Introduction à la vie dévote
CHAPITRE XX.
De la fréquente communion.
On dit de Mithridate, roi de Pont, qu'ayant inventé un certain breuvage appelé de son nom Mithridate, il devint si fort par l'usage qu'il en fit, que voulant ensuite s'empoisonner pour éviter la servitude des Romains, il ne put jamais y réussir. Le Sauveur a institué de même le très-auguste sacrement de l'Eucharistie, qui contient réellement sa chair et son sang, afin que qui le mange vive éternellement. C'est pourquoi quiconque en use souvent avec dévotion affermit tellement la santé et la vie de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné d'aucune sorte de mauvaise affection. On ne peut être nourri de cette chair divine et vivre dans des affections mortelles; en sorte que, comme les hommes dans le Paradis terrestre pouvoient se préserver de la mort corporelle, en mangeant du fruit de l'arbre de vie que Dieu y avoit planté, ainsi peuvent-ils le préserver de la mort spirituelle en faisant usage de ce sacrement de vie. Que si les fruits les plus tendres et les plus sujets à la corruption, comme sont les cerises, les abricots et les fraises, se conservent aisément toute l'année, étant confits au sucre ou au miel; quelle merveille y a-t-il que nos cœurs, tout foibles et tout chétifs qu'ils sont, échappent à la corruption du péché, lorsqu'ils sont pénétrés de la vertu et de l'incorruptibilité de la chair et du sang du Fils de Dieu? O Philothée! les chrétiens qui seront damnés n'auront rien à répondre, lorsque le juste Juge leur fera voir le tort qu'ils ont eu de se laisser mourir spirituellement, puisqu'il leur étoit si facile d'entretenir leur santé et leur vie, en se nourrissant de son corps qu'il leur a laissé pour cela. Misérables! leur dira-t-il, pourquoi êtes-vous morts, vous qui aviez à votre disposition le fruit et le principe de la vie?
Recevoir la communion tous les jours, c'est ce que je ne veux ni louer ni blâmer. Mais communier tous les dimanches, c'est ce que j'approuve, et ce que je conseille à chacun, pourvu que l'esprit soit sans aucune affection de pécher. Telles sont les propres paroles de saint Augustin, et avec lui je ne blâme ni n'approuve absolument que l'on communie tous les jours: mais sur ce point je renvoie chaque fidèle à un directeur: car les dispositions requises pour une communion si fréquente doivent être si parfaites qu'il n'est pas bon d'en donner le conseil d'une manière générale; et parce que ces dispositions-là, quoique exquises, peuvent se trouver en plusieurs bonnes ames, il n'est pas bon non plus d'en détourner généralement tout le monde. C'est là une affaire qui doit se traiter d'après l'état intérieur de chacun en particulier. Ce seroit imprudence de conseiller indistinctement à tous un usage aussi fréquent de l'Eucharistie; mais ce seroit aussi imprudence de le blâmer dans ceux qui le pratiquent, surtout s'ils suivent en cela l'avis de quelque digne directeur. Sainte Catherine de Sienne fit à ce sujet une réponse très-convenable: comme on lui opposoit, pour la détourner de ces fréquentes communions, que saint Augustin ne blâmoit ni ne louoit l'usage de communier tous les jours: Eh! dit-elle, puisque saint Augustin ne le blâme pas, je vous prie de ne pas le blâmer non plus, et avec cela je serai contente.
Mais, Philothée, vous voyez que saint Augustin exhorte et conseille bien fort que l'on communie tous les dimanches; faites-le donc tant qu'il vous sera possible. Si, comme je le suppose, vous n'avez aucune sorte d'affection au péché mortel, ni aucune affection au péché véniel, vous êtes dans la vraie disposition que saint Augustin demande, et même dans une disposition encore plus excellente, puisque non-seulement vous n'avez pas la volonté de pécher, mais que vous n'avez pas même l'affection du péché; en sorte que, si votre père spirituel le trouvoit bon, vous pourriez utilement communier plus souvent encore que tous les dimanches.
Il pourroit néanmoins y avoir plusieurs empêchemens légitimes, sinon de votre côté, du moins de la part des personnes avec lesquelles vous vivez, qui donneroient occasion à votre directeur de diminuer le nombre de vos communions. Par exemple, si vous êtes dans la dépendance d'autrui, et que ceux à qui vous devez l'obéissance ou le respect soient si mal instruits de leur religion, ou d'une humeur si bizarre, qu'ils s'inquiètent et se troublent de vous voir communier si souvent, alors, toute choses bien considérées, il sera peut-être bon de condescendre en quelque chose à leur infirmité, et de ne communier que de quinze en quinze jours; mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse absolument vaincre leur résistance. Du reste, il seroit difficile d'arrêter ceci d'une manière générale. Il faut faire ce que le père spirituel dira, bien que je puisse assurer que la plus grande distance entre les communion est celle de mois en mois pour ceux qui veulent servir Dieu dévotement.
Si vous êtes bien prudente, il n'y aura ni père, ni mère, ni mari, ni femme qui vous empêche de communier souvent. Car, puisque le jour de votre communion vous ne laisserez pas d'avoir le soin qui est convenable à votre condition; que vous en serez plus douce et plus gracieuse envers ceux qui vous approchent; que vous ne leur refuserez aucune espèce de devoirs; il n'y a pas d'apparence qu'ils veuillent vous détourner d'une pratique qui ne leur cause aucun préjudice, à moins qu'ils ne soient d'un esprit tout-à-fait fâcheux et déraisonnable; auquel cas, comme je l'ai dit, votre directeur voudra bien que vous usiez de condescendance.
A l'égard des gens mariés, il suffit de leur dire que sous l'ancienne loi c'étoit une chose désagréable à Dieu que les créanciers exigeassent, pendant les jours de fêtes, le paiement de ce qu'on leur devoit, mais ce n'étoit point une chose mauvaise pour le débiteur de payer des dettes ces jours-là si on l'exigeoit; de même dans l'état du mariage exiger le devoir nuptial le jour de la communion, c'est manquer à une sainte bienséance, quoique ce ne soit pas un péché grave; mais s'acquitter ces jours-là de ce devoir si on l'exige, c'est se conformer à la religion. Il est donc vrai que cette sujétion du mariage ne doit priver de la communion aucun de ceux qui sont animés du désir d'y participer. Certes, dans la primitive Eglise, les chrétiens ne laissoient pas de communier tous les jours, quoiqu'ils fussent mariés et qu'ils eussent un grand nombre d'enfans. C'est pourquoi j'ai dit que la fréquente communion ne donnoit aucune sorte d'incommodité ni au pères, ni aux femmes, ni aux maris, pourvu que l'ame qui communie soit prudente et discrète.
Quant aux maladies corporelles, il n'y en a point qui soit un empêchement légitime à cette sainte participation, si ce n'est celle qui provoqueroit fréquemment au vomissement.
Ainsi, pour communier tous les huit jours, il est nécessaire de n'avoir ni péché mortel, ni aucune affection au péché véniel, et de plus il faut avoir un grand désir de la communion. Mais pour communier tous les jours, il faut en outre avoir surmonté la plupart des mauvaise inclinations, et que ce soit avec l'avis du père spirituel.
CHAPITRE XXI.
Comment il faut communier.
Commencez le soir précédent à vous préparer à la sainte communion par plusieurs aspirations et élancemens de cœur, vous retirant un peu de meilleure heure, afin de pouvoir aussi vous lever plus matin: si la nuit vous vous réveillez, sanctifiez ces momens-là par quelques dévotes paroles ou par quelque doux sentiment, de manière que votre ame en soit comme parfumée pour recevoir l'époux, qui veillant pendant que vous dormez, se prépare à vous apporter mille grâces et mille faveurs, si de votre côté vous êtes prête à les recevoir. Le matin levez-vous avec grande joie pour le bonheur auquel vous aspirez; et vous étant bien confessée, allez avec grande confiance, mais aussi avec grande humilité, prendre cette viande céleste qui vous nourrit pour l'immortalité. Dès que vous aurez dit les paroles sacrées: Seigneur, je ne suis pas digne, etc., ne remuez plus votre tête ni vos lèvres, soit pour prier, soit pour soupirer; mais ouvrant doucement et médiocrement la bouche, et levant la tête autant qu'il le faut pour que le prêtre puisse voir ce qu'il fait, recevez, pleine de foi, d'espérance et de charité, celui qui est le principe, l'objet, le motif et la fin de toute chose. O Philothée! imaginez-vous alors que, comme l'abeille, après avoir recueilli sur les fleur la rosée du ciel et le suc le plus exquis de la terre, le réduit en miel, et le porte dans sa ruche; de même le prêtre, après avoir pris sur l'autel le Sauveur du monde, vrai fils de Dieu, descendu du Ciel comme une rosée, et vrai Fils de la Vierge, sorti de la terre comme une fleur, il le met dans votre bouche et dans votre poitrine, pour vous être une douce nourriture. L'ayant reçu, excitez votre cœur à venir faire hommage à ce roi de salut; traitez avec lui de vos affaires intérieures; contemplez-le au dedans de vous-même, où il s'est mis pour votre bonheur; enfin, faites-lui tout l'accueil qu'il vous sera possible, et comportez-vous de cette sorte que l'on reconnoisse par toutes vos actions que Dieu est avec vous. Mais quand vous ne pourrez pas avoir cette consolation de communier réellement à la sainte messe, communiez au moins de cœur et d'esprit, vous unissant par un ardent désir à cette chair vivifiante du Sauveur.
Votre grande intention en communiant, doit être de vous avancer, de vous fortifier et de vous consoler en l'amour de Dieu; car c'est pour l'amour que vous devez recevoir ce que l'amour daigne vous donner. Non, le Sauveur ne donne nulle part une plus grande preuve de sa bonté et de sa tendresse que dans ce sacrement, où il s'anéantit, pour ainsi dire, et se réduit en nourriture, afin de pénétrer nos ames, et de s'unir intimement au cœur et au corps de ses fidèles.
Si les mondains vous demandent pourquoi vous communiez si souvent, dites-leur que c'est pour apprendre à aimer Dieu, pour vous purifier de vos imperfections, pour vous délivrer de vos misères, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous soutenir en vos faiblesses. Dites-leur que deux sortes de gens doivent souvent communier: les parfaits, parce qu'étant bien disposés, ils auroient grand tort de ne point s'approcher de la source de la perfection; et les imparfaits, afin de pouvoir justement prétendre à la perfection; les forts, de peur de s'affoiblir; et les foibles, afin de se fortifier; les malades, afin de guérir; les sains, afin de ne pas tomber en maladie; et que quant à vous, étant imparfaite, foible et malade, vous avez besoin de souvent communiquer avec la perfection, la force et le médecin. Dites-leur que ceux qui n'ont pas beaucoup d'affaires doivent souvent communier, parce qu'ils en ont le loisir; et que ceux qui sont très-occupés doivent aussi communier souvent, parce qu'ils en ont particulièrement besoin. C'est en effet aux gens qui travaillent beaucoup, et qui sont chargés de peine, qu'il convient de prendre une nourriture forte et abondante. Dites-leur que vous recevez le saint Sacrement pour apprendre à le bien recevoir, parce qu'on ne fait guère bien une action à laquelle on ne s'exerce pas souvent.
Communiez donc souvent, Philothée, et le plus souvent que vous pourrez, avec l'avis de votre père spirituel; car, s'il est vrai que les lièvres de nos montagnes deviennent blancs en hiver, parce qu'ils ne voient et ne mangent que de la neige, croyez aussi qu'à force de contempler et de manger la beauté, la bonté et la pureté même en ce divin sacrement, vous deviendrez toute belle, toute bonne et toute pure.
TROISIÈME PARTIE
CONTENANT PLUSIEURS AVIS TOUCHANT À L'EXERCICE DES VERTUS.
CHAPITRE PREMIER.
Du choix que l'on doit faire quant à l'exercice des vertus.
Le roi des abeilles ne se met point aux champs qu'il ne soit environné de tout son petit peuple, et la charité n'entre jamais dans un cœur qu'elle n'y loge avec soi tout le cortége des autres vertus, les exerçant et les réglant comme un capitaine fait ses soldats; mais elle ne les met pas tout de suite à l'ouvrage, ni toujours également, ni en tout temps, ni en tout lieu. Le juste est comme l'arbre qui est planté au bord des eaux, et qui porte son fruit en son temps: la charité arrosant son ame, y produit des œuvres vertueuses, chacune en sa saison. La musique, qui est si douce par elle-même, est importune dans un deuil, dit le Proverbe. Aussi est-ce un grand défaut dans ceux qui entreprennent l'exercice de quelque vertu particulière, de vouloir en produire les actes en toutes sortes de rencontres; semblables en cela à ces anciens philosophes, dont l'un vouloit toujours rire, et l'autre toujours pleurer, et plus déraisonnables encore, en ce qu'ils blâment et censurent ceux qui comme eux n'exercent pas toujours les mêmes vertus. Il faut se réjouir avec la joyeux, dit l'Apôtre, et pleurer avec ceux qui pleurent; et il ajoute: la charité est patiente, bénigne, libérale, prudente et condescendante.
Il y a néanmoins des vertus qui sont d'un usage presque universel, et qui ne doivent pas se borner à leur action propre, mais encore répandre leur esprit sur les actes de toutes les autres vertus. Il ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force, la magnanimité, la magnificence; mais la douceur, la tempérance, l'honnêteté et l'humilité sont des vertus dont toutes les actions de notre vie doivent porter l'empreinte. S'il y a des vertus plus excellentes qu'elles, il n'y en a pas dont l'usage soit plus nécessaire. Le sucre est meilleur que le sel; mais le sel est d'un usage plus fréquent et plus indispensable. C'est pourquoi il faut toujours avoir bonne et ample provision de ces vertus générales, afin de pouvoir s'en servir presque continuellement.
Dans la pratique des vertus, nous devons préférer celles qui sont plus conformes à notre devoir, et non celles qui sont plus conformes à notre goût. C'étoit le goût de sainte Paule d'exercer sur elle-même de rudes mortifications corporelles, afin de jouir plus aisément des douceurs spirituelles; mais il étoit plus de son devoir de pratiquer l'obéissance envers ses supérieurs: c'est pourquoi saint Jérôme avoue qu'elle étoit répréhensible, en ce que, contre l'avis de son évêque, elle faisoit des abstinences immodérées. Les apôtres, au contraire, chargés de prêcher l'Evangile, et de distribuer le pain céleste aux ames, jugèrent avec beaucoup de sagesse qu'ils ne devoient pas négliger ce saint exercice, pour pratiquer la vertu du soin des pauvres, quelque excellente qu'elle soit. Chaque état a besoin de pratiquer quelque vertu particulière: autres sont les vertus d'un prélat, autres celles d'un prince, autres celles d'un militaire, autres celles d'une femme mariée, autres celles d'une veuve; et bien que tous doivent avoir toutes les vertus, tous néanmoins ne les doivent pas pratiquer également, chacun doit particulièrement s'adonner à celles qui sont propres au genre de vie auquel il est appelé.
Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier, il faut préférer les plus excellentes, et non pas les plus apparentes. Les comètes paroissent ordinairement plus grandes que les étoiles, et tiennent beaucoup plus de place à nos yeux: toutefois elles ne sont comparables ni en grandeur ni en beauté aux étoiles, et ne paraissent plus grandes que parce qu'elles sont plus près de nous, et d'une substance plus grossière. Il y a de même certaines vertus qui, parce qu'elles sont près de nous, sensibles, et pour ainsi dire matérielles, sont grandement estimées du vulgaire, et préférés à toutes les autres. Ainsi préfère-t-on communément l'aumône temporelle à la spirituelle; la haire, le jeûne, la discipline et les mortifications du corps, à la douceur, à la bonté, à la modestie, et aux autres mortifications du cœur, qui néanmoins sont bien plus excellentes. Choisissez donc, Philothée, les meilleures vertus, et non les plus estimées; les plus excellentes et non les plus apparentes; les plus réelles, et non les plus belles.
Il est utile que chacun s'attache particulièrement à la pratique de quelque vertu, non point pour abandonner les autres, mais pour occuper son esprit d'une manière plus réglée. Une jeune fille plus brillante que le soleil, ornée et parée comme une reine, et couronnée d'une couronne d'olives, apparut un jour à saint Jean évêque d'Alexandrie, et lui dit: Je suis la fille aînée du roi; si tu peux gagner mon amitié, je te conduirai devant sa face. Le saint comprit par cette vision que c'étoit la miséricorde envers les pauvres que Dieu lui commandoit; et depuis lors il s'adonna tellement à l'exercice de cette vertu, qu'il mérita d'être partout appelé saint Jean l'aumônier. Euloge d'Alexandrie, désirant faire quelque chose de particulier pour le service de Dieu, et n'ayant pas assez de force, soit pour embrasser la vie solitaire, soit pour se ranger sous l'obéissance d'un autre, imagina de retirer dans sa maison un malheureux tout rongé et perdu de lèpres, afin d'exercer auprès de lui la charité et la mortification; et voulant rendre la chose encore plus méritoire, il fit vœu d'honorer son malade, de le traiter et de le servir, comme un valet sert son maître et son seigneur. Or, la tentation de se quitter étant survenue au lépreux et à Euloge, ils s'adressèrent au grand saint Antoine, qui leur fit cette réponse: Gardez-vous bien, mes enfans, de vouloir vous séparer; car étant tout les deux proches de votre fin, si l'ange ne vous trouve pas ensemble, vous courez grand péril de perdre vos couronnes.
Le roi saint Louis se faisoit comme un devoir de visiter les hôpitaux, et de servir les malades de ses propres mains. Saint François aimoit par-dessus tout la pauvreté, qu'il appeloit sa dame; et saint Dominique, la prédication, d'où est venu à son ordre le nom qu'il porte. Saint Grégoire-le-Grand se plaisoit à recevoir les pèlerins, à l'exemple du grand Abraham, et comme lui, il reçut le Roi de gloire sous la forme d'un voyageur. Tobie exerçoit sa charité à ensevelir les morts. Sainte Elizabeth, toute grande princesse qu'elle étoit, aimoit surtout l'abjection de soi-même. Sainte Catherine de Gênes, étant devenue veuve, se consacra au service d'un hôpital; et Cassien rapporte qu'une pieuse dame, voulant s'exercer à la vertu de patience, eut recours à saint Athanase, qui, pour répondre à son désir, mit auprès d'elle une pauvre veuve, chagrine, colère, fâcheuse, et vraiment insupportable, laquelle, gourmandant sans cesse cette dévote fille, lui donna bon sujet de pratiquer amplement la douceur et la condescendance. C'est ainsi qu'entre les serviteurs de Dieu, les uns se consacrent à servir les malades, les autres à secourir les pauvres, les autres à enseigner la doctrine chrétienne aux petits enfans, les autres à recueillir les ames perdues et égarées, les autres à parer les églises et à orner les autels, les autres enfin à rétablir la paix et l'union parmi les hommes. En quoi ils imitent les brodeurs, qui, sur un certain fond, couchent une grande variété de soie, d'or et d'argent, de manière à former toutes sortes de fleurs. Car ainsi ces ames pieuses, entreprenant l'exercice de quelque vertu particulière, s'en servent comme d'un fond pour leur broderie spirituelle, et elles appliquent sur ce fond la variété de toutes les autres vertus; en sorte que leurs actions et leurs affections se rapportant toutes à la même fin, s'en trouvent mieux unies, mieux arrangées, et font ainsi paroître la dévotion,
Et d'ouvrages divers à l'aiguille semé.
Quand nous sommes combattus de quelque vice, il faut, tant qu'il nous est possible, embrasser la vertu contraire, et y rapporter la pratique des autres; car par ce moyen nous vaincrons notre ennemi, et ne laisserons pas de nous avancer dans toutes les vertus. Si je suis combattu par l'orgueil ou par la colère, il faut qu'en toutes choses je me penche et me plie du côté de l'humilité et de la douceur, et qu'à cela je fasse servir les autres exercices de l'oraison, des sacremens, de la prudence, de la constance, de la sobriété; car, comme les sangliers, pour aiguiser leurs défenses, les frottent et les usent contre leurs autres dents, lesquelles réciproquement en deviennent fort affilées et tranchantes, ainsi l'homme vertueux, ayant entrepris de se perfectionner dans la vertu dont il sent avoir le plus de besoin pour son salut, doit la limer et l'affiler par l'exercice des autres vertus qui, en perfectionnant celle-là, n'en deviennent, à leur tour, que plus excellentes et mieux polies. C'est ce qui arriva à Job, lorsque, s'exerçant particulièrement à la patience contre tant de tentations qui l'agitoient, il devint parfaitement saint et vertueux dans toutes sortes de vertus. Et même il est arrivé, dit saint Grégoire de Nazianze, que pour un seul acte de vertu, pratiqué avec une grande perfection, une personne a de suite atteint le comble des vertus; ce qu'il prouve par l'exemple de Rahab, qui, ayant excellemment pratiqué les devoirs de l'hospitalité, parvint à une gloire immense: mais pour cela il faut que l'action soit faite avec une extrême ferveur et une très grande charité.
CHAPITRE II.
Suite du même sujet.
Saint Augustin dit excellemment que ceux qui commencent en la dévotion commettent certaines fautes, qui sont blâmables selon toute la rigueur des lois de la perfection, mais qui sont louables par le bon présage qu'elles donnent de la piété à venir, à laquelle même elles servent de dispositions. Cette crainte basse et grossière, qui engendre des scrupules excessifs dans ceux qui sortent nouvellement des voies du péché, est une vertu recommandable dans ce commencement, et un présage certain d'une grande pureté de conscience; mais cette même crainte seroit blâmable en ceux qui sont fort avancés, l'amour divin devant petit à petit chasser cette crainte servile, et régner souverainement dans leur cœur.
Saint Bernard au commencement de son ministère étoit plein de rigueur et d'âpreté envers ceux qui se rangeoient sous sa conduite. Il leur annonçoit tout d'abord qu'il falloit quitter le corps, et venir à lui avec le seul esprit; en recevant leurs confessions, il montroit une sévérité extraordinaire pour toutes sortes de fautes, quelque petites qu'elles fussent, et il troubloit tellement ces pauvres novices dans la perfection qu'à force de les y pousser il les en éloignoit, leur faisant perdre cœur et haleine en les pressant trop vivement dans cette montée si roide et si escarpée. Vous voyez, Philothée, c'étoit le zèle ardent d'une parfaite pureté qui engageoit ce grand saint à une telle méthode; et ce zèle étoit une grande vertu, mais vertu néanmoins qui ne laissoit pas d'être répréhensible. Aussi Dieu l'en corrigea lui-même par une sainte apparition qui laissa dans son ame un esprit doux, suave, aimable et tendre, au moyen duquel s'étant rendu tout autre, il s'accusa grandement d'avoir été si rude, et devint si gracieux et indulgent pour chacun, qu'il se fit vraiment tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ. Saint Jérôme raconte que sainte Paule, sa chère fille, étoit non-seulement excessive, mais encore opiniâtre dans l'exercice des mortifications corporelles, jusqu'à ne pas vouloir céder à l'avis contraire, que saint Epiphane, son évêque, lui avoit donné à ce sujet; puis, ajoutant qu'elle se laissoit tellement emporter au regret de la mort des siens, que toujours elle étoit en danger de mourir, il termine de cette manière: On dira qu'au lieu de faire l'éloge de cette sainte, j'en fais la censure et la critique; mais j'atteste Jésus qu'elle a servi et que je désire servir, que je ne m'éloigne de la vérité ni d'un côté ni de l'autre, et que je rapporte tout simplement l'histoire de sa vie, comme un chrétien doit le faire en parlant d'une chrétienne, pouvant dire du reste, en toute vérité, que ses vices auroient été des vertus chez beaucoup d'autres. Or vous entendez fort bien, Philothée, qu'il veut dire par là que ce qui étoit regardé comme des défauts en sainte Paule auroit passé pour des vertus en des ames moins parfaites, car il y a telles actions qui sont regardées comme des imperfections dans ceux qui sont parfaits, et qui passeroient pour de grandes perfections dans ceux qui sont imparfaits. C'est bon signe en un malade, quand, au sortir de sa maladie, les jambes lui enflent; car cela dénote que la nature, déjà fortifiée, rejette les humeurs superflues; mais ce même signe seroit mauvais en celui qui ne seroit pas malade; car cela prouveroit que la nature n'est pas assez forte pour dissiper et résoudre les humeurs.
Ayons bonne opinion, ô Philothée, de ceux en qui nous voyons la pratique des vertus, quoiqu'il s'y joigne quelques imperfections; car les saints eux-mêmes ont souvent pratiqué la vertu de cette sorte. Mais quant à nous, il faut avoir soin de nous y exercer, non-seulement fidèlement, mais prudemment, et pour cela, observer étroitement l'avis du Sage, qui est de ne point nous appuyer sur notre propre prudence, mais sur ceux que Dieu nous a donnés pour être nos conducteurs.
Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus, et qui ne le sont aucunement: il faut que je vous en dise un mot. Ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités, impassibilités, unions déifiques, élévations, transformations, et autres semblables perfections dont traitent quelques livres, en promettant d'élever l'ame jusqu'à la contemplation purement intellectuelle, à l'application essentielle de l'esprit, et à la vie suréminente. Prenez-y garde, Philothée, ces perfections ne sont pas des vertus, mais plutôt des récompenses que Dieu donne à la vertu, ou bien encore des communications anticipées de la félicité éternelle dont Dieu donne quelquefois à l'homme un avant-goût afin de lui en faire désirer la pleine et entière jouissance. Il ne faut nullement prétendre à de pareilles grâces, puisqu'elles ne sont pas nécessaires pour bien servir et aimer Dieu, qui doit être notre unique prétention. Aussi, bien souvent ne sont-ce pas des grâces qui puissent être acquises par le travail et l'application, mais bien des états purement passifs, où nous n'avons qu'à recevoir, sans pouvoir rien faire par nous-mêmes. J'ajoute que n'ayant ici point d'autre intention que de devenir des gens de bien, des hommes pieux, des femmes pieuses; c'est à cela seul qu'il faut nous attacher. Que s'il plaît ensuite à Dieu de nous élever jusqu'à ces perfections angéliques, nous serons alors de bons anges; mais en attendant, exerçons-nous simplement, humblement et dévotement aux petites vertus que Notre-Seigneur propose à notre soin et à notre travail, comme sont la patience, la débonnaireté, la mortification du cœur, l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, la modestie, la condescendance pour le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et la sainte ferveur. Laissons volontiers les suréminences aux ames surélevées; nous ne méritons pas un rang si haut au service de Dieu: trop heureux serons-nous de le servir dans les postes les plus bas, et d'être comptés au nombre de ses plus humbles serviteurs; quant aux places d'honneur et à l'intimité de son conseil, c'est à lui de nous y appeler, si bon lui semble. Rappelons-nous, Philothée, que ce roi de gloire ne récompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu'ils exercent, mais selon l'amour et l'humilité avec lesquels ils les exercent. Saül, cherchant les ânes de son père, trouva le royaume d'Israël; Rebecca, abreuvant les chameaux d'Abraham, devint l'épouse de son fils; Ruth, glanant après les moissonneurs de Booz, et se mettant à ses pieds, fut choisie pour être son épouse. Certes, les prétentions aux choses extraordinaires sont grandement sujettes aux illusions et aux tromperies; et quelquefois il arrive que ceux qui pensent être des anges ne sont pas même des hommes bons, et que réellement il y a plus de grandeur dans leurs paroles que dans leurs sentimens et dans leurs œuvres. Il ne faut cependant rien mépriser ni censurer témérairement; mais, en bénissant Dieu de l'élévation des autres, restons humblement dans notre condition moins élevée, mais plus sûre, moins brillante, mais plus proportionnée à notre foiblesse, et soyons convaincus que si nous y persévérons avec fidélité, Dieu nous élèvera à des grandeurs qui surpasseront de beaucoup toutes nos espérances.
CHAPITRE III.
De la patience.
La patience, dit l'Apôtre, vous est nécessaire, afin qu'accomplissant la volonté de Dieu, vous en obteniez la récompense qu'il nous a promise. Oui, nous a dit Jésus-Christ, vous posséderez vos ames par la patience. C'est le grand bonheur de l'homme, Philothée, que de posséder son ame; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos ames. Rappelez-vous souvent que Notre-Seigneur nous ayant sauvés par la souffrance et la patience, nous devons aussi faire notre salut par les souffrances et les afflictions, endurant les injures, les contradictions et les peines avec le plus de douceur qu'il nous est possible.
Ne bornez pas votre patience à telle et telle sorte d'injures et d'afflictions, mais étendez-la universellement à tout ce que Dieu vous enverra ou permettra qu'il vous arrive. Il y en a qui ne veulent souffrir que les tribulations honorables, comme, par exemple, d'être blessé à la guerre, d'être prisonnier de guerre, d'être maltraité pour la religion, d'être ruiné par quelque procès où ils sont demeurés maîtres; ceux-là n'aiment pas la tribulation, mais l'honneur qu'elle rapporte. Le vrai patient et bon serviteur de Dieu supporte également les tribulations jointes à l'ignominie, et celles qui sont honorables. D'être méprisé, repris et accusé par les méchans, ce n'est que douceur à un homme de courage; mais d'être repris, accusé et maltraité par les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est là le fait d'une patience héroïque. J'estime plus la douceur avec laquelle le grand saint Charles Borromée souffrit long-temps les censures publiques qu'un grand prédicateur, d'un ordre extrêmement réformé, faisoit de lui en chaire, que toutes les attaques qu'il reçut des autres; car, comme les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des autres mouches, de même le mal qu'on reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ils nous suscitent, sont bien plus insupportables que les autres. Et cela cependant arrive fort souvent, que deux hommes de bien ayant tous deux de bonnes intentions, chacun dans son opinion, se font de grandes peines l'un à l'autre.
Soyez patiente, non-seulement pour le mal même que vous souffrez, mais encore pour toutes ses circonstances et ses suites. Plusieurs voudroient bien avoir du mal, pourvu qu'ils n'en fussent pas incommodés. Je ne me fâcherois point, dira l'un, d'être pauvre, si ce n'étoit que cela m'empêchera de servir mes amis, d'élever mes enfans, et de vivre honorablement comme je désirerois; et l'autre dira: Je ne m'en soucierois pas, si ce n'est que le monde pensera que cela m'est arrivé par ma faute. Un autre seroit bien aise que l'on médît de lui, et le souffriroit fort patiemment, pourvu que personne ne crût le médisant. Il y en a d'autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal, à ce qui leur semble, mais non l'avoir toute; ils ne s'impatientent pas, disent-ils, d'être malades, mais de ce qu'ils n'ont pas d'argent pour se faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en sont importunés. Or je dis, Philothée, qu'il faut avoir patience, non-seulement d'être malade, mais encore de l'être de la maladie que Dieu veut, au lieu où il veut, et parmi les personnes qu'il veut, et avec les incommodités qu'il veut; et ainsi des autres tribulations. Quand il vous arrivera du mal, apportez-y les remèdes qui vous seront possibles, et selon Dieu; car de faire autrement, ce seroit tenter la divine Providence; mais aussi cela étant fait, attendez avec une entière résignation l'effet de la volonté de Dieu, et si les remèdes chassent le mal, remerciez-le avec humilité; si le mal est plus fort que la remèdes, bénissez-le avec patience.
Je suis de l'avis de saint Grégoire: quand vous serez accusée justement pour quelque faute que vous aurez commise; humiliez-vous bien fort, et confessez que vous méritez quelque chose de plus que cette confusion. Que si l'accusation est fausse, excusez-vous doucement, niant d'être coupable; car vous devez cela à la vérité et à l'édification du prochain. Mais aussi si après votre sincère et légitime excuse on continue de vous accuser, ne vous troublez nullement, et ne tâchez point de faire recevoir votre excuse; car après avoir rendu votre devoir à la vérité, vous devez le rendre aussi à l'humilité. Et de cette manière vous ne manquerez ni au soin que vous devez prendre de votre renommée, ni à l'affection que vous devez avoir pour la paix, la douceur de cœur et l'humilité.
Plaignez-vous le moins que vous pourrez des torts qui vous seront faits; car c'est une chose certaine, que, pour l'ordinaire, qui se plaint pèche, l'amour-propre nous faisant toujours trouver les injures plus grandes qu'elles ne sont. Mais surtout ne faites pas vos plaintes à des personnes faciles à s'indigner et à mal penser. Que s'il est nécessaire de vous plaindre à quelqu'un pour remédier à l'offense, ou pour calmer votre esprit, il faut que ce soit à des ames tranquilles et qui aiment bien Dieu; car autrement, au lieu d'alléger votre cœur, elles le provoqueroient à de plus grandes inquiétudes, et au lieu d'ôter l'épine qui vous pique, elles l'enfonceroient plus avant.
Il y a bien des gens qui étant malades ou affligés de quelque manière que ce soit, se gardent bien de se plaindre et de faire les délicats, parce qu'ils pensent avec raison que cela seroit une foiblesse et une lâcheté, mais en même temps ils désirent très-vivement, et font en sorte que chacun les plaigne, qu'on ait grande compassion de leur sort, et qu'on les regarde, non-seulement comme affligés, mais encore comme patiens et courageux. Or, je l'avoue, c'est là une patience, mais une patience fausse, qui en effet n'est autre chose qu'une très-fine et très-délicate ambition et une vanité très-subtile: Ils ont de la gloire dit l'Apôtre, mais non pas aux yeux de Dieu. Le vrai patient ne se plaint point de son mal, et ne désire pas non plus qu'on le plaigne: il en parle naïvement, véritablement et simplement, sans se lamenter, sans s'irriter, sans se faire plus malade qu'il ne l'est. Que si on le plaint, il souffre patiemment qu'on le plaigne, à moins qu'on ne le plaigne de quelque mal qu'il n'a pas; car alors il déclare modestement qu'il n'a pas ce mal-là, et demeure ainsi paisible entre la vérité et la patience, disant son mal et ne s'en plaignant point.
Parmi les contradictions qui vous arriveront dans l'exercice de la dévotion (car cela ne manquera pas), souvenez-vous de cette parole de Notre-Seigneur: Lorsqu'une femme enfante, elle est dans les angoisses; mais après que son enfant est né, elle ne se rappelle plus ses douleurs, tant elle a de joie d'avoir mis un homme au monde. Vous avez conçu dans votre ame le plus digne enfant du monde, qui est Jésus-Christ: avant qu'il soit tout-à-fait produit et enfanté, il est impossible que vous ne vous ressentiez pas du travail; mais ayez bon courage: ces douleurs passeront et il vous restera la joie éternelle d'avoir enfanté un tel homme au monde. Or, il sera entièrement enfanté pour vous, lorsque vous l'aurez entièrement formé dans votre cœur et dans vos œuvres par l'imitation de sa vie.
Quand vous serez malade, offrez toutes vos douleurs, vos langueurs et vos peines au Seigneur, et suppliez-le de les joindre aux tourmens qu'il a endurés pour vous. Obéissez au médecin; prenez les médecines, les alimens et autres remèdes pour l'amour de Dieu, vous ressouvenant du fiel qu'il a pris pour l'amour de nous: désirez de guérir pour le servir: ne refusez pas de languir pour lui obéir, et disposez-vous à mourir, s'il le veut ainsi, pour le louer et jouir de lui. Souvenez-vous que les abeilles, dans le temps où elles font le miel, vivent et mangent d'une nourriture fort amère, et qu'ainsi nous ne pouvons jamais faire de plus grands actes de douceur et de patience, ni mieux composer le miel des excellentes vertus, que lorsque nous mangeons le pain amer des tribulations, et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs du thym, herbe petite et amère, est le meilleur de tous; ainsi la vertu qui se forme dans l'amertume des humiliations et des peines, est la plus excellente de toutes.
Regardez souvent des yeux intérieurs de votre ame Jésus-Christ crucifié, nu, blasphémé, calomnié, abandonné, accablé enfin de toutes sortes d'ennuis, de tristesse et de travaux; et considérez que toutes vos souffrances ne sont aucunement comparables aux siennes, ni en qualités ni en quantité, et que jamais vous ne souffrirez rien pour lui auprès de ce qu'il a souffert pour vous.
Considérez les peines que les martyrs souffrirent autrefois, et celles que tant de personnes endurent encore aujourd'hui, plus grandes sans aucune proportion que celles qui vous affligent, et dites: Hélas! mes travaux sont des consolations, et mes peines des roses, si je me compare à ceux qui, sans secours, sans assistance, sans allégement quelconque, vivent en une mort continuelle, accablés d'afflictions mille fois plus grandes que les miennes.
CHAPITRE IV.
De l'humilité pour l'extérieur.
L'écriture sainte rapporte qu'une pauvre veuve ayant fait connoître sa misère au prophète Élisée, cet homme de Dieu lui ordonna d'emprunter autant de vases vides qu'elle pourrait, d'y verser le peu d'huile qui lui restoit, l'assurant que l'huile ne cesserait de couler que lorsque tous les vases seroient pleins. Apprenons de là que Dieu demande des cœurs bien vides pour y faire couler sa grâce, et songeons à vider les nôtres de tout sentiment de notre propre gloire, si nous voulons qu'ils soient remplis de la divine onction. On dit que la cresserelle, en criant et en regardant les oiseaux de proie, a la vertu secrète de les épouvanter et de les faire fuir. C'est pourquoi les colombes l'aiment plus que tous les autres oiseaux, et vivent en assurance auprès d'elle: ainsi l'humilité repousse Satan, et conserve en nous les grâces et les dons du Saint-Esprit, et pour cela tous les saints, mais particulièrement le Roi des saints et sa mère, ont toujours honoré et chéri cette digne vertu plus qu'aucune autre.
Nous appelons vaine la gloire qu'on se donne, soit pour les choses qui ne sont pas en nous, soit pour celles qui sont en nous, mais non pas à nous; soit pour celles qui sont en nous et à nous, mais qui ne méritent pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la naissance, l'amitié des grands, la faveur populaire, sont des choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui sont tout fiers et tout glorieux parce qu'ils ont un beau cheval, parce qu'ils ont un panache à leur chapeau, ou quelque riche vêtement: mais qui n'aperçoit leur folie? s'il y a de la gloire en cela, n'appartient-elle pas plutôt au cheval qu'on admire, à l'oiseau qui a fourni les plumes, au tailleur qui a fait l'habit? Et quelle lâcheté n'est-ce pas d'emprunter ainsi son mérite d'un animal, ou d'un vain ajustement. D'autres se regardent et s'admirent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crêpés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter; mais encore quelle petitesse d'esprit de vouloir enchérir de valeur, et croître en réputation par des choses si frivoles! D'autres pour un peu de science, veulent être honorés et respectés dans le monde, comme si chacun devoit aller à l'école chez eux, et les regarder comme des docteurs: mais qu'arrive-t-il; on leur donne le titre de pédans, et l'on a raison. D'autres se pavanent à cause de leur beauté, et croient que tout le monde les courtise. Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent; et la gloire qu'on retire de si foibles sujets s'appelle vaine, sotte, et frivole.
On connoît le vrai bien comme le vrai baume; on éprouve le baume en le distillant dans l'eau: s'il va au fond, l'on juge qu'il est fin et précieux; mais s'il surnage, l'on juge qu'il ne vaut rien. De même pour connoître si un homme est vraiment sage, savant, généreux, noble, il faut voir si ses bonnes qualités tendent à l'humilité, à la modestie et à la soumission: car alors ce sont de vraies bonnes qualités; mais si au contraire elles surnagent et veulent paroître, ce sont des biens d'autant moins véritables qu'ils sont plus apparens. Les perles qui ont été formées dans un temps de vent et de tonnerres n'ont que l'écorce de perles, et sont vides de substances; ainsi les vertus et les belles qualités des hommes, qui sont reçues et nourries dans l'orgueil, la jactance et la vanité, n'ont que la simple apparence du bien, sans sucre, sans moelle et sans solidité.
La honneurs, les rangs, les dignités sont comme le safran, qui se porte mieux et vient plus abondamment quand il est foulé aux pieds. Ce n'est plus un honneur d'être beau, quand on en tire vanité. La beauté, pour avoir bonne grâce, doit être négligée; et la science nous déshonore, quand elle nous enfle de pédanterie.
Si nous sommes pointilleux pour les rangs, les préséances et les titres, outre que nous exposons nos qualités à l'examen et à la contradiction, nous les rendons viles et abjectes; car l'honneur qui est si beau lorsqu'il est reçu en présent, devient méprisable lorsqu'il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon fait sa roue pour se voir en levant ses belles plumes, il se hérisse tout le corps, en sorte qu'il montre ce qu'il a de plus laid. Quand une fleur est cueillie et maniée, elle perd bien vite tout son éclat; et comme ceux qui sentent la mandragore de loin, et en passant en reçoivent une odeur très-suave, tandis que ceux qui la sentent de près et long-temps tombent dans l'assoupissement et le malaise, de même les honneurs consolent agréablement ceux qui les reçoivent comme ils se présentent, sans s'y attacher trop fortement, mais ils sont très-funestes à ceux qui les recherchent avec empressement.
L'amour et la recherche de la vertu commencent à nous rendre vertueux; mais l'amour et la recherche des honneurs commencent à nous rendre vils et blâmables. Les grandes ames ne s'amusent pas à tout ce fatras de rang, d'honneur, de salutations; elles ont d'autres occupations, et cela ne convient qu'aux esprits fainéans. Qui peut avoir des perles, ne se charge pas de coquilles, et ceux qui aspirent à la vertu recherchent peu les honneurs. Il faut convenir cependant que chacun peut se placer à son rang et s'y tenir, sans violer l'humilité, pourvu que cela se fasse négligemment et sans prétention; car comme ceux qui viennent du Pérou, outre l'or et l'argent qu'ils rapportent, prennent aussi avec eux des singes et des perroquets, parce que cela ne leur coûte guère, et que le navire n'en est pas beaucoup plus chargé; de même ceux qui aspirent à la vertu ne laissent pas de prendre le rang et les honneurs qui leur sont dus, pourvu que cela ne leur coûte pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit sans être chargé de trouble, d'inquiétude, de disputes et de contentions. Je ne parle pas ici de ceux dont la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulières qui tirent fort à conséquence; car alors il faut que chacun conserve soigneusement ce qui lui appartient, avec une prudence et une discrétion qui soit accompagnée de beaucoup de courtoisie et de charité.
CHAPITRE V.
De l'humilité plus intérieure.
Mais vous désirez, Philothée, que je vous conduise plus avant dans l'humilité; car à faire comme j'ai dit, il y a presque plus de sagesse que d'humilité. Je vais donc vous satisfaire. Plusieurs n'osent point penser aux grâces particulières que Dieu leur a faites, de peur d'en prendre de la vaine gloire; en quoi certes ils se trompent grandement; car puisque, comme l'enseigne le Docteur angélique, le vrai moyen d'atteindre à l'amour de Dieu, c'est de considérer les bienfaits qu'on en a reçus, plus nous connoîtrons ces bienfaits, et plus nous aimerons celui de qui nous les tenons; et comme les grâces particulières touchent plus puissamment que les grâces communes, aussi doivent-elles être considérées plus attentivement. Certes, rien ne peut tant nous humilier devant la miséricorde de Dieu, que la multitude de ses bienfaits, et rien ne peut tant nous humilier devant sa justice, que la multitude de nos péchés. Considérons ce qu'il a fait pour nous, et ce que nous avons fait contre lui; et comme nous considérons nos péchés en détail, considérons aussi en détail ses grâces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourvu que nous soyons attentifs à cette vérité, que ce qu'il y a de bon en nous, n'est pas de nous. Hélas! les mulets ne sont-ils pas toujours des bêtes lourdes et infectes, quoiqu'ils soient chargés des meubles précieux et parfumés du prince? Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons reçu? dit l'Apôtre; et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifier, comme si nous ne l'avions pas reçu? Au contraire, la vive considération des grâces reçues doit nous servir à devenir humbles; car la connoissance produit la reconnoissance. Mais si, voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sotte vanité venoit nous chatouiller le cœur, le remède infaillible seroit de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères: en considérant ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connoîtrons que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de notre façon ni de notre cru. Nous en jouirons néanmoins, et nous nous en réjouirons, mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur.
Ainsi la sainte Vierge confesse que Dieu a fait en elle de grandes choses; mais ce n'est que pour s'en humilier et glorifier Dieu: Mon ame, dit-elle, glorifie le Seigneur, parce qu'il a fait en moi de grandes choses.
Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même et la rebut du monde; mais nous serions bien fâchés qu'on nous prît au mot, et que l'on parlât ainsi de nous. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin que l'on coure après nous et qu'on nous cherche: nous affectons de prendre la dernière place pour arriver avec plus d'honneur à la première. La vraie humilité ne fait pas semblant de l'être, et ne dit guère de paroles d'humilité; car elle ne désire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle souhaite de se cacher elle-même; et s'il lui étoit possible de mentir, de feindre ou de scandaliser le prochain, elle feroit des actes d'arrogance et de fierté, afin de s'y cacher et d'y vivre entièrement inconnue et secrète. Voici donc mon avis, Philothée: ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons-les avec un vrai sentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons extérieurement; ne baissons jamais les yeux qu'en humiliant aussi nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir être les derniers, à moins que de bon cœur nous ne voulions l'être. Et je tiens cette règle pour si générale, que je n'y apporte aucune exception; seulement j'ajoute que l'honnêteté demande quelquefois que nous présentions l'avantage à ceux qui manifestement ne le prendront pas; ce qui n'est ni duplicité ni fausse humilité; car alors la seule offre de l'avantage est un commencement d'honneur; et puisqu'on ne peut le leur donner tout entier, on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J'en dis autant de quelques expressions d'honneur ou de respect, qui, à la rigueur, ne semblent pas véritables, et qui le sont néanmoins assez, pourvu que le cœur de celui qui les prononce ait vraiment l'intention d'honorer, et de respecter celui à qui il les dit; car bien que les mots exagèrent un peu les pensées, nous ne faisons pas mal de les employer quand l'usage commun le demande; et encore voudrois-je que les paroles fussent ajustées à nos sentimens du plus près qu'il nous seroit possible, afin de suivre en tout et partout la simplicité et la candeur. L'homme vraiment humble aimeroit mieux qu'un autre dît de lui qu'il est misérable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que de le dire lui-même: ou du moins, s'il sait qu'on le dit, il ne contredit pas, mais acquiesce de bon cœur, au sentiment des autres; car croyant fermement que cela est vrai, il est bien aise qu'on suive son opinion.
Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale pour les parfaits, et que pour eux ils ne sont pas dignes de la faire; d'autres protestent qu'il n'osent pas communier souvent, parce qu'ils ne se sentent pas assez purs; ceux-ci prétendent qu'ils craignent de faire honte à la dévotion, en s'en mêlant, à cause de leur grande misère et fragilité; ceux-là refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain, parce que, disent-ils, connoissant bien leur misère, ils ont peur de s'enorgueillir s'ils sont l'instrument de quelque bien, et redoutent de se consumer en voulant éclairer les autres. Tout cela n'est qu'un artifice et une sorte d'humilité non-seulement fausse, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blâmer les choses de Dieu, ou du moins couvrir du manteau de l'humilité l'amour de sa propre opinion, de son humeur et de sa paresse.
Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le Ciel, soit en bas au profond de l'abîme, dit le prophète au malheureux Achab: et celui-ci répond: Non, je ne le demanderai point, et je ne tenterai point le Seigneur. O le méchant! il fait semblant de porter un grand respect à Dieu, et sous prétexte d'humilité s'excuse d'aspirer à une grâce que la divine bonté lui offre. Mais ne voit-il pas que quand Dieu nous veut favoriser, c'est orgueil que de refuser; que la nature des dons de Dieu nous oblige de les recevoir, et qu'il est de l'humilité d'obéir et de suivre ses désirs du plus près que nous pouvons? Or, le désir de Dieu est que nous soyons parfaits, nous unissant à lui, et l'imitant de notre mieux. Le superbe qui se fie en lui-même a bien raison de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se connoît plus foible; et à mesure qu'il découvre davantage son néant, il devient plus hardi, parce qu'il met toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à faire éclater sa puissance dans notre foiblesse, et à élever les œuvres de sa miséricorde sur le fondement de notre misère. Il faut donc entreprendre humblement et saintement tout ce que les directeurs de nos ames jugent convenable à notre avancement spirituel.
Penser savoir ce qu'on ne sait pas, c'est une sottise extrême; vouloir faire le savant sur ce qu'on ignore, c'est une vanité insupportable: pour moi, je ne voudrois pas même faire le savant de ce que je saurois, comme aussi je n'en voudrois pas faire l'ignorant. Quand la charité le demande, il faut communiquer franchement et bonnement au prochain, non-seulement ce qui lui est nécessaire pour son instruction, mais encore ce qui lui est utile pour sa consolation; car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait néanmoins paroître, lorsque la charité le commande, pour les accroître, les embellir et les perfectionner. En quoi l'humilité ressemble à cet arbre des îles de Tylos, qui la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates, et ne les ouvre que le matin au soleil levant, en sorte que les habitans du pays disent que ces fleurs dorment la nuit. De même l'humilité couvre et cache tout ce qui est vertu et perfection humaine; et ne les fait jamais paroître que pour la charité, qui, n'étant pas une vertu humaine, mais céleste, non pas morale, mais divine, est véritablement le soleil des vertus, sur lesquelles elle doit toujours dominer: et s'il arrive que l'humilité préjudicie à la charité, c'est une preuve indubitable que cette humilité est fausse et mauvaise.
Je ne voudrois non plus ni faire le fou ni faire le sage; car si l'humilité m'empêche de faire le sage, la simplicité et la franchise m'empêcheront aussi de faire le fou; et si la vanité est contraire à l'humilité, l'artifice, l'afféterie et la ruse sont contraires à la franchise et à la simplicité. Que si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous, il les faut admirer, mais non pas imiter; car ils ont eu pour cela des motifs si particuliers et si extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune conséquence pour soi: et quant à David qui dansa et sauta devant l'arche un peu plus que l'usage et la bienséance ne demandoient, ce n'étoit pas qu'il voulût faire le fou; mais c'étoit tout simplement pour satisfaire par ces mouvemens extérieurs à l'extrême et inconcevable allégresse qu'il ressentoit dans son cœur. Il est vrai que quand Michol sa femme lui en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas chagrin de se voir avili, mais, continuant au contraire les naïves démonstrations de sa joie, il témoigna être bien aise de recevoir un peu de confusion pour son Dieu. Sur quoi je vous dirai que, si pour les actes d'une vraie et sincère dévotion, on vous accuse de bassesse, de sottise ou de folie, l'humilité devra vous faire trouver douce cette bienheureuse humiliation dont la cause ne sera pas en vous, mais en ceux qui vous la donneront.
CHAPITRE VI.
Que l'humilité nous fait aimer notre propre abjection.
Je passe plus avant, Philothée, et je dis qu'en tout et partout vous devez aimer votre propre abjection. Mais que veut dire cela, me demandez-vous: aimer sa propre abjection? En latin abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection; en sorte que quand la sainte Vierge nous dit en son divin cantique que, parce que le Seigneur a vu l'humilité de sa servante, toutes les générations la diront bienheureuse, elle veut dire que le Seigneur a daigné regarder favorablement son abjection, son néant, sa bassesse, pour la combler de grâces et de faveurs. Il y a néanmoins de la différence entre la vertu d'humilité et l'abjection. Car l'abjection, c'est la petitesse, la bassesse et la foiblesse qui est en nous, sans que nous y pensions: mais la vertu d'humilité, c'est la connoissance véritable et volontaire de notre abjection. Or, le haut point de cette humilité consiste, non-seulement à vouloir bien reconnoître qu'on est abject, mais encore à aimer cette abjection et à s'y complaire, non point par défaut de courage et de générosité, mais en vue d'exalter davantage la divine Majesté, et d'estimer beaucoup plus le prochain que nous-mêmes. Et c'est à cela que je vous exhorte, Philothée; et pour mieux l'entendre, sachez que parmi les maux que nous souffrons, les uns sont abjects et les autres honorables: plusieurs personnes s'accommodent assez des honorables, mais presque nul ne veut s'accommoder des abjects. Voyez ce bon ermite tout déchiré et transi de froid; chacun honore son habit usé, et porte compassion à sa souffrance; mais qu'un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre demoiselle soit dans le même état, on s'en moque et on s'en rit; voilà comme la pauvreté est abjecte. Une religieuse reçoit dévotement une âpre réprimande de son supérieur, et un enfant de son père: chacun appellera cela mortification, obéissance, sagesse; mais un cavalier ou une dame en souffrira autant de quelqu'un, et quoique ce soit pour l'amour de Dieu, on dira que c'est de la bassesse et de la lâcheté; voilà donc encore un autre mal abject. Une personne a un ulcère au bras, et une autre en a un au visage, celle-là n'a que le mal; mais celle-ci, avec le mal, a le mépris, l'abjection et le dédain. Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui se fait par la vertu de patience, mais qu'il faut encore chérir l'abjection, ce qui se fait par la vertu d'humilité. De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables. La patience, la douceur, la simplicité et l'humilité même, sont des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes. Au contraire, ils estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la générosité. Il y a encore des actions d'une même vertu, dont les unes sont méprisées, et les autres honorées; donner l'aumône et pardonner une offense, sont deux actions de charité: la première est honorée de tout le monde, et l'autre au contraire est regardée avec mépris. Un jeune gentilhomme, ou une jeune dame, qui fuira la société de ces personnes frivoles qui ne savent que parler, jouer, danser, boire et se parer, sera l'objet du sarcasme et de la raillerie, et sa retenue passera pour affectation et bigoterie: aimer cela, c'est aimer son abjection. En voici d'une autre sorte: nous allons visiter les malades; si on m'envoie au plus pauvre, ce me sera une abjection selon le monde; c'est pourquoi je l'aimerai. Si on m'envoie au plus qualifié, ce me sera une abjection selon l'esprit; car il n'y a pas tant de vertu et de mérite, j'aimerai encore cette abjection. Je tombe dans la rue, et, outre le mal que je me fais, j'en ai encore de la confusion: il faut aimer cette abjection. Il y a même des fautes où il n'y a aucun mal, si ce n'est l'abjection qui en résulte, et l'humilité n'exige pas qu'on les fasse expressément, mais bien qu'on ne s'en trouble point quand on les a commises. Telles sont certaines sottises, incivilités ou maladresses qu'il faut éviter soigneusement pour obéir à la civilité et à la prudence; mais aussi, quand elles sont faites, il faut acquiescer à l'abjection qui nous en revient, et l'accepter de bon cœur pour suivre la sainte humilité. Bien plus, si je me suis laissé aller par colère ou autrement à dire de mauvaises paroles, dont Dieu et le prochain ont été offensés, je me repentirai vivement de cette offense, et je tâcherai de la réparer le mieux qu'il me sera possible; mais je ne laisserai pas d'agréer l'abjection qui m'en arrive; et si l'un pouvoit se séparer de l'autre, je rejeterois ardemment le péché, et je garderois humblement l'abjection qui l'accompagne.
Mais quoique nous aimions l'abjection qui provient du mal, encore ne faut-il pas laisser de remédier au mal qui l'a causée, par des moyens convenables et légitimes, surtout si le mal est de conséquence. Si j'ai un mal abject au visage, j'en chercherai la guérison, mais sans renoncer à l'abjection que j'en ai reçue. Si j'ai fait une faute qui n'offense personne, je ne m'en excuserai pas, parce qu'encore que ce soit une faute, comme elle n'a d'autre suite que la honte qui y est attachée, je ne pourrois m'en excuser que pour fuir l'abjection qu'elle m'apporte; et c'est ce que l'humilité ne permet pas. Mais si par mégarde ou par sottise j'ai offensé ou scandalisé quelqu'un, je réparerai ma faute par quelque sincère excuse, d'autant que le mal est toujours subsistant, et que la charité m'oblige de l'effacer. Enfin, il arrive quelquefois que la charité demande que nous remédiions à l'abjection, dans l'intérêt du prochain auquel notre réputation est nécessaire; mais, dans ce cas-là, tout en ôtant notre abjection de devant les yeux du prochain pour empêcher qu'il ne s'en scandalise, il faut la serrer et la cacher dans notre cœur, afin qu'il s'en édifie.
Si après cela vous voulez savoir, Philothée, quelles sont les meilleures abjections, je vous dirai tout clairement que les plus profitables à l'ame et les plus agréables à Dieu, sont celles que nous avons par accident, ou qui sont attachées à notre état, parce que nous ne les tenons pas de nous-mêmes, mais de la main de Dieu, dont le choix est toujours meilleur que le nôtre. Que s'il en falloit choisir, les plus grandes sont les meilleures; et celles-là sont estimées les plus grandes, qui sont plus contraires à nos inclinations, pourvu qu'elles soient conformes à notre vocation; car, pour le dire une fois pour toutes, notre choix et notre volonté propre gâtent et diminuent presque toutes nos vertus. Ah! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec le roi Prophète: J'ai choisi d'être abject en la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs! Nul ne le peut, chère Philothée, si ce n'est celui qui, pour relever notre nature, a été en sa vie et en sa mort l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple. En tout ceci je vous ai dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures au premier aperçu; mais, croyez-moi, elle seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les pratiquerez.
CHAPITRE VII.
Comment il faut conserver la bonne renommée en pratiquant l'humilité.
La louange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une vertu commune, mais pour une vertu rare et excellente. Car par la louange, nous voulons persuader aux autres d'estimer l'excellence de quelqu'un; par l'honneur, nous protestons que nous l'estimons nous-mêmes; et la gloire n'est autre chose, à mon avis, qu'un éclat de réputation, qui se compose de la réunion de beaucoup de louanges et d'honneurs; en sorte que si la gloire est une couronne, les honneurs et les louanges en sont les pierres précieuses et les perles. Or, l'humilité ne pouvant souffrir que nous ayons aucune bonne opinion de nous-mêmes, ni aucune prétention d'être préférés aux autres, elle ne peut permettre aussi que nous recherchions la louange, l'honneur ou la gloire, qui ne sont dus qu'à la seule excellence. Toutefois elle consent que, selon l'avertissement du Sage, nous prenions soin de notre réputation, parce que la bonne renommée n'est pas une estime qui repose sur aucune excellence, mais bien sur cette simple honnêteté et cette intégrité de vie que l'humilité ne nous empêche pas de reconnoître en nous-mêmes, et dont elle nous permet par conséquent de désirer la réputation. Il est vrai que l'humilité mépriseroit la renommée, si la charité n'en avoit besoin; mais parce qu'elle est un des fondemens de la société humaine, et que sans elle nous sommes non-seulement inutiles, mais nuisibles au public, à cause du scandale qu'il en reçoit, la charité demande, et l'humilité permet que nous la désirions et que nous la conservions précieusement.
Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d'elles-mêmes ne sont pas très-précieuses, servent néanmoins beaucoup, soit pour les embellir, soit pour conserver les fruits tant qu'ils sont encore tendres; de même, la bonne renommée, qui d'elle-même n'est pas une chose fort désirable, ne laisse pas d'être très-utile, non-seulement pour l'ornement de notre vie, mais encore pour la conservation de nos vertus, et principalement des vertus encore tendres et foibles. L'obligation de maintenir notre réputation et d'être tels qu'on nous estime, fait à notre lâcheté naturelle une puissante et douce violence. Conservons nos vertus, Philothée, parce qu'elles sont agréables à Dieu, grand et souverain objet de toutes nos actions. Mais comme ceux qui veulent garder des fruits ne se contentent pas de les confire, mais les mettent encore dans des vases propres à les conserver; de même, bien que l'amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, toujours est-il que nous pouvons encore employer la bonne renommée, comme très-propre et utile à cela.
Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardens et trop susceptibles sur le point d'honneur, car ceux qui sont si délicats et si sensibles pour leur réputation, ressemblent à ceux qui, pour toutes sortes de petites incommodités, prennent des médecines: ceux-ci, pensant conserver leur santé, la gâtent tout-à-fait; et ceux-là, voulant maintenir si délicatement leur réputation, la perdent entièrement. Car par cette susceptibilité si grande, ils se rendent bizarres, ombrageux et insupportables, et provoquent la malice des médisans.
La dissimulation, le mépris des injures et des calomnies, est pour l'ordinaire un remède beaucoup plus salutaire que le ressentiment, la dispute et la vengeance. Le mépris les fait évanouir; au lieu que, si l'on s'en fâche, il semble qu'on les avoue. Le crocodile ne fait mal, dit-on, qu'à ceux qui le craignent; et moi je dis que la médisance ne fait tort qu'à ceux qui s'en mettent en peine.
La crainte excessive de perdre sa réputation annonce qu'on ne la croit pas trop bien fondée sur la réalité d'une bonne vie. Les villes qui ont des ponts de bois sur de grands fleuves, craignent qu'ils ne soient emportés par les moindres crues d'eau; mais celles qui ont des ponts de pierre, n'en sont en peine que dans les grandes inondations. Ainsi ceux qui ont une ame solidement chrétienne méprisent ordinairement le débordement des mauvaises langues; mais ceux qui se sentent foibles s'inquiètent à tout propos. Oui, Philothée, celui qui veut être en réputation auprès de tous, se discrédite souvent auprès de tous; et l'on mérite de perdre l'honneur, quand on le demande à ceux mêmes que leurs vices rendent vraiment méprisables et infâmes.
La réputation n'est que comme une enseigne qui fait connoître où la vertu loge: la vertu doit donc être préférée en tout et partout. C'est pourquoi, si l'on vous dit que vous êtes un hypocrite, parce que vous vivez dévotement; ou que vous êtes un lâche, parce que vous avez pardonné une injure, moquez-vous de tout cela; car outre que de tels jugemens ne peuvent guère venir que de gens sots et méprisables, il est certain que quand votre réputation y seroit attachée, vous ne devriez pas, pour vous les rendre favorables, abandonner la vertu ni quitter le droit chemin: préférons toujours le fruit aux feuilles, c'est-à-dire les biens intérieurs et spirituels à tous les biens extérieurs et sensibles. Il faut être jaloux, mais non pas idolâtre de notre renommée; et comme il ne faut pas offenser l'œil des bons, aussi ne faut-il pas chercher à plaire aux méchans. La barbe contribue à l'ornement de l'homme, et les cheveux à l'ornement de la femme; si on arrache le poil du menton et les cheveux de la tête, difficilement ils reviendront; mais si on ne fait que les couper ou que les raser, ils repousseront bientôt après, et n'en seront que plus forts et plus touffus; de même, encore que la réputation soit coupée, ou même tout-à-fait rasée par la langue des médisans, qui, selon David, est comme un rasoir affilé, il ne faut pas s'en inquiéter; car bientôt elle renaîtra, non-seulement aussi belle qu'elle étoit, mais encore plus solide. Mais si ce sont nos vices, nos lâchetés, notre mauvaise vie qui nous ôtent la réputation, il sera bien difficile que jamais elle revienne, parce que la racine même en est arrachée. Or, la racine de la renommée, c'est la bonté et la probité, qui, tant qu'elles sont en nous, peuvent toujours nous rendre l'honneur que la médisance nous auroit ravi.
Il faut quitter cette vaine conversation, cette société inutile, cette amitié frivole, ce folâtre amusement, si la réputation en souffre. Car la réputation vaut mieux que toutes sortes de vaines satisfactions. Mais si, à cause de nos exercices de piété, de notre avancement dans la vertu, et de notre acheminement vers les biens éternels, on murmure, on gronde, on calomnie, laissons, comme l'on dit, aboyer les mâtins contre la lune; car s'ils parviennent à donner mauvaise opinion de nous, et à couper pour ainsi dire les cheveux et la barbe de notre renommée, bientôt il en repoussera d'autres, et le rasoir de la médisance servira à notre honneur, comme la serpe à la vigne, qu'elle fait croître et abonder en fruits.
Ayons toujours les yeux sur Jésus-Christ crucifié: marchons dans son service avec confiance et simplicité, mais sagement et discrètement: il sera le protecteur de notre renommée; et s'il permet qu'elle nous soit ôtée, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire profiter en la sainte humilité, dont une seule once vaut mieux que mille livres d'honneurs. Si on nous blâme injustement, opposons paisiblement la vérité à la calomnie. Si elle persévère, persévérons à nous humilier; remettant ainsi notre réputation avec notre ame entre les mains de Dieu, nous ne saurions la mieux assurer. Servons Dieu dans la bonne et dans la mauvaise renommée, à l'exemple de saint Paul, afin que nous puissions dire avec David: O mon Dieu! c'est pour vous que j'ai supporté cet opprobre, et que la confusion a couvert mon visage.
J'excepte néanmoins certains crimes si atroces et si infâmes, que nul n'en doit souffrir la calomnie, quand il s'en peut justement décharger. J'excepte aussi certaines personnes de la réputation desquelles dépend l'édification de plusieurs; car en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la réparation du tort reçu, suivant l'avis des théologiens.
CHAPITRE VIII.
De la douceur envers le prochain, et du remède contre la colère.
Le saint chrême, dont, suivant la tradition des apôtres, on se sert dans l'Église de Dieu pour les confirmations et bénédictions, est un composé d'huile d'olive et de baume, qui représente entre autres choses, les deux chères et bien-aimées vertus qui reluisoient en la sacrée personne de Notre-Seigneur, et qu'il nous a recommandées d'une manière toute spéciale, lorsqu'il nous a dit: Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, nous indiquant que c'est là le plus sûr moyen de l'imiter et de lui consacrer notre cœur. L'humilité perfectionne l'homme dans ses devoirs envers Dieu, et la douceur le perfectionne dans les devoirs envers le prochain. La baume, qui, comme je l'ai déjà dit, prend toujours le dessous parmi les autres liqueurs, représente l'humilité; et l'huile d'olive qui prend toujours le dessus, représente la douceur et la bonté, qui surmonte toutes choses, et excelle entre toutes les vertus, étant véritablement la fleur de la charité, laquelle, dit saint Bernard, est arrivée à sa perfection, quand non-seulement elle est patiente, mais qu'en outre elle est douce et débonnaire; mais prenez garde, Philothée, que ce chrême mystique, composé de douceur et d'humilité, soit bien dans votre cœur; car c'est là un des grands artifices de l'ennemi, de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et aux manières extérieures de ces deux vertus, en sorte que, n'examinant pas bien leurs affections intérieures, ils pensent être doux et humbles, et ne le sont néanmoins nullement en effet. Or, ceci se connoît, parce que nonobstant leur douceur cérémonieuse et leur humilité affectée, on les voit s'élever avec une chaleur et un orgueil incroyables dès qu'on leur fait la plus petite injure ou qu'on leur dit la moindre parole de travers. On dit que ceux qui sont piqués ou mordus par des vipères, n'enflent jamais lorsqu'ils ont pris le remède qu'on appelle communément Grâce-de-St-Paul, pourvu toutefois que ce remède soit de bonne qualité: de même, quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vraies, elles nous garantissent de l'enflure et de l'ardeur que les injures ont coutume d'occasioner dans notre cœur. Si, étant piqués et mordus par les médisans, nous devenons fiers, enflés et irrités, n'en doutons pas, c'est un signe que notre humilité et notre douceur ne sont pas véritables et franches, mais fausses et apparentes.
Le saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses frères d'Egypte en la maison de son père, ne leur donna que ce seul avis: Ne vous fâchez pas en chemin. Je vous le dis aussi, Philothée, cette misérable vie n'est qu'un voyage que nous avons à faire pour aller au Ciel; ne nous fâchons donc point en chemin les uns contre les autres; marchons avec la troupe de nos frères et de nos compagnons, doucement, paisiblement, en bons amis. Je le dis nettement et sans exception quelconque: ne vous fâchez point du tout, s'il est possible, et, sous quelque prétexte que ce soit, n'ouvrez point la porte de votre cœur à la colère; car saint Jacques dit que la colère de l'homme n'opère point la justice de Dieu. Il est vrai qu'il faut résister au mal, et réprimer les vices de ceux dont nous sommes chargés, avec constance et avec force, mais aussi avec douceur et avec calme. Rien n'apaise tant l'éléphant irrité que la vue d'un petit agneau; et rien n'amortit mieux les coups de canon que la laine. La correction que fait la raison toute seule est toujours mieux reçue que celle où la passion entre avec la raison, parce que l'homme se laisse aisément conduire par la raison à laquelle il est naturellement assujetti, au lieu qu'il ne peut souffrir qu'on le domine par passion: or, c'est de là que quand la raison veut se fortifier par la passion, elle se rend odieuse et elle perd, ou du moins elle affoiblit sa propre autorité, en appelant à son secours la tyrannie de la passion.
Lorsque les princes visitent leurs états en temps de paix avec leur maison, les peuples en sont honorés et consolés; mais quand ils sont à la tête de leurs armées, quoique ce soit pour le bien public, leur passage est toujours fâcheux et dommageable, parce que, bien qu'ils fassent exactement observer la discipline militaire à leurs soldats, il est impossible qu'il n'arrive pas quelque désordre, dont le bon habitant est la victime. Ainsi, tant que la raison règne et distribue paisiblement le châtiment et le blâme, quoique ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'aime et l'approuve. Mais quand elle conduit avec soi la colère, l'emportement et la violence, qui sont, dit saint Augustin, ses soldats, elle se fait plus craindre qu'aimer, et son propre cœur en demeure tout foulé et maltraité. Il vaut mieux, dit le même saint Augustin écrivant à Profuturus, refuser l'entrée à la colère, même juste et équitable, que de la recevoir, quelque petite qu'elle soit; parce qu'étant reçue, il est malaisé de la faire sortir, et qu'après s'être insinuée comme un petit rejeton, elle grossit en moins de rien et devient comme un grand arbre. Que si une fois elle peut gagner la nuit, et que le soleil se couche sur notre colère, ce que l'Apôtre défend, elle se convertit en haine, et il n'y a presque plus moyen de s'en défaire, parce qu'elle se nourrit de mille fausses préventions, dont il est bien rare que l'homme courroucé reconnoisse l'injustice.
Il vaut donc mieux apprendre à vivre sans colère que de chercher à en user modérément et sagement; et quand, par imperfection et foiblesse, nous nous trouvons surpris par elle, il vaut mieux la repousser promptement, que de vouloir marchander avec elle; car, pour peu qu'on lui donne de loisir, elle se rend maîtresse de la place, et fait comme le serpent qui tire aisément tout son corps où il a pu passer sa tête. Mais comment la repousserai-je? me direz-vous. Il faut, ma Philothée, qu'à la première atteinte que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non brusquement ni impétueusement, mais doucement et gravement; car, comme on voit souvent dans les audiences des parlemens et des sénats, que les huissiers en criant, Paix là! font plus de bruit que ceux qu'ils veulent faire taire; ainsi arrive-t-il maintes fois qu'en voulant brusquement réprimer notre colère, nous excitons plus de trouble dans notre cœur qu'elle n'en avoit fait; et le cœur étant ainsi troublé, ne peut plus être maître de lui-même.
Après ce doux effort, pratiquez le conseil que saint Augustin, déjà vieux, donnoit au jeune évêque Auxilius: Faites, dit-il, ce qu'un homme doit faire; et si dans quelque occasion vous avez sujet de dire comme David: Mon œil est troublé d'une grande colère, recourez aussitôt à Dieu, en criant: Seigneur, ayez pitié de moi, afin qu'il étende sur vous sa droite, et qu'il réprime votre courroux. Je veux dire qu'il faut invoquer le secours de Dieu, quand nous nous voyons agités par la colère, à l'exemple des apôtres battus du vent et de l'orage au milieu des eaux; car il commandera à nos passions de s'arrêter, et à l'instant il se fera un grand calme. Mais toujours je vous dis que la prière qu'on oppose à la colère présente et pressante doit se faire doucement, tranquillement, et non point violemment: ce qu'il faut observer dans tous les remèdes que l'on applique à ce mal.
Avec cela, sitôt que vous vous apercevrez avoir fait quelque acte de colère, réparez promptement cette faute par un acte de douceur envers la personne contre laquelle vous vous serez irritée; car comme c'est un excellent remède contre le mensonge que de s'en dédire sur-le-champ, aussitôt qu'on s'en aperçoit, aussi est-ce un bon remède contre la colère de la réparer tout de suite par un acte contraire de douceur; les plaies fraîches sont toujours les plus faciles à guérir.
Au surplus, lorsque vous êtes tranquille et sans aucun sujet de colère, faites grande provision de douceur et de débonnaireté: disant toutes vos paroles, faisant toutes vos actions de la plus douce manière qu'il vous sera possible; vous ressouvenant que l'épouse du Cantique n'a pas seulement le miel sur les lèvres et au bout de la langue, mais encore sous la langue, c'est-à-dire, dans la poitrine; et non-seulement du miel, mais encore du lait; car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parole douce à l'égard du prochain, mais encore toute la poitrine, c'est-à-dire, tout l'intérieur de notre ame; et non-seulement il faut avoir la douceur du miel, qui est aromatique et parfumé, c'est-à-dire, une conversation douce et aimable avec les étrangers, mais encore il faut avoir la douceur du lait avec la famille et les voisins, en quoi manquent grandement ceux qui dans la rue semblent des anges, et à la maison sont des diables.
CHAPITRE IX.
De la douceur envers nous-mêmes.
L'un des meilleurs usages que nous puissions faire de la douceur, c'est de nous l'appliquer à nous-mêmes. Ne nous dépitons jamais contre nous-mêmes ni contre nos imperfections; car bien que la raison demande que, quand nous faisons des fautes, nous en soyons contrits et fâchés, encore faut-il que nous évitions d'en avoir une douleur aigre et chagrine, dépiteuse et violente. En quoi pèchent beaucoup de gens qui, s'étant mis en colère, se courroucent de s'être courroucés, se chagrinent de s'être chagrinés, et se dépitent de s'être dépités. D'où il arrive qu'ils tiennent leur cœur toujours enflé et détrempé de colère, et que la seconde colère, en paroissant ruiner la première, sert néanmoins d'ouverture et de passage à toutes celles qui se présenteront. Ajoutez à cela que ces colères et ces aigreurs que l'on a contre soi-même tendent à l'orgueil, et n'ont d'autre origine que l'amour-propre, par lequel on se trouble et on s'inquiète de se voir imparfait. Il faut donc avoir un déplaisir de nos fautes; mais un déplaisir calme, paisible et ferme: car, de même qu'un juge, en rendant ses sentences, par raison et de sang-froid, châtie bien mieux les méchans que s'il agissoit par emportement et par passion, puisqu'en jugeant avec passion, il ne châtie pas les fautes selon ce qu'elles sont, mais selon ce qu'il est lui-même; de même nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par un repentir calme et constant, que par des reproches pleins d'aigreur et de colère, puisque ces reproches si violens ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos propres inclinations. Par exemple, celui qui affectionne la chasteté, se dépitera avec une amertume non pareille de la moindre faute qu'il commettra contre cette vertu, tandis qu'il ne fera que rire d'une grosse médisance qu'il aura commise; au contraire, celui qui hait la médisance se tourmentera d'une légère parole qui lui sera échappée, et ne tiendra nul compte d'une grosse faute commise contre la chasteté; et ainsi des autres. Or, d'où vient-cela? de ce qu'on ne forme pas le jugement de sa conscience par raison, mais par passion.
Croyez-moi, Philothée, comme les remontrances d'un père, faites doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger, que les colères et les courroux, ainsi quand notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remontrances douces et tranquilles, ayant plus de compassion de lui que de passion contre lui et l'encourageant à mieux faire à l'avenir, le regret qu'il en concevra entrera bien plus avant et le pénétrera bien mieux que ne feroit une correction aigre, injurieuse et emportée.
Pour moi, si j'avois, par exemple, résolu de ne point tomber dans la vanité, et que j'y fusse néanmoins tombé d'une grande chute, je ne voudrois pas reprendre mon cœur de cette sorte: N'es-tu pas bien misérable et abominable, après tant de résolutions, de t'être laissé emporter à la vanité? Meurs de honte, ne lève plus les yeux au ciel, aveugle que tu es, impudent, traître, déloyal à ton Dieu! et autres choses semblables. Mais je voudrois le corriger raisonnablement et par manière de compassion: Eh bien! mon pauvre cœur, nous voilà donc tombés dans la fosse que nous avions tant résolu d'éviter! Ah! relevons-nous, et sortons-en pour jamais; réclamons la miséricorde de Dieu, et espérons qu'elle nous assistera, pour désormais être plus fermes. Remettons-nous dans le chemin de l'humilité. Courage! soyons maintenant sur nos gardes: Dieu nous aidera, nous ferons quelque chose de bon. Sur quoi je voudrois bâtir une bonne et ferme résolution de ne plus retomber dans ma faute, prenant pour cela les moyens convenables, et surtout l'avis de mon directeur.
Que si néanmoins quelqu'un ne trouve pas que son cœur puisse être assez ému par cette douce correction, il pourra employer le reproche, et une réprimande dure et forte pour l'exciter à une profonde confusion, pourvu qu'après avoir rudement gourmandé et corrigé son cœur, il le soulage un peu en terminant tous ses regrets par une douce et sainte confiance en Dieu, à l'imitation de ce grand pénitent qui, voyant son ame affligée, la relevoit de cette sorte: Pourquoi es-tu triste, ô mon ame! et pourquoi me troubles-tu? Espère en Dieu, car je le bénirai encore comme le salut et la lumière de mon visage et mon vrai Dieu.
Relevez donc votre cœur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu par l'expérience de votre misère, sans nullement vous étonner de votre chute, puisque ce n'est pas chose surprenante que l'infirmité soit infirme, que la foiblesse soit foible, et que la misère soit chétive. Détestez néanmoins de toutes vos forces l'offense que Dieu a reçue de vous, et avec un grand courage et une ferme confiance en sa miséricorde, remettez-vous au train de la vertu que vous avez abandonnée.
CHAPITRE X.
Qu'il faut s'appliquer aux affaires avec soin, sans empressement ni trouble.
Le soin et la diligence que nous devons mettre en nos affaires sont des choses bien différentes de l'inquiétude, du trouble et de l'empressement. Les anges prennent soin de notre salut, et s'y appliquent avec diligence, mais ils n'en ont pour cela ni inquiétude, ni trouble, ni empressement; car le soin et la diligence appartiennent à leur charité; mais l'inquiétude, le trouble et l'empressement seroient totalement contraires à leur félicité, puisque le soin et la diligence peuvent être accompagnés de la tranquillité et de la paix de l'ame, mais non pas l'inquiétude, le souci, et encore moins l'empressement.
Soyez donc soigneuse et diligente en toutes les affaires dont vous serez chargée, ma Philotée; car Dieu vous les ayant confiées, veut que vous en ayez un grand soin; mais, s'il est possible, n'en prenez ni inquiétude, ni souci, c'est-à-dire ne les entreprenez pas avec trouble, anxiété et ardeur, ne vous empressez pas à la besogne, car toute sorte d'empressement trouble la raison et le jugement, et nous empêche même de bien faire la chose à laquelle nous nous empressons.
Quand Notre-Seigneur reprend sainte Marthe, il lui dit: Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous troublez pour beaucoup de choses. Si elle eût été simplement soigneuse, elle ne se fût pas troublée; mais parce qu'elle avoit de l'inquiétude et du souci, elle s'empresse et se trouble; et c'est de quoi Notre-Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant dans la plaine, portent les grands bateaux et les riches marchandises, et les pluies qui tombent doucement dans la campagne y font croître les herbes et les fruits. Mais les torrens et les rivières, qui à grands flots courent sur la terre, minent tout sur leur passage, et sont inutiles au commerce, comme les pluies violentes et orageuses ravagent les champs et les prairies. Jamais besogne faite avec impétuosité et empressement ne fut bien faite. Il faut se hâter lentement, comme dit l'ancien proverbe. Qui va avec précipitation, dit Salomon, court risque de tomber à chaque pas. Nous faisons toujours assez tôt, quand nous faisons bien; les bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que les abeilles; mais ils ne font que la cire, et non point le miel; de même ceux qui s'empressent d'une manière si bruyante et si affairée, ne font jamais ni beaucoup ni bien.
Les mouches ne nous inquiètent pas par leur force, mais par leur multitude. Ainsi les grandes affaires ne nous troublent pas tant par leur importance que les petites par leur nombre. Recevez donc les affaires qui vous arriveront, en paix, et tachez de les faire par ordre, l'une après l'autre; car si vous les voulez faire tout d'un coup, ou en désordre, vous ferez des efforts qui vous consumeront l'esprit, et pour l'ordinaire vous demeurerez accablée sous le poids et sans effet.
En toutes vos affaires appuyez-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule vos desseins doivent réussir: travaillez néanmoins de votre côté tout doucement pour coopérer à ses œuvres; et puis croyez que si vous vous êtes bien confiée en Dieu, le résultat que vous obtiendrez sera toujours le plus profitable pour vous, soit qu'il paroisse bon, soit qu'il paroisse mauvais à votre jugement particulier.
Dans le maniement et l'acquisition des biens temporels, faites comme un petit enfant, qui d'une main tenant son père, cueille de l'autre les fraises et les mûres le long des haies; servez-vous aussi d'une de vos mains pour amasser les biens de la terre; mais tenez toujours de l'autre la main de votre Père céleste, vous retournant de temps en temps vers lui, pour voir s'il a pour agréable votre travail et vos occupations, et prenez garde surtout de ne point quitter sa main et sa conduite, dans l'idée d'amasser et de recueillir davantage; car s'il vous abandonne, vous ne ferez point de pas sans donner du nez en terre. Je veux dire, ma Philothée, que, quand vous serez parmi des affaires et des occupations communes, qui ne requièrent pas une attention si forte et si soutenue, vous regardiez plus Dieu que les affaires; et quand les affaires sont de si grande importance, qu'elles demandent toute votre attention pour être bien faites, de temps en temps regardez à Dieu, comme font ceux qui sont sur mer, lesquels, pour arriver à la terre qu'ils désirent, regardent plus le ciel que la mer. Ainsi Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et votre travail sera béni de mille consolations.
CHAPITRE XI.
De l'obéissance.
La seule charité constitue la perfection, mais l'obéissance, la chasteté et la pauvreté sont les trois grands moyens que nous avons pour l'acquérir: l'obéissance consacre notre cœur, la chasteté notre corps, et la pauvreté nos biens à l'amour et au service de Dieu. Ce sont les trois branches de la croix spirituelle, toutes trois néanmoins fondées sur la quatrième qui est l'humilité. Je ne prétends pas vous parler de ces trois vertus par rapport aux vœux solennels qu'en font les personnes qui entrent en religion, ni par rapport aux vœux simples qu'on en peut faire dans le monde, je les considérerai seulement en elles-mêmes, attendu que quoique le vœu y attache un surcroît de grâce et de mérite, elles suffisent néanmoins sans le vœu pour conduire à la perfection, pourvu qu'elles soient bien pratiquées.
Il est vrai que les vœux qu'on en fait établissent une personne dans l'état de perfection, mais il y a une grande différence entre l'état de perfection et la perfection, puisque tous les évêques et les religieux sont dans l'état de perfection, et que tous néanmoins ne sont pas dans la perfection, ainsi qu'il ne se voit que trop. Tâchons donc, Philothée, de bien pratiquer ces trois vertus, chacun selon notre vocation; car, encore qu'elles ne nous mettent pas dans l'état de perfection, elles nous donneront néanmoins la perfection même; et c'est pourquoi nous sommes tous obligés à la pratique de ces trois vertus, quoique nous ne soyons pas tous obligés de les pratiquer de la même manière.
Il y a deux sortes d'obéissance: l'une nécessaire, et l'autre volontaire. Par la nécessaire, vous devez humblement obéir à vos supérieurs ecclésiastiques, comme au pape et à l'évêque, au curé et à ceux qui les représentent. Vous devez obéir à vos supérieurs politiques, c'est-à-dire à votre prince et aux magistrats qu'il a établis sur votre pays; vous devez enfin obéir à vos supérieurs domestiques, c'est-à-dire à votre père, à votre mère, à votre mari, à votre maître et à votre maîtresse. Or, cette obéissance s'appelle nécessaire, parce que nul ne peut s'exempter d'obéir à ces supérieurs-là, Dieu les ayant chargés de nous commander et de nous gouverner, chacun selon l'autorité qu'il a sur nous. Obéissez donc à leurs commandemens, cela est de nécessité; mais de plus, si vous voulez être parfaite, suivez encore leurs conseils, et même leurs désirs et leurs inclinations, en tant que la charité et la prudence vous le permettront: obéissez quand ils vous ordonneront une chose agréable, comme de manger ou de prendre la récréation; car, encore qu'il paroisse qu'il n'y a pas grand mérite à obéir en ce cas, ce seroit néanmoins un grand vice que de désobéir. Obéissez dans les choses indifférentes, comme de porter tel ou tel habit, d'aller par un chemin ou par un autre, de chanter ou de se taire, et ce sera déjà une obéissance fort recommandable. Obéissez dans les choses difficiles, âpres et dures, et ce sera une obéissance parfaite. Obéissez enfin doucement sans réplique, promptement, sans retard, gaîment, sans chagrin, et surtout obéissez amoureusement pour l'amour de celui qui pour l'amour de nous s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix; et qui, comme dit saint Bernard, aima mieux perdre la vie que l'obéissance.
Pour apprendre à obéir aisément à vos supérieurs, condescendez aisément à la volonté de vos égaux, cédant à leurs opinions en ce qui n'est pas mauvais, sans être contentieuse, ni revêche: accommodez-vous volontiers aux désirs de vos inférieurs, autant que la raison le permettra, sans exercer sur eux aucune autorité impérieuse tant qu'ils se tiendront dans leur devoir.
C'est un abus de croire que si l'on étoit religieux ou religieuse on obéirait aisément, si l'on sent de la difficulté et de la répugnance à obéir aux personnes que Dieu a mises au-dessus de nous.
Nous appelons obéissance volontaire celle à laquelle nous nous obligeons par notre propre choix et qui ne nous est imposée par personne. On ne choisit pas pour l'ordinaire son prince ou son évêque, son père et sa mère, ni même souvent son mari, mais l'on choisit bien son confesseur, son directeur. Or, soit qu'en le choisissant on fasse vœu de lui obéir, comme fit la mère Thérèse, qui, outre l'obéissance vouée solennellement au supérieur de son ordre, s'obligea encore par un vœu simple à obéir au père Gratian; soit que, sans vœu, l'on se soumette à l'obéissance de quelqu'un, toujours cette obéissance s'appelle volontaire, à raison de son fondement qui dépend de notre volonté et de notre choix.
Il faut obéir à tous les supérieurs, et à chacun en particulier, selon l'espèce d'autorité qu'il a sur nous: aux princes, en ce qui regarde la police et les choses publiques; aux prélats, en ce qui regarde la discipline ecclésiastique; dans les choses domestiques, au père, au maître, au mari; et quant à la conduite particulière de l'ame, au confesseur et au directeur particulier. Faites-vous ordonner par votre père spirituel les pratiques de piété que vous devez observer, parce qu'elles en seront meilleures et auront double grâce et bonté; l'une tirée d'elles-mêmes, puisqu'elles sont pieuses, et l'autre tirée de l'obéissance en vertu de laquelle elles auront été prescrites et accomplies. Bienheureux sont les obéissans, car Dieu ne permettra jamais qu'ils s'égarent.
CHAPITRE XII.
De la nécessité de la chasteté.
La chasteté est le lis des vertus, et dès cette vie elle nous rend presque semblables aux anges. Partout rien n'est beau que par la pureté, et la pureté des hommes est la chasteté. On appelle cette vertu honnêteté, et sa pratique honneur; on la nomme encore intégrité, et le vice qui lui est contraire, corruption. En un mot, elle a cette gloire, entre toutes les vertus, qu'elle est tout ensemble la vertu de l'ame et du corps.
Il n'est jamais permis de faire servir ses sens à un plaisir voluptueux, en quelque manière que ce soit, hors d'un légitime mariage, dont la sainteté puisse par une juste compensation réparer la perte que l'ame y peut souffrir de ce commerce sensuel; encore faut-il y donner tant d'honnêteté à l'intention, que la volonté n'en puisse recevoir aucune tache. Le cœur chaste est semblable à la mère perle, laquelle ne reçoit aucune goutte d'eau qui ne vienne du ciel; car il ne souffre aucun plaisir, que celui du mariage établi par le Ciel: hors de là, la seule pensée même ne lui est pas permise; j'entends une pensée à laquelle la volupté porte et attache l'esprit volontairement.
Pour le premier degré de cette vertu, jamais, Philothée, ne souffrez volontairement rien de tout ce qui est défendu dans toute l'étendue de la volupté, comme universellement parlant, tout ce que l'on en cherche hors de l'état du mariage, ou même ce qui est contraire aux règles de cet état.
Pour le second degré, retranchez, autant que vous pourrez, toutes les délectations des sens superflues et inutiles, quoiqu'elles soient honnêtes et permises.
Pour le troisième degré, n'attachez point votre affection à celles qui sont nécessaires et ordonnées; car bien qu'il faille s'assujettir à celles qui sont de l'institution et la fin du saint mariage, il ne faut jamais y attacher l'esprit et le cœur.
Au reste, cette vertu est incroyablement nécessaire à tous les états. Dans celui de la viduité, la chasteté doit être extrêmement généreuse pour le défendre du plaisir, non-seulement à l'égard du présent et de l'avenir, mais encore à l'égard du passé, dont les idées, toujours dangereuses, rendent l'imagination plus susceptible de mauvaises impressions. C'est pourquoi saint Augustin admirait en son cher Alypius cette admirable pureté d'ame qui l'avoit entièrement affranchi des sentimens, et même des souvenirs de tous ses déréglemens passés. En effet, chacun sait bien qu'il est facile de conserver long-temps les fruits qui sont encore en leur entier; mais pour peu qu'ils aient été flétris ou entamés, l'unique moyen de les bien garder, c'est de les confire au sucre ou au miel. Je dis aussi que l'on a plusieurs moyens de conserver avec sûreté la chasteté, tandis qu'elle a toute son intégrité: mais quand elle l'a une fois perdue, rien ne peut plus la conserver qu'une solide dévotion, dont j'ai souvent comparé la douceur avec celle du miel.
Dans l'état de la virginité, la chasteté demande une grande simplicité d'ame, et une grande délicatesse de conscience pour éloigner toutes sortes de pensées curieuses, et pour s'élever au-dessus de tous les plaisirs sensuels, par un mépris absolu et entier de tout ce que l'homme a de commun avec les bêtes, et qu'elles ont même plus que lui. Que jamais donc ces ames pures ne doutent en aucune manière que la chasteté ne leur soit incomparablement meilleure que tout ce qui est incompatible avec sa perfection: car, comme dit saint Jérôme, le démon ne pouvant souffrir cette salutaire ignorance du plaisir, tâche du moins d'en exciter le désir dans ces ames, et leur en donne pour cela des idées si attirantes, quoique très-fausses, qu'elles en demeurent fort troublées, parce qu'elles se laissent imprudemment aller, ajoute ce saint Père, à estimer ce qu'elles ignorent. C'est ainsi que tant de jeunes gens, surpris par une fausse et folle estime des plaisirs voluptueux, et par une curiosité sensuelle et inquiète, s'y livrent avec la perte entière de leurs intérêts temporels et éternels; semblables à des papillons qui s'imaginant que la flamme est aussi douce qu'elle leur paroît belle, vont étourdiment s'y brûler.
A l'égard de l'état du mariage, c'est une erreur vulgaire et très-grande, de penser que la chasteté n'y soit pas nécessaire; car elle l'est absolument et même beaucoup, non pas pour s'y priver des droits de la foi conjugale, mais pour se contenir dans les bornes. Or, comme l'observation de ce commandement: Fâchez-vous, et ne péchez point, porte plus de difficulté que la pratique de celui-ci, ne vous fâchez point, par la raison qu'il est plus aisé d'éviter la colère que de la régler; de même il est plus facile de se priver de tous les plaisirs de la chair, que de les modérer. Il est vrai que la licence du mariage, sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, peut beaucoup servir à éteindre la passion naturelle; mais l'infirmité de plusieurs personnes qui s'en servent, les font passer aisément de la permission à l'usurpation, et de l'usage à l'abus. Et comme l'on voit beaucoup de riches s'accommoder injustement du bien de leur prochain, non pas par indigence, mais par avarice; l'on voit aussi beaucoup de personnes mariées, qui pouvant et devant fixer leur cœur à un objet légitime, s'emportent encore à des plaisirs étrangers, par une incontinence effrénée. Il est toujours dangereux de prendre des médicamens violens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne faut, ou qu'ils ne soient pas bien préparés, la santé en souffre beaucoup. Le mariage a été institué et sanctifié en partie pour servir de remède à la cupidité naturelle, et si on doit dire que ce remède est salutaire, on peut dire qu'il est violent et par conséquent dangereux, si l'on s'en sert sans modération et sans les précautions nécessaires de la piété chrétienne.
J'ajoute que la variété des affaires de la vie, et les longues maladies séparent souvent deux personnes que l'amour conjugal a unies; c'est pourquoi cet état a besoin d'une double chasteté: de l'une pour s'abstenir de tout plaisir dans les temps d'absence; et de l'autre, pour se modérer dans les temps de présence. Sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames excessivement tourmentées pour avoir profané la sainteté du mariage; non pas précisément par la raison de l'énormité de leurs péchés, puisque les meurtres et les blasphèmes sont plus énormes; mais par cette raison, que ceux qui les commettent ne s'en font aucun scrupule, et que par conséquent ils y persévèrent durant toute leur vie.
Vous voyez donc combien la chasteté est nécessaire à tous les états. Cherchez la paix avec tous, dit l'Apôtre, et la sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu. Or, remarquez que par la sainteté, il entend la chasteté, selon l'observation de saint Jérôme et de saint Chrysostôme. Non, Philothée, personne ne verra Dieu sans la chasteté; personne n'habitera en ces saints tabernacles qu'il n'ait le cœur pur; et comme dit le Sauveur même, les chiens et les impudiques en seront bannis. Aussi, bienheureux sont, nous a-t-il dit, ceux qui auront le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu!
CHAPITRE XIII.
Avis pour conserver la chasteté.
Ayez toujours une grande attention sur vous, pour éloigner promptement tout ce qui peut porter quelque attrait à la volupté, car c'est un mal qui se prend insensiblement, et qui par de petits commencemens, fait de grands progrès. En un mot, il est plus aisé de le fuir, que de le guérir.
La chasteté est ce trésor que saint Paul dit que nous possédons dans des vases bien fragiles; et véritablement elle tient beaucoup de la fragilité de ces vases qui, pour peu qu'ils se heurtent les uns contre les autres, courent risque de se casser. L'eau la plus fraîche que l'on veut conserver dans un vase, y perd bientôt la fraîcheur, si quelque animal y a tant soit peu touché. Ne permettez donc jamais, Philothée, et défendez-vous à vous-même tous ces badinages extérieurs des mains, également contraires à la modestie chrétienne, et au respect que l'on doit à la qualité ou à la vertu d'une personne: car bien que peut-être on puisse absolument conserver un cœur chaste parmi ces actions qui viennent plutôt de légèreté que de malice, et qui ne sont pas ordinaires, cependant la chasteté en reçoit toujours quelque mauvaise atteinte. Au reste, vous jugez assez que je ne parle pas de ces attouchemens malhonnêtes qui ruinent entièrement la chasteté.
La chasteté dépend du cœur comme de son origine, et sa pratique extérieure consiste à régler et à purifier les sens; c'est pourquoi elle se perd par tous les sens extérieurs, comme par les pensées de l'esprit et par les désirs du cœur. Ainsi toute sensation que l'on se permet sur un objet déshonnête et avec esprit de déshonnêteté, est véritablement une impudicité; jusque là que l'Apôtre disoit aux premiers chrétiens: mes frères, que la fornication ne se nomme pas même entre vous. Les abeilles, non-seulement ne touchent pas à un cadavre pourri, mais fuient encore la mauvaise vapeur qui en exhale. Observez, je vous prie, ce que la Sainte-Ecriture nous dit de l'Epouse des Cantiques; tout y est mystérieux: La myrrhe distille de ses mains, et vous savez que cette liqueur préserve de la corruption; ses lèvres sont bandées d'un ruban vermeil, et cela nous apprend que la pudeur rougit des paroles tant soit peu malhonnêtes; ses yeux sont comparés aux yeux de la colombe, à cause de leur netteté; elle a des pendans d'oreilles qui sont d'or, et ce précieux métal nous marque la pureté; son nez est comparé à un cèdre du Liban, dont l'odeur est exquise et le bois incorruptible. Que veut dire tout cela? telle doit être l'ame dévote, chaste, nette, pure et honnête en tous ses sens extérieurs.
A ce propos, je veux vous apprendre un mot bien remarquable, que Jean Cassien, un ancien Père, assure être sorti de la bouche de saint Basile, qui parlant de soi-même, dit un jour avec beaucoup d'humilité: je ne sais ce que sont les femmes, cependant je ne suis pas vierge. Certes la chasteté se peut perdre en autant de manières qu'il y a de sortes d'impudicités, lesquelles, à proportion qu'elles sont grandes ou petites, l'affoiblissent ou la blessent dangereusement, ou la font entièrement périr. Il y a de certaines libertés indiscrètes, badines et sensuelles, qui, à proprement parler, ne violent pas la chasteté, mais qui l'affoiblissent, qui l'amollissent et qui en ternissent l'éclat. Il y a d'autres libertés non-seulement indiscrètes, mais vicieuses; non-seulement badines, mais déshonnêtes; non-seulement sensuelles, mais charnelles, qui du moins blessent mortellement la chasteté: je dis du moins, parce qu'elle périt entièrement, si cela va jusqu'au dernier effet du plaisir voluptueux. Alors la chasteté périt d'une manière plus indigne que méchante, et plus malheureuse que quand elle se perd par la fornication, même par l'adultère et par l'inceste; car, quoique ces dernières espèces de la brutale volupté soient de grands péchés, les autres, comme dit Tertullien dans son livre de la pudicité, sont des monstres d'iniquité et de péché. Or Cassien ne croit pas, ni moi non plus, que saint Basile ait voulu s'accuser d'un dérèglement pareil, quand il dit qu'il n'étoit pas vierge; et je crois avec raison qu'il n'entendoit parler que des seules pensées voluptueuses qui ne font que salir l'imagination, l'esprit et le cœur: donc la chasteté a toujours été si chère aux ames généreuses, qu'elles en ont été extrêmement jalouses.
N'ayez jamais de commerce avec des personnes dont vous connoîtrez que les mœurs soient gâtées par la volupté, surtout quand l'impudence est jointe à l'impureté, ce qui arrive presque toujours.
L'on prétend que les boucs touchant seulement de la langue les amandiers, qui sont doux de leur espèce, en rendent le fruit amer; et ces ames brutales et infectes ne parlent guère à personne, ni de même sexe, ni de sexe différent, qu'elles ne fassent un grand tort à la pudeur: semblables aux basilics qui portent leur venin dans leurs yeux et dans leur haleine.
Au contraire, faites une bonne liaison avec les personnes chastes et vertueuses; occupez-vous souvent de la lecture des Livres sacrés, car la parole de Dieu est chaste, et rend chastes ceux qui l'aiment. C'est pourquoi David la compare à cette pierre précieuse qu'on appelle topaze, et dont la propriété spéciale est d'amortir le cœur de la concupiscence.
Tenez-vous toujours auprès de Jésus-Christ crucifié, soit spirituellement par la méditation, soit réellement et corporellement par la sainte communion. Vous savez que ceux qui couchent sur l'herbe nommée Agnus-castus, prennent insensiblement des dispositions favorables à la chasteté; pensez donc que, reposant votre cœur sur Notre-Seigneur, qui est véritablement l'agneau immaculé, vous trouverez bientôt votre ame, votre cœur et vos sens entièrement purifiés de tous les plaisirs sensuels.
CHAPITRE XIV.
De la pauvreté d'esprit au milieu des richesses.
Bienheureux sont les pauvres d'esprit! car le royaume des cieux est à eux. Malheureux donc sont les riches d'esprit, car la misère de l'enfer est à eux. Celui-là est riche d'esprit, qui a les richesses dans son esprit, ou son esprit dans les richesses. Celui-là au contraire est pauvre d'esprit, qui n'a ni les richesses dans son esprit, ni son esprit dans les richesses. Les alcions font leurs nids comme une pomme, et n'y laissent qu'une très-petite ouverture par en haut: ils les placent sur le bord de la mer, et les font si fermes et si impénétrables, que l'eau, venant les surprendre, ne peut y entrer; mais tenant toujours le dessus, ils demeurent au milieu de la mer, sur la mer, et maîtres de la mer. Votre cœur, chère Philothée, doit être comme cela, ouvert seulement au Ciel, et impénétrable aux richesses et aux biens périssables de ce monde. Si vous en avez, gardez-vous d'y attacher votre cœur: qu'il tienne toujours le dessus, et que parmi les richesses il soit sans richesses et maître des richesses. Non, ne mettez pas cet esprit céleste dans les biens terrestres; faites qu'il les domine toujours, qu'il soit sur eux et non pas dans eux.
Il y a bien de la différence entre avoir du poison et être empoisonné. Les apothicaires ont presque tous des poisons pour s'en servir en diverses occurrences; mais ils ne sont pas pour cela empoisonnés, parce qu'ils n'ont pas ces poisons dans leur corps, mais dans leur boutique. Ainsi pouvez-vous avoir des richesses sans être empoisonnée par elles: ce sera si vous les avez dans votre maison ou dans votre bourse, et non dans votre cœur. Etre riche en effet et pauvre en affection, c'est le grand bonheur du chrétien; car par ce moyen il a les avantages de la richesse pour ce monde, et le mérite de la pauvreté pour l'autre.
Hélas! Philotée, jamais personne ne confessera qu'il soit avare; chacun désavoue cette bassesse d'ame: on s'excuse sur le nombre des enfans, sur la prudence qui exige qu'on prenne les moyens de s'établir: jamais on n'en a trop. Il se trouve toujours quelque bon motif d'en avoir davantage; et même les plus avares, non-seulement n'avouent pas qu'ils le soient, mais encore en conscience ils ne pensent pas l'être: non, ils n'y songent pas; car l'avarice est une fièvre qui tient du prodige; on la sent d'autant moins qu'elle est plus violente et plus ardente. Moïse vit le feu sacré brûler un buisson sans le consumer; mais, au contraire, le feu profane de l'avarice consume et dévore l'avare, sans le brûler aucunement. Au moins il se vante, parmi les plus grandes ardeurs, qu'il respire la plus douce fraîcheur du monde, et tient que son altération insatiable est une soif toute naturelle et toute bonne.
Si vous désirez continuellement, fortement et d'une manière inquiète les biens que vous n'avez pas, vous avez beau dire que vous ne voulez pas les avoir injustement, vous ne laisserez pas pour cela d'être vraiment avare. Celui qui désire continuellement, avidement et avec inquiétude de boire, encore qu'il ne veuille boire que de l'eau, témoigne suffisamment qu'il a la fièvre.
O Philotée! je ne sais si c'est un désir juste de désirer avoir justement ce qu'un autre possède justement; car il semble que par ce désir nous voulons nous accommoder en incommodant les autres. Celui qui possède un bien justement n'a-t-il pas plus de raison de le garder justement que nous de l'avoir justement? Et pourquoi donc étendons-nous notre désir sur son bien pour l'en priver? Assurément, quand ce désir seroit juste, il ne seroit pas charitable; car nous ne voudrions pas que quelqu'un désirât, même justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le péché d'Achab, qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, que celui-ci voulut encore plus justement garder; il la désira ardemment, long-temps, avec inquiétude; et partant il offensa Dieu.
Attendez, chère Philotée, pour désirer le bien du prochain, qu'il commence à désirer de s'en défaire; car alors son désir rendra le vôtre non-seulement juste, mais charitable: oui, car je veux bien que vous ayez soin d'accroître vos moyens et vos facultés, pourvu que ce soit, non-seulement justement, mais encore doucement et charitablement.
Si vous affectionnez beaucoup les biens que vous avez, si vous en êtes fort préoccupée, y attachant votre cœur et vos pensées, et craignant d'une crainte vive et inquiète de les perdre, croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre; car les fiévreux boivent l'eau qu'on leur donne avec un certain empressement et une sorte d'attention et de joie que ceux qui sont sains n'ont pas accoutumé d'avoir. Il n'est pas possible de se plaire beaucoup à une chose, et de ne pas y mettre beaucoup d'affection. S'il vous arrive de perdre des biens, et que vous sentiez que votre cœur s'en désole beaucoup, croyez, Philotée, que vous y avez beaucoup d'affection; car rien ne témoigne tant l'affection que l'on a pour la chose perdue, que l'affliction que cause la perte.
Ne désirez donc pas d'un désir déterminé le bien que vous n'avez pas; ne mettez pas fort avant votre cœur dans celui que vous avez; ne vous désolez pas des pertes qui vous arriveront, et alors vous aurez quelque sujet de croire qu'étant riche en effet, vous ne l'êtes pas d'affection; mais que vous êtes pauvre d'esprit, et par conséquent bienheureuse, puisque le royaume des Cieux vous appartient.
CHAPITRE XV.
Comment il faut pratiquer la pauvreté réelle au milieu des richesses.
Le peintre Parrhasius peignit le peuple athénien d'une manière fort ingénieuse, le représentant avec son caractère changeant, frivole, colère, injuste, inconstant, courtois, clément, généreux, hautain, fier et humble, brave et timide, tout cela ensemble. Pour moi, chère Philotée, je voudrois aussi faire entrer dans votre cœur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et un grand mépris des choses temporelles.
Ayez beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux que n'en ont même les mondains. Dites-moi, les jardiniers des grands princes ne sont-ils pas plus appliqués et plus diligens à cultiver et à embellir les jardins dont ils sont chargés, que s'ils en avoient la propriété? Pourquoi cela? parce que sans doute, ils considèrent ces jardins-là comme les jardins des princes et des rois, auxquels ils veulent plaire par leurs bons services. Philothée, les biens que nous avons ne sont pas à nous; Dieu nous les a donnés à cultiver; il veut que nous les fassions valoir; et partant, c'est lui rendre notre service agréable que d'en avoir toujours bien soin. Mais il faut que ce soit un soin plus grand et plus solide que celui que les mondains ont de leur fortune; car ils ne travaillent que pour l'amour d'eux-mêmes, et nous, nous devons travailler pour l'amour de Dieu. Or, comme l'amour de soi-même est un amour violent, soucieux, empressé, le soin qui en résulte est aussi un soin plein de trouble, d'inquiétude et de peine; et comme l'amour de Dieu est doux, paisible et tranquille, le soin qu'il donne, même quand il s'applique aux biens du monde, est un soin aimable, doux et gracieux. Ayons donc ce soin gracieux de la conservation, et je dirai aussi de l'accroissement de nos biens temporels, lorsque quelque juste occasion s'en présentera, et que notre condition le demandera; car Dieu veut que nous en usions ainsi pour son amour.
Mais prenez garde que l'amour-propre ne vous abuse; car quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu, qu'on diroit que c'est lui. Or, pour empêcher qu'il ne vous trompe, et que ce soin des biens temporels ne se convertisse en avarice, outre ce que j'ai dit au chapitre précédent, il est nécessaire de pratiquer très-souvent la pauvreté réelle et effective au milieu de tous les biens et de toutes les richesses que Dieu nous a donnés. Renoncez donc toujours à quelque partie de vos biens, en les donnant de bon cœur aux pauvres; car donner ce qu'on a, c'est s'appauvrir d'autant, et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il est vrai que Dieu vous le rendra, non-seulement en l'autre monde, mais encore en celui-ci, puisqu'il n'y a rien qui fasse tant prospérer temporellement que l'aumône; mais en attendant que Dieu vous le rende, vous serez toujours appauvrie de cela. O le saint et riche appauvrissement que celui qui se fait par l'aumône!
Aimez les pauvres et la pauvreté; et par cet amour vous deviendrez vraiment pauvre, car il est dit dans l'Ecriture que nous devenons semblables aux choses que nous aimons. L'amitié rend tout égal entre les amis. Qui est infirme, disoit saint Paul, avec qui je ne sois infirme? Il pouvoit dire aussi, qui est pauvre, avec qui je ne sois pauvre? parce que l'affection qu'il portoit au prochain le faisoit tel que ceux qu'il aimoit. Si donc vous aimez les pauvres, vous participerez vraiment à leur pauvreté, et serez pauvre comme eux.
Or, si vous aimez les pauvres, mettez-vous souvent parmi eux, prenez plaisir à les voir chez vous et à les visiter chez eux. Conversez volontiers avec eux, soyez bien aise qu'ils vous approchent dans les églises, dans les rues et ailleurs. Soyez pauvre de la langue avec eux, leur parlant comme leur égale. Mais soyez riche des mains, leur donnant de votre fortune, comme plus abondante que la leur.
Voulez-vous faire encore davantage, chère Philothée? ne vous contentez pas d'être pauvre comme les pauvres, mais soyez plus pauvre que les pauvres. Et comment cela? Le serviteur est moindre que son maître; rendez-vous donc servante des pauvres, allez les servir dans leurs lits quand ils sont malades, je dis de vos propres mains; soyez leur cuisinière, et à vos propres dépens; soyez leur lingère et leur blanchisseuse O Philothée! ce service vaut mieux qu'une couronne. Je ne puis assez admirer l'ardeur avec laquelle ce conseil fut pratiqué par saint Louis, l'un des plus grands rois que le soleil ait vus; mais je dis grand roi en toute sorte de grandeur: il avoit une table où des pauvres étoient nourris et servis de sa main; il en faisoit venir presque tous les jours trois à la sienne, et souvent il mangeoit leurs restes avec un plaisir extrême, par affection pour eux. Quand il visitoit les hôpitaux des malades (ce qu'il faisoit très-souvent), il se mettait ordinairement à servir ceux qui avoient les maux les plus horribles, les lépreux, les hommes rongés d'ulcères et autres semblables, et il leur rendait tous ces services nu-tête et genoux en terre, respectant en leur personne le Sauveur du monde, et les chérissant d'un amour aussi tendre qu'auroit fait une douce mère envers son enfant. Sainte Elisabeth, fille du roi de Hongrie se mêloit ordinairement avec les pauvres, et pour se récréer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi ses dames, leur disant: Si j'étois pauvre, je m'habillerois ainsi. O mon Dieu! Philothée, que ce prince et cette princesse étoient pauvres en leurs richesses, et qu'ils étoient riches en leur pauvreté!
Bienheureux sont ceux qui sont ainsi pauvres, car le royaume du Ciel leur appartient. J'ai eu faim, et vous m'avez nourri; j'ai eu froid, et vous m'avez vêtu: possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde: tel sera le langage que leur tiendra le roi des pauvres et des rois au jour de son grand jugement.
Il n'est personne qui n'éprouve de temps en temps quelque privation et quelque désagrément. C'est un hôte qui arrivera et qu'on voudroit bien traiter, et il n'y aura pas moyen pour l'heure. Ce sont de beaux habits qu'on voudra avoir dans un lieu pour y paroître convenablement, et ils se trouveront dans un autre. Ou bien il arrive que tous les vins de la cave tournent et se gâtent, et qu'il n'en reste plus que de mauvais et de verts. On se trouve aux champs dans une bicoque, où tout manque; on n'a ni lit, ni chambre, ni table, ni service. Enfin, tout riche qu'on soit, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose. Or, c'est là véritablement être pauvre de ce qui nous manque. Philothée, soyez bien aise de ces rencontres, acceptez-les de bon cœur, souffrez-les gaîment.
Quand il arrivera quelque accident qui vous appauvrira, soit de beaucoup, soit de peu, comme font les tempêtes, les incendies, les inondations, les sécheresses, les vols, les procès; oh! ce sera alors le véritable temps de pratiquer la pauvreté, recevant avec douceur ces diminutions de revenus, et vous accommodant avec patience et courage à cet appauvrissement. Esaü se présenta à son père avec ses mains couvertes de poil, et Jacob en fit autant: mais parce que le poil qui couvroit les mains de Jacob ne tenoit pas à sa peau, mais à ses gants, on pouvoit le lui ôter, sans aucunement l'écorcher, ni le faire souffrir; au contraire, parce que le poil des mains d'Esaü tenoit à sa peau, naturellement toute velue, quiconque eût voulu l'en dépouiller, lui eût causé beaucoup de douleur, et eût éprouvé de sa part une vive résistance. Quand notre fortune nous tient au cœur, si la tempête, si les larrons, si les chicaneurs nous en arrachent une partie, quel trouble, quelle impatience n'en avons-nous pas! Mais quand nos biens ne tiennent qu'aux soins que Dieu veut que nous en ayons, et non à notre cœur, alors si on nous les arrache, nous n'en perdons pas pour cela le calme et la raison. C'est la même différence qu'entre les bêtes et les hommes par rapport à leurs robes; car les robes des animaux tiennent à leur chair, mais celles des hommes y sont seulement appliquées, en sorte qu'ils peuvent les mettre et les ôter quand il leur plaît.
CHAPITRE XVI.
Comment il faut pratiquer la richesse d'esprit au milieu de la pauvreté réelle.
Mais si vous êtes vraiment pauvre, très-chère Philothée, ô Dieu! tâchez de l'être encore d'esprit: faites de nécessité vertu, et employez cette pierre précieuse de la pauvreté pour ce qu'elle vaut. Elle paroît obscure aux yeux du monde, et il n'en sait pas la valeur; cependant l'éclat en est admirable, et elle est d'un grand prix.
Ayez courage, vous êtes en bonne compagnie: Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les apôtres, tant de saints et de saintes ont été pauvres; et pouvant être riches, ils ont dédaigné de l'être. Combien y a-t-il de grands du monde, qui, à travers mille difficultés, sont allés chercher avec empressement la sainte pauvreté dans les cloîtres et les hôpitaux! Ils ont pris beaucoup de peine pour la trouver; témoins saint Alexis, sainte Paule, saint Paulin, sainte Angèle, et tant d'autres. Et voilà, Philothée, que plus gracieuse et plus prévenante, elle vient d'elle-même se présenter chez vous; vous la rencontrez sans la chercher, vous l'obtenez sans aucune peine; oh! embrassez-la donc comme la chère amie de Jésus-Christ, qui naquit, vécut et mourut avec la pauvreté qui fut sa nourrice toute sa vie.
Votre pauvreté, Philothée, a deux grands avantages, par le moyen desquels elle peut vous faire beaucoup mériter. Le premier est qu'elle ne vous est point arrivée par votre choix, mais par la seule volonté de Dieu, qui vous a faite pauvre, sans que votre volonté propre y ait aucunement contribué. Or, ce que nous recevons purement de la volonté de Dieu lui est toujours très-agréable, pourvu que nous le recevions de bon cœur, et pour l'amour de sa sainte volonté; où il y a moins du nôtre, il y a plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté de Dieu rend un état très-méritoire.
Le second avantage de cette pauvreté, c'est qu'elle est une pauvreté vraiment pauvre. Une pauvreté louée, caressée, estimée, secourue et assistée tient de la richesse, ou du moins cesse d'être pauvre; mais une pauvreté méprisée, rejetée, reprochée et délaissée est vraiment une pauvreté pauvre. Or, telle est pour l'ordinaire la pauvreté des séculiers; car, parce qu'ils ne sont pas pauvres par choix, mais par nécessité, on n'en tient pas grand compte. Et par cela même qu'on n'en tient pas grand compte, leur pauvreté est plus pauvre que celle des religieux, bien que celle-ci ait une grande excellence et se rende très-recommandable à cause du vœu et de l'intention qui l'a fait choisir.
Ne vous plaignez donc pas, ma chère Philothée, de votre pauvreté; car on ne se plaint que de ce qui déplaît, et si la pauvreté vous déplaît, vous n'êtes plus pauvre d'esprit, mais riche d'affection.
Ne vous désolez pas de n'être pas si bien secourue qu'il seroit nécessaire; car en cela consiste l'excellence de la pauvreté. Vouloir être pauvre, et ne pas vouloir en recevoir d'incommodité, c'est une trop grande ambition, car c'est vouloir l'honneur de la pauvreté et la commodité des richesses.
N'ayez point de honte d'être pauvre, ni de demander l'aumône à titre de charité. Recevez avec humilité ce qu'on vous donnera; supportez le refus avec douceur. Rappelez-vous souvent le voyage que la sainte Vierge fit en Egypte pour y porter son cher enfant, et combien de mépris, de fatigues et de misère il lui fallut endurer. Si vous vivez comme cela, vous serez très-riche dans votre pauvreté.
CHAPITRE XVII.
De l'amitié, et premièrement de la mauvaise.
Entre toutes les passions de l'ame, l'amour tient le premier rang; c'est le roi de tous les mouvemens du cœur: il attire tout le reste à soi, et nous rend tels que ce qu'il aime. Prenez donc bien garde, Philothée, de n'en point avoir de mauvais; car tout aussitôt vous seriez toute mauvaise. Or, l'amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent subsister sans qu'il y ait communication des cœurs; au lieu que l'amitié étant totalement fondée sur cette communication, il est presque impossible d'être l'ami d'une personne, sans participer à ses qualités.
Tout amour n'est pas amitié; car on peut aimer quelqu'un sans en être aimé, et pour lors il y a de l'amour, mais non de l'amitié; puisque l'amitié est un amour mutuel, et que, s'il n'est pas mutuel, ce n'est pas de l'amitié. Et il ne suffit pas encore qu'il soit mutuel, mais il faut de plus que ceux qui s'aiment connoissent leur mutuelle affection; autrement ils auroient de l'amour, mais non de l'amitié. Il faut enfin qu'il y ait entre eux quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié.
Selon la diversité des communications, l'amitié est aussi diverse; et les communications sont différentes, selon la différence des biens qu'on se communique. Si ce sont des biens faux et vains, l'amitié est fausse et vaine; si ce sont de vrais biens, l'amitié est vraie; et plus les biens sont excellens, plus aussi l'amitié est excellente. Car, comme le meilleur miel est celui qui est cueilli sur les fleurs les plus exquises, de même aussi la meilleure amitié est celle qui résulte des communications les plus parfaites. Et comme il y a une sorte de miel à Héraclée de Pont, qui est un poison véritable, et qui fait devenir insensés ceux qui en mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit, plante vénéneuse très-abondante en ces régions, ainsi l'amitié fondée sur la communication des biens faux et vicieux est toute fausse et mauvaise.
L'amitié qui est fondée sur la communication des biens extérieurs et sensibles est toute grossière et indigne du nom d'amitié; comme aussi celle qui est fondée sur certaines vertus vaines et frivoles qui n'ont également pour but que la satisfaction des sens. J'appelle biens extérieurs et sensibles, ceux qui s'attachent immédiatement et principalement aux sens extérieurs, comme le plaisir de voir la beauté, d'entendre une douce voix, d'entretenir une agréable conversation. J'appelle vertus frivoles, certaines habiletés et qualités vaines, que les esprits foibles appellent vertus et perfections.
Entendez parler la plupart des filles, des femmes et des jeunes gens; ils ne se gêneront pas pour vous dire: Monsieur un tel a beaucoup de mérite, c'est un homme parfait, car il danse à ravir, il possède à merveille toutes sortes de jeux, il est toujours habillé dans le meilleur goût, il chante admirablement bien, il a le plus excellent ton, les manières les plus agréables. Ah! Philothée, quel jugement! n'est-ce pas ainsi que les charlatans se jugent entre eux, estimant pour plus parfait celui qui excelle en boufonneries. Or, comme tout cela regarde les sens, les amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et frivoles, et méritent plutôt le nom de folâtrerie que d'amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens qui se laissent enchanter par des moustaches, des cheveux, un regard, un habit, une tournure et du babil. Amitiés dignes de l'âge où il n'y a encore de vertu qu'en herbe et de jugement qu'en bouton; aussi de telles amitiés ne sont que passagères, et fondent comme la neige au soleil.
CHAPITRE XVIII.
Des amitiés sensuelles.
Quand ces amitiés vaines et badines se rencontrent entre des personnes de différent sexe, sans aucune vue de mariage, elles ne méritent pas le nom ni d'amitié ni d'amour, à cause de leur incroyable vanité et de leurs grandes imperfections; et l'on ne peut les nommer autrement que sensuelles, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre précédent: cependant les cœurs de ces personnes s'y trouvent pris, engagés et comme enchaînés par de vaines et folles affections, qui ne sont fondées que sur ces frivoles communications et misérables agrémens dont j'ai parlé: et bien que ces sortes d'amours dégénèrent ordinairement en voluptés les plus grossières, ce n'est pas néanmoins la première vue que l'on ait eue; autrement tout ce que je viens de dire seroit une impureté déclarée et fort criminelle. Il se passera même quelquefois plusieurs années, sans que les personnes qui sont frappées de cette folie, fassent rien qui soit formellement et directement contraire à la chasteté, ne se repaissant l'esprit et le cœur que de souhaits, de soupirs, d'assiduités, d'enjouemens, et d'autres semblables vanités et badineries, pour parvenir aux fins que chacun s'y propose.
Les uns n'ont point d'autre dessein que de satisfaire une certaine inclination naturelle qu'ils ont à donner de l'amour et à en recevoir, et ceux-là ne font aucun choix et n'ont aucun discernement, mais suivent seulement leur goût et leur instinct: de sorte qu'à la première occasion imprévue ils se laissent prendre à un objet qui leur paroît agréable, sans en examiner le mérite; et c'est toujours un piége pour eux, dans lequel ayant donné à l'aveugle, ils s'embarrassent si fort, qu'ils ne peuvent plus en sortir. Les autres se laissent aller à cela par vanité, persuadés qu'ils veulent être, qu'il y a de la gloire à s'assujettir un cœur; et ceux-ci font un grand discernement des personnes, voulant entreprendre celles dont l'attachement leur peut faire plus d'honneur. Dans plusieurs, l'inclination naturelle et la vanité conspirent également à cette folle conduite; car bien qu'ils aient du penchant à aimer et à vouloir être aimés, ils prétendent cependant l'accorder avec le désir de cette vaine gloire. Ces amitiés, Philothée, sont toutes mauvaises, folles et vaines; elles sont mauvaises, parce qu'elles se terminent ordinairement par les plus grands péchés de la chair, et qu'elles dérobent et à Dieu et à une femme, ou bien à un mari, un cœur et un amour qui leur appartiennent: elles sont folles, parce qu'elles n'ont ni fondement ni raison: elles sont vaines, parce qu'il n'en revient ni utilité, ni honneur, ni joie; au contraire on y perd le temps, on y expose beaucoup son honneur, puisque la réputation en souffre; et l'on n'en reçoit point d'autre plaisir que celui d'un empressement de prétendre et d'espérer, sans savoir ce que l'on prétend ni ce qu'on espère. Ces foibles esprits s'entêtent toujours de la créance qu'il y a je ne sais quoi à désirer en ce témoignage qu'on se donne, d'un amour réciproque, et ils ne peuvent dire ce que c'est. Malheureux qu'ils sont encore en ce point-là, que ce désir bien loin de s'éteindre, agite leur cœur par de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes! Saint Grégoire de Nazianze, écrivant sur cela contre ces femmes si vaines, en parle excellement bien, et voici un petit fragment de son discours, lequel peut être également utile aux deux sexes. «C'est assez, dit-il à une femme, que votre beauté vous rende agréable aux yeux de votre mari: si pour vous attirer une estime étrangère, vous en exposez les attraits à d'autres yeux, comme l'on tend des filets à des oiseaux qui s'y laissent prendre, que croyez-vous qu'il en doive arriver? indubitablement celui à qui votre beauté plaira, vous plaira lui-même: vous rendrez regard pour regard, œillade pour œillade; les doux souris suivront les regards, et ils seront eux-mêmes suivis de ces demi-mots qu'une passion naissante arrache à la pudeur. Après cela on se verra bientôt librement; la liberté tournera en une mauvaise familiarité d'enjouemens indiscrets, et puis... Mais taisez-vous ici, ma langue, qui en voulez trop dire, et ne parlez pas de la suite. Cependant je dirai encore une vérité générale: jamais rien de toutes ces folles complaisances entre les jeunes gens et les femmes, soit pour les actions, soit pour les paroles, n'est exempt de plusieurs atteintes que les sens et le cœur souffrent; parce que tout ce qui fait le commerce des amitiés sensuelles se tient l'un à l'autre, et s'entre-suit par une manière d'enchaînement, comme un anneau de fer attiré par l'aimant en attire plusieurs autres.»
O que ce grand évêque en parle bien! car enfin, que pensez-vous faire? donner de l'amour seulement; vous vous trompez: jamais personne n'en donne volontairement sans en prendre nécessairement; à ce mauvais jeu, qui prend est toujours pris. Le cœur n'est que trop semblable à l'herbe nommée aproxis, laquelle de loin prend feu aussitôt qu'on le lui présente. Mais, dira quelqu'un, j'en veux bien prendre, pourvu que ce ne soit pas beaucoup. Hélas, que vous vous abusez! ce feu d'amour est plus actif et plus pénétrant que vous ne pensez. Si vous croyez n'en recevoir qu'une étincelle, vous vous étonnerez d'en avoir tout d'un coup votre cœur embrasé. Le Sage s'écrie: qui aura compassion de l'enchanteur, qui s'est laissé piquer par un serpent? Et je m'écrie après lui: ô aveugles et insensés, pensez-vous donc enchanter l'amour, pour en disposer à votre gré? Vous voulez vous divertir avec lui, comme avec un serpent; il fera couler tout son poison en votre cœur, par les atteintes les plus piquantes qu'il lui donnera; alors chacun vous blâmera de ce que par une téméraire confiance vous aurez voulu recevoir et nourrir en votre cœur cette méchante passion qui vous aura fait perdre vos biens, votre honneur et votre ame.
O Dieu! quel aveuglement que de risquer comme au jeu, sur des gages si frivoles, ce que notre ame a de plus cher! oui, Philothée, car Dieu ne veut l'homme que pour son ame, et il ne veut l'ame que pour son amour. Hélas! nous sommes bien éloignés d'avoir autant d'amour que nous en avons besoin: je veux dire qu'il s'en faut infiniment que nous en ayons assez pour aimer Dieu. Et cependant, misérables que nous sommes, nous le prodiguons avec un épanchement entier de notre cœur sur mille choses sottes, vaines et frivoles, comme si nous en avions de reste. Ah! ce grand Dieu qui s'étoit réservé le seul amour de nos ames, en reconnoissance de leur création, de leur conservation, de leur rédemption, exigera un compte bien rigoureux de l'usage et de l'emploi que nous en aurons fait. Que s'il doit faire une recherche si exacte des paroles oiseuses, que sera-ce des amitiés oiseuses, imprudentes, folles et pernicieuses?
Le noyer nuit beaucoup aux champs et aux vignes, parce qu'étant fort gros et fort grand, il tire tout le suc de la terre; qu'il lui fait perdre l'air et la chaleur du soleil, par son feuillage extrêmement étendu et touffu, et qu'il attire encore les passans, qui pour avoir de son fruit, y font un grand dégât. C'est le symbole des amitiés sensuelles: elles occupent si fort une ame, et épuisent tellement ses forces, qu'il ne lui en reste plus pour la pratique de la religion; elles offusquent entièrement la raison par tant de réflexions, d'imaginations, d'entretiens et d'amusemens, qu'elle n'a presque plus d'attention, ni à ses propres lumières ni à celles du Ciel; elles attirent tant de tentations, d'inquiétudes, de soupçons et de sentimens contraires à son vrai bien, que le cœur en souffre un dommage incroyable. En un mot, elles bannissent non-seulement l'amour céleste, mais encore la crainte de Dieu; elles énervent l'esprit, elles flétrissent la réputation; elles font les divertissemens des cours, mais elles sont la peste des cœurs.
CHAPITRE XIX.
Des vraies amitiés.
O Philothée! aimez tout le monde d'un grand amour de charité; mais n'ayez d'amitié particulière qu'avec ceux qui pourront s'associer à vous pour des choses vertueuses; et plus les vertus que vous mettrez en commun seront exquises, plus votre amitié sera parfaite. Que s'il s'agit de sciences, assurément votre amitié sera fort louable; mais elle le sera bien davantage encore s'il s'agit de vertus, comme de prudence, de discrétion, de force ou de justice: et si c'est la charité, la dévotion, le désir de la perfection chrétienne qui font la base de toutes vos communications, ô Dieu! qu'alors votre amitié sera précieuse! qu'elle sera excellente! excellente, parce qu'elle viendra de Dieu; excellente, parce qu'elle se rapportera à Dieu; excellente, parce que son lien sera Dieu; excellente, parce qu'elle durera éternellement en Dieu. Oh! qu'il fait bon aimer sur la terre comme l'on aime dans le Ciel, et apprendre à s'entre-chérir dans ce monde, comme nous le ferons éternellement en l'autre! Je ne parle pas ici du simple amour de charité qui doit s'étendre à tous les hommes; mais je parle de l'amitié spirituelle par laquelle deux ou trois ames ou un plus grand nombre se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles, et ne font à elles toutes qu'un seul et même esprit. Qu'à bon droit elles peuvent chanter, ces bénites ames: Oh! qu'il est doux et agréable pour des frères de vivre et d'habiter ensemble! Oui, car le baume délicieux de la dévotion s'épanche continuellement du cœur des uns dans le cœur des autres, en sorte que l'on peut dire que Dieu a répandu sa bénédiction sur cette amitié, et que la vie lui est assurée jusqu'à la fin des siècles.
Toutes les autres amitiés ne sont que des ombres auprès de celle-ci, et leurs liens ne sont que des chaînes de verre ou de jais en comparaison de ce grand lien de la sainte dévotion qui est tout d'or.
Ne faites jamais d'amitié que de cette espèce; je veux dire d'amitié que vous soyez dans le cas de faire; car il ne faut ni quitter ni mépriser pour cela les amitiés que la nature et le devoir vous obligent de cultiver; comme sont les amitiés des parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voisins et autres. Je ne parle ici que de celles que vous choisissez vous-même.
Plusieurs vous diront peut-être qu'il ne faut pas avoir d'amitié particulière, parce que cela occupe le cœur, distrait l'esprit, et engendre de jalousies; mais ils se trompent en leurs conseils: ils ont vu dans les écrits de plusieurs saints auteurs que les amitiés particulières nuisoient extrêmement aux religieux, et ils ont cru qu'il en étoit de même pour le reste du monde; mais il y a bien à dire à cela; car, comme dans un monastère bien réglé tous conspirent au même but; qui est la vraie dévotion, il n'est pas besoin d'y faire d'amitié particulière, et au contraire il seroit à craindre qu'en cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passât des particularités aux partialités; mais pour ceux qui vivent parmi les mondains, et qui veulent néanmoins embrasser la vraie et solide vertu, il leur est nécessaire de s'unir les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié, afin que par elle ils puissent s'animer, s'aimer, s'entre-porter au bien. Et comme ceux qui cheminent dans la plaine n'ont que faire de se prêter la main, tandis que ceux qui vont par des sentiers scabreux et glissans doivent se soutenir les uns les autres pour marcher en assurance; de même, ceux qui vivent en religion n'ont pas besoin d'amitiés particulières, mais ceux qui vivent dans le monde en ont besoin pour s'encourager et se secourir les uns les autres parmi tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Dans le monde, tous ne conspirent pas à la même fin, tous n'ont pas le même esprit: il faut donc nécessairement se retirer à part, et faire des amitiés qui rentrent dans nos goûts; et il est vrai que cette particularité fera une partialité, mais ce sera une partialité sainte, une partialité qui ne causera aucune division, si ce n'est la division du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des abeilles et des frelons; séparation absolument nécessaire.
Certes, on ne sauroit nier que Notre-Seigneur n'ait aimé d'une tendre et spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe et Magdeleine, puisque l'Ecriture en fait foi. On sait que saint Pierre chérissoit tendrement saint Marc et sainte Pétronille, comme saint Paul son Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire de Nazianze se vante en mille occasions de l'amitié sans égale qui l'unissoit au grand saint Basile, et il la décrit à peu près en ces termes: «Il sembloit qu'il n'y eût en nous qu'une seule ame pour animer deux corps. Il ne faut donc pas croire ceux qui disent que chaque chose est en elle-même tout ce qu'elle est et non pas dans une autre; car nous étions tous deux en l'un de nous et l'un étoit en l'autre. Nous avions tous deux une seule et même prétention, qui étoit de cultiver la vertu, et de régler notre vie conformément aux espérances futures, en sorte que nous étions hors de cette terre mortelle avant que d'y mourir.» Nous voyons aussi par le témoignage de saint Augustin, que saint Ambroise aimoit particulièrement sainte Monique, à cause des rares vertus qu'il voyoit en elle, et qu'elle réciproquement le chérissoit comme un ange de Dieu.
Mais j'ai tort de m'arrêter à des choses si claires. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard, et tous les plus grands serviteurs de Dieu, ont eu de très-particulières amitiés, sans que leur perfection en ait aucunement souffert. Saint Paul reprochant aux gentils leurs défauts, les accuse d'avoir été des gens sans affection, c'est-à-dire qui n'avoient aucune amitié; et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, reconnoît que l'amitié est une vertu. Or, il parle de l'amitié particulière, puisqu'il dit que l'amitié ne peut s'étendre à beaucoup de personnes. La perfection ne consiste donc pas à n'avoir pas d'amitié, mais à n'en avoir que de bonnes, de saintes et de sacrées.
CHAPITRE XX.
De la différence qu'il y a entre les vraies et les vaines amitiés.
C'est ici, Philothée, le grand avertissement: le miel d'Héraclée, qui est si vénéneux, ressemble à l'autre qui est si salutaire: il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre, ou de les prendre mêlés ensemble; car la bonté de l'un ne corrigeroit pas la malignité de l'autre. Il faut donc être sur ses gardes pour n'être point trompé en amitié, car bien souvent Satan donne le change. On commence par l'amitié vertueuse; mais bientôt, si on n'est prudent, l'amitié frivole s'y mêle, puis l'amitié fausse, puis l'amitié coupable. Oui, même dans l'amitié spirituelle, il y a du danger, si on n'est fort sur ses gardes, bien qu'il soit plus difficile d'y prendre le change, à cause de sa pureté et de sa blancheur, qui rendent plus reconnoissables les souillures que Satan veut y mêler. C'est pourquoi quand le démon veut en venir là, il s'y prend plus finement, et tâche de glisser le poison presque sans qu'on s'en aperçoive.
Vous distinguerez l'amitié mondaine de la sainte et vertueuse, comme l'on distingue le miel d'Héraclée d'avec l'autre: le miel d'Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à raison de l'aconit qui lui donne ce surcroît de douceur. De même l'amitié mondaine produit ordinairement une multitude de paroles doucereuses, de flatteries, de petits mots d'admiration sur la beauté, la bonne grâce et les autres avantages extérieurs; au lieu que l'amitié sainte a un langage simple et franc, et ne peut louer que la vertu et la grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle repose. Le miel d'Héraclée excite dans ceux qui en mangent de grands tournoiemens de tête; et la fausse amitié provoque aussi des espèces de vertiges, qui font chanceler la personne qui en est atteinte dans la voie de la vertu et de la dévotion, la portant à des manières affectées, à de folles démonstrations, à de petites plaintes, à de petits soupçons, à des empressemens outrés, à des prétentions ridicules, et à mille autres choses qui présagent certainement la ruine prochaine de la vertu. L'amitié sainte agit bien différemment: elle n'a que des regards simples et modestes, que des démonstrations pures et franches; toute son ambition est pour le Ciel, tous ses regrets, tout son chagrin est que Dieu ne soit pas assez aimé: marques infaillibles d'une honnêteté parfaite. Le miel d'Héraclée trouble la vue, et l'amitié mondaine trouble si fort le jugement que l'on ne distingue plus le bien et le mal, et que l'on prend pour de vraies raisons les prétextes les plus mal fondés, que l'on craint la lumière et qu'on aime les ténèbres. L'amitié sainte, au contraire a les yeux clairvoyans, et loin de se cacher, elle se plaît à paroître devant les gens de bien. Enfin le miel d'Héraclée laisse dans la bouche une grande amertume: ainsi les fausses amitiés se terminent ordinairement par des brouilleries, des injures, des impostures, des tristesses, des confusions et des jalousies qui vont souvent jusqu'à l'emportement et le désespoir. Mais la bonne amitié est toujours également douce, polie et aimable; elle ne connoît pas le changement, si ce n'est pour devenir une plus pure et plus parfaite union des esprits et des cœurs; image vive de l'amitié bienheureuse que l'on goûte au Ciel.
CHAPITRE XXI.
Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés.
Mais quel remède à toute cette engeance de folles et mauvaises amitiés? Sitôt que vous en ressentirez les premières atteintes, tournez vite votre cœur de l'autre côté, et avec une détestation absolue de cette vanité, courez à la croix du Sauveur, et prenez sa couronne d'épines pour en environner votre cœur, afin que ces petits renardeaux n'en approchent pas. Gardez-vous bien d'en venir à aucune composition avec cet ennemi; ne dites pas: Je l'écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu'il me dira; je lui prêterai l'oreille, mais je lui refuserai le cœur. O ma Philothée! au nom de Dieu, soyez inflexible en de telles occasions: le cœur et l'oreille tiennent l'un à l'autre; et comme il est impossible d'arrêter un torrent qui a pris sa descente par le penchant d'une montagne, aussi est-il bien difficile d'empêcher que le poison qui est tombé dans l'oreille ne fasse aussitôt sa chute jusqu'au fond du cœur. Les chèvres, selon Alcméon, respirent par les oreilles, et non par les naseaux; il est vrai qu'Aristote le nie; mais, quoi qu'il en soit, je sais bien que notre cœur a cette propriété, et que, comme il aspire et exhale ses pensées par la langue, il respire par l'oreille, par laquelle il reçoit les pensées des autres. Gardons donc soigneusement nos oreilles de l'air des folles paroles; car autrement notre cœur en seroit de suite infecté. Que si l'on prend plaisir à les écouter et à s'y entretenir, ô Dieu! Philothée, combien ne doit-on pas craindre la perte prochaine du cœur! Marie à la vue de l'ange qui vient la saluer, se trouble, parce qu'elle est seule et qu'elle entend ses louanges dans la bouche du messager céleste. O Sauveur du monde! la pureté craint un ange sous la forme humaine, et nous, la fragilité même, nous ne serions pas effrayés à la voix d'un homme, encore qu'il eût la forme d'un ange, quand il nous donne des louanges excessives et grossières! N'hésitez pas, Philothée, repoussez promptement toutes ces sortes de discours. En pareil cas il ne faut pas craindre de paroître incivile et revêche.
Souvenez-vous que vous avez donné votre cœur à Dieu, et que votre amour lui étant consacré, ce seroit un sacrilége de lui en ravir la moindre part. Sacrifiez-le-lui plutôt de nouveau par mille résolutions et protestations, et vous tenant là comme un cerf dans son fort, réclamez l'assistance de Dieu; il vous secourra, et son amour prenant le vôtre sous sa protection, le fera vivre uniquement pour lui.
Que si vous êtes déjà dans les liens de ces folles amitiés, hélas! Philothée j'avoue que la difficulté est grande. Toutefois prenez courage. Prosternez-vous devant la divine Majesté: reconnoissez en sa présence l'excès de votre misère, de votre foiblesse et de votre vanité: puis, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous sera possible, détestez ces amitiés commencées, abjurez toutes les marques que vous en avez données, renoncez à toutes les promesses que vous pourriez avoir acceptées, et d'une volonté forte et courageuse, arrêtez dans votre cœur que jamais plus vous ne rentrerez en de tels engagemens.
Si vous pouviez vous éloigner, je l'approuverois fort; car le changement de lieu sert beaucoup pour apaiser ces sortes d'inquiétudes, comme il sert à calmer la douleur. Ce fut par ce motif que saint Augustin quitta Tagaste, où étoit mort son ami, et s'en alla à Carthage, dans l'espérance que l'éloignement allégeroit un peu sa peine.
Mais qui ne peut s'éloigner, que doit-il faire? Il doit absolument retrancher toute conversation particulière, toute assiduité, toute vaine démonstration, et généralement tout ce qui pourroit entretenir cette mauvaise amitié. Je crie tout haut à quiconque est tombé dans ce piége: Taillez, tranchez, rompez: il ne faut pas s'amuser à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer; il n'en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper; car aussi bien les cordons et les liens n'en valent rien. Il ne faut point ménager un amour qui est si contraire à l'amour de Dieu.
Mais, direz-vous, après que j'aurai ainsi secoué le joug de cette amitié, ne m'en restera-t-il pas encore quelque ressentiment, et la marque de mes fers ne demeurera-t-elle pas toujours imprimée sur mes pieds, c'est-à-dire en mes affections? Non, Philothée, si vous avez conçu de votre faute tout le regret qu'elle mérite. Car si cela est, vous n'aurez plus que de l'horreur pour de tels attachemens, et vous serez libre de toute affection, hormis celle d'une très-pure charité pour Dieu. Mais si, par l'imperfection de votre repentir, il vous reste encore quelque mauvaise inclination, prenez les moyens suivans: procurez à votre ame une solitude mentale, conformément à ce que je vous ai enseigné à ce sujet; retirez-vous-y le plus qu'il vous sera possible; et par mille élancemens de votre cœur, renoncez à toutes vos inclinations, et reniez-les de toutes vos forces; lisez plus qu'à l'ordinaire de bons livres; confessez-vous plus souvent que de coutume, et faites aussi de plus fréquentes communions. Enfin, découvrez humblement et naïvement toutes vos tentations à votre directeur, si vous le pouvez, ou au moins à quelque personne prudente et discrète; et ne doutez pas qu'en persévérant fidèlement en ces exercices, Dieu ne vous affranchisse de toutes vos misères.
Mais, me direz-vous encore, ne sera-ce point une ingratitude de rompre si brusquement une amitié? Oh! que bienheureuse est l'ingratitude qui nous rend agréables à Dieu! Non, je vous en réponds, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand service que vous rendrez à votre ami. Car, en rompant vos liens, vous romprez les siens, puisqu'ils vous étoient communs; et bien que pour le moment il ne sente pas son bonheur, il le reconnoîtra bientôt après, et chantera comme vous ce beau cantique d'action de grâce: O Seigneur! vous avez rompu mes liens, je vous offrirai un sacrifice de louange, et j'invoquerai votre saint nom.
CHAPITRE XXII.
Quelques autres avis sur les amitiés.
J'ai encore un avis important à vous donner sur ce sujet. L'amitié demande une grande communication entre les ames; autrement elle ne pourroit ni naître, ni subsister. C'est pourquoi il arrive souvent qu'avec ces communications de l'amitié, plusieurs autres se glissent insensiblement, et font passer dans le cœur des amis les mêmes affections, les mêmes inclinations et les mêmes goûts. Mais surtout cela arrive quand nous estimons beaucoup celui que nous aimons; car alors nous ouvrons tellement notre cœur à son amitié, qu'avec elle ses inclinations et ses qualités y entrent aisément tout entières, soit qu'elles soient bonnes, ou qu'elles soient mauvaises. Certes, les abeilles qui font le miel d'Héraclée ne cherchent que le miel; cependant avec le miel elles sucent insensiblement les qualités vénéneuses de l'aconit, sur lequel elles font leur cueillette. O Dieu! Philothée, c'est ici qu'il faut bien pratiquer la parole que le Sauveur de nos ames avoit coutume de dire, ainsi que nous l'ont appris les anciens: Soyez de bons changeurs et de bons monnoyeurs; c'est-à-dire, ne recevez pas la fausse monnoie avec la bonne, ni le bas or avec l'or fin; séparez ce qu'il y a de précieux d'avec ce qu'il y a de vil. Oui, car il n'y a presque personne qui n'ait quelque imperfection; et quelle raison y a-t-il de recevoir les défauts et les imperfections d'un ami avec son amitié? Il le faut certes aimer, nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aimer ni recevoir son imperfection; car l'amitié demande la communication du bien, et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier du Tage en séparent l'or qu'ils y trouvent pour l'emporter, et laissent le sable sur le rivage; de même ceux qui jouissent des communications d'une bonne et sainte amitié doivent en séparer le sable des imperfections, et ne point le laisser entrer dans leur ame. Saint Grégoire de Nazianze assure que plusieurs des amis et des admirateurs de saint Bazile s'étoient laissé porter à l'imiter jusque dans ses imperfections extérieures, son parler lent, son air abstrait et pensif, et même en la forme de sa barbe et en sa démarche; et nous voyons des maris, des femmes, des enfans, des amis, qui ayant en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs maris et leurs femmes, contractent par condescendance ou par imitation mille mauvaises petites habitudes dans le commerce d'amitié qu'ils ont ensemble. Or, cela ne doit aucunement se faire; chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se surcharger encore de celles des autres; et non-seulement l'amitié ne demande point cela, mais, au contraire, elle nous oblige à nous entr'aider pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes d'imperfections. Il faut bien supporter doucement l'ami en ses imperfections, mais il ne faut pas l'y entretenir, et encore moins les transporter en nous.
Je ne parle ici que des imperfections; car, quant aux péchés, il ne faut pas même les supporter dans un ami. C'est une amitié foible ou méchante de voir périr un ami, et de ne point le secourir; de le voir mourir d'une apostème, sans oser lui donner le coup de lancette qui pourroit le sauver. La vraie et vivante amitié ne peut exister parmi les péchés. On dit que la salamandre éteint le feu dans lequel elle se couche: Eh bien! de même, le péché ruine l'amitié en laquelle il se loge. Que si c'est un péché passager, l'amitié le met soudain en fuite par une sage correction; mais si c'est un péché qui séjourne et demeure, tout aussitôt l'amitié périt; car elle ne peut subsister que par la vertu. Combien à plus forte raison doit-on craindre de pécher par amitié? Un ami devient notre ennemi quand il veut nous conduire au péché, et il mérite de perdre notre amitié, dès-lors qu'il veut nous perdre et nous damner; or l'attachement à une personne vicieuse est la marque la plus certaine d'une fausse amitié. Si celui que nous aimons est vicieux, assurément notre amitié est vicieuse; car puisqu'elle ne peut s'appuyer sur la vraie vertu, il faut bien qu'elle s'appuie sur quelque vertu folâtre, ou quelque qualité sensuelle.
Quant aux sociétés de marchands pour intérêt de commerce, elles ne sont que l'image de la véritable amitié, car elles se font, non pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain.
Enfin rappelez-vous ces deux divines paroles, qui sont comme les deux grandes colonnes de la vie chrétienne; l'une est du Sage: Qui a la crainte de Dieu, aura aussi une bonne amitié; l'autre est de saint Jacques: L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu.
CHAPITRE XXIII.
Des exercices de mortification extérieure.
Les naturalistes nous assurent que si on écrit quelque mot sur une amande bien entière, et qu'on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement et le plantant ainsi, tout le fruit de l'arbre qui en viendra se trouvera écrit et gravé du même mot. Pour moi, Philothée, je n'ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui, pour réformer l'homme, commencent par l'extérieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux.
Il me semble au contraire qu'il faut commencer par l'intérieur: Convertissez-vous à moi, dit Dieu, de tout votre cœur. Mon fils, donnez-moi votre cœur. Car en effet, le cœur étant la source des actions, elles sont telles qu'il est lui-même. Le divin époux invitant l'ame, lui adresse ces paroles: Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras. Oui vraiment; car quiconque a Jésus-Christ dans son cœur, l'a bientôt après dans toutes ses actions extérieures. C'est pourquoi, chère Philothée, j'ai voulu avant toutes choses graver sur votre cœur ce mot saint et sacré: vive Jésus! assuré que je suis, qu'après cela votre vie, qui vient du cœur comme l'amandier vient de son noyau, produira tous ses fruits, c'est-à-dire toutes ses actions empreintes et gravées du même mot de salut; et que, comme ce doux Jésus vivra dans votre cœur, il vivra aussi dans toute votre conduite, et paroîtra en vos yeux, en votre bouche, en vos mains, voire même en vos cheveux, en sorte que vous pourrez dire, à l'exemple de saint Paul: Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Bref, qui a gagné le cœur de l'homme a gagné tout l'homme. Mais ce cœur même, par lequel nous voulons commencer, a besoin qu'on lui apprenne à régler tout l'extérieur, afin que non-seulement on y voie la sainte dévotion, mais encore une grande discrétion et sagesse. Pour cela, je vais vous donner en peu de mots plusieurs avis.
Si vous pouvez supporter le jeûne, vous ferez bien de jeûner quelques jours, outre les jeûnes que l'Église commande; car, outre l'effet ordinaire du jeûne, qui est d'élever l'esprit, de réprimer la chair, de faciliter la vertu, et d'acquérir une plus grande récompense dans le Ciel, c'est encore un très-grand bien que de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même, et de tenir le corps et les sens soumis à la loi de l'esprit: et bien qu'on ne jeûne pas beaucoup, l'ennemi néanmoins nous craint davantage quand il voit que nous savons jeûner. Les mercredi, vendredi et samedi, sont les jours auxquels les anciens chrétiens s'exerçoient le plus à l'abstinence. Prenez-en donc de ceux-là pour jeûner, selon votre dévotion et les sages avis de votre directeur.
Je dirois volontiers comme saint Jérôme à la bonne dame Léta: Les jeûnes longs et immodérés me déplaisent fort, surtout dans ceux qui sont encore d'un âge tendre. J'ai appris par expérience que les petits ânons étant las en chemin, cherchent à s'en écarter, c'est-à-dire que les jeunes gens devenus infirmes par l'excès du jeûne, en viennent aisément aux délicatesses. Les cerfs courent mal en deux temps: quand ils sont trop chargés de venaison, et quand ils sont trop maigres. De même nous sommes grandement exposés aux tentations quand notre corps est trop nourri, et quand il est trop abattu; car dans le premier état il devient insolent et rebelle, et dans le second il devient lâche et désespéré; et comme nous ne pouvons le porter quand il est trop gras, aussi ne peut-il nous porter quand il est trop maigre. Ce défaut de modération dans le jeûne, la discipline et les autres exercices de pénitence, rend inutiles aux œuvres de la charité les meilleures années de plusieurs; comme il arriva même à saint Bernard, qui se repentit d'avoir usé de trop d'austérité. En sorte qu'après avoir maltraité leur chair au commencement, ils sont contraints de la flatter à la fin. N'eussent-ils pas beaucoup mieux fait de s'imposer dès le principe des mortifications modérées, égales et proportionnées aux travaux et aux devoirs que leurs conditions leur imposoient?
Le jeûne et le travail matent et abattent la chair. Si le travail que vous faites vous est nécessaire, ou est fort utile à la gloire de Dieu, j'aime mieux que vous souffriez la peine du travail que celle du jeûne. C'est le sentiment de l'Église, qui, pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, décharge ceux qui les font du jeûne même commandé. L'un a de la peine à jeûner, l'autre en a à servir les malades, à visiter les prisonniers, à confesser, à prêcher, à soulager les pauvres, à prier et autres choses semblables; cette peine vaut mieux que l'autre; car, outre qu'elle mate également la chair, elle a des fruits beaucoup plus désirables; et ainsi il vaut mieux, généralement parlant, garder plus de forces corporelles qu'il n'en faut, que de les trop diminuer; car on peut toujours les abattre si on le veut, mais on ne peut pas toujours les réparer quand on en a besoin.
Il me semble que nous devons avoir en grande considération la parole que notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ a dit à ses disciples: Mangez ce que l'on vous servira. C'est, je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous présente, soit que vous l'aimiez, soit que vous ne l'aimiez pas, que de choisir toujours le pire; car encore que cette dernière façon de vivre semble plus austère, l'autre néanmoins a plus de résignation; car, par elle on ne renonce pas seulement à son goût, mais encore à son choix; et assurément ce n'est pas une petite austérité de tourner son goût à toute main, et de le plier en toutes rencontres. Ajoutez que cette sorte de mortification ne paroît point, n'incommode personne, et convient tout-à-fait aux usages de la vie civile. Repousser un plat pour en prendre un autre, regarder de près et tâter toutes les viandes, ne trouver jamais rien de bien apprêté ni d'assez propre, faire des mystères a chaque morceau, tout cela ressent un cœur mou et esclave de sa bouche. J'estime plus saint Bernard d'avoir bu de l'huile pour de l'eau et du vin, que s'il eût bu de l'eau d'absinthe avec intention; car c'étoit signe qu'il ne pensoit pas à ce qu'il buvoit. Et en cette indifférence du boire et du manger consiste véritablement la perfection de cette parole: Mangez ce que l'on vous servira. J'excepte néanmoins les viandes qui nuisent à la santé, ou même aux fonctions de l'esprit, comme sont, à l'égard de plusieurs personnes, les viandes chaudes et épicées; et je n'entends pas non plus parler de certaines occasions où la nature a besoin d'être aidée et remontée pour pouvoir soutenir quelque travail à la gloire de Dieu. En un mot, une sobriété modérée et continuelle vaut mieux que des abstinences violentes faites à diverses reprises, et entremêlées de grands relâchemens.
La discipline prise modérément est merveilleuse pour ranimer la dévotion. La haire mate puissamment le corps; mais l'usage en est ordinairement peu propre aux gens mariés, aux complexions délicates, et à ceux qui ont à supporter d'autres grandes peines. On peut cependant s'en servir, avec l'aide d'un sage confesseur, les jours qui sont plus spécialement consacrés à la pénitence.
Il faut prendre la nuit autant de sommeil qu'il en faut, chacun selon sa complexion, pour pouvoir bien et utilement veiller le jour; et puisque l'Ecriture Sainte en cent façons, l'exemple des saints, la raison et l'expérience nous recommandent grandement les matinées comme le temps le plus précieux et le plus fructueux de nos jours; puisque Notre-Seigneur même est appelé soleil levant, et sa sainte Mère aube du jour, je pense que c'est une habitude louable de prendre son sommeil le soir de bonne heure, pour pouvoir ensuite se réveiller et se lever de bon matin. Assurément c'est bien là le temps le plus agréable, le plus doux, et où il y a le moins d'embarras; les oiseaux eux-mêmes semblent nous y inviter à bénir et à louer Dieu. Le lever matin est donc tout-à-fait favorable et à la santé et à la sainteté.
Balaam, monté sur son ânesse, alloit trouver Balac; mais, parce que son intention n'étoit pas droite, un ange l'attendit sur le chemin avec une épée en main pour le tuer. L'ânesse, qui voyoit l'ange, s'arrêta par trois fois et fit la rétive; et chaque fois Balaam la frappa cruellement de son bâton pour la faire avancer, jusqu'à ce qu'enfin, s'étant couchée tout-à-fait sous le prophète, elle lui dit, par un grand miracle: Que t'ai-je fait? Pourquoi m'as tu déjà frappée trois fois? Et aussitôt les yeux de Balaam s'étant ouverts, il vit l'ange qui lui dit: Pourquoi as-tu battu ton ânesse? Si elle ne se fût détournée de devant moi, je t'eusse tué, et je l'eusse épargnée. Alors Balaam dit à l'ange: Seigneur, j'ai péché; je ne savois pas que vous vous opposassiez à mon voyage. Voyez-vous Philothée, Balaam est la cause du mal; et il frappe néanmoins la pauvre ânesse qui n'y a nulle part. C'est ce qui arrive bien souvent en nos affaires: cette femme voit son mari ou son enfant malade, et aussitôt elle court au jeûne, à la haire, à la discipline, comme fit David en pareille occasion. Hélas! chère amie, vous battez le pauvre âne, vous affligez votre corps, et cependant il n'est pas cause de votre mal, et de ce que Dieu a tiré son épée contre vous. Corrigez votre cœur qui est idolâtre de ce mari, qui passe tout à cet enfant, et qui le destine à mille projets d'orgueil et d'ambition: c'est là la vraie source du mal. Cet homme voit que souvent il retombe lourdement dans le péché: aussitôt sa conscience vient lui percer le cœur par des reproches intérieurs qu'il redoute, alors revenant à lui: Ah! maudite chair, s'écrie-t-il, ah! corps déloyal, tu m'as trahi! Et le voilà aussitôt à grands coups sur cette chair, à des jeûnes immodérés, à des disciplines sans fin, à des haires insupportables. O pauvre ame! si ta chair pouvoit parler comme l'ânesse de Balaam, elle te diroit: Pourquoi me frappes-tu, misérable? C'est contre toi, ô mon ame! que Dieu arme sa vengeance; c'est toi qui es la criminelle. Pourquoi me conduis-tu en de mauvaises réunions? Pourquoi m'exposes-tu à de rudes tentations? Sois sobre en tes pensées, et je serai sobre dans mes sens. Ne vois que des gens honnêtes, et j'ignorerai de tels excès. Hélas! c'est toi qui me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brûle! Tu me remplis les yeux de fumée, et tu ne veux pas qu'ils s'enflamment! Et Dieu sans doute vous dit alors: Battez, rompez, fendez, brisez vos cœurs principalement; car c'est contre eux que ma colère est allumée. Certes, pour guérir la démangeaison, il ne faut pas tant se baigner et le laver, que se purifier le sang et se rafraîchir la bile; ainsi, pour nous guérir de nos vices, s'il est bon de mortifier notre chair, il est surtout bon de bien purifier nos affections et de rafraîchir nos cœurs. Souvenez-vous, au reste, qu'en tout et partout il ne faut entreprendre d'austérité corporelle qu'avec l'avis de votre directeur.
CHAPITRE XXIV.
Des compagnies et de la solitude.
Rechercher les compagnies, et les fuir, ce sont deux excès blâmables dans la dévotion des gens du monde, qui est celle dont je parle ici. Car fuir les compagnies, c'est marquer du dédain et du mépris pour le prochain; et les rechercher, c'est donner dans l'inutilité et l'oisiveté. Il faut aimer le prochain comme soi-même; pour montrer qu'on l'aime, il ne faut pas éviter d'être avec lui; et pour témoigner qu'on s'aime soi-même, il faut se plaire avec soi-même: Or on y est quand on est seul: Pense à toi, dit saint Bernard, et puis aux autres. Si donc rien ne vous presse de faire des visites, ou d'en recevoir chez vous, demeurez en vous-même, et entretenez-vous avec votre cœur. Mais si quelque visite vous arrive, ou que vous ayez de bons motifs pour en faire, allez au nom de Dieu, Philothée, et voyez votre prochain de bon cœur et de bon œil.
On appelle mauvaises compagnies celles qui sont animées de quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui s'y trouvent sont vicieux, libres et dissolus. Pour celles-là, il faut s'en détourner tout-à-fait, comme les abeilles se détournent d'un amas de frelons et de taons. Car, comme ceux qui ont été mordus par des chiens enragés ont la sueur, l'haleine et la salive dangereuses, principalement pour les enfans et les personnes délicates; de même le commerce des gens vicieux et libres en paroles ne peut avoir que de grands dangers, surtout pour ceux dont la dévotion est encore tendre et délicate.
Il y a des compagnies qui ne sont aucunement utiles, si ce n'est pour se récréer et se reposer un peu des occupations sérieuses. Quant à celles-là, comme il ne faut pas y donner trop de temps, aussi peut-on y consacrer le loisir destiné à la récréation.
Il en est d'autres qui ne sont que d'honnêteté, comme sont les visites mutuelles; et certaines assemblées qui se font pour honorer le prochain; et quant à celles-là, s'il ne faut pas y mettre trop d'importance, aussi ne faut-il pas les mépriser d'une manière incivile; mais y satisfaire avec modestie et prudence, afin d'éviter également l'impolitesse et la légèreté.
Restent les compagnies utiles, comme sont celles des personnes vertueuses et dévotes. O Philothée! ce vous sera toujours un grand bien d'en rencontrer souvent de pareilles. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins onctueux, et qui ont le goût de l'olive; de même, une ame qui se trouve souvent parmi des gens de bien ne peut faire autrement que de participer à leurs vertus. Les bourdons seuls ne peuvent point faire de miel, mais avec les abeilles ils aident à le faire: c'est donc un grand moyen de nous bien exercer à la dévotion que de converser souvent avec les ames dévotes.
En toute compagnie et conversation, la naïveté, la simplicité, la douceur, la retenue, sont ce qu'il y a de préférable. Il est des gens qui mettent tant d'artifice à la moindre parole et au moindre mouvement, que chacun en est ennuyé; et comme celui qui ne voudroit jamais se promener qu'en comptant ses pas, ni parler qu'en chantant, seroit insupportable à tout le monde; de même ceux qui prennent une contenance affectée, et qui ne font rien qu'en cadence, sont extrêmement fâcheux dans le monde; et l'on peut assurer qu'il y a toujours en eux plus ou moins de présomption. Il faut pour l'ordinaire qu'une douce joie domine dans nos rapports avec le prochain. Aussi louoit-on beaucoup saint Romuald et saint Antoine de ce que, nonobstant toutes leurs austérités, ils avoient toujours sur la physionomie et dans leurs discours l'expression de la joie, de la gaîté et de la politesse. Riez avec ceux qui rient, réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent; je vous le dis encore une fois avec l'Apôtre: Réjouissez-vous toujours, mais en Notre-Seigneur, et que votre modestie paroisse aux yeux de tous. Pour vous réjouir en Notre-Seigneur, il faut que le sujet soit non-seulement licite, mais convenable; ce que je dis, parce qu'il y a des choses licites qui pourtant ne conviennent pas; et afin que votre modestie paroisse, gardez-vous des méchancetés, qui bien certainement sont toujours répréhensibles. Faire tomber l'un, noircir l'autre, piquer celui-ci, faire du mal à un fou, ce sont des risées et des joies sottes et méchantes.
Mais toujours, outre la solitude intérieure en laquelle vous pouvez vous retirer au milieu même des plus grandes conversations, ainsi que je l'ai dit au chapitre douze de la seconde partie, vous devez beaucoup aimer la solitude extérieure et réelle; non pas pour aller dans les déserts comme sainte Marie égyptienne, saint Paul, saint Antoine, saint Arsène et tant d'autres solitaires; mais pour demeurer un peu dans votre chambre, dans votre jardin, ou ailleurs, et pouvoir plus librement recueillir votre esprit en vous-même, et récréer votre ame par de bonnes méditations et de saintes pensées, ou bien par un peu de bonne lecture; c'est ce que faisoit le grand saint Grégoire, évêque de Nazianze, ainsi que nous le voyons par ses écrits: «Je me promenois, dit-il, seul avec moi-même vers l'heure où le soleil se couche, et je passois doucement le temps sur les rivages de la mer; car j'ai coutume de prendre cette petite récréation pour me reposer et me distraire des ennuis ordinaires de la vie.» Et là-dessus il rapporte la bonne pensée qu'il eut, et que je vous ai citée ailleurs. C'étoit aussi la pratique de saint Ambroise: «Souvent, dit saint Augustin, étant entré dans sa chambre, dont on ne refusoit l'entrée à personne, je me plaisois à le regarder lire; et après avoir attendu quelque temps, je m'en retournois sans mot dire, pour ne pas le déranger, pensant que le peu de temps qui restoit à ce grand pasteur pour délasser et récréer son esprit ne devoit pas lui être ôté.» Aussi, après que les apôtres eurent un jour raconté à Notre-Seigneur les succès qu'ils avoient eus dans une mission: Venez, leur dit le Sauveur, retirons-nous dans la solitude, et prenez-y un peu de repos.
CHAPITRE XXV.
De la bienséance des habits.
Saint Paul veut que les femmes chrétiennes (il en faut dire autant des hommes) soient revêtues d'habits convenables, se parant avec modestie et retenue. Or, la bienséance des habits et des autres ornemens dépend de la matière, de la forme et de la propreté.
Quant à la propreté, elle doit presque toujours être la même dans nos habits, sur lesquels, autant qu'il est possible, il ne faut laisser aucune sorte de souillure et de tache. La propreté extérieure représente en quelque façon la pureté intérieure, c'est pour cela que Dieu exige une grande pureté corporelle en ceux qui approchent de ses autels, et dans ceux qui sont plus particulièrement consacrés à son service.
Quant à la matière et à la forme des habits, la bienséance résulte de plusieurs circonstances: du temps, de l'âge, des qualités, des compagnies et des occasions. On se pare ordinairement mieux les jours de fête, selon la grandeur du jour qu'on célèbre; dans les temps consacrés à la pénitence, comme le carême, l'on se néglige beaucoup; dans les noces, on porte des robes nuptiales; dans les assemblées funèbres, des robes de deuil; auprès des princes on rehausse son état; dans l'intérieur de la famille on doit l'oublier; la femme mariée peut et doit se parer, quand elle est avec son mari et qu'elle sait qu'il le désire; mais si elle fait de même pendant son absence, on lui demandera à quoi bon tant de soin et de recherche. On permet plus d'ajustement aux filles, parce qu'il leur est permis de vouloir plaire à plusieurs, quoique ce ne soit qu'afin d'en gagner un par un saint mariage. On ne trouve pas non plus mauvais que les veuves à marier se parent un peu, pourvu qu'elles ne se donnent point les airs de la première jeunesse: d'autant qu'ayant déjà passé par l'état du mariage, et les regrets du veuvage, on s'attend à les trouver d'un esprit mûr et rassis. Mais quant aux vraies veuves, c'est-à-dire celles qui le sont vraiment de cœur, nul ornement ne leur est convenable, sinon l'humilité, la modestie et la dévotion. Car si elles veulent être recherchées, elles ne sont pas de vraies veuves; et si elles ne le veulent pas, pourquoi tant de prétentions? Qui ne veut point recevoir d'hôtes, n'a qu'à ôter l'enseigne de son logis. On se moque toujours des vieilles gens qui veulent faire les jolis; c'est une folie qui n'est supportable tout au plus que dans la jeunesse.
Soyez propre, Philothée, qu'il n'y ait rien sur vous de traînant et de mal rangé. C'est mépriser ceux avec qui l'on est que de les aller voir en habit désagréable; mais gardez-vous surtout des afféteries, vanités, curiosités et sottes recherches; tenez-vous toujours, tant qu'il vous sera possible, du côté de la simplicité et de la modestie: c'est le plus grand ornement de la beauté, et la meilleure excuse de la laideur. Saint Pierre avertit principalement les jeunes femmes de ne point porter leurs cheveux si crêpés, frisés, bouclés et apprêtés. Les hommes qui sont assez lâches pour s'amuser à de telles sottises, sont partout décriés comme étant moins hommes que femmes; et les femmes elles-mêmes que la vanité entête, sont tenues pour foibles en vertu; du moins, si elles en ont, il n'y paroît guère parmi tant de fatras et de bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal; mais je réplique, comme je l'ai fait ailleurs, que le diable y en pense toujours. Pour moi, je voudrais qu'un dévot et une dévote fussent toujours les mieux habillés de la compagnie, mais les moins pompeux et affectés; et qu'ils fussent, comme il est dit dans le Proverbe, parés de grâces, de bienséance et de dignité. Saint Louis dit d'un seul mot, qu'on doit se vêtir selon son état, en sorte que les sages et les prudens ne puissent pas dire, vous en faites trop, et les jeunes gens, vous en faites trop peu. Que si les jeunes ne veulent point se contenter de la bienséance, alors il faut s'en tenir à l'avis des sages.
CHAPITRE XXVI.
De parler, et premièrement comment il faut parler de Dieu.
Les médecins prennent une grande connoissance de la santé ou de la maladie d'une personne par l'inspection de sa langue; et nos paroles sont aussi de vrais indices des qualités de notre ame. Par tes paroles, dit le Sauveur, tu seras justifié, et par tes paroles tu seras condamné.
Nous portons soudain la main sur la douleur que nous sentons, et la langue sur l'amour que nous avons. Si donc, Philothée, vous avez bien l'amour de Dieu, vous parlerez souvent de Dieu dans les conversations particulières que vous aurez avec vos parens, vos amis et vos voisins. Oui, car la bouche du juste méditera la sagesse, et sa langue parlera de justice. Et comme les abeilles ont toujours dans leur petite trompe quelque peu du miel qu'elles distillent, de même aussi votre bouche conservera le goût des bonnes pensées qu'elle aura exprimées; votre plus douce jouissance sera de faire couler sur vos lèvres les louanges de Dieu, et vous éprouverez quelque chose de cette douceur délicieuse que saint François avoit, dit-on, à la bouche toutes les fois qu'il prononçoit le nom du Seigneur.
Mais parlez toujours de Dieu comme de Dieu, c'est-à-dire avec respect et dévotion; non point en faisant la suffisante et la prêcheuse, mais avec un grand esprit de douceur, de charité et d'humilité; distillant, comme l'épouse des Cantiques, le miel délicieux de la dévotion, et le versant goutte à goutte, tantôt dans l'oreille de l'un, tantôt dans l'oreille de l'autre, priant Dieu au fond de votre ame qu'il lui plaise de faire passer cette sainte rosée jusque dans le cœur de ceux qui vous écoutent.
Surtout il faut faire cet office angélique doucement et agréablement, non par manière de correction, mais par manière d'inspiration; car c'est merveille, comme la douceur est une bonne manière de proposer les choses et une puissante amorce pour attirer les cœurs.
Ne parlez donc jamais de Dieu, ni de la dévotion, par manière d'acquit et d'entretien, mais toujours avec attention et dévotion. Ce que je dis pour vous garantir d'une dangereuse vanité qui se trouve en plusieurs personnes faisant profession de piété, lesquelles disent à tout propos des paroles saintes et ferventes par forme de discours, et sans y penser nullement; et qui, après les avoir dites, se croient telles que leurs paroles semblent l'indiquer, ce qui malheureusement n'est pas.
CHAPITRE XXVII.
De l'honnêteté des paroles, et du respect que l'on doit aux personnes.
Si quelqu'un ne pèche point en paroles, dit l'apôtre saint Jacques, il est un homme parfait. Gardez-vous soigneusement de toute parole déshonnête; car encore que vous ne les disiez pas avec mauvaise intention, toujours est-il que ceux qui les entendent peuvent les prendre d'une autre manière. La parole déshonnête tombant dans un cœur foible, s'étend et se dilate comme une goutte d'huile sur du drap; et quelquefois elle saisit tellement le cœur, qu'elle le remplit de mille pensées et tentations coupables. Car si le poison du corps entre par la bouche, le poison du cœur entre par l'oreille; et la langue qui le produit est vraiment meurtrière, puisque bien qu'à l'aventure le venin qu'elle a jeté n'ait pas produit son effet, à cause du contre-poison qui se sera trouvé dans les cœurs, toujours est-il qu'il n'a pas tenu à sa malice qu'elle ne les ait fait mourir. Et qu'on ne dise pas qu'on n'y a pas pensé; car Notre-Seigneur, qui connoît les pensées, a dit, que la bouche parle de l'abondance du cœur. Et si nous n'y pensons pas mal, le démon néanmoins y en pense beaucoup, et se sert toujours secrètement de ces mauvais mots pour en transpercer le cœur de quelqu'un. On dit que ceux qui ont mangé de l'herbe qu'on nomme angélique ont toujours l'haleine douce et agréable; et ceux qui ont bien dans le cœur l'honnêteté et la chasteté, qui est par excellence la vertu angélique, ont toujours à la bouche des paroles pures, chastes et honnêtes. Quant aux choses grossières et folles, l'Apôtre ne veut pas seulement qu'on les nomme, nous assurant que rien ne corrompt tant les bonnes mœurs que les mauvais discours.
Que si ces paroles déshonnêtes sont dites à couvert, avec finesse et subtilité, elles sont encore infiniment plus dangereuses; car, comme plus un dard est pointu, plus il entre aisément dans nos corps, de même plus un mauvais mot est aigu, plus il pénètre dans nos cœurs; et ceux qui pensent être fort aimables en disant de telles paroles en compagnie, ne savent pas pourquoi les compagnies sont faites; car elles doivent être comme des essaims d'abeilles réunies pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien, et non comme un tas de guêpes attachées à quelque pourriture. Si donc quelque fat vient vous dire des paroles messéantes, témoignez que vos oreilles en sont offensées, soit en vous détournant, soit en usant de quelqu'autre moyen, selon que la prudence vous le suggérera.
C'est une des plus mauvaises qualités qu'un esprit puisse avoir que d'être moqueur. Dieu hait extrêmement ce vice et en a fait autrefois des châtimens exemplaires. Rien n'est si contraire à la charité, et encore plus à la dévotion, que le mépris du prochain; or, la dérision et la moquerie n'ont jamais lieu sans ce mépris. Aussi est-ce un fort grand péché; et les docteurs ont raison de dire que la moquerie est la plus grande offense que l'on puisse faire au prochain en paroles, parce que les autres offenses n'empêchent pas toujours d'estimer celui qui est offensé, tandis que celle-ci est toujours accompagnée de dédain et de mépris.
Quant aux jeux de paroles qui se font entre honnêtes gens avec une gaîté douce et modeste, ils appartiennent à la vertu que les Grecs appellent eutrapélie, et que nous pouvons nommer bonne conversation: c'est une manière aimable de se récréer à l'occasion des travers et des petites imperfections humaines dont personne n'est exempt. Il se faut garder seulement de passer de la plaisanterie à la moquerie; car la moquerie provoque à rire par mépris du prochain, au lieu que la plaisanterie provoque à rire par la liberté, l'enjoûment et la franchise de cœur, joints à la gentillesse de quelques mots. Il est rapporté de saint Louis, que, quand les religieux qu'il avoit à sa cour vouloient parler de choses sérieuses après dîner, Ce n'est pas le moment, leur disoit-il, de raisonner de la sorte, mais bien de se récréer de quelques bons mots: que chacun dise donc librement et honnêtement ce qu'il voudra. Et en cela il vouloit donner occasion à la noblesse qui étoit autour de lui de recevoir quelque marque de sa bonté. Du reste, Philothée, passons tellement le temps par récréation, que nous nous assurions toujours la sainte éternité par dévotion.