Horace
XVI.
Marthe était si confuse et si éperdue qu'elle ne voulait plus rentrer.
«Conduisez-moi auprès de vos soeurs, disait-elle à Arsène; elles, du moins, ne sauront pas où j'ai passé la nuit.
—Vous n'avez pas d'amie plus fidèle et plus dévouée qu'Eugénie, répondit Arsène; n'aggravez pas votre position par une plus longue absence. Venez, je vous accompagnerai jusque chez elle, et je vous réponds qu'elle ne vous adressera pas un reproche.»
Il la reconduisit jusqu'à la porte de sa chambre. Elle voulut s'y enfermer seule et y pleurer à son aise avant de nous revoir; mais au moment de quitter Arsène, avec qui elle avait épanché son coeur comme s'il n'eût été que son frère, elle se ressouvint tout à coup qu'il avait pour elle un amour moins calme: elle l'avait oublié, habituée qu'elle était à compter sur un dévouement aveugle de sa part.
«Eh bien, Arsène, lui dit-elle avec un accent profond; regrettes-tu maintenant de ne m'avoir pas épousée?
—Je le regretterai toute ma vie, répondit-il.
—Ne me parle pas ainsi, Arsène, dit-elle; tu me déchires. Oh! que ne puis-je t'aimer comme tu le désires et comme tu le mérites! Mais Dieu me hait et me maudit!»
Quand elle fut seule, elle se jeta tout habillée sur son lit, et pleura amèrement. Eugénie, qui l'entendait sangloter à travers la cloison, frappa vainement à sa porte; elle ne répondit pas. Inquiète, et craignant qu'elle ne fût en proie à ces convulsions nerveuses auxquelles elle était sujette, Eugénie prit plusieurs clefs, les essaya dans la serrure, en trouva une qui ouvrit, et s'élança auprès d'elle. Elle la trouva la face enfoncée dans son traversin, et les mains crispées dans ses belles tresses noires toutes ruisselantes de larmes.
«Marthe, lui dit Eugénie en la pressant sur son sein, pourquoi donc cette douleur? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n'a le droit de t'humilier. Pourquoi te caches-tu au lieu de venir à moi, qui t'ai attendue avec tant d'inquiétude et qui te retrouve toujours avec tant de joie?
—Chère Eugénie, j'ai plus que des regrets, j'ai de la honte et des remords, répondit Marthe en l'embrassant. Je n'ai pas disposé de moi dans la liberté de ma conscience et dans le calme de ma volonté. J'ai cédé à des transports que je ne partageais pas, glacée que j'étais par le souvenir des injures récentes et par l'appréhension de nouveaux outrages. Eugénie! Eugénie! il ne m'aime pas; j'ai le profond sentiment de mon malheur! Il a de la passion sans amour, de l'enthousiasme sans estime, de l'effusion sans confiance. Il est jaloux parce qu'il ne croit point en moi, parce qu'il me juge indigne d'inspirer un amour sérieux, et incapable de le partager.
—C'est parce qu'il en est indigne et incapable lui-même! s'écria Eugénie.
—Non, ne dites pas cela; tout vient de moi, de ma destinée misérable. Lui, qui n'a point encore aimé, lui dont le coeur est aussi vierge que les lèvres, il méritait de rencontrer une femme aussi pure que lui.
—C'est pour cela, dit Eugénie en haussant les épaules, qu'il s'était épris de la vicomtesse de Chailly, qui a trois amants à la fois!
—Cette femme-là du moins, répliqua Marthe, a pour elle l'intelligence, une brillante éducation, et toutes les séductions de la naissance, des belles manières et du luxe. Moi, je suis obscure, bornée, ignorante; je sais à peine lire, je ne sais que comprendre; mais je ne puis rien exprimer, je n'ai pas une idée à moi, je ne pourrai en aucun moment dominer le coeur et l'esprit d'un homme comme lui! Oh! il me l'a bien fait sentir, il me l'a bien dit cette nuit dans l'emportement de nos querelles, et à présent je vois que j'étais folle de me plaindre de lui. C'est moi seule que je dois accuser, c'est ma vie passée que je dois maudire.
—Eh quoi! en êtes-vous là? dit Eugénie consternée. Il a déjà fait le maître et le supérieur à ce point? J'aurais pensé que, du moins, pendant la première ivresse, il se serait oublié un peu lui-même, pour ne voir et n'admirer que vous; et, au lieu d'être à vos pieds pour vous remercier de cette preuve d'amour et de confiance si solennelle que nous donnons quand nous ouvrons nos bras et notre âme sans réserve, déjà il s'est levé en dominateur miséricordieux, pour vous honorer de son indulgence et de son pardon! En vérité, Marthe, tu as raison d'être honteuse: car tu es bien humiliée...
—Ne dis pas cela, Eugénie. Si tu avais vu son trouble, sa souffrance, ses pleurs, et comme il me disait humblement et tendrement parfois ces choses si cruelles! Non, il ne savait pas le mal qu'il me faisait, il n'y songeait pas. Il souffrait tant lui-même! Il n'avait qu'une pensée, celle de se débarrasser de soupçons qui le torturaient; et lorsqu'il m'accusait, c'était pour être rassuré par mes réponses. Mais moi, je n'avais pas la force de le faire. J'étais si effrayée de voir ce noble orgueil, cette pure jeunesse, cette grande intelligence, qui exigeaient tant de moi, et qui avaient le droit de tant exiger; et je me sentais si peu de chose pour répondre à tout cela! J'étais accablée, et il prenait tout à coup ma tristesse pour le remords de quelque faute ou le retour de quelque mauvais sentiment. «Qu'as-tu donc? me disait-il, tu n'es pas heureuse dans mes bras! Tu es sombre, préoccupée; tu penses donc à un autre?» Alors il s'imaginait que j'avais des rapports secrets avec Paul Arsène, et il me suppliait de le chasser d'ici, et de ne jamais le revoir. J'y aurais consenti, oui, j'aurais eu cette faiblesse, s'il eût persisté à me le demander avec tendresse. Mais, dès mon premier mouvement d'hésitation, il me laissait voir un dépit et une aigreur qui me rendaient la force de lui résister; car, moi aussi, je prenais du dépit, je devenais amère. Et nous nous sommes dit des choses bien dures, qui me sont restées sur le coeur comme une montagne!
—Tu avais raison de dire qu'il ne t'aime pas, reprit Eugénie; mais tu te trompes quand tu t'imagines que c'est à cause de toi et de ton passé. Le mal ne vient que de son orgueil à lui, et d'un fonds d'égoïsme que tu vas encourager par ta faiblesse. L'homme qui a le coeur fait pour aimer ne se demande pas si l'objet de son amour est digne de lui. Du moment qu'il aime, il n'examine plus le passé; il jouit du présent, et il croit à l'avenir. Si sa raison lui dit qu'il y a dans ce passé quelque chose à pardonner, il pardonne dans le secret de son coeur, sans faire sonner sa générosité comme une merveille. Cet oubli des torts est si simple, si naturel à celui qui aime! Arsène t'a-t-il jamais accusée, lui? Ne t'a-t-il pas toujours défendue contre toi-même, comme il t'aurait défendue contre le monde entier?
—Je douterais même d'Arsène, dit Marthe en soupirant. Je crois qu'en amour on est humble et généreux tant qu'on est repoussé; mais le bonheur rend exigeant et cruel. Voilà ce qui m'arrive avec Horace. Durant ces heures de la nuit que nous avons passées ensemble, il y avait une alternative continuelle de douceur et de fierté entre nous. Quand je me révoltais contre lui, il était à mes pieds pour me calmer; mais, à peine m'avait-il amenée à m'humilier devant lui, qu'il m'accablait de nouveau. Ah! je crois que l'amour rend méchant!
—Oui, l'amour des méchants,» répliqua Eugénie en secouant tristement la tête.
Eugénie était injuste; elle ne voyait pas la vérité mieux que Marthe. Toutes deux se trompaient, chacune à sa manière. Horace n'était ni aussi respectable ni aussi méchant qu'elles se l'imaginaient. Le triomphe le rendait volontiers insolent; il avait cela de commun avec tant d'autres, que si on voulait condamner rigoureusement ce travers, il faudrait mépriser et maudire la majeure partie de notre sexe. Mais son coeur n'était ni froid ni dépravé. Il aimait certainement beaucoup; seulement, l'éducation morale de l'amour lui ayant manqué, ainsi qu'à tous les hommes, comme il n'était pas du petit nombre de ceux dont le dévouement naturel fait exception, il aimait seulement en vue de son propre bonheur, et, si je puis m'exprimer ainsi, pour l'amour de lui-même.
Il vint dans la journée; et, au lieu d'être confus devant nous, il se présenta d'un air de triomphe que je trouvai moi-même d'assez mauvais goût. Il s'attendait à des plaisanteries de ma part, et il s'était préparé à les recevoir de pied ferme. Au lieu de cela, je me permis de lui faire des reproches.
«Il me semble, lui dis-je en l'emmenant dans mon cabinet, que tu aurais pu avoir avec Marthe des entrevues secrètes qui ne l'eussent pas compromise. Cette nuit passée dehors sans préparation, sans prétexte, pourra faire beaucoup jaser les gens de la maison.»
Horace reçut fort mal cette observation.
—J'admire fort, dit-il, que tu prennes tant d'ombrage pour elle, lorsque tu vis publiquement avec Eugénie!
—C'est pour cela qu'Eugénie est respectée de tout ce qui m'entoure, répondis-je. Elle est ma soeur, ma compagne, ma maîtresse, ma femme, si l'on veut. De quelque façon qu'on envisage notre union, elle est absolue et permanente. Je me suis fait fort de la rendre acceptable à tous ceux qui m'aiment, et d'entourer Eugénie d'assez d'amis dévoués pour que le cri de l'intolérance n'arrive pas jusqu'à ses oreilles. Mais je n'ai pas levé le voile qui couvrait nos secrètes amours avant de m'être assuré par la réflexion et l'expérience de la solidité de notre affection mutuelle. Après une première nuit d'enivrement, je n'ai pas présente Eugénie à mes camarades en leur disant: «Voici ma maîtresse, respectez-la à cause de moi.» J'ai caché mon bonheur jusqu'à ce que j'aie pu leur dire avec confiance et loyauté: «Voici ma femme, elle est respectable par elle-même.»
—Eh bien, moi, je me sens plus fort que vous, dit Horace avec hauteur. Je dirai à tout le monde: «Voici mon amante, je veux qu'on la respecte. Je contraindrai les récalcitrants à se prosterner, s'il me plaît, devant la femme que j'ai choisie.»
—Vous n'y parviendrez pas ainsi, eussiez-vous le bras invincible des antiques pourfendeurs de la chevalerie. Au temps où nous vivons, les hommes ne se craignent pas entre eux; et on ne respectera votre amante, comme vous l'appelez, qu'autant que vous la respecterez vous-même.
—Mais vous êtes singulier, Théophile! En quoi donc ai-je outragé celle que j'aime? Elle est venue se jeter dans mes bras, et je l'y ai retenue une heure ou deux de plus qu'il ne convenait d'après votre code des convenances. Vraiment, j'ignorais que la vertu et la réputation d'une femme fussent réglées comme le pouvoir des recors, d'après le lever et le coucher du soleil.
—Ce sont là de bien mauvaises plaisanteries, lui dis-je, pour une journée aussi solennelle que celle-ci devrait l'être dans l'histoire de vos amours. Si Marthe en prenait aussi légèrement son parti, j'aurais peu d'estime pour elle. Mais elle en juge tout autrement, à ce qu'il me parait, car elle n'a pas cessé de pleurer depuis ce matin. Je ne vous demande pas la cause de ses larmes; mais n'aurez-vous pas la lui demander avec un visage moins riant et des manières moins dégagées?
—Écoutez, Théophile, dit Horace en reprenant son sérieux, je vais vous parler franchement, puisque vous m'y contraignez. L'amitié que j'ai pour vous me défendait de provoquer une explication que votre sévérité envers moi rend indispensable. Sachez donc que je ne suis plus un enfant, et que s'il m'a plu jusqu'ici de me laisser traiter comme tel, ce n'est pas un droit que vous avez acquis irrévocablement et que je ne puisse pas vous ôter quand bon me semblera. Je vous déclare donc aujourd'hui que je suis las, extrêmement las, de l'espèce de guerre qu'Eugénie et vous faites, au nom de M. Paul Arsène, à mes amours avec Marthe. Je n'agis pas aussi légèrement que vous le croyez en mettant de côté toute feinte et toute retenue à cet égard. Il est bon que vous sachiez tous, vous et vos amis, que Marthe est ma maîtresse et non celle d'un autre. Il importe à ma dignité, à mon honneur, de n'être pas admis ici en surnuméraire, mais d'être bien pour vous, pour eux, pour Marthe, pour tout le monde et pour moi-même, l'amant, le seul amant, c'est-à-dire le maître de cette femme. Et comme depuis quelque temps, grâce au singulier rôle que vous me faites jouer, grâce aux prétentions obstinées de M. Paul Arsène, grâce à la protection peu déguisée que lui accorde Eugénie (grâce à votre neutralité, Théophile), grâce à l'amitié équivoque qui règne entre Marthe et lui, grâce enfin à mes propres soupçons, qui me font cruellement souffrir, je ne sais plus où j'en suis, ni ce que je suis ici, j'ai résolu de savoir enfin à quoi m'en tenir, et de bien dessiner ma position. C'est pour cela que je me présente ici ce matin, la tête levée, et que je viens vous dire à tous, sans tergiversation et sans ambiguïté: «Marthe a passé cette nuit dans mes bras, et si quelqu'un le trouve mauvais, je suis prêt à connaître de ses droits, et à lui céder les miens, s'ils ne sont pas les mieux fondés.»
—Horace, lui dis-je en je regardant fixement, si telle est votre pensée ce matin, à la bonne heure, je l'accepte; mais si c'était celle que vous aviez hier soir en retenant Marthe auprès de vous pour la compromettre, c'est un calcul bien froid pour un homme aussi ardent que vous le paraissez, et je vois là plus de politique que de passion.
—La passion n'exclut point une certaine diplomatie, répondit-il en souriant. Vous savez bien, Théophile, que j'ai commencé ma vie par la politique. Si je deviens homme de sentiment, j'espère qu'il me restera pourtant quelque chose de l'homme de réflexion. Mais rassurez-vous, et ne vous scandalisez pas ainsi. Je vous avoue qu'hier soir j'ai été fort peu diplomate, que je n'ai pensé à rien, et que j'ai cédé à l'ivresse du moment. Mais ce matin, en me résumant, j'ai reconnu qu'au lieu d'un sot repentir je devais avoir le contentement et l'énergie d'un amant heureux.
—Ayez-les donc, lui dis-je, mais faites que votre visage et votre contenance n'expriment pas autre chose que ce que vous éprouvez; car, en ce moment, vous avez, malgré vous, l'air d'un fat.»
J'étais irrité en effet par je ne sais quoi de vain et d'arrogant qu'il avait ce jour-là, et que, pour toute l'affection que je lui portais, j'eusse voulu lui ôter. Je craignais que Marthe n'en fût blessée; mais la pauvre femme n'avait plus cette force de réaction. Elle fut intimidée, abattue et comme saisie d'un frisson convulsif à son approche. Il la rassura par des manières plus douces et plus tendres; mais il y eut entre eux une gêne extrême. Horace désirait d'être seul avec elle; et Marthe, retenue par un sentiment de honte, n'osait plus nous quitter pour lui accorder un tête-à-tête. Il espéra quelques instants qu'elle aurait le courage de le faire, et il suscita divers prétextes, qu'elle feignit de ne pas comprendre. Eugénie craignait de paraître affectée en leur cédant la place, et sur ces entrefaites Paul Arsène arriva.
Malgré tout l'empire que ce dernier exerçait sur lui-même, et quoiqu'il se fût bien préparé à la possibilité de rencontrer Horace, il ne put dissimuler tout a fait l'espèce d'horreur qu'il lui inspirait. Horace vit l'altération soudaine de son visage pâli et affaissé déjà par les angoisses de la nuit; et, saisi d'un transport d'orgueil insurmontable, il leva fièrement la tête, et lui tendit la main de l'air d'un souverain à un vassal qui lui rend hommage. Arsène, dans sa généreuse candeur, ne comprit pas ce mouvement, et, l'attribuant à un sentiment tout opposé, il saisit et pressa énergiquement la main de son rival, avec un regard de douleur et de franchise qui semblait dire: «Vous me promettez de la rendre heureuse, je vous en remercie.»
Cette muette explication lui suffit. Après s'être informé de la santé de Marthe, et lui avoir serré la main aussi avec effusion, il échanges quelques mots de causerie générale avec nous, et se retira au bout de cinq minutes.
XVII.
Horace n'était pas réellement jaloux d'Arsène au point d'être inquiet des sentiments de Marthe pour lui, mais il craignait qu'il n'y eût entre eux, dans le passé, un engagement plus intime qu'elle ne voulait l'avouer. Il pensait que, pour être si fidèlement dévoué à une femme qui vous sacrifie, il fallait conserver, ou une espérance, ou une reconnaissance bien fondée; et ces deux suppositions l'offensaient également. Depuis qu'Eugénie lui avait révélé tout le dévouement d'Arsène, il avait pris encore plus d'ombrage. Ainsi qu'il l'avait naïvement avoué, il était blessé d'un parallèle qui ne lui était pas avantageux dans l'esprit d'Eugénie, et qui lui deviendrait funeste dans celui de Marthe, s'il devait être continuellement sous ses yeux. Et puis notre entourage voyait confusément ce qui se passait entre eux. Ceux qui n'aimaient pas Horace se plaisaient à douter de son triomphe, du moins ils affectaient devant lui de croire à celui d'Arsène. Ceux qui l'aimaient blâmaient Marthe de ne pas se prononcer ouvertement pour lui en chassant son rival, et ils le faisaient sentir à Horace. Enfin, d'autres jeunes gens qui, n'étant pour nous que de simples connaissances, ne venaient pas chez nous et jugeaient de nous avec une légèreté un peu brutale, se permettaient sur Marthe ces propos cruels que l'on pèse si peu et qui se répandent si vite. Obéissant à cette jalousie non raisonnée que l'on éprouve pour tout homme heureux en amour, ils rabaissaient Marthe, afin de rabaisser le bonheur d'Horace à leurs propres yeux. Plusieurs de ceux-là, qui avaient fait la cour à la beauté du café Poisson, se vengeaient de n'avoir pas été écoutés, en disant que ce n'était pas une conquête si difficile et si glorieuse, puisqu'elle écoutait un hâbleur comme Horace. Quelques-uns même disaient qu'elle avait eu pour amant son premier garçon de café. Enfin, je ne sais quel esprit fut assez bas, et quelle langue assez grossière, pour émettre l'opinion qu'elle était à la fois la maîtresse d'Arsène, celle d'Horace et la mienne.
Ces calomnies n'arrivèrent pas alors jusqu'à moi; mais on eut l'imprudence de les répéter à Horace. Il eut la faiblesse d'en être impressionné, et il ne songea bientôt plus qu'à éblouir et terrasser ses détracteurs par une démonstration irrécusable de son triomphe sur tous ses rivaux vrais ou supposés. Il tourmenta Marthe si cruellement qu'il lui fit un crime et un supplice de la vie tranquille et pure qu'elle menait auprès de nous. Il voulut qu'elle se montrât seule avec lui au spectacle et à la promenade. Ces témérités affligeaient Eugénie, et ne lui paraissaient que d'inutiles bravades contre l'opinion. Tout ce qu'elle tentait pour empêcher son amie de s'y prêter poussait à bout l'impatience et l'aigreur d'Horace.
«Jusqu'à quand, disait-il à Marthe, resterez-vous sons l'empire de ce chaperon incommode et hypocrite, qui se scandalise dans les autres de tout ce qui lui semble personnellement légitime? Comment pouvez-vous subir les admonestations pédantes de cette prude, qui n'est pas sans vues intéressées, j'en suis certain, et qui regarde comme l'amant préférable celui qui peut donner à sa maîtresse le plus de bien-être et de liberté? Si vous m'aimiez, vous la réduiriez promptement au silence, et vous ne souffririez pas qu'elle m'accusât sans cesse auprès de vous. Puis-je être satisfait quand je vois ce tiers indiscret s'immiscer dans tous les secrets de notre amour? Puis-je être tranquille lorsque je sais que votre unique amie est mon ennemie jurée, et qu'en mon absence elle vous aigrit et vous met en garde contre moi?»
Il exigea qu'elle éloignât tout à fait Paul Arsène, et il y eut dans cette expulsion qu'il lui imposait quelque chose de bien particulier. Il craignait beaucoup le ridicule qui s'attache aux jaloux, et l'idée que le Masaccio pourrait se glorifier de lui avoir causé de l'inquiétude lui était insupportable. Il voulut donc que Marthe agît comme de propos délibéré et sans paraître subir aucune influence étrangère. Il rencontra de sa part beaucoup d'opposition à cette exigence injuste et lâche; mais il l'y amena insensiblement par mille tracasseries impitoyables. Elle n'avait plus le droit de serrer la main de son ami, elle ne pouvait plus lui sourire. Tout devenait crime entre eux: un regard, un mot, lui étaient reprochés amèrement. Si Arsène, obéissant à une habitude d'enfance, la tutoyait en causant, c'était la preuve flagrante d'une ancienne intrigue entre eux. Si, lorsque nous nous promenions tous ensemble, elle acceptait le bras d'Arsène, Horace prenait un prétexte ridicule, et nous quittait avec humeur, disant tout bas à Marthe qu'il ne se souciait pas de passer pour l'antagoniste de Paul, et que c'était bien assez de succéder à un M. Poisson, sans partager encore avec son laquais. Quand Marthe se révoltait contre ces persécutions iniques, il la boudait durant des semaines entières; et l'infortunée, ne pouvant supporter son absence, allait le chercher, et lui demander pour ainsi dire pardon des torts dont elle était victime. Mais si elle offrait alors d'avoir une franche explication avec le Masaccio, avant de le renvoyer:
«C'est cela, s'écriait Horace, faites-moi passer pour un fou, pour un tyran ou pour un sot, afin que M. Paul Arsène aille partout me railler et me diffamer! Si vous agissez ainsi, vous me mettrez dans la nécessité de lui chercher querelle et de le souffleter, quelque beau matin, en plein café.»
Épuisée de cette lutte odieuse, Marthe prit un jour la main d'Arsène, et la portant à ses lèvres:
«Tu es mon meilleur ami, lui dit-elle, tu vas me rendre un dernier service, le plus pénible de tous pour toi, et surtout pour moi. Tu vas me dire un éternel adieu. Ne m'en demande pas la raison; je ne peux pas et je ne veux pas te la dire.
—C'est inutile, j'ai deviné depuis longtemps, répondit Arsène. Comme tu ne me disais rien, je pensais que mon devoir était de rester tant que tu semblerais désirer ma protection. Mais puisqu'au lieu de t'être utile, elle te nuit, je me retire. Seulement, ne me dis pas que c'est pour toujours, et promets-moi que quand tu auras besoin de moi, tu me rappelleras. Tu n'auras qu'un mot à dire, un geste à faire, et je serai à tes ordres. Tiens, Marthe, si tu veux, je passerai tous les jours sous ta fenêtre: tu n'as qu'à y attacher un mouchoir, un ruban, un signe quelconque, le même jour tu me verras accourir. Promets-moi Cela.»
Marthe le promit en pleurant; Arsène ne revint plus. Mais ce n'était pas assez pour satisfaire l'orgueil d'Horace. Un jour que, suivant sa coutume, il avait emmené Marthe chez lui, nous l'attendîmes en vain pour souper, et nous reçûmes d'elle, le soir, le billet suivant:
«Ne m'attendez pas, chers et dignes amis. Je ne rentrerai plus dans votre maison. J'ai découvert que je n'y devais pas mon bien-être à votre seule générosité, mais que Paul y avait longtemps contribué, et qu'il y contribue encore, puisque tous les meubles que vous m'avez soi-disant prêtés lui appartiennent. Vous comprenez que, sachant cela, je n'en puis plus profiter. D'ailleurs, le monde est si méchant qu'il calomnie les affections les plus vertueuses. Je ne veux pas vous répéter les vils propos dont je suis l'objet. J'aime mieux, en les faisant cesser et en m'arrachant avec douleur d'auprès de vous, ne vous parler que de mon éternelle reconnaissance pour vos bontés envers moi, et de l'attachement inaltérable que vous porte à jamais.
«Votre amie, MARTHE.»
«Voici encore une lâcheté d'Horace, s'écria Eugénie indignée. Il lui a révélé un secret que j'avais confié à son honneur.
—Ces sortes de choses échappent, malgré soi, dans l'emportement de la colère, lui répondis-je; et c'est le résultat d'une querelle entre eux.
—Marthe est perdue, reprit Eugénie, perdue à jamais! car elle appartient sans réserve et sans retour à un méchant homme.
—Non pas à un méchant homme, Eugénie, mais à quelque chose de plus funeste pour elle, à un homme faible que la vanité gouverne.»
J'étais outré aussi, et je me refroidis extrêmement pour Horace. Je pressentais tous les maux qui allaient fondre sur Marthe, et je tentai vainement de les détourner. Toutes nos démarches furent infructueuses. Horace, prévoyant que nous ne lui abandonnerions pas sa proie sans la lui disputer, avait changé immédiatement de domicile Il avait loué, dans un autre quartier, une chambre où il vivait avec Marthe, si caché, qu'il nous fallut plus d'un mois pour les découvrir. Quand nous y fûmes parvenus, il était trop tard pour les faire changer de résolution et d'habitudes. Nos représentations ne servirent qu'à les irriter contre nous. Horace exerçait sur sa maîtresse un tel empire, que désormais elle nous retira toute sa confiance. Oubliant qu'elle nous avait longtemps raconté tous ses griefs contre lui, elle voulait nous faire croire désormais à son bonheur, et nous reprochait de lui supposer gratuitement des souffrances dont son visage portait déjà l'empreinte profonde. Prévoyant bien qu'elle allait manquer, qu'elle manquait déjà d'argent et d'ouvrage, nous ne pûmes lui faire accepter le plus léger service. Elle repoussa même nos offres avec une sorte de hauteur qu'elle ne nous avait jamais témoignée.
—Je craindrais, nous dit-elle, qu'un bienfait d'Arsène ne fût encore caché derrière le vôtre; et, quoique je sache combien votre conduite envers moi a été généreuse, je vous confesse que j'ai de la peine à vous pardonner les trop justes méfiances que cet état de choses a inspirées à Horace contre moi.
Eugénie poussa la constance de son dévouement envers sa malheureuse compagne jusqu'à l'héroïsme; mais tout fut inutile. Horace la détestait et indisposait Marthe contre elle; toutes ces avances furent reçues avec une froideur voisine de l'ingratitude. A la fin, nous en fûmes blessés et fatigués; et, voyant qu'on nous fuyait, nous évitâmes de devenir importuns. Dans le courant de l'hiver qui suivit, nous nous vîmes à peine trois fois; et au printemps, un jour que je rencontrai Horace, je vis clairement qu'il affectait de ne pas me reconnaître, afin de se soustraire à un moment d'entretien. Nous nous regardâmes comme définitivement brouillés, et j'en souffris beaucoup, Eugénie encore davantage; elle ne pouvait prononcer le nom de Marthe sans que ses yeux s'emplissent de larmes.
XVIII.
Horace avait pris, dans les romans où il avait étudié la femme, des idées si vagues et si diverses sur l'espèce en général, qu'il jouait avec Marthe comme un enfant ou comme un chat joue avec un objet inconnu qui l'attire et l'effraie en même temps. Après les sombres et délirantes figures de femmes dont le romantisme avait rempli l'imagination des jeunes gens, l'élément féminin du dix-huitième siècle, le Pompadour, comme on commençait à dire, arrivait dans sa primeur de résurrection, et faisait passer dans nos rêves des beautés plus piquantes et plus dangereuses. Jules Janin donnait, je crois, vers cette époque, la définition ingénieuse du joli, dans le goût, dans les arts, dans les modes; il la donnait à tout propos, et toujours avec grâce et avec charme. L'école de Hugo avait embelli le laid, et le vengeait des proscriptions pédantesques du beau classique. L'école de Janin ennoblissait le maniéré et lui rendait toutes ses séductions, trop longtemps niées et outragées par le mépris un peu brutal de nos souvenirs républicains. Sans qu'on y prenne garde, la littérature fait de ces miracles. Elle ressuscite la poésie des époques antérieures; et, laissant dormir dans le passé tout ce qui fut pour les intelligences du passé l'objet de justes critiques, elle nous apporte, comme un parfum oublié, les richesses méconnues d'un goût qui n'est plus à discuter, parce qu'il ne règne plus arbitrairement. L'art, quoiqu'il se pose en égoïste (l'art pour l'art), fait de la philosophie progressive sans le savoir. Il fait sa paix avec les fautes et les misères du passé, pour enregistrer, ainsi qu'en un musée, les monuments de la conquête.
Horace ayant une des imaginations les plus impressionnables de cette époque si impressionnable déjà, vivant plus de fiction que de réalité, regardait sa nouvelle maîtresse à travers les différents types que ses lectures lui avaient laissés dans la tête. Mais quoique ce fussent des types charmants dans les poèmes et dans les romans, ce n'étaient point des types vrais et vivants dans la réalité présente. C'étaient des fantômes du passé, riants ou terribles. Alfred de Musset avait pris pour épigraphe de ses belles esquisses le mot de Shakspeare: Perfide comme l'onde; et quand il traçait des formes plus pures et plus idéales, habitué à voir dans les femmes de tous les temps les dangereuses filles d'Eve, il flottait entre un coloris frais et candide et des teintes sombres et changeantes qui témoignaient de sa propre irrésolution. Ce poëte enfant avait une immense influence sur le cerveau d'Horace. Quand celui-ci venait de lire Portia ou la Camargo, il voulait que la pauvre Marthe fût l'une ou l'autre. Le lendemain, après un feuilleton de Janin, il fallait qu'elle devint à ses yeux une élégante et coquette patricienne. Enfin, après les chroniques romantiques d'Alexandre Dumas, c'était une tigresse qu'il fallait traiter en tigre; et après la Peau de chagrin de Balzac, c'était une mystérieuse beauté dont chaque regard et chaque mot recelait de profonds abîmes.
Au milieu de toutes les fantaisies d'autrui, Horace oubliait de regarder le fond de son propre coeur et d'y chercher, comme dans un miroir limpide, la fidèle image de son amie. Aussi, dans les premiers temps, fut-elle cruellement ballottée entre les femmes de Shakespeare et celles de Byron.
Cette appréciation factice tomba enfin, quand l'intimité lui montra dans sa compagne une femme véritable de notre temps et de notre pays, tout aussi belle peut-être dans sa simplicité que les héroïnes éternellement vraies des grands maîtres, mais modifiée par le milieu où elle vivait, et ne songeant point à faire du modeste ménage d'un étudiant de nos jours la scène orageuse d'un drame du moyen âge. Peu à peu Horace céda au charme de cette affection douce et de ce dévouement sans bornes dont il était l'objet. Il ne se raidit plus contre des périls imaginaires; il goûta le bonheur de vivre à deux, et Marthe lui devint aussi nécessaire et aussi bienfaisante qu'elle lui avait semblé lui devoir être funeste. Mais ce bonheur ne le rendit pas expansif et confiant: il ne le ramena pas vers nous; il ne lui inspira aucune générosité à l'égard de Paul Arsène. Horace ne rendit jamais à Marthe la justice qu'elle méritait dans le passé aussi bien que dans le présent; et, au lieu de reconnaître qu'il l'avait mal comprise, il attribua à sa domination jalouse la victoire qu'il croyait remporter sur le souvenir du Masaccio. Marthe aurait désiré lui inspirer une plus noble confiance: elle souffrait de voir toujours le feu de la colère et de la haine prêt à se rallumer au moindre mot qu'elle hasarderait en faveur de ses amis méconnus. Elle rougissait des précautions minutieuses et assidues qu'elle était forcée de prendre pour maintenir le calme de son esclavage, en écartant toute ombre de soupçon. Mais comme elle n'avait aucune velléité d'indépendance étrangère à son amour, comme, à tout prendre, elle voyait Horace satisfait de ses sacrifices et fier de son dévouement, elle se trouvait heureuse aussi; et pour rien au monde elle n'eût voulu changer de maître.
Cet état de choses constituait un bonheur incomplet, coupable en quelque sorte; car aucun des deux amants n'y gagnait moralement et intellectuellement, ainsi qu'il l'aurait dû faire dans les conditions d'un plus pur amour. Je crois qu'on doit définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentiments et la grandeur des idées; passion mauvaise, celle qui nous ramène à l'égoïsme, à la crainte et à toutes les petitesses de l'instinct aveugle. Toute passion est donc légitime ou criminelle, suivant qu'elle amène l'un ou l'autre résultat, bien que la société officielle, qui n'est pas le vrai consentement de l'humanité, sanctifie souvent la mauvaise en proscrivant la bonne.
L'ignorance où, la plupart du temps, nous naissons et mourons par rapport à ces vérités, fait que nous subissons les maux qu'entraîne leur violation, sans savoir d'où vient le mal et sans en trouver le remède. Alors nous nous acharnons à alimenter la cause de nos souffrances, croyant les adoucir par des moyens qui les enveniment sans cesse.
C'est ainsi que vivaient Marthe et Horace: lui croyant arriver à la sécurité en redoublant d'ombrage et de précautions pour régner sans partage; elle, croyant calmer cette âme inquiète en lui faisant sacrifice sur sacrifice, et donnant par là chaque jour plus d'extension à sa douloureuse tyrannie; car dans toutes les espèces de despotisme, l'oppresseur souffre au moins autant que l'opprimé.
Le moindre échec devait donc troubler cette fragile félicité; et, la jalousie apaisée, la satiété devait s'emparer d'Horace. Il en fut ainsi dès que son existence redevint difficile. Un ennemi veillait à sa porte, c'était la misère. Pendant trois mois il avait réussi à l'écarter, en confiant à Marthe une petite somme que ses parents lui avaient envoyée en surplus de sa pension. Cette somme, il l'avait demandée pour payer des dettes imprévues, dont il n'osait avouer qu'une très-petite partie, tant elles dépassaient le budget de sa famille; et au lieu de la consacrer à amortir cette portion de la dette, il l'avait attribuée aux besoins journaliers de son nouveau ménage, accordant à peine aux créanciers quelques légers à-compte, dont ils avaient bien voulu se contenter. Son tailleur était le moins compromis dans cette banqueroute imminente. J'avais donné ma caution, et je commençais à m'en repentir un peu, car les dépenses allaient leur train, et chaque fois qu'on présentait le mémoire à Horace, il se tirait d'affaire par des promesses et des commandes nouvelles, toujours plus considérables à mesure que la dette augmentait: il n'avait plus le droit de limiter le dandysme que ce fournisseur, bien avisé dans ses propres intérêts, venait chaque jour lui imposer. Quand je vis qu'il y avait spéculation de la part de ce dernier et légèreté inouïe de la part d'Horace, je me crus en droit de borner ma caution aux dépenses faites, et de signifier au tailleur qu'elle ne s'étendrait pas aux dépenses à faire. Déjà j'étais engagé pour plus d'une année de mon petit revenu; je prévoyais une gêne dont je me ressentis, en effet, pendant dix ans, et que je n'avais pas le droit d'imposer à des êtres plus chers et plus précieux que ce nouvel ami, si peu soigneux de son honneur et du mien. Quand il sut mes réserves, il fut indigné de ce qu'il appelait ma méfiance, et m'écrivit une lettre pleine d'orgueil et d'amertume, pour m'annoncer qu'il ne voulait plus recevoir de moi aucun service, qu'il avait subi ma protection à son insu et par oubli total de mes offres et de mes démarches, qu'il me priait de ne plus me mêler de ses affaires, et que le tailleur serait payé dans huit jours. Il fut payé effectivement, mais ce fut par moi; car Horace oublia aussi vite les promesses qu'il venait de lui faire que celles qu'il avait acceptées de moi; et je m'efforçai d'oublier de même sa lettre insensée, à laquelle je ne répondis point.
Mais les autres créanciers, que je ne pouvais tenir en respect, vinrent l'assaillir. C'étaient de bien petites dettes, à coup sûr, qui feraient sourire un dissipateur de la Chaussée-d'Antin; mais tout est relatif, et ces embarras étaient immenses pour Horace. Marthe ignorait tout. Il ne lui permettait pas de travailler pour vivre et lui cachait sa situation, afin qu'elle n'eût pas de remords. Il avait une telle aversion pour tout ce qui eût pu lui rappeler la grisette, que c'était tout au plus s'il lui laissait coudre ses propres ajustements. Il eût mieux aimé, quant à lui, porter son linge en lambeaux, que de voir l'objet de son amour y faire des reprises. Il fallait que la modeste Marthe ne s'occupât que de lecture et de toilette, sous peine de perdre toute poésie aux yeux d'Horace, comme si la beauté perdait de son prix et de son lustre en remplissant les conditions d'une vie naïve et simple. Il fallut que pendant trois mois elle jouât le rôle de Marguerite devant ce Faust improvisé; qu'elle arrosât des fleurs sur sa fenêtre; qu'elle tressât plusieurs fois par jour ses longs cheveux d'ébène, vis-à-vis d'un miroir gothique dont il avait fait l'emplette pour elle, à un prix beaucoup trop élevé pour sa bourse; qu'elle apprit à lire et à réciter des vers; enfin qu'elle posât du matin au soir dans un tête-à-tête nonchalant. Et quand elle avait cédé à ses caprices, Horace ne s'apercevait pas que ce n'était pas la vraie et ingénue Marguerite, allant à l'église et à la fontaine, mais une Marguerite de vignette, une héroïne de keepsake.
Le moment vint pourtant où il fallut avouer à Marguerite que Faust n'avait pas de quoi lui donner à dîner, et que Méphistophélès n'interviendrait pas dans les affaires. Horace, après avoir longtemps gardé son secret avec courage, après avoir épuisé une à une, pendant plusieurs semaines, la petite bourse de ses amis, après avoir simulé pendant plusieurs jours un manque d'appétit qui lui permettait de laisser quelques aliments à sa compagne, fut pris tout à coup d'un excès de désespoir; et, à la suite d'une journée de silence farouche, il confessa son désastre avec une solennité dramatique que ne comportait pas la circonstance. Combien d'étudiants se sont endormis gaiement à jeun deux fois par semaine, et combien de maîtresses patientes et robustes ont partagé leur sort sans humeur et sans effroi! Marthe était née dans la misère; elle avait grandi et embelli en dépit des angoisses fréquentes d'une faim mal apaisée. Elle s'effraya beaucoup de la tragédie que jouait très-sérieusement Horace; mais elle s'étonna qu'il fut embarrassé du dénouement. «J'ai là encore deux petits pains de seigle, lui dit-elle; ce sera bien assez pour souper, et demain matin j'irai porter mon châle au Mont-de-Piété. J'en aurai vingt francs, qui nous feront vivre plus d'une semaine, si tu veux me permettre de conduire notre ménage avec économie.
—Avec quel horrible sang-froid tu parles de ces choses-là! s'écria Horace en bondissant sur sa chaise. Ma situation est ignoble, et je ne comprends pas que tu veuilles la partager. Quitte-moi, Marthe, quitte-moi. Une femme comme toi ne doit pas demeurer vingt-quatre heures auprès d'un homme qui ne sait pas la soustraire à de tels abaissements. Je suis maudit!
—Vous ne parlez pas sérieusement, reprit Marthe. Vous quitter parce que vous êtes pauvre? Est-ce que je vous ai jamais cru riche! J'ai toujours bien prévu qu'un moment viendrait où vous seriez forcé de me laisser reprendre mon travail; et si j'ai consenti à être à votre charge, c'est que je comptais sur la nécessité qui me rendrait bientôt le droit de m'acquitter envers vous. Allons, j'irai demain chercher de l'ouvrage, et dans quelques jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain quotidien.
—Quelle misère! s'écria de nouveau Horace, irrité de voir sa fierté vaincue. Et quand tu auras pourvu aux exigences de la faim, en quoi serons-nous plus avancés? irons-nous mettre un à un nos effets au Mont-de-Piété?
—Pourquoi non, s'il le faut?
—Et les créanciers?
—Nous vendrons ces bijoux que vous m'avez donnés bien malgré moi, et ce sera toujours de quoi gagner du temps.
—Folle! ce sera une goutte d'eau dans la mer. Tu n'as aucune idée de la vie réelle, ma pauvre Marthe; tu vis dans les nues, et tu crois que l'on se tire d'affaire par une péripétie de roman.
—Si je vis dans les romans et dans les nues, c'est vous qui l'exigez, Horace. Mais laissez-moi en descendre, et vous verrez bien que je n'y ai pas perdu le goût du travail et l'habitude des privations. Est-ce que je suis née dans l'opulence? Est-ce que je n'ai jamais manqué de rien, pour avoir le droit de me montrer difficile?
—Eh bien, voilà, dit Horace, ce qui m'humilie, ce qui me révolte. Tu étais née dans la misère; je ne m'en souvenais pas, parce que je te voyais digne d'occuper un trône. Je conservais le parfum de ta noblesse naturelle avec un soin jaloux. Je prenais plaisir à te parer, à préserver ta beauté comme un dépôt précieux qui m'a été confié. A présent il faudra donc que je te voie courir dans la crotte, marchander avec des bourgeoises pour quelques sous; faire la cuisine, balayer la poussière, gâter et empuantir tes jolis doigts, veiller, pâtir, porter des savates et rapiécer tes robes, être enfin comme tu voulais être au commencement de notre union? Pouah! pouah! tout cela me fait horreur, rien que d'y penser. Ayez donc une vie poétique et des idées élevées au sein d'une pareille existence! Je ne pourrai jamais rêver, jamais penser, jamais écrire. S'il faut que je vive de la sorte, j'aime mieux me brûler la cervelle.
—Depuis trois mois que nous menons une vie de princes, vous n'écrivez pas, dit Marthe avec douceur. Peut-être la nécessité vous donnera-t-elle un élan imprévu. Essayez, et peut-être que vous allez vous illustrer et vous enrichir tout à coup.
—Elle me sermonne et me raille par-dessus le marché! s'écria Horace en frappant de sa botte au milieu de la bûche, hélas! la dernière bûche qui brûlait encore dans la cheminée.
—Dieu m'en préserve! répondit Marthe; je voulais vous consoler en vous disant que je ne suis pas fière, et que le jour où vous serez dans l'aisance, je ne rougirai pas d'en profiter. Mais, en attendant, laissez-moi travailler, Horace, voyons, je vous en supplie, laissez-moi vivre comme je l'entends.
—Jamais! reprit-il avec énergie, jamais je ne consentirai à ce que tu redeviennes une grisette, une femme d'étudiant; cela ne se peut pas, j'aime mieux que tu me quittes.
—Voilà une affreuse parole que vous répétez pour la troisième fois. Vous ne m'aimez donc plus, que la misère vous effraie avec moi?
—O mon Dieu! est-ce pour moi que je la crains? Est-ce que je n'ai pas traversé déjà plusieurs fois des crises désespérées? est-ce que je sais seulement si j'en ai souffert? Je ne me souviens pas même comment j'ai fait pour en sortir.
—C'est donc pour moi que vous vous inquiétez! Eh bien, rassurez-vous: l'inaction à laquelle vous me condamnez me pèse et me tue; le travail, en même temps qu'il détournera la misère, rendra ma vie plus douce et mon coeur plus gai.
—Mais ce travail dont tu parles et cette misère que tu nargues, c'est tout un; oui, Marthe, c'est la même chose pour moi. Non, non, c'est impossible que je souffre cela! Je trouverai, j'inventerai quelque chose. J'emprunterai le dernier écu du petit Paulier, et j'irai à la roulette. Peut-être gagnerai-je un million!
—Ne le faites pas, Horace, au nom du ciel, n'essayez pas de cette affreuse ressource!
—Tu veux bien aller au Mont-de-Piété, toi? Au Mont-de-Piété! avec les femmes les plus viles, avec les filles perdues! Ce serait la première fois de ta vie, n'est-ce pas? réponds, Marthe! Dis-moi que tu n'y as jamais été.
—Quand j'y aurais été, je n'en serais pas plus humiliée pour cela. C'est une ressource dont toute honte est pour la société. On y voit plus de mères de famille que de filles perdues, croyez-moi, et bien des pauvres créatures y ont jeté leur dernière nippe plutôt que de se vendre.
—Ah! tu y as été, Marthe! Je vois que tu y as été! Tu en parles avec une aisance qui me prouve que ce ne serait pas la première fois... Mais pourquoi donc y as-tu été? Tu ne manquais de rien avec M. Poisson, et ensuite Arsène ne t'y aurait pas laissée aller!»
Et, au lieu de songer au dévouement tranquille de sa maîtresse, Horace se creusait la cervelle pour lui chercher dans le passé quelque faute qui aurait pu la réduire aux expédients qu'elle venait d'imaginer pour le sauver.
«Je vous jure, lui dit Marthe, sur le visage de qui le nom de M. Poisson accolé à celui d'Arsène venait de faire passer un nuage de honte et de douleur, que j'irai demain pour la première fois de ma vie.
—Mais qui t'a donné cette idée d'y aller?
—J'ai lu ce matin, dans les Mémoires de la Contemporaine, une scène qu'elle raconte de sa misère. Elle avait été porter là son dernier joyau, et en voyant une pauvre femme qui pleurait à la porte parce qu'on refusait de prendre son gage, elle partagea avec elle les dix francs qu'elle venait de recevoir. C'est bien beau, n'est-ce pas?
—Quoi? dit Horace, je n'ai pas écouté. Tu me racontes des histoires, comme si j'avais l'esprit aux histoires!»
On a remarqué avec raison que les malheurs et les contrariétés se tenaient par la main pour nous assaillir sans relâche au milieu des mauvaises veines. Horace rêvait au moyen d'écarter le dernier créancier avec lequel il avait eu, deux heures auparavant, une conférence orageuse, lorsque M. Chaignard, propriétaire de l'hôtel garni qu'il occupait alors, vint lui réclamer deux mois arriérés d'un loyer de deux chambres à vingt francs par quinzaine. Horace, déjà mal disposé, le reçut avec hauteur, et, pressé par lui, menacé, poussé à bout, le menaça à son tour de le jeter par les fenêtres. Chaignard, qui n'était pas brave, se retira en annonçant une invasion à main armée pour le lendemain.
«Tu vois bien qu'il faut aller au Mont-de-Piété demain, pour empêcher un scandale, dit Marthe en s'efforçant de le calmer par ses caresses. Si tu te laisses mettre dehors, les autres créanciers deviendront plus pressants, et il n'y aura pas moyen de gagner du temps.
—Eh bien! tu n'iras pas, dit Horace, c'est moi qui irai. J'y porterai ma montre.
—Quelle montre? tu n'en as pas.
—Quelle montre? celle de ma mère! Ah! malédiction! il y a longtemps qu'elle y est, et sans doute elle y restera. Ma pauvre mère! si elle savait que sa belle montre, sa vieille montre, sa grosse montre, est là au milieu des guenilles, et que je n'ai pas de quoi la retirer!
—Si je mettais à la place la chaîne que tu m'as donnée, dit Marthe timidement.
—Tu ne tiens guère aux gages de mon amour, dit Horace en arrachant la chaîne qui était accrochée à la cheminée, et en la roulant dans ses mains avec colère. Je ne sais ce qui me retient de la jeter par la fenêtre. Au moins quelque mendiant en profiterait, au lieu que demain elle ira tomber dans le gouffre de l'usure, sans nous profiter à nous-mêmes. Belle ressource, ma foi! Allons, j'ai des habits encore bons; j'ai un manteau surtout dont je peux bien me passer.
—Ton manteau! par le froid qu'il fait! quand l'hiver commence!
—Et que m'importe? Tu veux y mettre ton châle, toi!
—Je ne m'enrhume jamais, et tu l'es déjà. D'ailleurs, est-ce qu'un homme peut aller mettre ses habits au Mont-de-Piété? Passe pour une montre, c'est du superflu! mais le nécessaire! Si quelqu'un te rencontrait?
—Oh! si Arsène me rencontrait, il dirait: Voilà celui qui s'est chargé de Marthe; elle doit être bien malheureuse, la pauvre Marthe! Peut-être le dit-il déjà?
—Comment pourrait-il dire ce qui n'est pas?
—Que sais-je? Enfin avoue qu'il aurait un beau triomphe, s'il savait à quoi nous sommes réduits?
—Mais nous n'irons pas nous en vanter, à quoi bon?
—Bah! tu vas sortir demain, tu vas courir tous les jours pour de l'ouvrage: tu ne seras pas longtemps sans le rencontrer, il rôde toujours par ici... Tu le sais bien, Marthe, ne fais pas l'étonnée. Eh bien! tu le verras; il te fera des questions, et tu lui diras tout dans un jour de douleur. Car tu en auras de ces jours-là, ma pauvre enfant! Tu ne prendras pas toujours la chose aussi philosophiquement qu'aujourd'hui.
—Hélas! je prévois en effet des jours de douleur, répondit Marthe; mais la misère n'en sera que la cause indirecte. Votre jalousie va augmenter.»
Ses yeux se remplirent de larmes, Horace les essuya avec ses lèvres, et s'abandonna aux transports d'un amour plus fiévreux que délicat, ce soir-là surtout.
XIX.
Marthe était levée depuis longtemps quand Horace se réveilla. Il était tard. Horace avait bien dormi; il avait l'esprit calme et reposé. Des idées plus riantes lui vinrent, lorsqu'il entendit les moineaux s'entre-appeler sur les toits, où le soleil d'une belle matinée d'hiver faisait fondre la neige de la veille: «Ah! ah! dit-il, on a faim et froid là-haut? c'est encore pis que chez nous. Si tu n'as plus de pain, ma pauvre Marthe, tes habitués n'auront plus de miettes, et ils se plaindront de toi.
—Cela n'arrivera pas, dit Marthe; je leur ai gardé une partie de mon souper d'hier au soir, un peu de pain de seigle. Ces messieurs ne sont pas difficiles, ils ont fort bien déjeuné.
—Ils sont plus avancés que nous, n'est-ce pas?
—Qu'est-ce que cela fait? dit Marthe; nous dînerons mieux ce soir.
—Tu parles de dîner, c'est toujours une consolation pour qui a bonne envie de déjeuner. Ah ça, tu as donc été au Mont-de-Piété?
—Pas encore, tu me l'as presque défendu hier. J'attends ta permission.
—Je te croyais déjà revenue,» dit Horace en bâillant.
Marthe se réjouit de ce changement d'humeur, qu'elle attribuait à de plus sages idées, et qui n'était autre chose que le résultat d'un appétit plus impérieux. Elle jeta son vieux châle rouge sur ses épaules, et plia le neuf dans une belle feuille de papier; puis, craignant qu'Horace ne vînt à se raviser, elle se hâta de sortir. Mais au bout de quelques minutes, elle rentra pâle et consternée: M. Chaignard l'avait forcée de remonter l'escalier en lui disant, d'une manière peu courtoise, qu'il ne souffrirait pas qu'on emportât le moindre effet de chez lui tant que le loyer ne serait pas payé. Horace, indigné de cette insulte, s'élança sur l'escalier, où M. Chaignard grommelait encore, et une discussion violente s'engagea entre eux. Chaignard fut d'autant plus ferme qu'il avait des témoins. Prévoyant l'orage, il s'était flanqué de son portier et d'une espèce de conseil qui avait un faux air d'huissier. Ces deux acolytes jouaient, l'un le rôle de défenseur de la personne sacrée du maître, l'autre celui de pacificateur, prêt cependant à verbaliser. Horace sentit bien qu'il n'avait pas le droit pour lui, et qu'il faudrait finir par capituler; mais il se donnait la satisfaction d'accabler le pauvre Chaignard d'épithètes mordantes, et de lui reprocher sa lésinerie dans les termes les plus âcres et les plus blessants qu'il pouvait imaginer. Tout ce qu'il dépensa d'esprit et de verve bilieuse en cette circonstance eût été en pure perte, si le bruit n'eût attiré quelques auditeurs malins, dont la présence vengea son amour-propre. Chaignard était rouge, écumant, furieux; l'huissier, ne voyant point à mordre sur des voies de fait d'une espèce aussi délicate que des sarcasmes, attendait d'un air attentif quelque mot plus tranché qui constituât un délit d'offense punissable par la loi. Le portier, qui n'aimait pas son maître, riait, dans sa barbe grise et sale, des plaisantes réponses d'Horace; et quelques étudiants avaient entrebâillé les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue pittoresque. Enfin une de ces portes, s'ouvrant tout à fait, laissa voir une grande figure hérissée de poils roux, enveloppée dans un vieux couvre-pied d'où sortaient deux jambes maigres et velues. Le possesseur de cette figure bizarre et de ces jambes démesurées n'était autre que l'illustre Jean Laravinière, président des bousingots, installé depuis la veille dans une chambre à quinze francs par mois, entre-sol délicieux, suivant lui, dont il était obligé d'ouvrir la porte et la fenêtre lorsqu'il étendait les deux bras pour passer sa redingote.
—Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire, dit-il au bouillant Chaignard. Vous risquez une attaque d'apoplexie; mais c'est là le moindre inconvénient: le pire, c'est de réveiller à huit heures du matin un de vos locataires qui n'est rentré qu'à six.
—De quoi vous mêlez-vous? s'écria Chaignard hors de lui.
—Sont-ce là vos manières? sont-ce là vos moeurs, mons Chaignard? reprit Laravinière; vous n'aurez pas longtemps l'honneur de ma présence et le bénéfice de mon loyer dans votre hôtel, si vous traitez ainsi devant moi les enfants de la patrie!
—La patrie veut qu'on paie ses dettes, s'écria Chaignard; je suis lieutenant de la garde nationale...
—Je le sais bien, répliqua Laravinière avec sang-froid; c'est pour cela que je vous engage à vous calmer.
—Et je connais mes devoirs de citoyen, continua Chaignard.
—En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit Laravinière; je connais beaucoup M. Horace Dumontet, et, s'il lui faut une caution auprès de vous, je lui offre la mienne.»
J'ignore jusqu'à quel point la garantie de Laravinière rassura le propriétaire; mais il ne demandait qu'un prétexte pour couper court à la scène désagréable dont il venait d'être le plastron. L'orage s'apaisa, et jusqu'à nouvel ordre chacun se retira dans son appartement.
Au bout d'un quart d'heure, Jean Laravinière ayant quitté ce qu'il appelait son costume de Romain, pour une mise plus moderne et plus décente, il alla frapper à la porte d'Horace. Depuis qu'Horace vivait avec Marthe, il avait eu soin d'écarter toutes ses connaissances, à la réserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie, et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu'un jeune homme intelligent et présomptueux inspire toujours à une demi-douzaine de camarades plus simples et plus modestes. On peut même dire, en passant, que la principale cause de l'orgueil qui ronge la plupart des jeunes talents de notre époque, c'est l'engouement naïf et généreux de ceux qui les entourent. Mais cette réflexion est ici hors de propos. Laravinière n'était point au nombre des admirateurs d'Horace; il n'avait d'engouement que dans l'ordre des capacités politiques. S'il venait le trouver sous prétexte de rire avec lui de M. Chaignard, il avait probablement d'autres motifs que celui de renouer une liaison qui n'avait jamais été bien intime, et qui depuis deux ou trois mois semblait totalement abandonnée de part et d'autre.
Horace avait toujours éprouvé un profond dédain pour ces républicains tout d'une pièce (c'est ainsi qu'il les appelait) qui professaient une sorte de mépris pour les arts, pour les lettres, et même pour les sciences, et qui, un peu entachés de babouvisme, n'étaient pas éloignés de l'idée d'abattre les palais pour mettre des chaumières à la place. Une telle brusquerie de moyens était inconciliable avec les besoins d'élégance et les rêves de grandeur individuelle que nourrissait Horace. Il tenait donc Laravinière pour un de ces instruments de destruction que des révolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant, mais auxquels ils n'aimeraient pas à confier leur avenir personnel.
Quoi qu'il en soit, il le reçut à bras ouverts, sans trop savoir pourquoi. Horace se sentait bien disposé; il était en train de rire: il venait de raconter à sa compagne les moqueries dont il avait accablé le pauvre Chaignard, et il était bien aise de lui présenter un témoin de sa victoire. Et puis, qui de vous ne l'a pas éprouvé, jeunes gens au sort précaire? quand on est dans la détresse, un visage connu, quel qu'il soit, donne toujours une lueur de courage ou de sécurité qui dispose à la bienveillance.
En voyant Marthe, Jean fit un pas en arrière, murmura quelques excuses, et parut vouloir se retirer; mais Horace le retint, le présenta à sa compagne, qui lui tendit la main en souvenir d'une rencontre nocturne où il l'avait protégée et respectée, et qui lui demanda en souriant le récit de la scène avec M. Chaignard.
Quand ils se furent assez égayés sur ce chapitre, Laravinière attira Horace dans le corridor, et lui dit: «D'après ce qui s'est passé tout à l'heure, je vois que vous êtes dans une de ces crises financières que nous connaissons tous par expérience. Je ne vous offre pas de solder M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d'ailleurs quelques procédés évasifs suffiront pour le museler jusqu'à nouvel ordre. Mais si vous étiez à court de ces quelques écus toujours nécessaires, et souvent introuvables au moment où on en a le plus besoin, je puis partager avec vous les cinq ou six qui me restent.
Horace hésita. Il avait souvent assez mal parlé de Laravinière à Marthe et à moi; il lui avait gardé une sorte de rancune pour l'assistance qu'il s'était vanté d'avoir donné à la fugitive du café Poisson; enfin il lui répugnait d'accepter les services d'un homme qu'il connaissait à peine. Mais en pensant à la pauvre Marthe, qui n'avait pas déjeuné, il se ravisa, et accepta avec une franche gratitude.
«A charge de revanche, lui dit Laravinière. Vous ne me devez pas de remercîments: quand nous changerons de position, nous changerons de rôle. Chacun son tour.
—C'est bien ainsi que je l'entends, répondit Horace, qui dès qu'il eut l'argent dans sa poche, se sentit plus froid et plus contraint avec Laravinière.
Le Mont-de-Piété, ce véritable calvaire de la détresse, fut donc évité ce jour-là. Marthe insista néanmoins pour aller chercher de l'ouvrage; et après qu'Horace lui eut fait jurer qu'elle ne s'adresserait pas à Eugénie, il la laissa prendre des mesures pour s'en procurer. Elle n'y réussit pas vite, et le succès de ses démarches ne fut pas très-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines, elle put pourvoir, ainsi qu'elle l'avait annoncé, au pain quotidien; quelques nouvelles avances de Laravinière pourvurent au reste, et Horace songea sérieusement à travailler aussi pour payer ses dettes.
Malgré les efforts de l'un et les résolutions de l'autre, ces deux amants tombèrent dans une gêne toujours croissante. Marthe s'y résigna avec une sorte de satisfaction mélancolique. Au milieu de ses fatigues, elle était fière d'être désormais la pierre angulaire de l'existence de son amant; car il faut bien avouer que, sans elle, le dîner eût souvent fait défaut. Elle avait, en de certains moments, assez d'empire sur lui pour obtenir qu'il fît prendre patience à ses créanciers par quelques sacrifices: Et puis, les créanciers d'un étudiant sont de meilleure composition que ceux d'un dandy. Ils savent bien qu'avec le fils du bourgeois, ce qui est différé n'est pas perdu, et que, rentré dans sa famille, le jeune citoyen de province tient à honneur de payer ses dettes. Cela se fait lentement; mais enfin, dans cette classe, il n'y a pas de banqueroute réelle, et le désordre n'est que momentané. Horace put donc encore trouver assez de crédit chez ses fournisseurs pour paraître avec une certaine élégance. Mais chose étrange, et cependant chose infaillible! son goût pour la dépense augmenta en raison de l'inquiétude et des contrariétés qui en furent le résultat. Les caractères légers ont cela de particulier, que les obstacles et les privations irritent leur soif de jouissances, et redoublent leur au lace à se les procurer. Après avoir confessé à sa scrupuleuse compagne le véritable état de ses affaires, après lui avoir laissé lire les lettres de doux reproches et de plaintes bien fondées que sa mère lui écrivait, il n'était plus possible de lui faire illusion, et de l'arracher à son travail, à son plan d'économie consciencieuse et sévère. C'eût été encourir le blâme de Marthe, et Horace tenait à être admiré tout autant qu'à être aimé. Il fallut donc Qu'il s'accoutumât à la voir reprendre ses humbles habitudes, et qu'il jouât auprès d'elle le rôle d'un stoïque. Mais ce rôle lui pesait horriblement, et dès lors cet intérieur dont il avait fait ses délices cessa de lui plaire. L'ennui l'emporta sur la jalousie. Il était de ces organisations d'artistes voluptueux chez qui l'amour succombe à la réalité prosaïque. Le tableau de ce ménage austère et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination. Au lieu de puiser dans l'exemple de Marthe le courage de travailler, il sentit le travail lui devenir plus lourd, plus impossible que jamais. Il avait froid dans cette petite chambre mal chauffée, et le froid, qui n'engourdissait pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le cerveau du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que Marthe préparait elle-même avec assez de soin et de propreté pour aiguiser l'appétit, n'était ni assez substantielle ni assez abondante pour alimenter les forces d'un homme de vingt ans, habitué à ne se rien refuser. Il adressait alors à sa ménagère patiente des reproches dont la grossièreté le faisait rougir de lui-même et pleurer l'instant d'après, mais qui recommençaient le lendemain. Il l'accusait de parcimonie mesquine; et lorsqu'elle répondait, les yeux pleins de larmes, qu'elle n'avait que vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui demandait parfois avec âcreté ce qu'elle avait fait des cent francs qu'il lui avait remis la semaine précédente: il oubliait qu'il avait repris cet argent peu à peu sans le compter, et qu'il l'avait dépensé dehors en babioles, en spectacles, en glaces, en déjeuners et en prêts à ses amis. Car Horace était la générosité même: il n'aimait pas à restituer, mais il aimait à donner; et tandis qu'il oubliait de rendre dix francs à un pauvre diable qui avait des bottes percées, il faisait le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante pour régaler sa maîtresse. Il prenait des bains parfumés, et donnait cent sous au garçon qui l'avait massé; il jetait une pièce d'or à un petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler mon prince; il achetait à Marthe une robe de soie qui lui était fort inutile, vu qu'elle manquait d'une robe d'indienne; il louait des chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne; enfin le peu d'argent qu'après mille pressurages sur les besoins de sa famille, madame Dumontet réussissait à lui envoyer était gaspillé en trois jours, et il fallait retourner aux pommes de terre, à la retraite forcée, et aux bâillements mélancoliques du ménage.
Cependant un témoin juste et sincère assistait au lent supplice que subissait la pauvre Marthe. C'était Jean, le bousingot, dont la présence dans la maison n'était pas une chose aussi fortuite qu'il le laissait croire. Jean était dévoué corps et âme à un homme qui, ne pouvant approcher du triste sanctuaire où pâlissait l'objet de son amour, voulait du moins veiller à la dérobée et lui continuer sa mystérieuse sollicitude. Cet homme c'était Paul Arsène. Au profond abattement qu'il avait d'abord éprouvé, avait succédé une pensée de dévouement politique. Il s'était toujours dit qu'il lui resterait assez de force pour se faire casser la tête au nom de la république. En conséquence, il était allé trouver le seul homme qu'il connût dans le mouvement organisé, et Jean l'avait reçu à bras ouverts.
XX.
A cette époque, l'association politique la plus importante et la mieux organisée était celle des Amis du peuple. Plusieurs des chefs qui la représentaient avaient joué déjà un rôle dans la charbonnerie; ceux-là et d'autres plus jeunes en ont joué un plus brillant depuis 1830. Parmi ces hommes, qui ont surgi et grandi durant cette période de dix années, et qui ont déjà des noms historiques, la société des Amis de peuple comptait Trélat, Guinard, Raspail, etc.; mais celui qui exerçait le plus de prestige sur les jeunes gens des Écoles tels que Laravinière, et sur les jeunes républicains populaires tels que Paul Arsène, c'était Godefroy Cavaignac. Presque seul, il n'avait pas cette suffisance puérile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre temps, et qui fait chez eux de l'affectation une seconde nature. Sa grande taille, sa noble figure, quelque chose de chevaleresque répandu dans ses manières et dans son langage, sa parole heureuse et franche, son activité, son courage et son dévouement, tout cela eût suffi pour enflammer la tête du belliqueux Jean, et pour échauffer le coeur du généreux Arsène, quand même Godefroy n'eût pas émis les idées sociales les plus complètes, les plus logiques, je dirai même les plus philosophiques qui aient pris une forme à cette époque dans les sociétés populaires. Ce président, des Amis du peuple a seul professé dans ces clubs ce qu'on peut appeler les doctrines; doctrines qui, à beaucoup d'égards, ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d'Arsène et les vastes aspirations de son âme vers l'avenir, mais qui, du moins, marquaient un progrès immense, incontestable, sur le libéralisme de la Restauration. Suivant Arsène, et suivant le jugement toujours sévère et méfiant du peuple, les autres républicains étaient un peu trop occupés de renverser le pouvoir, et point assez d'asseoir les bases de la république; lorsqu'ils l'essayaient, c'était plutôt des règlements et une discipline qu'ils imaginaient, que des lois morales et une société nouvelle. Cavaignac, tout en faisant cette belle opposition qu'il a si largement et si fortement développée l'année suivante jusque devant la pâle et menteuse opposition de la chambre, s'occupait à mûrir des idées, à poser des principes. Il songeait à l'émancipation du peuple, à l'éducation publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la modification progressive de la propriété, et il ne renfermait pas, comme certains républicains d'aujourd'hui, ces deux principes nets et vastes dans l'hypocrite question d'organisation du travail et de réforme électorale; mots bien élastiques, si l'on n'y prend garde, et dont le sens est susceptible de se resserrer autant que de s'étendre. En 1832, on ne craignait pas comme aujourd'hui de passer pour communiste, ce qui est devenu l'épouvantail de toutes les opinions de ce temps-ci. Un jury acquitta Cavaignac, après qu'il eut dit, entre autres choses d'une admirable hardiesse: «Nous ne contestons pas le droit de propriété. Seulement nous mettons au-dessus celui que la société conserve, de le régler suivant le plus grand avantage commun.» Dans ce même discours, le plus complet et le plus élevé parmi tous ceux des procès politiques de l'époque1, Cavaignac dit encore: «Nous lui contestons (à votre société officielle) le monopole des droits politiques; et ne croyez pas que ce soit seulement pour le revendiquer en faveur des capacités. Selon nous, quiconque est utile est capable. Tout service entraîne un droit.»
Arsène assistait à ce procès; il écouta avec une émotion contenue; et, tandis que la plupart des auditeurs, subjugués par le magnétisme qu'exerce toujours sur les masses le débit et l'aspect de l'orateur, éclataient en applaudissements passionnés, il garda un profond silence; mais il était le plus pénétré de tous, et il n'entendit pas, ce jour-là, les autres plaidoiries2. Il s'absorba entièrement dans les idées que Godefroy avait éveillées en lui, et il se retira plein de celle-ci, qu'il vint me répéter mot à mot:
«La religion, comme nous l'entendons, nous, c'est le droit sacré de l'humanité. Il ne s'agit plus de présenter au crime un épouvantail après la mort, au malheureux une consolation de l'autre côté du tombeau. Il faut fonder en ce monde la morale et le bien-être, c'est-à-dire l'égalité. Il faut que le titre d'homme vaille à tous ceux qui le portent un même respect religieux pour leurs droits, une pieuse sympathie pour leurs besoins. Notre religion, à nous, c'est celle qui changera d'affreuses prisons en hospices pénitentiaires, et qui, au nom de l'inviolabilité humaine, abolira la peine de mort... Nous n'adoptons plus une foi qui met tout au ciel, qui réduit l'égalité devant Dieu, à cette égalité posthume que le paganisme proclamait aussi bien que le christianisme; etc.»
«Théophile, s'écria Arsène en mettant sa main dans la mienne, voilà de grandes paroles et une idée neuve, du moins pour moi. Elle me donne tant à réfléchir, que tout, mon passé, c'est-à-dire tout ce que j'ai cru jusqu'à ce jour, se bouleverse à mes propres yeux.
—Ce n'est pas une idée qui soit absolument propre à l'orateur que vous venez d'entendre, lui répondis-je: c'est une idée qui appartient au siècle, et qui a été déjà émise sous plusieurs formes. On pourrait même dire que c'est l'idée qui a dominé nos révolutions depuis cent ans, et l'humanité tout entière depuis qu'elle existe, par une instinctive révélation de son droit, plus puissante que les théories religieuses de l'ascétisme et du renoncement. Mais c'est toujours une chose neuve et grande que de voir le droit humain, pris à son point de vue religieux, proclamé par un révolutionnaire. Il y avait bien assez longtemps que vos républicains oubliaient de donner à leurs théories la sanction divine qu'elles doivent avoir. Moi, qui suis légitimiste, ajoutai-je en souriant...
—Ne parlez pas comme cela, reprit vivement Paul Arsène, vous n'êtes pas légitimiste dans le sens qu'on attache à ce mot; vous sentez que la légitimité est dans le droit du peuple.
—C'est la vérité, Arsène, je le sens profondément; et quoique mon père fût attaché, de fait et par délicatesse de conscience, aux hommes du passé, plus il approchait de la tombe, plus il s'élevait à la conception et au respect des institutions de l'avenir. Croyez-vous que Chateaubriand ne se soit pas dit cent fois que Dieu est au-dessus des rois, dans le même sens que Cavaignac vous proclamait aujourd'hui le droit de la société au-dessus de celui des riches?
—A la bonne heure, dit Arsène. Il est donc vrai que nous avons droit au bonheur en cette vie, que ce n'est pas un crime de le chercher, et que Dieu même nous en fait un devoir? Cette idée ne m'avait pas encore frappé. J'étais partagé entre un sentiment révolutionnaire qui me rendait presque athée, et des retours vers la dévotion de mon enfance qui me rendaient compatissant jusqu'à la faiblesse. Ah! si vous saviez comme j'ai été froidement cruel aux trois journées au milieu de mon délire! Je tuais des hommes, et je leur disais: Meurs, toi qui as fait mourir! Sois tué, toi qui tues! Cela me paraissait l'exercice d'une justice sauvage; mais je m'y sentais forcé par une impulsion surnaturelle. Et puis, quand je fus calmé, quand je m'agenouillai sur les tombes de juillet, je pensai à Dieu, à ce Dieu de soumission et d'humilité qu'on m'avait enseigné, et je ne savais plus où réfugier ma pensée. Je me demandais si mon frère était damné pour avoir levé la main contre la tyrannie, et si je le serais pour avoir vengé mon frère et mes frères les hommes du peuple. Alors j'aimais mieux ne croire rien; car je ne pouvais comprendre qu'au nom de Jésus crucifié, il fallût se laisser mettre en croix par les délégués de ses ministres. Voilà où nous en sommes, nous autres enfants de l'ignorance: athées ou superstitieux, et souvent l'un et l'autre à la fois. Mais à quoi songent donc nos instituteurs, les chefs républicains, de ne pas nous parler de ce qui est le fond même de notre être, le mobile de toutes nos actions! Nous prennent-ils pour des brutes, qu'ils ne nous promettent jamais que la satisfaction de nos besoins matériels? Croient-ils que nous n'ayons pas des besoins plus nobles, celui d'une religion, tout aussi bien qu'ils peuvent l'avoir? Ou bien est-ce qu'ils ne l'ont pas eux? Est-ce qu'ils seraient plus grossiers, plus incrédules que nous? Allons, ajouta-t-il, Godefroy Cavaignac sera mon prêtre, mon prophète; j'irai lui demander ce qu'il faut croire sur tout cela.
—Il ne pourra que vous dire d'excellentes choses, cher Arsène, lui répondis-je; mais ne croyez pas, encore une fois, que le seul foyer des idées nouvelles soit dans cette opinion. Élevez votre esprit à une conception plus vaste du temps où nous vivons. Ne vous donnez pas exclusivement à tel ou tel homme comme à la vérité incarnée; car les hommes sont mobiles. Quelquefois en croyant progresser, ils reculent; en croyant s'améliorer, ils s'égarent. Il y en a même qui perdent leur générosité avec leur jeunesse, et qui se corrompent étrangement! Mais attachez-vous à ces mêmes idées dont vous cherchez la solution. Instruisez-vous en buvant à différentes sources. Voyez, lisez, comparez, et réfléchissez. Votre conscience sera le lien logique entre plusieurs notions contradictoires en apparence. Vous verrez que les hommes probes ne diffèrent pas tant sur le fond des choses que sur les mots; qu'entre ceux-là un peu d'amour-propre jaloux est quelquefois le seul obstacle à l'unité de croyances; mais qu'entre ceux-là et les hommes du pouvoir, il y a l'immense abîme qui sépare la privation de la jouissance, le dévouement de l'égoïsme, le droit de la force.
—Oui, il faudrait s'instruire, dit Arsène. Hélas! si j'avais le temps! Mais quand j'ai passé ma journée entière à faire des chiffres, je n'ai plus la force de lire; mes yeux se ferment malgré moi, ou bien j'ai la fièvre; et, au lieu de suivre avec l'esprit ce que je lis avec les yeux, je poursuis mes propres divagations en tournant des pages que j'ai remplies moi-même. Il y a longtemps que j'ai envie d'apprendre ce que c'est que le fouriérisme. Aujourd'hui, Cavaignac l'a cité, ainsi que la Revue Encyclopédique et les saint-simoniens. Il a dit de ces derniers, qu'au milieu de leurs erreurs, ils avaient soutenu avec dévouement des idées utiles, et développé le principe d'association. Eugénie, j'irai les entendre prêcher.»
Eugénie était là sur son terrain; c'était une adepte assez fervente de la réhabilitation des femmes. Elle commença à endoctriner son ami le Masaccio, ce qu'elle n'avait pas fait encore; car elle était de ces esprits délicats et prudents qui ne risquent pas leur influence à moins d'une occasion sûre. Elle savait attendre comme elle savait choisir. Elle ne m'avait pas parlé dix fois de ses croyances saint-simoniennes; mais elle ne l'avait jamais fait sans produire sur moi une grande impression. Je connaissais mieux qu'elle peut-être, par l'examen et par la lecture, le fort et le faible de cette philosophie; mais j'admirais toujours avec quelle pureté d'intention et quelle finesse de tact elle savait éliminer tacitement des discussions où s'élaborait la doctrine des adeptes secondaires, tout ce qui révoltait ses instincts nobles et pudiques, pour conclure souvent à priori, des secrètes élucubrations des maîtres, ce qui répondait à sa fierté naturelle, à sa droiture et à son amour de la justice. Je me disais parfois que cette femme forte et intelligente appelée par les apôtres à formuler les droits et les devoirs de la femme, c'eût été Eugénie. Mais, outre que sa réserve et sa modestie l'eussent empêchée de monter sur un théâtre où l'on jouait trop souvent la comédie sociale au lieu du drame humanitaire, les saint-simoniens, dans la déviation inévitable où leurs principes se trouvaient alors, l'eussent jugée, ceux-ci trop rigide, ceux-là trop indépendante. Le moment n'était pas venu. Le saint-simonisme accomplissait une première phase, qui devait laisser une lacune avant la seconde. Eugénie le sentait, et prévoyait qu'il faudrait encore dix ans, vingt ans d'arrêt peut-être, avant que la marche progressive du saint-simonisme pût être reprise.
Paul Arsène, frappé de ce qu'elle lui fit entrevoir dans une première conversation, alla écouter les prédications saint-simoniennes. Il se lia avec de jeunes apôtres; et sans avoir précisément le temps de s'instruire, il se mit au courant de la discussion, et s'y forma un jugement, des sympathies, des espérances. Ce fut une rapide et profonde révolution dans la vie morale de cet enfant du peuple, qui jusque-là n'était pas sans préjugés, et qui dès lors les perdit ou acquit du moins la force de les combattre en lui-même. L'amour qu'il nourrissait encore, faute d'avoir pu l'étouffer (car il y avait fait son possible), se retrempa à cette source d'examen qu'il n'avait pas encore abordée, et prit un caractère encore plus calme et plus noble, un caractère religieux pour ainsi dire.
En effet, jusque-là Marthe n'avait été pour lui que l'objet d'une passion tenace, invincible. Il l'avait maudite cent fois, cette passion qui puisait des forces nouvelles dans tout ce qui eût dû la détruire; mais comme elle régnait là sur une grande âme, bien qu'elle y fût mystérieuse, incompréhensible pour celui-là même qui la ressentait, elle n'y produisait que des résultats magnanimes, une générosité sans exemple et sans bornes. Aussi quels affreux combats cette âme fière et rigide se livrait ensuite à elle-même! Comme Arsène rougissait d'être ainsi l'esclave d'un attachement que l'austérité un peu étroite de son éducation populaire lui apprenait à réprouver! Lui dont les moeurs étaient si pures, épris à ce point de l'ex-maîtresse de M. Poisson, de la maîtresse actuelle d'un autre! Jamais il n'eût voulu profiter de l'espèce de faiblesse et d'entraînement que cette conduite de Marthe lui laissait entrevoir, pour arracher, en secret, à la reconnaissance, à l'amitié exaltée, des faveurs qu'il aurait voulu devoir seulement à l'amour exclusif et durable. Mais malgré le peu d'espoir qui lui restait, il se surprenait toujours à désirer la fin de cet amour pour Horace, et à caresser le rêve d'un mariage légal avec Marthe. C'est là que l'attendaient pour le faire souffrir ses anciens préjugés, le blâme de ses pareils, l'indignation de sa soeur Louise, l'effroi de sa soeur Suzanne, la crainte du ridicule, une sorte de mauvaise honte, toute puissante parfois sur des caractères élevés; car elle leur est enseignée par l'opinion, comme le respect de soi-même et des autres. C'est alors qu'Arsène essayait d'arracher son amour de son sein, comme une flèche empoisonnée. Mais sa nature évangélique s'y refusait: il était forcé d'aimer. La haine et le mépris qu'il appelait à son secours ne voulaient pas entrer dans ce coeur plein d'indulgence, parce qu'il était plein de justice.
Durant cet hiver qu'il passa loin de Marthe et qu'il consacra à étudier du mieux qu'il put la religion, la nature et la société, sous les nouveaux aspects qui s'ouvraient devant lui de toutes parts; tour à tour et à la fois fouriériste, républicain, saint-simonien et chrétien (car il lisait aussi l'Avenir et vénérait ardemment M. Lamennais), Arsène, s'il ne put réussir à bâtir une philosophie de toutes pièces, épura son âme, éleva son esprit, et développa son grand coeur d'une manière prodigieuse. J'en étais frappé chaque jour davantage, et, d'une semaine à l'autre, j'admirais ces progrès rapides. J'avais fini par découvrir sa retraite; et, affrontant l'accueil revêche de sa soeur aînée, j'allais quelquefois, le soir, le surprendre au milieu de ses méditations. Tandis que les deux soeurs travaillaient en échangeant les idées les plus niaises, lui, assis au bout de la table, la tête dans ses mains, un livre ouvert entre ses coudes, et les yeux à demi fermés, étudiait ou rêvait à la lueur d'une triste lampe dont la clarté arrivait à peine jusqu'à lui. A voir son teint jaune, ses yeux fatigués, son attitude morne, on l'eût pris pour un homme usé par la fatigue et la misère; mais dès qu'il parlait, son regard reprenait du feu, son front de la sérénité, et son langage révélait une énergie de mieux en mieux trempée. Je l'emmenais faire un tour de promenade sur les quais, et là, tout en fumant nos cigares de la régie, nous devisions ensemble. Quand nous avions passé en revue les idées générales, nous en venions à nos sentiments individuels; et il me disait souvent, à propos de Marthe: «L'avenir est à moi; le règne d'Horace ne saurait durer longtemps. Le pauvre enfant ne comprend pas le bonheur qu'il possède, il n'en jouit pas, il n'en profitera pas; et vous verrez que Marthe apprendra ce que c'est qu'un véritable amour, en éprouvant tout ce qui manque de grandeur et de vérité à celui qu'elle inspire maintenant. Voyez-vous, mon ami, j'ai remporté une grande victoire le jour où j'ai compris que ce qu'on appelle les fautes d'une femme étaient imputables à la société et non à de mauvais penchants. Les mauvais penchants sont rares, Dieu merci; ils sont exceptionnels, et Marthe n'en a que de bons. Si elle a choisi Horace au lieu de moi, c'est qu'alors je n'étais pas digne d'elle et qu'Horace lui a semblé plus digne. Incertain et farouche, tout en m'offrant à elle avec dévouement, je ne savais pas lui dire ce qu'elle eût aimé à entendre. Le souvenir de ses malheurs m'inspirait de la pitié seulement; elle le sentait, et elle voulait du respect. Horace a su lui exprimer de l'enthousiasme; elle s'y est trompée, mais la faute n'en est point à elle. Maintenant, je saurais bien lui dire ce qui doit fermer ses anciennes blessures, rassurer sa conscience, et lui donner en moi la confiance qu'elle n'a pas eue. Mon austérité lui a fait peur, elle a craint mes reproches; elle n'a eu pour moi que cette froide estime qu'inspire un homme sage et passablement humain. Elle avait besoin d'un appui, d'un sauveur, d'un initiateur à une vie nouvelle, toute d'exaltation et de charité. Je le répète, Horace, avec ses beaux yeux et ses grands mots, lui est apparu en révélateur de l'amour. Elle l'a suivi. Mea culpa!»
Je trouvais Arsène injuste envers lui-même, à force de générosité. Il fallait bien faire, dans l'aveuglement de Marthe, la part d'une certaine faiblesse et d'une sorte de vanité qui est, chez les femmes, le résultat d'une mauvaise éducation et d'une fausse manière de voir. Chez Marthe particulièrement, c'était l'effet d'une absence totale d'instruction et de jugement dans cet ordre d'idées, si nécessaires et si négligées d'ailleurs chez les femmes de toutes les classes.
Marthe avait tout appris dans les romans. C'était mieux que rien, on peut même dire que c'était beaucoup; car ces lectures excitantes développent au moins le sentiment poétique et ennoblissent les fautes. Mais ce n'était pas assez. Le récit émouvant des passions, le drame de la vie moderne, comme nous le concevons, n'embrasse pas les causes, et ne peint que des effets plus contagieux que profitables aux esprits sevrés de toute autre culture. J'ai toujours pensé que les bons romans étaient fort utiles, mais comme un délassement et non comme un aliment exclusif et continuel de l'esprit.
Je faisais part de cette observation au Masaccio, et il en tirait la conséquence que Marthe était d'autant plus innocente qu'elle était plus bornée à certains égards. Il se promettait de l'instruire un jour de la vraie destinée qui convient aux femmes; et lorsqu'il me développait ses idées sur ce point, j'admirais qu'il eût su, ainsi qu'Eugénie, rejeter du saint-simonisme tout ce qui n'était pas applicable à notre époque, pour en tirer ce sentiment apostolique et vraiment divin de la réhabilitation et de l'émancipation du genre humain dans la personne femme.
J'admirais aussi la belle organisation de ce jeune homme qui, aux facultés perceptives de l'artiste, joignait d'une manière si imprévue les facultés méditatives. C'était à la fois un esprit d'analyse et de synthèse; et quand je le regardais marcher à côté de moi, avec ses habits râpés, ses gros souliers, son air commun et ses manières peuple, je me demandais, en véritable anatomiste phrénologue que j'étais, pourquoi je voyais les livrées du luxe et les grâces de l'élégance orner autour de nous tant d'êtres disgraciés du ciel, portant au front des signes évidents de la dégradation intellectuelle, physique et morale.
XXI.
Le bon Laravinière n'était pas, à beaucoup près, un aussi grand philosophe. Sa tête était plus haute que large, c'est dire qu'il avait plus de facultés pour l'enthousiasme que pour l'examen. Il n'y avait de place dans cette cervelle ardente que pour une seule idée, et la sienne était l'idée révolutionnaire. Brave et dévoué avec passion, il se reposait du soin de l'avenir sur les nombreuses idoles dont il avait meublé son Panthéon républicain: Cavaignac, Carrel, Arago, Marrast, Trélat, Raspail, le brillant avocat Dupont, et tutti quanti, composaient le comité directeur de sa conscience sans qu'il eût beaucoup songé à se demander si ces hommes supérieurs sans doute, mais incertains et incomplets comme les idées du moment, pourraient s'accorder ensemble pour gouverner une société nouvelle. Le bouillant jeune homme voulait le renversement de la puissance bourgeoise, et son idéal était de combattre pour en hâter la chute. Tout ce qui était de l'opposition avait droit à son respect, à son amour. Son mot favori était: «Donnez-moi de l'ouvrage.»
Il se prit pour Arsène d'une vive amitié, non qu'il comprît toute la beauté de son intelligence, mais parce que sous les rapports de bravoure intrépide et de dévouement absolu où il pouvait le juger, il le trouva à la hauteur de son propre courage et de sa propre abnégation. Il s'étonna beaucoup de voir qu'il cultivait, avec une sorte de soin, une passion qui n'était pas payée de retour; mais il céda affectueusement à ce qu'il appelait la fantaisie d'Arsène, en allant demeurer sous le même toit que la belle Marthe, et en provoquant une sorte de confiance et d'intimité de la part d'Horace. C'était un rôle assez délicat pour un homme aussi franc que lui. Pourtant il s'en tira d'une manière aussi loyale que possible, en ne témoignant point à Horace une amitié qu'il ne ressentait en aucune façon. Suivant les instructions d'Arsène, il fut obligeant, sociable et enjoué avec lui; rien de plus. L'amour-propre confiant d'Horace fit le reste. Il s'imagina que Laravinière était attiré vers lui par son esprit et le charme qu'il exerçait sur tant d'autres. Cela eût pu être; mais cela n'était pas. Laravinière le traitait comme un mari qu'on ne veut pas tromper, mais que l'on ménage et que l'on se concilie pour cultiver l'amitié ou l'agréable société de sa femme. Dans toutes les conditions de la vie cela se pratique en tout bien tout honneur, et non-seulement Laravinière n'avait pas de prétentions pour lui-même, mais encore il avait fait ses réserves avec Arsène, en lui déclarant que, ne voulant pas agir en traître, il ne parlerait jamais à Marthe ni contre son amant, ni en faveur d'un autre. Arsène l'entendait bien ainsi; il lui suffisait d'avoir tous les jours des nouvelles de Marthe, et d'être averti à temps de la rupture qu'il prévoyait et qu'il attendait entre elle et Horace, pour conserver cette forte et calme espérance dont il se nourrissait.
Laravinière voyait donc Marthe tous les jours, tantôt seule, tantôt en présence d'Horace, qui ne lui faisait pas l'honneur d'être jaloux de lui; et tous les soirs il voyait Arsène, et parlait avec lui de Marthe un quart d'heure durant, à la condition qu'ils parleraient ensuite de la république pendant une demi-heure.
Quoique Jean ne se fût pas posé en surveillant, il lui fut impossible de ne pas observer bientôt l'aigreur et le refroidissement d'Horace envers la pauvre Marthe, et il en fut choqué. Il n'avait pas plus réfléchi sur la nature et le sort de la femme qu'il ne l'avait fait sur les autres questions fondamentales de la société; mais, chez cet homme, les instincts étaient si bons, que la réflexion n'eût rien trouvé à corriger. Il avait pour les femmes un respect généreux, comme l'ont en général les hommes braves et forts. La tyrannie, la jalousie et la violence sont toujours des marques de faiblesse. Jean n'avait jamais été aimé. Sa laideur lui inspirait une extrême réserve auprès des femmes qu'il eût trouvées dignes de son amour; et quoique à la rudesse de son langage et de ses manières, on ne l'eût jamais soupçonné d'être timide, il l'était au point de n'oser lever les yeux sur Marthe qu'à la dérobée. Cette méfiance de lui-même était parfaitement déguisée sous un air d'insouciance, et il ne parlait jamais de l'amour sans une espèce d'emphase satirique dont il fallait rire malgré soi. Les femmes en concluaient généralement qu'il était une brute; et cet arrêt une fois prononcé contre lui, il eût fallu au pauvre Jean un grand courage et une grande éloquence pour le faire révoquer. Il le sentait bien, et le besoin d'amour qu'il avait refoulé au fond de son coeur était trop délicat pour qu'il voulût l'exposer aux doutes moqueurs qu'eût provoqués une première explication. Faute de pouvoir abjurer un instant le rôle qu'il s'était fait, il s'était donc condamné à ne fréquenter que des femmes trop faciles pour lui inspirer un attachement sérieux, mais qu'il traitait cependant avec une douceur et des égards auxquels elles n'étaient guère habituées.
Ceci est l'histoire de bien des hommes. Une fierté singulière les empêchait de se montrer tels qu'ils sont, et ils portent toute leur vie la peine d'une innocente dissimulation dans laquelle on les oblige à persister. Mais comme le naturel perce toujours, malgré l'espèce de mépris railleur que notre bousingot professait pour les sentiments romanesques, il ne pouvait voir humilier et affliger une femme, quelle qu'elle fût, sans une profonde indignation. S'il voyait une prostituée frappée dans la rue par un de ces hommes infâmes qui leur sont associés, il prenait parti héroïquement pour elle, et la protégeait au péril de sa vie. A plus forte raison avait-il peine à se contenir lorsqu'il voyait une femme délicate recevoir de ces blessures qui sont plus cruelles au coeur d'un être noble que les coups ne le sont aux épaules d'un être avili. Dès les commencements de son séjour dans la maison Chaignard, il vit sur les joues de Marthe la trace de ses larmes; il surprit souvent Horace dans des accès de colère que ce dernier avait bien de la peine à réprimer devant lui. Peu à peu Horace, s'habituant à le considérer comme un témoin sans conséquence, s'habitua aussi à ne plus se contraindre, et Laravinière ne put rester longtemps impassible spectateur de ses emportements. Un jour il le trouva dans une véritable fureur: Horace avait passé la nuit au bal de l'Opéra; il avait les nerfs agacés, et regardait comme une injure de la part de Marthe, comme un empiétement sur sa liberté, comme une tentative de despotisme, qu'elle lui eût adressé quelques reproches sur cette absence prolongée. Marthe n'était pas jalouse, ou, du moins, si elle l'était, elle n'en laissait jamais rien paraître; mais elle avait été inquiète toute la nuit, parce qu'Horace lui avait promis de rentrer à deux heures. Elle avait craint une querelle, un accident, peut-être une infidélité. Quoi qu'elle eût souffert, elle ne se plaignait que de ne pas avoir été avertie, et sa figure altérée disait assez les angoisses de son insomnie cruelle.
«N'est-ce pas odieux, je vous le demande, dit Horace en s'adressant à Laravinière, d'être traité comme un enfant par sa bonne, comme un écolier par son précepteur? Je n'ai pas le droit de sortir et de rentrer à l'heure qu'il me plaît! Il faut que je demande une permission; et si je m'oublie un peu, je trouve que le délai expiré est devant moi comme un arrêt, comme la mesure exacte et compassée du temps où il m'est permis de me distraire. Voilà qui est plaisant! je me ferai signer un permis avec un dédit de tant par minute.
—Vous voyez bien qu'elle souffre! lui dit Laravinière à demi-voix.
—Parbleu! et moi, croyez-vous que je sois sur des roses? reprit Horace à voix haute. Est-ce que des souffrances puériles et injustes doivent être caressées, tandis que des souffrances poignantes et légitimes comme les miennes s'enveniment de jour en jour?
—Je vous rends donc bien malheureux, Horace! dit Marthe en levant sur lui, d'un air de douleur sévère, ses grands yeux d'un bleu sombre. En vérité, je ne croyais pas travailler ici à votre malheur.
—Oui, vous me rendez malheureux, s'écria-t-il, horriblement malheureux! Si vous voulez que je vous le dise en présence de Jean, votre éternelle tristesse rend mon intérieur odieux. C'est à tel point que quand j'en sors, je respire, je m'épanouis, je reviens à la vie; et que, quand j'y rentre, ma poitrine se resserre et je me sens mourir. Votre amour, Marthe, c'est la machine pneumatique, cela étouffe. Voilà pourquoi, depuis quelque temps, vous me voyez moins souvent.
—Je crois que vous faites une erreur de date, répondit Marthe, à qui la fierté blessée rendit le courage. Ce n'est pas ma tristesse continuelle qui vous a forcé à vous absenter; c'est votre absence continuelle qui m'a forcée à être triste.
—Vous l'entendez, Laravinière! dit Horace, qui avait besoin de trouver une excuse dans la conscience d'autrui, et à qui l'air soucieux de Jean faisait craindre un jugement sévère. Ainsi c'est parce que je sors, parce que je mène la vie qui sied à un homme, parce que je fais de mon indépendance l'usage qui me convient, que je suis condamné à trouver, en rentrant, un visage bouleversé, un sourire amer, des doutes, des reproches, de la froideur, des accusations, des sentences! Mais c'est le plus affreux supplice qui soit au monde!
—Je vois, dit Laravinière en se levant, que vous êtes tous les deux fort à plaindre. Écoutez; si vous voulez m'en croire, vous vous quitterez.
—C'est tout ce qu'il désire! s'écria Marthe en mettant ses deux mains sur son visage.
—Et c'est ce que vous demandez formellement par la bouche de Laravinière, reprit Horace avec emportement.
—Un instant, dit Laravinière. Ne me faites pas jouer ici un personnage que je désavoue. Je n'ai reçu en particulier les confidences d'aucun de vous, et ce que je viens de dire, je l'ai dit de mon propre mouvement, parce que c'est mon opinion. Vous ne vous convenez pas, vous ne vous êtes jamais convenu; vous marchez de l'engouement à la haine, et vous feriez mieux de mettre le pardon et l'amitié entre vous.
—J'accorde que ce beau discours soit une inspiration et une improvisation de Laravinière, dit Horace; au moins, Marthe, vous me direz si c'est l'expression de votre pensée?
—Il a pu aisément la supposer, la deviner peut-être, répondit-elle avec dignité, en vous entendant m'accuser de votre malheur.»
Ce n'est pas ainsi qu'Horace l'entendait. Il voulait bien que Marthe fût délaissée par lui; mais il ne voulait pas être quitté par elle. La force qu'elle montrait en ce moment, et que la présence d'un tiers lui avait inspirée, causa à Horace un des plus violents accès de dépit qu'il eût encore éprouvés. Il se leva, brisa sa chaise, donna un libre cours à sa colère et à son chagrin. L'ancienne jalousie même se réveilla, le nom abhorré de M. Poisson revint sur ses lèvres comme une vengeance; et celui d'Arsène allait s'en échapper, lorsque Laravinière, prenant le bras de Marthe, lui dit avec force:
—Vous avez choisi pour votre défenseur un enfant sans raison et sans dignité; à votre place, Marthe, je ne resterais pas un instant de plus chez lui.
—Emmenez-la donc chez vous, Monsieur! dit Horace avec un mépris sanglant, j'y consens de grand coeur; car je comprends maintenant ce qui se passe entre elle et vous.
—Chez moi, Monsieur, reprit Jean, avec calme, elle serait honorée et respectée, tandis que chez vous elle est humiliée et insultée. Ah! grand Dieu! ajouta-t-il avec une émotion subite, si j'avais été aimé d'une femme comme elle, seulement un jour, je ne l'aurais oublié de ma vie...
Et la voix lui manqua tout à coup, comme si tout son coeur eût été prêt à s'échapper dans une parole. Il y avait tant de vérité dans son accent, que la jalousie feinte ou subite d'Horace s'évanouit à l'instant même; l'émotion de Laravinière le gagna par un effet sympathique; et obéissant à une de ces réactions auxquelles nous portent souvent les scènes violentes, il fondit en larmes; et lui tendant la main avec effusion:
«Jean, lui dit-il, vous avez raison. Vous avez un grand coeur, et moi je suis un lâche, un misérable. Demandez pardon pour moi à cette pauvre femme dont je ne suis pas digne.»
Cette franche et noble résolution termina la querelle, et gagna même le coeur sincère de Jean.
«A la bonne heure, dit-il en mettant la main de Marthe dans celle d'Horace, vous êtes meilleur que je ne croyais, Horace; il est beau de savoir reconnaître ses torts aussi vite et aussi généreusement que vous venez de le faire. Certainement Marthe ne demande qu'à les oublier.»
Et il s'enfuit dans sa chambre, soit pour n'être pas témoin de la joie de Marthe, soit pour cacher l'essor d'une sensibilité qu'il était habitué à réprimer.
Malgré ce beau dénouement, des scènes semblables se répétèrent bientôt, et devinrent de plus en plus fréquentes. Horace aimait la dissipation; il y cédait avec une légèreté effrénée. Il ne pouvait plus passer une seule soirée chez lui; il ne vivait qu'au parterre des Italiens et de l'Opéra. Là il était condamné à ne point briller; mais c'était pour lui une jouissance que de lever les yeux sur ces femmes qui étalent, dans les loges, leur beauté ou leur luxe devant une foule de jeunes gens pauvres, avides de plaisir, d'éclat et de richesse. Il connaissait par leurs noms toutes les femmes à la mode dont les titres, l'argent et l'orgueil semblaient mettre une barrière infranchissable à sa convoitise. Il connaissait leurs loges, leurs équipages et leurs amants; il se tenait au bas de l'escalier pour les voir défiler devant lui lentement, les épaules mal cachées par des fourrures qui tombaient parfois tout à fait en l'effleurant, et qui bravaient audacieusement l'audace de ses regards. Jean-Jacques Rousseau n'a rien dit de trop en peignant l'impudence singulière des femmes du grand monde; mais c'était une brutalité philosophique dont Horace ne songeait guère à être complice. Son ambition hardie n'était pas blessée de ces regards froids et provoquants par lesquels cette espèce de femmes semble vous dire: «Admirez, mais ne touchez pas.» Le regard effronté d'Horace semblait leur répondre: «Ce n'est pas à moi que vous diriez cela.» Enfin, les émotions de la scène, la puissance de la musique, la contagion des applaudissements, tout, jusqu'à la fantasmagorie du décor et l'éclat des lumières, enivrait ce jeune homme, qui, après tout, n'avait en cela d'autre tort que d'aspirer aux jouissances offertes et retirées sans cesse par la société aux pauvres, comme l'eau à la soif de Tantale.
Aussi, lorsqu'il rentrait dans sa mansarde obscure et délabrée, et qu'il trouvait Marthe froide et pâle, assoupie de fatigue auprès d'un feu éteint, il éprouvait un malaise où le remords et le dépit se combattaient douloureusement. Alors, à la moindre occasion, l'orage recommençait; et Marthe, n'espérant pas guérir d'une passion aussi funeste, désirait et appelait la mort avec énergie.
Dans ces sortes de secrets domestiques, dès qu'on a laissé tomber le premier voile on éprouve de part et d'autre le besoin d'invoquer le jugement d'un tiers; on le recherche, tantôt comme un confident, tantôt comme un arbitre. Laravinière fut médiateur dans les commencements. Il était fâché de se sentir entraîné à prendre part dans la querelle, et il avouait à Arsène que, malgré ses résolutions de neutralité, il était obligé de contracter avec Horace une sorte d'amitié. En effet, ce dernier lui témoignait une confiance et lui prouvait souvent une générosité de coeur qui l'engageait de plus en plus. Horace avait, en dépit de tous ses défauts, des qualités séduisantes; il était aussi prompt à se radoucir qu'il l'était à s'emporter. Une parole sage trouvait toujours le chemin de sa raison; une parole affectueuse trouvait encore plus vite celui de son coeur. Au milieu d'un débordement inouï d'orgueil et de vanité, il revenait tout à coup à un repentir modeste et ingénu. Enfin, il offrait tour à tour le spectacle des dispositions et des instincts les plus contraires, et la dispute que nous avons rapportée en gros ci-dessus résume toutes celles qui suivirent, et que Laravinière fut appelé à terminer.
Cependant, lorsque ces disputes se furent renouvelées un certain nombre de fois, Laravinière, obéissant, ainsi qu'Arsène le lui avait conseillé, à la spontanéité de ses impressions, se sentit porté à moins d'indulgence envers Horace. Il y a, dans le retour fréquent d'un même tort, quelque chose qui l'aggrave et qui lasse la patience des âmes justes. Peu à peu Laravinière fut tellement fatigué de la facilité avec laquelle Horace s'accusait lui-même et demandait pardon, que son admiration pour cette facilité se changea en une sorte de mépris. Il arriva enfin à ne voir en lui qu'un hâbleur sentimental, et à sentir sa conscience dégagée de cette affection dont il n'avait pu se défendre. Cet arrêt définitif était bien sévère, mais il était inévitable de la part d'un caractère aussi ferme et aussi égal que l'était celui de Jean.
«Mon pauvre camarade, dit-il à Horace un jour que celui-ci invoquait encore son intervention, je ne peux pas vous laisser ignorer davantage que je ne m'intéresse plus du tout à vos amours. Je suis fatigué de voir d'un côté une folie et de l'autre une faiblesse incurable. Je devrais dire peut-être faiblesse et folie de part et d'autre; car il y a de la monomanie chez Marthe, à vous aimer si constamment, et chez vous il y a une faiblesse misérable dans toutes ces parades de violence dont vous nous régalez. Je vous ai cru d'abord égoïste, et puis je vous ai cru bon. Maintenant je vois que vous n'êtes ni bon ni mauvais; vous êtes froid, et vous aimez à vous démener dans un orage de passions factices; vous avez une nature de comédien. Quand nous sommes là à nous émouvoir de vos trépignements, de vos déclamations et de vos sanglots, vous vous amusez à nos dépens, j'en suis certain. Oh! ne vous fâchez pas, ne roulez pas les yeux comme Bocage dans Buridan, et ne serrez pas le poing. J'ai vu cela si souvent, qu'à tout ce que vous pourriez faire ou dire je répondrais connu! Je suis un spectateur usé, et désormais aussi froid qu'un homme qui a ses entrées au théâtre. Je sais que vous êtes puissant dans le drame; mais je sais toutes vos pièces par coeur. Si vous voulez que je vous écoute, reprenez votre sérieux, jetez votre poignard, et parlez-moi raison. Dites-moi prosaïquement que vous n'aimez plus votre maîtresse parce qu'elle vous ennuie, et autorisez-moi à le lui faire comprendre avec tous les égards et les ménagements qui lui sont dus. C'est alors seulement que je vous rendrai mon estime et que je vous croirai un homme d'honneur.
—Eh bien, dit Horace avec une rage concentrée, je consens à vous parler froidement, très-froidement; car je sais me vaincre, et commence par vous dire sérieusement et tranquillement que vous me rendrez raison de toutes les insultes que vous venez de me faire...
—Allons au fait, reprit Jean. C'est la dixième fois depuis un mois que vous me provoquez; et c'eût été vous rendre service que de vous prendre au mot; mais j'ai un meilleur emploi à faire de mon sang que de le compromettre avec un maladroit comme vous. Rappelez-vous donc que je fais sauter votre fleuret toutes les fois que nous nous amusons à l'escrime, et en conséquence souffrez que je refuse votre nouveau défi.
—Je saurai vous y contraindre, dit Horace pâle comme la mort.
—Vous m'insulterez publiquement? vous me donnerez un soufflet? mais avec un croc-en-jambe et un revers de mon frère-jean... Dieu m'en préserve, Horace! ces façons-la sort bonnes avec les mouchards et les gendarmes. Tenez, quoique je ne vous aime plus, j'ai encore pour vous quelque chose qui me ferait supporter de vous un acte de folie plutôt que d'y répondre. Taisez-vous donc. Je vous préviens que je ne me défendrai pas, et qu'il y aurait lâcheté de votre part à m'attaquer.
—Mais qui donc ici attaque et provoque? qui donc est lâche, trois fois lâche, de vous ou de moi? Vous m'accablez d'outrages, vous me traitez avec le dernier mépris, et vous dites que vous ne m'accorderez point de réparation! Ah! dans ce moment, je comprends le duel des Malais, qui déchirent leurs propres entrailles en présence de leur ennemi.
—Voilà une belle phrase, Horace, mais c'est encore de la déclamation; car je ne suis pas votre ennemi; et je jure que je ne veux pas vous insulter. Je vous donne une leçon amicale, et vous pouvez bien la recevoir, puisque vous êtes venu si souvent la chercher. Il y a longtemps que je vous l'épargne et que j'accepte de votre part des excuses dont je ne crois pas avoir jamais abusé contre vous.
—Vous en abusez horriblement dans ce moment-ci; vous me faites rougir de l'abandon et de la loyauté de coeur que j'ai eus avec vous.
—Je n'en abuse pas, puisque c'est pour vous empêcher de vous humilier de nouveau que je vous défends d'y revenir.
—Mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, s'écria Horace en pleurant de rage et en se tordant les mains, pour être traité de la sorte?
—Ce que vous avez fait, je vais vous le dire, répondit Laravinière. Vous avez fait souffrir et dépérir une pauvre créature qui vous adore et que vous n'estimez seulement pas.
—Moi! je n'estime pas Marthe! Osez-vous dire que je n'estime pas la femme à qui j'ai donné ma jeunesse, ma vie, la virginité de mon coeur?
—Je ne pense pas que ce soit à titre de sacrifice que vous l'ayez fait, et, dans tous les cas, je suis peu disposé à vous en plaindre.
—Parce que vous ne comprenez rien à l'amour. C'est vous qui êtes un être froid et sans intelligence des passions.
—C'est possible, dit Jean avec un sourire mêlé d'amertume; mais je ne fais pas le semblant du contraire. Eh bien, expliquez-moi donc, en ce cas, en quoi vous êtes si à plaindre?
—Jean, s'écria Horace, vous ne savez pas ce que c'est que d'aimer pour la première fois, et d'être aimé pour la seconde ou troisième.
—Ah! nous y voilà, dit Laravinière en haussant les épaules. La Vierge Marie était seule digne de monsieur Horace Dumontet! Connu! mon cher. Vous l'avez dit assez souvent devant moi à cette pauvre Marthe. Mais dire ces choses-là, voyez-vous, en avoir seulement la pensée, prouve qu'on était digne tout au plus de mademoiselle Louison. Quelle vanité et quelle erreur sont les vôtres! Il y a certaines femmes perdues qui valent mieux que certains adolescents.
—Jean, vous êtes un grossier, un brutal, un insolent personnage.
—Oui, mais je dis la vérité. Il y a des coeurs purs sous des robes souillées, et des coeurs corrompus sous des gilets magnifiques.»
Horace déchira son gilet de velours cramoisi et en jeta les lambeaux à la figure du Laravinière. Jean les esquiva, et les poussant du bout de son pied:
«C'est cela, dit-il; comme si vous n'étiez pas assez endetté avec votre tailleur!
—Je le suis avec vous, Monsieur, dit Horace. Je ne l'avais pas oublié; mais je vous remercie de me le rappeler.
—Si vous vous en souvenez, tant mieux, dit Laravinière avec insouciance; il y a dans les prisons de pauvres patriotes qui en profiteront pour acheter des cigares. Allons, rallumez le vôtre, et parlons un peu sans nous fâcher. Que vous ayez eu envers Marthe des torts incontestables, vous ne pouvez pas le nier; et moi, sachant que vous êtes un enfant gâté, que vous avez pour vous l'esprit, les belles paroles et une superbe figure, je vous excuse jusqu'à un certain point. Je sais bien que c'est le privilège des beaux garçons, comme celui des belles femmes, d'avoir des caprices; je ne peux pas exiger que vous ayez la sagesse d'un homme comme moi, qui ressemble à un sanglier plus qu'à un chrétien, et dont la face a été labourée un jour qu'il grêlait des hallebardes. Mais ce que je ne vous pardonne pas, c'est d'aimer à faire souffrir; c'est de ne pas rompre une liaison dont vous êtes dégoûté; c'est de manquer de franchise, en un mot, et de ne pas vouloir guérir le mal que vous avez fait.
—Mais je l'aime, cette femme que je fais souffrir! je ne puis m'en séparer! je ne m'habituerais pas à vivre sans elle!
—Quand même cela serait vrai (et j'en doute, puisque vous vous arrangez de manière à rester avec elle le moins que vous pouvez), votre devoir serait de vaincre un amour qui lui est nuisible.
—Quand je le voudrais, elle n'y consentirait jamais.
—En êtes-vous bien sûr?
—Elle se tuera si je l'abandonne.
—Si vous l'abandonnez froidement et brutalement, c'est possible; mais si vous le faites par loyauté, par dévouement, au nom de l'honneur, au nom de votre amour même...
—Jamais! jamais Marthe ne se résignera à me perdre, je le sais trop.
—Voilà de la fatuité. Autorisez-moi à lui parler avec la même franchise que je viens d'avoir avec vous, et nous verrons.
—Jean! encore un coup, vous avez des vues sur elle!
—Moi? Il faudrait pour cela trois choses: 1° qu'il n'y eût plus un seul miroir dans l'univers; 2° que Marthe perdît la vue; 3° qu'elle et moi n'eussions aucun souvenir de ma figure.
—Mais quelle obstination avez-vous à nous séparer?
—Je vais vous le dire sans détour: j'ai des vues pour un autre.
—Vous êtes chargé de la séduire ou de l'enlever? Pour quel prince russe ou pour quel don Juan du Café de Paris?
—Pour le fils d'un cordonnier, pour Paul Arsène.
—Comment, vous le voyez?
—Tous les jours.
—Et vous m'en avez fait mystère?... Voilà qui est étrange!
—C'est fort simple, au contraire. Je savais que vous ne l'aimez pas, et je ne voulais pas vous entendre mal parler de lui, parce que je l'aime.
—Ainsi vous êtes le Mercure de ce Jupiter, qui déjà s'est changé en pluie de gros sous pour me supplanter?
—Triple insulte pour lui, pour elle et pour moi. Grand merci! C'était dans votre rôle? Vous l'avez très-bien dit! Si j'étais claqueur, je me pâmerais d'admiration.
—Mais enfin, Laravinière, c'est à me rendre fou! Vous agissez ici contre moi, vous me trahissez, vous parlez pour un autre. Et moi qui me fiais à vous!
—Et vous aviez raison, Monsieur. Je n'ai jamais prononcé le nom d'Arsène devant Marthe. Et quant à vous brouiller avec elle, je n'ai jamais fait que le contraire. Aujourd'hui je renonce à vous réconcilier: mon coeur et ma conscience me le défendent. Ou je quitte la maison aujourd'hui pour ne plus revoir ni vous ni Marthe, ou je l'engage, avec votre autorisation, à rompre un engagement qui vous pèse et qui la tue.»
Horace, vaincu par la rude franchise et la fermeté impitoyable de Laravinière, mis au pied du mur, et ne sachant plus comment faire pour regagner l'estime de cet homme dont il craignait le jugement, promit de réfléchir à sa proposition, et demanda quelques jours pour prendre un parti définitif. Mais les jours s'écoulèrent, et il ne sut se décider à rien.
XXII.
Il ne mentait pas en disant que Marthe lui était nécessaire. Il avait horreur de la solitude, et il avait besoin du dévouement d'autrui, deux choses qui lui rendaient Marthe plus précieuse encore qu'il n'osait le dire à Laravinière; car celui-ci n'était plus disposé à se faire illusion sur son compte, et, s'il eût deviné le véritable motif de cette persévérance, il l'eût taxé d'égoïsme et d'exploitation. Marthe était plus facile à tromper ou à contenter. Il lui suffisait qu'Horace lui dit un mot de crainte ou de regret à l'idée de séparation, pour qu'elle acceptât héroïquement toutes les souffrances attachées à cette union malheureuse.
«Il a plus besoin de moi qu'on ne pense, disait-elle; sa santé n'est pas si forte qu'elle le paraît. Il a de fréquentes indispositions par suite d'une irritabilité des nerfs qui m'a fait parfois craindre, sinon pour sa vie, du moins pour sa raison. A la moindre douleur, il s'exaspère d'une façon effrayante. Et puis il est distrait, nonchalant; il ne sait pas s'occuper de lui-même: si je n'étais pas là, au milieu de ses rêveries et de ses divagations, il oublierait de dormir et de manger. Sans compter qu'il n'aurait jamais la précaution et l'attention de mettre tous les jours vingt sous de côté pour dîner. Enfin, il m'aime, malgré toutes ses boutades. Il m'a dit cent fois, dans ces moments d'abandon et de repentir où l'on est vraiment soi-même, qu'il préférait souffrir encore mille fois plus de son amour que de guérir en cessant d'aimer.»
C'est ainsi que Marthe parlait à Laravinière; car ce dernier, voyant qu'Horace ne se décidait à rien, avait rompu la glace avec elle, après avoir bien et dûment averti Horace de ce qu'il allait faire. Horace, qui l'avait pris, pour ses amère critiques, en une véritable aversion, prévoyant qu'il faudrait désormais en venir à des querelles sérieuses pour l'éloigner, l'avait mis ironiquement au défi de lui voler le coeur de Marthe, et lui donnait désormais carte blanche auprès d'elle. Quoiqu'il fût outré de l'aplomb dédaigneux avec lequel Jean procédait ouvertement contre lui, il ne le craignait pas. Il le savait maladroit, timide, plus scrupuleux et plus compatissant qu'il ne voulait le paraître; et il sentait bien que d'un mot il détruirait, dans l'esprit de son indulgente amie, tout l'effet du plus long discours possible de Laravinière. Il en fut ainsi, et il se donna la peine de regagner son empire sur Marthe, comme s'il se fût agi de gagner un pari. Combien d'amours malheureuses se sont ainsi prolongées et comme ranimées avec effort dans des coeurs lassés ou éteints, par la crainte de donner un triomphe à ceux qui en prédisaient la fin prochaine! Le repentir et le pardon, dans ces cas-là, ne sont pas toujours très-désintéressés, et il y a plus de loyauté qu'on ne pense à braver le scandale d'une rupture devenue nécessaire.
Laravinière travaillait donc en pure perte. Depuis qu'il avait résolu de sauver Marthe, elle était plus que jamais ennemie de son propre salut. Il vit bientôt qu'au lieu de l'amener au dessein qu'il avait conçu, il la fortifiait dans le dessein contraire. Il avoua à Arsène qu'au lieu de le servir, il avait empiré sa situation; et il rentra dans sa neutralité, se consolant avec l'idée que Marthe apparemment n'était pas aussi malheureuse qu'il l'avait jugé.
Il eût, à celle époque, quitté l'hôtel de M. Chaignard, si des raisons étrangères à nos deux amants ne lui eussent rendu ce domicile plus sûr et plus propice qu'aucun autre à certains projets qui l'occupaient secrètement. Pourquoi ne le dirais-je pas aujourd'hui, que le brave Jean n'est plus à la merci des hommes, et que ceux qui partagèrent son sort sont, aussi bien que lui, soit par la mort, soit par l'absence, à l'abri de toute persécution? Jean conspirait. Avec qui, je l'ai toujours ignoré, et je l'ignore encore. Peut-être conspirait-il tout seul; je ne pense pas qu'il fût exploité, séduit, ni entraîné par personne. Avec le caractère ardent que je lui connaissais et l'impatience d'agir qui le dévorait, j'ai toujours pensé qu'il était homme plutôt à gourmander la prudence des chefs de son parti et à outrepasser leurs intentions, qu'à se laisser devancer par eux dans une entreprise à main armée. Ma situation ne me permettait pas d'être son confident. A quel point Arsène le fut, je ne l'ai pas su davantage, et je n'ai pas cherché à le savoir. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Horace, entrant brusquement dans la chambre de Laravinière, un jour que celui-ci avait oublié de s'enfermer, il le trouva environné de fusils de munition qu'il venait de tirer d'une grande malle, et qu'il inspectait en homme versé dans l'entretien des armes. Dans la même malle, il y avait des cartouches, de la poudre, du plomb, un moule, tout ce qui était nécessaire pour envoyer le possesseur de ces dangereuses reliques devant un jury, et de là en place de Grève ou au Mont-Saint-Michel. Horace était précisément dans une heure de spleen et d'abandon. Il avait encore de ces moments-là avec Laravinière, quoiqu'il se fût promis de n'en plus avoir.
«Oui-da! s'écria-t-il en le voyant refermer précipitamment son coffre, jouez-vous ce jeu-là? Eh bien! ne vous en cachez pas. Je sympathise avec cette manière de voir; et si vous voulez, en temps et lieu, me confier une de ces clarinettes, je suis très-capable d'en jouer aussi.
—Dites-vous ce que vous pensez, Horace? répondit Jean en attachant sur lui ses petits yeux verts et brillants comme ceux d'un chat. Vous m'avez si souvent raillé amèrement pour mon emportement révolutionnaire, que je ne sais pas si je puis compter sur votre discrétion. Cependant, quelque peu de sympathie que vous inspirent mon projet et ma personne, quand vous vous rappellerez qu'il y va de ma tête, vous ne vous amuserez pas, j'espère, à me plaisanter tout haut sur mon goût pour les armes à feu.
—J'espère, moi, que vous n'avez aucune crainte à cet égard; et je vous répète que, loin de vous critiquer, je vous approuve et vous envie. Je voudrais, moi aussi, avoir une espérance, une conviction assez forte pour me faire hacher à coups de sabre derrière une barricade.
—Eh! si le coeur vous en dit, vous pouvez vous adresser à moi. Voyez, Horace, est-ce que ne voilà pas une plume avec laquelle un jeune poëte comme vous pourrait écrire une belle page et se faire un nom immortel?»
En parlant ainsi, il soulevait une carabine assez jolie qu'il s'était réservée pour son usage particulier. Horace la prit, la pesa dans sa main, en fit jouer la batterie, puis s'assit en la posant sur ses genoux, et tomba dans une rêverie profonde.
«A quoi bon vivre dans ce temps-ci? s'écria-t-il lorsque Laravinière, achevant de serrer ses dangereux trésors, lui ôta doucement son arme favorite; n'est-ce pas une vie d'avortement et d'agonie? N'est-ce pas un leurre infâme que cette société nous fait, lorsqu'elle nous dit: Travaillez, instruisez-vous, soyez intelligents, soyez ambitieux, et vous parviendrez à tout! et il n'y aura pas de place si haute à laquelle vous ne puissiez vous asseoir! Que fait-elle, cette société menteuse et lâche, pour tenir ses promesses? Quels moyens nous donne-t-elle de développer les facultés qu'elle nous demande et d'utiliser les talents que nous acquérons pour elle? Rien! Elle nous repousse, elle nous méconnaît, elle nous abandonne, quand elle ne nous étouffe pas. Si nous nous agitons pour parvenir, elle nous enferme ou nous tue; si nous restons tranquilles, elle nous méprise ou nous oublie. Ah! vous avez raison, Jean, grandement raison de vous préparer à un glorieux suicide!
—Oh! si vous croyez que je songe à ma gloire et à celle de mes amis, vous vous trompez beaucoup, dit Laravinière. Je suis très-content de la société en ce qui me concerne. J'y jouis d'une indépendance absolue, et j'y savoure une fainéantise délicieuse. Je la traverse en véritable bohémien, et je n'y ai qu'une affaire, qui est de conspirer pour son renversement; car le peuple souffre, et l'honneur appelle ceux qui se sont dévoués pour lui. Il en sera ce que Dieu voudra!
—Le peuple, voilà un grand mot, reprit Horace; mais, soit dit sans vous offenser, je crois que vous vous souciez aussi peu de lui qu'il se soucie de vous. Vous aimez la guerre et vous la cherchez; voilà tout, mon cher président: chacun obéit à ses instincts. Voyons, pourquoi aimeriez-vous le peuple?
—Parce que j'en suis.
—Vous en êtes sorti, vous n'en êtes plus. Le peuple seul si bien que vous avez des intérêts différents des siens, qu'il vous laisse conspirer tout seul, ou peu s'en faut.
—Vous ne savez rien de cela, Horace, et je n'ai pas à m'expliquer là-dessus; mais soyez sûr que je suis sincère quand je dis: «J'aime le peuple.» Il est vrai que j'ai peu vécu avec lui, que je suis une espèce de bourgeois, que j'ai des goûts épicuriens qui me gêneront si nous avons un jour un régime spartiate qui prohibe la bière et le caporal. Mais qu'importe tout cela? Le peuple, c'est le droit méconnu, c'est la souffrance délaissée, c'est la justice outragée. C'est une idée, si vous voulez; mais c'est l'idée grande et vraie de notre temps. Elle est assez belle pour que nous combattions pour elle.
—C'est une idée que l'on retournera contre vous quand vous l'aurez proclamée.
—Et pourquoi donc, à moins que je ne la désavoue? Et pourquoi le ferais-je? comment pourrais-je changer? Est-ce qu'une idée meurt comme une passion, comme un besoin? La souveraineté de tous sera toujours un droit: l'établir ne sera pas l'affaire d'un jour. Il y a bien de l'ouvrage pour toute ma vie, quand même je ne trouverais pas la mort au commencement.»
Ce n'était pas la première fois qu'ils débattaient leurs théories à cet égard. Jean y avait toujours eu le dessous, quoiqu'il eût pour lui la vérité et la conviction; il n'avait pas l'intelligence assez prompte et assez subtile pour repousser toutes les objections et toutes les moqueries de son adversaire. Horace voulait aussi la république, mais il la voulait au profit des talents et des ambitions. Il disait que le peuple trouverait le sien à remettre ses intérêts aux mains de l'intelligence et du savoir; que le devoir d'un chef serait de travailler au progrès intellectuel et au bien-être du peuple; mais il n'admettait pas que ce même peuple dût avoir des droits sur l'action des hommes supérieurs, ni qu'il pût en faire un bon usage. Beaucoup d'aigreur entrait souvent dans ces discussions, et le grand argument d'Horace contre les démocrates bourgeois, c'est qu'ils parlaient toujours, et n'agissaient jamais.
Quand il eut acquis la preuve que Laravinière jouait un rôle actif, ou était prêt à le jouer, il conçut pour lui plus d'estime, et se repentit de l'avoir blessé. Tout en continuant de contester le principe d'une révolution en faveur du peuple, il crut à cette révolution, et désira n'y prendre part, afin d'y trouver de la gloire, des émotions, et un essor pour son ambition trompée par le régime constitutionnel. Il demanda à Jean sa confiance, se réconcilia avec lui; et, soit qu'il y eût alors une apparence de sympathie chez les masses, soit que Laravinière se fit des illusions gratuites, Horace crut à un mouvement efficace, s'engagea par serment auprès de Jean à s'y jeter au premier appel, et se tint prêt à tout événement. Il se procura un fusil, et fit des cartouches avec une ardeur et une joie enfantines. Dès lors il fut plus calme, plus sédentaire, et d'une humeur plus égale. Ce rôle de conspirateur l'occupait tout entier. Ce rôle ranimait son espoir abattu; il le vengeait secrètement de l'indifférence de la société envers lui; il lui donnait une contenance vis-à-vis de lui-même, une attitude vis-à-vis de Jean et de ses camarades. Il aimait à inquiéter Marthe, à la voir pâlir lorsqu'il lui faisait pressentir les dangers auxquels il brûlait de s'exposer. Il se pleurait aussi un peu d'avance, et répandait des fleurs sur sa tombe; il fit même son épitaphe en vers. Quand il rencontra madame la vicomtesse de Chailly à l'Opéra, et qu'elle le salua fort légèrement, il s'en consola en pensant qu'elle viendrait peut-être l'implorer lorsqu'il serait un homme puissant, un grand orateur ou un publiciste influent dans la république.
Soit que les événements qui approchaient ne fussent pas prévus par d'autres que par lui, soit que des circonstances cachées en eussent retardé l'accomplissement, Laravinière n'avait eu autre chose à faire qu'à fourbir ses fusils, dans l'attente d'une révolution, lorsque le choléra vint éclater dans Paris, et distraire douloureusement les masses de toute préoccupation politique.
J'étais à l'ambulance, roulé dans mon manteau, par une de ces froides nuits du printemps qui semblaient donner plus d'intensité au fléau, et j'attendais, en volant à l'ennemi un quart d'heure de mauvais sommeil, qu'on vint m'appeler pour de nouveaux accidents, lorsque je sentis une main se poser sur mon épaule. Je me réveillai brusquement, et me levant par habitude, je fus prêt à suivre la personne qui me réclamait, avant d'avoir ouvert tout à fait mes yeux appesantis par la fatigue. Ce fut seulement lorsqu'elle passa auprès de la lanterne rouge suspendue à l'entrée de l'ambulance, que je crus la reconnaître, malgré le changement qui s'était opéré en elle.
«Marthe! m'écriai-je, est-ce donc vous! Et pour qui venez-vous me chercher, grand Dieu?
—Pour qui voulez-vous que ce soit? dit-elle en joignant les mains. Oh! venez tout de suite, venez avec moi!»
J'étais déjà en route avec elle.
«Est-il gravement attaqué? lui demandai-je chemin faisant.
—Je n'en sais rien, me dit-elle; mais il souffre beaucoup, et son esprit est tellement frappé, que je crains tout. Il y a plusieurs jours qu'il a des pressentiments, et aujourd'hui il m'a dit à plusieurs reprises qu'il était perdu. Cependant il a bien dîné, il a été au spectacle, et en rentrant il a soupé.
—Et quels accidents?
—Aucun; mais il souffre, et il m'a dit avec tant de force de courir à l'ambulance, que la frayeur s'est emparée de moi tout à coup, et je puis à peine me soutenir.
—En effet, Marthe, vous avez le frisson. Appuyez-vous sur mon bras.
—Oh! c'est seulement un peu de froid!
—Vous êtes à peine vêtue pour une nuit aussi froide, enveloppez-vous de mon manteau.
—Non, non, cela nous retarderait, marchons!
—Pauvre Marthe! vous êtes maigrie, lui dis-je tout en marchant vite, et en regardant à la lueur blafarde des réverbères, ses joues amincies, que creusait encore l'ombre de ses cheveux noirs flottants au gré de la bise.
—Je suis pourtant très-bien portante,» me dit-elle d'un air préoccupé. Puis tout à coup, par une liaison d'idées qui ne s'était pas encore faite en elle: Dites-moi donc plutôt, s'écria-t-elle vivement, comment se porte Eugénie.
—Eugénie va bien, lui dis-je; elle ne souffre que d'avoir perdu votre amitié.
—Ah! ne dites pas cela! répondit-elle avec un accent déchirant. Mon Dieu! épargnez-moi ce reproche-là! Dieu sait que je ne le mérite pas! Dites-moi plutôt qu'elle m'aime toujours.
—Elle vous aime toujours tendrement, chère Marthe.
—Et vous aimez toujours Horace? reprit Marthe, oubliant tout ce qui lui était personnel, et me tirant par le bras pour me faire courir.
Je courus, et nous fûmes bientôt près de lui. Il fit un cri perçant en me voyant, et se jetant dans mes bras:
«Ah! maintenant je puis mourir, s'écria-t-il avec chaleur; j'ai retrouvé mon ami.» Et il retomba sur son fauteuil, pâle et brisé, comme s'il était près d'expirer.
Je fus très-effrayé de cette prostration. Je tâtai son pouls, qui était à peine sensible. Je l'examinai, je le fis coucher, je l'interrogeai attentivement, et je me disposai à passer la nuit près de lui.
Il était malade en effet. Son cerveau était en proie à une exaspération douloureuse, tous ses nerfs étaient agités; il avait une sorte de délire, il parlait de mort, de guerre civile, de choléra, d'échafaud; et mêlant, dans ses rêves, les diverses idées qui le possédaient, il me prenait tantôt pour un croque-mort qui venait le jeter dans la fatale tapissière, tantôt pour le bourreau qui le conduisait au supplice. A ces moments d'exaltation succédaient des évanouissements, et quand il revenait à lui-même, il me reconnaissait, pressait mes mains avec énergie, et s'attachant à moi, me suppliait de ne pas l'abandonner, et de ne pas le laisser mourir. Je n'en avais pas la moindre envie, et je me mettais à la torture pour deviner son mal; mais quelque attention que j'y apportasse, il m'était impossible d'y voir autre chose qu'une excitation nerveuse causée par une affection morale. Il n'y avait pas le moindre symptôme de choléra, pas de fièvre, pas d'empoisonnement, pas de souffrance déterminée. Marthe s'empressait autour de lui avec un zèle dont il ne semblait pas s'apercevoir, et, en la regardant, j'étais si frappé de son air de dépérissement, et d'angoisse, que je la suppliai d'aller se coucher. Je ne pus l'y faire consentir. Cependant, à la pointe du jour, Horace s'étant calmé et endormi, elle tomba à son tour assoupie sur un fauteuil au pied du lit. J'étais au chevet, vis-à-vis d'elle, et je ne pouvais m'empêcher de comparer la figure d'Horace, pleine de force et de santé, avec celle de cette femme que j'avais vue naguère si belle, et qui n'était plus devant mes yeux que comme un spectre.
J'allais m'endormir aussi, lorsque, sans réveiller personne, Laravinière entra sur la pointe du pied, et vint s'asseoir près de moi. Il avait passé lui-même la nuit auprès d'un de ses amis atteint du choléra, et, en rentrant, il avait appris que Marthe était allée à l'ambulance pour Horace. «Qu'a t-il donc?» me demanda-t-il en se penchant vers lui pour l'examiner. Quand je lui eus avoué que je n'y voyais rien de grave, et que cependant il m'avait occupé et inquiété toute la nuit, Jean haussa les épaules. «Voulez-vous que je vous dise ce que c'est? me dit-il en baissant la voix encore davantage: c'est une panique, rien de plus. Voilà deux ou trois fois qu'il nous a fait des scènes pareilles; et si j'avais été ici ce soir, Marthe n'aurait pas été, tout effrayée, vous déranger. Pauvre femme! elle est plus malade que lui.
—C'est ce qui me semble. Mais vous me paraissez, vous, bien sévère pour mon pauvre Horace?
—Non; je suis-juste. Je ne prétends pas qu'Horace soit ce qu'on appelle un lâche; je suis même sûr qu'il est brave, et qu'il irait résolument au feu d'une bataille ou d'un duel. Mais il a ce genre de lâcheté commun à tous les hommes qui s'aiment un peu trop: il craint la maladie, la souffrance, la mort lente, obscure et douloureuse qu'on trouve dans son lit. Il est ce que nous appelons douillet. Je l'ai vu une fois tenir tête, dans la rue, à des gens de mauvaise mine qui voulaient l'attaquer, et que sa bonne contenance a fait reculer; mais je l'ai vu aussi tomber en défaillance pour une petite coupure qu'il s'était faite au bout du doigt en taillant sa plume. C'est une nature de femme, malgré sa barbe de Jupiter Olympien. Il pourrait s'élever à l'héroïsme, il ne supporte pas un bobo.
—Mon cher Jean, répondis-je, je vois tous les jours des hommes dans toute la force de l'âge et de la volonté, qui passent pour fermes et sages, et que la pensée du choléra (et même de bien moindres maux ) rend pusillanimes à l'excès. Ne croyez pas qu'Horace soit une exception. Les exceptions seules affrontent la maladie avec stoïcisme.
—Aussi ne fais-je point, reprit-il, le procès à votre ami; mais je voudrais que cette pauvre Marthe s'habituât à ses manières, et ne prît pas l'alarme toutes les fois qu'il lui passe par la tête de se croire mort.
—Est-ce donc là, demandai-je, la cause de son air triste et accablé?
—Oh! ce n'en est qu'une entre toutes. Mais je ne veux pas faire ici le délateur. Je me suis abstenu jusqu'à présent de vous dire ce qui se passait. Puisque vous voilà revenu chez eux, vous en jugerez bientôt par vous-même.
XXIII.
En effet, étant revenu le lendemain m'assurer de l'état de parfaite santé où se trouvait Horace, j'obtins de lui, sans la provoquer beaucoup, la confidence de ses chagrins. «Eh bien, oui, me dit-il, répondant à une observation que je lui faisais, je suis mécontent de mon sort, mécontent de la vie, et, pourquoi ne le dirais-je pas? tout à fait las de vivre. Pour une goutte de fiel de plus qui tomberait dans ma coupe, je me couperais la Gorge.
—Cependant hier, en vous croyant pris du choléra, vous me recommandiez vivement de ne pas vous laisser mourir. J'espère que vous vous exagérez à vous-même votre spleen d'aujourd'hui.
—C'est qu'hier j'avais mal au cerveau, j'étais fou, je tenais à la vie par un instinct animal; aujourd'hui que je retrouve ma raison, je retrouve l'ennui, le dégoût et l'horreur de la vie.»
J'essayai de lui parler de Marthe, dont il était l'unique appui, et qui peut-être ne lui survivrait pas s'il consommait le crime d'attenter à ses jours. Il fit un mouvement d'impatience qui allait presque jusqu'à la fureur; il regarda dans la chambre voisine, et s'étant assuré que Marthe n'était pas rentrée de ses courses du matin, «Marthe! s'écria-t-il! eh bien, vous nommez mon fléau, mon supplice, mon enfer! Je croyais, après toutes les prédictions que vous m'avez faites à cet égard, qu'il y allait de mon honneur de vous cacher à quel point elles se sont réalisées; eh bien, je n'ai pas ce sot orgueil, et je ne sais pas pourquoi, quand je retrouve mon meilleur, mon seul ami, je lui ferais mystère de ce qui se passe en moi. Sachez donc la vérité, Théophile: j'aime Marthe, et pourtant je la hais; je l'idolâtre, et en même temps je la méprise; je ne puis me séparer d'elle, et pourtant je n'existe que quand je ne la vois pas. Expliquez cela, vous qui savez tout expliquer, vous qui mettez l'amour en théorie, et qui prétendez le soumettre à un régime comme les autres maladies.
—Cher Horace, lui répondis-je, je crois qu'il me serait facile de constater du moins l'état de votre âme. Vous aimez Marthe, j'en suis bien certain; mais vous voudriez l'aimer davantage, et vous ne le pouvez pas.
—Eh bien, c'est cela même! s'écria-t-il. J'aspire à un amour sublime, je n'en éprouve qu'un misérable. Je voudrais embrasser l'idéal, et je n'étreins que la réalité.
—En d'autres termes, repris-je en essayant d'adoucir par un ton caressant ce que mes paroles pouvaient avoir de sévère, vous voudriez l'aimer plus que vous-même, et vous ne pouvez pas même l'aimer autant.»
Il trouva que je traitais sa douleur un peu plus cavalièrement qu'il ne l'eût souhaité; mais tout ce qu'il me dit pour modifier une opinion qui ne lui semblait pas à la hauteur de sa souffrance, ne servit qu'à m'y confirmer. Marthe rentra, et Horace, obligé de sortir à son tour, me laissa avec elle. Ce que je voyais de leur intérieur ne m'inspirait guère l'espoir de leur être utile. Pourtant je ne voulais pas les quitter sans m'être bien assuré que je ne pouvais rien pour adoucir leur infortune.
Je trouvais Marthe aussi peu disposée à me laisser pénétrer dans son coeur, qu'Horace avait été prompt à m'ouvrir le sien. Je devais m'y attendre: elle était l'offensée, elle avait de justes sujets de plainte contre lui, et une noble générosité la condamnait au silence. Pour vaincre ses scrupules, je lui dis qu'Horace s'était accusé devant moi, et m'avait confessé tous ses torts: c'était la vérité. Horace ne s'était pas épargné; il m'avait dévoilé ses fautes, tout en se défendant de la cause égoïste que je leur assignais. Mais cet encouragement ne changea rien aux résolutions que Marthe semblait avoir prises; je remarquai en elle une sorte de courage sombre et de désespoir morne que je n'aurais pas cru conciliables avec l'enthousiaste mobilité et la sensibilité expansive que je lui connaissais. Elle excusa Horace, me dit que la faute était toute à la société, dont l'opinion implacable flétrit à jamais la femme tombée, et lui défend de se relever en inspirant un véritable amour. Elle refusa de s'expliquer sur son avenir, me parla vaguement de religion et de résignation. Elle refusa également l'offre que je lui fis de lui amener Eugénie, en disant que ce rapprochement serait bientôt brisé par les mêmes causes qui avaient amené la désunion; et tout en protestant de son affection profonde pour mon amie, elle me conjura de ne point lui parler d'elle. La seule idée qui me parut arrêtée dans son cerveau, parce qu'elle y revint à plusieurs reprises, fut celle d'un devoir qu'elle avait à remplir, devoir mystérieux, et dont elle ne détermina point la nature.
En examinant avec attention sa contenance et tous ses mouvements, je crus observer qu'elle était enceinte; elle était si peu disposée à la confiance, que je n'osai pas l'interroger à cet égard, et me réservai de le faire en temps opportun.
Quand je l'eus quittée, le coeur attristé profondément de sa souffrance, je passai par hasard devant un café où Horace avait l'habitude d'aller lire les journaux; et comme il y était en ce moment, il m'appela et me força de m'asseoir près de lui. Il voulait savoir ce que Marthe m'avait dit; et moi, je commençai par lui demander si elle n'était pas enceinte. Il est impossible de rendre l'altération que ce mot causa sur son visage. «Enceinte! s'écria-t-il; de quoi parlez-vous là, bon Dieu? Vous la croyez enceinte? Elle vous a dit qu'elle l'était? Malédiction de tous les diables! il ne me faudrait plus que cela!
—Qu'aurait donc de si effrayant une pareille nouvelle? lui dis-je. Si Eugénie m'en annonçait une semblable, je m'estimerais bien heureux!—Il frappa du poing sur la table, si fort qu'il fit trembler toute la faïence de l'établissement.
—Vous en parlez à votre aise, dit-il; vous êtes philosophe d'abord, et ensuite vous avez trois mille livres de rente et un état. Mais moi, que ferais-je d'un enfant? à mon âge, avec ma misère, mes dettes, et mes parents, qui seraient indignés! Avec quoi le nourrirais-je? avec quoi le ferais-je élever? Sans compter que je déteste les marmots, et qu'une femme en couches me représente l'idée la plus horrible!... Ah! mon Dieu! vous me rappelez qu'elle lit l'Emile, sans désemparer depuis quinze jours! C'est cela, elle veut nourrir son enfant! elle va lui donner une éducation à la Jean-Jacques, dans une chambre de six pieds carrés! Me voilà père, je suis perdu!»
Son désespoir était si comique, que je ne pus m'empêcher d'en rire. Je pensai que c'était une de ces boutades sans conséquence qu'Horace aimait à lancer, même sur les sujets les plus sérieux, rien que pour donner un peu de mouvement à son esprit, comme à un cheval ardent qu'on laisse caracoler avant de lui faire prendre une allure mesurée. J'avais bonne opinion de son coeur, et j'aurais cru lui faire injure en lui remontrant gravement les devoirs que sa jeune paternité allait lui imposer. D'ailleurs je pouvais m'être trompé. Si Marthe eût été dans la position que je supposais, Horace eût-il pu l'ignorer? Nous nous séparâmes, moi riant toujours de son aversion sarcastique pour les marmots, et lui continuant à déclamer contre eux avec une verve inépuisable.
Je trouvai en rentrant chez moi une liste de malades qui s'étaient fait inscrire. J'étais reçu médecin depuis l'automne précédent, et je commençais ma carrière par la sinistre et douloureuse épreuve du choléra. J'avais donc tout à coup une clientèle plus nombreuse que je ne l'aurais désiré, et je fus tellement accaparé pendant plusieurs jours, que je ne revis Horace qu'au bout d'une quinzaine. Ce fut sous l'influence d'un événement étrange qui coupait court à toutes ses amères facéties sur la progéniture.
Il entra chez moi un matin, pâle et défait.
«Est-elle ici? fut le premier mot qu'il m'adressa.
—Eugénie? lui dis-je; oui, certainement, elle est dans sa chambre.
—Marthe! s'écria-t-il avec agitation. Je vous parle de Marthe; elle n'est point chez moi, elle a disparu. Théophile, je vous le disais bien, que je devrais me couper la gorge; Marthe m'a quitté, Marthe s'est enfuie avec le désespoir dans l'âme, peut-être avec des pensées de suicide.»
Il se laissa tomber sur une chaise, et, cette fois, son épouvante et sa consternation n'avaient rien d'affecté. Nous courûmes chez Arsène. Je pensais que cet ami fidèle de Marthe avait pu être informé par elle de ses dispositions. Nous ne trouvâmes que ses soeurs, dont l'air étonné nous prouva sur-le-champ qu'elles ne savaient rien, et qu'elles ne pressentaient pas même le motif de la visite d'Horace. Comme nous sortions de chez elles, nous rencontrâmes Paul qui rentrait. Horace courut à sa rencontre, et, se jetant dans ses bras par un de ces élans spontanés qui réparaient en un instant toutes ses injustices:
«Mon ami, mon frère, mon cher Arsène! s'écria-t-il dans l'abondance de son coeur, dites-moi où elle est, vous le savez, vous devez le savoir. Ah! ne me punissez pas de mes crimes par un silence impitoyable. Rassurez-moi; dites-moi qu'elle vit, qu'elle s'est confiée à vous. Ne me croyez pas jaloux, Arsène. Non, à cette heure, je jure Dieu que je n'ai pour vous qu'estime et affection. Je consens à tout, je me soumets à tout! soyez son appui, son sauveur, son amant. Je vous la donne, je vous la confie; je vous bénis si vous pouvez, si vous devez lui donner du bonheur; mais dites-moi qu'elle n'est pas morte, dites-moi que je ne suis pas son bourreau, son assassin!»
Quoique Marthe n'eût pas été nommée, comme il n'y avait qu'elle au monde qui pût intéresser Arsène, il comprit sur-le-champ, et je crus qu'il allait tomber foudroyé. Il fut quelques instants sans pouvoir répondre. Ses dents claquaient dans sa bouche, et il regardait Horace d'un air hébété, en retenant dans sa main froide et fortement contractée la main que ce dernier lui avait tendue. Il ne fit aucune réflexion. Un mélange d'effroi et d'espoir le jetait dans une sorte de délire farouche. Il se mit à courir avec nous. Nous allâmes à la Morgue; Horace avait eu déjà la pensée d'y aller; il n'en avait pas eu le courage. Nous y entrâmes sans lui; il s'arrêta sous le portique, et s'appuya contre la grille pour ne pas tomber, mais évitant de tourner ses regards vers cet affreux spectacle, qu'il n'aurait pu supporter s'il lui eût offert parmi les victimes de la misère et des passions l'objet de nos recherches. Nous pénétrâmes dans la salle, où plusieurs cadavres, couchés sur les tables fatales, offraient aux regards la plus hideuse plaie sociale, la mort violente dans toute son horreur, la preuve et la conséquence de l'abandon, du crime ou du désespoir. Arsène sembla retrouver son courage au moment où celui d'Horace faiblissait; il s'approcha d'une femme qui reposait là avec le cadavre de son enfant enlacé au sien; il souleva d'une main ferme les cheveux noirs que le vent rabattait sur le visage de la morte, et comme si sa vue eût été troublée par un nuage épais, il se pencha sur cette face livide, la contempla un instant, et la laissant retomber avec une indifférence qui, certes, ne lui était pas habituelle:
«Non,» dit-il d'une voix forte; et il m'entraîna pour répéter vite à Horace ce non», qui devait le soulager momentanément.
Au bout de quelques pas, Arsène s'arrêtant:
«Montrez-moi encore, lui dit-il, le billet qu'elle vous a laissé.»
Ce billet, Horace nous l'avait communiqué. Il le remit de nouveau à Paul, qui le relut attentivement. Il était ainsi conçu:
«Rassurez-vous, cher Horace, je m'étais trompée. Vous n'aurez pas les charges et les ennuis de la paternité; mais après tout ce que vous m'avez dit depuis quinze jours, j'ai compris que notre union ne pouvait pas durer sans faire votre malheur et ma honte. Il y a longtemps que nous avons dû nous préparer mutuellement à cette séparation, qui vous affligera, j'en suis sûre, mais à laquelle vous vous résignerez, en songeant que nous nous devions mutuellement cet acte de courage et de raison. Adieu pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Ne vous inquiétez pas de moi, je suis forte et calme désormais. Je quitte Paris; j'irai peut-être dans mon pays. Je n'ai besoin de rien, je ne vous reproche rien. Ne gardez pas de moi un souvenir amer. Je pars en appellant sur vous la bénédiction du ciel.»
Celle lettre n'annonçait pas des projets sinistres; cependant elle était loin de nous rassurer. Moi surtout, j'avais trouvé naguère chez Marthe tous les symptômes d'un désespoir sans ressource, et cette farouche énergie qui conduit aux partis extrêmes.
«Il faut, dis-je à Horace, faire encore un grand effort sur vous-même, et nous raconter textuellement ce qui s'est passé entre vous depuis quinze jours; d'après cela, nous jugerons de l'importance que nous devons laisser à nos craintes. Peut-être les vôtres sont exagérées. Il est impossible que vous ayez eu envers Marthe des procèdés assez cruels pour la pousser à un acte de folie. C'est un esprit religieux, c'est peut-être un caractère plus fort que vous ne le pensez. Parlez, Horace; nous vous plaignons trop pour songer à vous blâmer, quelque chose que vous ayez à nous dire.
—Me confesser devant lui? répondit Horace en regardant Arsène. C'est un rude châtiment; mais je l'ai mérité, et je l'accepte. Je savais bien qu'il l'aimait, lui, et que son amour était plus digne d'elle que le mien. Mon orgueil souffrait de l'idée qu'un autre que moi pouvait lui donner le bonheur que je lui déniais; et je crois que, dans mes accès de délire, je l'aurais tuée plutôt que de la voir sauvée par lui!
—Que Dieu vous pardonne! dit Arsène; mais avouez jusqu'au bout. Pourquoi la rendiez vous si malheureuse? Est-ce à cause de moi? Vous savez bien qu'elle ne m'aimait pas!
—Oui, je le savais! dit Horace avec un retour d'orgueil et de triomphe égoïste; mais aussitôt ses yeux s'humectèrent et sa voix se troubla. Je le savais, continua-t-il, mais je ne voulais seulement pas qu'elle t'estimât, noble Arsène! C'était pour moi une injure sanglante que la comparaison qu'elle pouvait faire entre nous deux au fond de son coeur. Vous voyez bien, mes amis, que, dans ma vanité, il y avait des remords et de la honte.
—Mais enfin, reprit Arsène, elle ne me regrettait pas assez, elle ne pensait pas assez à moi, pour qu'il lui en coûtât beaucoup de m'oublier tout à fait?
—Elle vous a longtemps défendu, répondit Horace avec une énergie qui me portait à la fureur. Et puis tout à coup elle ne m'a plus parlé de vous, elle s'y est résignée avec un calme qui semblait me braver et me mépriser intérieurement. C'est à cette époque que la misère m'a contraint à lui laisser reprendre son travail, et quoique j'eusse vaincu en apparence ma jalousie, je n'ai jamais pu la voir sortir seule, sans conserver un soupçon qui me torturait. Mais je le combattais, Arsène; je vous jure qu'il m'arrivait bien rarement de l'exprimer. Seulement quelquefois, dans des accents de colère, je laissais échapper un mot indirect, qui paraissait l'offenser et la blesser mortellement. Elle ne pouvait pas supporter d'être soupçonnée d'un mensonge, d'une dissimulation si légère qu'elle fût dans ma pensée. Sa fierté se révoltait contre moi tous les jours dans une progression qui me faisait craindre son changement ou son abandon. Pourtant, depuis quelques semaines, j'étais plus maître de moi, et, injuste qu'elle était! elle prenait ma vertu pour de l'indifférence. Tout à coup une malheureuse circonstance est venue réveiller l'orage. J'ai cru Marthe enceinte; Théophile m'en a donné l'idée, et j'en ai été consterné. Épargnez-moi l'humiliation de vous dire à quel point le sentiment paternel était peu développé en moi. Suis-je donc dans l'âge où cet instinct s'éveille dans le coeur de l'homme? et puis l'horrible misère ne fait-elle pas une calamité de ce qui peut être un bonheur en d'autres circonstances? Bref, je suis rentré chez moi précipitamment, il y a aujourd'hui quinze jours, en quittant Théophile, et j'ai interrogé Marthe avec plus de terreur que d'espérance, je l'avoue. Elle m'a laissé dans le doute; et puis, irritée des craintes chagrines que je manifestais, elle me déclara que si elle avait le bonheur de devenir mère, elle n'irait pas implorer pour son enfant l'appui d'une paternité si mal comprise et si mal acceptée par les hommes de ma condition. J'ai vu là un appel tacite vers vous, Arsène, je me suis emporté; elle m'a traité avec un mépris accablant. Depuis ces quinze jours, notre vie a été une tempête continuelle, et je n'ai pu éclaircir le doute poignant qui en était cause. Tantôt elle m'a dit qu'elle était grosse de six mois, tantôt qu'elle ne l'était pas, et, en définitive, elle m'a dit que si elle l'était, elle me le cacherait, et s'en irait élever son enfant loin de moi. J'ai été atroce dans ces débats, je le confesse avec des larmes de sang. Lorsqu'elle niait sa grossesse, j'en provoquais l'aveu par une tendresse perfide, et lorsqu'elle l'avouait, je lui brisais le coeur par mon découragement, mes malédictions, et, pourquoi ne dirais-je pas tout? par des doutes insultants sur sa fidélité, et des sarcasmes amers sur le bonheur qu'elle se promettait de donner un héritier à mes dettes, à ma paresse et à mon désespoir. Il y avait pourtant des moments d'enthousiasme et de repentir où j'acceptais cette destinée avec franchise et avec une sorte de courage fébrile; mais bientôt je retombais dans l'excès contraire, et alors Marthe, avec un dédain glacial, me disait: «Tranquillisez-vous donc; je vous ai trompé pour voir quel homme vous étiez. A présent que j'ai la mesure de votre amour et de votre courage, je puis vous dire que je ne suis pas grosse, et vous répéter que si je l'étais, je ne prétendrais pas vous associer à ce que je regarderais comme mon unique bonheur en ce monde.»
«Que vous dirai-je? chaque jour la plaie s'envenimait. Avant-hier la mésintelligence fut plus profonde que la veille, et puis hier, elle le fut à un excès qui m'eût semblé devoir amener une catastrophe, si nous n'eussions pas été comme blasés l'un et l'autre sur de pareilles douleurs. A minuit, après une querelle qui avait duré deux mortelles heures, je fus si effrayé de sa pâleur et de son abattement, que je fondis en larmes. Je me mis à genoux, j'embrassai ses pieds, je lui proposai de se tuer avec moi pour en finir avec ce supplice de notre amour, au lieu de le souiller par une rupture. Elle ne me répondit que par un sourire déchirant, leva les yeux au ciel, et demeura quelques instants dans une sorte d'extase. Puis, elle jeta ses bras autour de mon cou, et pressa longtemps mon front de ses lèvres desséchées par une fièvre lente. «Ne parlons plus de cela, me dit-elle ensuite en se levant: ce que vous craignez tant n'arrivera pas. Vous devez être bien fatigué, couchez-vous; j'ai encore quelques points à faire. Dormez tranquille; je le suis, vous voyez!»
«Elle était bien tranquille en effet! Et moi, stupide et grossier dans ma confiance, je ne compris pas que c'était le calme de la mort qui s'étendait sur ma vie. Je m'endormis brisé, et je ne m'éveillai qu'au grand jour. Mon premier mouvement fut de chercher Marthe, pour la remercier à genoux de sa miséricorde. Au lieu d'elle, j'ai trouvé ce fatal billet. Dans sa chambre rien n'annonçait un départ précipité. Tout était rangé comme à l'ordinaire; seulement la commode qui contenait ses pauvres hardes était vide. Son lit n'avait pas été défait: elle ne s'était pas couchée. Le portier avait été réveillé vers trois heures du matin par la sonnette de l'intérieur; il a tiré le cordon comme il fait machinalement dans ce temps de choléra, où, à toute heure, on sort pour chercher ou porter des secours. Il n'a vu sortir personne, il a entendu refermer la porte. Et moi je n'ai rien entendu. J'étais là, étendu comme un cadavre, pendant qu'elle accomplissait sa fuite, et qu'elle m'arrachait le coeur de la poitrine pour me laisser à jamais vide d'amour et de bonheur.»
Après le douloureux silence où nous plongea ce récit, nous nous livrâmes à diverses conjectures. Horace était persuadé que Marthe ne pouvait pas survivre à cette séparation, et que si elle avait emporté ses hardes, c'était pour donner à son départ un air de voyage, et mieux cacher son projet de suicide. Je ne partageais plus sa terreur. Il me semblait voir dans toute la conduite de Marthe un sentiment de devoir et un instinct d'amour maternel qui devaient nous rassurer. Quant à Arsène, après que nous eûmes passé la journée en courses et en recherches minutieuses autant qu'inutiles, il se sépara d'Horace, en lui serrant la main d'un air contraint, mais solennel. Horace était désespéré. «Il faut, lui dit Arsène, avoir plus de confiance en Dieu. Quelque chose me dit au fond de l'âme qu'il n'a pas abandonné la plus parfaite de ses créatures, et qu'il veille sur elle.»
Horace me supplia de ne pas le laisser seul. Étant obligé de remplir mes devoirs envers les victimes de l'épidémie, je ne pus passer avec lui qu'une partie de la nuit. Laravinière avait couru toute la journée, de son côté, pour retrouver quelque indice de Marthe. Nous attendions avec impatience qu'il fût rentré. Il rentra à une heure du matin sans avoir été plus heureux que nous; mais il trouva chez lui quelques lignes de Marthe, que la poste avait apportées dans la soirée. «Vous m'avez témoigné tant d'intérêt et d'amitié, lui disait-elle, que je ne veux pas vous quitter sans vous dire adieu. Je vous demande un dernier service: c'est de rassurer Horace sur mon compte, et de lui jurer que ma position ne doit lui causer d'inquiétude, ni au physique ni au moral. Je crois en Dieu, c'est ce que je puis dire de mieux. Dites-le aussi à mon frère Paul. Il le comprendra.»
Ce billet, en rendant à Horace une sorte de tranquillité, réveilla ses agitations sur un autre point. La jalousie revint s'emparer de lui. Il trouva dans les derniers mots que Marthe avait tracés un avertissement et comme une promesse détournée pour Paul Arsène. «Elle a eu, en s'unissant à moi, dit-il, une arrière-pensée qu'elle a toujours conservée et qui lui revenait dans tous les mécontentements que je lui causais. C'est cette pensée qui lui a donné la force de me quitter. Elle compte sur Paul, soyez-en sûrs! Elle conserve encore pour notre liaison un certain respect qui l'empêchera de se confier tout de suite à un autre. J'aime à croire, d'ailleurs, que Paul n'a pas joué la comédie avec moi aujourd'hui, et qu'en m'aidant à chercher Marthe jusqu'à la Morgue, il n'avait pas au fond du coeur l'égoïste joie de la savoir vivante et résignée.
—Vous ne devez pas en douter, répondis-je avec vivacité; Arsène souffrait le martyre, et je vais tout de suite, en passant, lui faire part de ce dernier billet, afin qu'il repose en paix, ne fût-ce qu'une heure ou deux.
—J'y vais moi-même, dit Laravinière; car son chagrin m'intéresse plus que tout le reste.» Et sans faire attention au regard irrité que lui lançait Horace, il lui reprit le billet des mains, et sortit.
«Vous voyez bien qu'ils sont tous d'accord pour me jouer! s'écria Horace furieux. Jean est l'âme damnée de Paul, et l'entremetteur sentimental de cette chaste intrigue. Paul, qui doit si bien comprendre, au dire de Marthe, comment et pourquoi elle croit en Dieu (mot d'ordre que je comprends bien aussi, allez!...), Paul va courir en quelque lieu convenu, où il la trouvera; ou bien il dormira sur les deux oreilles, sachant qu'après deux ou trois jours donnés aux larmes qu'elle croit me devoir, l'infidèle orgueilleuse l'admettra à offrir ses consolations. Tout cela est fort clair pour moi, quoique arrangé avec un certain art. Il y a longtemps qu'on cherchait un prétexte pour me répudier, et il fallait me donner tort. Il fallait qu'on pût m'accuser auprès de mes amis, et se rassurer soi-même contre les reproches de la conscience. On y est parvenu; on m'a tendu un piège en feignant, c'est-à-dire en feignant de feindre une grossesse. Vous avez été innocemment le complice de cette belle machination; on connaissait mon faible: on savait que cette éventualité m'avait toujours fait frémir. On m'a fourni l'occasion d'être lâche, ingrat, criminel... Et quand on a réussi à me rendre odieux aux autres et à moi-même, on m'abandonne avec des airs de victime miséricordieuse! C'est vraiment ingénieux! Mais il n'y aura que moi qui n'en serai pas dupe; car je me souviens comment on a abandonné le Minotaure, et comment on s'est tenu caché pour laisser passer la première bourrasque de colère et de chagrin. Lui aussi, le pauvre imbécile, a cru à un suicide! lui aussi, il a été à la police et à la Morgue! lui aussi, sans doute, a trouvé un billet d'adieu et de belles phrases de pardon au bout d'une trahison consommée avec Paul Arsène! Je pense que c'est un billet tout pareil au mien; le même peut servir dans toutes les circonstances de ce genre!...»
Horace parla longtemps sur ce ton avec une âcreté inouïe. Je le trouvai en cet instant si absurde et si injuste, que, n'ayant pas le courage de le blâmer hautement, mais ne partageant nullement ses soupçons, je gardai le silence. Après tout, comme j'étais forcé de le laisser à lui-même jusqu'au lendemain, j'aimais mieux le voir ranimé par des dispositions amères que terrassé par l'inquiétude insupportable de la journée. Je le quittai sans lui rien dire qui pût influencer son jugement.