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Introduction à la vie dévote

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CHAPITRE XXVIII.

Des jugemens téméraires.

Ne jugez point, et vous ne serez point jugés, dit le Sauveur de nos ames; ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés. Non, dit le saint apôtre, ne jugez point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne révéler le secret des ténèbres, et manifester les conseils des cœurs. Oh! que les jugemens téméraires sont désagréables à Dieu! Les jugemens des enfans des hommes sont téméraires, parce qu'ils ne sont pas juges les uns des autres, et qu'en jugeant ils usurpent l'office de Notre-Seigneur. Ils sont téméraires, parce que la principale malice du péché vient de l'intention et de la disposition du cœur, qui est pour nous le secret des ténèbres. Ils sont téméraires, parce que chacun a bien assez à faire de se juger soi-même, sans entreprendre encore de juger son prochain. C'est une chose également nécessaire pour n'être point jugé, de ne point juger les autres et de se juger soi-même; car, comme Notre-Seigneur nous défend l'un, l'Apôtre nous ordonne l'autre, en disant: Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais, ô Dieu! nous faisons tout le contraire; car, ce qui nous est défendu, nous ne cessons de le faire, jugeant à tout propos le prochain; et ce qui nous est commandé, qui est de nous juger nous-mêmes, nous ne le faisons jamais.

Selon les diverses causes des jugemens téméraires, il y faut apporter divers remèdes. Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu'ils reçoivent, et qui, selon l'expérience du Prophète, convertissent le jugement en absynthe, ne jugeant jamais du prochain qu'en toute rigueur et âpreté. Ceux-ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d'un bon médecin spirituel; car cette amertume de cœur leur étant naturelle, elle est difficile à vaincre; et bien qu'en soi elle ne soit pas péché, mais seulement une imperfection, elle est néanmoins dangereuse, parce qu'elle introduit et fait régner dans l'ame le jugement téméraire et la médisance. Quelques-uns jugent témérairement, non par aigreur, mais par orgueil, s'imaginant que plus ils rabaissent l'honneur d'autrui, plus ils relèvent le leur; esprits arrogans ou présomptueux, qui s'admirent eux-mêmes, et se placent si haut dans leur propre estime, qu'ils voient tout le reste comme chose petite et basse. Je ne suis pas comme le reste des hommes, disoit le sot pharisien. D'autres n'ont pas cet orgueil manifeste, mais seulement une certaine petite complaisance à considérer le mal d'autrui, pour savourer et faire savourer plus doucement le bien contraire dont ils se croient doués; et cette complaisance est si secrète et imperceptible, que, si on n'a bonne vue, on ne peut la discerner, et ceux mêmes qui en sont atteints ne la connoissent pas, à moins qu'on ne la leur montre. D'autres, pour se flatter et s'excuser eux-mêmes, et pour adoucir les remords de leur conscience, jugent fort volontiers que les autres sont vicieux du vice qu'ils ont contracté, ou de quelque autre aussi grand, se persuadant que la multitude des criminels rend leur péché moins blâmable. Plusieurs s'adonnent au jugement téméraire pour le seul plaisir de philosopher et de gloser sans fin sur l'humeur, la conduite et les mœurs des personnes, se faisant de cela comme un exercice et un jeu d'esprit. Que si par malheur ils rencontrent quelquefois juste en leurs conjectures, alors l'audace et la manie de juger s'accroît tellement en eux, que l'on a bien de la peine à les retenir. Beaucoup jugent par passion, pensant toujours bien de ce qu'ils aiment, et toujours mal de ce qu'ils haïssent, sinon en un cas tout-à-fait étonnant, et néanmoins véritable, où l'excès de l'amour porte à mal juger de ce qu'on aime: effet monstrueux d'un amour grossier, imparfait, troublé et malade; maudite jalousie, qui, comme chacun sait, sur un simple regard, sur le moindre geste, condamne les personnes de trahison et de parjure. Enfin, la crainte, l'ambition et mille autres foiblesses d'esprit, contribuent souvent à ces vains soupçons et à ces jugemens téméraires.

Mais quels remèdes à tant de maux? On dit que ceux qui ont bu du suc d'une herbe d'Ethiopie, appelée ophiusa, croient voir partout des serpens et autres choses effroyables, et que pour les guérir il faut leur faire prendre du vin de palmier; de même ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne voient rien qu'ils ne trouvent mauvais et blâmable; et pour les guérir je leur dis: Buvez le plus que vous pourrez du vin sacré de la charité; elle vous délivrera de ces mauvaises humeurs qui vous font faire tant de jugemens bizarres. La charité craint de rencontrer le mal; tant s'en faut-il qu'elle l'aille chercher. Et quand elle le rencontre, elle s'en détourne et le dissimule: ainsi, au premier bruit qui lui en vient, elle ferme les yeux pour ne pas le voir; et puis elle croit par une sainte simplicité que ce n'étoit pas le mal, mais seulement l'ombre et comme le fantôme du mal. Que si néanmoins elle est forcée de reconnoître que c'est lui-même, elle s'en distrait aussitôt, et tâche d'en oublier la figure.

La charité est le grand remède à tous les maux, mais spécialement à celui-ci. Toutes choses paroissent jaunes à ceux qui ont la jaunisse, et l'on dit que pour les guérir de ce mal, il leur faut faire porter de la feuille de pavot sous la plante des pieds. Certes, ce péché de jugement téméraire est une jaunisse spirituelle, qui fait paroître toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont atteints; mais qui en veut guérir, doit appliquer le remède non aux yeux, mais aux pieds de l'ame, c'est-à-dire non à l'entendement, mais aux affections. Si donc vous avez de la douceur et de la charité dans le cœur, tous vos jugemens seront doux et charitables; et en voici trois exemples admirables que je vous présente.

Isaac avoit dit que Rebecca étoit sa sœur, et Abimélech qui s'aperçut de quelques démonstrations d'amitié entre eux, fort tendres et très-familières, jugea que c'étoit sa femme: un œil malin eût jugé que c'étoit sa maîtresse, ou que si elle étoit sa sœur, il étoit lui-même un incestueux; mais Abimélech prit le parti charitable qu'il pouvoit prendre sur un tel fait. Voilà comme l'on doit juger favorablement du prochain autant que l'on peut; et si une action avoit cent aspects différens, il faudroit la regarder uniquement par le plus bel endroit. Saint Joseph ne pouvoit douter que la sainte Vierge ne fût enceinte; mais parce qu'il connoissoit son éminente sainteté, et sa vie toute pure, toute angélique, il ne se permit pas le plus léger soupçon contre elle, quelque violens que fussent ses préjugés: ainsi il prit la résolution, en la quittant, d'en laisser tout le jugement à Dieu. L'Esprit divin nous fait remarquer dans l'Evangile, qu'il en usa de la sorte parce qu'il étoit un homme juste. Or l'homme juste, qui ne peut absolument excuser ni le fait, ni l'intention d'une personne dont il connoît la probité, n'en veut pas juger et tâche même d'ôter cela de son esprit, et en laisse le jugement à Dieu. Le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser entièrement le péché de ceux qui l'avoient attaché à la croix, voulut au moins en diminuer la malice par la raison de leur ignorance: de même quand nous ne pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion, en l'attribuant à la cause la plus supportable qu'il puisse avoir, comme à l'ignorance ou à la foiblesse.

Mais ne peut-on donc jamais juger le prochain? Non certes, jamais: c'est Dieu, Philothée, qui juge les criminels, dans les jugemens de la justice humaine. Toutefois il se sert de la voix des magistrats pour se rendre intelligible à nos oreilles; ils sont comme ses interprètes et ses oracles, et ne doivent rien prononcer que ce qu'ils ont appris de lui. Que s'ils font autrement, et suivent leurs propres passions, alors c'est vraiment eux qui jugent, et qui par conséquent seront jugés; car il est défendu aux hommes, en tant qu'hommes, de juger les autres.

Voir ou connoître une chose, ce n'est pas en juger; car tout jugement, au moins selon la phrase de l'Ecriture, présuppose quelque difficulté, grande ou petite, vraie ou apparente, qu'il faut décider. C'est pourquoi elle dit que ceux qui n'ont pas la foi sont déjà jugés, parce qu'il n'y a point de doute sur leur condamnation. Ce n'est donc pas mal fait de douter du prochain? Non, car il n'est pas défendu de douter, mais de juger. Toutefois, il n'est permis ni de douter ni de soupçonner, qu'autant que de bonnes raisons nous y contraignent; autrement les doutes et les soupçons sont téméraires. Si quelque œil méchant eût vu Jacob, quand il embrassa Rachel auprès du puits, ou qu'il eût vu Rebecca recevoir des bracelets et des pendans d'oreilles d'Eliézer, homme inconnu dans ce pays-là, il eût sans doute mal pensé de ces deux modèles de vertu, mais c'eût été bien à tort; car quand une action est de soi-même indifférente, c'est faire un soupçon téméraire que d'en tirer une mauvaise conséquence, à moins que plusieurs circonstances ne donnent crédit à ce soupçon. C'est aussi un jugement téméraire que de prendre occasion d'un acte pour blâmer la personne qui en est l'auteur; mais ceci, je le dirai bientôt plus clairement.

Enfin, ceux qui ont bien soin de leur conscience ne sont guère sujets aux jugemens téméraires; car, comme les abeilles, en voyant les brouillards et les temps nébuleux, se retirent dans leurs ruches et y préparent leur miel, de même les bonnes ames ne laissent pas courir leurs pensées sur les sujets embrouillés et parmi les actions équivoques du prochain; mais pour ne pas les rencontrer, elles se renferment au dedans d'elles-mêmes, et prennent au fond de leur cœur de bonnes résolutions pour leur propre amendement.

C'est le fait d'une ame inutile de s'amuser à examiner la vie d'autrui: j'excepte ceux qui sont chargés de la conduite des autres, soit dans la famille, soit dans l'état; car une bonne partie de leur conscience consiste à surveiller celle d'autrui. Qu'ils fassent donc leur devoir avec amour: passé cela, qu'ils se tiennent en repos et ne s'occupent que d'eux-mêmes.


CHAPITRE XXIX.

De la médisance.

Le jugement téméraire produit l'inquiétude, le mépris du prochain, l'orgueil et la complaisance en soi-même, et cent autres effets très-pernicieux, parmi lesquels la médisance est au premier rang, comme la vraie peste des conversations. Oh! que n'ai-je un des charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes et les purifier de leurs péchés, comme un séraphin purifia jadis les lèvres du prophète Isaïe! Qui ôteroit la médisance du monde, en ôteroit une des plus grandes causes de péchés qui existent.

Si quelqu'un enlève injustement au prochain sa bonne réputation, outre le péché qu'il commet, il est obligé d'en faire réparation, selon la nature de la médisance; car nul ne peut entrer au Ciel avec le bien d'autrui; et de tous les biens extérieurs la renommée est le plus précieux. La médisance est une espèce de meurtre; car nous avons trois vies: la spirituelle, qui se trouve en la grâce de Dieu; la corporelle, dont l'ame est le principe; et la civile, qui consiste en la renommée. Le péché nous ôte la première, la mort nous ôte la seconde, et la médisance nous ôte la troisième. Mais le médisant a cela de particulier, que par un seul coup de langue il fait ordinairement trois meurtres: il tue son ame et l'ame de celui qui l'écoute, par un homicide spirituel, et il ôté la vie civile à celui dont il médit; car, comme disoit saint Bernard, et celui qui médit, et celui qui écoute le médisant, ont tous deux le diable sur eux; mais l'un l'a sur la langue, et l'autre en son oreille. David dit en parlant des médisans, qu'ils ont aiguisé leur langue comme la langue d'un serpent. Or, le serpent a la langue fourchue et à deux pointes, selon la remarque d'Aristote; et telle est en effet la langue du médisant, qui d'un seul coup pique et empoisonne l'oreille de celui qui écoute, et la réputation de celui dont il parle.

Je vous conjure donc, chère Philothée, de ne jamais médire de personne, ni directement, ni indirectement: gardez-vous d'attribuer de faux crimes au prochain, ou de découvrir ceux qui sont secrets, ou d'augmenter ceux qui sont connus, ou de mal interpréter ses bonnes œuvres, ou de nier le bien que vous savez être en quelqu'un, ou de le cacher malignement, ou de le diminuer par vos paroles; car en tout cela vous offenseriez grandement Dieu, surtout si c'étoit en accusant faussement le prochain, ou en niant la vérité à son préjudice; car alors il y auroit le double péché de mentir et de nuire au prochain.

Ceux qui préparent la médisance par des préliminaires honorables, ou qui entremêlent leurs médisances de petites gentillesses et de bons mots, sont les plus fins et les plus dangereux médisans de tous. Je proteste, disent-ils, que je l'aime, et qu'au reste c'est un galant homme; mais cependant il faut dire la vérité: il eut tort de faire cette perfidie. C'est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprise; et autres semblables tournures. Ne voyez-vous pas l'artifice? Celui qui veut tirer de l'arc, tire tant qu'il peut la flèche à soi; mais ce n'est que pour la lancer plus fortement; il semble aussi que ceux-ci retirent leur médisance à eux, mais ce n'est que pour la décocher plus roide, afin qu'elle pénètre plus avant dans le cœur des assistans.

La médisance dite en forme de plaisanterie est plus cruelle encore que toutes les autres. Car, comme la ciguë n'est pas en soi un poison très-violent, mais au contraire assez lent en ses effets, et facile à calmer, tandis qu'étant prise avec du vin, elle est irrémédiable; de même, la médisance, qui par elle-même passeroit légèrement par une oreille et sortiroit par l'autre, s'arrête fermement en l'esprit des auditeurs, quand elle est accompagnée de quelque mot subtil et joyeux. A ceux qui médisent de la sorte, on peut appliquer ces paroles de David: Ils ont sous leurs lèvres le venin de l'aspic. En effet, l'aspic fait sa piqûre presque imperceptible, et son venin excite d'abord une démangeaison agréable, au moyen de laquelle le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, en sorte qu'on ne peut plus ensuite y porter remède.

Ne dites pas, un tel est un ivrogne, parce que vous l'avez vu ivre, ni un tel est un voleur, parce que vous l'avez surpris une fois à voler; car un seul acte ne constitue pas une habitude. Le soleil s'arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur: nul ne dira pourtant qu'il soit immobile ou obscur. Noé s'enivra une fois, et Loth une autre fois; ils ne furent pourtant ivrognes ni l'un ni l'autre, non plus que saint Pierre ne fut sanguinaire, pour avoir une fois répandu du sang, ni un blasphémateur, pour avoir une fois blasphémé. Le nom de vicieux ou de vertueux suppose l'habitude du vice, ou de la vertu: c'est donc une imposture de dire qu'un homme est colère ou fripon, pour l'avoir vu une fois s'emporter ou dérober. Et lors même qu'un homme eût été long-temps vicieux, on s'exposeroit encore à mentir en le nommant ainsi. Simon le Lépreux appeloit Magdeleine une pécheresse, parce qu'elle l'avoit été autrefois: il mentoit néanmoins; car elle ne l'étoit plus, mais une très-sainte pénitente: aussi Notre-Seigneur la prit-il sous sa protection. Le pharisien regardoit le publicain comme un grand pécheur, souillé peut-être d'injustice, d'adultère et de vol; mais il se trompoit grandement; car à l'instant même il venoit d'être justifié. Hélas! puisque la bonté de Dieu est si grande, qu'un seul moment suffit pour obtenir et recevoir sa grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui étoit hier pécheur le soit encore aujourd'hui? Le jour précédent ne doit point juger le jour présent, ni le jour présent juger le jour précédent: il n'y a que le dernier jour qui doive juger tous les autres.

Nous ne pouvons donc jamais dire qu'un homme soit méchant, sans danger de mentir. Ce que nous pouvons dire, en cas qu'il en faille parler, c'est qu'il fit telle action mauvaise: qu'il a mal vécu en tel temps, que maintenant il fait mal. Mais on ne peut tirer aucune conséquence d'hier à aujourd'hui, ni d'aujourd'hui à hier, et moins encore d'aujourd'hui à demain.

Bien qu'on doive être extrêmement délicat pour ne point médire du prochain, encore faut-il se garder d'un autre excès où plusieurs se laissent aller, qui est, pour éviter la médisance, de donner des louanges au vice. S'il se trouve une personne vraiment médisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et franche; s'il s'en trouve une manifestement vaine, ne dites pas qu'elle est noble et généreuse; les familiarités dangereuses, ne les appelez pas simplicités ou naïvetés; ne fardez pas la désobéissance du nom de zèle, ni l'arrogance du nom de franchise, ni l'impureté du nom d'amitié. Non, chère Philothée, il ne faut pas, pour fuir le vice de médisance, favoriser, flatter, ou nourrir les autres vices, mais il faut dire rondement et franchement mal du mal, et blâmer les choses blâmables; ce qui ne tournera qu'à la gloire de Dieu, moyennant les conditions suivantes:

Premièrement, pour pouvoir blâmer les vices d'autrui, il faut que l'utilité, ou de celui dont on parle, on de celui à qui l'on parle, le requière. Par exemple, on raconte devant de jeunes personnes les inconséquences de tels et de telles, qui sont manifestement périlleuses; le déréglement d'un tel ou d'une telle, en paroles ou en actions manifestement mauvaises; si je ne blâme pas ouvertement ce mal, et que je veuille l'excuser, ces tendres ames, qui écoutent, en prendront occasion de se porter à quelque chose de semblable; leur utilité demande donc que tout franchement et sans retard je blâme ces choses-là, à moins que je ne puisse le faire en un temps plus opportun, et où la réputation de ceux dont on parle aura moins à souffrir.

En second lieu, que j'aie quelque obligation de parler sur ce sujet; comme si je suis des premiers de la compagnie, que mon silence dût passer pour une approbation: que si je suis des moindres, je ne dois point entreprendre de rien censurer, mais je dois être parfaitement mesuré dans mes expressions, pour ne pas dire un seul mot de trop. Si, par exemple, je blâme les familiarités de ce jeune homme et de cette jeune fille, ô Dieu! Philothée, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne pas augmenter la chose, pas même d'un seul brin: s'il n'y a qu'une foible apparence, je ne dirai que cela; s'il n'y a qu'une simple imprudence, je n'en dirai pas davantage; s'il n'y a ni imprudence, ni vraie apparence du mal, mais seulement de quoi donner à un esprit malin occasion de médire, ou je n'en dirai rien du tout, ou je dirai cela même. Ma langue, tandis que je parle du prochain, est dans ma bouche comme un rasoir dans la main du chirurgien qui veut trancher entre les nerfs et les tendons. Il faut que le coup que je porterai soit si juste, que je ne dise ni plus ni moins que ce qui est.

Enfin, il faut observer, en blâmant le vice, d'épargner le plus que l'on peut la personne en qui il se trouve. On peut néanmoins parler librement des pécheurs infâmes, publics et notoires, pourvu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non avec arrogance et présomption, et en prenant plaisir au mal d'autrui; car, pour ce dernier, c'est le fait d'un cœur vil et abject. J'excepte de cette règle les ennemis déclarés de Dieu et de son Eglise; car, pour ceux-là, ils les faut décrier tant qu'on peut, comme sont les chefs d'hérésies et de schismes; c'est charité de crier au loup quand il est entre les brebis, quelque part qu'il soit.

Chacun se permet de juger et de censurer les princes, et de médire de nations entières, selon les divers sentimens dont on est affecté à leur égard. Philothée, ne faites pas cette faute; car, outre l'offense de Dieu, vous pourriez vous attirer mille désagrémens.

Quand vous entendez mal parler du prochain, rendez l'accusation douteuse, si vous le pouvez justement; si vous ne le pouvez pas, excusez l'intention de l'accusé; que si cela ne se peut, témoignez de la compassion de son état; détournez le trait, en vous souvenant et faisant souvenir la compagnie que ceux qui ne tombent pas en faute le doivent uniquement à la grâce de Dieu; rappelez le médisant à lui-même par quelques douces manières, et dites de la personne offensée tout le bien que vous en savez.


CHAPITRE XXX.

Quelques autres avis touchant le parler.

Que votre langage soit doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle. Gardez-vous des duplicités et des ruses; car, bien qu'il ne soit pas bon de dire toujours toutes espèces de vérités, encore ne faut-il jamais parler contre la vérité: accoutumez-vous à ne jamais mentir sciemment, soit pour vous excuser, soit autrement, vous ressouvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Que si vous mentez par mégarde, et que vous puissiez de suite réparer votre faute par quelque explication, n'y manquez pas; une excuse véritable a bien plus de grâce et de force pour excuser, qu'un mensonge.

Bien que l'on puisse quelquefois avec prudence et discrétion déguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de paroles, encore ne faut-il pratiquer cela que dans les choses importantes, et quand la gloire et le service de Dieu le requièrent évidemment; hors de là les artifices sont dangereux: car, comme dit l'Ecriture-Sainte, le Saint-Esprit n'habite pas dans un cœur dissimulé et double. Il n'y a point de meilleure et de plus désirable finesse que la simplicité. La prudence mondaine et les artifices de la chair appartiennent aux enfans du siècle; mais les enfans de Dieu cheminent sans détour, et ont le cœur sans replis: Qui marche simplement, dit le Sage, marche sûrement; le mensonge, la duplicité et la feinte annoncent toujours un esprit foible et vil.

Saint Augustin avoit dit, au quatrième livre de ses Confessions, que son ame et celle de son ami n'étoient qu'une seule ame, et que la vie lui étoit en horreur depuis la mort de son ami, parce qu'il ne vouloit pas vivre à moitié, et que cependant pour cela même il craignoit de mourir, de peur que son ami ne mourût tout entier. Ces paroles lui semblèrent dans la suite trop recherchées et affectées, si bien qu'il les révoqua au livre de ses Rétractations, et les appela une ineptie. Voyez-vous, Philothée, combien cette sainte et belle ame est sensible à l'afféterie des paroles! Certes, c'est un grand ornement de la vie chrétienne, que la fidélité, la rondeur et la sincérité du langage: Je l'ai résolu, disoit David, je prendrai garde à mes voies, pour ne point pêcher par ma langue. Eh! Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et une porte de circonspection à mes lèvres.

C'est un principe du roi saint Louis, qu'il ne faut jamais contredire personne, à moins qu'il n'y ait péché ou quelque grand dommage à être du même avis. C'est le moyen d'éviter une foule de contestations et de disputes. Or, quand il importe de contredire les autres et d'opposer son opinion à la leur, il faut user d'une grande douceur et précaution, sans vouloir aucunement violenter leur esprit; car aussi-bien ne gagne-t-on rien à prendre les choses âprement.

La règle de parler peu, si recommandée par les anciens sages, ne se prend pas en ce sens qu'il faille dire peu de paroles, mais qu'il n'en faut pas dire beaucoup d'inutiles; car, pour ce qui est des paroles, on ne regarde pas à la quantité, mais à la qualité; et il me semble qu'il faut ici éviter deux excès: le premier est de faire trop l'entendu et le sévère, refusant de contribuer aux propos familiers qui se tiennent en la conversation, parce qu'il semble alors qu'il y ait manque de confiance, ou quelque sorte de mépris; le second est de plaisanter et de babiller toujours, sans laisser aux autres ni le temps ni le moyen de dire ce qu'ils veulent, parce que cela sent un esprit éventé et léger.

Saint Louis n'aimoit pas qu'étant en compagnie on parlât en secret et en conseil, surtout à table, parce que cela faisoit supposer qu'on parloit mal des autres: Celui, disoit-il, qui est à table en bonne compagnie, et qui a quelque plaisanterie à dire, la doit dire pour tout le monde; que si c'est une chose peu importante, il la doit taire, et n'en parler à personne.


CHAPITRE XXXI.

Des passe-temps et des jeux; et premièrement de ceux qui sont permis et louables.

Il est nécessaire de donner quelquefois à notre esprit et même à notre corps quelque sorte de récréation. Cassien rapporte qu'un chasseur trouva un jour saint Jean l'Evangéliste tenant une perdrix sur son poing, et s'amusant à la caresser. Le chasseur lui demanda pourquoi un homme de son caractère passoit le temps à une chose si vile et si basse; et saint Jean lui dit: Pourquoi ne portez-vous pas votre arc toujours tendu? De peur, répondit le chasseur, que, demeurant toujours courbé, il n'ait plus la force de s'étendre quand il en sera besoin. Ne vous étonnez donc pas, répliqua l'apôtre, si je donne quelque relâche à mon esprit, et prends un peu de récréation; car c'est le moyen de pouvoir ensuite m'appliquer plus vivement à la contemplation. Assurément c'est un travers que d'être si rigoureux et si sauvage, qu'on ne veuille prendre pour soi et ne permettre aux autres aucune espèce de récréation.

Prendre l'air, se promener, s'entretenir de choses gaies et aimables, jouer du luth, ou de quelque autre instrument, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont des récréations si honnêtes, que, pour en bien user, il ne faut que cette prudence commune qui donne à toutes choses le rang, le temps, le lieu et la mesure convenables.

Les jeux où le gain sert de prix et de récompense à l'habileté du corps ou de l'esprit, comme les jeux de paume, de ballon, de mail, les courses de bague, les échecs et les dames, sont des récréations par elles-mêmes bonnes et permises. Seulement il faut se garder de l'excès, soit quant au temps qu'on y emploie, soit quant au prix qu'on y met. Car si l'on y emploie trop de temps, ce n'est plus une récréation, mais une occupation; on ne délasse ni l'esprit ni le corps, et au contraire on étourdit et on accable l'un et l'autre; comme il arrive à ceux qui, ayant joué cinq ou six heures aux échecs, en sortent la tête brisée, ou qui, après avoir long-temps joué à la paume, en sont accablés de fatigue. Que si le prix, c'est-à-dire, ce qu'on joue, est trop considérable, les affections des joueurs se dérèglent; de plus, il y a une sorte d'injustice à mettre de grands prix à des choses aussi peu importantes et aussi inutiles que sont les adresses et les habiletés du jeu. Mais surtout prenez garde, Philothée, à ne point vous passionner pour tout cela; car, quelque honnête que soit une récréation, c'est un vice d'y attacher son cœur et son affection. Je ne dis pas qu'il ne faille pas prendre plaisir au jeu pendant qu'on joue: car autrement on ne se récréeroit pas; mais je dis qu'il ne faut pas y mettre trop de désir, d'empressement et de feu.


CHAPITRE XXXII.

Des jeux défendus.

Les jeux de dés, de cartes et autres semblables, où le gain dépend principalement du hasard, ne sont pas seulement des récréations dangereuses, comme sont les danses, mais ce sont encore des jeux absolument mauvais et blâmables de leur nature. C'est pourquoi ils sont défendus par les lois, tant civiles qu'ecclésiastiques. Mais quel grand mal y a-t-il? me direz-vous. Je vous réponds que le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison, mais selon le sort, qui favorise bien souvent celui dont l'adresse et l'habileté ne méritoient rien. La raison est donc offensée en cela. Mais nous sommes ainsi convenus, me direz-vous? cela est bon pour montrer que celui qui gagne ne fait pas tort aux autres; mais cela n'empêche pas que la convention ne soit déraisonnable, et le jeu aussi; car le gain, qui doit être le prix de l'industrie, devient le prix du sort, qui ne mérite aucun prix, puisqu'il ne dépend nullement de nous.

Outre cela, ces jeux portent le nom de récréation, et sont faits pour cela; et néanmoins ils ne le sont nullement, mais de violentes occupations; car n'est-ce pas une occupation que d'avoir l'esprit tendu par une application continuelle, et perpétuellement agité d'inquiétude, de crainte et d'empressement? Y a-t-il attention au monde plus triste, plus sombre et plus mélancolique que celle des joueurs? il ne faut ni parler sur le jeu, ni rire, ni tousser, autrement les voilà hors d'eux-mêmes.

Enfin, il n'y a de joie à ces jeux qu'en gagnant; et cette joie n'est-elle pas coupable, puisqu'elle suppose la perte et le déplaisir d'autrui? Un tel plaisir est assurément indigne. Voilà les trois raisons pour lesquelles les mauvais jeux sont défendus. Le grand roi saint Louis, sachant que le comte d'Anjou son frère, et messire Gautier de Nemours, jouoient ensemble, se leva, quoique malade, et alla tout chancelant en leur chambre, et là prit les tables, les dés et une partie de l'argent, et jeta tout dans la mer, en s'indignant beaucoup contre eux. La vertueuse et chaste Sara, parlant à Dieu de son innocence: Vous le savez, dit-elle, ô Seigneur! jamais je ne me suis trouvée dans la société des joueurs.


CHAPITRE XXXIII.

Des bals et autres passe-temps permis, mais dangereux.

Les danses et les bals sont choses indifférentes de leur nature; mais les circonstances qui accompagnent ordinairement cet exercice l'inclinent beaucoup du côté du mal, et le rendent par conséquent très-nuisible et très-dangereux. D'abord c'est la nuit que l'on prend pour cela; et parmi les ténèbres et l'obscurité, il est difficile qu'il ne se glisse beaucoup de choses mauvaises dans un divertissement qui est déjà par lui-même très-susceptible de mal: ensuite on y fait de longues veilles, qui font perdre la matinée du jour suivant, et par cela même le moyen d'y servir Dieu. Or, n'est-ce pas une grande folie de changer ainsi le jour en la nuit, la lumière en ténèbres, et les bonnes œuvres en folâtres plaisirs? De plus, chacun porte au bal de la vanité à qui mieux mieux, et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux amitiés dangereuses, que tout cela est la suite presque nécessaire de ces sortes de réunions.

Je dis de la danse et des bals, Philothée, ce que les médecins disent des champignons: les meilleurs n'en valent rien, disent-ils; et je vous dis aussi que les meilleurs bals ne sont guère bons. Si cependant il vous faut manger des champignons, ayez soin qu'ils soient bien apprêtés; et si, par quelque occasion dont vous ne puissiez absolument vous dégager, il vous faut aller au bal, prenez garde que votre danse soit bien apprêtée. Or, comment le sera-t-elle? par la modestie, la gravité et la bonne intention. Mangez-en peu et rarement, disent les médecins en parlant des champignons; car, quelque bien apprêtés qu'ils soient, la grande quantité les rend mortels: de même, je vous le dis, Philothée, dansez peu et rarement; car, autrement, vous seriez en danger de vous y affectionner.

Les champignons, selon Pline, étant spongieux et poreux, attirent aisément toute l'infection qui est autour d'eux, en sorte que s'ils sont près des serpens, ils en reçoivent le venin. Les bals, les danses, et autres assemblées de ce genre, attirent aussi les vices et les péchés qui sont en un lieu: les querelles, les jalousies, les moqueries, les folles amours. Et comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui s'y livrent, aussi ouvrent-ils les pores de leur cœur. Au moyen de quoi, si quelque serpent vient souffler à l'oreille une parole de flatterie ou de galanterie, si l'on est surpris du regard séducteur de quelque basilic, les cœurs sont très-faciles à se laisser prendre et empoisonner.

O Philothée! que ces récréations sont ordinairement dangereuses! Elles dissipent l'esprit de dévotion, elles énervent l'ame, elles refroidissent la charité, elles éveillent dans le cœur mille sortes de mauvaises affections. Il faut donc en user avec une extrême prudence.

On dit que c'est surtout après avoir mangé des champignons qu'il est prudent de boire du bon vin. De même je dis qu'après les danses, il faut user de quelques saintes et bonnes considérations, qui empêchent les dangereuses impressions que ce vain plaisir pourrait faire en nos esprits. Mais quelles sont ces considérations? voici celles que je vous conseille.

1. Pendant que vous étiez au bal, plusieurs ames brûloient en enfer pour les péchés commis à la danse, ou à cause de la danse.

2. Plusieurs religieux et autres personnes pieuses étoient à la même heure devant Dieu, chantant ses louanges, et contemplant sa beauté. Oh! que leur temps a été bien plus heureusement employé que le vôtre!

3. Tandis que vous avez dansé, plusieurs personnes sont mortes en des angoisses cruelles; mille milliers d'hommes et de femmes en proie à des maladies violentes, ont souffert des douleurs affreuses dans leurs lits, dans les hôpitaux et dans les rues. Hélas! ils n'ont pas eu le moindre repos: n'aurez-vous pas compassion d'eux? et ne pensez-vous pas qu'un jour vous gémirez comme eux, tandis que d'autres danseront comme vous avez fait?

4. Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les anges et les saints vous ont vue au bal. Ah! que vous leur avez fait pitié, avec votre cœur amusé de pareilles niaiseries et occupé de telles fadaises!

5. Hélas! tandis que vous étiez là, le temps s'est passé, la mort s'est approchée; déjà elle vous appelle, bientôt l'éternité va commencer pour vous: sera-ce l'éternité des biens, sera-ce l'éternité des peines? votre vie, bonne ou mauvaise, en aura décidé pour toujours.

Telles sont les considérations que vous pouvez faire; mais Dieu vous en suggérera bien d'autres sur le même sujet, si vous avez sa crainte.


CHAPITRE XXXIV.

Quand on peut jouer ou danser.

Pour jouer et danser licitement, il faut que ce soit par récréation, et non par passion; pour peu de temps, et non jusqu'à en être étourdi et fatigué; et que ce soit rarement; car qui s'en fait une habitude, changera bientôt la récréation en occupation.

Mais en quelles occasions peut-on jouer et danser? Les justes occasions de la danse et d'un jeu indifférent sont plus fréquentes; celles des jeux défendus sont plus rares, comme aussi tels jeux sont plus blâmables et plus dangereux que tels autres. Mais, pour le dire en un mot, dansez et jouez sous les conditions que je vous ai marquées, lorsque la prudence et la discrétion vous conseilleront cette honnête condescendance pour les personnes avec lesquelles vous vous trouvez en compagnie; car la condescendance, qui est fille de la charité, rend les choses indifférentes bonnes, et les dangereuses permises. Elle ôte même la malice à celles qui jusqu'à un certain point sont mauvaises: ainsi les jeux de hasard, qui autrement seroient blâmables, ne le sont pas, quand une juste condescendance nous y porte. J'ai lu avec bien de la consolation dans la vie de saint Charles Borromée, qu'il usoit de cette condescendance avec les Suisses en de certaines choses, pour lesquelles il étoit d'ailleurs très-sévère; et que le bienheureux Ignace de Loyola, étant un jour invité à jouer, accepta bonnement la partie. Quant à sainte Elisabeth de Hongrie, elle jouoit et dansoit quelquefois lorsqu'elle se trouvoit dans les assemblées où l'on prenoit ce plaisir; ce qui ne nuisoit aucunement à sa dévotion; car elle l'avoit si fort enracinée dans son ame, que, comme les rochers du lac de Riette croissent parmi les flots et les vagues, de même aussi sa dévotion croissoit parmi les pompes et les vanités auxquelles sa condition l'exposoit. Ce sont les grands feux qui s'enflamment au vent, mais les petits s'éteignent si on ne les porte à couvert.


CHAPITRE XXXV.

Qu'il faut être fidèle dans les petites choses aussi bien que dans les grandes.

L'époux sacré des Cantiques dit que son épouse lui a ravi le cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux. Or, de toutes les parties extérieures du corps humain, il n'en est point de plus admirable que l'œil, soit pour la conformation, soit pour l'activité, ni de plus vile que le cheveu. C'est pourquoi le divin époux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement pour agréables les grandes œuvres des personnes dévotes, mais encore les moindres et les plus basses; et que, pour le servir à son goût, il faut avoir soin de le bien servir, et dans les choses importantes et relevées, et dans les choses petites et abjectes, puisque nous pouvons également par les unes et par les autres ravir son cœur d'amour.

Préparez-vous donc, Philothée, à souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Notre-Seigneur, et même le martyre; soyez bien résolue à lui donner tout ce que vous avez de plus précieux, s'il lui plaisoit de le prendre: père, mère, frère, mari, femme, enfans, vos yeux mêmes, et votre vie; car votre cœur doit être prêt à tous ces sacrifices; mais tandis que la divine Providence ne vous envoie pas des afflictions si grandes et si sensibles, et qu'elle ne vous demande pas vos yeux, donnez-lui pour le moins vos cheveux. Je veux dire, supportez tout doucement ces injures, ces petites contrariétés, ces pertes de peu d'importance qui vous sont journalières: car en usant de ces petites occasions avec beaucoup d'amour et de charité, vous gagnerez entièrement son cœur, et le rendrez tout vôtre. Ces petits devoirs de tous les jours, ce mal de tête, ce mal de dents, cette fluxion, cette bizarrerie du mari ou de la femme, ce verre brisé, ce mépris ou cette moue, cette perte de gants, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite incommodité d'aller se coucher de bonne heure, et de se lever matin pour prier, pour communier, cette petite honte que l'on a de faire publiquement certaines pratiques de dévotion; bref, toutes ces petites misères étant prises et embrassées avec amour, seront très-agréables à la bonté divine, qui, pour un seul verre d'eau donné en son nom, a promis à ses fidèles des torrens de félicité; et comme ces occasions se présentent à tout moment, voyez quels fonds de richesses spirituelles nous pouvons amasser en sachant bien en profiter.

Quand j'ai vu dans la vie de sainte Catherine de Sienne tant de ravissement et d'extases, tant de paroles d'une sublime sagesse, et même des prédications faites par elle, je n'ai point douté qu'avec cet œil de contemplation elle n'eût ravi le cœur de son céleste époux; mais j'ai eu aussi bien de la consolation quand je l'ai vue en la cuisine de son père, tourner humblement la broche, attiser le feu, apprêter la viande, pétrir le pain, et faire tous les plus bas offices de la maison avec un courage plein d'amour pour son Dieu; et je n'estime pas moins les petites et simples méditations qu'elle faisoit parmi des occupations si basses, que les extases et les ravissemens qu'elle eut si souvent, et qui ne furent peut-être que la récompense de son humilité et de son abjection. Or, voici comme elle méditoit: Elle s'imaginoit qu'en apprêtant le dîner pour son père, elle l'apprêtoit pour Notre-Seigneur comme une autre sainte Marthe; que sa mère tenoit la place de la sainte Vierge, et ses frères, la place des apôtres; par là elle s'excitoit à servir en esprit toute la cour céleste, et s'employoit à ces humbles fonctions avec une grande consolation, parce qu'elle savoit que telle étoit la volonté de Dieu. J'ai cité cet exemple, Philothée, afin que vous sachiez comment il est important de faire toutes nos actions, quelque petites et basses qu'elles soient, en vue de servir et d'honorer la divine Majesté.

Pour cela je vous conseille autant que je le puis, d'imiter cette femme forte, que Salomon a tant louée, laquelle, en s'occupant de choses grandes, fortes et généreuses, ne laissoit pas néanmoins de filer et de tourner le fuseau: Elle a mis la main à des choses fortes, et ses doigts ont pris le fuseau. Mettez aussi la main à des choses fortes, en vous exerçant à la prière et à la méditation, à l'usage des sacremens, à inspirer l'amour de Dieu au prochain, à répandre dans les cœurs de bonnes inspirations, et enfin à faire des œuvres grandes et importantes, selon votre vocation. Mais en même temps n'oubliez pas votre fuseau et votre quenouille, c'est-à-dire pratiquez les petites et humbles vertus, qui, comme de simples fleurs, croissent au pied de la croix: le service des pauvres, la visite des malades, le soin de la famille avec les œuvres qui en dépendent, et cette activité précieuse qui ne vous laissera pas un seul instant oisive; et au milieu de tout cela, occupez-vous de temps en temps de considérations semblables à celles de sainte Catherine de Sienne, dont je viens de vous parler.

Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement; mais les petites sont très-communes. Or, qui sera fidèle dans les petites choses, dit le Sauveur lui-même, on l'établira sur de grandes. Faites donc toutes choses au nom de Dieu, et toutes choses seront bien faites, soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous dormiez, soit que vous jouiez, soit que vous tourniez la broche: pourvu que vous sachiez bien ménager vos affaires, vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les fassiez.


CHAPITRE XXXVI.

Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.

Nous ne sommes hommes que par la raison, et c'est pourtant une chose rare de trouver des hommes vraiment raisonnables, l'amour-propre nous troublant presque toujours l'esprit, et nous conduisant à mille sortes de petites mais très-dangereuses injustices, qui ressemblent beaucoup à ces petits renardeaux dont il est parlé dans le Cantique: car, parce qu'ils sont petits, on n'y prend pas garde; mais parce qu'ils sont en quantité, ils ne laissent pas de nuire beaucoup, et de faire un grand dégât dans les vignes.

Vous allez juger, Philothée, si les traits que je vais vous citer ne sont pas autant d'injustices et de déraisons? Nous accusons le prochain pour de petites choses, et nous nous excusons nos fautes les plus grossières; nous voulons vendre fort cher, et acheter bon marché; nous voulons qu'on fasse justice des autres, et que pour nous l'on use de miséricorde et de clémence; nous voulons que l'on prenne nos paroles en bonne part, et nous sommes chatouilleux à l'excès pour celles des autres; nous voudrions que notre voisin nous cédât son bien en le payant, et n'est-il pas plus juste qu'il le garde, si bon lui semble, en nous laissant notre argent? nous lui savons mauvais gré de ce qu'il ne veut pas nous accommoder, et n'a-t-il pas bien plus raison de se plaindre que nous le voulons incommoder?

Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste, et contrôlons tout ce qui ne vient pas à notre goût. S'il y a quelqu'un de nos inférieurs qui n'ait pas bonne grâce, ou que nous ayons pris une fois en aversion, quoi qu'il fasse, nous le trouvons mauvais; nous ne cessons de le contrister, et sommes toujours à le quereller. Au contraire, si quelqu'un nous plaît par ses manières extérieures, il ne fait rien que nous n'excusions. Il y a des enfans vertueux que leurs pères et mères ne peuvent presque pas voir, à cause de quelque imperfection corporelle; et il y en a de vicieux qui sont les favoris à cause qu'ils ont bonne mine. En tout nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu'ils ne soient ni de meilleure condition, ni si vertueux: nous préférons même les mieux vêtus. Nous exigeons nos droits en toute rigueur, et nous voulons que les autres soient désintéressés quand il s'agit des leurs; nous sommes pointilleux à garder notre rang, et nous voulons que les autres soient humbles et condescendans; nous nous plaignons volontiers du prochain, et nous ne voulons pas que personne se plaigne de nous; nous estimons beaucoup ce que nous faisons pour autrui, et nous comptons pour rien tout ce qu'on fait pour nous. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs; car nous en avons un doux, gracieux et indulgent pour nous-mêmes; et un autre dur, sévère et rigoureux pour le prochain. Nous avons deux poids: l'un pour peser nos intérêts avec le plus d'avantage que nous pouvons, et l'autre pour peser les intérêts d'autrui avec le plus de désavantage possible. Or, parler ainsi avec un cœur et un cœur, comme dit l'Ecriture, c'est-à-dire avoir deux cœurs, et avoir deux poids, l'un fort pour recevoir, et l'autre foible pour délivrer, c'est une chose abominable devant Dieu.

En toutes vos actions, Philothée, soyez égale et juste. Mettez-vous toujours en la place du prochain, et mettez-le en la vôtre, et comme cela vous jugerez bien. Supposez-vous vendeuse quand vous achetez, et acheteuse quand vous vendez, et vous vendrez et achèterez justement.

Toutes ces injustices sont petites et n'obligent pas à restitution, parce que je suppose que nous demeurons seulement dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais elles nous obligent au moins à nous amender, parce que ce sont de grands défauts de raison et de charité, et qu'au bout de cela se trouvent presque toujours de vraies tricheries. D'ailleurs on ne perd jamais rien à vivre généreusement, noblement, courtoisement, et avec un cœur loyal, juste et raisonnable. Souvenez-vous donc, Philothée, d'examiner souvent votre cœur, pour voir s'il est pour le prochain ce que vous voudriez que le sien fût pour vous, en supposant que vous fussiez en sa place; car voilà le point de la vraie et droite raison. Trajan étant repris par ses confidens de ce qu'il rendoit, à leur avis, la majesté impériale trop accessible: Quoi donc, leur dit-il, ne dois-je pas être empereur pour mes sujets, comme je voudrois que fût l'empereur si j'étois sujet moi-même?


CHAPITRE XXXVII.

Des désirs.

Chacun sait qu'il faut se garder du désir des choses vicieuses; car le désir du mal rend mauvais. Mais je vous dis de plus, Philothée, ne désirez point les choses qui sont dangereuses pour votre ame, comme les bals, les jeux et autres divertissemens, les honneurs et les charges, les visions et les extases; car il y a dans tout cela beaucoup de péril, de vanité et de tromperie. Ne désirez pas non plus les choses fort éloignées, c'est-à-dire qui ne peuvent arriver de long-temps, comme font plusieurs, qui, par ce moyen, lassent et dissipent leur cœur inutilement, et s'exposent à de grandes inquiétudes. Si un jeune homme désire fort d'être pourvu d'une charge avant que le temps en soit venu, à quoi, je vous prie, lui sert ce désir? Si une femme mariée désire être religieuse, à quel propos? Si je désire acheter le bien de mon voisin avant qu'il soit prêt à le vendre, mon temps ne se trouve-t-il pas perdu en ce désir? Si, étant malade, je désire prêcher, dire la sainte messe, visiter les autres malades, faire enfin ce que font les gens qui se portent bien, ces désirs ne sont-ils pas vains, puisqu'il n'est pas en mon pouvoir de les effectuer? Et cependant ces désirs inutiles occupent la place des autres que je devrais avoir, comme sont les désirs d'être bien patient, bien résigné, bien mortifié, bien obéissant, bien doux en mes souffrances: toutes choses que Dieu me demande en l'état où je suis; souvent nos désirs ressemblent à ceux des femmes grosses, qui veulent des cerises fraîches en automne, et des raisins frais au printemps.

Je n'approuve nullement qu'une personne attachée à une vocation quelconque s'amuse à désirer une autre sorte de vie que celle qui lui appartient, et des exercices incompatibles avec sa condition présente; car cela dissipe le cœur, et le refroidit pour les choses nécessaires. Si je désire la solitude des Chartreux, je perds mon temps, et ce désir tient la place de celui que je dois avoir de me bien acquitter de mon emploi. Non, je ne voudrois pas même qu'on désirât d'avoir meilleur esprit ni meilleur jugement; car ces désirs sont frivoles, et tiennent la place de celui que chacun doit avoir de cultiver son esprit tel qu'il est; ni enfin que l'on désirât les moyens de servir Dieu que l'on n'a pas, au lieu d'employer fidèlement ceux que l'on a entre les mains. Or, tout cela s'entend des désirs qui amusent le cœur; car, quant aux simples souhaits, ils ne causent aucun dommage, pourvu qu'ils ne soient pas fréquens.

Ne désirez pas les croix, sinon à mesure que vous aurez bien supporté celles qui se seront présentées; car c'est un abus de désirer le martyre et de n'avoir pas la force de supporter une injure. L'ennemi nous donne souvent de grands désirs pour des objets absens, et qui ne se présenteront jamais, afin de détourner notre esprit des objets présens, et qui, tout petits qu'ils sont, nous pourroient être d'un grand profit. Nous combattons les monstres d'Afrique en imagination, et nous nous faisons tuer en effet par les petits serpens qui sont en notre chemin; cela faute d'attention.

Ne désirez point les tentations, car ce seroit témérité: mais exercez votre cœur à les attendre courageusement, et à vous en défendre quand elles arriveront.

La variété des viandes, surtout si la quantité y est jointe, charge toujours l'estomac, et s'il est foible, elle le ruine. Ne remplissez pas votre ame de beaucoup de désirs, les désirs mondains vous gâteroient entièrement, et la multitude de désirs spirituels vous embarrasseroit. Quand notre ame est purgée, se sentant déchargée des mauvaises humeurs, elle a un grand appétit des choses spirituelles; elle en est comme affamée, elle se met à désirer mille sortes d'exercices de piété, de mortification, de pénitence, d'humilité, de charité et d'oraison. C'est bon signe, Philothée, d'avoir ainsi appétit; mais regardez si vous pourrez bien digérer tout ce que vous voulez manger. Choisissez donc, selon l'avis de votre père spirituel, entre tant de désirs, ceux qui peuvent être pratiqués et exécutés de suite, arrêtez-vous à ceux-là: quand vous les aurez réalisés, Dieu vous en enverra d'autres, que vous pratiquerez aussi en leur saison: et ainsi vous ne perdrez pas le temps en désirs inutiles. Je ne dis pas qu'il faille étouffer et perdre aucune sorte de bons désirs; mais je dis qu'il les faut produire avec ordre: ceux qui ne peuvent être effectués présentement, il les faut serrer en quelque coin du cœur, jusqu'à ce que leur temps soit venu, et en attendant il faut donner suite à ceux qui sont mûrs et de saison; ce que je ne dis pas seulement pour les désirs spirituels, mais encore pour les mondains. Autrement nous ne saurions vivre qu'avec trouble, inquiétude et empressement.


CHAPITRE XXXVIII.

Avis pour les gens mariés.

Le mariage est un grand sacrement, je dis en Jésus-Christ et en son Eglise. Il est honorable pour tous, en tous, et en tout, c'est-à-dire en toutes ses parties. Pour tous; car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité. En tous; car il est également saint et entre les pauvres et entre les riches. En tout; car son origine, sa fin, son utilité, sa matière et sa forme sont saintes. C'est la pépinière du christianisme, qui remplit la terre de fidèles, pour accomplir dans le Ciel le nombre des élus; en sorte que la conservation de l'honnêteté et de la sainteté du mariage est extrêmement importante au bien de la société, dont elle est en quelque sorte la racine et la source.

Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces, comme il le fut à celles de Cana! le vin des consolations et des bénédictions n'y manqueroit jamais. Car ce qui fait qu'il y en a si peu ordinairement, c'est qu'en place de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, on n'y invite que la licence et le scandale. Qui veut être heureux dans le mariage doit en commençant se bien pénétrer de la sainteté et de la dignité de ce sacrement; mais au lieu de cela, c'est alors qu'on se livre à mille excès en jeux, en festins et en paroles. Ce n'est donc pas merveille, si les suites en sont si funestes.

J'exhorte surtout les personnes mariées à l'amour mutuel que le Saint-Esprit leur recommande tant dans l'Ecriture. Ce n'est rien de leur dire: aimez-vous d'un amour naturel, car c'est ainsi que s'aiment les animaux; ce n'est rien non plus de leur dire: aimez-vous d'un amour humain, car les païens ont pratiqué cet amour-là; mais je vous dis après le grand Apôtre: Maris, aimez vos femmes comme Jésus-Christ aime son Eglise. Femmes, aimez vos maris comme l'Eglise aime son Sauveur. Ce fut Dieu qui amena Eve à notre premier père Adam, et qui la lui donna pour femme. C'est Dieu aussi, mes amis, qui de sa main invisible a formé les nœuds sacrés de votre mariage, et qui vous a donnés les uns aux autres. Pourquoi donc ne vous aimeriez-vous pas d'un amour tout saint, tout sacré, tout divin?

Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble des époux, laquelle est rendue si forte par l'application des mérites du sang de Jésus-Christ, que leur ame doit se séparer de leur corps plutôt que le mari de sa femme. Or cette union est moins celle des corps que celle des cœurs et des affections.

Le second effet de cet amour doit être la fidélité inviolable des époux. Anciennement les cachets étoient gravés sur des anneaux que l'on portoit au doigt, ainsi que le témoigne la Sainte-Ecriture elle-même. Voici donc le secret de la cérémonie qui se fait au mariage: l'Eglise, par la main du prêtre, bénit un anneau, et le donne premièrement à l'homme comme le sceau du sacrement qui ferme son cœur à tout autre amour qu'à celui de l'épouse qui lui a été donnée, au moins, tant qu'elle vivra. Après cela l'époux remet l'anneau en la main de son épouse, afin que réciproquement elle sache que, tant qu'il vivra sur la terre, elle ne doit recevoir aucune autre affection en son cœur que celle que Notre-Seigneur vient de bénir.

Le troisième fruit du mariage, c'est la naissance et la bonne éducation des enfans; ô époux! combien est grand l'honneur que Dieu vous fait, lorsque voulant multiplier les hommes qui puissent le louer et le bénir éternellement, il se sert de vous pour un si grand dessein; unissant aux êtres que vous formez les ames qu'il leur destine, et qu'il répand en eux comme des gouttes célestes, au même instant où il les crée!

Conservez donc, ô maris! un tendre, constant et cordial attachement pour vos femmes. Car si la première de toutes fut tirée du côté d'Adam le plus proche du cœur, ce fut pour être aimée de lui cordialement et tendrement. Bien loin donc que les foiblesses et les infirmités, soit du corps, soit de l'esprit, vous doivent inspirer pour vos femmes aucune sorte de mépris, vous devez au contraire n'en avoir pour elles qu'une plus douce et plus amoureuse compassion, puisque Dieu les a créées telles, afin que, dépendant de vous, vous en reçussiez plus d'honneur et de respect, et que vous en fussiez les supérieurs et les chefs, en même temps que vous les avez pour compagnes. Et vous, ô femmes! aimez tendrement et cordialement, mais en même temps d'un amour très-respectueux, les maris que Dieu vous a choisis. Car vraiment Dieu a donné à l'homme plus de force et de courage, afin que la femme lui fût soumise comme l'os de ses os, et la chair de sa chair; et la première de votre sexe fut formée d'une côte d'Adam, et tirée de dessous son bras, afin que toutes apprissent à se tenir sous la main et sous la conduite de leurs maris. Que si l'Ecriture vous recommande étroitement cette sujétion, elle ne laisse pas néanmoins de vous la rendre douce; car non-seulement elle veut que vous vous y accommodiez avec amour, mais encore elle ordonne à vos maris de l'exercer avec une grande tendresse, douceur et suavité: Maris, dit saint Pierre, comportez-vous envers vos femmes avec respect et discrétion, les considérant comme des vases fragiles, qui doivent partager avec vous l'héritage de la grâce et de la vie.

Mais tandis que je vous exhorte à faire croître de plus en plus cette affection mutuelle que vous vous devez, prenez garde qu'elle ne se convertisse en jalousie; car il arrive souvent que comme le ver s'engendre de la pomme la plus délicate et la plus mûre, la jalousie aussi se forme de l'affection la plus vive entre les époux; ce qui en gâte et en corrompt tellement la nature, que bientôt il n'y a plus dans le ménage que querelles, dissensions et divorces. Certes la jalousie n'arrive jamais quand l'amitié est fondée de part et d'autre sur la vraie vertu: c'est pourquoi elle est une marque indubitable d'un amour imparfait, grossier et sensuel, qui s'est adressé à une vertu foible, inconstante et suspecte. C'est donc une sotte prétention que de vouloir exalter l'amitié par la jalousie; car si la jalousie prouve la grandeur et la véhémence de l'amitié, elle n'en prouve ni la pureté, ni la perfection; puisque la perfection de l'amitié présuppose l'assurance de la vertu de la personne aimée, et que la jalousie en présuppose l'incertitude.

Hommes, si vous attendez de vos femmes grande fidélité, donnez-leur-en vous-mêmes un grand exemple. «Avec quel front, dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous que vos femmes soient sujettes aux lois de la pudicité, si vous vous laissez aller à la licence de la volupté? Pourquoi leur demandez-vous ce qu'elles ne trouvent pas en vous? Voulez-vous qu'elles soient chastes? commencez par rendre bien pure la société que vous avez contractée avec elles; et, comme dit saint Paul, que chacun sache posséder son vase en esprit de sanctification: si au contraire vos mauvaises manières corrompent en elles l'honnêteté des mœurs, ne vous étonnez pas qu'après cela votre honneur souffre de leur infidélité: mais vous, femmes, en qui l'honneur est inséparable de la pudeur, soyez extrêmement jalouses de votre gloire, et ne permettez jamais qu'aucune liberté mal réglée en ternisse l'éclat.»

Craignez toutes choses autour de tous, pour petites qu'elles soient; ne souffrez jamais aucune cajolerie ni sotte flatterie: quiconque veut louer les avantages naturels que le Ciel vous a donnés, vous doit être suspect; car l'on dit communément, que celui qui loue avec chaleur une marchandise qu'il ne peut pas acheter, est ordinairement fort tenté de la dérober. Mais si l'on veut joindre à vos louanges le mépris de votre mari, l'on vous offense infiniment, parce qu'il est évident que non-seulement l'on veut vous perdre, mais que l'on vous tient déjà pour demi-perdue; et véritablement le marché est à demi-fait avec le second marchand, quand on est dégoûté du premier. Lorsque j'ai fait réflexion qu'on donna à la chaste Rebecca de riches pendans d'oreilles de la part d'Isaac, son époux, comme les premiers gages de son amour, j'ai pensé que cet ornement, dont l'usage est de tout temps établi parmi les femmes, étoit plus mystérieux qu'on ne croit, et que n'a cru Pline, qui n'en marque pas d'autre raison, que le plaisir d'un certain bruit qui se fait à leurs oreilles, et qui flatte agréablement leur vanité. Pour moi je crois, selon cette observation de l'Ecriture, que c'est pour marquer le premier droit de l'époux sur le cœur de son épouse, qui doit fermer l'oreille à tout autre voix qu'à la sienne; car enfin, il faut toujours se souvenir que c'est par l'oreille qu'on empoisonne le cœur.

L'amour et la fidélité produisent ensemble une douce et familière confiance, qui se manifeste par des démonstrations tendres et amoureuses, mais chastes et sincères: c'est ainsi que les saints et les saintes en ont usé dans leurs mariages. C'est ce que l'Ecriture a remarqué dans la conduite d'Isaac et de Rebecca, et par où Abimelech reconnut ce qu'ils étoient l'un à l'autre: c'est ce qui fit presque blâmer le grand saint Louis, qui tout dur qu'il étoit à sa propre chair, avoit une tendre amitié pour la reine son épouse, à qui il en donnoit souvent des marques extrêmement démonstratives: mais on auroit dû plutôt le louer de ce qu'il savoit si bien, quand il vouloit, se défaire de son esprit guerrier, pour s'accommoder à ces menus devoirs si nécessaires à la conservation de l'amour conjugal; car bien que ces petites démonstrations d'amitié ne lient pas les cœurs, elles les approchent, et servent à faire l'agrément d'une douce société.

Sainte Monique étant grosse de saint Augustin, le consacra plusieurs fois à la religion chrétienne et au service de la gloire de Dieu, ainsi qu'il le témoigne lui-même, disant que, déjà dès le sein de sa mère, il avoit goûté le sel de Dieu. C'est là une grande instruction pour les femmes chrétiennes d'offrir à la divine Majesté le fruit de leurs entrailles, même avant qu'il soit né. Car Dieu, qui accepte les oblations d'un cœur humble et généreux, bénit ordinairement les bonnes dispositions d'une mère en ce temps-là, témoin Samuël, saint Thomas d'Aquin, saint André de Fiésole, et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d'un tel fils, prenoit ses enfans dans ses bras aussitôt qu'ils étoient nés, et les offroit à Jésus-Christ, après quoi elle les aimoit avec respect comme un dépôt sacré que Dieu lui avoit confié; ce qui lui réussit si heureusement, qu'enfin ils furent tous sept très-saints.

Les enfans étant venus au monde, et commençant à faire usage de la raison, les pères et mères doivent avoir grand soin d'imprimer la crainte de Dieu en leur cœur. C'est ce que fit excellemment la bonne reine Blanche à l'égard du roi saint Louis son fils; car souvent elle lui disoit: Mon cher enfant, j'aimerois bien mieux vous voir mourir sous mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel. Ce qui demeura tellement gravé dans l'ame de ce saint fils, que jamais depuis lors, ainsi qu'il l'a raconté lui-même, il n'y eut jour de sa vie où cette parole ne lui revînt; s'efforçant, tant qu'il lui étoit possible, d'en bien observer la divine instruction.

On appelle dans notre langue les races et les générations, des maisons; et les Hébreux eux-mêmes, pour signifier l'accroissement d'une famille et la bonne éducation des enfans, se servoient de cette expression: construire une maison, faire une maison. C'est en ce sens qu'il est dit que Dieu édifia des maisons aux sages femmes d'Egypte. Or, ceci nous montre que ce n'est pas faire une bonne maison que d'y entasser beaucoup de biens et de richesses; mais qu'il faut par-dessus tout bien élever les enfans dans la vertu et la crainte de Dieu. En quoi on ne doit épargner ni peine ni travail, puisque les enfans sont la couronne du père et de la mère. Aussi voyons-nous que sainte Monique combattit sans relâche les mauvaises inclinations de son fils, jusque là que, l'ayant suivi par terre et par mer, elle le rendit enfin plus heureusement enfant de ses larmes par la conversion de son ame, qu'il n'avoit été enfant de son sang par la formation de son corps.

Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la maison; c'est pourquoi plusieurs pensent, et à juste titre, que leur dévotion est plus utile à la famille que celle des maris; parce que ceux-ci étant presque toujours occupés dehors, ne peuvent pas aussi aisément enseigner la vertu. C'est pour cela que Salomon en ses Proverbes fait dépendre le bonheur de toute la maison du soin et de l'autorité de cette femme forte dont il trace si bien le caractère.

Il est dit en la Genèse, qu'Isaac, voyant sa femme Rebecca stérile, pria le Seigneur pour elle; ou, comme il est dit dans le texte hébreu, pria le Seigneur vis-à-vis d'elle, parce que l'un prioit d'un côté de l'oratoire, et l'autre de l'autre; aussi leur prière fut-elle exaucée. Voilà justement la plus excellente et la plus utile union qui puisse exister entre un mari et une femme; c'est celle de la dévotion à laquelle les époux doivent se porter l'un et l'autre avec une sainte émulation. Il y a des fruits comme le coing, qui, à cause de l'âpreté de leur suc, ne sont guère agréables qu'en confitures; et il y en a d'autres aussi, qui, à cause de leur grande délicatesse, ne peuvent se conserver s'ils ne sont confits, comme sont les abricots et les cerises. De même les femmes doivent désirer que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion; car, sans la dévotion, l'homme est naturellement fâcheux, violent et emporté; et les maris doivent désirer que leurs femmes soient dévotes; car, sans la dévotion, la femme est extrêmement fragile, et sa vertu très en danger de se perdre. Saint Paul a dit, que l'homme infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle par l'homme fidèle; parce qu'en cette étroite alliance du mariage l'un peut aisément attirer l'autre à la vertu; mais quelle bénédiction n'est-ce pas, lorsque l'homme et la femme, tous deux fidèles, se sanctifient l'un l'autre par une véritable crainte du Seigneur!

Au demeurant, le support mutuel doit être tel entre les époux, qu'ils ne soient jamais fâchés tous deux à la fois, c'est le moyen qu'il n'y ait entre eux ni division, ni dispute. Les mouches à miel ne peuvent s'arrêter dans les lieux où l'écho double l'effet des sons et fait retentir la voix, de même aussi le Saint-Esprit ne peut habiter dans une maison où il y a du trouble, du tumulte des altercations et des cris.

Saint Grégoire de Nazianze rapporte que de son temps les chrétiens faisoient une fête du jour anniversaire de leur mariage. Assurément j'approuverois fort que cette coutume s'introduisit parmi nous, pourvu que ce ne fût pas avec l'appareil des joies mondaines et frivoles, mais que les époux, bien confessés et communiés ce jour-là, recommandassent à Dieu leur mariage plus instamment encore qu'à l'ordinaire, renouvelant le bon propos de le sanctifier de plus en plus par une amitié et une fidélité réciproques; par là, ils reprendroient haleine en Notre-Seigneur, et seroient plus à même de supporter les peines et les charges inévitables de leur vocation.


CHAPITRE XXXIX.

De l'honnêteté du lit nuptial.

L'apôtre appelle le lit nuptial, immaculé, c'est-à-dire, exempt de toute sorte d'impureté; et c'est peut-être pour cette raison que Dieu voulut instituer le premier mariage dans le paradis terrestre, où il n'y avoit encore eu aucun dérèglement de la cupidité.

Or pour vous expliquer la perfection que l'Apôtre exige des personnes mariées sur cet article, je me sers d'une comparaison assez naturelle; c'est celle de la nourriture et de la tempérance. 1. La nourriture est nécessaire à la conservation de la vie; et pour cela l'usage en est bon, sain et commandé. 2. Cependant, manger non pas précisément pour cette fin, mais pour s'acquitter des devoirs auxquels la société humaine nous oblige les uns envers les autres, c'est une chose juste et honnête. 3. Si l'on mange par la raison de ses devoirs, il faut que ce soit avec une douce liberté, et en marquant qu'on y prend plaisir. 4. Manger simplement pour contenter son appétit, c'est une chose supportable, mais nullement louable; car le simple plaisir de l'appétit sensuel ne peut rendre une action honnête; et c'est bien assez si elle est supportable. 5. Manger au delà de son appétit et par excès, cela est plus ou moins blâmable à proportion de l'excès; et cet excès ne consiste pas seulement en la qualité, mais aussi en la manière. 6. C'est une marque d'une ame basse, grossière et tout animale, de faire tant de réflexions et de s'épancher en paroles sur les viandes avant le repas, et encore plus après, comme plusieurs sortes de gens qui ont toujours l'esprit dans les plats, qui préviennent sans cesse ou rappellent le plaisir de la bonne chère, et qui, en un mot, font comme dit saint Paul, un dieu de leur ventre; au lieu que les honnêtes gens ne pensent à la table qu'en s'y mettant, et se lavent les mains et la bouche après le repas, pour n'avoir plus ni le goût, ni l'odeur des viandes.

Voilà les règles qui sont communes à la tempérance et à l'honnêteté du lit conjugal.

1. L'usage des droits du sacrement étant nécessaire à la propagation de la société humaine, il est indubitablement honnête et louable, et spécialement saint dans le christianisme.

2. Cet usage est appelé par l'Apôtre un devoir réciproque, un devoir si grand, que bien qu'on puisse ne pas l'exiger, l'on est indispensablement obligé de le rendre; de manière que l'un n'y puisse manquer sans le libre consentement de l'autre: non pas même pour les exercices de la dévotion, beaucoup moins pour des prétentions capricieuses de vertu, pour des aigreurs et pour des mépris.

3. L'on doit considérer que ce n'est pas assez de s'acquitter de ce devoir d'une manière chagrine, et avec une patience indifférente: ce doit être avec toute la fidélité et la correspondance entière que demande cet amour, comme s'il étoit accompagné de l'espérance d'avoir des enfans, encore que pour la raison de quelque conjoncture on ne l'eût pas.

4. Ici, comme partout ailleurs, le simple contentement de l'appétit sensuel ne peut rendre une chose honnête et louable par lui-même; c'est beaucoup si l'on dit qu'elle soit tolérable.

5. Tout juste que soit l'usage des droits du mariage, tout nécessaire qu'on le sache dans la société humaine, tout saint qu'on le croie dans le christianisme, il porte des dangers de salut que l'on doit y éviter très-soigneusement, pour ne se rendre coupable ni d'aucun péché véniel, comme il arrive dans les simples excès de cet état, ni d'aucun péché mortel, comme il arrive quand l'ordre naturel et nécessaire pour la procréation des enfans est interverti. Or dans cette supposition, selon que l'on s'écarte plus on moins de cet ordre, les péchés sont plus on moins exécrables, mais toujours mortels: car la propagation de la société humaine étant la première et la principale fin du mariage, jamais on ne peut licitement se départir de l'ordre qu'elle vous demande. Cependant quoique cette fin ne puisse pas avoir son effet par la raison de quelque empêchement, comme la stérilité ou la grossesse, le commerce de l'amour conjugal ne laisse pas de pouvoir être juste et saint, si l'on suit les règles que demande la procréation des enfans: aucun accident ne pouvant jamais préjudicier à la loi que la fin principale du mariage a imposée.

Certes, l'infâme et exécrable action d'Onan contre les lois du mariage, étoit détestable devant Dieu, ainsi que l'Ecriture-Sainte nous l'apprend. Et bien que quelques hérétiques de notre temps, cent fois plus blâmables que les cyniques dont parle saint Jérôme, sur l'Epître aux Ephésiens, aient voulu dire que c'étoit l'intention perverse de ce méchant homme qui déplaisoit à Dieu; l'Ecriture en parle autrement et assure en particulier que son action même étoit détestable et abominable devant Dieu.

6. L'honnêteté naturelle et chrétienne demande qu'on ne laisse pas engager son esprit dans tout ce commerce sensuel, et qu'on tache même de l'en purifier promptement, pour qu'il conserve toute la liberté nécessaire aux obligations plus honnêtes et plus nobles de cette vocation. En vérité, l'on seroit surpris des exemples de l'honnêteté naturelle que le Seigneur a donnés aux hommes, en de certains animaux qui serviront un jour à confondre la brutale grossièreté de plusieurs personnes.

Cet avis comprend la parfaite pratique de l'excellence de la doctrine que saint Paul enseigne aux Corinthiens en ces termes: le temps est court: que ceux donc qui ont des femmes, vivent comme s'ils n'en avoient pas. Car selon la pensée de saint Grégoire, vivre dans le mariage, comme si l'on n'y étoit pas, c'est accorder tout ce que cet état a de naturel avec tout le spirituel du christianisme. Que ceux qui se servent du monde, ajoute saint Paul, s'en servent comme s'ils ne s'en servoient pas. C'est dire à tous de se servir du monde, chacun selon sa vocation; mais avec un si grand détachement du monde, que l'on puisse conserver pour le service de Dieu autant de liberté et de ferveur que si l'on ne se servoit pas du monde. En effet, c'est le grand mal de l'homme, dit saint Augustin, que de vouloir jouir des choses dont il doit seulement se servir, et de vouloir seulement se servir de celles dont il doit jouir avec plaisir: cela s'entend de tout ce qui a rapport aux sens et à l'esprit. Ainsi quand on pervertit cet ordre, et que l'on change l'usage en jouissance, l'ame, toute spirituelle qu'elle est, devient toute animale.

Je crois avoir dit tout ce que je voulois dire, et avoir fait entendre sans le dire, ce que je ne voulois pas dire.


CHAPITRE XL.

Avis pour les veuves.

Saint Paul instruit tous les prélats en la personne de son cher Timothée, lorsqu'il lui dit: Honorez les veuves qui sont vraiment veuves. Or, pour être vraiment veuve, plusieurs choses sont requises.

1. Il faut que la veuve soit veuve de cœur, c'est-à-dire qu'elle soit résolue d'une résolution inviolable de se conserver en l'état d'une chaste et perpétuelle viduité; car les veuves qui ne le sont qu'en attendant l'occasion de se remarier, ont déjà le cœur tout entier dans le mariage. Que si la vraie veuve, pour se confirmer en l'état de viduité, veut se consacrer à Dieu par un vœu de chasteté, elle ajoutera un grand ornement à sa viduité, et mettra en grande assurance sa sainte résolution; car voyant que par son vœu il n'est plus en son pouvoir de quitter l'état de veuve sans quitter le paradis, elle sera si jalouse de son dessein, qu'elle ne permettra pas seulement aux plus simples pensées de mariage de s'arrêter un instant dans son esprit; d'où il arrivera que ce vœu mettra comme une barrière insurmontable entre son ame et toutes sortes de projets contraires à sa résolution. Saint Augustin conseille extrêmement ce vœu à la veuve chrétienne; et l'ancien et savant Origène va bien plus loin: car il le conseille même aux femmes mariées pour le cas où elles deviendroient veuves; afin, dit-il, qu'au milieu des obligations du mariage, elles puissent avoir, comme par anticipation, tout le mérite d'une sainte viduité. Il est certain que le vœu procure de grands avantages: il rend les œuvres qui en sont la suite bien plus agréables à Dieu; il fortifie le courage pour les faire, et non-seulement il donne à Dieu les œuvres qui sont comme les fruits de notre volonté, mais il lui donne encore la volonté elle-même, qui est comme l'arbre et la tige de nos actions. Par la simple chasteté nous soumettons nos corps à l'esprit de Dieu, sans nous ôter la liberté d'en disposer pour les engagemens du mariage; mais par le vœu de chasteté, nous nous donnons à lui d'une manière absolue et irrévocable, sans nous réserver aucun pouvoir de nous en jamais dédire, nous rendant ainsi heureusement esclaves de celui dont le service vaut mieux que toute royauté. Or, comme j'approuve infiniment la pensée de ces deux grands personnages dont j'ai parlé plus haut, je souhaiterois aussi que les ames qui seront si heureuses que de vouloir suivre leur conseil, le fissent prudemment, saintement et sûrement, après avoir bien consulté leur courage, invoqué l'inspiration céleste, et pris conseil de quelque sage et pieux directeur; car de cette manière tout se fera avec plus de fruit.

2. De plus, il faut que ce renoncement à de secondes noces se fasse purement et simplement, dans l'intention de concentrer toutes ses affections en Dieu, et de s'unir à lui plus parfaitement; car si le désir de laisser plus de fortune à ses enfans, ou quelqu'autre vue mondaine, détermine la veuve à rester veuve, elle en aura peut-être de la louange; mais non pas certes devant Dieu, puisque devant Dieu rien n'est véritablement digne de louange que ce qui est fait pour lui.

3. Il faut encore que la veuve, pour être vraiment veuve, se sépare et se prive volontairement des amusemens profanes. La veuve qui vit dans les délices, dit saint Paul, est morte en paroissant vivante. Vouloir être veuve, et se plaire néanmoins à être courtisée, flattée, recherchée; vouloir se trouver aux bals, aux danses et aux festins; vouloir être parée, parfumée et coiffée avec prétention, c'est être une veuve vivante quant au corps, mais morte quant à l'ame. Qu'importe, je vous prie, que l'enseigne du logis de l'amour profane soit faite d'aigrettes blanches relevées en forme de panache, ou bien de crêpe noir étendu comme un réseau tout autour du visage? Ne sait-on pas même que le noir n'est souvent qu'un nouvel artifice et un nouveau calcul de la vanité, pour rehausser la blancheur naturelle et la beauté du teint? artifice d'autant plus dangereux, que la veuve a l'expérience de tous les moyens que les femmes ont de plaire aux hommes, et de les séduire en charmant leurs yeux. Celle donc qui vit en ces folles délices, n'est pas vivante; elle est morte, et ce n'est à proprement parler qu'une idole de viduité.

Le temps est venu d'émonder les arbres, dit le Cantique, la voix de la tourterelle s'est fait entendre en notre terre. Ces paroles nous indiquent que si le retranchement des superfluités mondaines est nécessaire à quiconque veut vivre pieusement, il l'est surtout à la vraie veuve, qui, comme une chaste tourterelle, pleure et gémit sur la perte de son époux. Quand Noëmi revint de Moab à Bethléem, les femmes de la ville qui l'avoient connue au commencement de son mariage se disoient les unes aux autres: N'est-ce point là Noëmi? Mais elle répondit: Ne m'appelez pas, je vous prie, Noëmi; car Noëmi veut dire gracieuse et belle: mais appelez-moi Mara, car le Seigneur a rempli mon ame d'amertume. Ce qu'elle disoit parce qu'elle avoit perdu son mari. Ainsi la veuve chrétienne ne veut jamais qu'on l'appelle ni belle, ni gracieuse; mais elle se contente d'être ce que Dieu veut qu'elle soit, c'est-à-dire, humble et abjecte à ses yeux.

Les lampes dont l'huile est aromatique jettent une plus douce odeur quand on éteint leurs flammes; ainsi les veuves dont le cœur a été pur durant le mariage, répandent un plus grand parfum de vertu et de chasteté, quand leur lumière, c'est-à-dire leur mari, vient à s'éteindre par la mort. Aimer un mari tandis qu'il est en vie, c'est chose assez commune parmi les femmes; mais l'aimer à ce point qu'après sa mort on n'en veuille point d'autre, c'est un degré de fidélité qui n'appartient qu'aux vraies veuves. Espérer en Dieu tandis que le mari sert de soutien, ce n'est pas chose si rare; mais espérer en Dieu quand on est privé de cet appui, c'est un acte vraiment digne de grande louange. C'est pourquoi l'on reconnoît plus aisément dans la viduité la perfection des vertus que l'on a eues durant le mariage.

La veuve qui est nécessaire à ses enfans, principalement en ce qui regarde leur ame et leur bonne éducation, ne doit en aucune façon les abandonner; car l'apôtre saint Paul dit clairement qu'elles sont tenues à ce soin-là en acquit des soins qu'elles ont reçus de leurs pères et mères; d'autant que si quelqu'un n'a pas soin des siens, et principalement de ceux de sa famille, il est pire qu'un infidèle. Mais si les enfans sont en état de se conduire par eux-mêmes, la veuve alors doit ramasser toutes ses affections et toutes ses pensées, pour les appliquer plus parfaitement à son avancement en l'amour de Dieu. A moins donc que quelque force majeure n'oblige en conscience la vraie veuve à se jeter dans les embarras extérieurs, tels que sont les procès, je lui conseille de s'en abstenir entièrement, et de préférer toujours dans la conduite de ses affaires la voie la plus paisible et la plus tranquille, encore qu'elle ne paroisse pas la plus avantageuse; car il faut que les fruits de ces soins fatigans soient bien grands pour être comparables au bien d'une sainte tranquillité. Joignez à cela que les procès et autres semblables brouilleries dissipent le cœur et ouvrent souvent la porte aux ennemis du salut, tandis que pour plaire à ceux dont on croit avoir besoin, on se porte à mille manières inconvenantes et fort désagréables à Dieu.

L'oraison doit être le continuel exercice de la veuve; or ne devant plus avoir d'amour que pour Dieu, elle ne doit presque plus aussi avoir de paroles que pour Dieu; et comme le fer qu'un diamant empêche de s'attacher à l'aimant, s'élance vers cet aimant aussitôt que le diamant est éloigné, de même le cœur de la veuve, qui ne pouvoit s'élancer vers Dieu, ni suivre les attraits du divin amour pendant la vie de son mari, doit, soudain après sa mort, courir ardemment à l'odeur des parfums célestes, et dire comme l'épouse sacrée: O Seigneur! maintenant que je suis toute à moi, recevez-moi pour être toute à vous, attirez-moi après vous, et je courrai à l'odeur de vos parfums.

Les vertus propres à la veuve chrétienne sont la parfaite modestie, le renoncement aux honneurs, aux rangs, aux assemblées, aux titres et aux autres vanités de cette espèce, le service des pauvres et des malades, la consolation des affligés, le zèle à instruire les filles en la dévotion, et à se rendre auprès des jeunes femmes un parfait modèle de toutes les vertus; la nécessité et la simplicité doivent être les deux ornemens de leurs habits; l'humilité et la charité les deux ornemens de leurs actions; l'honnêteté et la bonté les deux ornemens de leurs paroles; la modestie et la réserve les deux ornemens de leurs yeux; et Jésus-Christ crucifié l'unique amour de leur cœur.

Bref, la vraie veuve est dans l'Eglise une petite violette de mars, qui parfume l'air d'une odeur délicieuse par le charme de sa dévotion, et qui se tient presque toujours cachée sous les larges feuilles de son abjection. Sa couleur peu éclatante est le symbole de la mortification; elle vient dans les lieux frais et solitaires, c'est-à-dire qu'elle évite la compagnie des mondains, pour mieux conserver la fraîcheur de son cœur contre toutes les ardeurs que le désir des biens, des honneurs et des plaisirs pourroit lui apporter. Elle sera bienheureuse, dit le saint Apôtre, si elle persévère en cet état.

J'aurois encore beaucoup d'autres choses à dire sur ce sujet; mais j'aurai tout dit quand j'aurai dit à la veuve chrétienne vraiment jalouse de sa perfection, qu'elle lise attentivement les belles épîtres de saint Jérôme à Furia et à Salvia, et à toutes les autres dames, qui furent assez heureuses pour être les filles spirituelles d'un si bon père; car il ne se peut rien ajouter à ce qu'il leur dit, sinon cet avertissement, que la vraie veuve ne doit jamais ni blâmer, ni mépriser celles qui passent à de secondes, ou même à de troisièmes et à de quatrièmes noces; car en certains cas Dieu en dispose ainsi pour sa plus grande gloire; et il faut toujours avoir devant les yeux cette doctrine des anciens, que ni la viduité ni la virginité n'ont de rang au Ciel, si ce n'est celui qui leur est assigné par l'humilité.


CHAPITRE XLI.

Deux mots aux vierges.

O vierges! je ne veux vous dire que ces deux mots, car pour le reste vous le trouverez ailleurs; si vous prétendez au mariage temporel, gardez soigneusement votre premier amour pour votre premier mari. Je pense que c'est une grande tromperie de présenter, au lieu d'un cœur pur et intègre, un cœur tout usé, frelaté et gâté. Mais si votre bonheur vous appelle aux chastes et virginales noces de l'Agneau, et qu'à jamais vous vouliez demeurer vierges, ô Dieu! conservez votre cœur le plus délicatement que vous pourrez pour cet époux divin, qui, étant la pureté même, n'aime rien tant que la pureté, et à qui les prémices de toutes choses sont dues, mais surtout les prémices du cœur. Les épîtres de saint Jérôme vous fourniront tous les avis qui vous sont nécessaires; et puisque votre condition vous oblige à l'obéissance, choisissez un guide sous la conduite duquel vous puissiez plus saintement conserver votre cœur et votre corps à la divine Majesté.


QUATRIÈME PARTIE

CONTENANT LES AVIS NÉCESSAIRES CONTRE LES TENTATIONS LES PLUS ORDINAIRES.


CHAPITRE PREMIER.

Qu'il ne faut point s'amuser aux paroles des enfans du siècle.

Sitôt que les mondains s'apercevront que vous voulez suivre la vie dévote, ils décocheront contre vous mille traits de satire et de médisance. Les plus malins traiteront votre changement d'hypocrisie, de bigoterie et d'artifice: ils diront que le monde vous a fait mauvais visage, et qu'à son refus vous recourez à Dieu; vos amis s'empresseront de vous faire mille remontrances, à leur avis, très-prudentes et charitables. En prenant cette voie, vous diront-ils, vous tomberez en quelque humeur mélancolique, vous perdrez tout crédit dans le monde, vous deviendrez insupportable, vous vieillirez avant le temps, vos affaires domestiques en souffriront; il faut vivre dans le monde comme dans le monde; on peut bien faire son salut sans tant de mystères, et mille autres bagatelles.

Tout cela, Philothée, n'est qu'un vain et sot babil; au fond, ces gens-là ne sont nullement occupés ni de votre santé ni de vos affaires: Si vous étiez du monde, dit le Sauveur, le monde vous aimeroit comme étant à lui; mais parce que vous n'êtes pas du monde, à cause de cela il vous hait. Nous avons vu des gentilshommes et des dames passer la nuit entière, et même plusieurs nuits de suite, à jouer aux échecs et aux cartes: y a-t-il une attention plus fatigante, plus mélancolique et plus sombre que celle-là? Cependant les mondains ne disoient mot, les amis ne se mettoient pas en peine; et pour la méditation d'une heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'à l'ordinaire, afin de nous préparer à la communion, chacun court au médecin pour nous faire guérir de l'humeur hypocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuits à danser, sans que nul s'en plaigne; et pour la seule nuit de Noël, chacun tousse et crie la tête le jour suivant. Qui ne voit que le monde est un juge inique: indulgent et favorable pour ses enfans, mais dur et sévère pour les enfans de Dieu?

Pour être bien avec le monde, il faudroit se perdre avec lui. Il n'est pas possible de le contenter, tant il est bizarre; Jean est venu, dit le Sauveur, ne mangeant ni ne buvant, et vous dites qu'il est possédé; le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et vous dites qu'il est samaritain. C'est la vérité, Philothée: si par condescendance nous nous relâchons à rire, à jouer, à danser avec le monde, il s'en scandalisera; si nous ne le faisons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou d'humeur sombre; si nous nous parons, il l'interprétera à mal; si nous nous négligeons, ce sera selon lui bassesse d'ame; nos gaîtés seront appelées dissolutions, et nos mortifications tristesses; et comme il nous regarde toujours de mauvais œil, jamais nous ne pourrons lui plaire. Il agrandit nos imperfections, et publie que ce sont des péchés; de nos péchés véniels il en fait des mortels; de nos péchés de fragilité, il en fait des péchés de malice; taudis que, comme dit saint Paul, la charité est bénigne, le monde au contraire est malin; tandis que la charité ne pense pas de mal, le monde au contraire en pense toujours; et quand il ne peut accuser nos actions, il accuse nos intentions. Enfin, soit que les moutons aient des cornes, ou qu'ils n'en aient point, qu'ils soient blancs ou qu'ils soient noirs, le loup ne laissera pas de les manger, s'il peut; ainsi, quoi que nous fassions, le monde nous fera toujours la guerre: si nous sommes long-temps à nous confesser, il demandera ce que nous pouvons tant avoir à dire; si nous y sommes peu de temps, il dira que nous ne disons pas tout; il épiera tous nos mouvemens: pour une seule petite parole d'aigreur, il protestera que nous sommes insupportables; le soin de nos affaires lui semblera avarice, et notre douceur il l'appellera niaiserie; au lieu que pour les enfans du siècle, leurs colères seront générosités; leur avarice, économie; leur licence, noble liberté; il n'est rien de tel que les araignées pour gâter l'ouvrage des abeilles.

Laissons là ce monde aveugle, Philothée; qu'il crie tant qu'il voudra comme un chat-huant pour inquiéter les oiseaux du jour: soyons fermes en nos desseins, invariables en nos résolutions; la persévérance fera bien voir si c'est vraiment tout de bon que nous sommes dévoués à Dieu, et engagés dans la vie dévote. Les comètes et les planètes sont presque également lumineuses en apparence; mais les comètes disparoissent en peu de temps, n'étant que de certains feux passagers; au lieu que les planètes ont une clarté perpétuelle. Ainsi l'hypocrisie et la vraie vertu ont beaucoup de ressemblance à l'extérieur; mais on les distingue facilement l'une de l'autre, en ce que l'hypocrisie n'a point de durée, et se dissipe comme la fumée, tandis que la vraie vertu est toujours ferme et constante. Ce ne nous est pas un petit avantage pour bien assurer le commencement de notre dévotion, que d'en recevoir de l'opprobre et de la calomnie; car nous évitons par ce moyen le péril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les sages-femmes d'Egypte, auxquelles le Pharaon infernal a ordonné de tuer les enfans mâles d'Israël le jour même de leur naissance. Nous sommes crucifiés au monde, le monde nous doit être crucifié: il nous tient pour fous, tenons-le pour insensé.


CHAPITRE II.

Qu'il faut avoir bon courage.

La lumière, quoique belle et désirable à nos yeux, les éblouit néanmoins après qu'ils ont été en de longues ténèbres; et avant que l'on soit accoutumé aux habitans d'un pays, quelque courtois et gracieux qu'ils soient d'ailleurs, on s'y trouve un peu embarrassé. Il se pourra donc faire, ma chère Philothée, qu'à ce changement de vie plusieurs soulèvemens se fassent en votre intérieur, et que ce grand et général adieu que vous avez dit aux folies et aux niaiseries du monde, vous donne quelque ressentiment de tristesse et de découragement. Si cela vous arrive, ayez un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera rien; ce n'est qu'un peu d'étonnement que la nouveauté vous apporte: attendez, les consolations arriveront bientôt, vous regretterez peut-être d'abord de quitter la gloire que les fous et les moqueurs vous donnoient en vos vanités; mais, ô Dieu! voudriez-vous perdre la gloire éternelle que Dieu vous donnera en vérité? Les vains amusemens et les passe-temps dans lesquels vous avez employé les années passées, se représenteront à votre cœur pour l'amorcer, et le faire retourner de leur côté; mais auriez-vous bien le courage de renoncer aux délices du Ciel pour de si trompeuses légèretés? Croyez-moi, si vous persévérez, vous ne tarderez pas à recevoir tant et de si douces consolations, que vous reconnoîtrez que le monde n'a que du fiel en comparaison de ce miel, et qu'un seul jour de dévotion vaut mieux que mille années de la vie mondaine.

Mais vous voyez que la montagne de la perfection chrétienne est extrêmement haute, et vous dites: Hélas! mon Dieu, comment ferai-je pour y monter? Courage Philothée: quand les petits moucherons des abeilles commencent à se former, on les appelle nymphes, et alors ils ne sauroient encore voler sur les fleurs, ni sur les monts, ni sur les collines voisines pour amasser le miel; mais petit à petit, se nourrissant du miel que leurs mères ont préparé, ces petites nymphes prennent des ailes et se fortifient; si bien qu'enfin elles prennent leur essor et volent jusqu'aux lieux les plus élevés. Il est vrai, nous sommes encore de petits moucherons en la dévotion; nous ne saurions monter selon notre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre à la cime de la perfection chrétienne; mais si nous commençons à nous former par nos désirs et nos résolutions, bientôt les ailes commenceront à nous venir, en sorte qu'un jour nous serons abeilles spirituelles, et volerons tout à notre aise. En attendant, vivons du miel de tant d'enseignemens que les saints nous ont laissés, et prions Dieu de nous donner des ailes comme à la colombe, afin que non-seulement nous puissions voler au temps de la vie présente, mais encore nous reposer en l'éternité de la vie future.


CHAPITRE III.

De la nature des tentations, et de la différence qu'il y a entre sentir la tentation et y consentir.

Imaginez-vous, Philothée, une jeune princesse extrêmement aimée de son époux, et dont quelque libertin prétend corrompre la fidélité par un infâme confident qu'il lui envoie pour traiter avec elle d'un si détestable dessein. Premièrement, ce messager fait part à la princesse des intentions de son maître; secondement, la princesse se plaît ou se déplaît en la proposition; en troisième lieu, ou elle consent, ou elle refuse. Ainsi, Satan, le monde et la chair voyant une ame unie au Fils de Dieu, lui envoient des tentations et des suggestions, par lesquelles, 1.º le péché lui est proposé; 2.º l'ame se plaît ou se déplaît en la proposition; 3.º enfin, elle consent ou elle refuse; ce qui fait en somme trois degrés pour descendre à l'iniquité, la tentation, la délectation et le consentement; et bien que ces trois degrés ne se montrent pas aussi clairement en toutes sortes de fautes, toujours est-il qu'on les voit très-distinctement dans les grands et énormes péchés.

Quand la tentation de quelque péché que ce soit dureroit toute notre vie, elle ne sauroit nous rendre désagréables à la divine Majesté, pourvu qu'elle ne nous plaise pas, et que nous n'y consentions pas. La raison est, que dans la tentation nous ne sommes pas actifs, mais passifs; et puisque nous n'y prenons pas de plaisir, nous ne pouvons aussi en avoir de faute. Saint Paul souffrit long-temps de violentes tentations, et tant s'en faut que pour cela il fût désagréable à Dieu, qu'au contraire Dieu en étoit glorifié. La bienheureuse Angèle de Foligny sentoit des tentations si cruelles, qu'elle fait pitié quand elle les raconte: grandes furent aussi les tentations de saint François et de saint Benoît, lorsque l'un se jeta dans les épines, et l'autre dans la neige pour les apaiser; et néanmoins ils ne perdirent rien de la grâce de Dieu pour cela, mais l'augmentèrent de beaucoup.

Il faut donc être courageuse, chère Philothée, dans les tentations, et ne vous tenir jamais pour vaincue tant qu'elles vous déplaisent; car observez bien cette différence qu'il y a entre sentir et consentir, qui est qu'on peut les sentir encore qu'elles nous déplaisent; mais qu'on ne peut y consentir sans qu'elles nous plaisent, puisque le plaisir pour l'ordinaire sert de degré pour venir au consentement. Que les ennemis de notre salut nous présentent donc tant qu'ils voudront des amorces et des piéges, qu'ils demeurent toujours à la porte de notre cœur pour y entrer, qu'ils nous fassent toutes les propositions imaginables; tant que nous serons résolus à ne point nous plaire en tout cela, il sera bien impossible que Dieu en soit offensé, non plus que le prince dont j'ai parlé plus haut ne peut savoir mauvais gré à la princesse du message qui lui est envoyé, si elle n'y a pris aucune sorte de plaisir. Il y a néanmoins cette différence entre l'ame et la princesse, que la princesse, après avoir entendu la proposition, peut, si bon lui semble, chasser le messager, et ne le plus entendre; au lieu qu'il n'est pas toujours au pouvoir de l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit toujours en son pouvoir de n'y point consentir: c'est pourquoi, encore que la tentation dure long-temps, elle ne peut nous nuire, tant qu'elle nous est désagréable.

Mais, quant à la délectation qui peut suivre la tentation, il est à remarquer que nous avons deux parties en notre ame, l'une inférieure et l'autre supérieure, et que l'inférieure ne suit pas toujours la supérieure, mais fait des opérations à part: d'où il arrive maintes fois que la partie inférieure se plaît à la tentation; sans le consentement, et même contre le gré de la supérieure: c'est la dispute et la guerre que l'apôtre saint Paul décrit, quand il dit que sa chair convoite contre son esprit, qu'il y a une loi des membres et une loi de l'esprit, et autres choses semblables.

Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu couvert de cendres? Quand on vient dix ou douze heures après pour y chercher du feu, on n'en trouve qu'un peu au milieu du foyer, et encore on a peine à le trouver. Il y étoit néanmoins puisqu'on l'y trouve, et l'on peut s'en servir à rallumer les autres charbons déjà éteints. Il en est de même de la charité, qui est notre vie spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations; car la tentation jetant sa délectation dans la partie inférieure, couvre, ce semble, toute l'ame de cendre, et réduit l'amour de Dieu à presque rien; car il ne paroît plus nulle part, sinon au milieu du cœur, et au fin fond de l'esprit; encore semble-t-il qu'il n'y soit pas, tant on a de peine à le trouver. Il y est néanmoins en vérité, puisque, quoique tout soit en trouble en notre ame et en notre corps, nous avons la résolution de ne point consentir au péché ni à la tentation, et que la délectation qui plaît à notre homme extérieur déplaît à notre homme intérieur; en sorte qu'étant autour de notre volonté, elle n'est cependant pas dans notre volonté; en quoi l'on voit qu'une telle délectation est involontaire, et partant ne peut être péché.


CHAPITRE IV.

Deux exemples remarquables sur ce sujet.

Il vous importe si fort, Philothée, de bien entendre ceci, que je ne ferai nulle difficulté de m'y étendre davantage. Le jeune homme dont parle saint Jérôme, qui, couché et attaché avec des écharpes de soie, sur un lit mollet, étoit provoqué par tout ce que l'on peut penser de l'impudence d'une femme, dont on se servoit pour ébranler sa constance, dut sans doute être tenté d'une manière bien violente; et qu'est-ce que ses sens et son imagination n'éprouvèrent pas alors? Cependant au milieu d'un si terrible orage de tentations sensuelles, il témoigne que son cœur n'est point vaincu, et que sa volonté n'y consent en aucune manière: car son ame voyant tout révolté contre elle, et n'ayant rien à son commandement, de tout son corps, si ce n'est la langue, il se la coupe avec les dents, et la crache au visage de cette vilaine, qui lui étoit plus cruelle que les bourreaux les plus furieux. De sorte que le tyran qui avoit désespéré de vaincre cette belle ame par les douleurs, essaya vainement de la vaincre par les plaisirs.

L'histoire du combat de sainte Catherine de Sienne n'est pas moins admirable, la voici en abrégé. Le malin esprit obtint un jour de Dieu la permission d'éprouver la vertu de cette sainte vierge, et d'user à cet effet de la plus grande rage qu'il pourroit, pourvu toutefois qu'il épargnât sa personne. En conséquence il vint lui suggérer toutes sortes de mauvaises pensées, et pour l'émouvoir encore davantage, prenant avec lui plusieurs de ses compagnons auxquels il avoit donné diverses formes; il fit avec eux mille et mille représentations déshonnêtes, qu'il accompagna encore de paroles et d'invitations les plus grossières; or, bien que toutes ces choses fussent extérieures, elles ne laissoient pas toutefois, par le moyen des sens, de pénétrer bien avant dans le cœur de la vierge, lequel, comme elle l'avouait elle-même, en étoit tout plein, ne lui restant plus que la fine pure volonté supérieure qui ne fût pas agitée par cette tempête et ce débordement de vilenies. Tout cela dura fort long-temps, jusqu'à ce qu'un jour, Notre-Seigneur lui ayant apparu: Où étiez-vous, dit-elle, ô mon doux Seigneur! pendant que mon cœur étoit plein de tant de ténèbres et d'ordures? A quoi il répondit: Ma fille, j'étois au dedans de votre cœur. Et comment, répliqua-t-elle, pouviez-vous habiter mon cœur, tandis qu'il y avoit tant de vilenies? habitez-vous donc en des lieux si déshonnêtes? Et Notre-Seigneur lui dit: Dites-moi, ma chère fille, toutes ces sales pensées qui étoient en votre cœur, vous donnoient-elles du plaisir ou de la tristesse, de l'amertume ou de la joie? Et elle répondit: Une extrême amertume et tristesse. Et qui donc, reprit le Sauveur, mettoit cette grande amertume et tristesse au dedans de votre cœur, sinon moi qui demeurois caché au milieu de votre ame? Soyez sûre, ma fille, que si je n'eusse pas été présent, ces pensées qui étoient autour de votre volonté, sans pouvoir s'en saisir, l'eussent bien vite surmontée, et seroient entrées dedans, et eussent été bien reçues par votre libre arbitre, et ainsi eussent donné la mort à votre ame. Mais parce que j'étois au milieu de vous, j'ai mis en votre cœur une tristesse et une résistance par laquelle vous avez rejeté la tentation autant que vous avez pu; et comme vous ne l'avez pu faire autant que vous l'auriez voulu, vous en avez ressenti un grand déplaisir et une grande haine et contre la tentation et contre vous-même. Ainsi ces peines ont été pour vous un grand mérite et un grand gain, et votre vertu n'en a pris que plus de force et d'accroissement.

Voyez-vous, Philothée, comme ce feu étoit couvert de cendres? et comme la tentation et la délectation même, étant entrées dans le cœur, en avoient environné la volonté, laquelle néanmoins, uniquement assistée de son Sauveur, résistoit par des amertumes, des déplaisirs et des détestations du mal qui lui étoit suggéré, refusant perpétuellement son consentement au péché qui l'environnoit de toutes parts? O Dieu! quelle détresse pour une ame qui aime Dieu, de ne savoir seulement pas s'il est en elle ou non, et si l'amour divin, pour lequel elle combat, est entièrement éteint en elle ou non! Mais c'est la fine fleur de la perfection de l'amour céleste, que de faire souffrir et combattre l'amant pour l'amour, sans même qu'il sache s'il a l'amour pour lequel et par lequel il combat.


CHAPITRE V.

Encouragement à l'ame qui est dans la tentation.

Ces grands assauts et ces tentations si puissantes, Philothée, ne sont jamais permises de Dieu que contre les ames qu'il veut élever à son pur et excellent amour; mais il ne s'ensuit pas pourtant qu'après cela elles soient assurées d'y parvenir; car il est arrivé maintes fois que ceux qui avoient été constans en de si violentes attaques ne correspondant pas après fidèlement à la faveur divine, se sont trouvés vaincus en de bien petites tentations. Ce que je dis, afin que s'il vous arrive jamais d'être affligée de si grandes tentations, vous sachiez que Dieu vous accorde une faveur extraordinaire, par laquelle il déclare qu'il veut vous agrandir à ses yeux, et que néanmoins vous soyez toujours humble et craintive, ne vous promettant de pouvoir vaincre les menues tentations, après avoir surmonté les grandes, que par une fidélité continuelle aux mouvemens de la grâce.

Cela posé, quelques tentations qui vous arrivent, et quelque délectation qui s'ensuive, tant que votre volonté refusera son consentement, non-seulement à la tentation, mais encore à la délectation, ne vous troublez aucunement; car Dieu n'en est point offensé. Quand un homme est pâmé, et qu'il ne donne plus aucun signe de vie, on lui met la main sur la cœur; et pour peu qu'on y sente de mouvement, on juge qu'il est en vie, et qu'au moyen de quelque liqueur forte et subtile on peut lui faire retrouver le sentiment. Ainsi arrive-t-il quelquefois que par la violence des tentations il semble que notre ame est tombée en une défaillance totale de ses forces, et que, comme pâmée, elle n'a plus ni mouvement, ni vie spirituelle; mais si nous voulons connoître ce qui en est, mettons la main sur le cœur. Considérons si le cœur et la volonté ont encore leur mouvement spirituel, c'est-à-dire s'ils font bien leur devoir en refusant de consentir à la tentation et à la délectation; car tant que le mouvement du refus est dans notre cœur, nous sommes assurés que la charité, vraie vie de notre ame, est en nous, et que Jésus-Christ, notre Sauveur, se trouve en notre cœur, bien qu'il y soit couvert et caché; de sorte que par l'usage continuel de l'oraison, des sacremens, et de la confiance en Dieu, les forces nous reviendront, et nous vivrons d'une vie très-douce et très-parfaite.


CHAPITRE VI.

Comment la tentation et la délectation peuvent être péchés.

La princesse dont nous avons parlé, ne peut être blâmée de la proposition qui lui est faite, puisque, comme nous l'avons supposé, elle lui arrive contre son gré. Mais si au contraire elle se l'étoit attirée par quelques manières qui eussent pu en faire naître la pensée, ayant voulu, par exemple, plaire à celui qui la recherche, indubitablement elle seroit coupable de la recherche elle-même; et encore qu'elle en fît la délicate, elle ne laisseroit pas d'en mériter le blâme et la peine. Ainsi arrive-t-il quelquefois que la seule tentation nous met en péché, parce que nous sommes cause qu'elle nous arrive. Par exemple, je sais qu'en jouant je suis exposé à la colère et au blasphème, et que le jeu me sert de tentation à cela; dès lors je pèche toutes les fois que je joue, et je suis coupable de toutes les tentations qui m'arrivent au jeu. De même je sais qu'une certaine compagnie est pour moi une occasion de tentation et de chute, et néanmoins j'y vais volontairement; il est indubitable que je suis coupable de toutes les tentations que j'y aurai.

Quand la délectation qui arrive de la tentation peut être évitée, c'est toujours un péché de la recevoir; et le péché est plus ou moins grand, selon que le plaisir qu'on y prend, et le consentement qu'on y donne, est grand ou petit, de longue ou de courte durée. Si cette princesse dont nous avons parlé, écoute non-seulement la proposition déshonnête qui lui est faite, mais y prend plaisir et en occupe son cœur avec joie, elle est fort blâmable; car bien qu'elle ne veuille pas l'exécution de ce qu'on lui demande, elle consent néanmoins à y appliquer son cœur par le plaisir qu'elle y prend: or appliquer volontairement son cœur à une chose déshonnête est toujours une chose blâmable; et c'est tellement dans l'application du cœur que consiste la faute, que, sans elle, l'application des sens ne peut être un péché.

Quand donc vous serez tentée de quelque péché, considérez si vous avez donné volontairement sujet d'être tentée; car pour lors la tentation même vous met en état de péché, à cause du danger dans lequel vous vous êtes jetée; et cela s'entend si vous avez pu éviter commodément l'occasion, et que vous avez prévu ou dû prévoir l'arrivée de la tentation. Mais si vous n'avez donné nul sujet à la tentation, elle ne peut aucunement vous être imputée à péché.

Quand la délectation qui suit la tentation a pu être évitée, et que néanmoins on ne l'a point évitée, il y a toujours quelque sorte de péché, selon que l'on s'y est plus on moins arrêté, et selon la cause du plaisir qu'en y a pris. Une femme qui n'ayant donné aucun sujet à la cajolerie, y prend pourtant plaisir, ne laisse pas d'être blâmable, si le plaisir qu'elle y prend n'a point d'autre cause que la cajolerie même mais si celui qui veut lui inspirer de l'amour jouoit en perfection du luth, et qu'elle prît plaisir, non pas à sa mauvaise recherche, mais à l'harmonie et à la douceur du luth, il n'y aurait point de péché pour elle; néanmoins elle ne devrait pas prendre long-temps ce plaisir, de peur de passer à celui d'être recherchée. De même encore, si quelqu'un me propose un stratagème plein d'invention et d'artifice pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne aucun plaisir ni ne donne aucun consentement à la vengeance qui m'est proposée, mais seulement à la subtilité de l'artifice, il est certain que je ne pèche point; toutefois il n'est pas expédient que je m'amuse beaucoup à ce plaisir, de peur que petit à petit il ne me porte à la délectation de la vengeance elle-même.

On se surprend quelquefois prenant plaisir à la tentation, et cela ne peut être tout au plus qu'un bien léger péché véniel, lequel devient plus grand, si, après que l'on s'est aperçu du mal où l'on est, on demeure quelque temps, par négligence, à marchander avec la délectation, ne sachant si on doit l'accepter ou la refuser; et le péché est encore plus grand, si, en s'en apercevant, on y demeure quelque temps par vraie négligence, et sans nul propos de la rejeter; mais lorsque volontairement et de propos délibéré nous sommes résolus de nous plaire en de telles délectations, ce propos délibéré est par lui-même un grand péché, si l'objet auquel nous nous plaisons est notablement mauvais. C'est un grand vice à une femme, de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoiqu'elle ne veuille jamais s'y abandonner.


CHAPITRE VII.

Remède aux grandes tentations.

Sitôt que vous sentez en vous quelque tentation, faites comme les petits enfans quand ils voient le loup ou l'ours dans la campagne: tout aussitôt ils courent entre les bras de leur père et de leur mère, ou du moins ils les appellent à leur secours. Recourez de même à Dieu, invoquant sa miséricorde et son secours: c'est le remède que Notre-Seigneur enseigne: Priez, nous dit-il, afin que vous n'entriez pas en tentation.

Si vous voyez néanmoins que la tentation continue ou augmente, courez en esprit embrasser la sainte croix, comme si vous aviez devant vous Jésus-Christ crucifié. Protestez-lui que vous ne consentirez point à la tentation, et demandez-lui sa sainte protection; et persévérez ainsi à désavouer ce qui se passe en vous, tout le temps que durera la tentation.

Mais en faisant ces protestations et ces refus de consentement, ne regardez pas la tentation en face, mais regardez seulement Notre-Seigneur; car si vous regardez la tentation, surtout quand elle est forte, elle pourra ébranler votre courage.

Vous ferez bien aussi de distraire votre esprit par quelque occupation bonne et louable; car cette occupation entrant dans votre cœur, y prendra place et éteindra le sentiment de la tentation.

Mais le grand remède contre toutes tentations, grandes ou petites, c'est d'ouvrir son cœur à son directeur, en lui faisant connaître les suggestions de l'ennemi et les impressions qu'elles font. Car, observez que le silence est toujours la première condition que le démon impose à celui qu'il veut séduire; semblable en cela à un libertin qui voulant débaucher une femme, commence par lui recommander le secret sur tous ses rapports avec elle: conduite assurément bien opposée à celle de Dieu, puisque Dieu, en ses inspirations, demande par-dessus tout que nous les fassions connoître à nos supérieurs et à nos guides.

Que si, après tout cela, la tentation s'opiniâtre à nous travailler et à nous tourmenter, nous n'avons rien à faire, sinon de nous opiniâtrer à notre tour en la protestation de ne vouloir pas y consentir; car, comme les filles ne peuvent être mariées pendant qu'elles disent non, de même, l'ame, quoique troublée, ne peut jamais être offensée pendant qu'elle dit non.

Ne disputez point avec votre ennemi, et ne lui répondez jamais une seule parole, sinon celle que Notre-Seigneur lui répondit, et avec laquelle il le confondit: Retire-toi, Satan! il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul. Une chaste épouse ne répond pas un mot, et n'accorde pas même un regard à celui qui veut la séduire; mais, le quittant tout court, elle tourne aussitôt son cœur du côté de son époux, et renouvelle intérieurement la foi qu'elle lui a promise; ainsi l'ame dévote, se voyant assaillie de quelque tentation, ne doit nullement s'amuser à disputer ni à répondre; mais tout simplement se tourner du côté de Jésus-Christ son époux, et lui protester de rechef qu'elle veut lui être fidèle, et n'appartenir uniquement qu'à lui.


CHAPITRE VIII.

Qu'il faut résister aux petites tentations.

Quoiqu'il faille combattre les grandes tentations avec un courage invincible, et que la victoire que nous en remportons nous soit extrêmement utile, il y a peut-être plus d'avantage encore à bien combattre les petites; car si les grandes l'emportent en qualité, les petites l'emportent si démesurément en nombre, que la victoire en peut être comparable à celles des plus grandes. Les loups et les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches; mais ils ne nous causent pas autant d'importunité et d'ennui, et n'exercent pas non plus autant notre patience. C'est chose bien aisée que de s'abstenir du meurtre; mais c'est chose difficile d'éviter les menues colères, dont les occasions se présentent à tout moment C'est chose bien aisée de n'être pas adultère; mais ce n'est pas chose si facile de conserver la pureté des yeux, de ne rien dire ou de ne rien entendre avec plaisir de tout ce qu'on appelle cajolerie, de ne pas donner, ou de ne pas recevoir de l'amour, ni de menues faveurs d'amitié. Ce n'est pas une chose difficile de ne point donner visiblement et extérieurement un rival à un mari ou une rivale à une épouse; mais il est assez difficile de ne lui en point donner au fond du cœur. Il est bien aisé de ne point dérober le bien d'autrui, mais malaisé de ne point le convoiter; bien aisé de ne point dire de faux témoignages en justice, mais malaisé de ne point mentir en conversation; bien aisé de ne point s'enivrer, mais malaisé d'être toujours sobre; bien aisé de ne point désirer la mort du prochain, mais malaisé de ne point désirer son incommodité; bien aisé de ne le point diffamer, mais malaisé de ne le point mépriser. Bref, ces menues tentations de colère, de soupçons, de jalousie, d'envie, de folâtreries, de vanité, de duplicité, d'afféterie, d'artifice, de pensées déshonnêtes, sont l'exercice continuel de ceux mêmes qui sont les plus dévots et les plus déterminés à bien vivre; c'est pourquoi, ma chère Philothée, il faut avec grand soin nous préparer à ce combat; et soyez sûre qu'autant de victoires nous remporterons sur ces petits ennemis, autant de pierres précieuses nous ajouterons à la couronne de gloire que Dieu nous prépare en son paradis. C'est pourquoi je dis qu'en nous disposant à bien et vaillamment combattre les grandes tentations, si elles nous viennent, il faut nous bien et diligemment défendre des menues et foibles attaques des petites.


CHAPITRE IX.

Comment il faut remédier aux petites tentations.

Or donc, quant à ces petites tentations de vanité, de soupçons, de chagrin, de jalousie, d'envie, de folâtrerie, et autres semblables, qui, comme de petites mouches, viennent passer devant nos yeux, et nous piquer tantôt sur la joue, et tantôt sur le nez, comme il est impossible d'en être tout-à-fait exempt, le meilleur parti à prendre est de ne s'en pas tourmenter; car tout cela ne peut nuire, quelqu'ennui que cela cause, pourvu que l'on soit bien résolu de toujours servir Dieu.

Méprisez donc ces foibles attaques, et ne daignez pas même penser à ce qu'elles veulent dire; laissez-les bourdonner à vos oreilles tant qu'elles voudront, et courir çà et là autour de vous comme font les mouches; et quand elles viendront pour vous piquer, et que vous les verrez tant soit peu s'arrêter en votre cœur, ne faites autre chose sinon simplement de les ôter; ne combattez pas contre elles, et ne leur répondez pas, mais occupez votre cœur de quelque chose de bon, et spécialement de l'amour de Dieu; car, si vous m'en croyez, vous ne vous obstinerez pas à opposer à la tentation la vertu qui lui est contraire, parce que ce seroit presque vouloir disputer avec elle; mais après avoir fait un acte de la vertu qui lui est directement contraire, en supposant que vous ayez pu reconnoître la nature de la tentation, faites un simple retour de votre cœur vers Jésus-Christ crucifié, et, vous tenant en esprit à ses pieds, baisez-les avec le plus d'amour qu'il vous sera possible. C'est le meilleur moyen de vaincre l'ennemi, tant dans les petites que dans les grandes tentations; car l'amour de Dieu contenant en soi toutes les perfections de toutes les vertus, et plus excellemment que les vertus mêmes, il est aussi un plus souverain remède à tous les vices; et votre esprit, s'accoutumant dans toutes les tentations à recourir à ce rendez-vous général, ne sera point obligé de regarder et d'examiner quelles tentations il a; mais simplement, se sentant troublé, il ira chercher la paix dans ce grand remède, dont le démon a une telle peur, que, quand il voit que ses tentations nous provoquent à ce divin amour, il cesse de nous en faire.

Voilà donc ce qui concerne les menues tentations, avec lesquelles, si l'on vouloit les prendre en détail, on se morfondroit et on ne feroit rien.


CHAPITRE X.

Comment il faut fortifier son cœur contre les tentations.

Considérez de temps en temps quelles passions dominent le plus en votre ame, et, les ayant découvertes, prenez une façon de vie qui leur soit toute contraire, en pensées, en paroles et en œuvres. Par exemple, si vous vous sentez portée à la passion de la vanité, considérez de temps en temps les misères de la vie humaine, combien ces vanités seront fâcheuses à la conscience au jour de la mort, combien elles sont indignes d'un cœur généreux, que ce ne sont que badineries, amusemens d'enfans, et choses semblables. Parlez souvent contre la vanité, et encore qu'il vous semble que ce soit à contre-cœur, ne laissez pas de la bien mépriser; car par ce moyen vous vous engagerez, même de réputation, dans le parti contraire; et à force de dire du mal de quelque chose, nous nous excitons à la haïr, bien que d'abord nous y fussions attachés. Faites des œuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous pourrez, encore qu'il vous semble que ce soit à regret; car par ce moyen vous vous habituez à l'humilité, et vous affoiblissez la vanité, en sorte que quand la tentation viendra, votre inclination ne pourra plus la favoriser autant, et vous aurez plus de force pour la combattre.

Si vous êtes portée à l'avarice, pensez souvent à la folie de ce péché, qui nous rend esclaves de ce qui n'est créé que pour nous servir; songez qu'aussi-bien il faudra tout quitter à la mort, et que nos biens passeront alors entre les mains de tel qui les dissipera, ou auquel ils serviront de ruine et de damnation, et autres semblables pensées. Parlez fort contre l'avarice, louez fort le mépris du monde, efforcez-vous de faire souvent l'aumône et de négliger quelques occasions d'amasser du bien.

Si vous avez du penchant à inspirer ou à recevoir de l'amour, pensez souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour vous que pour les autres: combien c'est une chose malheureuse de dissiper ainsi la plus noble partie de notre ame: combien cela expose à la réputation d'esprit vain et léger. Parlez souvent en faveur de la simplicité et de la pureté du cœur, et faites aussi le plus qu'il vous sera possible des actes de ces vertus, évitant toute espèce d'afféteries de recherches.

En somme, en temps de paix, c'est-à-dire lorsque les tentations du péché auquel vous êtes sujette ne vous presseront pas, faites force actions de la vertu contraire; et si les occasions ne viennent pas à vous, allez au-devant d'elles pour les rencontrer; car par ce moyen vous fortifierez votre cœur contre les tentations futures.


CHAPITRE XI.

De l'inquiétude.

L'inquiétude n'est pas une simple tentation, mais une source d'où proviennent plusieurs tentations. J'en dirai donc quelque chose. La tristesse n'est autre chose qu'une douleur d'esprit que nous ressentons du mal qui est en nous malgré nous, soit que le mal soit extérieur, comme la pauvreté, la maladie, le mépris; soit qu'il soit intérieur, comme l'ignorance, la sécheresse de cœur, la répugnance au bien, et les tentations. Lors donc que l'ame sent qu'elle a quelque mal, elle a du déplaisir de l'avoir, et voilà la tristesse; le désir d'être affranchi du mal, et d'avoir les moyens de s'en délivrer, suit immédiatement la tristesse, et jusque là nous avons raison; car naturellement chacun désire le bien, et fuit ce qu'il pense être mal.

Si l'ame cherche les moyens d'être délivrée de son mal pour l'amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur, humilité et calme, attendant sa délivrance plus de la bonté et de la providence de Dieu, que de sa peine, de son industrie et de ses soins. Si elle cherche sa délivrance pour l'amour d'elle-même, elle s'empresse et s'échauffe à la recherche des moyens, comme si ce bien dépendoit plus d'elle que de Dieu. Je ne dis pas qu'elle pense cela, mais je dis qu'elle s'empresse comme si elle le pensoit.

Que si elle ne rencontre pas de suite ce qu'elle désire, elle entre en de grandes inquiétudes et impatiences, qui, loin d'ôter le mal, ne font au contraire que l'empirer; et l'ame, entrant alors en des angoisses et des tristesses démesurées, éprouve une telle défaillance de force et de courage, qu'il lui semble que son mal n'a plus de remède. Vous voyez donc que la tristesse, qui au commencement est juste, engendre l'inquiétude; et l'inquiétude engendre ensuite un surcroît de tristesse qui est extrêmement dangereux.

L'inquiétude est le plus grand mal qui puisse, arriver à l'ame, après le péché; car, comme, les séditions et les troubles intérieurs ruinent entièrement un état, et l'empêchent de pouvoir résister à ses ennemis, de même notre cœur étant troublé et inquiété au dedans, n'a plus la force, ni de conserver les vertus qu'il avoit acquises, ni même de résister aux tentations de l'ennemi, qui alors fait tous ses efforts pour pêcher, comme l'on dit, en eau trouble.

L'inquiétude provient d'un désir déréglé d'être délivré du mal que l'on sent, ou d'acquérir le bien que l'on espère; et néanmoins il n'y a rien qui empire plus le mal, et qui éloigne plus le bien, que l'inquiétude et l'empressement. Les oiseaux demeurent pris dans les filets et les lacs, parce que, s'y trouvant engagés, ils se débattent et se remuent beaucoup pour en sortir, en quoi ils ne font que s'y envelopper de plus en plus. Quand donc vous serez pressée du désir d'être délivrée de quelque mal, ou de parvenir à quelque bien, avant toutes choses mettez votre esprit en repos, faites rasseoir votre jugement et votre volonté; et puis, tout bellement et doucement, suivez le mouvement de votre désir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables; et quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire négligemment, mais sans empressement, sans trouble ni inquiétude: autrement, au lieu d'obtenir tout l'effet de votre désir, vous gâterez tout, et ne ferez que vous embarrasser davantage.

O Seigneur! disoit David, mon ame est toujours entre mes mains, et je n'ai point oublié votre loi. Examinez plus d'une fois le jour, Philothée, mais au moins le matin et le soir, si vous avez votre ame entre vos mains, ou si quelque passion ou quelque inquiétude ne vous l'a pas ravie. Considérez si vous avez votre cœur à votre commandement, ou bien s'il ne s'est point échappé de vos mains pour s'engager en quelque affection déréglée d'amour, de haine, d'envie, de convoitise, de crainte, de tristesse ou de joie. Que s'il s'est égaré, avant toutes choses cherchez-le, et le ramenez tout doucement en la présence de Dieu, remettant vos affections et vos désirs sous l'obéissance et conduite de sa divine volonté; car, comme ceux qui craignent de perdre une chose précieuse la tiennent bien serrée dans leur main, ainsi et à l'exemple de David, nous devons toujours dire: O mon Dieu! mon ame est en danger de se perdre; c'est pourquoi je la porte toujours entre mes mains, et c'est ce qui fait que je n'ai pas oublié votre loi.

Ne permettez jamais à vos désirs de vous inquiéter, quelque petits ou quelque peu importans qu'ils soient; car, après les petits, les grands et les plus importans trouveroient votre cœur plus disposé au trouble et au déréglement. Quand vous sentirez arriver l'inquiétude, recommandez-vous à Dieu, et résolvez-vous de ne rien faire du tout de ce que votre désir vous demande, jusqu'à ce que l'inquiétude soit totalement passée, à moins que la chose ne puisse se différer; et alors il faut, avec un doux et tranquille effort, retenir l'impétuosité de votre désir, le modérant et le calmant le mieux qu'il vous sera possible; et sur cela faire la chose, non selon votre désir, mais selon la raison.

Si vous pouvez découvrir votre inquiétude à celui qui conduit votre ame, ou au moins à quelque prudent et sage ami, ne doutez point que tout aussitôt vous serez soulagée; car la communication des douleurs du cœur fait le même effet sur l'ame que la saignée fait sur le corps de celui qui a la fièvre continue; c'est le remède des remèdes. Aussi le roi saint Louis donna-t-il cet avis à son fils: Lorsque vous aurez quelque chose sur le cœur, dites-le aussitôt à votre confesseur, ou à quelque personne de confiance, et la consolation que vous en recevrez vous aidera à porter légèrement votre peine.


CHAPITRE XII.

De la tristesse.

La tristesse qui est selon Dieu, dit saint Paul, opère la pénitence pour le salut; et la tristesse du monde opère la mort. La tristesse peut donc être bonne et mauvaise, selon les divers effets qu'elle produit en nous. Il est vrai qu'elle en a plus de mauvais que de bons; car elle n'en a que deux bons, savoir, la miséricorde et la pénitence; au lieu qu'il y en a six mauvais, savoir, l'angoisse, la paresse, l'indignation, la jalousie, l'envie et l'impatience: ce qui fait dire au Sage, que la tristesse tue beaucoup de gens, et qu'il n'y a rien à gagner avec elle; parce que pour deux bons ruisseaux qui proviennent de la source de la tristesse, il y en a six qui sont très-mauvais.

L'ennemi se sert de la tristesse pour exercer la persévérance des bons; car, comme il tâche de réjouir les méchans en leur péché, aussi tâche-t-il d'attrister les bons en leurs bonnes œuvres; et comme il ne peut attirer au mal qu'en le faisant trouver agréable, aussi ne peut-il détourner du bien qu'en le faisant trouver ennuyeux. Le démon ne demande que tristesse et que mélancolie, et comme il est lui-même triste et mélancolique, et qu'il le sera éternellement, il voudroit que chacun fût comme lui.

La mauvaise tristesse trouble l'ame, la met en inquiétude, lui donne des craintes déréglées, la dégoûte de l'oraison; elle assoupit et accable le cerveau; elle prive l'ame de conseil, de résolution, de jugement et de courage, et abat entièrement les forces. Bref, elle est comme un dur hiver qui efface toute la beauté de la terre, et engourdit tous les animaux; car elle prive l'ame de toute consolation, et la frappe d'impuissance en toutes ses facultés.

Si jamais il vous arrivoit, Philothée, d'être atteinte de cette mauvaise tristesse, pratiquez les remèdes suivans. Quelqu'un est-il triste? dit saint Jacques, qu'il prie. La prière est un remède souverain, car elle élève l'esprit à Dieu, qui est notre unique joie et seule consolation; mais en priant, usez d'affections et de paroles, soit intérieures, soit extérieures, qui tendent à la confiance et à l'amour de Dieu, comme: ô Dieu de miséricorde! ô mon très-bon maître! mon doux Sauveur, ma vie, ma joie, mon espérance; ô le cher époux et le bien-aimé de mon ame! et autres semblables.

Combattez vivement les inclinations de la tristesse, et bien qu'il vous semble que tout ce que vous ferez en ce temps-là se fasse froidement, tristement et lâchement, ne laissez pourtant pas de le faire; car l'ennemi qui prétend nous dégoûter des bonnes œuvres par la tristesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire, et qu'étant faites avec répugnance elles n'en valent que mieux, cessera de nous affliger.

Chantez des cantiques spirituels; car le démon a souvent cessé ses opérations par ce moyen: témoin le malin esprit qui tourmentoit Saül, et dont la violence fut réprimée par les doux accords de la harpe de David.

Il est bon de s'employer aux œuvres extérieures, et de les varier le plus que l'on peut, pour distraire l'ame du sujet qui l'attriste, et pour purifier et échauffer les esprits; car la tristesse est une passion de la complexion froide et sèche.

Faites des actions extérieures de ferveur, encore que vous les fassiez sans goût, embrassant l'image du crucifix, la serrant sur votre poitrine, lui baisant les pieds et les mains, levant vos mains et vos yeux au ciel, élançant votre voix vers Dieu par des paroles d'amour et de confiance, comme sont celles-ci: Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; mon bien-aimé est comme un bouquet de myrrhe sur mon cœur; mes yeux s'épuisent à vous regarder, ô mon Dieu! je ne cesse de dire: Quand me consolerez-vous? O Jésus! soyez-moi Jésus, vive Jésus! et mon ame vivra. Qui me séparera de l'amour de mon Dieu? et autres choses semblables.

L'usage modéré de la discipline est un bon remède contre la tristesse, parce que cette peine extérieure, prise volontairement, obtient la consolation intérieure, et l'ame, sentant les douleurs du dehors, ne pense plus à celles qui sont au dedans. La fréquente communion est aussi un moyen excellent; car ce pain céleste affermit le cœur et réjouit l'esprit.

Découvrez humblement et fidèlement à votre directeur tous les ressentimens et toutes les suggestions qui vous viennent de la tristesse; recherchez la société des personnes gaies et spirituelles, et fréquentez-les le plus que vous pourrez pendant ce temps-là. Enfin remettez-vous entre les mains de Dieu, vous préparant à souffrir patiemment cette ennuyeuse tristesse comme une juste punition de vos vaines joies, et ne doutez nullement que Dieu, après vous avoir éprouvée, ne vous délivre de votre mal.


CHAPITRE XIII.

Des consolations spirituelles et sensibles, et comment il faut s'en servir.

Dieu fait passer ce grand monde par une suite de vicissitudes perpétuelles, et l'on voit tour-à-tour le jour se changer en nuit, le printemps en été, l'été en automne, l'automne en hiver, et l'hiver en printemps; un jour ne ressemble jamais parfaitement à l'autre: il y en a de nébuleux, de pluvieux, de secs et d'orageux, variété qui donne une grande beauté à cet univers. Il en est de même de l'homme, qui est, selon la parole des anciens, un abrégé du monde; car jamais il n'est dans le même état, et sa vie s'écoule sur cette terre comme les eaux d'un fleuve, entraîné sans cesse à une foule de mouvemens divers, qui tantôt l'élèvent par l'espérance, tantôt l'abaissent par la crainte, tantôt le plient à droite par la consolation, tantôt à gauche par l'affliction; et jamais une seule de ses journées, ni même une seule de ses heures, n'est entièrement pareille à l'autre.

Or, au milieu d'une si grande inégalité d'événemens et d'accidens, il est extrêmement important pour nous de conserver une inaltérable égalité de cœur; et quoique toutes choses tournent et se combinent diversement autour de nous, il faut que nous ayons toujours nos regards dirigés vers le Ciel, et que nous soyons invariables dans notre résolution de tendre sans cesse à Dieu pour arriver à lui. Que le navire prenne telle route qu'on voudra, qu'il cingle au levant ou au couchant, au nord ou au sud, quel que soit le vent qui le porte, jamais son aiguille marine ne regardera autre chose que la belle étoile du pôle. De même, que tout se renverse sens dessus dessous, je ne dis pas seulement autour de nous, mais en nous; c'est-à-dire que notre ame soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, ou en suavité: que le soleil la brûle, ou que la rosée la rafraîchisse, ah! toujours faut-il que la pointe de notre cœur, de notre esprit, de notre volonté supérieure qui est notre boussole, regarde invariablement, et tende perpétuellement à l'amour de Dieu son créateur, son sauveur, son unique et souverain bien. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, dit l'Apôtre, nous sommes à Dieu; et qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? Non, jamais rien ne nous séparera de cet amour, ni la tribulation, ni l'angoisse, ni la mort, ni la vie, ni le mal présent, ni la crainte des maux à venir, ni les artifices des malins esprits, ni la hauteur des consolations, ni la profondeur des afflictions, ni la douceur, ni la sécheresse, ni aucune créature au monde ne nous doit jamais séparer de cette sainte charité qui est fondée en Jésus-Christ.

Cette résolution si absolue, de ne jamais abandonner Dieu ni son doux amour, sert de contre-poids à nos ames pour les tenir en une sainte et parfaite égalité parmi toutes les inégalités et tous les mouvemens que la condition de cette vie lui procure. Car, comme les abeilles surprises par le vent en pleine campagne, prennent de petites pierres pour se pouvoir balancer en l'air, et n'être pas si aisément agitées par l'orage; de même notre ame, ayant vivement embrassé la résolution de toujours aimer son Dieu, demeure constante parmi l'inconstance et la variété des consolations et des afflictions, soit spirituelles, soit temporelles, soit extérieures, soit intérieures.

Mais outre ces règles générales, nous avons besoin de quelques documens particuliers.

1. Je dis donc que la dévotion ne consiste pas en toutes ces douceurs, suavités et consolations sensibles, qui nous provoquant aux larmes et aux soupirs, et qui nous donnent une certaine satisfaction agréable en quelques exercices de piété. Non, Philothée, la dévotion et cela ne sont pas une même chose; car il y a beaucoup d'ames qui ont ces consolations, et qui néanmoins sont vicieuses, d'où il suit qu'elles n'ont aucun vrai amour de Dieu, et encore moins aucune vraie dévotion. Saül, poursuivant à mort le pauvre David dans le désert d'Engaddi, entra tout seul en une caverne où David se trouvoit caché avec ses gens. David, qui en cette occasion auroit pu mille fois le tuer, lui donna la vie, et ne voulut pas même lui faire peur; mais l'ayant laissé sortir à son aise, il l'appela pour lui remontrer son innocence, et lui faire connoître qu'il l'avoit eu en son pouvoir. Que ne fit point alors Saül pour témoigner à David que son cœur étoit attendri? il le nomma son enfant, il se mit à pleurer tout haut, à le louer, à bénir sa générosité, à prier Dieu pour lui, à présager sa future grandeur, et à lui recommander le soin de sa propre famille. Quelle plus grande douceur et sensibilité pouvoit-il faire paroître? néanmoins, au milieu de tout cela, son cœur n'étoit point changé, et il continua de persécuter David aussi cruellement qu'auparavant. Ainsi se trouve-t-il des personnes qui, à la vue des bontés de Dieu et de la passion du Sauveur, sentent de grands attendrissemens de cœur qui leur font jeter des soupirs, verser des larmes, accompagnées de prières et d'actions de grâces si sensibles, qu'on les croiroit saisies d'une très-grande dévotion; mais quand on en vient à l'épreuve, on trouve que, comme les pluies passagères d'un été bien chaud, tombent à grosses gouttes sur la terre sans la pénétrer, et ne servent qu'à la production des champignons; de même ces larmes de tendresse, tombant sur un cœur vicieux, ne le pénètrent point, et lui sont tout-à-fait inutiles; car avec tout cela ces pauvres gens ne voudroient pas lâcher un seul liard du bien mal acquis qu'ils possèdent, ils ne renonceroient pas à une seule de leurs mauvaises inclinations, et ne voudroient pas se donner la plus petite peine du monde pour le service de ce Sauveur qu'ils ont tant pleuré; en sorte que les bons mouvemens qu'ils ont eus ne sont que des champignons spirituels, qui non-seulement ne sont pas la vraie dévotion, mais bien souvent même sont de grandes ruses de l'ennemi par lesquelles, amusant les ames à ces petites consolations, il les rend contentes et satisfaites d'elles-mêmes, et leur fait par là négliger la vraie et solide dévotion, qui consiste en une volonté constante, résolue, prompte et active d'exécuter ce que l'on sait être agréable à Dieu.

Un enfant pleurera tendrement s'il voit le médecin donner un coup de lancette à sa mère; mais si en même temps sa mère, pour laquelle il pleuroit, lui demande une pomme ou un cornet de dragées qu'il tient en sa main, il ne voudra nullement lâcher prise. Telles sont la plupart de nos tendres dévotions: voyant donner à Jésus-Christ crucifié un coup de lance qui lui perce le cœur, nous pleurons tendrement. Hélas! Philothée, c'est bien fait de pleurer sur la mort et sur la passion douloureuse de notre père et de notre Rédempteur; mais pourquoi donc ne lui donnons-nous pas avec empressement la pomme que nous avons en nos mains, et qu'il nous demande si instamment? savoir, notre cœur, unique pomme d'amour que ce cher Sauveur requiert de nous. Que ne lui sacrifions-nous tant de petites affections, de satisfactions, de complaisances qu'il veut arracher de notre cœur, sans pouvoir jamais en venir à bout, parce que c'est notre dragée favorite, dont nous sommes plus friands que des biens de sa divine grâce? ah! ce sont des amitiés de petits enfans que tout cela; tendres, mais foibles, mais fantasques, mais sans effet. La dévotion ne consiste donc pas en ces sortes d'affections sensibles, qui quelquefois proviennent d'une nature molle et facile à recevoir les impressions qu'on lui veut donner, et quelquefois aussi sont une manœuvre de l'ennemi, par laquelle, pour nous mieux donner le change, il monte ainsi notre imagination.

2. Ces douceurs tendres et affectueuses sont cependant quelquefois très-utiles; car elles excitent l'appétit de l'ame, elles fortifient l'esprit, et ajoutent à la promptitude de la dévotion une sainte et vive allégresse qui rend nos actions très-belles et très-agréables, même à l'extérieur. C'est de là que vient ce goût pour les choses divines, qui faisoit dire à David: O Seigneur! que vos paroles sont douces à mon palais! elles sont plus douces à mon cœur que le miel à ma bouche. Et certes il est bien vrai que la moindre petite consolation que nous donne la dévotion vaut mieux de toute manière que les plus excellentes récréations du monde. C'est le lait dont nous parle l'Ecriture, lequel est préférable au vin le plus exquis; celui qui en a goûté, regarde toutes les autres consolations humaines comme du fiel et de l'absynthe; et comme ceux qui ont de l'herbe scitique en la bouche en reçoivent une si grande douceur qu'ils ne sentent plus ni la faim ni la soif, de même ceux à qui Dieu a donné la manne céleste des consolations intérieures ne peuvent plus désirer ni recevoir les consolations du monde, du moins pour y prendre goût et en occuper leur cœur. Ce sont de petits avant-goûts des suavités immortelles que Dieu donne aux ames qui le cherchent; ce sont des grains sucrés qu'il donne à ses petits enfans pour les amorcer; ce sont des eaux cordiales qu'il leur présente pour les conforter; ce sont aussi quelquefois des arrhes de la récompense éternelle qui les attend. On dit qu'Alexandre-le-Grand, étant sur mer, jugea qu'il n'étoit pas éloigné de l'Arabie heureuse par la douce odeur dont l'air étoit pénétré; ce qui lui servit beaucoup à encourager sa flotte: et voilà comme les suavités de la grâce, parmi les orages de cette vie mortelle, nous font pressentir les délices ineffables de la céleste patrie à laquelle nous aspirons.

3. Mais, me direz-vous, puisqu'il y a des consolations sensibles qui sont bonnes et qui viennent de Dieu, et que néanmoins il y en a d'inutiles, de dangereuses, et même de pernicieuses, qui viennent ou de la nature, ou du démon, comment pourrai-je les reconnoître, et discerner les mauvaises ou inutiles d'avec les bonnes? C'est une règle générale, Philothée, pour les affections et les passions de notre ame, que nous devons les connoître par leurs fruits: nos cœurs sont les arbres, nos affections et nos passions en sont les branches, et nos œuvres les fruits. Le cœur est bon, s'il a de bonnes affections, et les affections sont bonnes, si elles produisent en nous de bons effets et de saintes actions. Si donc les douceurs et les consolations nous rendent plus humbles, plus patiens, plus traitables, plus charitables et plus indulgens pour le prochain, plus fervens à mortifier nos passions, plus appliqués à nos devoirs, plus soumis et plus souples à l'égard de nos supérieurs, plus simples en notre vie, sans doute, Philothée, qu'elles sont de Dieu; mais si ces douceurs ne sont douces que pour nous, qu'elles nous rendent curieux, aigres, pointilleux, impatiens, opiniâtres, fiers, présomptueux, durs envers le prochain, et que, pensant déjà être de petits saints, nous ne voulions plus souffrir ni correction, ni conseil; indubitablement ce sont des consolations fausses et pernicieuses. Un bon arbre ne produit que de bons fruits.

4. Quand nous aurons des douceurs et des consolations, 1.º humilions-nous beaucoup devant Dieu; gardons-nous bien de dire pour ces douceurs: oh! que je suis bon! non, Philothée, ce sont des biens qui ne nous rendent pas meilleurs; car, comme j'ai dit, la dévotion ne consiste pas en cela; mais disons: oh! que Dieu est bon à ceux qui espèrent en lui, et à l'ame qui le recherche! Qui a du sucre dans la bouche ne peut pas dire que sa bouche soit douce, mais bien que le sucre est doux; ainsi, encore que cette douceur spirituelle soit fort bonne, et que Dieu qui la donne soit très-bon, il ne s'ensuit pas que celui qui la reçoit soit bon. 2.º Reconnoissons que nous sommes encore de petits enfans qui avons besoin de lait, et que ces friandises ne nous sont données, que parce que nous avons encore l'esprit tendre et délicat, et qu'il nous faut de telles amorces pour nous attirer à l'amour de Dieu. 3.º Mais après cela, parlant en général, recevons très-humblement ces grâces et ces faveurs, et regardons-les comme très-précieuses, non pas tant parce qu'elles le sont en elles-mêmes, que parce que c'est la main de Dieu qui les opère dans notre cœur, comme feroit une mère, qui, pour faire plaisir à son petit enfant, lui mettroit de petites dragées dans la bouche, les unes après les autres; car si l'enfant avoit du discernement, il priseroit bien plus la douceur des caresses que sa mère lui fait, que la douceur de la dragée elle-même; et ainsi, c'est beaucoup, Philothée, d'avoir les douceurs; mais c'est la douceur des douceurs de considérer que c'est Dieu qui de sa main amoureuse et maternelle les met dans notre cœur, dans notre esprit et dans notre ame. 4.º Les ayant reçues ainsi humblement, employons-les soigneusement selon l'intention de celui qui nous les donne. Pourquoi Dieu nous donne-t-il ces douceurs? n'est-ce pas pour exciter notre amour envers lui et nous rendre plus doux envers le prochain? La mère donne des dragées à son enfant afin d'obtenir de lui quelques caresses; de même Dieu, en retour de ses consolations, attend de nous des témoignages d'affection et de reconnoissance. Or, nous n'avons pas de plus sûr moyen de lui prouver l'une et l'autre, que de nous humilier devant lui, de garder ses commandemens et de suivre ses désirs. 5.º Il faut, outre cela, renoncer de temps en temps à ces sortes de consolations et de douceurs, en en détachant notre cœur et en protestant qu'encore que nous les acceptions humblement, et que nous les aimions comme choses venant de Dieu et qui nous portent à l'aimer, ce ne sont néanmoins pas elles que nous cherchons, mais Dieu et son saint amour; non la consolation, mais le consolateur; non la douceur, mais le doux Sauveur; non le goût sensible, mais celui qui est la suavité du Ciel et de la terre. Cette disposition doit être telle que nous soyons bien résolus à demeurer fermes dans le saint amour de Dieu, lors même que de notre vie nous ne devrions avoir aucune sorte de consolation, nous tenant également prêts à dire sur le Calvaire et sur le Thabor: O Seigneur, il m'est bon d'être avec vous, soit que vous soyez en croix, soit que vous soyez en gloire. 6.º Enfin, je vous avertis que si vous receviez avec quelque abondance ces sortes de consolations sensibles, ou bien si vous éprouviez en cela quelque chose d'extraordinaire, il faudroit en conférer sincèrement avec votre directeur, afin d'apprendre avec quelle modération et quelle prudence il faut en faire usage; car il est écrit: Avez-vous trouvé du miel? mangez-en ce qui suffit.


CHAPITRE XIV.

Des sécheresses et des stérilités spirituelles.

Quand vous aurez des consolations, ma chère Philothée, conduisez-vous comme je viens de vous dire. Mais ce beau temps si agréable ne durera pas toujours. Quelquefois vous serez tellement privée de tout sentiment de dévotion, qu'il vous paroîtra que votre ame est comme une terre déserte, infructueuse, stérile, où il n'y a ni sentier, ni chemin pour aller à Dieu, ni aucune eau de la grâce qui la puisse arroser parmi les sécheresses qui la consument, et qui, ce semble, la réduisent totalement en friche. Hélas! que l'ame qui est en cet état est digne de compassion, surtout quand ce mal est violent! car alors, à l'exemple de David, elle se nourrit de larmes et le jour et la nuit, tandis que par mille suggestions, l'ennemi, pour la désespérer, se moque d'elle, et lui dit: Ah! pauvrette, où est ton Dieu? par quel chemin le pourras-tu trouver? qui te pourra jamais rendre la joie de sa sainte grâce?

Que ferez-vous donc en ce temps-là, Philothée? Examinez d'où vient le mal: nous sommes souvent nous-mêmes la cause de nos stérilités et de nos sécheresses.

1. Comme une mère refuse le sucre à son enfant qui est sujet aux vers, de même Dieu nous ôte ses consolations quand nous y prenons quelque vaine complaisance, et que nous sommes sujets au ver de la présomption. Il m'est bon, ô mon Dieu! que vous m'ayez humilié, disoit David; car avant que je fusse humilié, je vous avois offensé.

2. Quand nous négligeons de recueillir les suavités et les délices de l'amour de Dieu, dans le temps par lui marqué, il nous les retire en punition de notre paresse. L'Israélite qui ne ramassoit point la manne de bon matin, ne le pouvoit plus faire après le soleil levé, car elle se trouvoit toute fondue.

3. Nous reposons quelquefois mollement parmi les contentemens sensuels et les consolations périssables de ce monde, comme faisoit l'épouse des Cantiques. L'époux de nos ames vient heurter à la porte de notre cœur; il nous inspire de nous remettre à nos exercices spirituels; mais nous marchandons avec lui, parce qu'il nous fâche de quitter ces vains amusemens, et de renoncer à ces faux biens; c'est pourquoi il passe outre, et nous laisse croupir; puis, quand nous voulons le chercher, nous avons beaucoup de peine à le trouver: ce qui est une punition bien juste, puisque nous avons été si rebelles à son amour que d'en rejeter l'attrait pour suivre celui des choses du monde. Ah! pauvre ame, vous avez fait provision de farine d'Egypte, vous n'aurez pas la manne du Ciel. Les abeilles haïssent toutes les odeurs artificielles; et les suavités du Saint-Esprit sont incompatibles avec les délices artificieuses du monde.

4. La duplicité et la finesse d'esprit que l'on apporte dans les confessions et autres communications spirituelles que l'on a avec son directeur, attirent les sécheresses et les stérilités; car, puisque vous mentez au Saint-Esprit, ce n'est pas merveille s'il vous refuse ses consolations; vous ne voulez pas être simple et naïve comme un petit enfant, vous n'aurez donc pas la dragée des petits enfans.

5. Notre cœur s'est rassasié des plaisirs du monde; faut-il s'étonner, après cela, si vous avez du dégoût pour les délices spirituelles? Les colombes bien rassasiées, dit l'ancien proverbe, trouvent les cerises amères. Dieu a comblé de biens ceux qui étoient affamés, dit la sainte Vierge, et il a renvoyé dénués de tout ceux qui étoient riches. Ceux donc qui sont riches des plaisirs du monde, ne sont pas capables des joies du Saint-Esprit.

6. Avez-vous bien conservé le fruit des consolations reçues? vous en aurez de nouvelles; car à qui a, on donnera davantage; mais à celui qui n'a pas ce qu'on lui a donné, et qui l'a perdu par sa faute, on lui ôtera même ce qu'il n'a pas, c'est-à-dire qu'on le privera des grâces qui lui étoient préparées. La pluie vivifie les plantes qui ont de la verdeur; mais à celles qui n'en ont pas, elle ôte encore le peu de vie qu'elles semblent avoir, et les détruit tout-à-fait. C'est pour ces raisons et autres semblables que nous perdons les consolations de Dieu, et que nous tombons en mille sécheresses et stérilités d'esprit. Examinons donc notre conscience, pour voir s'il n'y a pas en nous quelques-uns de ces défauts. Mais souvenons-nous, Philothée, de faire cet examen sans inquiétude, ni curiosité. Que si après avoir fidèlement considéré nos dispositions, nous trouvons en nous-mêmes la cause du mal, il en faut remercier Dieu; car le mal est à moitié guéri quand on en a découvert la cause. Si au contraire vous ne voyez rien en particulier qui vous semble avoir causé cette sécheresse, ne vous amusez point à une plus curieuse recherche; mais avec toute simplicité, faites ce que je vais vous dire.

1. Humiliez-vous grandement devant Dieu en la connoissance de votre néant et de votre misère. Dites du fond du cœur: hélas! que suis-je, quand je suis abandonnée à moi-même? rien, Seigneur, qu'une terre desséchée et ouverte de toute part, qui a un extrême besoin de pluie, et que le vent réduit en poussière.

2. Invoquez Dieu, et demandez-lui la suavité de sa grâce: Rendez-moi, ô Seigneur! la joie salutaire de votre esprit. Mon Père, s'il est possible, éloignez de moi ce calice. O Sauveur Jésus! arrêtez ce vent brûlant qui dessèche mon cœur; et vous, ô précieux vent des consolations, venez, soufflez sur moi, et les plantes de mon jardin répandront une odeur douce et agréable.

3. Allez à votre confesseur, ouvrez-lui votre cœur, faites-lui bien voir tous les replis de votre ame, prenez tous les avis qu'il vous donnera, avec grande simplicité et humilité; car Dieu, qui aime infiniment l'obéissance, rend souvent utiles les conseils que l'on reçoit d'autrui et surtout de ceux qu'il a établis pour conduire les ames, lors même qu'il y a peu apparence d'un heureux succès; c'est ainsi qu'il rendit profitables à Naaman les eaux du Jourdain, dont Elizée, sans aucune apparence de raison humaine, lui avoit ordonné l'usage.

4. Mais après tout cela, rien n'est si utile en de telles sécheresses et stérilités, que de ne pas désirer avec trop d'empressement d'en être délivré. Je ne dis pas qu'on ne doive faire de simples souhaits de délivrance, mais je dis qu'on ne doit pas trop s'y attacher et qu'il faut s'abandonner à la Providence pour qu'elle mette à notre peine le terme qui lui plaira. Disons donc à Dieu en ce temps-là: disons donc avec ces désirs que nous pouvons nous permettre et au milieu de ces épines que nous devons supporter: ô mon Père! s'il est possible, éloignez de moi ce calice; mais ajoutons aussi de grand courage: Toutefois que votre volonté soit faite, et non la mienne; et arrêtons-nous à cela avec le plus de tranquillité que nous pourrons; car Dieu, nous voyant en cette sainte indifférence, nous favorisera de plusieurs grâces et consolations: comme quand il vit Abraham déterminé à lui sacrifier son fils, il se contenta de cet acte de résignation et le récompensa par une vision très-agréable et par la bénédiction qu'il lui donna ainsi qu'à sa postérité. Nous devons donc, en toutes sortes d'afflictions, tant corporelles que spirituelles, et parmi les distractions ou les privations de la dévotion sensible qui nous arrivent, dire de tout notre cœur et avec une profonde soumission: le Seigneur m'a donné les consolations; le Seigneur me les a ôtées; que ton saint nom soit béni; car, persévérant en cette pratique d'humilité, il nous rendra ses délicieuses faveurs, comme il fit à Job, qui usa constamment de ces mêmes paroles en toutes ses désolations.

5. Enfin, Philothée, parmi toutes nos sécheresses et nos stérilités ne perdons point courage. Mais, attendant avec patience le retour des consolations, allons toujours notre train. Ne négligeons pour cela aucun exercice de piété; au contraire, multiplions, s'il est possible, nos bonnes œuvres; et ne pouvant rien présenter de mieux à notre époux, offrons-lui notre cœur tout sec qu'il est; cet hommage ne lui sera pas moins agréable, pourvu que nous soyons bien déterminés à l'aimer toujours. Quand le printemps est beau, les abeilles font plus de miel et moins de moucherons; parce qu'à la faveur du beau temps elles s'amusent tant à faire leur cueillette sur les fleurs, qu'elles en oublient la production de leurs nymphes; mais quand le printemps est âpre et nébuleux, elles font plus de nymphes et moins de miel; car ne pouvant pas sortir pour faire la cueillette du miel, elles s'occupent davantage à multiplier leur race. Il arrive aussi maintes fois, Philothée, que l'ame, se voyant au beau printemps des consolations spirituelles, s'amuse tant à les amasser et à les sucer, que par l'abondance de ces douces délices elle fait beaucoup moins de bonnes œuvres, tandis que parmi les âpretés et stérilités spirituelles, à mesure qu'elle se voit privée des sentimens agréables de la dévotion, elle en multiplie d'autant plus les œuvres solides, et abonde en la génération intérieure des vraies vertus de patience, d'humilité, de mépris de soi-même, de résignation et de détachement.

C'est donc un grand abus en plusieurs personnes, et notamment parmi les femmes, de croire que le service de Dieu, sans goût, sans douceur, sans attrait sensible, en soit pour cela moins agréable à sa divine majesté; puisqu'au contraire nos actions sont comme les roses, qui étant fraîches ont plus de grâce, mais étant sèches ont plus de force et d'odeur: car, bien que nos œuvres faites avec goût nous soient plus agréables, à nous qui ne regardons que notre propre consolation, toujours est-il qu'étant faites avec sécheresse et dégoût, elles ont plus d'odeur et de valeur devant Dieu. Oui, chère Philothée, en temps de sécheresse, notre volonté nous porte au service de Dieu comme de vive force; et par conséquent il faut qu'elle soit plus vigoureuse et plus constante qu'au temps des consolations; ce n'est pas grand'chose de servir un prince parmi les douceurs de la paix, et les délices de la cour; mais de le servir au milieu des fatigues de la guerre, parmi les troubles et les persécutions, c'est une vraie marque de fidélité et de constance. La bienheureuse Angèle de Foligny dit que l'oraison la plus agréable à Dieu est celle qui se fait par force et contrainte, c'est-à-dire celle que nous faisons, non par goût et par inclination, mais purement pour plaire à Dieu, notre volonté ne s'y portant que comme à contre-cœur, et devant toujours forcer et violenter les répugnances et les ennuis qu'elle y rencontre. J'en dis de même de toutes sortes de bonnes œuvres; car plus nous y trouvons de contradictions, soit extérieures, soit intérieures, plus elles sont estimées et prisées de Dieu. Moins il y a de notre intérêt particulier en la poursuite des vertus, plus la pureté de l'amour divin y reluit; l'enfant baise aisément sa mère quand elle lui donne du sucre; mais c'est signe qu'il l'aime beaucoup, s'il la baise après qu'elle lui aura donné de l'absynthe ou du chicotin.


CHAPITRE XV.

Confirmation et éclaircissement de ce qui a été dit, par un exemple remarquable.

Mais pour rendre toute cette instruction plus évidente, je veux rapporter ici un fort bel endroit de la vie de saint Bernard, tel que je l'ai trouvé en un docte et judicieux écrivain. Il dit donc, que c'est une chose ordinaire parmi ceux qui commencent à servir Dieu, et qui n'ont pas encore l'expérience des soustractions de la grâce et des vicissitudes spirituelles, que lorsqu'ils viennent à manquer du goût de la dévotion sensible, et de cette aimable lumière qui les invitait à courir dans les voies de Dieu, aussitôt ils perdent haleine, et tombent dans une grande tristesse et pusillanimité de cœur. Les gens bien entendus en donnent cette raison, que la nature raisonnable ne peut long-temps demeurer affamée, et sans aucune délectation, soit céleste, soit terrestre: or, comme les ames élevées au-dessus d'elles-mêmes par l'essai des plaisirs supérieurs, renoncent facilement aux objets visibles; aussi, quand par une disposition divine, cette joie spirituelle leur est ôtée, se trouvant d'ailleurs privées des consolations corporelles, et n'étant point encore accoutumées à attendre patiemment le retour du vrai soleil, il leur semble qu'elles ne sont ni au Ciel ni sur la terre, et qu'elles vont demeurer ensevelies en une nuit perpétuelle; en sorte que, devenues semblables à de petits enfans qu'on sèvre et qui cherchent le sein de leur nourrice, elles ne savent que languir et que gémir, et que se rendre importunes à tout le monde, et principalement à elles-mêmes. C'est justement ce qui arriva dans un voyage de saint Bernard à un de ses religieux nommé Geoffroi de Péronne, nouvellement consacré au service de Dieu. Ce bon frère s'étant trouvé soudainement aride, privé de toutes consolations, et rempli de ténèbres intérieures, commença à se rappeler ses amis du monde, ses parens, sa fortune qu'il venoit de laisser, et ce souvenir lui procura une si violente tentation qu'un des religieux de la maison s'en aperçut à son extérieur, et ne put s'empêcher de lui dire: «Qu'est-ce donc que cela, Geoffroi? d'où vient que contre l'ordinaire vous avez un air si sombre et si affligé? Ah! mon frère, répondit Geoffroi, c'en est fait, jamais de ma vie je ne serai joyeux. Emu de compassion a ces paroles, le bon religieux s'empressa de les rapporter à saint Bernard, qui voyant le danger, se rendit aussitôt à l'église, et pendant que Geoffroi accablé de tristesse, s'étoit endormi sur une pierre, il se mit à prier pour lui. Bientôt la prière du saint fut exaucée, et Geoffroi se réveilla avec un visage si riant et si serein, que son ami ne pouvant concevoir un changement si grand et si prompt, lui adressa quelques reproches sur la réponse qu'il lui avoit faite un peu auparavant. Alors Geoffroi lui répliqua: Si tout-à-l'heure je vous ai dit que jamais de ma vie je ne serois gai, maintenant je vous assure que jamais je ne serai triste.

Ainsi se termina la tentation de ce dévot personnage. Mais remarquez en ce récit, Philothée,

1. Que Dieu donne ordinairement quelque avant-goût des délices célestes à ceux qui entrent à son service, afin de les retirer des plaisirs du monde, et de les encourager à la poursuite du divin amour, comme une mère, qui, pour accoutumer son petit enfant à la mamelle, y met d'abord un peu de miel.

2. Que c'est néanmoins ce bon Dieu, qui quelquefois par une disposition de sa sagesse, nous ôte le lait et le miel des consolations, afin qu'ainsi sevrés, nous apprenions à manger le pain sec et substantiel d'une dévotion vigoureuse, exercée par l'épreuve des tentations et des dégoûts.

3. Que quelquefois de bien grandes tentations s'élèvent parmi les sécheresses et les aridités, et alors il faut constamment combattre les tentations; car elles ne sont pas de Dieu; mais il faut souffrir patiemment les sécheresses, puisque Dieu les a ordonnées pour notre exercice.

4. Que nous ne devons jamais perdre courage au milieu de nos peines intérieures, ni dire comme le bon Geoffroi, jamais je ne serai joyeux: car durant la nuit nous devons attendre la lumière; et réciproquement au plus beau temps spirituel que nous puissions avoir, il ne faut pas dire, jamais je ne serai triste: non, car, comme dit le Sage, dans les jours heureux il faut se souvenir du malheur; il faut espérer parmi les peines, et craindre parmi les prospérités; et soit dans l'un, soit dans l'autre état, il faut toujours s'humilier.

5. Que c'est un souverain remède de découvrir son mal à quelque sage ami qui nous puisse soulager.

Enfin, pour conclure un avertissement qui est si nécessaire, je remarquerai qu'en fait de peines intérieures, comme en toutes autres choses, notre bon Dieu et notre ennemi ont des prétentions bien contraires; car Dieu se sert de ces épreuves pour nous conduire à une grande pureté de cœur, à un entier renoncement de notre propre intérêt dans ce qui est de son service, et à un parfait dépouillement de nous-mêmes. Au lieu que le démon tâche par toutes ces peines de nous faire perdre courage, de nous faire retourner du côté des plaisirs sensuels, et enfin de nous rendre ennuyeux à nous-mêmes et aux autres, afin que l'on décrie et que l'on diffame la sainte dévotion. Mais si vous observez les enseignemens que je vous ai donnés, vous croîtrez beaucoup en perfection par l'exercice des afflictions intérieures, dont, avant de terminer, il faut encore que je vous dise un petit mot. Quelquefois les dégoûts, les stérilités et les sécheresses viennent de la mauvaise disposition du corps, comme quand, par l'excès des veilles, des travaux et des jeûnes, on se trouve accablé de fatigue, d'assoupissement, de pesanteurs de tête et autres semblables infirmités, qui, bien qu'elles dépendent du corps, ne laissent pas d'incommoder l'esprit, à cause de l'étroite liaison qu'il y a entre eux. Or, en cet état, il faut toujours avoir soin de faire plusieurs actes de vertu avec la pointe de notre esprit et notre volonté supérieure. Car, encore que notre ame semble endormie et tout accablée d'assoupissement et de fatigue, cela n'empêche pas que les opérations de notre esprit ne soient très-agréables à Dieu, et que nous ne puissions dire alors avec l'épouse sacrée: Je dors, mais mon cœur veille. Enfin, comme je l'ai déjà dit, s'il y a moins de goût à travailler de la sorte, il y a aussi plus de mérite et de vertu. Quant au remède à employer, c'est de fortifier le corps, en lui accordant quelque allégement, et quelque honnête récréation. Ainsi saint François ordonnoit à ses religieux de modérer si bien leurs travaux, que la ferveur de l'esprit n'en fût pas accablée.

Et à propos de ce glorieux Père, il fut une fois attaqué et agité d'une si profonde mélancolie, qu'il ne pouvoit s'empêcher de le faire paroître au dehors; car, s'il vouloit converser avec ses religieux, il ne pouvoit, s'il s'en séparoit, c'étoit encore pis; l'abstinence et les macérations l'accabloient, et l'oraison ne le soulageoit nullement. Il fut deux ans en cet état, tellement qu'il sembloit être tout-à-fait abandonné de Dieu. Mais enfin, après qu'il eut humblement souffert cette rude tempête, le Sauveur lui rendit en un moment une pleine et heureuse tranquillité. C'est pour dire que les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses, et que les autres ne doivent point s'étonner s'il leur en arrive quelques-unes.


CINQUIÈME PARTIE

CONTENANT DES EXERCICES ET DES AVIS PROPRES A RENOUVELER L'AME, ET A LA CONFIRMER DANS LA DÉVOTION.


CHAPITRE PREMIER.

Qu'il faut chaque année renouveler ses bons propos par les exercices suivans.

Le premier point de ces exercices consiste à bien reconnoître leur importance. Notre nature humaine déchoit aisément de ses bonnes dispositions, à cause de la fragilité et du mauvais penchant de notre chair, qui appesantit l'ame, et l'entraîne toujours vers les choses terrestres, à moins que, par de continuels efforts, elle ne tende et ne s'élève aux choses d'en haut; comme on voit les oiseaux retomber de suite à terre, dès qu'ils cessent de s'élancer et de battre des ailes pour soutenir leur vol. C'est pour cela, chère Philothée, que vous avez besoin de renouveler souvent les bonnes résolutions que vous avez prises de servir Dieu, de peur qu'en ne le faisant pas, vous ne retombiez dans votre premier état, ou plutôt dans un état plus fâcheux; car les chutes spirituelles ont cela de particulier, qu'elles nous précipitent toujours plus bas que nous n'étions avant d'aspirer à la dévotion. Il n'y a point d'horloge, toute bonne qu'elle soit, qu'il ne faille remonter et régler deux fois le jour, matin et soir; et de plus, il faut qu'au moins une fois l'année on en démonte toutes les pièces, pour ôter la rouille qui s'y est mise, pour redresser les pièces forcées, et remplacer celles qui sont usées. Ainsi, celui qui a un vrai soin de son cœur, doit le remonter en Dieu soir et matin par les exercices marqués ci-dessus; et, outre cela, il doit fréquemment observer son état, le redresser et le réparer; et enfin, au moins une fois l'année, il doit le démonter et en examiner séparément chaque pièce, c'est-à-dire, toutes les passions, toutes les affections, afin de remédier aux défauts qui s'y trouvent; et comme l'horloger met une huile fine aux roues, aux ressorts et à tous les mouvemens de son horloge, afin que le jeu s'en fasse plus doucement, et que la rouille n'y vienne pas; ainsi la personne dévote, après avoir démonté son cœur pour le bien renouveler, le doit munir des sacremens de pénitence et d'eucharistie. Cet exercice, Philothée, réparera vos forces abattues par le temps, échauffera votre cœur, fera revivre vos bons propos, et refleurir les vertus en votre ame.

Les anciens chrétiens le pratiquoient fidèlement au jour anniversaire du baptême de Notre-Seigneur; alors, dit saint Grégoire de Nazianze, ils renouveloient solennellement la profession de foi et les promesses qui se font en ce sacrement. Faisons-en de même, Philothée, mais que ce soit de grand cœur, et en y mettant toute notre application.

Ayant donc choisi le temps convenable, d'après l'avis de votre père spirituel, et vous étant retirée un peu plus qu'à l'ordinaire en la solitude spirituelle et réelle, vous ferez une ou deux, ou trois méditations sur les points suivans, selon la méthode que je vous ai donnée en la seconde partie.


CHAPITRE II.

Considération sur la grâce que Dieu nous a faite en nous appelant à son service, conformément à la protestation indiquée en première partie.

1. Considérez les points de votre protestation. Le premier est d'avoir quitté, rejeté, détesté et renoncé pour jamais tout péché mortel. Le second est d'avoir dédié et consacré votre ame, votre cœur, votre corps avec tout ce qui en dépend à l'amour et au service de Dieu. Le troisième est que s'il vous arrivoit de faire quelque chute, vous vous en releviez aussitôt moyennant la grâce de Dieu; mais ne sont-ce pas là, je vous le demande, de belles, justes, dignes et généreuses résolutions? Pensez bien en votre ame combien cette protestation est raisonnable, sainte et aimable!

2. Considérez à qui vous avez fait cette protestation; c'est à Dieu: or si les paroles raisonnables données aux hommes nous obligent si étroitement, combien plus celles que nous avons données à Dieu! Ah! Seigneur, disoit David, c'est à vous que mon cœur l'a dit: mon cœur a formé cette bonne résolution, jamais je ne l'oublierai.

3. Considérez en présence de qui vous vous êtes engagée, car c'est à la vue de toute la cour céleste. Hélas! la sainte Vierge, saint Joseph, votre bon ange, saint Louis, toute cette troupe bénie de saints et de saintes, attentive à vos paroles, vous voyoit avec une joie indicible prosternée aux pieds du Sauveur lui à qui vous consacriez votre cœur. On fit alors pour vous une fête d'allégresse en la Jérusalem céleste, et maintenant on en fera la mémoire, si de bon cœur vous renouvelez vos résolutions.

4. Considérez par quels moyens vous fîtes votre protestation: hélas! combien la conduite de Dieu sur vous fut alors douce et miséricordieuse! dites-le sincèrement, le Saint-Esprit ne fit-il pas sentir tous ses attraits à votre cœur? Dieu ne vous attira-t-il pas à lui avec les liens de son amour, pour vous conduire parmi les orages du siècle à ce port salutaire? O combien vous faisoit-il goûter de délicieuses douceurs de sa grâce, dans les sacremens, dans l'oraison, dans la lecture! Hélas! chère Philothée, vous dormiez, et Dieu veilloit sur vous, et il pensoit sur votre cœur des pensées de paix, et il méditoit pour vous des méditations d'amour.

5. Considérez en quel temps Dieu vous inspira ces grandes résolutions; car ce fut à la fleur de votre âge. Ah! quel bonheur d'apprendre tôt ce qu'on ne peut savoir que trop tard. Saint Augustin, tiré de ses ténèbres à l'âge de trente ans, s'écrioit: O beauté ancienne! comment vous ai-je connue si tard? Hélas! vous étiez présente à mes yeux, et je ne vous regardois pas. Et vous pourrez dire aussi: O douceur ancienne! pourquoi ne vous ai-je pas goûtée plus tôt? Hélas! Philothée, c'est que vous ne le méritiez pas encore. Reconnoissant donc quelle grâce Dieu vous a faite de vous appeler à lui en votre jeunesse, dites avec David: Mon Dieu! vous m'avez éclairée et touchée dès ma jeunesse: aussi ne cesserai-je jamais d'en bénir votre miséricorde. Que si ce n'a été qu'en votre vieillesse, ah! quelle grâce, Philothée, qu'après tant d'années mal employées, Dieu vous ait appelée avant la mort, et qu'il ait arrêté le cours de votre misère dans le temps où, si elle eût continué, vous fussiez demeurée éternellement misérable!

6. Considérez les effets de cette vocation: vous trouverez, je pense, en vous d'heureux changemens, en comparant ce que vous êtes avec ce que vous étiez. Ne regardez-vous pas comme un grand bonheur de savoir parler à Dieu par l'oraison, de le vouloir sincèrement aimer, d'avoir calmé et pacifié beaucoup de passions qui vous inquiétoient, d'avoir évité plusieurs péchés et embarras de conscience, et enfin d'avoir si souvent communié plus que vous ne l'auriez fait, unissant ainsi votre cœur à cette souveraine source des grâces éternelles. Ah! que ces grâces sont grandes! Il faut, chère Philothée, les peser au poids du sanctuaire; c'est la droite de Dieu qui a fait tout cela. La main du Seigneur, dit David, a opéré ce prodige, sa droite m'a relevé. Ah! je ne mourrai pas, mais je vivrai, et je raconterai de cœur, de bouche et d'œuvres, les merveilles de sa bonté.

Après toutes ces considérations, qui, comme vous voyez, fournissent beaucoup de bonnes affections, terminez simplement en remerciant Dieu des grâces que vous en avez reçues, et en le priant de vous en faire bien profiter. Ensuite retirez-vous avec humilité et grande confiance, remettant à prendre de fortes résolutions après le second point de cet exercice.


CHAPITRE III.

De l'examen de notre ame sur son avancement dans la vie dévote.

Ce second point de l'exercice est un peu long, et pour le pratiquer, je vous dirai qu'il n'est pas nécessaire que vous le fassiez tout d'une traite, mais que vous pouvez le prendre par parties: examinant d'abord, je suppose, votre conduite envers Dieu; ensuite votre conduite envers le prochain; une autre fois votre conduite envers vous-même; et enfin vos passions et vos inclinations. Il n'est pas non plus nécessaire, pour vous présenter à Dieu, que vous soyez à genoux, si ce n'est au commencement, et à la fin, qui comprend les affections. Quant aux autres points de l'examen, vous pouvez les faire utilement, soit en vous promenant, soit encore mieux étant au lit, si toutefois vous y pouvez être quelque temps sans assoupissement, et bien éveillée; mais pour cela, il faut les avoir bien lus auparavant. Il est néanmoins requis de faire tout ce second point en trois jours et deux nuits au plus, prenant chaque jour et chaque nuit quelque heure, je veux dire quelque temps pour y vaquer selon votre pouvoir; car si cet exercice ne se faisoit qu'à de grands intervalles, il perdroit sa force, et ne feroit qu'une légère impression. Après chaque point de l'examen, vous remarquerez en quoi vous avez manqué, et ce qui a été la cause de tous vos détraquemens, afin de vous en confesser, de prendre conseil et de retremper votre esprit dans de bonnes résolutions. Bien que durant les jours consacrés à cet exercice et aux autres, il ne soit nécessaire de vous retirer entièrement du monde, encore faut-il vous en priver un peu, surtout vers le soir, afin que vous puissiez gagner le lit de meilleure heure, et prendre le repos de corps et d'esprit nécessaire à la méditation du lendemain. Le jour, il faut faire de fréquentes aspirations à Dieu, à la sainte Vierge, aux anges et à toute la cour céleste; mais il faut que tout cela se fasse d'un cœur rempli de Dieu, et du désir de la perfection.

Pour donc bien commencer cet examen, 1.º mettez-vous en la présence de Dieu; 2.º invoquez le Saint-Esprit, lui demandant ses lumières, afin que vous puissiez vous bien connoître; disant avec saint Augustin, en grand esprit d'humilité: O Seigneur! faites que je vous connoisse, et que je me connoisse, et avec saint François: Qui êtes-vous, ô mon Dieu! et qui suis-je? Protestez que vous ne voulez point remarquer votre avancement dans la vertu pour vous en réjouir en vous-même, mais pour vous en réjouir en Dieu; ni pour vous en glorifier, mais pour en glorifier Dieu et l'en remercier. Protestez encore, que si, comme il est probable, vous découvrez avoir peu profité, ou même avoir reculé, vous ne voulez nullement pour cela ni vous abattre, ni vous refroidir par aucune sorte de découragement et de dégoût; mais qu'au contraire vous voulez en prendre plus de courage et d'ardeur, vous humilier plus que jamais, et porter remède au mal moyennant la grâce de Dieu.

Cela fait, considérez doucement et tranquillement comment jusqu'à l'heure présente vous vous êtes comportée envers Dieu, envers le prochain, et envers vous-même.


CHAPITRE IV.

Examen de l'état de notre ame envers Dieu.

1. Où en est votre cœur touchant le péché mortel? Etes-vous dans la résolution forte de ne le jamais commettre pour quelque chose qui puisse arriver? et cette résolution a-t-elle persévéré, depuis votre protestation jusqu'à présent? En cette résolution consiste tout le fondement de la vie spirituelle.

2. Où en est votre cœur touchant les commandemens de Dieu? Les trouvez-vous bons, doux et agréables? Ah! ma fille, quiconque a le goût en bon état et l'estomac sain, aime les bonnes viandes, et rejette les mauvaises.

3. Où en est votre cœur touchant les péchés véniels? On ne sauroit éviter d'en faire quelqu'un par-ci, par-là; mais n'y en a-t-il point qui soit en vous un péché d'habitude? Et, ce qui seroit le pis, n'y en a-t-il point pour lequel vous ayez de l'attachement et du goût?

4. Où en est votre cœur touchant les exercices spirituels? Les aimez-vous, les estimez-vous, ne vous fâchent-ils pas, n'en êtes-vous pas ennuyée? Auquel vous sentez-vous plus ou moins inclinée? Entendre la parole de Dieu, la lire, en parler, méditer, faire des aspirations, se confesser, consulter son directeur, s'apprêter à la communion, communier, restreindre ses affections: qu'y a-t-il en tout cela qui répugne à votre cœur? Et si vous trouvez quelque chose à quoi ce cœur soit moins porté, examinez d'où vient ce dégoût, quelle peut en être la cause.

5. Où en est votre cœur relativement à Dieu même? se plaît-il au souvenir de Dieu? Ne lui en reste-t-il pas une douceur agréable? Ah! dit David, je me suis ressouvenu de Dieu, et je m'en suis délecté. Sentez-vous en votre cœur une certaine facilité à l'aimer, et un goût particulier à savourer cet amour? Votre cœur n'est-il pas consolé de penser à l'immensité de Dieu, à sa bonté, à sa tendresse? Si le souvenir de Dieu vous arrive parmi les occupations du monde et les frivolités, ne se fait-il pas faire place, ne saisit-il pas votre cœur? ne vous semble-t-il pas que votre cœur se tourne de son côté, et en quelque façon va au-devant de lui? Il y a certes des ames comme cela. Lorsqu'une femme apprend que son mari, après une longue absence, est enfin de retour, lorsque déjà elle entend sa voix, ne s'empresse-t-elle pas de tout quitter pour courir se jeter dans ses bras? il en est de même des ames qui aiment bien Dieu: quelque occupées qu'elles soient, si le souvenir de Dieu se présente à elles, elles perdent presque mémoire de tout le reste, par la joie qu'elles éprouvent de voir ce cher souvenir revenu; et c'est un très-bon signe.

6. Où en est votre cœur touchant Jésus-Christ, Dieu et homme? Vous plaisez-vous autour de lui? Les mouches à miel se plaisent autour de leur miel, et les guêpes autour de la fange; ainsi les bonnes ames prennent leur plaisir autour de Jésus-Christ, et ont pour lui une extrême tendresse d'amour; mais les mauvaises se plaisent autour des vanités.

7. Où en est votre cœur touchant la sainte Vierge, les saints et votre bon ange? Les aimez-vous fort? Avez-vous une confiance particulière en leur protection? Leurs images, leurs vies, leurs louanges vous plaisent-elles?

8. Quant à votre langue, comment parlez-vous de Dieu? Vous plaisez-vous à en dire du bien selon votre condition et votre portée? Aimez-vous à chanter ses cantiques?

9. Quant aux œuvres, pensez-vous avoir à cœur la gloire de Dieu? et désirez-vous faire quelque chose en son honneur? car ceux qui aiment Dieu, aiment avec Dieu l'ornement de sa maison.

10. Enfin remarquez-vous que vous ayez retranché quelque affection, ou renoncé à quelque chose pour Dieu? car c'est un bon signe d'amour, que de se priver de quelque chose en faveur de celui qu'on aime. Qu'avez-vous donc quitté jusqu'à présent pour l'amour de Dieu?


CHAPITRE V.

Examen de l'état de notre ame envers nous-mêmes.

1. Comment vous aimez-vous vous-même? Ne vous aimez-vous point trop pour ce monde? Si cela est, vous désirerez de toujours demeurer ici, et vous aurez un extrême soin de vous bien établir en cette terre; mais si vous vous aimez pour le Ciel, vous désirerez, ou du moins vous consentirez, volontiers à sortir d'ici-bas à l'heure qu'il plaira à Notre-Seigneur.

2. Réglerez-vous bien l'amour que vous avez pour vous-même? car il n'y a que l'amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine. Or, l'amour bien ordonné veut que nous aimions plus l'ame que le corps, que nous ayons plus de soin d'acquérir les vertus que tout autre chose; que nous fassions plus de cas de l'honneur céleste que de l'honneur terrestre. Le cœur bien ordonné dit plus souvent en lui-même: que diront les anges, si je pense à telle chose? que non pas: que diront les hommes?

3. Quel amour avez-vous pour votre propre cœur? ne vous fâchez-vous pas de le servir en ses maladies? Hélas! vous lui devez ce soin de le secourir, ou faire secourir quand ses passions le tourmentent, et de laisser toutes choses pour cela.

4. Que vous estimez-vous devant Dieu? rien sans doute: or, il n'y a pas grande humilité à une mouche de ne s'estimer rien au prix d'une montagne, ni à une goutte d'eau de se tenir pour rien en comparaison de la mer, ni à une étincelle de se tenir pour rien en présence du soleil; mais l'humilité consiste et à ne point nous préférer aux autres, et à ne vouloir pas être préféré par eux. A quoi en êtes-vous sur cet article?

5. Quant à la langue, ne vous vantez-vous point d'une manière ou d'une autre? ne vous flattez-vous pas en parlant de vous?

6. Quant aux œuvres, ne prenez-vous point de plaisir contraire à votre santé, je veux dire de plaisir vain, inutile, trop de veille sans sujet, et autres semblables?


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