulement avec l'intention de passer quelques jours; et pour rendre excusable aux yeux de Louis de Méran, la légèreté de sa bourse, qui était par trop évidente, il feignit plusieurs fois de vouloir partir, afin, disait-il, d'aller chercher au moins chez son banquier l'argent qui lui manquait.
«Qu'à cela ne tienne! lui dit son hôte, qui avait le malheur de s'ennuyer lorsqu'il était seul dans son château, et pour qui Horace était une société agréable, ma bourse est à votre disposition. Combien vous faut-il? Voulez-vous une centaine de louis?
—Il ne me faut rien qu'une centaine de francs, s'écria Horace, à qui une offre aussi magnifique fit ouvrir de grands yeux, et qui jusque-là ne s'était tourmenté que de la manière dont il donnerait le pourboire aux laquais de la maison en s'en allant.
—Vous n'y songez pas! lui dit son ami: nous allons avoir une grande réunion de jeunes gens, à l'occasion d'une sorte de fête villageoise où nous allons tous, et où nous passons quelquefois huit jours en parties de plaisir. On y joue un jeu d'enfer. Il faudra que vous puissiez jeter quelques poignées d'or sur la table, si vous ne voulez, vous, inconnu dans la province, passer pour une espèce.»
Bien qu'Horace sût parfaitement qu'il ne pourrait jamais rendre cet argent, à moins d'être heureux au jeu, il n'eut pas plus tôt entrevu cette chance de succès, qu'il s'y confia aveuglément, et accepta les offres de son ami. Il n'avait jamais joué de sa vie, parce qu'il n'avait jamais été à même de le faire, et il ignorait tous les jeux excepté le billard, où il était de première force, ce qui lui avait valu l'estime de plusieurs des graves personnages au milieu desquels il s'était lancé. Il eut bientôt compris la bouillotte en les voyant s'y exercer, et le jour de la fête, il débuta avec passion dans cette nouvelle carrière d'émotions et de périls. Il eut, pour son malheur à venir, un bonheur insolent ce jour-là. Avec cent louis il en gagna mille. Il se hâta de restituer la somme première à Louis de Méran, mit de côté quatre cents louis, et continua à jouer les jours suivants avec les cinq cents autres. Il perdit, regagna, et, après plusieurs fluctuations de la fortune, retourna enfin au château de Méran avec dix-sept mille francs en or et en billets de banque dans sa valise. Pour un jeune homme qui avait de grands besoins d'argent, et qui n'avait jamais connu qu'un sort précaire, c'était une fortune. Il en pensa devenir fou de joie, et je crois bien qu'à partir de là il le devint réellement un peu. Il vint nous voir pour nous faire part de son bonheur, et ne songea pas à me restituer cent cinquante louis qu'il me devait. Je n'osai le lui rappeler, quoique je fusse assez gêné; je regardais comme impossible qu'il l'oubliât. Cependant il ne s'en souvint jamais, et je le lui pardonne de tout mon coeur, certain que sa volonté n'y fut pour rien. L'empressement avec lequel il vint m'annoncer sa richesse en est la meilleure preuve. Son premier soin fut d'envoyer cent louis à sa mère; mais il n'osa pas lui dire que c'était l'argent du jeu: la bonne femme s'en fût effrayée plus que réjouie. Il lui manda que c'était le prix de travaux littéraires auxquels il se livrait dans mon ermitage, et qu'il envoyait à Paris à un éditeur.
«Je prétends, me dit-il en riant, la réconcilier avec la profession d'homme de lettres, qu'elle avait tant de regret à me voir embrasser, et qu'elle va désormais regarder comme très-honorable. Dans quelques mois je lui enverrai encore un millier de francs, ainsi de suite, tant que j'aurai de l'argent. Que ne puis-je lui faire passer dès aujourd'hui la somme entière! Je serais si heureux de pouvoir m'acquitter en un instant des sacrifices qu'elle fait pour moi depuis que j'existe! Mais elle comprendrait si peu ce qui m'arrive, qu'elle me demanderait des explications impossibles; et les gens de ma province, qui sont aussi judicieux que charitables, voyant la mère Dumontet remonter sa vaisselle et acheter des robes à sa fille, en concluraient certainement que, pour procurer à ma famille une telle opulence, il faut que j'aie assassiné quelqu'un. Il est vrai que mon bon père, qui se pique un peu de belles-lettres, voudra lire de ma prose imprimée. Je lui dirai que j'écris sous un pseudonyme, et je couperai, dans un volume de quelque poète mystique allemand nouvellement traduit, une centaine de pages que je lui enverrai en lui disant qu'elles sont de moi. Il n'y verra que du feu, et il les montrera à tous les beaux esprits de sa petite ville, qui, n'y comprenant goutte, reconnaîtront enfin que je suis un homme supérieur.»
En disant ces folies, Horace, qui se moquait parfois de lui-même de fort bonne grâce, éclata de rire. C'était la vérité qu'il eût envoyé tout son argent à sa mère s'il eût pu le faire à l'instant même sans l'effrayer. Son coeur était généreux; et s'il se réjouissait tant d'être riche, ce n'était pas tant à cause de la possession, qu'à cause de l'espèce de victoire remportée sur ce qu'il appelait son mauvais destin. Malheureusement il ne songea plus à ses résolutions le lendemain. Sa mère ne reçut plus rien de lui, et tous ses créanciers de Paris furent également oubliés. Il ne lui resta, de cet instant de dévouement enthousiaste, qu'une sorte d'orgueil insensé et bizarre, qui consistait à croire à son étoile en fait de succès d'argent, comme Napoléon croyait à la sienne en fait de gloire militaire. Cette confiance absurde en une providence occupée à favoriser ses caprices, et en un dieu disposé à intervenir dans toutes ses entreprises, le rendit vain et téméraire. Il commença à mener le train d'un jeune homme pour qui quinze mille francs auraient été le semestre d'une pension de trente mille. Il acheta un cheval, sema les pièces d'or à tous les valets de son hôte, écrivit à Paris à son tailleur qu'il avait fait un héritage, et qu'il eût à lui envoyer les modes les plus nouvelles. Quinze jours après, il se montra équipé le plus ridiculement du monde. Ses amis se moquèrent de cet accoutrement de mauvais goût, et lui conseillèrent de destituer son tailleur du quartier latin pour une célébrité de la fashion. Il distribua aussitôt sa nouvelle garde-robe aux piqueurs de ces messieurs, et en commanda une autre à Humann, qui habillait Louis de Méran. Recommandé par ce jeune homme élégant et riche, il eut chez ce prince des tailleurs un crédit ouvert dont il ne s'inquiéta pas, et qui creusa sous lui comme un gouffre invisible.
Les joyeux compagnons qui l'entouraient, dès qu'ils le virent insolemment prodigue et revêtu d'un costume de dandy qui déguisait incroyablement son origine plébéienne, l'adoptèrent tout à l'ait, et firent de lui le plus grand cas. Ce n'est plus le temps, c'est l'argent qui est un grand maître. Horace, n'étant plus retenu et contristé par la misère, se livra à tous les élans de sa brillante gaieté et de son audacieuse imagination. L'argent fit en lui des miracles; car il lui rendit, avec la confiance en l'avenir et les jouissances du présent, l'aptitude au travail, qu'il semblait avoir à jamais perdue. Il retrouva toutes ses facultés, émoussées par les chagrins et les soucis de l'hiver précédent. Son humeur redevint égale et enjouée. Ses idées, sans devenir plus justes, se coordonnèrent et s'étendirent. Son style se forma tout à coup. Il écrivit un petit roman fort remarquable, dont la triste Marthe fut l'héroïne, et ses amours le sujet. Il s'y donna un plus beau rôle qu'il ne l'avait eu dans la réalité; mais il y motiva et y poétisa ses fautes d'une manière très-habile. L'on peut dire que son livre, s'il eût eu plus de retentissement, eût été un des plus pernicieux de l'époque romantique. C'était non pas seulement l'apologie, mais l'apothéose de l'égoïsme. Certainement Horace valait mieux que son livre; mais il y mit assez de talent pour donner à cet ouvrage une valeur réelle. Comme il était riche alors, il trouva facilement un éditeur; et le roman, imprimé à ses frais, et publié peu du temps après son retour à Paris, eut une sorte de succès, surtout dans le monde élégant.
Cette vie de luxe, mêlée de travail intellectuel et d'activité physique, était l'idéal et l'élément véritable d'Horace. Je remarquai que sa parole et ses manières, d'abord ridicules lorsqu'il avait voulu les transformer de bourgeoises en patriciennes, devinrent gracieuses et dignes, lorsque fort de son propre mérite et riche de son propre argent, il ne chercha plus, en se réformant, à imiter personne. A Paris, ses nouveaux amis le présentèrent dans diverses maisons riches ou nobles, où il vit l'ancienne bonne compagnie et le nouveau grand monde. Il vit les fêtes des banquiers israélites, et les soirées moins somptueuses et plus épurées de quelques duchesses. Il entra partout avec aplomb, certain de n'être déplacé nulle part, après avoir été l'amant et l'élève de la précieuse vicomtesse de Chailly.
Au bout de deux mois d'une telle vie, Horace fut complètement transfiguré. Il vint nous voir un matin dans son tilbury, avec son groom pour tenir son beau cheval. Il monta nos cinq étages comme s'il n'eût fait autre chose de sa vie, et eut le bon goût de ne pas paraître essoufflé. Sa mise était irréprochable; sa chevelure inculte avait enfin été domptée par Boucherot, successeur de Michalon. Il avait la main blanche comme celle d'une femme, les ongles taillés en biseau, des bottes vernies et une canne Verdier. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est qu'il avait pris un ton parfaitement naturel, et qu'il était impossible de deviner que tout cela fût le résultat d'une étude. La seule chose qui trahit la nouveauté de sa métamorphose, c'était l'espèce de joie triomphante qui éclairait son front comme une auréole. Eugénie, à qui il baisa la main en arrivant (pour la première fois de sa vie), eut un peu de peine d'abord à tenir son sérieux, et finit par s'étonner autant que moi de la facilité avec laquelle ce jeune papillon avait dépouille sa chrysalide. Il avait été à si bonne école, qu'il avait appris non-seulement à se bien tenir, mais encore à bien causer. Il ne parlait plus de lui; il nous questionnait sur tout ce qui pouvait nous intéresser personnellement, et il avait l'air de s'y intéresser lui-même. Nous avions vu ses premiers efforts pour atteindre au type qu'il possédait enfin, et nous étions émerveillés qu'il eût déjà perdu l'enflure et l'arrogance du parvenu. «Parle-moi donc de toi un peu, lui dis-je. Tes affaires me paraissent florissantes. J'espère que ta nouvelle fortune ne repose pas entièrement sur les cartes, mais bien sur la littérature, où tu as fait un si joli début.—L'argent du jeu tire à sa fin, me répondit-il naïvement; j'espère bien le renouveler en puisant à la même source, et jusqu'ici mes essais ne sont pas malheureux; mais comme il faut être en mesure de perdre, j'ai songé à la littérature, comme à un fonds plus solide. Mon éditeur m'a versé ces jours-ci trois mille francs pour un petit volume que je lui ferai en une quinzaine de jours; et si le public reçoit celui-là avec autant d'indulgence que l'autre, j'espère que je ne me trouverai plus à court d'argent.» trois mille francs un petit volume, pensai-je, c'est un peu cher; mais tout dépend des arrangements.
«Il faut, lui dis-je, que je te parle de ce roman que tu viens de publier.—Oh! je t'en prie, s'écria-t-il, ne m'en parle pas. C'est si mauvais, que je voudrais bien n'en entendre jamais parler.—Ce n'est pas mauvais le moins du monde, repris-je: on peut même dire, au point de vue de l'art, que c'est une paraphrase très-remarquable d'Adolphe, ce petit chef-d'oeuvre littéraire de Benjamin Constant, que tu sembles avoir pris pour modèle.»
Ce compliment ne plut pas beaucoup à Horace; sa figure changea tout d'un coup.
«Tu trouves, me dit-il en s'efforçant de garder son air indifférent, que mon livre est un pastiche? C'est bien possible: mais je n'y ai pas songé, d'autant plus que je n'ai jamais lu Adolphe.
—Je te l'ai prêté cependant l'année dernière.
—Tu crois?
—J'en suis certain.
—Ah! je ne m'en souviens pas. Alors mon livre est une réminiscence.
—Il est impossible, repris-je, que le premier ouvrage d'un auteur de vingt ans soit autre chose; mais comme le tien est bien fait, bien écrit et intéressant, personne ne s'en plaint. Cependant, au risque d'être pédant, je veux te gronder un peu quant au sujet. Tu as fait, ce me semble, la réhabilitation de l'égoïsme...
—Ah! mon cher, laissons cela, je t'en prie, dit Horace avec un peu d'ironie, tu parles comme un journaliste. Je te vois venir! tu vas me dire que mon livre est une mauvaise action. J'ai lu au moins ce mois-ci quinze feuilletons qui finissaient de même.»
J'insistai. Je lui fis un peu la guerre; je combattis ses théories de l'art pour l'art avec une sorte d'obstination dont je me faisais un devoir d'amitié envers lui, mais contre laquelle ne tint pas longtemps le vernis de modestie enjouée que l'élude du goût lui avait donné.
Il s'impatienta, se défendit avec humeur, attaqua mes idées avec amertume; et, perdant peu à peu toutes ses grâces et tout son calme d'emprunt pour revenir à ses anciennes déclamations, à ses éclats de voix, à ses gestes de théâtre, même à quelques-unes de ces locutions de café-billard du quartier latin, il laissa le vieil homme sortir du sépulcre mal blanchi où il avait prétendu l'enfermer. Quand il s'aperçut de ce qui lui arrivait, il en fut si honteux et si courroucé intérieurement, qu'il devint tout à coup sombre et taciturne. Mais ceci n'était pas plus nouveau pour nous que sa colère bruyante: nous l'avions si souvent vu passer de la déclamation à la bouderie!
«Tenez, Horace, lui dit Eugénie en lui posant familièrement ses deux mains sur les épaules, tout charmant que vous étiez au commencement de votre visite, et tout maussade que vous voilà maintenant, je vous aime encore mieux ainsi. Au moins c'est vous, avec tous vos défauts, que nous savons par coeur, et qui ne nous empêchent pas de vous aimer; au lieu que, quand vous voulez être accompli, nous ne vous reconnaissons plus, et nous ne savons que penser.
—Grand merci, ma belle,» dit Horace en cherchant à l'embrasser cavalièrement pour la punir de son impertinence. Mais elle s'en préserva en le menaçant d'une petite balafre de son aiguille au visage, ce qui l'eût empêché de paraître le soir dans le monde, et il ne s'y exposa point. Il essaya de reprendre son air aisé et ses manières distinguées avant de nous quitter; mais il n'en put venir à bout, et, se sentant gauche et guindé, il abrégea sa visite.
«Je crains que nous ne l'ayons fâché, et qu'il ne revienne pas de si tôt, dis-je à Eugénie lorsqu'il fut parti.
—Nous le reverrons quand il aura gagné encore de l'argent, et qu'il aura un coupé à deux chevaux à nous faire voir, répondit-elle.
—Pendant un quart d'heure je l'ai cru corrigé de tous ses défauts, repris-je, et je m'en réjouissais.
—Et moi, je m'en affligeais, dit Eugénie; car il me semblait être arrivé à l'impudence, qui est le pire de tous les vices. Heureusement, voyez-vous, il ne pourra jamais s'empêcher d'être ridicule, parce qu'en dépit de toutes ses affectations, il a un fonds de naïveté qui l'emporte.»
Ce même jour, nous fûmes surpris et bouleversés par une visite autrement agréable. Comme nous étions encore penchés sur le balcon pour suivre de l'oeil le rapide tilbury d'Horace, nous remarquâmes qu'il faillit, au détour du pont, écraser un homme et une femme qui venaient à sa rencontre en se donnant le bras, et en causant la tête baissée, sans faire attention à ce qui se passait autour d'eux. Horace cria: Gare donc! d'une voix retentissante qui monta jusqu'à nous par-dessus tous les bruits du dehors, et nous le vîmes fouetter son cheval fougueux avec quelque intention d'effrayer ces gens malappris qui l'avaient forcé de s'arrêter une seconde. Nos yeux suivirent involontairement ce couple modeste qui venait toujours de notre côté, et qui semblait n'avoir remarqué ni le dandy ni son équipage. Ils marchaient appuyés l'un sur l'autre, et plus lentement que tous les gens affairés qui suivaient le trottoir.
«As-tu jamais observé, me dit Eugénie, qu'on peut deviner, à l'allure de deux personnes de sexe différent qui se donnent le bras, le sentiment qu'elles ont l'une pour l'autre? Voici un couple qui s'adore, je le parierais! ils sont jeunes tous deux, je lu vois à leur taille et à leur démarche. La femme doit être jolie, du moins elle a une tournure charmante; et à la manière dont elle s'appuie sur le bras de ce jeune mari ou de ce nouvel amant, je vois qu'elle est heureuse de lui appartenir.
—Voilà tout un roman dont ces deux passants ne se doutent peut-être guère, répondis-je. Mais vois donc, Eugénie! à mesure que cet homme s'approche, il me semble le reconnaître. Il a fait un geste comme Arsène; il lève la tête vers notre balcon. Mon Dieu! si c'était lui?
—Je ne vois pas ses traits de si haut, dit Eugénie; mais quelle serait donc cette femme qu'il accompagne? A coup sur, ce n'est ni Suzanne ni Louison.
—C'est Marthe! m'écriai-je. J'ai de bons yeux; elle nous a regardés, elle entre ici... Oui, Eugénie, c'est Marthe avec Paul Arsène!
—Ne me fais pas de pareils contes! dit Eugénie tout émue en s'arrachant du balcon. Ce sont de fausses joies que tu me donnes.»
J'étais si sûr de mon fait, que je m'élançai sur l'escalier à la rencontre de ces deux revenants, qui, un instant après, pressaient Eugénie dans leurs bras entrelacés. Eugénie, qui les avait crus morts l'un et l'autre, et qui les avait amèrement pleurés, faillit s'évanouir en les retrouvant, et ne reprit la force de les embrasser qu'en les arrosant de larmes. Cet accueil les toucha vivement, et ils passèrent plusieurs heures avec nous, durant lesquelles ils nous informèrent complaisamment des moindres détails de leur histoire et de leur vie présente. Quand Eugénie sut que son amie était actrice, elle la regarda avec surprise, et me dit en la montrant:
«Vois donc comme elle est toujours la même! elle a embelli, elle est mise avec plus d'élégance; mais sa voix, son ton, ses manières, rien n'a changé. Tout cela est aussi simple, aussi vrai, aussi aimable que par le passé. Ce n'est pas comme...» Et elle s'arrêta pour ne pas prononcer un nom que Marthe, dans son récit, avait répété cependant plusieurs fois sans émotion pénible. Mais à chaque instant, Eugénie, en regardant Paul et Marthe, et en poursuivant intérieurement son parallèle avec Horace, ne pouvait s'empêcher de s'écrier:
«Mais ce sont eux! ils n'ont pas changé. Il me semble que je les ai quittés hier.»
Marthe voulut avoir l'explication de ces réticences, et je jugeai qu'il valait mieux lui parler ouvertement et naturellement d'Horace que de la forcer à nous interroger sur son compte. Je lui racontai la visite qu'il venait de nous faire, et tout ce qui devait expliquer cette opulence soudaine. Je lui parlai même de ses relations avec la vicomtesse de Chailly. Je crus devoir le faire pour mettre la dernière main, s'il en était besoin, à la guérison de cette âme sauvée. Elle en sourit de pitié, frémit légèrement, et, se jetant dans le sein de son époux, elle lui dit avec un sourire doux et triste:
«Tu vois que je connaissais bien Horace!»
Ils furent forcés de nous quitter à quatre heures. Marthe jouait le soir même. Nous allâmes l'entendre, et nous revînmes tout émus et tout bouleversés de son talent, joyeux jusqu'aux larmes d'avoir retrouvé ces deux êtres chéris, unis enfin et heureux l'un par l'autre.
XXXI.
Horace, lancé dans le monde avec une belle figure, une bonne tenue, beaucoup d'esprit de conversation, un commencement de renommée littéraire, les apparences d'une certaine fortune, et un nom qu'il signait Du Montet, ne pouvait manquer d'être remarqué; et il y eût un moment où, sans trop d'illusions, il put se flatter d'être appelé aux plus grands succès auprès de ces belles poupées de salon qu'on appelle femmes à la mode. Deux ou trois coquettes sur le retour l'eussent mis en vogue, s'il eût voulu se laisser prôner par elles; mais il visa plus haut, et cela le perdit. Il se mit dans l'esprit que ces passagères amours étaient trop faciles, et qu'il pouvait aspirer à un brillant mariage. Depuis qu'il avait tâté de la richesse, il lui semblait qu'il n'y avait que cela de réel et de désirable. Il ne regardait plus le talent et la gloire que comme des moyens de parvenir à la fortune, et il comptait sur les dons qu'il avait reçus de la nature pour captiver le coeur de quelque riche héritière. Avec de l'habileté, du temps et de la prudence, qui sait si son rêve ne se serait pas réalisé? Mais il ne sut pas ménager les ressources de sa position, et son trop de confiance l'égara. Prompt à s'abuser sur les sentiments qu'il inspirait, il entama une intrigue avec la fille d'un banquier, pensionnaire romanesque qui répondit à ses billets, lui donna des rendez-vous, et concerta avec lui un enlèvement et un mariage à Gretna-Green. Malheureusement Horace n'avait pas assez d'argent pour faire cette équipée. Les deux ou trois mille francs du second roman avaient été mangés avant d'être touchés, et il commençait à devenir aussi malheureux au jeu qu'il se flattait d'être heureux en amour. Il brusqua les choses, demanda la demoiselle à ses parents d'un ton assez impératif, se vanta auprès d'eux de la passion qu'elle avait pour lui, et leur donna même à entendre qu'il n'était plus temps de la lui refuser. Ce dernier point était une ruse d'amour dont il espérait rendre la jeune personne, complice; car il avait été, malgré lui, plus délicat qu'il ne voulait l'avouer. Il avait respecté l'imprudente petite héroïne de son roman, et même leurs relations avaient été si chastes, qu'elle n'avait cru courir aucun danger auprès de lui. Les parents, fins et prudents comme des gens qui ont fait leur fortune eux-mêmes, eurent bientôt pénétré la vérité. Ils prirent l'enfant par la douceur, lui peignirent Horace comme un fat, un homme sans coeur, prêt à la compromettre pour s'enrichir en l'épousant. Ils parlementèrent, suspendirent la correspondance, et les rendez-vous mystérieux, gagnèrent du temps, parlèrent d'accorder la main et de retenir la dot, et en peu de jours surent si bien dégoûter ces deux amants l'un de l'autre, qu'Horace se retira furieux contre sa belle, qui le repoussait de son côté avec mépris et aversion. Cette triste aventure fut tenue secrète: on ne fut tenté de s'en vanter de part ni d'autre, et Horace, par dépit, s'adressa précipitamment à une veuve de bonne maison, qui jouissait d'une vingtaine de mille livres de rentes, et qui était encore jeune et belle.
Comme elle était dévote, sentimentale et coquette, il s'imagina qu'elle ne lui appartiendrait que par le mariage, et il se trompa. Soit que la veuve ne voulût faire de lui qu'un cavalier servant en tout bien tout honneur, soit qu'elle fût moins scrupuleuse et voulût aimer sans perdre sa liberté, il fut accueilli avec grâce, agacé avec art, et commença à se sentir amoureux avant de savoir à quoi s'en tenir. J'ignore si, malgré son extrême jeunesse, qu'il dissimulait dans sa barbe épaisse, son nom roturier, qu'il avait arrangé sur ses cartes de visite, et sa misère, qu'il pouvait encore cacher sous des habits neufs pendant quelque temps, il eût satisfait son amour et son ambition. L'espérance d'être un jour homme politique lui était revenue avec celle de devenir éligible par contrat de mariage. Il se nourrissait des plus doux projets, et attendait, pour avouer sa véritable situation, qu'il eût inspiré un amour assez violent pour la faire accepter; mais il avait une ennemie qui devait lui barrer le chemin, c'était la vicomtesse de Chailly.
Quoiqu'elle n'eût plus d'amour pour lui, elle avait espéré le voir ramper devant elle, conformément aux prédictions du marquis de Vernes, aussitôt qu'elle l'aurait abandonné; mais le marquis, en jugeant Horace orgueilleux en amour, s'était trompé. Horace n'était que vain, et son inconstance, jointe à sa bonté naturelle, l'empêchait de concevoir un dépit sérieux. Il vit bien que la vicomtesse était retournée au comte de Meilleraie; mais comme elle le recevait avec une apparente bienveillance et l'admettait au rang de ses amis, il se tint pour satisfait, et continua à la voir sans amertume et sans prétention. C'eût été pour tous deux le meilleur état de choses; mais Horace ne pouvait passer une semaine sans commettre une faute grave. Il aimait à se griser, pour étouffer peut-être quelques secrets remords. A la suite d'un déjeuner au Café de Paris, il s'enivra, devint expansif, vantard, et se laissa arracher l'aveu de ses succès auprès de la vicomtesse. Un de ceux qui l'aidèrent perfidement à cette confession haïssait Léonie, et voyait intimement le comte de Meilleraie. Dès le lendemain, ce dernier fut informé de l'infidélité de sa maîtresse. Il lui fit, non pas une scène, il ne l'aimait pas assez pour s'emporter, mais de piquants reproches, qui la blessèrent profondément. Dès lors, Horace fut l'objet de la haine implacable de cette femme. Elle connaissait assez particulièrement la veuve qu'il courtisait, et déjà elle s'était aperçue de la tournure que prenait cette liaison. Elle lui témoigna de l'amitié, gagna sa confiance, et la dégoûta d'Horace en lui disant ce simple mot: C'est un homme qui parle. Horace fut éconduit brusquement. Il lutta, et sa défaite n'en fut que plus honteusement Consommée.
Cette mortification cruelle ne pouvait arriver dans un plus fâcheux moment. Son second roman venait de paraître, et il n'était pas bon. Horace avait épuisé dans le premier la petite somme de talent qu'il avait amassée, parce qu'il y avait dépensé la petite somme d'émotion qu'il avait reçue. Il eût fallu, pour produire un nouvel ouvrage, que sa vie intérieure fût renouvelée assez rapidement pour réchauffer et l'inspirer une seconde fois. Il avait forcé son cerveau à un enfantement qui avortait. En essayant de peindre Léonie et son amour pour elle, il avait été froid et faux comme son modèle et comme son propre sentiment. Il eût pu avoir néanmoins un certain succès dans un certain monde avec ce mauvais ouvrage, s'il eût désigné clairement la vicomtesse à la méchanceté du public des salons, et s'il eût fourni à ses élégants lecteurs l'appât d'un petit scandale. Mais Horace avait un trop noble coeur pour chercher ce genre de vogue. Il avait tellement poétisé son héroïne, qu'elle n'était pas vraie, et que personne ne pouvait la reconnaître. Incapable de garder un secret d'amour, il était également incapable de le proclamer froidement et par vengeance.
Le même jour où il fut congédié par la prudente veuve, il perdit au jeu ses derniers louis, et rentra chez lui dans une disposition d'esprit assez tragique. Il trouva sur sa cheminée une lettre de son éditeur, en réponse à un billet qu'il lui avait écrit la veille pour lui demander de nouvelles avances en retour de la promesse d'un nouveau roman. «Odieux métier! s'écria-t-il en décachetant la lettre; il faudra donc écrire encore, écrire toujours, quelle que soit ma disposition d'esprit; être léger de style avec une cervelle appesantie de fatigue, tendre de sentiments avec une âme desséchée de colère, frais et fleuri de métaphores avec une imagination flétrie par le dégoût!» Il brisa convulsivement le cachet, et, à sa grande surprise, lut un refus très-net en style d'éditeur mécontent, qui appelle un chat, un chat, et un succès manqué un bouillon. Le digne homme en était pour ses frais. Depuis quinze jours que l'ouvrage était publié, il ne s'en était pas vendu trente exemplaires. Et puis il était si court! Le volume était plat, les libraires ne prenaient cette galette qu'au rabais. Si Horace avait voulu le croire, il aurait allongé le dénoûment. Deux feuilles de plus, et son livre gagnait cinquante centimes par exemplaire. Et puis le titre n'était pas assez ronflant, la donnée n'était pas morale, il y avait trop de réflexions; et mille autres causes de non-succès qui firent sauter au plancher le pauvre auteur outré de colère et rempli de désespoir.
Quand on n'a pour toute fortune que de belles paroles, des bottes percées et un habit râpé, on ne se décourage pas pour un refus d'éditeur; on se met en campagne, et de rebuffades en rebuffades, on finit par en trouver un plus confiant ou plus riche. Mais courir en tilbury et suivi de son groom, de porte en porte, pour demander l'aumône, ce n'est pas aussi facile. Horace l'essaya pourtant dès le lendemain. Partout il fut reçu avec beaucoup de politesse, mais avec un sourire d'incrédulité pour son avenir littéraire. Son premier roman avait eu un succès d'estime plutôt qu'un succès d'argent. Le second avait fait un fiasco complet. L'un lui demandait une préface d'Eugène Sue, l'autre une lettre de recommandation de M. de Lamartine, un troisième exigeait qu'on lui assurât un feuilleton de Jules Janin. Tous s'accordaient pour ne point faire les frais de l'édition, et aucun n'entendait débourser la moindre avance de fonds. Horace les envoya tous au diable, petits et gros, et revint chez lui la mort dans l'âme.
Le lendemain il vendit son cheval pour payer et congédier son domestique; le surlendemain il vendit sa montre pour avoir quelques pièces d'or, et pouvoir jouer encore un jour le rôle d'un homme riche. Il alla voir Louis de Méran, qui jouait au whist avec ses amis. Horace gagna quelques louis, les perdit, les regagna, et se retira vers trois heures du matin endetté de cinq cents francs, que, selon les lois de ce monde-là, il devait payer dans un délai de trois jours à un de ses meilleurs amis, riche de trente mille livres de rente, sous peine d'être méprisé et taxé de gueuserie. Après s'être en vain mis en quatre pour se les procurer chez un éditeur, le soir du troisième jour, il se décida à les emprunter à Louis de Méran, non sans un trouble mortel; car il savait qu'à moins d'un nouveau bonheur au jeu, il ne pourrait pas les rendre, et l'insouciance qu'il avait eue naguère s'était changée en méfiance et en terreur depuis qu'il avait connu les âpres jouissances de la possession et les soucis amers de la ruine. Cette souffrance fut d'autant plus grande, qu'il lui sembla voir dans le regard et dans tout l'extérieur de son ami quelque chose de froid et de contraint qui contrastait avec son empressement et sa confiance habituels. Jusque-là ce jeune homme avait paru, en lui prêtant de l'argent, le remercier plutôt que l'obliger, et il est certain que jusque-là Horace le lui avait scrupuleusement restitué. Depuis qu'il se faisait passer pour riche, il payait exactement, non ses anciennes dettes, mais celles qu'il contractait dans son nouvel entourage. Ce jour-là il lui sembla que Louis de Méran lui faisait l'aumône avec un déplaisir contenu par la politesse. Aurait-il deviné que ce jour-là, pour la première fois, Horace n'avait pas le moyen de s'acquitter? Mais comment eût-il pu le deviner? Horace avait réformé son équipage et quitté le joli appartement garni qu'il occupait, sous prétexte d'un prochain voyage en Italie annoncé depuis longtemps, projet à la faveur duquel il s'était dispensé d'acheter des meubles et de s'installer conformément à sa prétendue aisance. Il feignit d'être encore retenu pour quelques jours par des affaires imprévues, espérant que, durant ce peu de jours, la fortune du jeu, et même celle de l'amour, changeraient en sa faveur, et lui permettraient de reculer indéfiniment son voyage.
Néanmoins, ce froid visage de son noble ami, et une sorte d'affectation qu'il crut remarquer en lui de ne pas l'accompagner à l'Opéra, lui causèrent une profonde inquiétude. Il craignit d'avoir laissé soupçonner sa position fâcheuse par l'air soucieux qu'il avait depuis quelques jours, et résolut d'effacer ces doutes en se montrant le soir en public avec son dandysme accoutumé. Il alla trouver au fond de la Cité un brocanteur auquel il avait eu affaire autrefois, et il lui vendit à grande perte son épingle en brillants; mais il eut une centaine de francs dans sa poche, loua une remise, mit le meilleur habit qui lui restât, passa une rose magnifique dans sa boutonnière, et alla s'installer à l'avant-scène de l'Opéra, dans une de ces loges en évidence qu'on appelle aujourd'hui, je crois, cages aux lions. A cette époque-là, les élégants du Café de Paris ne portaient pas encore ce nom bizarre; mais je crois bien que c'était la même espèce de dandys, ou peu s'en faut. Horace était enrôlé dans cette variété de l'espèce humaine, et faisait profession de se montrer. Il avait ses entrées dans cette loge, où Louis de Méran payait une part de location, et l'emmenait une ou deux fois par semaine. Il y était toujours accueilli par les autres occupants avec cordialité; car on l'aimait, et son esprit animait ce groupe flâneur et ennuyé. Mais ce soir-là on tourna à peine la tête lorsqu'il entra, et personne ne se dérangea pour lui faire place. Il est vrai que Nourrit chantait avec madame Damoreau le duo de Guillaume Tell:
O Mathilde, idole de ma vie, etc.
Probablement on écoutait dans ce moment avec plus d'attention. Horace, un instant effrayé, se rassura; et bientôt il reprit tout son aplomb, lorsqu'à la fin de l'acte un de ces messieurs l'engagea à venir souper chez lui, avec les autres, après le spectacle. Il s'efforça d'être enjoué, et il vint à bout d'avoir énormément d'esprit. Cependant, de temps à autre, il lui semblait remarquer un sourire de mépris échangé autour de lui. Un nuage alors passait devant ses yeux, ses oreilles bourdonnaient, il n'entendait plus l'orchestre, il ne voyait plus flotter dans la salle qu'une assemblée de fantômes qui le regardaient, le montraient au doigt, ricanaient affreusement; et des spectres de femmes qui se disaient les uns aux autres des mots étranges derrière leur éventail: aventurier, aventurier! hâbleur, fanfaron! homme de rien! homme de rien! Alors il était prêt à s'évanouir, et quand, revenu à lui-même, il s'assurait que ce n'était qu'une hallucination, il faisait de violents efforts pour cacher son angoisse. Une fois un de ses compagnons lui demanda pourquoi il était si pâle. Horace, encore plus troublé par cette remarque, répondit qu'il était souffrant. Peut-être avez-vous faim? lui dit un antre. Horace perdit tout à fait contenance. Il crut voir dans ce mot insignifiant une atroce épigramme. Il songea à se retirer, à se cacher, à ne jamais reparaître.
Et puis il se dit qu'il ne fallait pas abandonner ainsi la partie, qu'il devait aborder une explication, affronter l'attaque, afin de se défendre avec audace, et de savoir à tout prix s'il était victime d'une secrète persécution, ou en proie à un mauvais rêve. Il suivit la bande joyeuse chez l'amphitryon de la nuit, tour à tour glacé ou rassuré par l'air froid ou bienveillant des convives.
La dame du logis était une fille entretenue, fort belle, fort intelligente, fort railleuse, et méchante à l'excès. Horace l'avait toujours haïe et redoutée, quoiqu'elle lui eût fait des avances. Elle avait ce jour-là une robe de satin écarlate, ses cheveux blonds flottants, et un certain air plus impertinent que de coutume. Ses yeux brillaient d'un éclat diabolique: c'était la vraie fille de Lucifer. Elle accueillit Horace avec des grâces de chat, le plaça auprès d'elle à table, et lui versa de sa belle main les vins du Rhin les plus capiteux. On s'égaya beaucoup, on traita Horace aussi bien que de coutume, on lui fit réciter des vers, on l'applaudit, on le flatta, et on parvint à l'enivrer, non pas jusqu'à perdre la raison, mais jusqu'à reprendre confiance en lui-même.
Alors un des convives lui dit:
«A propos de femmes, apprenez-nous donc, mon cher, pourquoi la vicomtesse de Chailly vous en veut si fort. Est-il vrai qu'à un déjeuner au Café de Paris, avec B... et A..., vous l'ayez compromise?
—Le diable m'emporte si je m'en souviens, répondit Horace; mais je ne crois pas l'avoir fait.
—Alors vous devriez vous justifier auprès d'elle, car on lui a dit que vous vous étiez vanté de ce dont un homme d'honneur ne se vante jamais...
—A jeun! reprit un autre. Mais in vino veritas, n'est ce pas, Horace?
—En ce cas, répondit Horace, quelque gris que j'aie pu être, je n'ai dû me vanter de rien.
—Il veut dire par là, observa Proserpine (c'est ainsi qu'Horace appelait ce soir-là la maîtresse de son hôte), qu'il n'y aurait pas de quoi se vanter, et c'est mon avis. Votre vicomtesse est sèche, reluisante et anguleuse comme un coquillage.
—Elle a beaucoup d'esprit, reprit-on. Avouez, Horace, que vous en avez été amoureux.
—Pourquoi non? Mais si je l'ai été, je ne m'en souviens pas davantage.
—On dit pourtant que vous vous en êtes souvenu au point de raconter des choses étranges sur votre séjour à la campagne, l'été dernier?
—Que signifient toutes ces questions? dit Horace en levant la tête. Suis-je devant un jury?
—Oh! non, dit Proserpine: c'est tout au plus de la police correctionnelle. Allons, mon beau poëte, vous allez nous dire cela entre amis. La vicomtesse ne vous haïrait pas tant si elle ne vous avait pas tant aimé.
—Et depuis quand m'honore-t-elle de sa haine?
—Depuis que vous lui avez été infidèle, bel inconstant!
—Si je ne l'ai pas été, c'est votre faute, belle inhumaine, répondit Horace du même ton moqueur.
—Vous avouez donc, reprit-elle, que vous lui aviez juré fidélité jusqu'au tombeau?
—Cela va-t-il durer longtemps de la sorte? dit Horace en riant.
—Il est certain, dit quelqu'un, que vous causez un violent dépit à la vicomtesse, et qu'elle dit beaucoup de mal de vous.
—Et quel mal peut-elle dire de moi, s'il vous plaît?
—Tenez vous à le savoir?
—Un peu.
—Eh bien! elle prétend que vous êtes pauvre, et que vous vous faites passer pour riche; que vous êtes un enfant, et que vous faites semblant d'être un homme; que vous êtes éconduit par toutes les femmes, et que vous jouez le rôle de vainqueur.»
Nous y voilà, pensa Horace; le moment est venu de braver l'orage.
«Si la vicomtesse se plaît à débiter de pareilles impertinences, répondit-il avec fermeté, comme je ne sais pas le moyen de me venger d'une femme, je me bornerai à dire qu'elle se trompe; mais si un homme me le répétait avec le moindre doute sur ma loyauté, je lui répondrais qu'il en a menti.»
L'interlocuteur à qui s'adressait cette réponse fit un mouvement de colère. Son voisin le retint, et se hâta de dire d'un ton assez équivoque:
«Personne ne doute ici de votre loyauté. Si vous avez trahi le secret de vos amours avec une femme, dans un de ces après-boire où vraiment la vérité nous échappe sans que nous en ayons conscience, la vicomtesse pousse trop loin sa vengeance en vous calomniant. Mais si vous l'aviez calomniée, vous? si, par dépit de ses refus, vous aviez menti, il faudrait l'excuser d'user de représailles.
—Mais vous-même, Monsieur, dit Horace, vous paraissez incertain? Je désirerais savoir votre opinion sur mon compte.
—Mon opinion, c'est que vous avez été son amant, que vous l'avez conté à quelqu'un dans les fumées du champagne, et que vous avez fait là une grave imprudence.
—Que vous en semble? dit Proserpine en remplissant le verre d'Horace; prononcez, messieurs du tribunal.
—Cela mérite tout au plus deux jours d'emprisonnement au secret dans l'oratoire de madame de ***.»
Ici on nomma la belle veuve qu'Horace avait espéré d'épouser.
«Ah! est-ce qu'il y a aussi un acte d'accusation par rapport à celle-là?» dit Proserpine en regardant Horace d'un air de reproche à lui donner des vertiges de vanité.
Quoique Horace fût un peu animé, il comprit qu'il avait besoin de toute sa tête, et il s'abstint de vider son verre; il chercha à deviner dans les regards des convives si cette petite guerre était un piège perfide ou une taquinerie amicale. Il crut n'y rien trouver de malveillant, et il soutint toutes les interrogations avec enjouement. Tout ce qu'on lui disait l'éclairait sur un point jusqu'alors mystérieux pour lui: c'est que la vicomtesse l'avait desservi auprès de la veuve. Il voyait en outre qu'elle avait tâché de le desservir dans l'opinion de ses amis, et la manière dont on présentait les choses donnait à penser que cette guerre cruelle était le résultat de l'amour offensé. Il trouvait tout le monde disposé à le juger ainsi, et à l'absoudre, dans ce cas, des doutes injurieux élevés contre lui par une femme irritée et jalouse. Il ne pouvait se justifier qu'en avouant son intimité avec elle; mais il ne pouvait l'avouer sans encourir le reproche de fatuité, qu'il repoussait depuis un quart d'heure. Il n'avait qu'un parti à prendre, c'était de se griser tout à fait, et il le fit de son mieux, afin d'être autorisé à parler comme malgré lui.
Mais par une de ces bizarreries de la raison humaine, qui ne nous quitte que lorsque nous voulons la retenir, et qui s'obstine à nous rester fidèle lorsque nous la voulons écarter, plus il buvait, moins il se sentait gris. Il avait la migraine, sa paupière était lourde, sa langue embarrassée; mais jamais son cerveau n'avait été plus lucide. Cependant il fallait déraisonner, hélas! et Horace déraisonna. Il me l'a confessé depuis, pressé par un sévère interrogatoire: il joua l'ivresse n'étant pas ivre, et, feignant d'avoir perdu la raison, il donna, avec beaucoup de discernement, des preuves irrécusables de la vérité. Il le fit avec une certaine jouissance de ressentiment contre la méchante créature qui avait voulu le déshonorer, et il crut avoir savouré le plaisir funeste de la vengeance; car il vit son auditoire convaincu applaudir à ses aveux, et les enregistrer comme pour démasquer la prudence de son ennemie.
Mais tout à coup son hôte, se levant pour recevoir les adieux de la compagnie, qui se retirait, lui dit ces paroles cyniques avec une froideur méprisante: «Allez vous coucher, Horace; car, bien que vous ne soyez pas plus gris que moi, vous êtes soûl comme un...»
Horace n'entendit pas le dernier mot, et je me garderai bien de le répéter. Il eut comme un éblouissement; et ses jambes ne pouvant plus le soutenir, sa langue ne pouvant plus articuler un mot, on l'entraîna, et on le jeta, plutôt qu'on ne le déposa à la porte de Louis de Méran, chez lequel, depuis le jour où il avait quitté son logement, il avait accepté un gîte provisoire. Ce qu'il souffrit lorsqu'il se trouva seul ne saurait être apprécié que par ceux qui auraient d'aussi misérables fautes à se reprocher. En proie à d'horribles douleurs physiques, et ne pouvant se traîner jusqu'à son lit, il passa le reste de la nuit sur un fauteuil, à mesurer l'horreur de sa position; car, pour son supplice, sa raison était parfaitement éclaircie, et il ne se faisait plus illusion sur le blâme, la méfiance et le mépris de ces hommes qu'il avait voulu éblouir et tromper, et qui, malgré la supériorité de son esprit, venaient de le faire tomber dans un piège grossier. Maintenant il comprenait l'épreuve à laquelle on l'avait soumis, et la conduite qu'il eût dû tenir pour en sortir justifié. S'il eût affronté dignement les imputations de Léonie, en persistant à respecter le secret de sa faiblesse, et en acceptant le soupçon au lieu de l'écarter au moyen d'une lâche vengeance, quoique ses juges ne fussent ni très-éclairés, ni très-délicats sur de telles matières, ils auraient eu assez d'instinct généreux dans l'âme pour lui tout pardonner. Ils auraient estimé la noblesse et la bonté de son coeur, tout en blâmant la vanité de son caractère. Ces jeunes gens frivoles, qui ne valaient pas mieux que lui à beaucoup d'égards, avaient du moins reçu du grand monde une sorte d'éducation chevaleresque qui les eût rendus magnanimes, si Horace eût su leur en donner l'exemple. Faute d'avoir pris son rôle de haut, il retombait plus bas qu'il ne méritait d'être.
Il n'en pouvait plus douter. En le ramenant dans leur voiture, quatre ou cinq jeunes gens, feignant de le croire endormi, comme il feignait de l'être, avaient fait entendre à ses oreilles des paroles terribles de sécheresse et d'ironie. Il avait été condamné à ne pas les relever, parce qu'il s'était condamné à ne pas paraître les entendre. Il avait eu envie de crier; des convulsions furieuses avaient passé par tous ses membres, et, pour la première fois de sa vie, au lieu de céder à son exaspération nerveuse, il avait eu la force de la réprimer, parce qu'il voyait qu'on n'y croirait pas et qu'on serait impitoyable pour son délire. Vraiment c'était un châtiment trop rude pour un jeune homme qui n'était que vain, léger et maladroit.
Au grand jour, Louis de Méran entra dans sa chambre avec un visage si sévère, qu'Horace, ne pouvant soutenir cet accueil inusité, cacha sa tête dans ses deux mains pour cacher ses larmes. Louis, désarmé par sa douleur, prit une chaise, s'assit à côté de lui, et, s'emparant de ses mains avec une bonté grave, lui parla avec plus de raison et d'élévation d'idées qu'il ne paraissait susceptible d'en montrer. C'était un jeune homme assez ignorant, élevé en enfant gâté, mais foncièrement bon; la délicatesse du coeur élève l'intelligence quand besoin est. «Horace, lui dit-il, je sais ce qui s'est passé cette nuit à ce souper où je n'ai pas voulu me trouver, pour ne pas être témoin des humiliations qu'on vous y ménageait. J'aurais malgré moi pris parti pour vous, et je me serais fait quelque grave affaire avec des gens que, par droit d'ancienneté et par suite d'un long échange de services, je suis forcé de préférer à vous. J'ai fait mon possible pour vous engager à rester chez vous hier; vous n'avez pas voulu me comprendre. Enfin vous vous êtes livré, et vous avez empiré votre situation. Vous avez commis des fautes que, dans la justice de ma conscience, je trouve assez pardonnables, mais pour lesquelles vous ne trouverez aucune indulgence dans ce monde hautain et froid que vous avez voulu affronter sans le connaître. Vous avez une ennemie implacable, à qui vous pouvez rendre blessure pour blessure, outrage pour outrage. C'est une méchante femme, dont j'ai appris à mes dépens à me préserver. Mais elle est du monde, mais vous n'en êtes pas. Les rieurs seront pour vous, les influents seront pour elle. Elle vous fera chasser de partout, comme elle vous a fait congédier par madame de ***. Croyez-moi, quittez Paris, voyagez, éloignez-vous, faites-vous oublier; et si vous voulez reparaître absolument dans ce qu'on appelle, très-arbitrairement sans doute, la bonne compagnie, ne revenez qu'avec une existence assurée et un nom honorable dans les lettres. Vous avez eu un tort grave: c'est de vouloir nous tromper. A quoi bon? Aucun de nous ne vous eût jamais fait un crime d'être pauvre et d'une naissance obscure. Avec votre esprit et vos qualités, vous vous seriez fait accepter de nous, un peu plus lentement peut-être, mais d'une manière plus solide. Vous avez voulu, partant d'une condition précaire, jouir tout d'un coup des avantages de fortune et de considération que votre travail et votre attitude fière et discrète vis-à-vis de nous eussent pu seuls vous faire conquérir. Si j'avais su qu'au lieu de vingt-cinq ans vous n'en aviez que vingt, je vous aurais guidé un peu mieux. Si j'avais su que vous étiez le fils d'un petit fonctionnaire de province, et non le petit-fils d'un conseiller au parlement, je vous aurais détourné de l'idée puérile de falsifier votre nom. Enfin, si j'avais su que vous ne possédiez absolument rien, je ne vous aurais pas lancé dans un train de vie où vous ne pouviez que compromettre votre honneur. Le mal est fait. Laissez au temps, qui efface les médisances et à mon amitié, qui vous restera fidèle, le soin de le réparer. Vous avez du talent et de l'instruction. Vous pouvez, avec de l'esprit de conduite, marcher un jour de pair avec ces personnages brillants dont l'air dégagé vous a séduit, et que vous regarderez peut-être alors en pitié. Vous allez partir, promettez-le-moi, et sans chercher par aucun coup de tête à vous venger des soupçons qu'on a conçus contre vous. Vous auriez dix duels, que vous ne prouveriez pas que vous avez dit la vérité, et vous donneriez à votre aventure un éclat qu'elle n'a pas encore. Vous avez besoin d'argent pour voyager; en voici: trop peu à la vérité pour mener en pays étranger le train d'un fils de famille, mais assez pour attendre modestement le résultat de votre travail. Vous me le rendrez quand vous pourrez. Ne vous en tourmentez guère; j'ai de la fortune, et je vous proteste, Horace, que je n'ai jamais eu autant de plaisir à vous obliger que je le fais en cet instant.»
Horace, pénétré de repentir et de reconnaissance, pressa fortement la main de Louis, refusa obstinément le portefeuille qu'il lui présentait, le remercia de ses bons conseils avec une grande douceur, lui promit de les suivre, et quitta précipitamment sa maison. Louis de Méran m'écrivit aussitôt, pour me mettre au courant de toutes ces choses, et pour m'engager à faire accepter en mon nom à Horace les avances qu'il n'avait pas voulu recevoir de lui, et qui lui étaient nécessaires pour se mettre en voyage.
Malheureusement le dévouement de cet excellent jeune homme ne put être aussi promptement efficace qu'il le souhaitait. Horace ne vint pas me voir, et je le cherchai rendant plusieurs jours sans pouvoir découvrir sa retraite.
XXXII.
Il passa donc trois ou quatre jours dans la solitude, en proie aux angoisses de la honte et de la misère, ne sachant où fuir l'une et comment arrêter les progrès de l'autre. Son âme avait reçu la plus douloureuse atteinte qu'elle fût disposée à ressentir. Les chagrins de l'amour, les tourments du remords, les soucis même de la pauvreté ne l'avaient jamais sérieusement ébranlé; mais une profonde blessure portée à sa vanité était plus qu'il ne fallait pour le punir. Malheureusement ce n'était pas assez pour le corriger. Horace était sans force et sans espoir de réaction contre l'arrêt qui venait de le frapper. Enfermé dans un grenier, errant la nuit seul par les rues, il se tordait les mains et versait des larmes comme un enfant. Le monde, c'est-à-dire la vie d'apparat et de dissipation, cet Elysée de ses rêves, ce refuge contre tous les reproches de sa conscience, lui était donc fermé pour jamais! Les consolations que Louis de Méran avait essayé de lui donner lui paraissaient illusoires. Il savait bien que les gens qui vivent de prétentions, selon eux légitimes, sont sans pitié pour les prétentions mal fondées d'autrui. Il avait assez de fierté pour ne vouloir pas rentrer en grâce en cherchant à justifier sa conduite; et lors même qu'il eût été assuré de sortir vainqueur aux yeux du monde d'une lutte contre la vicomtesse, la seule pensée d'affronter des humiliations comme celles qu'il venait de subir le faisait frémir de douleur et de dégoût.
Il avait fait tant d'étalage de sa courte prospérité, tant auprès de ses anciens amis que dans sa correspondance avec ses parents, qu'il n'osait plus, dans sa détresse, s'adresser à personne. Et à vrai dire il ne pouvait s'arrêter à aucun projet. Il sentait bien que le plus court et le plus sage était de retourner dans son pays, et d'y travailler à une oeuvre littéraire, afin de payer ses dernières dettes et d'amasser de quoi se mettre en route, à pied, pour l'Italie; mais il n avait pas ce courage. Il savait que ses parents, abusés sur ses succès littéraires, n'avaient pas manqué de les proclamer sur tous les toits de leur petite ville, et il craignait qu'un beau jour une médisance, recueillie par hasard au loin, n'y vint changer en mépris la considération qu'il s'était faite. Six mois plus tôt, il eût emprunté gaiement et insoucieusement un louis par semaine à différents camarades d'études. Dans ce monde-là, nul ne rougit d'être pauvre, et l'on se conte l'un à l'autre en riant qu'on n'a pas dîné la veille, faute de neuf sous pour payer son écot chez Rousseau. Mais quand on a fréquenté les salons fermés aux nécessiteux, quand on a éclaboussé de son équipage les amis qui vont à pied, on cache son indigence comme un vice et sa faim comme un opprobre.
Cependant, un soir, Horace se décida à monter chez moi, non sans être revenu sur ses pas dix fois au moins. Son aspect était déchirant à voir; sa figure était flétrie, ses joues creusées, ses yeux éteints. Sa chevelure en désordre portait encore les traces de la frisure, et, cherchant à reprendre son attitude naturelle, se dressait par mèches raides et contournées autour de son front. Le courage de dissimuler sa misère sous un essai de propreté lui avait manqué. On voyait dans toute sa personne négligée et débraillée le découragement profond où il s'était laissé tomber. Sa chemise fine et plissée avec recherche, était sale et chiffonnée. Son habit, d'une coupe élégante, avait plusieurs boutons emportés ou brisés, et l'on voyait que depuis plusieurs jours il n'avait pas songé à le brosser. Ses bottes étaient couvertes d'une boue sèche. Il n'avait pas de gants, et il portait, en guise de canne, un gros bâton plombé, comme s'il eût été sans cesse en garde contre quelque guet-apens.
Heureusement nous étions prévenus, Eugénie et moi, et nous ne fîmes paraître aucune surprise de le voir ainsi métamorphosé. Nous feignîmes de ne pas nous en apercevoir, et, sans lui faire de questions, nous lui proposâmes bien vite de dîner avec nous. Nous avions déjà dîné pourtant; mais Eugénie, en moins d'un quart d'heure, nous organisa un nouveau repas auquel nous fîmes semblant de toucher, et dont Horace avait trop besoin pour s'apercevoir de la supercherie. Il était si affamé, qu'il éprouva un accablement extraordinaire aussitôt qu'il se fut assouvi, et tomba endormi sur sa chaise avant que la nappe fut enlevée. L'appartement que Marthe avait occupé à côté du nôtre se trouvait par hasard vacant. Nous y portâmes à la hâte un lit de sangle et quelques chaises; puis, s'approchant d'Horace avec douceur, Eugénie lui dit:
«Vous êtes fort souffrant, mon cher Horace, et vous feriez, bien de vous jeter sur un lit que nous avons pu offrir ces jours derniers à un ami de province, et qui est encore là tout prêt. Profitez-en jusqu'à ce que vous vous sentiez mieux.
—Il est vrai que je me sens tout à fait malade, répondit Horace; et si je ne suis pas indiscret, j'accepte l'hospitalité jusqu'à demain.» Il se laissa conduire dans la chambre de Marthe, et ne parut frappé d'aucun souvenir pénible. Il était comme abruti, et cet état, si contraire à son animation naturelle, avait quelque chose d'effrayant.
Il dormait encore le lendemain matin, lorsque Paul Arsène entra chez nous, portant l'enfant de Marthe dans ses bras. «Je vous apporte votre filleul, dit-il à Eugénie, qui avait pris ce gros garçon en affection, et qui lui avait donné le nom d'Eugène. Sa mère est accablée de travail aujourd'hui, et moi par conséquent. Elle débute ce soir au Gymnase, où je suis reçu caissier comme vous savez. La mère Olympe est un peu malade et perd la tête. Nous craignons que notre trésor ne soit mal soigné. Il faut que vous veniez à notre secours et que vous le gardiez toute la journée, si vous pouvez le faire sans trop vous gêner.
—Donnez-moi bien vite le trésor, s'écria Eugénie en s'emparant avec joie du marmot, que, dans sa tendresse naïve et grande, Arsène n'appelait plus autrement.
—Le trésor est adorable, lui dis-je; mais songez-vous à l'entrevue qui est inévitable tout à l'heure?...
—Arsène, dit Eugénie, prends ton courage et ton sang-froid à deux mains: Horace est ici.»
Arsène pâlit, «N'importe, dit-il; d'après ce que vous m'aviez confié, je devais bien m'attendre à l'y rencontrer un de ces jours. Le nom de l'enfant n'est point écrit sur son front, et d'ailleurs, grâce à lui, le trésor est anonyme. Pauvre ange! ajouta-t-il en embrassant le fils d'Horace; je vous le confie, Eugénie; ne le rendez pas à son possesseur légitime.
—Il ne vous le disputera pas, soyez tranquille! répondit-elle avec un soupir. Vous avertissez votre femme, afin qu'elle ne vienne pas ici durant quelques jours. Horace ne peut pas rester à Paris, et il est facile d'éviter cette rencontre.
—Je le désire beaucoup, dit Arsène; il me semble que cet homme ne peut seulement pas la regarder sans lui faire du mal. Cependant, si elle désire le voir, que sa volonté soit faite! Jusqu'ici elle dit qu'elle ne le veut pas. Adieu. Je reviendrai chercher mon enfant ce soir.»
«Ah! vous avez un enfant? dit Horace avec indifférence, lorsqu'il entra chez nous vers dix heures pour déjeuner.
—Oui, nous avons un enfant, répondit Eugénie avec un sentiment secret de malice austère. Comment le trouvez-vous?»
Horace le regarda. «Il ne vous ressemble pas, dit-il avec la même indifférence. Il est vrai que ces poupons-là ne ressemblent à rien, ou plutôt ils se ressemblent tous: je n'ai jamais compris qu'on pût distinguer un petit enfant d'un autre enfant du même âge. Combien a celui-là? un mois? deux mois?
—On voit bien que vous n'en avez jamais regardé un seul! dit Eugénie. Celui-ci a huit mois, et il est superbe pour son âge. Vous ne trouvez pas que ce soit un bel enfant?
—Je ne m'y connais pas du tout. Je le trouverai délirant si cela vous fait plaisir... Mais j'y songe! il est impossible que vous soyez sa mère. Je vous ai vue il y a huit mois... Allons donc! cet enfant n'est pas à vous.
—Non, dit Eugénie brusquement. Je me moquais de vous, c'est l'enfant de mon portier, c'est mon filleul.
—Et cela vous amuse, de le porter sur vos bras, tout en faisant votre ménage?
—Voulez-vous le tenir un peu, dit-elle en le lui présentant, pendant que je servirai le déjeuner?
—Si cela nous fait déjeuner un peu plus vite, je le veux bien; mais je vous assure que je ne sais comment toucher à cela, et que s'il lui prend fantaisie de crier, je ne saurai pas faire autre chose que de le poser par terre. Fi! puisque vous n'êtes pas sa mère, je puis bien vous dire, Eugénie, que je le trouve fort laid avec ses grosses joues et ses yeux ronds!
—Il est plus beau que vous, s'écria Eugénie avec une colère ingénue, et vous n'êtes pas digne d'y toucher.
—Tenez, le voilà qui piaille, dit Horace: permettez-moi de le reporter dans la loge de ses chers parents.»
L'enfant, effrayé de la grosse barbe noire d'Horace, s'était rejeté, en criant, dans le sein d'Eugénie.
«Et moi, dit-elle en le caressant pour l'apaiser, moi qui serais si heureuse d'avoir un enfant comme toi, mon pauvre trésor!»
Horace sourit dédaigneusement, et, s'enfonçant dans un fauteuil, il devint rêveur. Le passé sembla enfin se réveiller dans sa mémoire, et il me dit avec abattement, lorsque Eugénie, ayant déposé l'enfant sur mes genoux, passa dans la chambre voisine: «Jamais Eugénie ne me pardonnera de n'avoir pas compris les joies de la paternité: vraiment, les femmes sont injustes et impitoyables. J'y ai beaucoup réfléchi, depuis mon malheur; et j'ai eu beau chercher comment les délices de la famille pouvaient être appréciables à un homme de vingt ans, je ne l'ai pas trouvé. Si un enfant pouvait venir au monde à l'âge de dix ans, au développement de sa beauté et de son intelligence (en supposant gratuitement qu'il ne fût ni laid, ni roux, ni bossu, ni idiot), je comprendrais, jusqu'à un certain point, qu'on pût s'intéresser à lui. Mais soigner ce petit être malpropre, rechigné, stupide, et pourtant despotique, c'est le fait des femmes, et Dieu leur a donné pour cela des entrailles différentes des nôtres.
—Cela n'est vrai que jusqu'à un certain point, répondis-je. Les femmes les aiment plus délicatement, et s'entendent mieux à les élever durant les premières années; mais je n'ai jamais compris, moi, qu'en présence de cet être faible et mystérieux qui porte en lui un passé et un avenir inconnus, on pût éprouver, pour tout sentiment, la répugnance. Les hommes du peuple sont meilleurs que nous, Horace. Ils aiment leurs petits avec une admirable naïveté. N'avez-vous jamais été saisi de respect et d'attendrissement à la vue d'un robuste ouvrier portant le soir dans ses bras nus, encore tout noircis par le travail, son marmot sur le seuil de la porte, pour l'égayer et soulager sa mère?
—Ce sont des vertus inconciliables avec la propreté,» répondit Horace sur un ton de persiflage dédaigneux, et sans songer que dans ce moment-là il était fort malpropre lui-même. Puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler ses idées: «Je vous remercie de m'avoir hébergé cette nuit, dit-il; mais je ne sais si c'est pour réveiller en moi un remords salutaire que vous m'avez mis dans cette chambre fatale; j'y ai fait des rêves affreux, et il faut, puisque me voilà décidément dans la position d'esprit la plus sinistre, que je vous fasse une question pénible et délicate. Avez-vous jamais su, Théophile, ce qu'était devenue l'infortunée dont j'ai si affreusement brisé le coeur par un crime vraiment étrange, pour n'avoir pas été enchanté de l'idée d'être père à vingt ans, et lorsque j'étais dans l'indigence!
—Horace, lui dis-je, ne faites-vous cette question avec le sentiment que vous avez, en ce moment, sur le visage, c'est-à-dire avec une curiosité assez indolente, ou avec celui que vous devez avoir dans le coeur?
—Mon visage est pétrifié, mon pauvre Théophile, répondit-il avec un accent qui redevenait peu à peu déclamatoire, et j'ignore si je pourrai jamais pleurer ou sourire désormais. Ne m'en demandez pas la cause, c'est mon secret. Quant à mon coeur, c'est sa destinée d'être méconnu; mais vous qui avez toujours été meilleur et plus indulgent pour moi que tous les autres, comment pouvez-vous l'outrager à ce point d'ignorer qu'il saignera éternellement par cette blessure? Si j'étais sûr que Marthe vécût et qu'elle se fût consolée, je serais peut-être soulagé aujourd'hui d'une des montagnes qui oppressent tout le passé de ma vie, tout mon avenir peut-être!
—En ce cas, lui dis-je, je vous répondrai la vérité: Marthe n'est pas morte; Marthe n'est pas malheureuse, et vous pouvez l'oublier.»
Horace ne reçut pas cette nouvelle avec l'émotion que j'en attendais. Il eut plutôt l'air d'un homme qui respire en jetant bas son fardeau, que d'un coupable qui rentre en grâce avec le ciel.
«Dieu soit loué!» dit-il sans penser à Dieu le moins du monde; et il retomba dans sa rêverie, sans ajouter une seule question.
Cependant il y revint dans la journée, et voulut savoir où elle était et comment elle vivait.
«Je ne suis autorisé à vous donner aucune espèce d'explication à cet égard, lui répondis-je, et je vous conseille pour votre repos et pour le sien, de n'en point chercher; il serait trop tard pour réparer vos fautes, et il doit vous suffire d'apprendre qu'elles n'ont aucun besoin de réparation.»
Horace me répondit avec amertume: «Du moment que Marthe m'a quitté sans regrets et sans les projets de suicide dont je m'effrayais; du moment qu'elle n'a point été malheureuse, et qu'elle s'est débarrassée de son amour par lassitude ou par inconstance, je ne vois pas que mes fautes soient si graves et que ni elle ni personne ait le droit de me les rappeler.
—Brisons là-dessus, lui dis-je. Le moment de s'en expliquer est très-inopportun.»
Il prit de l'humeur et sortit; cependant il revint à l'heure du dîner. Eugénie n'avait pas osé l'inviter, dans la crainte de paraître informée de sa situation. Je ne voulais pas lui dire que je la connaissais, et j'attendais qu'il m'en fit l'aveu. Il n'y paraissait pas encore disposé, et il me dit en rentrant:
«C'est encore moi; nous nous sommes quittés tantôt assez froidement, Théophile, et je ne puis rester ainsi avec toi.» Il me tendit la main.
«C'est bien, lui dis-je: mais, pour me prouver que tu ne m'en veux pas, tu vas dîner avec nous.
—A la bonne heure, répondit-il, s'il ne faut que cela pour effacer mon tort...»
Nous nous mîmes à table, et nous y étions encore, lorsque la mère Olympe vint chercher l'enfant pour le mener coucher.
Au milieu des occupations multipliées de ce jour, Arsène et Marthe avaient oublié de prévoir que la bonne femme pourrait rencontrer Horace chez nous, et jaser devant lui. Elle aimait malheureusement à parler. Elle était tout coeur et tout feu, comme elle disait elle-même, pour ses jeunes amis; et ce jour-là, plus que de coutume, exaltée par la splendeur de leur position nouvelle à un théâtre en vogue, elle éprouvait le besoin impérieux de s'émouvoir en parlant d'eux. Eugénie fit de vains efforts pour la renvoyer au plus vite avec son trésor, pour l'emmener à la cuisine, pour lui faire baisser la voix: la mère Olympe, ne comprenant rien à ces précautions, exhala sa joie et son attendrissement en longs discours, en sonores exclamations, et prononça plusieurs fois les noms de monsieur et de madame Arsène. Si bien qu'Horace, qui d'abord la prenant pour la portière, n'avait pas daigné prêter l'oreille à ses paroles, la regarda, l'observa, et nous interrogea avidement dès qu'elle fut partie. De quel Arsène parlait-elle? Le Masaccio était-il donc époux et père? Le prétendu enfant du portier était donc le sien? Et pourquoi ne le lui avait-on pas dit tout de suite? «J'aurais dû le deviner; au reste, ajouta-t-il,» son poupard est déjà aussi laid et aussi camus que lui.
Tout ce dénigrement superbe impatientait Eugénie jusqu'à l'indignation. Elle cassa deux assiettes, et je crois que, malgré sa douceur et la dignité habituelle de ses manières, elle eut grande envie de jeter la troisième à la tête d'Horace. Je la soulageai infiniment en prenant le parti de dire tout de suite la verité. Puisque aussi bien Horace devait l'apprendre tôt ou tard, il valait mieux qu'il l'apprît de nous et dans un moment où nous pouvions en surveiller l'effet sur lui. Arsène m'avait autorisé depuis plusieurs jours, et, pour son compte et de la part de Marthe, à agir comme je le jugerais utile en cette circonstance.
«Comment se fait-il, Horace, lui dis-je, que vous n'ayez pas deviné déjà que la femme de Paul Arsène est une personne très-connue de vous, et qui nous est infiniment chère?»
Il réfléchit une minute en nous regardant alternativement avec des yeux troublés. Puis, prenant tout à coup une attitude dégagée, imitée du marquis de Vernes:
«Au fait, dit-il, ce ne peut être qu'elle, et je suis un grand sot de n'avoir pas compris pourquoi vous étiez si embarrassés tout à l'heure devant la vieille fée qui emportait l'enfant... Mais l'enfant?... Ah! l'enfant!... j'y suis! la vieille a très-nettement dit son père en parlant d'Arsène... l'enfant de huit mois... car il a huit mois, vous me l'avez dit ce matin, Eugénie!... et il y a neuf mois que Marthe m'a quitté, si j'ai bonne mémoire... Vive Dieu! voilà un dénoûment sublime et dont je ne m'étais pas avisé dans mon roman!»
Ici Horace se renversa sur une chaise avec un rire éclatant tellement forcé, tellement âpre, qu'il nous fit mal comme le râle d'un homme à l'agonie.
«Ah! finissez de rire, s'écria Eugénie en se levant d'un air courroucé qui la rendait vraiment belle et imposante: cet enfant que Paul Arsène élève et chérit comme le sien, c'est le vôtre, puisque vous voulez le savoir. Vous l'avez trouvé laid, parce que, selon vous, il lui ressemble: et lui le trouve beau, quoiqu'il ressemble, le pauvre innocent, à l'homme le plus égoïste et le plus ingrat qui soit au monde!»
Cet élan de sainte colère épuisa Eugénie: elle retomba sur sa chaise, suffoquée et les joues ruisselantes de larmes. Horace, irrité de cette sorte de malédiction jetée sur lui avec tant de véhémence, s'était levé aussi; mais il retomba aussi sur sa chaise, comme foudroyé par le cri de sa conscience, et cacha son visage dans ses deux mains.
Il resta ainsi plus d'une heure. Eugénie, essuyant ses yeux, avait repris ses travaux de ménage, et j'attendais en silence l'issue du combat que l'orgueil, le doute, le repentir, la honte, se livraient dans le coeur d'Horace.
Enfin il sortit de cette orageuse méditation, en se levant et en marchant dans la chambre à grands pas et avec de grands gestes.
«Eugénie, Théophile! s'écria-t-il en nous saisissant le bras à tous deux et en nous regardant fixement, ne vous jouez pas de moi! Ceci est une crise décisive dans ma vie; c'est ma porte ou mon salut que vous tenez dans vos mains. Il s'agit de savoir si je suis le plus ridicule ou le plus lâche des hommes. J'aimerais encore mieux être le plus ridicule, je vous en donne ma parole d'honneur.
—Je le crois bien! répondit Eugénie avec mépris.
—Eugénie, dis-je à ma fière compagne, ayez de l'indulgence et de la douceur avec Horace, je vous en supplie. Il est fort à plaindre parce qu'il est fort coupable. Vous avez cédé à l'impétuosité de votre coeur en l'accablant tout à l'heure d'un reproche bien grave. Mais ce n'est pas ainsi qu'on doit traiter les infirmités de l'âme. Laissez-moi lui parler, et fiez-vous à mon respect, à mon affection, à ma vénération pour vos amis absents.
—Respect, vénération, reprit Horace, rien que cela!... c'est peu: ne sauriez-vous inventer quelque terme d'idolâtrie plus digne du grand, du divin Paul Arsène? Moi, je veux bien répondre amen à vos litanies; mais pas avant que vous m'ayez prouvé d'une manière irrécusable que je suis bien le père, le père unique, entendez-vous? de cet enfant qu'on veut maintenant me mettre sur le corps.
—On a des intention» très-différentes, lui dis-je avec une froide sévérité. On désire que vous ne vous occupiez jamais de votre fils; on ne vous l'a jamais présenté comme tel; on ne vous en a jamais parlé; et si la fantaisie, vous venait de le réclamer un jour, comme la loi ne vous donne aucun droit sur lui, on saurait le soustraire à une protection tardive et usurpatrice. Ainsi n'outragez pas la noblesse et le dévouement que vous ne pouvez pas comprendre. Ce serait vous avilir à tous les yeux, et même aux vôtres, lorsque le voile grossier qui les couvre sera tombé. Au reste, il ne s'agit pas d'autre chose dans ce moment de crise décisive, comme vous l'appelez avec raison, que de secouer ce voile funeste. Il faut que vous remportiez la victoire sur des sentiments indignes de vous, et que vous ayez un repentir profond. Il faut que vous sortiez d'ici plein de respect pour la mère de votre fils, et de reconnaissance pour son père adoptif, entendez-vous bien? Il faut que vous me disiez que vous vous êtes conduit comme un enfant, comme un fou, ou bien que vous emportiez à tout jamais mon antipathie et mon dégoût pour votre caractère.
—Fort bien, répondit-il en essayant de lutter encore contre mon arrêt, il faut que je fasse amende honorable, parce que l'on m'a rendu père d'un enfant dont je n'ai jamais entendu parler et qui se trouve devoir être le mien! Quelle épreuve dois-je subir pour prouver combien je suis repentant? quelle pénitence publique dois-je faire pour laver mon crime?
—Aucune! Toute cette histoire est un secret entre quatre personnes, et vous êtes la cinquième. Mais si vous aviez la folie et le malheur de la publier, de la raconter à votre manière, je serais forcé de dire la vérité, et d'apprendre à tous ceux qui vous connaissent que vous en avez menti. Vous demandez des preuves matérielles, qui soient irrécusables! comme si l'on pouvait en fournir comme s'il y en avait d'autres que des preuves morales C'est comme si vous déclariez que vous avez l'esprit trop épais et l'âme trop basse pour croire à autre chose qu'au témoignage direct de vos sens. Dans cette hypothèse, il n'y a pas un homme sur la terre qui ne pût méconnaître et repousser ses enfants sous prétexte qu'il n'a pas été témoin de tous les instants de l'existence de sa femme.
—Qu'exigez-vous donc de moi? reprit-il avec une fureur concentrée. Que j'apprenne mon secret à tout le monde, et que je proclame la vertu de Marthe aux dépens de mon honneur? C'est un duel à mort entre la réputation de cette femme et la mienne que vous me proposez!
—Nullement, Horace; nous ne sommes pas ici dans le monde que vous venez de quitter. Vingt salons n'ont pas les yeux ouverts sur le secret de votre vie domestique, et l'honneur de Marthe n'a pas besoin, comme celui d'une certaine vicomtesse, que le vôtre soit compromis. Le milieu où ces événements se sont accomplis est bien restreint et bien obscur. Tout au plus quatre ou cinq anciens amis vous demanderont compte de vos amours avec elle. Si vous leur répondez qu'elle a été une amante sans foi et sans dignité, ce bruit pourra se répandre davantage et l'atteindre dans la position plus évidente et plus enviée qu'elle est en train de se faire. Mais vous pouvez garder votre dignité et la sienne, qui ne sont point ici en lutte le moins du monde. Si vous ne comprenez pas la conduite que vous devez tenir en cette circonstance, je vais vous la dire. Vous refuserez d'entrer dans aucune explication; vous ne parlerez jamais de l'enfant qu'Arsène reconnaît et déclare, par un pieux mensonge, être le sien; vous direz, du ton ferme et bref qui convient à un homme sérieux, que vous avez pour Marthe l'estime et le respect qu'elle mérite; et croyez-moi, cette déclaration vous fera honneur, même aux yeux de ceux qui soupçonneraient la vérité. Cela seul pourra leur faire excuser et taire vos égarements... Si vous aviez agi ainsi, même à l'égard d'une autre femme qui en est moins digne, vous seriez peut-être réhabilité aujourd'hui dans l'estime de juges plus pointilleux et plus exigeants que ne le seront vos anciens camarades.»
Cette insinuation éleva un autre sujet d'explication, et Horace, consterné, reçut mes admonestations avec le silence de l'abattement. Mais en ce qui concernait Marthe, il se débattit longtemps, et pendant deux heures j'eus à lutter, non contre son incrédulité, elle était feinte, mais contre son obstination et son dépit. Malgré sa résistance, je voyais pourtant bien qu'il était ébranlé et que je gagnais du terrain. A neuf heures du soir, il sortit, en me disant qu'il avait besoin d'être seul, de respirer l'air et de réfléchir en marchant. «Je reviendrai avant minuit, me dit-il, et je vous avouerai franchement le résultat de mon examen de conscience. Nous causerons encore de tout cela, si vous n'êtes pas horriblement las de moi.»
Il rentra vers une heure du matin avec un visage animé, bien que fort pâle encore, et avec des manières affectueuses et communicatives. «Eh, bien? lui dis-je en secouant la main qu'il me tendait.—Eh bien! me répondit-il, j'ai remporté la victoire, ou plutôt c'est Marthe et vous qui m'avez vaincu, et désormais vous ferez tous de moi ce que vous voudrez. J'étais un fou, un malheureux tourmenté de mille doutes poignants; mais vous autres, vous êtes des êtres forts, calmes et sages. Vous m'aidez à retrouver la face de la vérité, quand elle se brouille dans les nuages de mon imagination. Écoutez ce qui m'est arrivé; je veux tout vous dire. En vous quittant, j'ai été au Gymnase; je voulais voir Marthe, travestie en comédienne sur cette scène mesquine, débiter en minaudant les gravelures sentimentales de nos petits drames bourgeois, Oui, je voulais la voir ainsi, pour me guérir à jamais du dépit qu'elle m'avait laissé dans l'âme, pour la mépriser intérieurement et me mépriser moi-même de l'avoir aimée. Je n'étais pas assis depuis cinq minutes, que je vois paraître un ange de beauté et que j'entends une voix pure et touchante comme celle de mademoiselle Mars. C'était bien la beauté, c'était bien la voix de ma pauvre Marthe; mais combien poétisées, combien idéalisées par la culture de l'esprit et par le travail sérieux de la séduction! Je vous le disais autrefois: une femme qui n'est pas occupée avant tout du soin de plaire n'est pas une femme; et dans ce temps-là, Marthe, en dépit de tous ses dons naturels, avait une indolence mélancolique, une réserve humble et triste qui lui faisaient perdre, la plupart du temps, tous ses avantages. Mais quelle métamorphose, grand Dieu! s'est opérée en elle! quel luxe de beauté, quelle distinction de manières, quelle élégance de diction, quel aplomb, quelle grâce aisée! et tout cela sans perdre cet air simple, chaste et doux, qui jadis me faisait rentrer en moi-même et tomber à genoux au milieu de mes soupçons et de mes emportements! Elle a eu ce soir, je vous l'assure, un succès, non pas éclatant, mais bien réel et bien mérité. Son rôle était mauvais, faux, ridicule même; elle a su le rendre vrai, noble et saisissant, sans grands effets, sans moyens téméraires. On applaudissait peu; on ne disait pas: C'est sublime, c'est délirant! mais chacun regardait son voisin et disait: Voilà qui est bien; comme c'est bien! Oui, bien est le mot qui convient. J'ai appris dans le monde, où l'on apprend quelques bonnes choses au milieu d'un grand nombre de mauvaises, que le bien est plus difficile à atteindre que le beau; ou, pour mieux dire, le bien est une face du beau plus raffinée, plus châtiée que toutes les autres. Ah! vraiment, je serai fort aise que toutes ces impertinentes éventées qu'on appelle femmes du monde voient comme cette pauvre grisette sait marcher, s'asseoir, tenir son bouquet, causer, sourire, avec plus de convenance et de charme qu'elles toutes! Mais où donc Marthe a-t-elle appris tout cela? Oh! que l'intelligence est une force rapide et pénétrante! Sur mon honneur, je ne me serais jamais douté que Marthe en eût autant; et cette pensée m'a fait ouvrir les yeux. Combien je l'ai méconnue! me disais-je en la regardant. Je l'ai crue si souvent bornée ou extravagante, et la voilà qui me donne un démenti, et qui semble se venger de mon erreur, en se montrant accomplie et triomphante, devant moi, à tout ce public, à tout Paris! car tout Paris va bientôt parler d'elle, et se disputer le plaisir de la voir et de l'applaudir! J'ai beaucoup rougi de moi, je vous l'avoue: et dès que la pièce où elle jouait a été finie, j'ai couru à la porte des acteurs, j'ai forcé toutes les consignes, j'ai mis en fureur tous les portiers et tous les gardiens de cet étrange sanctuaire; j'ai cherché, j'ai trouvé sa loge, j'ai poussé la porte après avoir frappé, et, sans attendre qu'on vînt, selon l'usage, parlementer avec moi, j'ai osé pénétrer jusqu'à elle. Elle était encore dans son élégant costume, mais elle avait essuyé son fard; ses cheveux, dont elle avait ôté les fleurs, tombaient plus longs, plus noirs, et plus beaux que jamais sur ses épaules de reine. Elle était encore plus belle que sur la scène, et je me suis jeté à ses pieds; j'ai pressé ses genoux contre ma poitrine, au grand scandale de sa soubrette, qui m'a paru une villageoise bien naïve pour une habilleuse de théâtre. Je savais que je ne trouverais pas Arsène auprès d'elle; je me souvenais bien qu'il est caissier, qu'il est occupé à la régie pendant que sa femme fait sa toilette. Mes amis, vous me direz tout, ce que vous voudrez: elle est mariée, elle chérit son mari, elle le respecte, elle l'estime; tout cela est bel et bon: mais elle m'aime! oui, Marthe m'aime encore, elle m'aime toujours, et, bien qu'elle m'ait dit tout le contraire, je n'en puis pas douter. Elle est devenue, en me voyant, pâle comme la mort; elle a chancelé; elle serait tombée évanouie si je ne l'eusse retenue dans mes bras et assise sur sa causeuse. Elle a été cinq minutes sans pouvoir me dire un mot, et comme égarée; et enfin, lorsqu'elle m'a parlé pour me vanter son bonheur, son repos, son mariage... ses yeux humides et son sein haletant me disaient tout autre chose; et moi, n'entendant que vaguement avec mes oreilles les paroles de sa bouche, je comprenais avec tout mon être la voix de son coeur, qui parlait bien plus haut et plus éloquemment. Elle voulait que j'attendisse dans sa loge l'arrivée d'Arsène; je crois qu'elle craignait ses soupçons, si elle eût semblé me recevoir comme en cachette de lui. Mais M. Arsène m'a bien assez inquiété et tourmenté pendant un an, pour que je ne me fasse pas grand scrupule de lui rendre la pareille pendant une soirée. D'ailleurs, je ne me sentais pas du tout disposé à voir cet être vulgaire et prosaïque tutoyer, embrasser et emmener celle que je ne puis me déshabituer tout d'un coup de regarder comme ma maîtresse et ma compagne. Je me suis esquivé en lui promettant de ne la revoir que quand elle voudrait et, devant qui elle voudrait. Mais au moins pendant une heure j'ai été agité, ému, et, puisqu'il faut tout vous dire, épris comme je ne l'ai été de longtemps. Je vous l'ai dit vingt fois au milieu de toutes mes folies, souvenez-vous-en, Théophile: je n'ai jamais aimé que Marthe, et je sens bien que je n'aimerai jamais qu'elle, en dépit de tout, en dépit d'elle et de moi-même.
«Mais pourquoi froncez-vous le sourcil? pourquoi Eugénie hausse-t-elle les épaules d'un air chagrin, et inquiet? Je suis un honnête homme; et comme Marthe est une femme fière et juste, comme elle ne voudra plus me revoir certainement qu'en présence de son mari; comme, si son mari y consent, ce sera pour moi un engagement tacite de respecter sa confiance et son honneur, vous l'avez guère à craindre, ce me semble, que je trouble la sérénité de ce ménage. Oh! ne vous inquiétez pas, je vous en prie; je n'ai pas le moindre désir de lui enlever sa femme, quoiqu'il m'ait enlevé ma maîtresse. Il s'est admirablement conduit envers elle et envers mon fils... puisque c'est mon fils! Marthe ne m'a pas dit un mot de l'enfant, ni moi non plus, comme vous pouvez croire... Mais enfin, il est bien, certain qu'un lien sacré, indissoluble, m'unit à elle, et que si jamais je fais fortune, je n'oublierai pas que j'ai un héritier. Je saurai donc récompenser indirectement Arsène des soins qu'il lui aura donnés; et puisque c'est leur volonté de me retirer mes droits de père, je n'exercerai ma paternité que d'une façon mystérieuse, et pour ainsi dire providentielle. Vous voyez, mes bons amis, que je n'ai l'intention d'être ni si lâche ni si pervers que vous le pensiez ce matin; que, loin d'être l'ennemi et le calomniateur de Marthe, je reste son admirateur, son serviteur et son ami. Je ne pense pas qu'Arsène puisse le trouver mauvais: en s'attachant à la femme qui m'avait appartenu, il a bien dû prévoir que je ne pouvais pas être mort pour elle, ni elle pour moi. C'est un homme sage et froid, qui ne la tyrannisera pas, puisqu'il me connaît. Quant à moi, je me sens relevé, consolé, et comme ressuscité par les événements de cette journée. J'ai été absurde et maussade ce matin. Oubliez cela, et regardez-moi désormais comme l'ancien Horace que vous avez aimé, estimé, et que le monde n'a pu ni avilir ni corrompre. Laissez-moi vous dire que j'aime Marthe plus que jamais, que je l'aimerai toute ma vie; car je vous réponds qu'elle n'aura plus jamais à trembler ni à souffrir de mon amour, de même que vous n'aurez plus jamais rien à réprimer ni à condamner dans ma conduite envers elle.»
Tandis qu'Horace, au milieu de mille vanteries, de mille projets et de mille espérances, qui se contredisaient les unes les autres, nous faisait les plus hardies promesses de vertu et de raison, Marthe, rentrée chez elle avec son mari, lui racontait avec la plus grande franchise l'entrevue qu'elle avait eue avec lui. Arsène éprouva un grand effroi et un grand déchirement de coeur à cette nouvelle; mais il n'en fit rien paraître, et il approuva d'avance tout ce que sa femme pouvait projeter.
«Es-tu donc d'avis, lui dit-elle, que je le revoie encore, et que je lui témoigne de l'amitié?
—Je n'ai pas d'avis là-dessus, Marthe, répondit-il, tu ne lui dois rien; cependant, si tu te décides à le voir, tu es forcée de le traiter doucement et amicalement. D'abord tu n'aurais peut-être pas la force d'être sévère et froide avec lui, et si tu l'avais, à quoi servirait de le manifester, à moins qu'il ne t'y contraignit par de nouvelles prétentions? Tu me dis qu'il n'en a pas, qu'il n'en peut plus avoir, qu'il te demande seulement le pardon du passé et un peu de pitié généreuse pour son repentir; si tu as lieu d'être satisfaite de sa manière d'être aujourd'hui avec toi, et de ne rien craindre de lui à l'avenir...
—Paul, dit Marthe en l'interrompant, tandis que tu me parles ainsi, ta figure est pâle et ta voix troublée: tu as de l'inquiétude au fond de l'âme?»
Arsène hésita un instant, puis il lui répondit: «Je le jure devant Dieu, ma bien-aimée, que si tu n'en as pas toi-même, si tu te sens aussi calme et aussi heureuse que tu l'étais ce matin, je suis moi-même heureux et tranquille.
—Paul! s'écria-t-elle, ce n'est pas à vous, que je chéris plus que tout au monde, que je voudrais faire un mensonge. Je ne me sens pas dans la même situation que ce matin. Je me trouve d'autant plus heureuse d'être à vous, que j'ai revu l'homme qui m'a fait un mal affreux; mais je ne me suis pas sentie calme en sa présence, et à l'heure qu'il est, je suis encore agitée et bouleversée comme si j'avais vu la foudre tomber près de moi.»
Arsène garda le silence pendant quelques instants; et quand il se sentit la force de parler, il pria Marthe de ne lui rien cacher et de lui expliquer le genre d'émotion qu'elle éprouvait, sans craindre de l'affliger ou de l'inquiéter.
«Il me serait tout à fait impossible de le définir, répondit-elle; car depuis une heure je cherche en vain à le faire vis-à-vis de moi-même. Il me semble que c'est un sentiment de terreur douloureuse, un frisson comme celui qu'on éprouverait en regardant les instruments d'une torture qu'on aurait subie. Ce que je peux te dire avec certitude, c'est que tout, dans cette émotion, est pénible, affreux même; qu'il s'y mêle de la honte, du remords de t'avoir si longtemps méconnu, le regret d'avoir tant souffert pour un homme si peu sérieux, une sorte de dégoût et de haine contre moi-même. Enfin cela me fait mal, sans le plus petit mélange de satisfaction et d'attendrissement: tout ce que dit cet homme semble affecté, vain et faux. Il me fait pitié; mais quelle pitié amère et humiliante pour lui et pour moi! Il me semble que quand tu le reverras tel qu'il est maintenant, élégant et malpropre, humble et prétentieux, flétri et puéril, tu ne pourras pas t'empêcher de me mépriser, pour t'avoir préféré ce comédien plus mauvais, hélas! que tous ceux avec lesquels j'ai eu le malheur de jouer des scènes d'amour à Belleville.»
Marthe disait sincèrement ce qu'elle pensait, et ne faisait aucun effort hypocrite pour rassurer son époux. Cependant elle ne put dormir de la nuit. L'agitation que son début lui avait causée ajoutait à celle qu'Horace était venu lui imposer. Elle fit des rêves fatigants, durant lesquels elle s'imagina, à plusieurs reprises, être retombée sous sa domination funeste, et où les scènes cruelles du passé se représentèrent à son imagination plus violentes et plus horribles encore que dans la réalité. Elle se jeta plusieurs fois dans le sein d'Arsène avec des cris étouffés, comme pour y chercher un refuge contre son ennemi; et Arsène, en la rassurant et en la bénissant de cet instinct de confiance et de tendresse, se sentit beaucoup plus malheureux que s'il l'eût trouvée indifférente au souvenir d'Horace.
A son lever, Marthe ayant pris son enfant dans ses bras pour oublier en le caressant toutes les angoisses de la nuit, la mère Olympe lui remit une lettre qu'Horace avait passé cette même nuit à lui écrire. Il me l'avait montrée avant de la lui faire porter: c'était vraiment un chef-d'oeuvre, non-seulement de style et d'éloquence, mais de sentiments et d'idées. Jamais il n'avait été mieux inspiré pour s'exprimer, et jamais il n'avait semble rempli d'instincts plus nobles, plus purs, plus tendres et plus généreux. Il était impossible de n'être pas subjugué par la grandeur de son mouvement et de ne pas ajouter foi à ses promesses. Il demandait ardemment le pardon, l'amitié, la confiance de Marthe et de Paul. Il s'accusait avec une entière franchise; il parlait d'Arsène avec un enthousiasme bien senti. Il implorait, comme une grâce, de voir son fils en leur présence, el de le remettre lui-même, humblement et courageusement, entre les bras de celui qui l'avait adopté, et qui était plus digne que lui d'en être le père.
Paul trouva sa femme lisant cette lettre avec des yeux pleins de larmes.
«Tiens, lui dit-elle en la lui remettant, c'est une lettre d'Horace, et tu vois, elle me fait pleurer. Et cependant quelque chose me dit que ce ne sont là encore que des paroles comme il en sait dire.»
Arsène lut la lettre attentivement, et la rendant à sa femme avec une émotion grave;
«Il est impossible, lui dit-il, que ce ne soit pas là l'expression d un sentiment vrai et d'une résolution généreuse. Cette lettre est belle, et cet homme est bon malgré ses vices. Il m'est impossible de ne pas le croire meilleur qu'il ne sait le prouver par sa conduite. On ne parle pas ainsi pour se divertir. Il a pleuré en t'écrivant. Je t'assure que tu ne dois pas rougir de l'avoir cru plus fort et plus sage qu'il ne l'est: il avait toutes les intentions des vertus qu'il n'avait pas. Tu lui dois le pardon et l'amitié qu'il demande; et si je t'en détournais, je te donnerais un conseil égoïste et lâche.
—Eh bien, je le verrai, mais en ta présence, répondit Marthe. La seule chose qui me fasse souffrir, c'est de penser qu'il verra Eugène, qu'il l'embrassera devant nous, qu'il l'appellera son fils, et qu'il verra en moi la mère de son enfant. Non, je n'aurais pas voulu réveiller et reconstituer ainsi en quelque sorte le passé. Je m'étais habituée à regarder cet enfant comme le tien. Je ne me rappelais plus que bien rarement qu'il ne l'est pas; et maintenant, on va nous l'ôter en quelque sorte, en nous volant une de ses caresses!
—Cette idée m'est plus cruelle qu'à toi, ma pauvre Marthe, reprit Arsène; mais c'est un devoir auquel il faut se soumettre. J'ai réfléchi toute la nuit à ces choses-là, et je m'en suis dit une bien sérieuse, et que tu vas comprendre. Au-dessus de nos désirs, de notre choix et notre volonté, il y a le dessein, le choix et la volonté de Dieu. Dieu ne fait rien qui ne soit nécessaire, et ses intentions mystérieuses nous doivent être sacrées. Il a voulu qu'Horace fût père, bien qu'Horace repoussât les joies et les peines de la famille. Il a voulu qu'Horace le revit, et sentît le désir d'embrasser son fils, bien qu'il ait jusqu'ici abjuré les douceurs et les devoirs de la paternité. Dieu seul sait quelle influence cachée et puissante cet enfant peut avoir sur l'avenir d'Horace. C'est un lien entre le ciel et lui, qu'il n'est au pouvoir de personne de briser. Ce serait une impiété, un crime, de le tenter. Lui ravir la faculté de connaître et d'aimer son fils, dût-il le connaître et l'aimer faiblement, serait une sorte de rapt et comme un dommage irréparable que nous causerions à son être moral. Il nous faut donc, loin d'accaparer notre trésor à son préjudice, l'admettre à en jouir, parce que Dieu l'appelle à profiter de ce bienfait. Je ne veux pas croire que la vue de cet enfant ne le rende pas meilleur et n'amène pas un changement sérieux dans son âme.»
Marthe se rendit à de si hautes considérations religieuses, et sa vénération pour Arsène en augmenta. Un déjeuner fut arrangé chez moi pour cette rencontre. Marthe, et Arsène amenèrent l'enfant; et cette fois Horace, redevenu affectueux, naïf et sensible, fut admirable en tous points pour lui, pour sa mère, et surtout pour Arsène, dont l'attitude noble et sereine le frappa de respect et d'attendrissement. Ce fut le plus beau jour de la vie d'Horace.
La vanité avait seule fait éclore ce beau mouvement dans son âme, il faut bien le confesser. Avili et outragé par les gens du monde, humilié et blessé par nous, il s'était senti enfin déchu et souillé à ses propres yeux. Il avait éprouvé violemment le besoin de sortir de cet abaissement et de se réhabiliter vis-à-vis de nous et de lui-même, en attendant qu'il put se laver plus tard aux yeux du monde. Il n'avait pas voulu sortir à demi de cette situation, et se contenter de se montrer bon et repentant: il voulait se montrer grand, et changer notre pitié en admiration. Il y réussit pendant tout un jour. Son ostentation eut au moins l'avantage de lui faire connaître des joies d'amour-propre qu'il ne connaissait pas encore, et qu'il reconnut préférables aux mesquines satisfactions d'une vanité plus étroite. Il entra, à partir de ce jour, dans la phase de l'orgueil; et son être, sans changer de nature, s'agrandit au moins dans la voie qui lui était ouverte.
Le lendemain il se réveilla un peu fatigué de ces émotions nouvelles et de la grande crise qui s'était opérée en lui un peu rapidement. Il pensa à Marthe un peu plus qu'à Arsène, et à lui-même un peu plus qu'à son fils. Son amitié enthousiaste pour Marthe reprit le caractère d'une passion qui se réveille, et qui n'abandonne pas tout à coup de chimériques et coupables espérances. Enfin selon l'expression d'Eugénie, qui avait retenu quelques mots de science, son étoile eut une défaillance de lumière. Il était temps qu'Horace partît et n'eût pas l'occasion de revenir sur ses nobles résolutions. Je l'y forçai en quelque sorte, non sans peine ni sans lutte; car, bien que charmé de l'idée de voyager, il voulait gagner quelques jours. Mais j'y mis une fermeté excessive, sentant bien que de sa conduite avec Marthe en cette circonstance dépendait tout son avenir moral. Je lui fis accepter, comme venant de moi, la somme que Louis de Méran m'avait envoyée pour lui, et je fixai le jour de son départ pour l'Italie sans lui permettre de revoir personne.
XXXIII.
La joie de se voir possesseur d'une nouvelle petite fortune, et celle de réaliser un de ses plus doux projets, enivra si vivement Horace dans les derniers jours, que je m'effrayai des dispositions folles dans lesquelles je le vis se préparer à son voyage. Il se forgeait sur toutes choses des illusions qui me faisaient craindre de grandes imprudences ou d'amers désenchantements. Après la semaine d'abattement et de spleen profond que lui avait causé son fiasco dans le beau monde, il avait eu une semaine d'enthousiasme, d'expansion délirante et d'orgueil sublime. Toutes ces émotions avaient brisé son corps appauvri par la vie de plaisir qu'il avait menée durant tout l'hiver; et je le voyais en proie à une fièvre d'autant plus réelle qu'il ne s'en plaignait pas et ne s'en apercevait pas. Craignant qu'il ne tombât malade en route, je résolus de le conduire jusqu'à Lyon, afin de l'y faire reposer et de l'y soigner, si les premiers jours de mouvement, au lieu de faire une heureuse diversion, venaient à hâter l'invasion d'une maladie.
Nous fîmes donc ensemble nos apprêts de départ, et je le gardai à vue pour qu'il ne fît pas échouer nos projets par quelque subite extravagance. J'avais le pressentiment d'une crise imminente. Il y avait du désordre dans ses idées, des préoccupations étranges dans ses moindres actions, et sur sa figure quelque chose de voilé et de bizarre qui frappait également Eugénie. «Je ne sais pas pourquoi je ne peux plus le regarder, me disait-elle, sans m'imaginer qu'il est condamné à mourir fou. Il n'y a pas jusqu'aux grands sentiments qu'il montre depuis quelques jours, qui ne me semblent provenir d'un secret dérangement dans tout son être; car enfin ces sentiments ne sont plus joués, je le vois bien, et pourtant ils ne lui sont pas naturels, et on n'abjure pas ainsi d'un jour à l'autre l'habitude de toute une vie.»
Je grondais Eugénie de douter ainsi de l'action divine sur une âme humaine; mais au fond de la mienne, je n'étais pas éloigné de partager ses craintes.
La vérité est qu'Horace, pour la première et pour la dernière fois de sa vie, n'était pas maître de lui-même. Il ne se rendait pas compte des mouvements impétueux que, jusque-là, il avait provoqués en lui et comme caressés avec amour. L'affront qu'il avait vécu dans le monde lui avait laissé un secret mais cuisant chagrin; il réussissait à s'en distraire et à le chasser, en s'exaltant à ses propres yeux dans une nouvelle carrière d'émotions. Mais ce cauchemar le poursuivait, et venait le faire pâlir jusqu'au milieu de ses joies les plus pures. Plus il croyait en triompher en se raidissant contre cet amer souvenir et en cherchant à se grandir à ses propres yeux par d'intérieures déclamations, et moins il réussissait à atteindre ce calme stoïque, ce mépris des lâches attaques et des sots propos, dont il se vantait. Pour le résumer, et le définir une dernière fois, au moment de clore le récit de cette période de sa vie, je dirai que c'était un cerveau très-bien organisé, très-intelligent et très-solide, qui pouvait cependant se troubler et se détériorer en un instant, comme une belle machine dont on briserait le moteur principal. Le grand ressort du cerveau d'Horace, c'était cette faculté que Spurzheim, fondateur d'une nouvelle langue psychologique, a, par un néologisme ingénieux, qualifiée d'approbativité; et l'approbativité d'Horace avait reçu un choc terrible la nuit du souper chez Proserpine. Malgré l'appareil que les douces effusions du déjeuner chez moi avec Marthe avaient posé sur cette blessure, le trouble et la confusion régnaient dans les profondeurs de la pensée d'Horace.
Le matin du 25 mai 1833 (notre place était retenue aux diligences Laffitte et Caillard pour le soir même), Horace, voyant tous ses préparatifs terminés, et se sentant excédé de ma surveillance, m'échappa adroitement, et courut chez Marthe. Il éprouvait un désir insurmontable de la revoir seule et de lui faire ses adieux. Peut-être la manière calme et douce avec laquelle elle avait pris congé de lui à notre dernière réunion lui avait-elle laissé un secret mécontentement. Il voulait bien la quitter et renoncer à elle pour jamais par un effort magnanime; mais il entendait faire par là un admirable sacrifice de ses droits et de sa puissance sur l'âme de cette femme; tandis qu'elle, comprenant son rôle autrement, croyait, en lui laissant presser sa main et embrasser son fils, lui accorder une sorte d'absolution religieuse. Horace, en acceptant cette position, ne se trouvait pas assez haut dans l'opinion de Marthe, à qui il voulait laisser des regrets; dans celle d'Arsène, à qui il voulait inspirer de la reconnaissance; et dans la nôtre, qu'il voulait éblouir de toutes manières. Le jour du déjeuner, je ne crois pas qu'il eût eu aucune arrière-pensée; mais il en avait eu le lendemain; et en nous trouvant tous résolus à ne pas renouveler cette scène délicate, il avait été mécontent de nous tous, et de l'attitude qu'il avait été forcé de garder vis-à-vis de nous. Il voulait, en un mot, emporter quelques baisers et quelques larmes de Marthe, afin de pouvoir faire son entrée en Italie en triomphateur généreux d'une femme, et non en victime de l'abandon de trois ou quatre. Disons bien vite, pour l'excuser un peu, que ces pensées n'étaient pas formulées dans son esprit, et que ce n'était pas le froid disciple du marquis de Vernes qui allait chercher sa revanche auprès de Marthe; mais le véritable Horace, troublé par la fièvre de sa vanité blessée, allant, comme malgré lui et sans aucun plan arrêté, chercher un soulagement quelconque, ne fût-ce qu'un regard et un mot, à cette souffrance insupportable.
Il entra dans un café, à trois portes de la maison que Marthe habitait, non loin du Gymnase. Il y traça au crayon quelques mots sans suite qu'il fit porter par un voyou. L'enfant revint au bout d'un quart d'heure avec cette réponse: «Je ne demande pas mieux que de vous dire un dernier adieu: nous irons, Arsène et moi, avec Eugène dans nos bras, vous voir monter en diligence. Dans ce moment-ci il me serait impossible de vous recevoir.
Horace sourit amèrement, froissa le billet dans ses mains, le jeta par terre, le ramassa, le relut, demanda du café à plusieurs reprises pour éclaircir ses idées qui s'égaraient de plus en plus, et s'arrêta enfin à cette hypothèse: ou elle est enfermée avec un nouvel amant, et en ce cas elle est la dernière des femmes; ou son mari est absent, et elle n'ose pas se trouver seule avec moi, et alors elle est la plus adorable des amantes et la plus vertueuse des épouses. Dans ce dernier cas, je veux la presser sur mon coeur une dernière fois; dans l'autre, je veux m'assurer de son impudence, afin d'être à jamais délivré de son souvenir.
Il remit le billet dans sa poche, rajusta sa coiffure devant une glace, et se trouva si pâle et si tremblant qu'il demanda de l'extrait d'absinthe, croyant arriver à la force de l'esprit, grâce à ces excitants qui produisaient en lui l'effet tout contraire.
Enfin il franchit le seuil de cette maison inconnue, monte cinq étages, sonne, feint de ne pas entendre le refus positif de la vieille Olympe, la repousse aisément, franchit deux petites pièces, et pénètre dans un boudoir des plus simples et des plus chastes, où il trouve Marthe seule, étudiant un rôle, avec son enfant endormi à ses côtés sur le sofa. En le voyant, Marthe fit un cri, et la peur se peignit dans tous ses traits. Elle se leva, et se plaignit, d'une voix sèche, quoique tremblante, de l'obstination d'Horace. Mais il se jeta à ses pieds, versa des larmes, et lui peignit son amour insensé avec toute l'ardeur que savait lui prêter son éloquence naturelle. Marthe accueillit d'abord ce langage avec une froideur amère; puis elle essaya, par des discours presque évangéliques et tout empreints de la bonté pieuse qu'Arsène avait su lui inspirer, de ramener Horace aux sentiments nobles qu'il lui avait témoignés naguère.
Mais plus elle se montrait grande, forte, pleine de coeur et d'intelligence, plus Horace sentait le prix, du trésor qu'il avait perdu par sa faute; et une sorte de désespoir, d'orgueil sombre et violent, comme celui d'un véritable amour, s'emparait de lui. Il s'y livra avec une énergie extraordinaire; et Marthe, effrayée, allait appeler Olympe pour qu'elle courût chercher son mari au théâtre, lorsque Horace, tirant de son sein un poignard véritable, la menaça de s'en frapper si elle ne consentait à l'entendre jusqu'au bout. Alors il lui fit, à sa manière, le récit de la vie solitaire et affreuse qu'il avait menée loin d'elle, des efforts furieux qu'il avait tentés pour chasser son souvenir dans les bras d'autres femmes, des brillantes conquêtes qu'il avait faites, et dont aucune n'avait pu l'étourdir un instant. Il lui annonça qu'il partait pour Rome avec l'intention de se noyer dans le Tibre s'il ne pouvait se guérir de son amour; et après de longues tirades, si belles qu'il aurait dû les garder pour son éditeur, il lui fit les offres les plus folles; il la supplia de fuir ou de se suicider avec lui.
Marthe l'écoula avec cette incrédulité radicale qu'on acquiert en amour à ses dépens. Elle trouva sa conduite absurde et ses intentions coupables et lâches. Cependant, quoique son coeur lui fût fermé sans retour, elle sentit avec terreur que l'ancien magnétisme exercé sur elle par cet homme si funeste à son repos était près de se ranimer, et qu'une influence mystérieuse, satanique en quelque sorte, et dont elle avait horreur, commençait à pénétrer dans ses veines comme le froid de la mort. Son coeur se serrait, un tremblement convulsif agitait ses mains, qu'Horace retenait de force dans les siennes; et lorsqu'il se jetait à genoux devant son fils endormi, lorsqu'au nom de cette innocente créature, qui les unissait pour jamais l'un à l'autre en dépit du sort et des hommes, il lui demandait un peu de pitié, elle sentait se réveiller, pour celui qui l'avait rendue mère, une sorte de tendresse fatale, mêlée de compassion, de mépris et de sollicitude. Horace vit ses yeux se remplir de larmes, et son sein se gonfler de sanglots; il l'entoura de ses bras avec énergie en s'écriant: «Tu m'aimes, ah! tu m'aimes, je le vois, je le sais!»
Mais elle se dégagea avec une force supérieure; et, prenant tout à coup une résolution désespérée pour se délivrer à jamais de son mauvais génie:
«Horace, lui dit-elle, votre passion est mal placée, et vous devez vous en guérir au plus vite. Je ne saurais plus longtemps conserver votre estime, au prix de votre repos et de votre dignité. Je ne mérite pas les éloges dont vous m'accablez, je vous ai manqué de foi; vos soupçons n'ont été que trop fondés: cet enfant n'est pas de vous. C'est bien véritablement le fils de Paul Arsène, dont j'étais la maîtresse en même temps que la vôtre.»
Marthe, en proférant ce mensonge, faisait un véritable acte de fanatisme. C'était comme un exorcisme pour chasser les démons au nom du prince des démons. Horace était si hagard qu'il ne songea pas à l'invraisemblance d'une telle assertion, après la conduite d'Arsène envers lui. Il n'hésita pas à accuser cet homme vertueux de complicité avec une femme impudente, pour lui faire accepter la paternité d'un enfant. Il oublia qu'il était sans nom, sans fortune, et sans position, et que par conséquent Arsène ne pouvait avoir aucun intérêt à le tromper si grossièrement. Il crut seulement à cet instant de remords que Marthe venait déjouer pour se débarrasser de lui; et, transporté d'une fureur subite, saisi d'un accès de véritable démence, il s'élança vers elle en s'écriant:
«Meurs donc, prostituée, et ton fils, et moi, avec toi.»
Il avait son poignard à la main; et quoiqu'il n'eût certainement d'intention bien nette que celle de l'effrayer, elle reçut, en se jetant au-devant de son fils, non pas le coup de la mort, mais, hélas! puisqu'il faut le dire, au risque de dénouer platement la seule tragédie un peu sérieuse qu'Horace eut jouée dans sa vie... une légère égratignure.
A la vue d'une goutte de sang qui vint rougir le beau bras de Marthe, Horace, convaincu qu'il l'avait assassinée, essaya de se poignarder lui-même. J'ignore s'il aurait poussé jusque-là son désespoir; mais à peine avait-il effleuré son gilet, qu'un homme, ou plutôt un spectre qui lui parut sortir de la muraille, s'élança sur lui le désarma, et, le poussant par les épaules, le précipita dans les escaliers en lui criant avec un rire amer:
«Courez, mon cher Oreste, débuter aux Funambules, et surtout allez vous faire pendre ailleurs.»
Horace chancela, heurta la muraille, se rattrapa à la rampe, et entendant le pas d'Arsène, qui montait et venait à sa rencontre, il se hâta de fuir, la tête baissée, le chapeau enfoncé sur les yeux, et se disant: «Bien certainement, je suis fou; tout ce qui vient de se passer est un rêve, une hallucination, surtout cette vision que je viens d'avoir de Jean Laravinière, tué l'an dernier au cloître Saint-Méry, sous les yeux et dans les bras de Paul Arsène.»
Il se jeta dans un cabriolet de place, et se fit conduire, aussi vite que la rosse put courir, à Bourg-la-Reine, où il profita du passage de la première diligence, se croyant sur le point d'être poursuivi pour meurtre, et impatient de fuir Paris au plus vite. Je l'attendis en vain toute la soirée; je perdis les arrhes que j'avais données pour nos places, mais ne supposai point qu'il était parti sans moi, sans ses effets et sans son argent. Quand j'eus vu s'éloigner la voiture qui devait nous emporter, je courus chez Marthe, et là j'appris en deux mots ce qui s'était passé. «Il ne m'aurait pas tuée, dit Marthe avec un sourire de mépris; mais il se serait fait peut-être un peu de mal, si je n'eusse été délivrée par un revenant.
—Que voulez-vous dire? lui demandai-je; êtes-vous folle aussi, ma chère Marthe!
—Tâchez de ne pas le devenir vous-même, me répondit-elle; car il va vraiment de quoi le devenir de joie et d'étonnement. Voyons, êtes-vous préparé à l'événement le plus inouï et le plus heureux qui puisse nous arriver?
—Pas tant de préambule! dit Jean, sortant du boudoir de Marthe; j'avais voulu lui laisser le temps de vous préparer à embrasser un mort, mais je ne puis tenir à l'impatience d'embrasser les vivants que j'aime.»
C'était bien le président des bousingots en chair et en os, en esprit et en vérité, que je pressais dans mes bras. Jeté parmi les morts dans l'église Saint-Méry, le jour du massacre, il s'était senti encore tenir à la vie par un fil, et, se traînant sur ces dalles ensanglantées, il était parvenu à se blottir dans un confessionnal, où un bon prêtre l'avait trouvé, recueilli et secouru le lendemain. Ce digne chrétien l'avait caché et soigné pendant plusieurs mois qu'il avait passés chez lui, toujours entre la vie et la mort. Mais comme c'était un homme timide et craintif, il lui avait beaucoup exagéré le résultat des persécutions essayées contre les victimes du 6 juin, et l'avait empêché de faire connaître son sort à ses amis, affirmant qu'il était impossible de le faire sans les compromettre et sans l'exposer lui-même aux rigueurs de la justice.
«J'avais alors l'esprit et le corps si affaibli, dit Laravinière en nous racontant son histoire, que je me laissai diriger comme le voulait mon bienfaiteur; et la peur de cet homme, admirable d'ailleurs, était si grande, qu'il n'attendit pas que je fusse transportable pour me conduire dans sa province. Il m'y laissa chez de bons paysans auvergnats, ses père et mère, qui m'ont tenu jusqu'à présent caché au fond de leurs montagnes, me soignant de leur mieux, me nourrissant fort mal, et me tourmentant beaucoup pour me faire confesser: car ils sont fort dévots, et mon état d'agonie continuelle leur donnait tous les jours à penser que le moment de rendre mes comptes était venu. Ce moment n'est pas éloigné; il ne faut pas vous faire illusion, mes chers amis, parce que vous me voyez sur mes jambes et assez fort pour donner la chasse à M. Horace Dumontet. Je suis frappe à fond, et sur toutes les coutures. J'ai deux balles dans la poitrine, et une vingtaine d'autres horions qui ne pardonnent pas. Mais j'ai voulu venir mourir sous le ciel gris de mon Paris bien-aimé, dans les bras de mes amis et de ma soeur Marthe. Me voilà bien content, habitué à souffrir, résolu à ne plus me soigner, enchanté d'avoir échappé à la confession, et tranquille pour le peu de temps qui me reste à vivre, puisque l'acte d'accusation des patriotes du 6 juin n'a pas fait mention de ma laide figure. Ah! dame! je ne suis pas embelli, ma pauvre Marthe, et vous ne devez plus craindre de tomber amoureuse de ce Jean que vous avez connu si beau, avec un teint si uni, une barbe si épaisse, et de si grands yeux noirs!»
Jean plaisanta ainsi toute la soirée, et Arsène, qui l'avait déjà embrassé (mais à qui on avait caché l'algarade d'Horace), étant rentré, nous soupâmes tous ensemble, et la gaieté héroïque du revenant ne se démentit pas. En le voyant si heureux et si enjoué, Marthe ne pouvait se persuader qu'il fût incurable. Moi-même, en observant ce qui restait de force et d'animation à ce corps exténué, je ne voulais point renoncer à l'espérance; mais, craignant de me faire illusion, je le soumis à un long et minutieux examen. Quelle fut ma joie lorsque je trouvai intacts les organes que Laravinière avait crus attaqués, et lorsque je me convainquis de la possibilité d'appliquer un traitement efficace! Ce fut pendant plusieurs mois mon occupation la plus constante; et, grâce à la bonne constitution et à l'admirable patience de mon malade, nous le vîmes reprendre à la vie, et retrouver la santé rapidement. Les tendres soins de Marthe et d'Arsène y contribuèrent aussi. Il s'associa désormais à ce jeune ménage, dont il vit avec joie l'heureuse et noble union. «Vois-tu, me disait-il un jour, je me suis autrefois imaginé que j'étais amoureux de cette femme, lorsque je la voyais malheureuse avec Horace: c'était une illusion de l'amitié ardente que je lui porte. Depuis qu'elle est relevée, purifiée et récompensée par un autre, je sens, à la joie de mon âme, que je l'aime comme ma soeur et pas autrement.»
Je ne vous dirai point le reste de l'histoire de Laravinière: la suite de sa vie fournirait trop de choses, et amènerait des réflexions qu'il faudrait développer à part et lentement. Tout ce que je puis vous en apprendre, c'est que, persistant dans son incorrigible et sauvage héroïsme, il a péri, et cette fois, hélas! tout de bon, dans la rue, et le fusil à la main, à côté de Barbès, heureux d'échapper au moins aux tortures du mont Saint-Michel!
Quant à Horace, quelques jours après son brusque départ, je reçus de lui une lettre datée d'Issoudun, ou il m'avouait la vérité, témoignait sa honte et son repentir, et me priait de lui envoyer son portefeuille et sa malle. Je fus touché de sa tristesse, et vivement affligé de la position misérable qu'il s'était faite, lorsqu'il lui eût été si facile d'en avoir une fort belle. J'eus un reste de crainte pour lui, et songeai encore à l'aller rejoindre pour le sermonner et le consoler jusqu'à la frontière; mais comme sa lettre était fort raisonnable, je me bornai à lui envoyer ses effets et ses valeurs, en lui promettant, de la part de Marthe et de nous tous, le pardon, l'oubli et le secret.
L'éditeur de cette histoire engage chaque lecteur à vouloir bien lui faire la même promesse, d'autant plus que le dernier accès de folie d'Horace ne compromit en rien le bonheur de Marthe, et qu'Horace est devenu lui-même un excellent jeune homme, rangé, studieux, inoffensif, encore un peu déclamatoire dans sa conversation et ampoulé dans son style, mais prudent et réservé dans sa conduite. Il a vu l'Italie; il a envoyé aux journaux et aux revues des descriptions assez remarquables et très-poétiques, auxquelles personne n'a fait attention: aujourd'hui le talent est partout. Il a été précepteur chez un riche seigneur napolitain, et je le soupçonne d'en être sorti avant d'avoir mené ses élèves en quatrième, pour avoir fait la cour à leur mère. Il a composé ensuite un drame flamboyant qui a été sifflé à l'Ambigu. Il a refait trois romans sur ses amours avec Marthe, et deux sur ses amours avec la vicomtesse. Il a écrit des premiers-Paris d'une politique assez sage dans plusieurs journaux de l'opposition. Enfin, ayant moins de succès en littérature que de talent et de besoins, il a pris le parti d'achever courageusement son droit; et maintenant il travaille à se faire une clientèle dans sa province, dont il sera bientôt, j'espère, l'avocat le plus brillant.