Jean-nu-pieds, Vol. 2: chronique de 1832
The Project Gutenberg eBook of Jean-nu-pieds, Vol. 2
Title: Jean-nu-pieds, Vol. 2
Author: Albert Delpit
Release date: April 3, 2006 [eBook #18108]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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JEAN-NU-PIEDS
PAR
ALBERT DELPIT
TOME DEUXIÈME
PARIS E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
1876
I
LA RENCONTRE
A quelques pas de cette ferme où Madame et les siens s'étaient réfugiés, s'élève l'église modeste du village de Rassé.
Il serait bien difficile d'établir quel architecte exotique a pu dessiner le plan de ce monument ridicule. Mais la religion prête à ces ogives grotesques je ne sais quel aspect artistique plus grand que les pierres taillées de Donatello et de Brunelleschi.
Entrons dans l'église. Tout y est commun, vulgaire, et pourtant tout y est charmant.
Le bois jaune-brun des bancs est troué par les mites d'une infinité de trous; le petit banc pour les genoux est rugueux au toucher.
Il n'y a qu'une seule chose de prix dans l'église; il est vrai qu'elle est d'un prix inestimable, et qu'elle enrichirait Notre-Dame et Saint-Pierre.
C'est une tapisserie merveilleuse, faite au petit point, qui rappelle à s'y méprendre, tant le travail est admirable de fini et d'art, les ravissantes miniatures qu'expose madame Marie de Chevarier, dans son atelier du boulevard Haussmann. Cette tapisserie représente plusieurs sujets religieux du pape saint Pie V.
Pie V avait dans son oratoire un crucifix d'ivoire qu'il affectionnait particulièrement.
Quand il priait, il avait coutume de baiser plusieurs fois les pieds du
Christ.
Or, un jour, ses ennemis versent du poison sur ces pieds d'ivoire, de manière que le Saint-Père bût la mort, à son insu, en embrassant les plaies du Sauveur.
Mais Dieu veillait sur son serviteur. Quand déjà Pie V avançait les lèvres, le Christ, immobile sur sa croix d'ébène, recula, et ne voulut pas donner la mort à celui qui lui demandait la vie.
Or, le soir même de la bataille de Vieillevigne, au moment où Madame ordonnait à Jean-Nu-Pieds d'aller en reconnaissance du côté du château de la Pénissière, une jeune femme priait au pied du maître autel de la petite église. Cette jeune femme était Fernande, qui venait de quitter pour toujours les vêtements de Pinson et avait repris ceux de mademoiselle Grégoire.
Elle priait avec ferveur, ses yeux étaient inondés de larmes.
—O mon Dieu! dit-elle en regardant la tapisserie, vous qui avez fait un miracle pour sauver votre glorieux serviteur, ô mon Dieu! faites qu'il s'en accomplisse un aussi pour me sauver, moi si obscure, mais si infortunée! J'ai souffert, mais j'ai lutté, mais j'ai triomphé… J'ai étreint mon coeur dans ma poitrine, en lui refusant le droit de battre… J'ai défendu à ma faiblesse de prendre le dessus sur ma force. O mon Dieu! ayez pitié de moi.
La malheureuse enfant pleurait à chaudes larmes. Quelle que soit l'énergie d'une créature humaine, elle décroît en face de Dieu, car l'âme intelligente sait qu'il suffirait de la volonté de Celui qu'on implore pour changer sa souffrance en joie.
Il régnait dans l'église une obscurité douce qui teintait en noir tous les objets. Fernande ne s'aperçut pas qu'elle n'était plus seule.
Un paysan, de très-petite taille, le corps déguisé sous un manteau, et la tête découverte, venait d'entrer, et, debout, comme perdu dans une extase, se tenait immobile derrière la jeune fille.
Fernande, ne l'ayant pas entendu venir, ne pouvait pas l'apercevoir, car ce fidèle attardé était enveloppé par l'ombre de l'église qui le cachait entièrement.
Mais, s'il n'était pas vu, lui voyait.
Son attention fut attirée par les gémissements étouffés qu'il entendait à côté de lui.
Fernande priait toujours.
—Seigneur! je suis lasse; Seigneur, prenez-moi dans vos bras, car j'ai trop souffert, et je ne pourrais plus souffrir encore; mon Dieu, je suis impie, peut-être, en vous implorant dans ce lieu pour les angoisses et les douleurs d'un amour humain; mais votre souveraine justice est faite de souveraine bonté… vous aurez pitié de moi!… Je ne me suis pas rendue sans combat: j'ai voulu vaincre, et puis j'ai été vaincue. Je vous implore; ayez pitié de votre enfant!
Les premières paroles de la jeune fille avaient touché le paysan. Il écoutait plus attentivement.
Fernande reprit d'une voix plus basse:
—Mère, mère chérie, tu m'as dit en mourant de venir causer avec toi… Hélas! je suis bien loin de ta tombe, je suis bien éloignée de la pierre blanche où j'allais m'agenouiller… Mère, je t'ai interrogée quand j'ai senti que je l'aimais, et ma conscience m'a répondu que j'avais raison. Pourquoi m'abandonnes-tu maintenant? Toi qui es une sainte au ciel, tu pourrais implorer Dieu pour moi, et Dieu ne te refuserait point.
Ses larmes la reprirent.
Triste chemin de croix de cette pauvre fille! Elle aimait, elle avait cru que l'amour était fait de joies et d'espérances, et depuis le premier jour, elle n'y avait rencontré que la douleur.
Le paysan s'était un peu reculé dans l'ombre comme si, malgré l'obscurité de l'église, il eût craint d'être reconnu à sa tête découverte.
Fernande se leva:
—Mon sort sera décidé dans une heure, pensa-t-elle.
Elle jeta un dernier regard à la croix de bois grossier qui pendait au-dessus de l'autel. Puis, à pas lents, elle traversa l'église.
Le paysan, étouffant ses pas, la suivait.
Quand elle se retourna pour faire le signe de croix, elle le trouva à côté d'elle.
Elle jeta un faible cri d'effroi, et recula; mais celui-ci trempa ses doigts dans l'eau bénite, et les tendit à la jeune fille.
Elle ne pouvait distinguer les traits du visage de l'inconnu. Mais sa taille n'avait rien d'effrayant; c'était celle d'un enfant, presque d'un adolescent peut-être.
Ils sortirent ensemble; mais à peine hors l'église, le paysan couvrit sa tête d'un épais chapeau qui cachait entièrement le visage.
Fernande s'approcha de lui:
—Mon ami, voudriez-vous me conduire à la ferme de Rassé? lui dit-elle.
—A la ferme?
—Ma demande vous étonne!
—Oui, madame…
Il semblait assez embarrassé. Il se pencha vers elle et lui murmura à l'oreille un mot de passe auquel Fernande répondit sans hésiter.
—Alors, c'est différent!… si vous êtes des nôtres, je vais vous conduire.
—Merci.
—Seulement je vous préviens que je suis forcé de prendre le plus long. Nous avons des postes à côté de la route de Clisson: il faut que j'y donne un coup d'oeil en passant.
—Comme vous voudrez…
Ils marchèrent à côté l'un de l'autre, en silence; en ce moment ils traversaient un chemin creux.
—Et qu'est-ce que vous allez faire à Rassé, madame? continua le paysan… Je vous fait cette question, parce que… si quelqu'un ne vous y connaît pas, je doute qu'on vous laisse entrer dans la ferme…
—A cause de Madame?
—Ah! vous savez qu'elle y est.
—Oui.
—Tous vos amis ne le savent pas, cependant.
—Je serai franche avec vous, monsieur, reprit Fernande. J'ai besoin de voir son Altesse Royale. Si vous pouvez avoir l'autorité de me faire obtenir une audience de Madame, je vous en aurai une éternelle reconnaissance.
Fernande parlait ainsi, car la voix claire de l'inconnu, sa finesse, sa distinction, lui prouvaient qu'elle n'avait pas eu affaire à un paysan, comme elle le croyait d'abord, mais à quelque jeune gentilhomme déguisé, ainsi que cela était si commun en Vendée.
—Une audience de Madame? Oh! c'est difficile. Aujourd'hui surtout.
—Ah! mon Dieu!
—Vous ne savez donc pas qu'elle s'est battue toute la journée?
—Si, je la sais? Il faudrait, pour l'ignorer, ne pas avoir entendu les récits enthousiastes qui ont été faits de sa conduite.
—Alors… vous comprenez… elle est fatiguée.
—Hélas!
—Cela vous contrarie?
—Cela ne me contrarie pas: cela m'afflige.
—Vraiment!
—Monsieur, à un gentilhomme je ne tairai rien de ce qui est mon secret à moi. Madame a mon bonheur entre ses mains, plus que mon bonheur, elle a ma vie. Un mot d'elle peut me rendre la plus heureuse ou la plus infortunée des femmes.
—Je comprends, vous êtes impatiente.
—Ce n'est pas de l'impatience, c'est de l'angoisse.
L'inconnu paraissait vivement intéressé par les paroles de la jeune fille. Quand Fernande dit que la princesse «avait entre les mains son bonheur et sa vie,» il ne put retenir un mouvement de surprise.
—Eh bien, madame, je vous donne ma parole que vous verrez la princesse; je ne sais pas comment je m'y prendrai, reprit-il en souriant, mais… mais vous la verrez!
Cependant ils étaient arrivés à ces postes de la route de Clisson, auxquels le paysan devait donner un coup d'oeil.
Quand il s'en approcha, un homme se détacha pour venir reconnaître les nouveaux arrivants.
Il se contenta de demander le mot de passe. Mais le paysan entrouvrit son manteau, et l'homme, s'inclinant profondément, se retira.
Fernande ne tarda à s'apercevoir du respect profond qu'on témoignait partout à son compagnon, et s'applaudit encore plus de l'avoir rencontré.
Grâce à lui, elle pourrait parvenir auprès de Madame. Qu'avait-elle donc à lui dire?
Enfin parut derrière un bouquet de bois le toit de la ferme de Rassé.
L'inconnu entra sous bois, escorté de Fernande, que l'émotion commençait à prendre.
Les chouans qu'ils rencontrèrent sur leur chemin témoignaient toujours au jeune paysan ce même respect qui avait tant frappé mademoiselle Grégoire.
En passant sous le berceau de feuillage qui se dresse au devant de la ferme, un homme se précipita vers le paysan. Il allait sans doute lui adresser des reproches, on le jugeait à l'expression de sa physionomie, quand celui-ci montra d'un geste son compagnon.
Ils entrèrent dans la maison, et le paysan, marchant devant Fernande, la guida dans une chambre à coucher très-simple, meublée d'un lit, d'un secrétaire, d'une table, d'un fauteuil et de deux chaises. Mobilier primitif!
—Je vous ai promis de vous faire obtenir une audience de Madame, n'est-ce pas? Eh bien! je tiens ma parole.
Et il enleva son chapeau.
Fernande jeta un cri.
—On vous a parlé de Petit-Pierre, reprit-il gaiement. Petit-Pierre… c'est moi, et Madame tient toujours les promesses de Petit-Pierre…
La princesse souriait. Fernande tomba à genoux, les mains jointes…
II
LE RÉCIT
—Relevez-vous, mon enfant, dit Madame. On ne se met à genoux que devant
Dieu.
Fernande se releva; mais ses larmes l'étouffaient: elle ne pouvait parler.
—J'étais dans l'église, en même temps que vous, continua la princesse. Je vous ai entendue appeler et invoquer Dieu. Vous souffrez? Dites-moi votre souffrance, et puisque je puis vous consoler, ayez confiance en moi…
Fernande essuya ses pleurs; puis regardant timidement la duchesse:
—Madame, dit-elle, vous seule pouvez me sauver… N'êtes-vous pas ma Providence et mon seul espoir? J'aime, j'aime ardemment un de vos gentilshommes et…
Fernande baissa les yeux. Quelle est la femme qui ne rougirait pas en faisant la confidence de son amour?
Avec sa délicatesse féminine si exquise, Madame comprit le trouble intime de la jeune fille.
Elle lui prit la main, et lui montrant une des chaises:
—Asseyez-vous là, mon enfant, dit-elle. Parlez, et ne craignez rien. Personne autre que moi ne vous entend. Puisque c'est à moi que vous avec voulu confier le soin de votre bonheur. Eh bien!… parlez!
Fernande se sentit gagnée aussitôt par l'expression pleine de bonté du langage de Madame.
—Laissez-moi vous dire, reprit-elle plus bas… Votre Altesse doit connaître mes angoisses et mes combats avant le jour où je me suis décidée à venir me jeter à ses pieds…
La première fois que je l'ai vu…, je vivrais cent ans que je me rappellerai toujours cette heure-là!… La première fois que je l'ai vu, c'était par une belle matinée d'été. Le soleil était radieux, et au dehors l'émeute grondait. C'était le 29 juillet 1830.
Madame pâlit un peu. Le souvenir de ces temps néfastes l'impressionnait toujours.
—Il venait remplir son devoir. Le Roi lui avait ordonné de mourir, il allait à la mort. Par bonheur, Dieu m'avait mise sur son passage… j'eus la joie de le sauver. Mais quand il partit, oh! Madame, je sentais bien qu'il ne partait pas seul et que mon coeur s'en allait avec lui. De longs mois se passèrent. Enfin, un matin, je sentis mon coeur battre violemment, j'eus le pressentiment que j'allais le revoir. Et, en effet, on vint m'avertir qu'il me demandait…
La jeune fille s'arrêta.
—Oh! que je fus heureuse! Je me suis dit bien souvent que j'avais expié depuis toutes mes joies d'un seul moment. Il venait dire qu'il m'aimait, que depuis notre rencontre, il n'avait pas cessé de m'aimer… Il venait dire que c'était à moi de décider si je consentais à devenir sa femme.
Consentir! consentir à cela qui était le rêve le plus ardent de ma vie!… Madame, je lui ai tout raconté: mon amour pour lui, que je n'avais même pas combattu tant il me paraissait loyal et profond. Pourquoi lui aurais-je menti? C'était ma joie suprême que l'aveu prononcé par ses lèvres. Je me sentais bien heureuse!…
Il me prit la main, et nous échangeâmes le serment d'être l'un à l'autre, avec la confiance de notre loyauté commune.
La princesse ne cachait pas le vif intérêt qu'elle prenait à cette naïve histoire d'amour… Oh! comme on a eu raison de le dire: L'amour est toujours banal et toujours nouveau!
—Continuez, mon enfant, dit-elle.
—Votre Altesse ne comprend pas où je veux en venir? Qu'elle me pardonne si je m'étends ainsi sur les détails de notre rencontre… Mais il me semble que je suis devant mon juge, et qu'il doit tout connaître…
Je croyais que rien ne pouvait empêcher notre bonheur, continua Fernande. Il était libre et j'avais le droit de penser que je l'étais aussi.
Son père, ses frères, sa soeur avaient succombé pour le Roi. Ma mère, à moi, était morte, et mon père m'avait toujours laissée libre de mes actions.
Je me fiançais, confiante et assurée.
Il venait à peine de me quitter que mon père parut…
O madame, à vous seule au monde je consentirai à raconter une pareille chose!… Mon père! cet homme dur, implacable, qui ne connaît d'autres règles que sa volonté, d'autres lois que son intérêt, il venait m'ordonner de me préparer à un mariage arrêté par lui. Je me débattis en vain. Sa volonté était là. Enfin…
Elle s'arrêta. Puis courbant le front:
—Madame, reprit-elle, je ne vous ai pas encore nommé celui auquel j'appartiens devant Dieu. Il faut que vous connaissiez son nom pour comprendre l'horreur où j'ai été jetée: c'est le marquis de Kardigân!
—Jean-Nu-Pieds!
—Oui, madame…
—Vous avez bien choisi, mon enfant, et votre coeur ne s'est pas trompé. Celui-là est, en effet, un vrai gentilhomme, et le digne fils des chevaliers d'autrefois.
—Vous avez connu, madame, les catastrophes répétées qui ont brisé cette famille…
La princesse fit un signe affirmatif.
—Des quatre enfants, il n'en restait qu'un seul de vivant: Jean… L'autre fils, Philippe, était pour son père et pour son frère, mort, car il avait renié la croyance de ses aïeux…
—Les Kardigân sont grands à mes yeux, dit noblement Madame. Ils ont plus fait que dix générations, à eux seuls. J'ai oublié la chute de l'un d'eux…
—Vous l'avez oubliée, vous, madame, parce que le coeur de Votre Altesse Royale est bon et élevé… mais le père, le vieux gentilhomme, l'ancêtre, ne l'avait pas oubliée, lui! Il avait chassé, au mépris des lois des temps modernes, son fils renégat de sa famille. Il lui avait arraché son nom, en lui disant: «Les Kardigân ne te connaissent plus. Va-t'en de ma famille!» Et le fils avait obéi. Il avait changé de nom… Et c'était lui que mon père voulait me faire épouser.
—Pauvre fille!
—Oh! oui, pauvre fille… Trop heureuse encore si mes malheurs avaient dû s'arrêter là. J'ai vu, au milieu de la nuit, les deux frères, armés l'un contre l'autre, l'épée à la main, ne se reconnaissant pas; j'ai vu mon fiancé tomber blessé… Je pouvais croire tous mes malheurs, toutes mes angoisses finis, car j'étais auprès lui, et mon père ne pouvait plus me forcer d'épouser un homme que je n'aimais pas, puisque le mari qui me destinait était le frère de mon fiancé… Il se retirait, me laissant libre… Mon coeur s'ouvrait à l'espérance et à la joie… Libre et aimer, que pouvais-je souhaiter de plus?
Madame était fort émue. Elle savait avec sa haute intelligence, que la vie cache des drames sombres, bien plus impressionnants que toutes les créations des poëtes, mais elle ne croyait pas que rien pût atteindre à un pareil degré.
—Continuez votre confession, mon enfant, dit-elle. Vous avez bien fait de ne me rien cacher. Je ne comprends pas encore comment je pourrai vous être utile; mais, pour peu que ce soit possible, ou que cela dépende de moi, je vous promets que vous ne regretterez point d'être venue vous jeter à mes pieds.
Fernande saisit la main de Madame et la baisa. Une larme brûlante roula de ses yeux et tomba sur cette main.
—Allons, du courage, chère petite… Qu'avez-vous donc à me demander?
—J'ai à vous demander la vie, Altesse, et c'est pour cela que vous me voyez si émue.
Cette simple réponse remua profondément la Duchesse. Elle était partie du coeur et la touchait au coeur.
Machinalement, elle regarda autour d'elle, et hocha tristement la tête. On venait lui demander la vie, et l'implorer, et la supplier, le soir d'une défaite, lorsque l'étoile de sa race semblait pâlir!
Ses aïeux recevaient les solliciteurs dans leur palais, resplendissant de lumières et de luxe, gardé par des soldats qui portaient les plus illustres noms du royaume. Elle, elle recevait dans une humble chambre d'une ferme de village…
C'était, en effet, une imposante scène dans sa simplicité que cette reine, mère d'un roi et fille d'un roi, obligée de se déguiser et de cacher ses membres délicats sous la bure grossière d'un vêtement de paysan; que cette belle et jeune femme, reléguée, elle la plus grande dame de France, dans une pièce sombre, à peine éclairée d'une chandelle fumeuse, meublée à la hâte, et se demandant si, à l'heure même, un des siens ne mourait pas obscurément pour la défendre?
Cette antithèse violente du passé et du présent la saisit au coeur et la fit penser.
On la sollicitait donc encore, elle dont la tête était mise à prix!
Puis ses yeux se reportèrent sur la pauvre jeune fille inclinée devant elle, et qui venait «lui demander la vie…» Alors elle se jura intérieurement de tout faire pour lui rendre ce bonheur perdu, et quoi qu'elle sollicitât, de ne la quitter que joyeuse et consolée…
Fernande attendait un mot de Son Altesse pour continuer son récit, quand, au loin, à travers la nuit, on entendit retentir le galop effréné de plusieurs chevaux sur le pavé de la route.
Par instants, le vent tiède apportait le hennissement des montures.
Madame ouvrit la fenêtre et appela. Un paysan se présenta.
—Mon gars, va à la découverte… et sache qui nous arrive.
Le gars prêta l'oreille.
—Je le sais, Madame… c'est mon maître Jean-Nu-Pieds qui revient.
—Lui! dit la princesse, et elle regarda Fernande qui chancela.
Aubin Ploguen, le lecteur l'a reconnu, se pencha vers Fernande, et lui dit, de manière que la princesse pût entendre:
—Ne craignez rien, maîtresse. Ma Tante est bonne… ayez foi en elle.
—Ah! tu connais donc ce qu'elle a à me demander? mon gars, dit Madame avec un sourire.
—Je le sais.
—Elle te l'a raconté?
Aubin Ploguen s'inclina, puis:
—C'est moi qui lui ai conseillé de venir, ajouta-t-il tranquillement.
—Et tu as eu raison, mon gars: elle ne s'en repentira pas.
—C'est mon opinion.
Madame se mit à rire.
—Va dire à ton maître, reprit-elle, que je le prie de venir me trouver.
Aubin Ploguen s'éloigna de la fenêtre que la princesse referma.
—Quoi! Votre Altesse veut.. s'écria Fernande en pâlissant.
—Retirez-vous au fond de la chambre, mademoiselle. J'ai ma mission: il faut que j'écoute ce que va me dire mon féal.
Fernande recula dans le fond de la pièce, ainsi que le lui avait ordonné la princesse.
L'humble chandelle ne répandait qu'une lueur tremblante qui assombrissait les deux tiers de la chambre. Mademoiselle Grégoire comprit que Jean la distinguerait à peine et, en tout cas, ne la reconnaîtrait point.
En effet, M. de Kardigân entra presque immédiatement et vint saluer la princesse, attendant qu'elle lui adressât la parole.
Madame, d'un coup d'oeil, s'était aperçue que la jeune fille ne verrait pas son incognito trahi.
—Eh bien! marquis, dit-elle, avez-vous fait la reconnaissance?
—Oui, Madame.
—Avez-vous poussé jusqu'au château de la Pénissière?
—Oui, Madame. J'y ai trouvé quelques-uns de nos amis. Ils attendaient les délégués du Midi.
—Et rien de dangereux?
—Je l'ignore. Sur la route nous avons aperçu un grand nombre de soldats de ligne et quelques dragons. Je crains que le général Dermoncourt n'ait eu avis de la réunion royaliste qui doit s'y tenir demain.
—Ah! murmura la princesse, en fronçant le sourcil, ceci est grave. Je tiendrais cependant à ce que l'entrevue de la Pénissière ne fût pas troublée.
—Votre Altesse me permet-elle une observation?
—Si je vous la permets? Je vous la demande, au contraire. Vous êtes de ceux, marquis, qui sont bons soldats dans la bataille, et bons juges dans le conseil.
—Eh bien! Madame, il faudrait peut-être avertir vos amis de transporter la réunion ailleurs… à Clisson, par exemple.
J'ai comme un pressentiment que nos ennemis pourraient bien diriger demain une colonne d'attaque contre le château.
—En effet…
—Il est environ minuit: Votre Altesse doit être écrasée de fatigue. Au surplus, demain dès la première heure, il sera encore temps de prendre une décision à cet égard. Si Madame le désire, M. de Charette, M. de Coislin et moi, nous pourrons nous réunir ici demain matin.
—Très-bien! c'est en effet ce qu'il y de mieux à faire.
—Alors…
Jean faisait deux pas dans la direction de la porte: Madame étendit le doigt.
—A propos, marquis, j'aurais besoin de vous dans un quart d'heure.
—Je suis aux ordres de Madame.
—Envoyez-moi donc votre serviteur… Comment le nommez-vous, ce gars-là? Il a une figure qui me revient.
—Aubin Ploguen, Madame; son père a été de ceux de la grande chouannerie.
—Envoyez-le moi, continua la princesse, et dites-lui d'attendre là, sous ma fenêtre. Quand j'aurai besoin de vous, je n'aurai qu'à ouvrir la fenêtre pour dire à Aubin Ploguen d'aller vous chercher.
Le marquis salua et sortit.
—Allons, venez maintenant, mon enfant, dit Madame, tout haut, quand Jean-Nu-Pieds eut disparu, et achevez-moi votre récit. Votre père ne pouvant plus vous donner à un autre, votre fiancé et vous vous aimant, de qui pouvait venir le refus à votre mariage?
Fernande répondit en relevant le front, non sans fierté:
—De lui d'abord, de moi ensuite.
—De lui et de vous? Je ne comprends plus, alors…
—Ah! Madame, il y a une fatalité entre nous, la fatalité du crime! Il y avait dans le passé de mon père… un acte que moi, sa fille, je n'ai pas le droit de juger, mais que, chrétienne, je condamne.
Fernande tira de sa poche un papier; c'était la copie du testament de M. de Kardigân que Jean lui avait envoyée naguères.
—Lisez, Madame, dit-elle.
La princesse, étonnée, ne comprenait pas.
Alors, la jeune fille déplia le papier et lut elle-même:
«Vous ne devez jamais vous laisser aller aux concessions du siècle. Il est des hommes que vous devez haïr. Mon fils, qu'il n'y ait jamais rien de commun entre vous et ceux qui ont renversé le Roi.
Quant à ceux qui vivent encore parmi les régicides, votre devoir est de les punir si Dieu le permet. Je ne vous dis pas que je vous défends de faire commerce avec eux: mon fils ne peut les aimer, ni aimer leurs filles, ni aimer les leurs. Car s'il en était autrement je sortirais de ma tombe pour vous maudire!
Que ma malédiction vous atteigne encore, si vous oubliez que vous n'avez plus de frère. Qu'il soit chassé de votre coeur comme je l'ai chassé de notre famille! Qui fait alliance avec les régicides est régicide. En mourant, je ne lui pardonne pas, n'ayant pas la miséricorde de Dieu. Car Dieu ne pardonne pas, il oublie! Moi, je ne suis qu'un homme, et je ne peux pas oublier…»
—Ces lignes implacables, Madame, reprit la jeune fille, sont le testament de feu M. de Kardigân, le père de M. le marquis Jean de Kardigân. Jean a toujours obéi à son père!
Madame commençait à entrevoir une partie de la vérité. Elle pressentait le drame. Cette noble femme n'avait pu s'empêcher de frissonner en écoutant les lignes lues par Fernande.
Elles respiraient une telle loyauté et, en même temps, une si grande expression de volonté souveraine! Ce devait être ainsi que parlaient Crillon et Bayard.
—Je vous ai dit, Madame, que c'était lui qui m'avait refusée, lui qui m'adorait. Il faut que vous connaissiez tout. Voici ce qu'il m'a écrit:
«Fernande, je vous envoie les derniers enseignements que m'a laissés mon père en mourant.
Lisez, mon amie; quand vous aurez lu, vous comprendrez. Je n'ai pas le courage de vous raconter le malheur qui nous frappe… Je vous aime, Fernande! En cet instant où je vous écris, je suis bien désespéré, et j'ai des sanglots au coeur. Je n'ai jamais aimé, et je n'aimerai jamais que vous. Mais je suis de ceux qui tiennent leur serment, dussent-ils en mourir. J'en mourrais, Fernande, si mon devoir qui m'ordonne de tuer mon amour ne m'ordonnait aussi de vivre.
Je n'ai eu que votre image dans le coeur, que votre nom sur les lèvres, depuis le premier jour où je vous ai vue…
Aujourd'hui, tout est fini: l'espérance et le bonheur. Je dois plus que mon sang à ceux que je sers; je me dois tout entier. Mon père m'a donné: je n'ai pas le droit de me reprendre.
Adieu, Fernande… Le passé ne doit plus exister pour nous. Dieu ne le veut pas…
Ah! tenez, je m'étais promis de rester froid en vous écrivant; je m'étais promis… Non, je vous aime, Fernande… je vous aime… et je me meurs de ne pouvoir vous aimer! Que tout soit fini; soit! Mais sachez, ô ma fiancée, que je pleure en traçant ces lignes, où j'ai mis tout ce que j'ai en moi!
Adieu.
JEAN.»
A mesure que la jeune fille lisait, sa voix devenait plus triste et plus brisée. On eût dit qu'en agitant ses souvenirs, le passé revenait plus amer à sa pensée, de même qu'en remuant un vase, on fait remonter la lie du vin à la surface. Madame était émue. Elle prit la main de la jeune fille: cette main était glacée.
—Ainsi, ajouta-t-elle, mon père nous séparait encore… mais cette fois tout était fini. Sa volonté pouvait fléchir: celle du mort ne le pouvait pas. Désormais entre Jean et moi, il y avait un abîme… Il est parti… Je n'ai pas essayé de le retenir. Mais ma vie était un long supplice. Un jour j'ai revêtu des vêtements de paysan, et je suis venue le rejoindre. Il m'a reconnue… j'allais m'éloigner de lui à jamais, quand cet humble soldat que vous avez vu m'a conseillé d'aller…
Mais, Madame, il faut que je termine l'aveu: aveu cruel, car c'est à vous, la petite-fille de Louis XVI, que je dois le faire. Ce n'est plus seulement la douleur, c'est la honte qui m'abat… la honte, car je vais humilier à vos pieds, en implorant le pardon d'un crime, celui dont je sors…
Elle se recula, puis mettant un genou en terre:
—Madame, je suis la fille du citoyen Lucien Grégoire, le régicide!
III
LES CONSÉQUENCES DU PLAN D'AUBIN PLOGUEN
L'affabilité et la bonté de Madame sont restées légendaires. Les rares Mémoires publiés en 1830 rapportent que le secrétaire de ses commandements recevait chaque matin plus de deux cents demandes d'audience, dont bien peu demeuraient sans réponse.
Cependant, elle recula de deux pas en entendant l'aveu de la jeune fille.
Peut-être se rappelait-elle le mot de Charles X, qu'il n'est pas inopportun de consigner ici, mot que prononça le vieux roi, comme pour se consoler d'une des fautes que lui fit commettre le loyal, mais parlementaire M. de Martignac.
Ce ministre présentait à la signature de Sa Majesté une ordonnance qui nommait le fils d'un régicide à une préfecture importante.
Charles X regarda le nom, puis, se tournant vers M. de Martignac:
—Est-ce que son père?… demanda-t-il…
Le ministre s'inclina.
—Oui, Sire, répondit-il.
Et comme le pauvre souverain constitutionnel hésitait à signer l'ordonnance, M. de Martignac entreprit de prouver que cette nomination serait un acte de bonne politique qui ferait voter avec le centre deux ou trois influents députés de la gauche.
—Après tout, reprit le roi en soupirant, ce n'est pas de sa faute… Je puis nommer préfet le fils d'un régicide: je ne nommerais pas son gendre; car on choisit son beau-père, et on ne choisit pas son père.
Et il signa…
… Il y eut un silence de quelques minutes, pendant lequel la princesse regardait fixement Fernande. Elle lut tant de douleurs, tant d'angoisses sur ce visage pâli par les larmes, qu'elle eut pitié.
—Venez, mon enfant, et dites moi ce que je puis faire pour vous, prononça-t-elle doucement.
—Oh! Madame! Madame! s'écria Fernande, qui se précipita à ses genoux en pleurant.
Elle pressa la main de la duchesse et la baisa.
—Allons, mon enfant, reprit Madame, asseyez-vous là, et parlez-moi comme à une amie.
Cette phrase toucha d'autant plus Fernande que la princesse répétait ainsi, connaissant sa condition, la même phrase qu'elle avait dite quand elle l'ignorait encore.
—Hélas! Madame, nous avons lutté, nous avons été vaincus, ou, du moins, moi j'ai été vaincue, je vous l'ai avoué. Je l'aime et il me serait impossible de vivre sans lui.
Quand je faisais le sacrifice de mon bonheur, quand je me décidais à me retirer dans un couvent, je sentais bien que tout était fini et que j'en mourrais…
Vous pouvez nous sauver.
Une seule personne peut relever le fils d'un gentilhomme de l'obéissance à l'ordre de son père: le Roi de France. N'êtes-vous pas Régente? Et lorsque vous direz au marquis de Kardigân: Je vous ordonne d'épouser celle que vous aimez, le marquis de Kardigân s'inclinera.
La demande de Fernande, bien que logique, étonna la princesse.
—Continuez, dit-elle.
—Je n'ai rien à ajouter, Madame. A vous de décider… Quel que soit votre arrêt, je l'accepte d'avance et je le respecterai.
La princesse était émue. Elle se disait que le plus haut privilège de sa naissance n'était peut-être pas tant sa glorieuse maternité, que le pouvoir de donner le bonheur à ceux qui étaient si près de le perdre à jamais.
Pourtant un autre sentiment combattait dans le coeur de la princesse le premier élan de sa généreuse pensée. Elle se demandait si, à une époque où les consciences étaient si troublées, elle devait accepter un compromis, même unique, et pour ainsi dire charitable, entre la Royauté et la Révolution.
Puis elle réfléchit aux services si grands, si éclatants de cette noble famille des Kardigân; elle songea, sans doute, que c'était récompenser hautement et royalement le dernier de ce nom, en le faisant heureux malgré lui.
—Vous avez eu raison d'en appeler à la régente de France, mademoiselle, dit-elle avec une noble dignité, la régente de France a entendu votre appel et y répondra.
Fernande croyait rêver.
Alors la princesse ouvrit de nouveau la fenêtre et appela une seconde fois Aubin Ploguen, selon l'ordre qu'elle avait donné.
Le Breton s'élança: il avait la joie au coeur.
D'un signa de tête imperceptible, Fernande lui avait appris que la duchesse consentait.
—Retirez-vous encore dans l'ombre de la chambre, mademoiselle, dit-elle.
Jean-Nu-Pieds entra.
—Marquis, dit Madame avec un sourire, vous croyez peut-être que je vous ai appelé pour compléter les ordres que je vous ai donnés au sujet de votre mission à la Pénissière?
—Madame…
—Vous êtes étonné? Vous ne comprenez pas?
—Je l'avoue.
—Vous le serez encore bien plus tout à l'heure.
Le marquis était bien plus qu'étonné: il était stupéfait.
Madame reprit:
—Je vous ai fait venir pour vous apprendre que je vous marie!
Il ne put retenir un cri et changea de couleur.
—Êtes-vous disposé à m'obéir?
—Madame!…
—Ah! ah! mon féal, il me semble que vous discutez mes ordres. Ne me devez-vous pas obéissance passive?
—Oui, Votre Altesse.
—Reconnaissez-vous que si je vous ordonnais d'aller vous faire tuer, vous iriez… Ce ne serait pas la première fois, au reste!
—Madame!
—Eh bien, je vous ordonne d'accepter celle que je vous destine.
—Venez, mademoiselle Grégoire! ajouta-t-elle en se tournant vers le fond de la chambre.
Jean-Nu-Pieds regardait Fernande qui s'avançait émue et chancelante:
—Fernande! Fernande! murmura-t-il.
—Oui, Fernande, votre fiancée aujourd'hui, et bientôt votre femme.
—Mais Votre Altesse ne sait donc pas…
—Je sais que je suis la Régente de France, reprit Madame, et que j'ai le droit, au nom du Roi, mon fils, de relever un de mes gentilshommes d'un serment! Je sais que vous avez juré à votre père, marquis, de fuir et de maudire les régicides et leurs enfants jusqu'à la dixième génération. Mais, quand moi, je vous donne la main d'une de leurs filles, vous pouvez l'accepter! Si votre noble père était vivant, je lui dirais: Je veux, et il obéirait. C'est à vous que je dis: Je veux. Obéissez!
—Oh! Madame…
La princesse crut que le jeune homme résistait. Elle releva le front et s'approcha de la fenêtre ouverte.
Nous avons dit que cette fenêtre donnait sur le bouquet de bois qui englobait la ferme. Il faisait nuit, mais au loin on entendait encore de temps à autre quelques coups de fusil isolés.
—Venez, marquis, écoutez! reprit-elle. Le seul, le vrai roi de France, le descendant de Philippe Auguste et de saint Louis ne règne que sur une langue de terre. On lui a pris son royaume, son peuple et son armée. Son royaume… est une ferme; son peuple… quelques paysans; son armée, les meilleurs gentilshommes de France, mais qui ne feraient pas le nombre d'une compagnie sur le champ de parade, s'ils font dix régiments sur le champ de bataille! Refuserez-vous, vous, l'un de ceux-là, l'obéissance que je réclame en son nom, à un ordre de ce roi sans royaume, sans peuple et sans armée?
Jean-Nu-Pieds tomba à genoux, comme Fernande quelques instants auparavant.
—Oh! soyez bénie! soyez à jamais bénie, Madame.
—Marquis, je vous relève de votre serment. Votre père, qui vous l'a imposé, comme moi pardonnerait la tache originelle de cette enfant puisque je lui pardonne bien, moi! Allez et soyez heureux!… Dieu vous garde!
Elle mit la main du jeune homme dans celle de la jeune fille.
Ils baisèrent, à genoux, celle que leur tendait la princesse, et se retirèrent de cette humble chambre, où la première femme de France venait de récompenser l'un des siens par un don plus précieux que l'Ordre du Saint-Esprit ou de la Toison d'Or.
Elle les regarda disparaître et passer ensuite sous les grands arbres. Alors, seulement, cette noble princesse sentit la fatigue qui l'écrasait. Elle referma la fenêtre et murmura dans la langue italienne qu'elle parlait si bien ces deux vers d'un poëte de son pays:
O jeunesse, printemps de la vie… O printemps, jeunesse de l'année. …
* * * * *
… Jean serrait le bras de Fernande contre le sien et se perdait avec elle sous la feuillée.
Comme cette promenade nocturne différait de celle qu'ils avaient faite ensemble quelques jours auparavant!
Ils ne se parlaient pas. L'émotion ressentie était trop grande pour que des paroles la pussent traduire.
Quoi! après tant de désespérances, ils se voyaient donc réunis, et pour toujours!
Tout à coup, une ombre se dressa devant eux.
Jean sortait de son silence au même instant, et disait à Fernande:
—Chère, c'est Dieu qui vous a inspirée!…
—Pardon, monsieur la marquis, répliqua respectueusement la voix de l'ombre, ce n'est pas Dieu.
—Aubin! toi, ici? s'écria Jean, stupéfait de trouver là son serviteur.
—Je venais saluer la marquise de Kardigân, maître.
—Tu sais donc…
Fernande serrait déjà la main du Breton.
—C'est lui qui m'a inspirée, ami, dit-elle tout bas…
—Aubin! ah! que Dieu te récompense. J'allais mourir… Tu nous as sauvés de la mort… car elle aussi en serait morte!
Aubin pâlit de joie.
Puis il ajouta avec sa philosophie habituelle:
—Je ne vous cacherai pas, monsieur le marquis, que c'est mon opinion!…
Le fidèle serviteur disparut. Ils restaient seuls, la main dans la main, le coeur rempli de cette ineffable joie que donne le bonheur trouvé dans l'accomplissement du devoir accompli.
—Fernande, ma chère femme, dit Jean, sortant enfin le premier de son silence; Fernande, dans un mois nous serons unis l'un à l'autre; que de projets nous pourrons réaliser! Nous ne nous quitterons pas. Ma volonté est de rester jusqu'au bout attaché à mon devoir. J'ai aimé trois choses humaines par-dessus tout: ma patrie, mon roi et vous. Je me dois à ceux-ci… La lutte peut être longue: que ne souffrirais-je pas, si nous étions séparés?
—Jean, j'avais pensé ce que vous me dites. Non, il ne faut pas nous séparer.
—Jamais!
—Jamais…
Le bonheur les enveloppait.
Ils suivaient lentement le petit chemin qui menait à la chaumière occupée par la jeune fille. Il semblait à M. de Kardigân qu'il devait reconduire sa fiancée à sa demeure.
Comme ils passaient devant la petite église, Fernande s'arrêta:
—Ami, dit-elle, je voudrais y entrer et prier Dieu…
Elle ajouta, serrant doucement la main de celui qui allait devenir son mari:
—Jean, vous ne savez pas tout. J'étais entrée dans cette petite église, il y a quelques heures, le coeur brisé. Il me semblait que nous étions pour toujours séparés l'un de l'autre. Je m'étais jetée aux pieds du Sauveur, le suppliant de me sauver, car je n'avais pas la force de vivre sans vous, et je n'avais pas le courage d'être lâche avec vous! Et il y a des malheureux qui osent dire que Dieu n'entend pas… que Dieu est sourd à nos prières!… Dieu m'a entendue… Madame priait Dieu à côté de moi!…
Et comme le jeune homme la regardait étonné, elle lui raconta cette rencontre d'où était sortie son allégresse, cette rencontre qui avait fait d'elle une femme heureuse entre toutes les femmes.
Les églises de Bretagne, celles du moins des communes jetées dans le mouvement royaliste, restaient ouvertes toute la nuit. Il fallait que le soldat qui s'apprêtait à toute heure à mourir pût à toute heure aussi prier Dieu.
Ils y rentrèrent et allèrent s'agenouiller devant cette légende de Pie V dont nous avons dit la douce poésie. Le ciel ne venait-il pas de faire un miracle pour eux comme il avait fait un miracle pour le saint Pape?
Quand ils en sortirent, ils se sentaient bien et complètement unis. Il leur semblait que, dès lors, la destinée mauvaise ne pouvait plus avoir son influence néfaste sur eux; il leur semblait que, quittes avec l'infortune, les jours heureux allaient luire enfin après les jours tristes.
Et pourtant, quand arrivés à la chaumière ils durent se séparer, une vague crainte les prit. Jean partait le lendemain; non que l'appréhension du danger pût gagner ces âmes fortes, le danger pour eux était devenu le compagnon de chaque jour auquel on ne fait plus attention; mais était-ce un pressentiment?
Fernande tendit son front à son fiancé.
Il la prit dans ses bras, et la serra longuement sur son coeur:
—Dieu nous garde! murmura-t-il.
Et pendant qu'elle rentrait dans sa pauvre petite maison, il s'éloigna à grand pas.
* * * * *
Le lecteur sait quelle mission le marquis avait reçue. Il devait se rendre au château de la Pénissière, et transmettre aux royalistes qui y seraient rassemblés les ordres de Madame.
La première intention de Jean-Nu-Pieds avait été de partir seul; puis il s'était résolu à emmener Aubin Ploguen.
Dès l'aube, ils sellaient leurs chevaux tous les deux, quand un cavalier parut à quelques pas:
—Eh bien! cher ami, tu veux donc aller t'amuser sans moi?
—Henry! s'écria Jean en apercevant son ami.
—Moi-même! cela t'étonne, hein? il y a si longtemps que tu ne m'as vu!
M. de Puiseux s'arrêta court, et regarda son ami d'un air curieux:
—Ma foi, voilà qui est bien amusant! s'écria-t-il d'un ton de bonne humeur.
—Quoi, s'il te plaît?
—Tu n'es plus le même.
—En vérité!
—C'est comme j'ai l'honneur de te le dire. Il y a en ta seigneurie quelque chose de changé. Quoi? je ne le sais pas au juste…, mais il y a quelque chose.
—Tu trouves? répliqua Jean en souriant gaiement.
—De la gaieté, maintenant! Diable, voilà qui est embarrassant! L'énigme se change en mystère.
Henry de Puiseux regardait alternativement le marquis et son serviteur, comme s'il eût dû lire sur leur visage la réponse à ce qu'il demandait.
Mais Jean-Nu-Pieds restait impénétrable autant et plus que le brave
Aubin Ploguen; néanmoins, il y avait en eux comme une transfiguration.
Jean eut pitié de la curiosité de son ami; il sauta à cheval.
—Allons, viens avec nous, dit-il.
Henry fit faire volte-face à sa monture et se plaça à côté du marquis.
—D'abord, où allons-nous?
—Au château de la Pénissière.
—Bravo!
—Tu applaudis?
—Je crois bien.
—Pourquoi?
—Parce que nous aurons, évidemment, à en découdre.
—Comment le sais-tu?
—C'est mon idée… Les chiens de chasse sentent le gibier; moi, je sens les coups de fusil. Chacun sa nature.
—A la grâce de Dieu, alors!
—Soit; mais, avant, aurais-tu la bonté de m'expliquer la source du contentement… que dis-je? de la joie qui est gravée sur tes traits? Il n'est pas jusqu'à notre ami Aubin qui n'ait l'air de s'envoler dans l'air. Vous êtes positivement plus légers, mes chers amis?
—Tu ne te trompes pas.
—J'en étais sûr. Maintenant, pourquoi êtes-vous si heureux?
—Cherche!
—Avez-vous trouvé la pierre philosophale?
—Pas précisément.
—Alors…
—Mais nous avons du moins trouvé quelque chose de plus précieux.
—De plus précieux? Diable! Et qu'est-ce, s'il te plaît?
—Le bonheur!
Les trois Vendéens traversaient en ce moment une lande couverte de genêts et de bruyères. Il soufflait un vent léger, chargé de senteurs âcres. La journée s'annonçait comme devant être chaude.
Henry fit faire un bond à son cheval en entendant la réponse de son ami.
C'est que, dans sa surprise, il l'avait vigoureusement éperonné.
Jean le regardait, souriant toujours.
—Ah! tu as trouvé le bonheur!
—Ma foi, oui.
—Et quand cela, je te prie?
—Hier au soir.
—A quelle heure?
—A minuit.
—Et où?
—Dans la ferme de Rassé.
Ces réponses énigmatiques déconcertèrent de Puiseux à un tel point, que
Jean et Aubin se mirent à rire.
—Ma parole, il faut que tu sois bien changé pour rire avec un pareil entrain, dit-il. Il y a trois jours seulement, tu me navrais.
—Cher ami, il y a trois jours, j'étais le plus malheureux, et, aujourd'hui, je suis le plus heureux des hommes!
Le marquis prononça cette phrase avec une voix si vibrante, avec une joie si contenue, que le coeur de Ploguen en fut doucement remué.
—Je me marie dans trois semaines, dit-il, et demain, j'espère, je pourrai te présenter à celle qui sera madame de Kardigân.
—Allons donc!
Alors, en quelques mots, il raconta à son ami l'histoire d'amour, si simple et si touchante, que nos lecteurs connaissent. Il lui raconta comment il avait connu Fernande, et comment ils s'étaient aimés; puis, par quelle fatalité maudite leur amour avait été presque condamné dès sa naissance.
On sentait que Jean racontait avec un douloureux bonheur ces heures d'angoisses et de tortures où il s'était cru à jamais séparé de la jeune fille, de même que le matelot aime à se rappeler dans le calme du port les inquiétudes de la tempête. Comme ils avaient souffert tous les deux! et comme ils avaient bien gagné leur bonheur présent!
Quand il en vint à l'épisode de Fernande déguisée en paysan, et venant demander un asile au château de Kardigân, Henry poussa un cri de triomphe!
—Parbleu! Pinson… je l'avais deviné!…
—Cher ami, reprit-il, ma fiancée est cette femme, voilà tout ce que j'ai à te dire… Quant à Madame!… Oh! Madame, j'ai une envie folle de me faire tuer aujourd'hui pour elle.
—Elle t'en voudrait trop!
—C'est vrai!
Les chevaux galopaient. Le château de la Pénissière est situé à une heure et demi de Clisson, environ.
Ils approchaient du but de leur expédition, et déjà ils s'apercevaient de ce que l'ordre de la princesse avait de prudent. On distinguait nettement çà et là les traces encore fraîches du passage des troupes de ligne.
—Tu as raison, dit Henry, en les examinant, je vois que nous aurons à en découdre aujourd'hui. En avant!
—En avant! répéta Aubin Ploguen.
Les trois cavaliers prirent le grand galop et disparurent derrière un épais rideau de poussière.
Le soleil s'était levé sur cette journée qui allait ajouter aux annales de l'histoire de France quelque chose d'aussi beau que le combat des Trente ou que la bataille de Fontenoy.
IV
LA RECONNAISSANCE
L'histoire a retenu les noms de quelques-uns des royalistes qui étaient ce jour-là au château d'Homère. Il y avait M. le marquis de Grandlieu, M. de Girardin, Henry de Puiseux et le marquis de Kardigân. Ils étaient quarante-cinq, appartenant presque tous aux premières familles de la province; leurs chefs étaient deux anciens officiers de la garde royale. Enfin deux paysans, ex-trompettes d'un régiment de ligne, complétaient la garnison.
Quand nos trois héros arrivèrent, ils furent accueillis par des acclamations générales. Henry et Jean étaient fort aimés, Henry pour sa gaieté et son entrain, Jean pour son indomptable courage.
Le marquis expliqua la volonté de Madame. Le conseil des royalistes arrêta que cette volonté serait respectée naturellement; mais qu'en exécutant les ordres de la princesse on se porterait sur les communes de Lugnau et de la Buffière pour y désarmer la garde nationale.
Il était environ neuf heures du matin. Les légitimistes ne pouvaient s'attendre à être attaqués, et bien qu'ils fussent armés, ils croyaient que l'autorité militaire n'était pas instruite de leur réunion.
Cependant, vers dix heures, Aubin Ploguen qui, monté sur le faîte de la maison, guettait dans la plaine, aperçut un paysan qui accourait vers le château, à travers champs.
Ce paysan s'arrêtait de temps à autre, regardait derrière lui, puis restait quelques instants couché dans l'herbe à plat ventre. Ensuite il reprenait sa course.
Le brave chouan ne voulut pas interrompre le conseil de ses maîtres. Il quitta son observatoire, descendit rapidement l'escalier, et arriva dans la cour du château.
En ce moment même, le paysan y entrait. Il avait reconnu de loin Aubin
Ploguen, car il se dirigea vers lui.
—Ah! mon Aubin, dit-il encore tout essoufflé, fasse le ciel que j'arrive à temps!
C'était Lenneguy, celui que nous avons vu arriver au château de
Kardigân, conduisant Fernande déguisée en Pinson.
—Comme tu es ému, mon gars, s'écria Aubin. Que se passe-t-il donc?
—Les messieurs sont là?
—Oui.
—Et ils ne se doutent de rien?
—Non.
—Et toi?
—Moi je me doute de quelque chose, parce que j'étais juché sur le toit de la maison, et que je t'ai vu venir de loin.
—Ah! oui, toi, tu ne t'endors jamais, mon Aubin… et avec ces coquins de bleu, ce n'est que prudence.
—Qu'est-ce que tu as vu?
—Viens avec moi.
—Tous, ils vont donc rester sans être avertis?
—Oh! nous avons le temps.
—Bien…
Les deux gars sortirent de la cour.
A leur droite, s'élevait un petit bâtiment qui bordait un parc. Ils se jetèrent dans le parc, le traversant rapidement. Ils n'avaient pas leurs fusils. Leur seule arme était ce bâton noueux, si terrible dans les mains robustes des Bretons.
Arrivés à l'extrémité du parc, ils se trouvèrent arrêtés par le mur de clôture. Ce ne pouvait être un obstacle pour un gaillard comme Aubin. Il se hissa tranquillement sur le mur.
—Et moi? demanda Lenneguy.
—Attends!
Aubin empoigna le gars à la ceinture, et le tira à côté de lui à bras tendu, aussi facilement qu'un enfant eût fait d'une plume.
La descente devenait aisée. Ils sautèrent purement et simplement. Puis, une fois en plaine, ils prirent leur course.
Lenneguy et Aubin Ploguen couraient côte à côte, la tête haute, la bouche fermée et les coudes serrés à la hanche. Leur pas égal atteignait à la vitesse d'un cheval au grand trot. On a vu des Bretons franchir ainsi des espaces considérables: quand ils se sentent fatigués, ils attrapent un caillou tout en courant et se le mettent dans la bouche. Ce rafraîchissement leur permet une nouvelle étape!
En une demi-heure, ils franchirent six kilomètres à peu près. Qu'on ne soit pas étonné; le fait s'est produit souvent. Quand Lenneguy s'arrêta, ils étaient dans ce qu'on appelle une combe. La combe est ce creux raviné que produisent deux collines à leur point de jonction.
Le paysan s'orienta, regardant avec soin autour de lui; puis il se mit à plat ventre et se grimpa comme un chien à quatre pattes sur le haut d'une de ces collines. Arrivé au sommet, il fit signe à son compagnon de venir le rejoindre.
Aubin Ploguen monta auprès de lui, en usant du même moyen. Ce n'était pas une précaution inutile. Les deux collines sont sèches et dépouillées d'arbres, exposées aux regards, même à une certaine distance. Mais évidemment, de loin, ces paysans à quatre pattes, ramassés sur eux-mêmes, devaient ressembler beaucoup plus à des lièvres gigantesques qu'à des hommes.
Au sommet commence une sente qui descend tout doucement dans la plaine par une courbe légère. Toute cette étendue de terrain est complètement déboisée; mais Lenneguy et Aubin ne se préoccupaient pas de si peu de chose.
Ils avaient été élevés par leurs pères dans les traditions de la grande chouannerie. Tous les deux se mirent la tête entre les deux genoux, de manière à la protéger, puis la recouvrant de leurs bras repliés, ils se laissèrent rouler comme des boules du haut en bas de la colline.
Là, autre obstacle.
Les druides ont semé de dolmens cette terre granitique de la Bretagne. Or, deux grands dolmens, impassibles dans leur majesté séculaire, se dressaient devant les gars. Seulement, au lieu de passer dessus, comme ils avaient fait en face du mur, ils passèrent dessous.
C'était à la fois moins dangereux et plus rapide.
Ils se glissèrent en rampant sous l'encastrement des pierres, et arrivèrent à la sortie des dolmens qui donnaient sur la grande route de Clisson.
Il y avait à ce moment trois quarts d'heure qu'ils avaient quitté le château de la Pénissière. Par la ligne droite, la distance qui les en séparait était de douze kilomètres; par la route choisie par eux, de neuf. Ils gagnaient donc trois quarts de lieue, et il faudrait aux lignards au moins trois heures pour arriver au château.
A quelques mètres sur la gauche, s'étageait sur un coteau le petit village de Roivieux.
Ils y entrèrent, comme de simples paysans, et se tenant bras dessus bras dessous.
—Tiens! voilà ce que j'ai vu, dit tout bas Lenneguy à son compagnon.
Ce que Lenneguy avait vu méritait en effet d'être examiné avec soin. C'était un détachement du 29e de ligne, fort d'environ soixante hommes, et commandé par un adjudant-major.
A l'entrée du village attendaient quatre grandes charrettes attelées chacune de trois chevaux.
—Hum! hum! grommela Aubin.
—Qu'as-tu?
—Tu as vu ces charrettes?
—Oui.
—Elles étaient là tout à l'heure?
—Oui.
—Attelées?
—Non, pas encore.
—Et cela ne te dit rien?
—Mais… mais non.
Aubin répéta:
—Hum! hum!
Seulement, cette fois-là, au lieu de se croiser les bras comme d'habitude, il se mit à se gratter la tête, ce qui indiquait chez lui une préoccupation très-vive.
Évidemment, le digne Breton était fort inquiet. Ces charrettes l'étonnaient et l'effrayaient. Avec son intelligence rusée, il devinait des choses que n'avait même pas soupçonnées Lenneguy.
—Cela va mal! murmura-t-il… cela va très-mal.
—Tu as des idées! dit Lenneguy en haussant les épaules.
—Ma foi, non.
—Est-ce que ce n'est pas le temps des foins? Tu sais bien que M. Dubois, le grand fermier, a des voitures et des chevaux nombreux. Je reconnais les charrettes et les chevaux comme étant à lui.
—Moi aussi…
—Et bien, alors?
—Ce Dubois est un bleu: il peut avoir prêté ces machines-là contre nous.
Les deux paysans se tenaient debout contre une chaumière, appuyés au mur.
Comme si l'événement eût voulu donner raison aussitôt aux soupçons d'Aubin Ploguen, le capitaine adjudant-major les aperçut et poussa son cheval vers eux.
—D'où venez-vous donc, vous autres? demanda-t-il. Il me semble que je ne vous ai pas encore aperçus?
—Non, monsieur, répondit Aubin, qui poussa du coude son compagnon, comme pour lui dire de le laisser répondre seul.
—Et d'où venez-vous?
—Du village?
—Et quel est ce village?
Aubin augmenta encore l'air de niaiserie qu'il avait donné à sa figure.
—Eh! c'est le village.
—Oui, mais quel est son nom?
—La paroisse.
Ce capitaine était jeune et instruit; mais il avait souvent entendu raconter par son père, ancien général républicain, qui avait servi en Vendée, les ruses employées par les chouans pour dérouter les soupçons conçus contre eux.
Il se rapprocha encore et examina longuement le Breton. Mais le visage de celui-ci resta impassible. Pas un de ses traits ne bougea. C'était une immobilité complète, absolue.
Au même instant, un gendarme entra dans le village au grand galop.
—Enfin! s'écria le capitaine en l'apercevant.
Le gendarme vint droit à l'officier et lui dit tout bas quelques mots.
—Pour le coup, reprit le capitaine, nous tenons ceux de la Pénissière.
Par malheur, en entendant cette exclamation, Aubin ne put retenir un mouvement qui surprit l'officier. Ce fut pour lui un trait de lumière.
Il se tourna vers ses soldats, et d'une voix tonnante:
—Empoignez-moi ces gaillards-là! dit-il.
Les deux paysans ne bronchèrent pas en entendant l'ordre donné par le bleu. On eût dit qu'il ne les regardait pas.
Trois ou quatre soldats s'avancèrent et prirent Lenneguy et Aubin
Ploguen au collet pour les entraîner.
Au premier rang de ceux qui regardaient se trouvait un vieillard, qui, les yeux sombres, les lèvres serrées assistait à cette arrestation brutale. Il se taisait. Mais Aubin eut le temps de se tourner vers lui et de lui faire de l'oeil un signe imperceptible.
Aussitôt le vieillard s'avança.
—Pardon, monsieur l'officier, dit-il, en portant la main à son chapeau…
—Que veux-tu, mon brave homme?
—Faites excuse, mais je crois que vous vous trompez mêmement.
—Ah! ah! je me trompe!
—Oui, monsieur l'officier.
—Et comment?
—En faisant arrêter ces deux naïfs-là.
—En vérité?
—Ce ne sont pas des gars de chez nous. Ils viennent à Roivieux, chaque an, pour voir la famille. Ils habitent la plaine autour d'Angers.
—Pourquoi ne se sont-ils pas défendus?
—Parce que… dame! vous comprendrez ça, monsieur l'officier… Vous ordonnez qu'on les prenne; ça les trouble, ces pauvres fils.
—Ah! ils se troublent.
—Ma foi, oui.
—Eh bien, mon vieillard, si tu n'avais pas les cheveux blancs, je t'enverrais loger avec eux où on va les conduire. Vous vous entendez tous pour me tromper. Mais, vive Dieu! voilà ce qui ne sera pas.
Lenneguy et Aubin étaient déjà au milieu du peloton de soldats, commandé par un sergent. Sur l'ordre de l'adjudant-major on les conduisit à une centaine de mètres en dehors du village, à une ferme de ce M. Dubois, que Lenneguy traitait de bleu.
Il y avait une grande cave dans cette ferme.
On y fit descendre les deux chouans. Puis, comme les caves bretonnes ferment au moyen d'une trappe qui retombe et bouche l'entrée, on se contenta de placer deux soldats le fusil chargé à l'ouverture.
Arrivé dans la cave, Aubin se laissa tomber sur un fût de cidre, cacha sa tête dans ses mains, et songea.
Le chouan ne désespérait jamais. Il avait toujours la volonté vivante en lui. Arrêté maintenant, il se disait qu'il serait peut-être libre au bout d'une heure, non qu'il craignît la fusillade qu'on lui réservait.
En vérité, c'était la moindre de ses inquiétudes; mais il se rappelait la phrase du capitaine et il avait peur. Celui-ci ne s'était-il pas écrié, quand le gendarme lui eut parlé bas à l'oreille:
—Enfin! nous tenons ceux de la Pénissière! Or, c'était Ceux de la
Pénissière qu'il fallait sauver avant tout.
Comment s'y prendre?
—Dis donc, mon gars, ajouta-t-il tout bas à l'oreille de Lenneguy, est-ce que tu n'as pas envie de te sortir d'ici?
—Oh! oui.
—Cherchons, alors…
La volonté n'était pas tout, une obscurité profonde régnait dans la cave. Collés l'un contre l'autre, les deux chouans ne distinguaient même pas leur visage.
Lenneguy étendit sa main qui rencontra la muraille. Aubin fit la même opération à droite. Ils se convainquirent ainsi qu'un étroit chemin passait entre les deux files de barriques et de fûts qui encombraient la cave.
Alors tous les deux se mirent à plat ventre, furetant, cherchant, pour trouver jusqu'où allait le souterrain.
Ils perdirent ainsi un quart d'heure environ, inutilement, car ils n'avaient rien trouvé et n'étaient pas plus avancés qu'avant.
Aubin se demandait déjà s'ils allaient échouer, et cette seule pensée faisait bondir le coeur du Breton, qui se représentait son maître et ses amis, surpris au château de la Pénissière sans pouvoir se défendre.
Tout à coup un bruit violent ébranla les voûtes du souterrain. Ce bruit était un mélange de sabots de chevaux foulant le sol dur de la voûte et d'un cliquetis d'armes.
Ce fut un trait de lumière.
—Je comprends tout! s'écria-t-il.
—Quoi?
—Sais-tu à quoi servent les charrettes?
—Non.
—Eh bien, je vais te le dire: à transporter les soldats au château de la Pénissière.
—Dieu bon!
—Ainsi, tu vois, il n'y a pas un moment à perdre si nous voulons sortir d'ici assez à temps pour les prévenir.
—Comment faire?
—Il y a moyen, peut-être…
—Quel moyen?…
Aubin ne fut pas obligé de répondre. Le même bruit qui venait d'ébranler les murailles se reproduisit de nouveau.
—Comprends-tu! dit Aubin qui étendit la main vers le côté où passaient les charrettes.
—Non…
—Eh bien, la route est là.
—Après?
—La cave doit prendre de l'air par un soupirail, à cette place.
Marchons.
Ce n'était pas une petite besogne. Si, en effet, il existait un soupirail, il était entièrement bouché par l'amoncellement des fûts placés les uns sur les autres.
—Mets-toi derrière moi, reprit Aubin.
Lenneguy obéit.
Alors le fils de Cibot Ploguen, avec autant de facilité que s'il eût transporté un sac de varech, prit dans ses bras chaque tonneau, petit ou grand, l'un après l'autre, et les déposa à l'extrémité du souterrain. Que le tonneau fût lourd ou léger, plein ou vide, il ne s'en occupait guère. Pour lui, l'important était de se frayer un chemin.
Après dix minutes de ce travail herculéen, un jet de lumière parut derrière quelques grosses barriques placées encore là.
Aubin acheva sa besogne comme il l'avait commencée, c'est-à-dire qu'il enleva les barriques comme le reste. Alors les chouans aperçurent la lumière du soleil qui passait à travers un soupirail assez large, mais, comme tous les soupiraux, fermé par de fortes barres de fer. Aubin avait accompli en dix minutes un travail pour lequel dix ouvriers auraient demandé une demi-journée.
Il sentait combien le temps était précieux. Un retard pouvait avoir des suites funestes et coûter la vie aux héroïques soldats de la légitimité, enfermés à la Pénissière.
Aubin Ploguen monta sur les épaules de Lenneguy et atteignit au soupirail; puis, saisissant un des barreaux de fer entre ses mains puissantes, il le tordit et l'arracha hors de son alvéole.
Bien que la force inouïe d'Aubin fût populaire dans les paroisses bretonnes, Lenneguy resta plongé dans une admiration stupide. Les manifestations d'une qualité physique ont toujours du prestige aux yeux des demi-intelligences.
Le barreau arraché laissait un espace assez grand pour que chacun des deux chouans pût, à son tour, passer au travers.
Cette fois encore, Aubin se hucha sur les épaules de son ami et s'assit sur le rebord; puis là, il se mit en devoir de répéter la même manoeuvre accomplie quelques heures auparavant pour franchir le mur du parc du château.
—Prends ma main, dit-il.
Lenneguy obéit.
—Tu tiens bien?
—Oui. Arrive.
—En route!
Aubin tira à lui le Vendéen. Ils regardèrent; la route passait au bas du soupirail. Ils étaient libres.
Mais s'ils étaient libres, les Vendéens de la Pénissière n'étaient pas, eux, prévenus.
—Par le chemin de traverse nous aurons le temps, reprit Ploguen.
Le chemin de traverse était celui qu'ils avaient pris pour venir, car il fallait non-seulement retourner au château, mais encore y arriver avant les soldats.
Ils prirent leur course. Arrivés en face des dolmens, Aubin, qui était à quelques pas en avant, s'arrêta court, en poussant une exclamation de colère et de douleur. Le petit sentier de la combe était gardé! Il distinguait nettement, à deux cents mètres en avant, les pantalons rouges des soldats.
—Tiens! regarde! dit-il à Lenneguy.
—Qu'allons-nous faire?
—Prenons la grande route.
C'étaient trois kilomètres de plus: peu de chose en temps ordinaire; mais après leurs fatigues du matin, et surtout après le travail d'Aubin dans la cave, pourrait-il franchir cette distance, toujours au pas de course?
Ces braves coeurs n'hésitèrent même pas. Il y a de ces natures dévouées et sublimes chez lesquelles le sentiment de personnalité, ce fléau des hautes classes, ne se glisse jamais.
Ils partirent ainsi qu'ils avaient fait le matin, c'est-à-dire les coudes aux hanches, le corps penché en avant et la tête légèrement jetée en arrière. Les seules différences introduites par eux dans cet exercice renouvelé, fut qu'ils mirent une balle de plomb dans leur bouche et que leur trot fut un galop acharné.
… Il faisait une étouffante chaleur. Le soleil était en plein ciel et dardait ses rayons de feu sur la plaine.
Devant eux la route se déroulait comme un ruban inépuisable. En vérité, un de ces coureurs perses qui, dit l'histoire, servaient de courriers au grand Cyrus, aurait hésité devant un pareil espace; et il fallait le franchir, toujours au galop, en été, par un temps lourd et écrasant.
Aubin Ploguen et Lenneguy n'échangeaient pas une seule parole. Celui-ci à deux pas en arrière, celui-là maintenant l'avance prise par lui au départ. Ils couraient, les dents serrées, jetant un regard de temps à autre sur la lande qui s'étendait à droite et à gauche, dans l'espérance d'apercevoir un cheval au piquet; car, alors, l'un d'eux aurait monté la bête à poil, et l'aurait lancée ventre à terre. Mais, à une époque de guerre, les fermiers n'ont pas la même confiance des temps calmes. La lande était déserte. Ils couraient. Chacun d'eux passait sa manche sur son front et en faisait voler la sueur. C'était le seul rafraîchissement qu'ils s'accordassent. Ils couraient…
Cela dura ainsi pendant vingt minutes. Les forces humaines, excitées par le sentiment du devoir, arrivaient à une intensité sublime. Cependant Lenneguy commençait clairement à se fatiguer; sa respiration devenait plus brève et plus sifflante, et, par moment, son bras droit se détachait de sa bouche pour se porter à sa gorge, comme si quelque chose eût étouffé le paysan.
Aubin, lui, restait dans la même position: il était seulement un peu pâle. Il détournait la tête de deux minutes en deux minutes pour jeter un regard à Lenneguy.
—Courage, mon gars! disait-il.
Et ils couraient.
La route semblait ne pas diminuer devant eux; c'était toujours l'inaltérable longueur de ce ruban qui s'allongeait comme un immense serpent à travers la plaine poudreuse. Pas un souffle d'air. L'atmosphère était embrasée; les pieds des paysans frappaient le sol durci à coups redoublés, mais avec un bruit automatique, régulier comme les battants de fer d'une machine.
Le visage de Lenneguy annonçait l'épuisement. Il devenait livide. Le mouvement de la main voulant arracher un poids à la gorge était plus fréquent.
—Courage, mon gars! répéta Aubin.
Lenneguy se tait. Il sent qu'une parole prononcée insufflera dans ses poumons plus d'air qu'ils n'en peuvent supporter. Ils courent encore! Aubin songe. Il se représente les chouans du château de la Pénissière cernés dans leur asile par des forces dix fois plus nombreuses. Il les connaît. Ils aimeront mieux mourir que de se rendre. Est-ce que ce n'est pas la vieille Bretagne qui a gravé avec du sang sur son hermine cette noble devise, digne de Sparte:
Potius mori quam foedari!
Mourir! Tant de braves et loyaux jeunes gars, tant de soldats d'un grand principe, tant de héros! Mourir… parce que lui, Aubin Ploguen, ne serait pas arrivé à temps!
C'est là la seule chose qui l'épuise. En vérité, que lui importe la longueur de la route, que lui importe une fatigue surhumaine? Si Dieu lui a mis dans le corps une force inouïe, si son coeur est puissant, si ses jarrets sont d'acier, c'est pour qu'il sauve les serviteurs du roi!
Et son maître est parmi ceux-là! Et la vie de son maître est entre ses mains!
Il se retourne:
—Courage, mon gars! dit-il pour la seconde fois.
Lenneguy incline la tête. Mais déjà son regard est terne: une écume sanglante couvre ses lèvres; et pourtant ils courent toujours.
Aubin Ploguen veut franchir la distance, en passant à travers les rangs des soldats; aussi il faut qu'ils soient deux, car si l'un tombe frappé d'une balle, il faut que l'autre arrive au but et crie: Alarme!
—J'ai… j'ai… soif… râle Lenneguy.
Aubin jeta un regard autour de lui. O bonheur! à vingt mètres en avant, sur la droite, s'élève un rideau de peupliers ombrageant une joyeuse rivière, qui roule rapidement ses eaux claires sous un dôme de feuillage.
—Dans une minute tu boiras, mon gars, dit-il.
Lenneguy se ranime un peu. Ils arrivent à la rivière.
—Allons! un bon coup, mon gars!
Lenneguy commence par s'étendre à plat ventre dans l'herbe pour respirer.
—Cinq minutes de plus ou de moins, pensa le Breton, c'est la vie ou la mort, peut-être… Mais le pauvre diable est harassé, il peut bien se reposer. Nous courrons un peu plus vite.
Lenneguy resta pendant quatre minutes, respirant, humant l'air comme un poisson monté à la surface de l'eau; puis il enfonça, ainsi qu'Aubin, sa tête dans la rivière.
—Ah! je suis mieux, dit-il.
—Alors, en route!
Ils repartent.
D'après le calcul d'Aubin, ils doivent avoir pris une grande avance sur les soldats. Trois charrettes pesamment chargées n'ont pas pu être aussi rapides qu'eux.
C'est impossible. Les chevaux se lassent, s'arrêtent; mais les hommes sont soutenus par la pensée et arrivent toujours.
Déjà ils se reconnaissent, le château n'est plus éloigné. Encore quelques efforts et ils seront au but.
Ah! s'ils avaient pu prendre le chemin de traverse, depuis longtemps ils seraient arrivés, depuis longtemps les chouans prévenus auraient pu ou se retirer ou se mettre en défense.
La rivière où ils ont pris des forces est loin derrière eux. Le rideau de peupliers n'apparaît plus que comme une large bande noire à l'horizon.
Une borne blanche est plantée dans la route.
—Lenneguy, mon gars, dit Aubin, encore un coup de jarret pareil pendant un kilomètre et nous tomberons au milieu des soldats.
Lenneguy ne répond rien. Le froid l'envahit malgré la chaleur écrasante de la journée, malgré sa course effrénée; mais la machine est montée et ne s'arrête pas. Quatre kilomètres les séparent encore du château, un quart de lieue des soldats. Aubin triomphe. Ils auront le temps d'arriver, car, s'ils peuvent passer au milieu des brigands sans blessures, ils auront au moins vingt minutes d'avance.
Ils se trouvent en ce moment au bas d'une montée assez raide de cent mètres.
—Un dernier effort, Lenneguy!
Lenneguy et Aubin se rapprochent l'un de l'autre. Ploguen est le plus solide des deux. Il met le bras de son ami sous le sien pour le soutenir. Hourrah! la montée est franchie.
—Tiens, regarde, dit-il.
Au bas de la montée, dans la plaine, on voyait briller les pantalons rouges et reluire les canons de fusil.
—Les voilà, ces chiens de bleus! grommelle Aubin. Des tortues! nous allons plus vite que les grands mâtins de chevaux du père Dubois.
Avez-vous vu une trombe descendre une montagne, en Suisse? Les deux paysans dévallaient pareillement. En une minute, ils eurent gagné la plaine, et en avant!
Le danger a doublé. Les soldats sont là devant eux. Encore quelques pas, et il leur faudra, à ces deux braves Bretons, passer sous les feux croisés de leurs ennemis.
Plus ils approchent des charrettes, plus Aubin Ploguen sent que le danger augmente. En effet, comment éviter dix, vingt, trente décharges successives?
Si encore on pouvait échapper à une première attaque! Mais comment faire?
Soudain, il aperçoit la route qui fait un grand coude et se replie sur elle-même. On peut peut-être couper sur la gauche, passer parallèlement aux soldats en courant dans la lande, et regagner la route en ayant de l'avance…
—Lenneguy, à travers champs!
Lenneguy comprend, et les voilà tous les deux courant au milieu de ces mille mottes de terre qui s'écrasent sous le pied et augmentent la difficulté de la marche.
N'importe, ils avancent.
Cependant, le capitaine distingue au milieu de la lande ces deux hommes qui se précipitent. Il prend sa longue-vue et reconnaît les deux chouans.
—Feu! crie-t-il.
Cinq ou six coups de fusil partent. Un nuage de fumée enveloppe les Bretons. Mais, bien que placés à soixante mètres à peine, les soldats sont gênés dans leur tir par le mouvement des charrettes. La décharge passe au-dessus de la tête de ceux qu'elle devait atteindre.
—Feu! répète le capitaine.
Mais c'est inutile, ils sont sauvés… ils ont gagné la route. En silence, ils franchissent encore deux kilomètres… Déjà Aubin aperçoit au loin les tourelles du château, à demi cachées derrière les arbres du parc. Mais Lenneguy chancelle.
—À moi! à moi! Aubin, dit-il.
—Courage!
—Je… je n'en… peux plus… Aubin… je me meurs… je…
Il tombe.
Aubin se penche: le coeur ne bat plus. Lenneguy rouvre les yeux.
—Pense… à… la vieille… à ma… mère… balbutie le malheureux.
Aubin, courbé sur lui, cherche à le ranimer. C'est vainement. Le râle s'empare du chouan: un dernier regard de son oeil terne semble rappeler à Ploguen la suprême demande… puis un frissonnement l'agite… Il est mort.
Aubin, le prit dans ses bras comme une mère aurait fait de son enfant, et le transporta dans un buisson qui bordait la route.
—Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit… Ainsi soit-il, dit le chouan…
Puis il le baisa au front.
Adieu, mon Lenneguy, murmura-t-il. Aubin repart… Une larme coula sur son visage rude… Une larme fut toute l'oraison funèbre de ce héros inconnu; mais celui qui la versait était digne de comprendre un pareil sacrifice.
* * * * *
Dix minutes plus tard, une forme humaine s'élançait de la route sur le mur du parc de la Pénissière. C'est Aubin. En vérité, il n'a plus apparence de vie. La mort de Lenneguy a tué son énergie. C'est la force brutale et violente qui le soutient seule. Il a franchi les deux derniers kilomètres comme une pierre lancée par une fronde énorme. Si un mur s'était trouvé sur son passage, il l'eût renversé! Sa poitrine siffle comme un soufflet de forge; ses yeux sanglants ne voient plus clair. Il saute dans le parc, le traverse, et gravit le perron du château.
Ceux qui étaient de garde ne le reconnurent pas. Comment eussent-ils pu croire que cet homme, courbé en deux, épuisé, râlant, moribond, était Aubin Ploguen, le chouan énergique, le fidèle Breton, le paysan sublime! Son visage est défiguré. Une épaisse couche de poussière noire le couvre, et les cheveux sont collés au front et aux joues par la sueur.
Ils veulent l'arrêter, mais Aubin les renverse et passe.
C'est dans le salon du premier étage que se tiennent les légitimistes.
Aubin gravit l'escalier d'un bond, et ouvre la porte…
Ceux-ci demeurèrent stupéfaits à la vue de cette apparition moins homme que spectre…
—Alarme! les bleus! dit-il.
Puis tournant sur lui-même comme un chêne robuste frappé par la cognée du bûcheron, il alla rouler au milieu de la chambre, évanoui, râlant, ensanglanté.
V
UN CHANT DE L'Iliade
Les royalistes se regardèrent et se comprirent. Bien des fois ils s'étaient dit qu'un jour ils seraient cernés dans un de leurs châteaux; plus d'un d'entre eux avait arrêté la conduite qu'il tiendrait en pareil cas.
Nous avons dit qu'ils étaient quarante-cinq. Or, dans la matinée, le capitaine adjudant-major du 29e, que nous avons entrevu déjà, était venu faire une reconnaissance des lieux. Il avait cent hommes environ. Il ne se jugea pas en force, et envoya un express demander des secours. C'est alors que le gendarme, qui avait été la cause indirecte de l'arrestation de Lenneguy et d'Aubin Ploguen, revint lui annoncer que cent autres hommes du 29e se rendraient au château à une heure donnée. Le capitaine devait les y rencontrer en y arrivant avec les siens. Deux cents soldats pour en combattre quarante-cinq! On voit que la prudence était observée.
Le commandement de la petite troupe des chouans fut confié à Jean-Nu-Pieds qui, bien qu'il ignorât le nombre de ses ennemis, prit aussitôt ses mesures en conséquence.
Il fit faire un partage égal des cartouches. Chaque Vendéen se trouva en avoir environ deux cents. Au surplus, il y avait un dépôt de poudre et de balles dans le château. On ne manquerait donc pas de munitions.
Aubin Ploguen gisait au milieu de la chambre, toujours évanoui. Henry de Puiseux s'était penché sur lui et lui donnait les premiers soins. Le malheureux avait surtout besoin de sommeil; évidemment, quelques heures de repos le remettraient. Les chouans furent disposés en ordre, aux fenêtres du rez-de-chaussée, du premier et du second étage. Puis, Jean-Nu-Pieds donna l'ordre qu'on allât abattre une vingtaine d'arbres.
Ces nobles jeunes gens ne discutaient pas même les ordres qui leur étaient donnés. Ils obéissaient sans étonnement et sans hésitation. Il fallut à peine dix minutes pour abattre les vingt arbres. Cinq d'entre eux avaient pris des cognées et frappaient violemment le tronc des grands chênes et des peupliers minces. Puis, le transport des arbres dans l'intérieur de la maison prit encore dix minutes. Enfin, quand tout fut terminé, Jean les réunit de nouveau dans la vaste salle du premier étage. Aubin Ploguen, étendu sur le parquet, la face violacée, les membres raidis, continuait son profond sommeil sans rêves, comme celui qui suit les énormes fatigues du corps ou de l'âme.
Ils étaient là, debout, couverts de leur large chapeau et le fusil à la main. A les voir aussi calmes, aussi paisibles, on aurait cru qu'ils allaient partir pour la chasse.
Hélas! combien d'entre eux, qui souriaient à ce moment, heureux de vivre, aimés, aimants, joyeux, combien, qui dormiraient le soir, dans la terre froide!
—Messieurs, dit Jean, il nous reste un quart d'heure pour décider ce que nous allons faire.
Je ne suis votre chef que dans la bataille.
Dans le conseil nous sommes tous égaux. Chacun doit apporter sa voix et ses avis.
Nous avons deux partis à prendre: rester ou bien reculer. Rester, c'est mourir; reculer, c'est vivre. Et j'ajoute, c'est vivre sans honte, car ce poste ne nous est confié par personne. Nous sommes ici, plutôt qu'ailleurs, de notre propre consentement.
Voici bien franchement la question telle qu'elle doit être posée.
Réfléchissez, et décidez.
Un silence assez grand suivit les paroles de Jean-Nu-Pieds. Ils se regardaient tous un peu étonnés.
—Pardon, un mot, dit Henry de Puiseux en sortant du cercle et en s'avançant. Si nous devons battre en retraite, pourquoi ces apprêts de défense auxquels nous avons perdu du temps, pourquoi ces arbres que nous avons abattus? Que diable! nous sommes des soldats et non pas des bûcherons.
Jean-Nu-Pieds sentit le blâme qui perçait dans les paroles de son ami, et lui jeta un regard de reproche.
Ce regard gêna Henry qui détourna les yeux.
Jean reprit:
—Nous sommes quarante-cinq votants. Voici dans ce sac une centaine de balles. Chacun déposera son vote dans mon chapeau… Il se découvrit et plaça son chapeau sur la table, et il en cacha le rebord avec son mouchoir.
Ceux qui seront pour la retraite ne mettront rien; ceux qui seront pour la bataille mettront une balle. S'il y en a plus de vingt-deux, nous resterons; s'il y en a moins…
La prudence de leur chef stupéfiait les royalistes. Ils ne reconnaissaient plus leur Jean-Nu-Pieds, celui qui par son courage était devenu, avec Charette, Coislin et quelques autres, la terreur des bleus et l'orgueil des Vendéens.
Jean ne disait rien. Il semblait ne pas s'apercevoir de l'impression produite par le discours qu'il avait prononcé.
Chaque légitimiste se dirigea tour à tour vers l'urne improvisée, les deux clairons comme les autres. Un large sourire éclairait le visage des deux braves enfants du peuple, qui ne comprenaient guère «pourquoi on perdait tant de temps pour si peu…»
Quand le vote fut terminé, Jean enleva le mouchoir qui couvrait le chapeau. Celui-ci contenait quarante-cinq balles!
Un éclat de rire universel accueillit ce résultat. Alors, Jean, se tournant vers ses soldats:
—Mes amis, dit-il, je vous ai trouvés durs et injustes pour moi. M. de Puiseux, surtout, aurait dû penser que je ne vous conseillerais pas une lâcheté. Mais j'avais charge d'âmes…
—Ventre-saint-gris! comme disait l'aïeul du roi, s'écria Henry, tu as raison.
Et comme Jean le regardait en souriant:
—Voyons, pourquoi nous as-tu fait donner des cartouches, distribuer des postes de combat et abattre des arbres, si tu désirais nous voir évacuer le château?
—Je ne désirais rien…
—Mais encore?
—Eh bien, voilà, j'ai tout fait préparer pour la bataille, parce que j'étais sûr que vous voudriez rester.
Trente mains se tendirent vers Jean.
—Maintenant, messieurs, à nos postes.
En quittant la salle, il jeta un regard humide sur Aubin Ploguen qui dormait toujours.
—C'est la première fois que tu dormiras pendant que nous nous battrons, murmura-t-il.
Un religieux silence avait suivi l'agitation momentanée des premières minutes. Chacun de ceux qui étaient là se rendait compte de la gravité de la situation et du danger qui planait sur leurs têtes.
Était-ce la crainte de la mort?
Non! il n'y en avait pas un qui n'eût risqué vingt fois sa vie à cet enjeu fatal. Mais l'approche de l'inconnu assombrit les âmes. Ils n'étaient pas inquiets du danger, mais de l'ignoré.
On eût entendu une mouche voler dans toute l'étendue du château.
Au centre du rez-de-chaussée se tenaient debout les deux clairons, portant leur trompette à la main.
Ils attendaient. Le bout de route qu'on distinguait restait désert. Par instants, le bruit d'un fusil qu'on armait ou qu'on désarmait troublait seul le silence profond et solennel.
Enfin, au bout de dix minutes, ce roulement sourd qui annonce l'approche de voitures, retentit au loin sur la route.
—Préparez vos armes, messieurs! dit Jean.
Au premier étage où commandait Henry de Puiseux, on entendit sa voix qui répétait froidement:
—Préparez vos armes!
Les charrettes devinrent visibles.
On distinguait nettement les soldats qui tenaient leurs fusils à la main. A côté du convoi galopait fièrement le capitaine adjudant-major!…
Comme toutes ces belles scènes réchaufferaient le coeur et le rempliraient d'orgueil, si l'on ne se disait pas que c'étaient encore, que c'étaient toujours des Français qui allaient tuer des Français, et quelle que fût l'issue de la lutte, ce seraient encore des Français qui seraient les vaincus.
* * * * *
Ah! cette image funèbre de la guerre civile, la plus horrible de toutes les guerres, comme elle assombrit le tableau de ces souvenirs grandioses! Il vient de ces combats, vieux déjà de quarante-deux ans, un souffle d'épopée qui exalte et qui désespère. Pour les chanter dignement, il faudrait Homère et Dante; l'Iliade, qui célèbre les héros, la Divine Comédie, qui maudit les nations déchirées.
Nous nous arrêtons au moment de faire lire cette page magnifique du poëme vendéen; nous nous arrêtons, car nous souffrons de l'ombre projetée par l'oubli des uns et l'ingratitude des autres sur les grands morts de la Pénissière. Qui pourrait aujourd'hui retrouver les noms de tous ceux qui étaient là?
Quelques-uns ont surnagé, quelques-uns sont encore vivants. Les autres restent oubliés, perdus, presque détruits. Et nous aurions voulu faire complet ce martyrologue du dévouement et de la fidélité.
* * * * *
Les charrettes sont immobiles. Les soldats sautent sur le sol. Leur chef les poste, en ayant soin de les masquer jusqu'au dernier moment derrière les gros murs du château. Les chouans ne peuvent pas tirer sur des ennemis abrités.
Il s'écoule ainsi cinq minutes, solennelles, graves; le cliquetis des fourreaux de baïonnette sur les canons de fusil trouble seul le silence. Enfin, les soldats s'avancent, non pas rapidement, mais lentement, au contraire. Il n'y a plus que cent mètres environ entre les deux corps.
Jean-Nu-Pieds attend. Il faut que la première décharge porte juste; il faut que chaque coup de fusil abattant son homme, le trouble se mette parmi les bleus qui marchent.
Quand l'instant est venu, il se tourne et fait signe aux clairons de se tenir prêts. Quand il criera:—Allons! ceux-ci doivent sonner la charge et alors la bataille commencera.
Le marquis de Kardigân jeta un dernier coup d'oeil aux siens, puis levant son fusil:
—Messieurs, prononça-t-il gravement, pour la France… pour le Roi!…
—Allons! cria-t-il d'une voix retentissante.
Les clairons entonnèrent la charge, et cinquante coups de fusil éclatèrent…
Les yeux avaient peine à distinguer quelque chose à travers l'épais nuage de poudre qui montait dans l'air. On entendait ce sifflement des balles qui ressemble au déchirement d'une étoffe de soie, puis quelques cris isolés, çà et là, et enfin le râle sinistre des mourants.
La voix du capitaine, dominant ce tumulte par moments, ordonnait à ses soldats d'avancer; mais ceux-ci reculaient instinctivement devant les morsures enflammées de ce monstrueux serpent. Et, en effet, le château de la Pénissière ressemblait à un énorme reptile, couché dans la plaine, avec ses bâtiments allongés, peu élevés, d'où partaient, à travers cinquante gueules béantes, cinquante sifflements mortels.
Pendant une heure, les bleus et les blancs se battirent ainsi, sans relâche, sans trêve, sans fatigue.
Jean-Nu-Pieds était redevenu soldat. Pourquoi aurait-il eu à commander? Les héros qui s'étaient mis sous ses ordres n'avaient qu'à se battre, et non plus à être conduits. On n'a pas besoin de chefs pour mourir.
Cependant le capitaine adjudant-major du 29e commençait à s'étonner de cette longue résistance. Les cent hommes qui se ruaient sur le château avaient trop de peine à vaincre les quarante-cinq qui y étaient renfermés.
Jusqu'alors les bleus s'étaient tenus à une certaine distance, ne comprenant rien à ces deux voix de clairons qui sonnaient toujours la charge, car ces trompettes n'avaient pas cessé de résonner. La Bretagne est la terre de la superstition. Les soldats commencèrent à se dire que les clairons étaient la force surnaturelle qui donnait tant d'énergie à leurs ennemis.
On voyait distinctement les deux enfants du peuple, quand la fumée se dissipait un peu, debout, au milieu des gentilshommes qui les entouraient. Alors un tireur plus habile les visait… le coup partait, mais le clairon résonnait toujours, musique sublime qui semblait pleurer les morts et exciter les vivants.
Pourtant, les bleus, de plus en plus épouvantés, hésitaient à entrer franchement dans l'esplanade qui s'étale devant le château. Et c'était là que Jean-Nu-Pieds les attendait. Il devinait que la moitié des décharges dirigées contre eux devait être perdue, car les soldats se cachaient quelquefois derrière les gros murs d'enceinte, comme derrière un rempart vivant.
Il fit brièvement courir parmi ses hommes l'ordre de modérer. Et l'on entendit répéter, de l'un à l'autre, d'une voix ferme, mais basse, le commandement du marquis de Kardigân.
En effet, comme par enchantement, les coups de fusil des blancs parurent diminuer peu à peu. À peine encore quelques décharges isolées.
Les coups de fusil continuèrent aussi nourris du côté des bleus, pendant cinq minutes… Mais la mort semblait planer sur le château: les deux clairons s'étaient tus. Ils les crurent vaincus, les uns morts, les autres en fuite.
—En avant! cria le capitaine.
Les soldats se précipitèrent; ceux qui étaient en tête parvinrent jusqu'au milieu de l'esplanade, les derniers se hâtèrent de franchir les murs d'enceinte.
Mais à peine furent-ils tous en vue, que les clairons reprirent leur charge endiablée, et qu'une formidable détonation ébranla les voûtes du vieux manoir.
Fusillés, les uns à vingt pas, les autres à trente, les bleus tombèrent comme des épis pressés que fauche la main du moissonneur. Ils répondirent par un rugissement de colère, et la bataille recommença avec un acharnement nouveau.
Les blancs se sentaient vainqueurs.
Les deux tiers de leurs ennemis gisaient, morts ou blessés. Eux n'avaient qu'un tué et que trois hors de combat.
Les soldats reculèrent derrière les murailles, ainsi qu'ils avaient fait au début. Ils avaient la conscience de leur défaite. Il était impossible qu'ils tinssent là plus longtemps. Plus d'un accusait la folie de leur capitaine qui s'entêtait à rester là, pour faire se briser les siens contre cette forteresse dévorante. Et pourtant, le capitaine était le plus exposé, courant de l'un à l'autre, excitant celui-ci de la voix, et celui-là de l'exemple, ne s'arrêtant jamais, et le premier à la mort, comme il était le premier au commandement.
Les deux clairons sonnaient. On entendait leurs notes de cuivre à peine couvertes par les détonations. Puis les cris devenaient plus rares et les râles plus nombreux.
Tout à coup les bleus poussèrent un grand cri de triomphe… Des roulements de tambour éclatèrent sur la route, et un renfort de cent hommes se précipita dans la cour du château.
Un frisson mortel secoua Jean-Nu-Pieds.
Il fallait recommencer cette lutte effrayante. Les premiers vaincus, il fallait vaincre encore les seconds. Sa voix domina le tumulte et cria pour la seconde fois:
—Pour la France! pour le Roi!
Il fit un geste et les clairons augmentèrent la vitesse de leur sonnerie.
—Feu! feu! hurlèrent les bleus. C'était de la fureur.
Pâle, les cheveux hérissés, Henry de Puiseux se penchait, en épaulant, en dehors de la fenêtre du premier étage, et à chacun de ses coups répondait un gémissement sourd, cette lugubre plainte de l'homme plein de vie qui se sent atteint par la mort.
Les blancs faisaient rage. Un moment, les bleus se crurent vainqueurs. Leurs rangs plus pressés parvinrent jusqu'au perron, poussés en avant comme une indomptable avalanche. Dix soldats s'accrochèrent aux fenêtres. Mais chacun d'eux retomba la tête fracassée d'un coup de crosse de fusil.
Jean ne voulait pas dégarnir les postes de combat; pourtant, il se disait qu'en montant sur le toit de la maison, on pourrait porter la mort plus loin. Il prit cinq hommes, et sautant avec eux sur l'escalier, gravit en un instant les échelons de pierre.
Les cinq hommes choisis par lui étaient renommés par les Vendéens comme tireurs excellents. Arrivés au sommet du toit, ils se cachèrent derrière les cheminées et commencèrent leur feu.
Les coups, dirigés de haut en bas, plongeaient sur les bleus. Ceux-ci restèrent un moment effrayés, ne comprenant pas d'où leur venaient ces ennemis nouveaux. Mais un nuage de fumée qui montait vers le ciel les en avertit.
Oh! ceux-là frappaient à coup sûr! Cinq hommes tombaient à chacune de leurs décharges, régulières et comme réglées.
Les clairons sonnaient et, quand ils reprenaient leurs mêmes mesures, c'était l'instant où les cinq tireurs abattaient cinq bleus.
Impossible même à ceux-ci de se cacher. Le toit dominait les murs d'enceinte et avait vue au loin dans la plaine. En un quart d'heure, ils tuèrent ainsi trente ennemis en six décharges successives. Les blancs étaient sauvés, car il était impossible aux soldats de tenir plus longtemps. Ceux-ci essayèrent bien de rendre la mort aux cinq Vendéens; mais les cheminées leur faisaient un rempart inattaquable.
* * * * *
… Entrons dans cette salle du premier étage où les chouans avaient eu leur réunion. Étendu sur le carreau, un homme dort, c'est Aubin Ploguen. Ni le son des clairons, ni le formidable bruit des détonations, ni les cris de désespoir, de rage ou de triomphe n'ont pu l'éveiller. Il dort. Immobile comme une statue couchée sur un tombeau, le fidèle Breton n'entendait rien, et rien ne venait troubler son sommeil profond comme celui de l'éternité.
Jean-Nu-Pieds avait à peine pu lui jeter un coup d'oeil, quand il était redescendu du toit de la maison.
En bas, le même spectacle continuait. Attaque inutile du côté des soldats, défense furieuse du côté des blancs. Les deux clairons ne s'arrêtaient pas: seulement ils ne sonnaient plus ensemble. Quand l'un se reposait, l'autre reprenait, et toujours ainsi, comme s'ils se relayaient au poste donné par le chef.
Les soldats faiblissaient, c'était certain. Ils reculaient jusqu'au fond de l'esplanade. La cour et la route, au dehors, étaient jonchées de cadavres, frappés tous par devant… O héroïsme perdu! O Français des deux côtés, comme le coeur bat d'émotion, d'admiration et de douleur, quand il pense à cette glorieuse et fatale journée. Sur dix officiers, il y en avait six de blessés. La position n'était plus tenable. Le capitaine adjudant-major rongeait ses poings. Il vit les hommes faiblir. Il ne put admettre qu'ils eussent reculé après s'être battus quatre contre un.
—À l'assaut! à l'assaut! cria-t-il.
Mais la panique était parmi eux. Un qui prit la fuite entraîna les autres. Ils se précipitèrent tous au dehors avec épouvante. Le capitaine tenta vainement de les rallier. Impossible! On n'entendait plus sa voix. Puis ces clairons d'enfer qui sonnaient, sonnaient toujours! cela terrifiait les malheureux.
Pris de désespoir, le capitaine ne voulut pas suivre les siens dans leur fuite. Il s'élança vers le perron, désarmé, pour mourir.
—Un ennemi vaincu n'est plus un ennemi! cria Jean-Nu-Pieds.
Les Vendéens comprirent. L'officier resta deux minutes debout sur le perron attendant la mort, qui ne venait pas. Cette héroïque folie de leur chef fit honte aux soldats. Ils se retournaient déjà, lorsque, de nouveau, des roulements de tambour, mêlés aux clairons des chouans, retentirent sur la route.
Le capitaine se redressa:
—Ce sont les nôtres! les nôtres! dit-il.
Les bleus jetèrent une énorme clameur qui dut faire frissonner les morts de la bataille.
Jean-Nu-Pieds pleura.
Ils étaient vaincus après avoir été vainqueurs.
Il se tourna vers les siens et pour la troisième fois leur dit:
—Pour la France! pour le Roi!
Les clairons continuaient à sonner, mais leurs notes étaient plus pressées, et comme affolées…
C'était la fin.
Le troisième renfort qui arrivait au secours des bleus était un corps de cinq cents hommes, commandé par le chef de bataillon Georges, rude et indomptable soldat, que le général Dermoncourt appelait l'exemple des officiers français. Georges jeta les yeux autour de lui. Il comprit la résistance héroïque des royalistes, et une larme brilla dans ses yeux. Il pensait à ceux de ces braves gens qui étaient morts.
Les blancs avaient tenu à quarante-cinq contre trois cents hommes. Maintenant qu'ils n'étaient plus que quarante, il leur faudrait tenir contre sept cents!
Le commandant Georges devina que toute attaque nouvelle des soldats n'aurait pas plus de résultat que les précédentes. Ces deux clairons qui sonnaient toujours, sans s'arrêter un seul instant, étaient pour lui l'image de la défense désespérée qui lui serait opposée.
Il ordonna aux siens de se reculer un peu, puis il les groupa en dehors des murs d'enceinte en leur ordonnant de continuer leur tir.
Pendant ce temps-là, quatre hommes, précédés d'un maçon[1], tournèrent le parc, et arrivèrent sur le côté du château dont la défense était plus difficile.
Si Jean-Nu-Pieds avait vu ce que portaient ces quatre hommes et le maçon, il aurait deviné le but de cette mystérieuse expédition.
Le maçon tenait à la main un sac de toile rempli d'outils; trois des soldats avaient sur l'épaule une botte de foin enduite de résine huileuse; le quatrième traînait une échelle.
Arrivé au bas des fondations du château, le soldat qui traînait l'échelle l'appliqua contre la muraille, et pendant qu'il la tenait assujettie par le dernier échelon le maçon et les trois soldats montèrent.
Ce côté de la maison était formé par une tourelle élevée; un pignon avancé empêchait les assiégés de voir ce qui pouvait s'y faire.
Parvenus sur le toit, et à dix mètres environ des tireurs que Jean-Nu-Pieds y avait placés, ils se couchèrent à plat ventre sur les ardoises, et le maçon avec ses outils, commença à démanteler la toiture.
On ne pouvait entendre le bruit du marteau ou de la pince. La fusillade continuait, nourrie, les clairons ne s'arrêtaient pas et le tumulte du combat couvrait tout.
Il fallut une demi-heure au maçon et aux soldats pour démanteler la toiture. Quand ils eurent fait un trou d'environ deux mètres de long sur trois de large, ils mirent le feu aux bottes de foin et les jetèrent dans le grenier.
Puis, ils redescendirent rapidement. À peine étaient-ils parvenus au bas de l'échelle qu'une énorme colonne de fumée s'échappa du château en tourbillonnant. Les bottes de foin enduites d'huile de résine, brûlaient avec une intensité irrésistible, communiquant la flamme aux poutres et aux murailles.
* * * * *
Ce fut Henry de Puiseux qui, le premier, s'aperçut de l'incendie: il descendit l'escalier et vint rejoindre Jean-Nu-Pieds.
—Le château brûle! dit-il.
—Il brûle!
—Regarde!…
Le marquis de Kardigân jeta les yeux dans la direction que lui indiquait son ami, et il aperçut la flamme ardente qui se jouait à travers la fumée. On eût dit des langues de feu qui léchaient les pierres du vieux manoir.
Au même instant les royalistes virent également l'incendie: ils poussèrent un cri déchirant, auquel les soldats répondirent par une clameur de triomphe. Ce cri et cette clameur vibrèrent dans la profondeur des salles, et Aubin Ploguen s'éveilla de son long sommeil.
Cependant les soldats s'étaient jetés en avant, précédés des sapeurs armés de leurs haches.
Ils s'avancèrent au pas de course, jusqu'au milieu de la cour. Jean se tourna sur les deux clairons qui continuaient à sonner la charge.
—Plus vite! plus vite! dit-il.
La charge devint folle, furieuse, infernale. Aussitôt, comme si les notes de cuivre infusaient chaque fois un sang nouveau dans les veines des chouans épuisés, une formidable détonation retentit, et la moitié des deux premiers rangs des soldats tomba frappée.
Le troisième et le quatrième rang restaient. Le commandant Georges s'élança sur les balles qui pleuvaient.
—En avant! en avant! cria-t-il.
—Plus vite! plus vite encore! dit Jean à ses deux clairons.
Et comme s'ils n'attendaient que ce signal, les Vendéens firent un feu de bataillon qui renversa encore le troisième rang.
Georges jeta son sabre et arracha une hache aux mains d'un sapeur.
—Suivez-moi! cria-t-il.
Les soldats se jetèrent derrière leur chef, qui arriva sur le perron et leva sa hache, voulant abattre la grande porte barricadée. La porte cédait déjà, moins sous les coups de hache qui mordaient à peine sur les ais de vieux chêne, que sous l'effort de cent poitrines, quand Jean-Nu-Pieds voulut que les siens et lui se réfugiassent au premier.
En effet, ils se précipitèrent sur l'escalier et parvinrent au premier étage. Là, ils décarrelèrent le plancher, de même que les soldats avaient enlevé la toiture, et attendirent. Les clairons se taisaient. Ils ne devaient sonner que pendant la bataille. Tout à coup, la grande porte céda et un flot d'assaillants se précipita dans le rez-de-chaussée.
Aussitôt les clairons retentirent, plus pressés, plus fiers encore! Les chouans, couchés sur le parquet, tiraient de haut en bas, à travers les poutres laissées à jour par le décarrelage. Les soldats essayèrent un moment de se défendre, mais c'était inutile: ils tombaient tous, frappés les uns après les autres, et frappés par un ennemi d'autant plus effrayant qu'il était invisible.
La panique les reprit à nouveau, et ils abandonnèrent le rez-de-chaussée avec des cris d'épouvante, auxquels les chouans voulurent encore répondre, mais cette fois par des acclamations: on entendit les clairons sonner la retraite, et les Vendéens criaient:
—Vive le Roi! Vive le Roi!
Oh! le royal enfant pour qui se poussaient tant d'enthousiastes clameurs, il dut tressaillir de fierté et d'orgueil, mais aussi de douleur, si l'écho de la Bretagne les porta jusqu'à lui!
Le commandant Georges écumait de rage. On le voyait bondir au milieu de la cour, comme un noble coursier, menaçant de son pistolet ceux de ses soldats qui reculaient, louant de la voix ceux qui avançaient. Il devina que ces hommes étaient atteints de folie, que ces clairons endiablés les terrifiaient; alors il résolut d'en finir, en recommençant pour le rez-de-chaussée ce qu'il avait fait pour le premier. On apporta de nouvelles bottes de foin enduites de résine, et on les jeta dans l'intérieur par les fenêtres ouvertes. La flamme monta avec des reflets sanglants.
Les Vendéens étaient cernés au premier étage avec l'incendie sur leur tête et l'incendie sous leurs pieds. La mort apparaissait pour eux, inévitable dans toute sa laideur brutale, dans son implacable férocité. La petite garnison n'avait plus qu'à choisir: brûlée par les flammes, asphyxiée par la fumée ou massacrée par les soldats.
Et cependant les clairons sonnaient toujours la charge, et toujours les chouans continuaient leurs meurtrières décharges qui semaient la terreur.
Mais les soldats ne cherchaient plus à prendre le château d'assaut. Comme il devenait évident que bientôt il succomberait, croulant sous les flammes, le commandant Georges ne voulait pas, avec une attaque inutile, augmenter ses pertes déjà si nombreuses.
Jean-Nu-Pieds et ses amis n'étaient pas reconnaissables. Il y avait cinq heures que ces héros se battaient comme des lions, sans qu'ils eussent pu prendre cinq minutes de repos. Les vêtements étaient déchirés, troués par les balles, les visages noirs de poudre. Trois des leurs étaient tués: ils ne comptaient plus que trente-sept hommes valides…
Soudain, la salle du premier étage où ils se tenaient devint inhabitable; il fallut en gagner une autre. Mais, pour traverser de celle-ci dans celle-là, il fallait passer par un corridor qui menaçait ruine; la muraille de ce corridor qui faisait face à la cour était démantelée. Les soldats tiraient au travers: s'exposer dans ce couloir, c'était risquer trente fois la mort.
Jean hésitait à ordonner aux chouans de s'y engager, quand un homme parut dans la salle, les yeux gros de sommeil, les reins courbés… C'était Aubin Ploguen, que la double clameur de triomphe et de désespoir avait éveillé.
—Maître, dit-il à Jean, passez par le corridor avec les amis.
—Il va s'abattre.
—Non, je le soutiendrai.
Et, en effet, nouvel Antée, il alla se poster au milieu du passage, et, élevant les deux bras en l'air, il soutint les poutres qui menaçaient d'écraser les chouans. Les soldats ne comprirent rien à l'acte de folie sublime de cet homme qui s'exposait à leurs coups. Les Vendéens passèrent un à un dans le corridor. Aubin Ploguen était debout, les veines du front gonflées, tenant dans ses mains la muraille. Le paysan empêchait le château de crouler! Et les balles des bleus sifflaient autour de lui, et les Vendéens tiraient et les clairons sonnaient toujours! C'était grand comme une page de l'Iliade, comme un de ces poëmes des chevaliers d'autrefois.
Le chouan, debout, soutenait un mur, comme Antée.
Quand tous eurent franchi la partie dangereuse, Aubin Ploguen fit un bond terrible et s'élança pour les rejoindre. Mais, comme il ôtait ses mains, le plafond s'abîma, et une poutre enflammée le renversa, en l'atteignant en pleine poitrine…
Mais Aubin Ploguen se releva d'un bond. La violence du coup l'avait terrassé. La poutre, le frappant au poumon, aurait tué un autre homme que ce paysan, bâti comme un rocher.
Jean-Nu-Pieds avait chancelé en voyant tomber son fidèle Breton. Quand il le vit debout, non blessé, il le serra dans ses bras avec une joie ardente.
Cependant le moment de terminer cette lutte grandiose était venu. Le marquis de Kardigân comprit qu'ils ne pouvaient plus tenir que peu d'instants dans ce château miné par les flammes. Il fit cesser la moitié de la fusillade. Une partie des chouans devait tirer, pendant que l'autre partie prendrait part au conseil. Les clairons sonnaient toujours. Il n'y avait pas à hésiter sur la décision. Il fallait opérer la retraite, si du moins c'était encore possible.
Là encore se présentait la même difficulté. Tous les chouans ne pouvaient pas quitter le château, car il fallait que les soldats les y crussent encore renfermés.
Voila donc ce qui fut arrêté.
Pendant que la plus grande partie des Vendéens sortiraient, huit resteraient à faire le coup de feu. Mais là s'offrait une autre difficulté. Personne ne voulait partir. Il y eut, entre ces murailles brûlantes, au milieu de ces fusillades enragées et du son éternel des trompettes, un combat de générosité sublime. Jean-Nu-Pieds voulut interposer son autorité de chef; on refusa de lui obéir.
—Messieurs, dit-il, les instants sont précieux. Chaque minute perdue ne se retrouvera plus. Il faut donc que nous nous hâtions. Il le faut.
—Que faire?
—Écoutez-moi. Nous sommes trente encore. Eh bien, vingt-deux partiront et huit resteront. Sur ces huit, sept seront désignés par le sort; moi je serai le huitième.
—Pardon, il n'y en aura que six, dit tranquillement Henry de Puiseux en s'avançant.
—Il n'y en aura que cinq, dit de même Aubin Ploguen.
Tous les deux étaient venus se ranger à côté de Jean. Celui-ci ne pensa même pas à les récuser. Il lui semblait si naturel que ses amis ne le quittassent pas!
Les chouans se hâtèrent de tirer au sort. Un des clairons devait rester avec les assiégés; le second marcherait en tête des chouans en retraite.
Sitôt que cela fut arrêté, les vingt-deux hommes sautèrent dans les terrains qui s'étendaient derrière le château.
Ce fut un mouvement navrant! Avant de se séparer ils s'embrassèrent… Ceux qui partaient savaient bien que les huit qu'ils laissaient derrière eux étaient condamnés à mort.
L'instant était solennel!
Dès que ceux-ci eurent disparu, les chouans se réunirent autour d'Aubin
Ploguen, de Jean-Nu-Pieds et de Henry de Puiseux.
Puis, ils revinrent prendre leur poste aux fenêtres du premier, tirant toujours sur les soldats, aux accents de l'unique clairon, qui ne s'arrêtait point.
* * * * *
Les vingt-deux Vendéens désignés pour la retraite sortirent de l'enceinte du château, par derrière, sans être aperçus de leurs ennemis. Mais le commandant Georges les vit tout à coup.
Aussitôt il détacha la moitié de ses hommes et les lança sur eux. Une décharge de mousqueterie abattit deux chouans.
Aussitôt, le clairon reprit sa sonnerie. Puisqu'ils étaient découverts, ils n'avaient pas le droit de se taire encore.
—Au pas de course! ordonna leur chef.
Le clairon sonna la charge.
Les soldats, exaspérés contre lui, dirigeaient leurs coups de feu contre le trompette, qui marchait en avant. Une première fois, il chancela. Une balle l'avait atteint à l'épaule droite. Il prit son clairon avec la main gauche et continua encore.
Les Vendéens avaient franchi ainsi une distance de deux cents mètres, toujours harcelés par les soldats qu'avait détachés contre eux le commandant Georges. Ils couraient, rechargeant leurs armes, puis s'arrêtaient, faisaient feu, repartaient et toujours ainsi. Une nouvelle décharge tua encore deux chouans, et frappa le clairon d'une seconde balle dans la cuisse. Celui-ci prit le fusil d'un mort et s'en fit une béquille, afin de pouvoir continuer à marcher, sans abandonner sa trompette dont les notes cuivrées retentissaient plus faibles…
Devant lui, derrière une haie, passait la route. De l'autre côté de la route s'étendait un arpent de plaine, puis au bout de la plaine, la forêt, calme et profonde. Il fallait gagner cette forêt, alors ils seraient sauvés. Malgré ses blessures, le clairon accéléra sa sonnerie et sauta le premier sur la route. Mais au même instant une troisième balle lui cassa la jambe.
Il tomba, ensanglanté, brisé, sur un monceau de pierres, pendant que ses compagnons passaient à leur tour. Mais il ne se tut pas! Étendu, presque mort, appuyé sur un coude, essuyant de sa main valide le sang qui coulait, il entonna le chant suprême… Les Vendéens gagnèrent la plaine et la franchirent d'un bond. Ils arrivaient déjà à la forêt, quand un autre des leurs tomba encore…
Enfin; ils passèrent les premiers arbres… Ils étaient sauvés.
A peine étaient-ils hors de danger que le clairon blessé se taisait. Il était mort. Puis, au loin, un formidable écroulement retentit… Le château de la Pénissière venait de s'abîmer, engloutissant sous ses décombres et ses flammes ses huit glorieux défenseurs.
* * * * *
Il ne reste plus qu'un pan de murailles debout. Les fondations de droite sont presque à jour, celles de gauche peuvent encore soutenir les pierres et les poutres.
C'est-là que se sont réfugiés Jean-Nu-Pieds, Henry de Puiseux, Aubin Ploguen, et MM. le marquis de Grandlieu, de Girardin, Albert Devismes, Louis de Sémeuse et Darvenot. Le clairon des chouans qui mouraient sonnait aussi comme celui des chouans qui battaient en retraite. C'était la même musique, sonore, endiablée, vivante, qui ne s'arrêtait pas un instant.
Deux fois les soldats tentent de recommencer l'assaut de cette forteresse inexpugnable: deux fois les Vendéens les repoussent. C'est la lutte folle, furieuse, la lutte comme nos pères la connaissaient, comme Homère en raconte! Ces hommes n'ont plus rien d'humain. Si la poudre a noirci leur visage, la flamme a roussi, brûlé même leur barbe et leurs cheveux. Les balles sifflent, venant s'aplatir dans l'anfractuosité des pierres.
Bientôt leur retraite devient impossible.
Il leur faut en chercher une autre.
Où aller? tout le château brûle! Ils reculent, ils se jettent dans une sorte de sous-sol où l'incendie n'a pas encore pénétré.
Le clairon sonne!
Ils tirent dix, vingt, trente coups de fusil. La fureur des soldats est devenue de la rage. Ils croyaient que l'incendie allait dompter ces hommes indomptables, et voilà que la mort s'émousse contre eux!
Ce sous-sol est l'endroit où les munitions sont serrées. On voit dans un coin deux barils de poudre et six barils de balles.
—Bien! dit Jean-Nu-Pieds d'un air sombre, ils ne nous prendront pas vivants.
Cependant Aubin Ploguen a défoncé un des tonneaux de poudre, et l'a vidé à moitié. Puis, dans ce qui reste, il verse une cinquantaine de balles. Ensuite il referme le tonneau, et le fait rouler dans la cour. Aussitôt il tire un coup de fusil sur ce baril qui éclate, et quinze soldats tombent fauchés par cette machine infernale.
Mais ceux-ci ne connaissaient plus ni la peur ni la panique. Tout ce que peut enfanter d'irrésistible la rage humaine est en eux.
Ils bondissent en avant, exaspérés encore par la mort de leurs camarades.
Le clairon sonne!
Chaque fois qu'ils se jettent en avant, ils reculent frappés par leurs ennemis, semblables à des lions d'enfer.
Faudra-t-il donc du canon pour réduire cette poignée d'hommes?
Le commandant Georges, qui par un miracle n'est pas blessé, ordonne qu'on apporte des poutres. Placés derrière un pan de mur qui les protège, trente soldats frappent à coups redoublés sur le devant du sous-sol…
Le clairon sonne!
… Cela dure encore pendant dix minutes; mais la fin de l'épopée approche. Un vent violent arrive qui active les progrès de l'incendie. Les flammes montent, rouges, sanglantes. Le devant du sous-sol s'abat sous les coups de poutre, et une apparition terrible se montre aux yeux des bleus. Huit hommes debout, fusil à l'épaule, noirs de poudre, ensanglantés, et au milieu d'eux un clairon qui sonne!
Une décharge vient les foudroyer, deux d'entre eux tombent atteints en pleine poitrine. Puis la flamme monte, monte, et le plancher du sous-sol craque et s'abîme dans les fondations brûlantes du château… C'est la mort, le silence, le néant… Les sublimes Vendéens doivent être tués, car le clairon ne sonne plus!
* * * * *
Tout était fini. Le commandant Georges fit relever les corps de tous ceux qui étaient tués parmi les siens, puis il ordonna qu'on retirât de la fournaise les cadavres des chouans tués dans la dernière décharge. Dans l'écroulement, ceux-ci étaient restés accrochés aux pignons de fer de la muraille.
Le château flambait. Le commandant Georges monta à cheval et fit ranger les hommes en deux lignes, pendant qu'au milieu d'eux on portait sur des brancards improvisés les corps de MM. de Grandlieu et de Girardin. Car c'était eux qui étaient tombés.
—Portez armes!… dit-il.
Le tambour battit aux champs. Le vainqueur saluait la mort du vaincu.
* * * * *
Une heure plus tard, il n'y avait plus que le silence autour de ce qui fut le château de la Pénissière. La flamme colorait le ciel et une bannière de feu rouge se déployait dans les arbres.
Tout était fini!
VI
DEUX DOULEURS
La nouvelle de cet événement se répandit dans tout le pays avec la rapidité de la foudre. Quelques heures après l'instant fatal où le château de la Pénissière s'était abîmé, les moindres détails de ce fait, illustre déjà, étaient devenus populaires. Ainsi qu'il arrive toujours, la légende commençait, entourant d'une auréole le front des huit martyrs vendéens.
La nouvelle parvint à Madame à six heures du soir. Elle pâlit, puis écartant doucement de la main ceux qui se tenaient auprès d'elle, elle s'agenouilla et pria.
Les principaux chouans qui se trouvaient dans la ferme se regardaient consternés. Quoi! le marquis de Kardigân, le marquis de Grandlieu, M. de Girardin, et tant d'autres étaient morts!
Une ombre douloureuse semblait planer au-dessus de leurs têtes. Le doute entrait dans les âmes. Était-il possible que ce sang versé ne fécondât point la terre bretonne et n'en fît pas jaillir des légions?
Fernande ne savait rien encore; à neuf heures du soir, seulement, la
Pâlotte entra chez elle.
Elle était affreusement changée.
La jeune fille se leva brusquement quand elle l'aperçut.
—Il y a un malheur? dit-elle.
La femme baissa la tête.
—Répondez-moi, mon amie; il y a un malheur… je le sens, j'en suis sûre!
Jacqueline détourna les yeux. Elle ignorait encore que rien ne s'opposait plus au mariage de Jean et de mademoiselle Grégoire.
Les fiancés avaient gardé leur secret: non qu'ils se méfiassent d'elle, mais l'amour pur garde le silence, il ne s'expose pas aux regards étrangers.
—Il est blessé? demanda Fernande en se retenant à la muraille.
—Oui… oui, blessé…
Mais on ne trompe pas la femme qui aime. Fernande jeta un grand cri.
—Dieu! il est mort! dit-elle.
Elle ne s'évanouit point. C'était une héroïne aussi, cette frêle enfant qu'un rien semblait devoir briser. Ni sanglots, ni désespoir apparent. Elle se laissa tomber assise, la tête entre ses mains, les yeux secs. Son sein se soulevait avec force, comme agité par de violentes convulsions.
—Mort! mort! mort! dit-elle lentement.
Elle prononça ces trois mots implacables avec un tel accent, que
Jacqueline détourna une seconde fois la tête.
Pendant cinq minutes elles gardèrent le silence toutes les deux. Quelles paroles humaines auraient pu traduire leurs pensées? L'une, la jeune fille, voyait de nouveau se briser son bonheur et sa vie, et par ce que la destinée a d'irrémédiable. De nouveau elle était séparée de Jean-Nu-Pieds. Une heure, elle s'était crue sauvée. Une grande princesse leur donnait le bonheur. Et puis il fallait que tout cela fût anéanti!
L'autre, la jeune femme, n'avait ni cette résignation douloureuse, ni cette profondeur de désespoir muet. Son amour n'était pas fait de pureté. Sa passion charnelle souffrait et se révoltait. Elle maudissait Dieu, elle maudissait le destin. Sa lèvre était prête à s'entr'ouvrir pour le blasphème.
Elle contempla Fernande, puis un sourire de mépris hautain glissa sur sa lèvre.
—Voilà donc comme vous l'aimiez! dit-elle. La terrible nouvelle vous abat. Vous ne pensez même pas à le pleurer, à l'ensevelir!
Oh! amour de jeune fille, qui ne connaît pas les dévouements et les désespoirs de la passion!
Elle se tut! puis, avec une rage sourde:
—Je l'aimais, moi, à me perdre pour lui dans ce monde et dans l'autre… Je l'aimais, à incendier une ville, s'il l'eût désiré; j'étais prête à tout, parce que je l'aimais et que mon amour ne ressemble pas au vôtre! Enfant! enfant! tu courbes le front: moi je relève le mien. Tu penses à mourir? Je pense à le venger. Quoi! ces bandits l'ont tué, et ils vivent! Tu es lâche!
La fureur contenue de Jacqueline se faisait jour. Ses yeux lançaient des éclairs.
—Dieu défend la vengeance, dit doucement Fernande. Je pardonne à ceux qui l'ont tué, comme, en mourant, il a dû leur pardonner lui-même.
—Faiblesse! lâcheté!
—Pourquoi maudirais-je le ciel? reprit la jeune fille avec un sourire navrant. Dieu fait bien ce qu'il fait. Vous avez raison de vouloir l'ensevelir, je veux le conduire moi-même à sa dernière demeure. Puis… Oh! alors je ne penserai pas comme vous à haïr et à me venger. Je me coucherai le long de sa tombe, et Dieu me prendra à lui pour nous unir dans la mort, puisqu'il n'a pas voulu que nous fussions unis dans la vie.
Jacqueline comprit-elle le déchirement de cette âme?
Elle se promena dans la chambre, furieuse, pâle, emportée.
—Vingt contre un! murmura-t-elle… voilà comme ils combattent!
Elle s'arrêta de nouveau devant Fernande qui restait écrasée:
—Faites comme vous le voudrez, moi je vais partir. Je ne veux pas qu'il dorme sous ces pierres calcinées, bien qu'elles soient un tombeau digne de lui.
Elle se dirigea vers la porte.
—Attendez, dit Fernande, en se levant péniblement: je vous accompagne.
N'étais-je pas sa femme?
Mais la pauvre enfant retomba, épuisée. La douleur muette la tuait. Les larmes intérieures l'étouffaient. Elle voulut encore marcher, mais elle chancela de nouveau.
En ce moment la porte s'ouvrit et un petit paysan entra.
Jacqueline recula de deux pas en arrière en le reconnaissant: c'était
Madame.
La vue de la princesse fit ce que la douleur furieuse de la Pâlotte n'avait pu faire.
Fernande oublia tout, l'étiquette, le respect, et se jeta en sanglotant dans les bras de Madame.
Celle-ci pleurait.
—Pleure, ma pauvre enfant, pleure, dit-elle tout bas. Tu perds ton fiancé, le Roi perd un des meilleurs d'entre les siens, la France perd le plus noble de ses enfants…
Fernande était prise de convulsions déchirantes. Le désespoir accumulé dans son âme se faisait jour. Elle pouvait pleurer!
Ah! si dans la douleur il y a une place pour la consolation, si Dieu a voulu compenser sa créature des souffrances de la vie, c'est en lui donnant les larmes, ce sang du coeur, cette rosée de l'âme…
La princesse tenait la tête de Fernande sur ses genoux. La jeune fille était agenouillée devant elle.
—Tu es pour moi la marquise de Kardigân, continua-t-elle. Le jour où je vous ai fiancés, je faisais selon ma conscience et selon mon droit. Mon enfant, prie et implore Dieu. Je ne t'apporte pas de consolations pour ce qui est inconsolable, mais élève ton âme au ciel, offre à Celui qui nous voit et nous juge, offre-lui ton déchirement, tes angoisses, comme un sacrifice digne de lui. Pleure, car tu souffriras moins… Et si, moi, je demande pour toi quelque chose à Dieu, c'est de te rappeler au Paradis, car la mort te sera douce autant que la vie te serait cruelle…
La Pâlotte écoutait avec stupeur les paroles de la princesse. Sa passion était trop violente pour qu'elle pût être impressionnée par ce qu'elles avaient d'éloquent. Elle ne voyait et ne devinait qu'une chose, c'est que la Duchesse avait fiancé Jean et Fernande.
Et elle ne le savait pas! Elle croyait stupidement que le serment du marquis le liait à jamais. Elle ne pouvait comprendre, elle qui n'était pas née dans la croyance auguste en ce que la royauté a de divin, elle ne pouvait comprendre que la Régente de France, au nom du roi de France, pouvait délier la conscience du marquis de Kardigân du serment donné.
Madame prit elle-même la jeune fille par la main et la conduisit à son lit, où Fernande se laissa tomber.
—Veillez sur elle, dit-elle en se retirant à la Pâlotte, qu'à son costume de paysanne bretonne elle crut être la servante de la pauvre veuve.
Quand Madame se fut éloignée, Jacqueline se précipita vers le lit.
—Ah! vous me trompiez donc? dit-elle.
Mais les sanglots avaient ébranlé la jeune fille, qui n'avait plus sa connaissance.
—Elle me trompait! reprit la Pâlotte en se croisant les bras et en regardant la jeune fille de son oeil sombre. Heureusement que ce mariage n'est pas fait, autrement.
Elle alla ouvrir la fenêtre pour respirer, son sein était oppressé. Il lui sembla apercevoir une ombre dissimulée dans un manteau, qui, assise au pied d'un arbre, se leva en l'apercevant, et prit la fuite.
Un soupçon lui traversa l'esprit. Elle se rappela cet inconnu, ce cavalier masqué, qui, dans la lande de Château-Thibaut, avait voulu enlever Fernande.
Mais ce ne fut qu'un éclair. Il n'y avait au monde qu'une chose qui pût l'intéresser: c'était son amour, sa rage, et cette sorte de jalousie posthume qui la faisait souffrir, quand elle se disait que, s'il n'était pas mort, le marquis de Kardigân aurait épousé Fernande.
Cependant la jeune fille revenait lentement à elle. La Pâlotte lui mouilla les tempes et la paume des mains. Elle ouvrit les yeux. La Jacqueline se pencha vers elle; ce ne fut point pour épier les progrès de la vie qui revenait, ce fut pour éclaircir ce que, pour elle, les paroles non expliquées de la princesse laissaient dans le doute.
—Vous alliez l'épouser, n'est-ce pas? dit-elle en adoucissant l'expression amère de sa voix.
—Oui.
—Et c'était… c'était Madame qui l'avait relevé de son serment prêté par lui à son père? C'était…
—Oui.
Jacqueline contint la colère qui grondait en elle.
—Alors, je n'irai pas sans vous, là-bas… Je vous y accompagnerai.
Fernande crut à la sincérité des paroles qu'elle entendait. Elle serra doucement la main de la Pâlotte.
—Et quand devait avoir lieu le mariage?
—Dans huit jours…
Fernande sentait son coeur se briser à ces souvenirs, mais elle avait une âpre joie à s'y rejeter. Elle ne vit point la Pâlotte se redresser, avec une expression de colère superbe. Celle-ci repoussa Fernande:
—Ah! Dieu soit loué! s'écria-t-elle; j'aime mieux le voir mort et couché dans la tombe, que vivant et ton époux!
VII
A TRAVERS LES RUINES
Fernande ferma les yeux en entendant l'horrible phrase de la jeune femme, et, poussant un faible cri, elle perdit de nouveau connaissance. La Pâlotte la regarda quelques instants avec un mépris indicible.
—Et voilà celle qu'il aimait! pensa-t-elle; voilà la faible enfant à qui il allait donner son nom, si la mort ne s'était pas mise entre eux deux!
Fernande revint à elle. Le visage de Jacqueline avait repris son calme.
—Vous l'aimiez aussi, murmura la jeune fille, et vous souffriez… je vous pardonne.
Elle se leva péniblement.
—Venez, dit-elle.
—Où voulez-vous aller?
—Vous l'avez dit vous-même. Nous ne pouvons pas laisser son corps sans une sépulture chrétienne.
—Quoi! au milieu de la nuit!…
—J'irai seule, alors.
—Non, reprit la Pâlotte. D'ailleurs, vous ne pourriez rien sans moi.
Vous êtes trop faible.
Fernande ne répondit rien. Elle sortit de la chaumière et marcha droit au campement des chouans. On la connaissait. La touchante histoire d'amour de ces deux êtres avait ému ces coeurs doux comme le sont tous les coeurs braves.
—Je voudrais une charrette et un cheval, dit-elle à l'un d'eux.
Cela ne prit que vingt minutes. Dans la charrette on mit des pelles et des pioches. Puis les deux femmes s'enveloppèrent dans leurs châles et l'on partit.
C'était un paysan de Vieillevigne qui les conduisait. Il savait que le but de ce voyage était le château de la Pénissière, et le cheval courait poussé par de vigoureux coups de fouet.
Elles firent le trajet sans échanger une seule parole, sans prononcer un seul mot.
Le vent léger de la nuit soulevait par moment le voile qui couvrait le visage de Fernande et Jacqueline le voyait inondé de larmes.
—Elle pleure, pensa-t-elle; moi, je le vengerai!
Pauvre Fernande! Cette nuit lui rappelait celle où, libres désormais, ils se fiançaient sous le regard de Dieu. La même lune étincelait dans le même ciel, les mêmes étoiles brillaient et, pourtant, comme la joie ardente avait rapidement fait place au désespoir sans bornes!
Il était perdu pour elle, en cette vie du moins, car elle sentait bien que, dans l'autre monde, Dieu les unirait pour toujours.
… La charrette courait. Deux heures après leur départ de Rassé, ils atteignirent la route qu'Aubin Ploguen et Lenneguy avaient franchie en courant. Hélas! où étaient-ils tous les deux? Morts aussi! L'héroïsme côtoie incessamment des tombes.
A quelque distance du château de la Pénissière, Jacqueline et Fernande furent averties de l'approche du lieu fatal par la réverbération des flammes. L'incendie n'était pas éteint. Le château brûlait toujours. Oh! quel spectacle, quand elles se trouvèrent en face de ce tombeau grandiose où reposaient les huit chouans!
Des murailles calcinées, des poutres à demi brûlées, des pierres presque tordues sous la puissante destruction de l'incendie. Une colonne de fumée montait vers le ciel, image de ces âmes héroïques qui y étaient montées, le sacrifice accompli.
Il n'y avait plus rien, là, d'une maison. Un amoncellement informe de matières brutes et noirâtres. Une seule chose était restée la même: les traces du sang versé qui couraient sur la terre durcie.
Fernande se mit à genoux et pria.
—Dieu a donné, Dieu a repris; que Dieu soit béni! murmura-t-elle.
—Elle se résigne, moi je hais, pensa Jacqueline, et ma haine sera plus forte que sa résignation.
Fernande se releva et prit une pioche. Le paysan et la Pâlotte l'imitèrent. Alors elle s'avança au milieu des décombres, sans se demander si elle s'exposait, si une poutre ne l'écraserait pas. Elle leva son outil et se mit à creuser.
Dieu a fait sa créature d'un limon étrange. La volonté, qui renverse le fort, sait donner aussi cette force à celui qui est faible. Fernande semblait ne connaître ni la fatigue, ni l'épuisement; elle frappait au milieu de ces pierres avec l'énergie d'un homme vigoureux.
Et l'on eût dit que ses frêles mains auraient à peine pu soulever la pioche lourde dont elle se servait. Cela dura ainsi pendant une demi-heure: le paysan et Jacqueline furent fatigués avant elle.
Un voyageur attardé n'aurait rien compris à ce tableau. Par cette nuit d'été, dans ce cadre merveilleux de poésie de la plaine bretonne, deux femmes et un paysan, perdus au milieu de ces ruines et creusant un chemin à travers les pierres encore chaudes du manoir écroulé.
Fernande était pâle; mais elle semblait ne pas connaître la fatigue. De demi-heure en demi-heure, elle se reposait; elle s'asseyait sur les pierres, regardait fixement devant elle. Dans son immobilité douloureuse, elle semblait être alors comme la fée de ces ruines. Un rayon de lune prêtait à ce décor du château incendié quelque chose de ce théâtral aspect du reste des monuments romains dressant leurs bras décharnés, vieux de quinze siècles.
Quand les pierres, les poutres, et les débris déblayés encombraient, le paysan les charriait dans sa voiture et allait les transporter plus loin.
Puis le travail reprenait. Trois heures s'écoulèrent ainsi. Le soleil s'était levé, lentement, majestueusement.
A sept heures du matin, le paysan tournant son chapeau entre les doigts, d'un air très intimidé, dit à Fernande qu'il avait faim.
—Allez, mon ami, répondit-elle, nous vous attendrons.
—Oh! ce n'est pas tout, mademoiselle; il y a une ferme, près d'ici, à un quart de lieue. Ce sont de braves gens: ils me donneront bien une écuellée de soupe et un pichet de cidre.
—Allez, vous dis-je.
Elles restèrent seules toutes les deux. Ni l'une ni l'autre ne connaissait la faim: la douleur nourrit. Que la jalousie de Jacqueline souffrît ou que ce fût l'amour désespéré de Fernande, ce n'en était pas moins la douleur humaine dans ce qu'elle a de plus profond et de plus inconsolable.
Elles attendirent le retour du paysan, leur guide, assises à côté l'une de l'autre, et toujours sans s'adresser la parole. La mort qui se dressait si près d'elles ne suffisait pas à tuer ce qui les séparait. Jacqueline se disait que Fernande avait été la mieux aimée, celle à qui Jean-Nu-Pieds avait voué sa vie; et cela seul suffisait à la faire haïr. Et pourtant comme il était loin ce bonheur de la jeune fille, comme tout était bien fini!
Le paysan revint, et les travaux recommencèrent. Le trou creusé avait environ deux mètres de profondeur sur trois de large, et c'étaient deux femmes aidées d'un seul homme qui obtenaient un pareil résultat! Il est vrai que la terre et les pierres, amollies pour ainsi dire par le feu, étaient devenues friables. La pioche enfonçait aisément, ainsi que dans un terrain détrempé par de fortes pluies.
Les mains de Fernande portaient les fières cicatrices de ce labeur sacré. Pauvres petites mains! Le fer de la pioche avait éraflé au vif la peau délicate de la jeune fille. Fernande enveloppa sa main de son mouchoir et ne s'arrêta pas. Elle ne sentait rien, ni fatigue, ni faim, ni soif. La fièvre soutenait le corps, de même que la douleur et la résignation soutenaient l'âme.
La matinée entière s'écoula ainsi. Le trou creusé s'agrandissait en largeur et en profondeur. Mais il arrivait parfois qu'un écoulement se produisait, et alors c'était à recommencer.
Vers midi, le paysan demanda de nouveau à aller se restaurer. Les deux femmes prirent un moment de repos. A une heure, le travail reprit. A cinq heures du soir, il y avait douze heures qu'elles étaient là. Jacqueline sentit les premiers appels de la faim. Elle accompagna le paysan à la ferme, laissant seule Fernande.
La jeune fille chancelait. La faim n'avait aucune prise sur elle, mais sa force factice était à bout. Elle se laissa tomber au milieu des ruines, et, sur cette dure couche, elle s'endormit d'un pesant sommeil, plus fatigant peut-être que la veille et l'attente.
C'est Shakespeare qui à trouvé le dernier mot de l'angoisse humaine, quand il fait dire à Hamlet la phrase désespérée où le doute combat la croyance:
… To die;—to sleep;— To sleep!—per chance to dream!
(—Mourir!—Dormir!—Dormir! Rêver peut-être!)
Pauvre Fernande! Ce n'était pas le rêve de la mort qu'elle craignait, comme Hamlet. Non, c'était le rêve de la vie, alors que l'âme, dégagée du corps par le sommeil, plane, légère et immaculée, au-dessus des misères et des souffrances de ce monde.
Que lui importait de mourir! La mort, au contraire, elle l'appelait à grands cris, elle suppliait tout bas Dieu de la prendre en pitié et de la rappeler à lui…
Pauvre Fernande! le rêve de la tombe ne l'effrayait point, car elle sentait au delà l'éternité de bonheur promise. Mais s'endormir le coeur brisé, s'endormir sur le sépulcre même qui couvrait le corps de son bien-aimé, et sur ce lit nuptial oublier dans le sommeil qu'il était mort, penser à lui, le voir souriant et beau, dans toute la fierté de sa jeunesse, dans toute la noblesse de son amour; voilà le rêve qui l'épouvantait, car il lui paraissait un sacrilège.
… To die; to sleep;—
To sleep! per chance to dream!…
Était-ce un rêve?
Il lui semblait qu'une voix déchirante qui appelait au secours sortait du fond des entrailles de la terre, et que cette voix était celle de Jean…
Le paysan et Jacqueline revinrent. La jeune fille n'osa point leur parler du cri qu'elle croyait avoir entendu. Elle le prenait pour un effet du délire constant auquel elle était en proie. Son coeur avait été assailli de trop de coups successifs pour rester ouvert à l'espérance. Son espérance était bien morte!
Tout à coup, le même gémissement qui avait frappé l'oreille de Fernande se renouvela. Les trois êtres humains penchés sur les ruines demeurèrent muets de stupeur… Les deux femmes se regardèrent secouées de pensées diverses. Quoi! Jean-Nu-Pieds vivrait!… L'une et l'autre n'osaient s'avouer ce qu'elles pensaient. Mais si Fernande avait pu comprendre le regard haineux que lui jeta la Pâlotte, elle aurait frémi.
—Il n'y a pas à hésiter, dit le paysan, nous n'aurions fini notre besogne qu'à la nuit avancée; mais maintenant un retard peut tuer ceux qui survivent.
—Que voulez-vous faire?
—Aller à la ferme.
—Quoi! vous?…
—Mam'zelle, je sais ce que je dis. C'est sérieux, je vous le jure.
—Parlez vite!…
—Quand je serai retourné à la ferme, je dirai aux compagnons de venir, et, à nous tous, nous aurons vite creusé un trou assez grand.
—Partez vite! reprit Fernande.
Le paysan s'élança en courant et disparut derrière un monticule de la lande.
Restées seules, les deux jeunes femmes ne voulurent pas se reposer. L'amour emporté de l'une avait autant de vaillance que l'amour chaste de l'autre.
Au bout d'une demi-heure, les ouvriers de la ferme parurent. Ils portaient des pelles et des pioches sur leurs épaules. C'étaient des fidèles: quel était le paysan qui ne fût pas royaliste en Bretagne?
Ceux qui n'étaient pas de corps avec les Vendéens étaient avec eux de pensée. Les gars eurent bientôt mis habit bas. Jacqueline et Fernande furent chargées de veiller sur la route. Quand ils n'étaient que trois, leur travail ne courait aucun risque d'être interrompu.
Mais, maintenant qu'ils étaient une dizaine, des soldats pouvaient passer, et se demander ce que faisait là ce rassemblement à une pareille heure?
La besogne fut vivement attaquée. A mesure que les gars creusaient, on entendait se reproduire plus perçant le cri d'appel qui avait déjà frappé l'oreille de Fernande.
De temps en temps, la jeune fille ou Jacqueline venait en courant pour voir si l'espérance soudaine que Dieu leur envoyait se réalisait.
Tout à coup, sous un amoncellement de moellons, on découvrit le souterrain dans lequel les héros étaient ensevelis.
Il faudrait une heure, peut-être, pour le percer, attendu que plus on enfonçait, plus les pierres et la terre étaient brûlantes. Les travailleurs pouvaient craindre à chaque instant qu'un des leurs fût blessé.
Ils avançaient.
La charrette portait à dix ou quinze mètres plus loin les détritus calcinés qu'on sortait du trou.
La voix gémissait et parlait toujours.
—Tenez, écoutez, mam'zelle, dit le paysan, pendant qu'elle était venue, anxieuse, se joindre un moment à eux.
Fernande écouta…
Oh! qui pourrait peindre l'expression déchirante de son visage, pendant qu'elle restait là, l'oreille tendue, sachant bien que sa destinée entière était dans ce qu'elle allait entendre!
Le son venait à elle, léger, et comme affaibli par la distance et la terre qui l'étouffait à moitié. La jeune fille se coucha à terre, malgré le paysan qui craignait que ce sol enflammé l'aveuglât.
Elle entendit nettement ces mots:
—Vite… vite… nous mourons!
Une double idée frappa tous ces hommes. Évidemment les chouans savaient qu'on venait à leur secours, puisqu'ils disaient:
—Vite!… vite!…
Mais la voix ajoutait:
—Nous mourons!
Arriverait-on à temps?
Le labeur recommença, continué avec une violente énergie. Fernande souffrait mille morts. Quand elle avait reçu la fatale nouvelle, quand Son Altesse madame la duchesse de Berry avait daigné apporter à la pauvre enfant, non une consolation, mais un appui, oh! certes alors un violent désespoir l'avait torturée! Mais depuis que la pensée folle lui était venue que son bien-aimé pourrait vivre, elle croyait que, perdre cette espérance, ce serait le perdre, lui, une seconde fois.
C'était solennel à voir ces hommes creusant le sol avec acharnement, cette jeune fille pâle comme la statue de marbre d'une tombe, qui les contemplait de ses yeux égarés; et à quelques pas, cette autre femme qui sondait l'horizon, pour voir si les soldats ne viendraient pas rendre à la mort leurs ennemis que l'on voulait lui arracher.
L'appel des chouans se faisait entendre plus rare et plus faible toujours.
—Vite!… vite! disait Fernande, répétant les paroles qu'elle avait entendues.
La nuit était tombée, un peu claire. L'oiseau chantait à dix mètres de ce tombeau et de ces hommes qui le forçaient de rendre sa proie, l'oiseau, ce doux ignorant des carnages humains et des souffrances terrestres.
Fernande s'agenouilla, tordant ses mains:
—O mon Dieu! murmura-t-elle, ô mon Dieu! vous les sauverez… Vous ne pouvez pas nous avoir mis au coeur une pareille joie pour l'en arracher!… Ayez pitié d'eux, ayez pitié de nous… Songez que ceux qui sont couchés là-dessous étaient des meilleurs parmi vos enfants… Songez qu'en leur rendant la vie vous la rendrez à des filles, à des soeurs, à des mères… à des fiancées, qui pleurent à présent, mais qui seraient les plus heureuses de vos créatures!
Fernande avait parlé à voix haute. Pour ces paysans de Bretagne, la prière est un soutien et une force. Le trou se creusait; mais il devenait de plus en plus difficile et dangereux. Cependant rien ne faisait prévoir que les paysans seraient troublés dans leur sainte besogne. Jacqueline restait immobile sur la route, interrogeant l'horizon.
—Vite!… vite!… râla cette voix humaine qui gémissait.
La jeune fille laissa tomber sa tête dans ses mains. Son angoisse effrayante augmentait.
Quoi! on n'arriverait peut-être pas à temps; on pourrait ne pas les sauver!… C'était impossible! Dieu ne le permettrait pas.
La voix d'appel se faisait entendre de plus en plus éteinte; et cependant le trou creusé augmentait toujours. Une heure! le paysan avait dit: une heure! Mais avant une heure, ils seraient morts, étouffés; est-ce que depuis la veille au matin ils ne souffraient point dans ce tombeau creusé par leur vaillance et leur dévouement? Non, il ne faudrait pas une heure! Ils allaient être délivrés, rendus à la vie, quand Jacqueline accourut, pâle et anxieuse.
—Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux.
—Les soldats!
La Pâlotte étendit la main vers Clisson.
Ces deux mots tombèrent sur ces têtes comme un poids terrible.
—Les soldats! répéta-t-elle.
—Où?
—Tenez!
Un paysan se détacha et alla regarder dans la direction qu'indiquait la jeune femme.
Il revint, affolé:
—Oui, les soldats, ils approchent…
Un des gars jeta un coup d'oeil sur leur petite troupe.
Ils étaient dix..
—Sont-ils nombreux? demanda-t-il.
Sa voix était rauque et sa main se crispait sur le manche de sa pioche.
On sentait qu'il aurait voulu pouvoir les combattre.
—Ils sont trente!
—Trente!
Il y eut un silence.
—Dans combien de temps seront-ils ici?
—Dans un quart d'heure.
—Travaillons un quart d'heure, nous verrons ce qu'il faudra faire après.
Ils creusèrent environ un mètre avant que les soldats apparussent en vue.
—Cachons-nous! dit Fernande.
Ces ruines dressaient leurs murailles démantelées. Chacun d'eux se plaça derrière, et un silence profond régna. Ce silence ne fut troublé que par la voix d'appel qui disait:
—C'est fini… c'est fini… nous mourons.
Fernande faillit jeter un cri qui les aurait livrés, quand elle entendit ces mots. Quoi! ils seraient perdus les héros qu'on pouvait sauver, ils seraient perdus parce que des soldats auraient passé sur la route…
La vie humaine se compose d'émouvantes et terribles situations. Les hommes qui étaient ensevelis dans ce sépulcre n'étaient plus séparés de la vie, de l'air, que par un étroit obstacle, et cet obstacle on ne pouvait le renverser.
Cependant les soldats marchaient sur la route parallèlement aux ruines. Ainsi que l'avait dit le paysan, ils étaient trente. A les voir insouciants et gais, on devinait aussitôt qu'ils ne se doutaient pas qu'un terrible drame se jouait si près d'eux.
L'affaire du château de la Pénissière était devenue fameuse en quarante-huit heures. Les trente soldats et le lieutenant qui les commandait s'arrêtèrent pour regarder la place où s'était livré ce fameux combat…
—Alors ils sont enterrés là dedans, dit l'un?
—Oui, reprit un autre.
—Ils doivent avoir chaud!
—Pauvres gens! murmura un sergent en mâchant sa moustache grise.
Les soldats étaient impressionnés malgré eux.
Les gars breton, eux, frémissaient. Chaque instant passé pouvait tuer les Vendéens. La phrase du soldat:
«—Ils doivent avoir chaud!» prenait pour eux une épouvantable signification. Et si l'officier ou l'un de ses hommes entendait l'appel déchirant poussé par la voix!
Hélas! ce n'était même plus un appel. C'était un gémissement sourd et profond, un râle effrayant qui perçait la terre, comme la parole d'un mort!
L'officier s'était approché des ruines, examinant curieusement… Il crut entendre un gémissement, lui aussi.
—Halte! cria-t-il.
Les soldats écoutèrent.
—Écoutez-donc, les enfants, dit-il? Est-ce que vous n'entendez rien?…
VIII
LA DÉLIVRANCE
Il y eut quelques instants d'un émouvant silence. Les soldats écoutaient, allongeant leurs têtes, et tâchant de percevoir ce bruit dont leur avait parlé le lieutenant.
Oh! l'angoisse qui serrait en ce moment le coeur de Fernande! Elle crut mourir. La faible, mais héroïque jeune fille était de ces femmes que la vie ordinaire trouve craintives, mais que le coeur grandit.
Enfin le lieutenant s'écria:
—Je me serai trompé… en route!
Un des soldats entonna la chanson avec laquelle les troupiers d'alors aidaient à leur marche: les notes cadençaient le pas.
Ah! tu sortiras, Biquette, Biquette,
Ah! tu sortiras de ces choux-là!
Le refrain banal et vulgaire de cette ronde éclatait comme un étonnant contraste au milieu du drame. Il détonnait.
On les vit s'enfoncer un à un dans l'ombre de la route, répétant en choeur:
Ah! tu sortiras, Biquette, Biquette,
Ah! tu sortiras de ces choux-là!
A peine se furent-ils éloignés, que derrière chaque ruine les gars se dressèrent.
—Ah! que Dieu les sauve! s'écria Fernande.
Le gémissement qui avait frappé l'oreille du lieutenant était le dernier qui se fût fait entendre. On ne distinguait plus rien. La sueur au front, exaspérés et terrifiés en même temps, chacun de ceux qui étaient là creusait avec un acharnement nouveau.
—Entendez-vous l'appel? dit Fernande.
—Non!
Le trou s'agrandissait toujours. Un homme aurait disparu deux fois dans l'excavation formée. La jeune fille répétait:
—Entendez-vous?
Et toujours un des gars lui répondait ce même mot fatal qui navrait:
—Non.
Enfin, le terme de cette émouvante besogne arriva. Le dernier moellon fut arraché. Le souterrain apparut dans sa largeur, et au milieu, étendus dans toutes les positions, entremêlés pour ainsi dire les uns aux autres, les six hommes couchés. Quel horrible tableau! Ils paraissaient morts. Leurs visages pâles étaient tachés de marbrures rouges, produites par les étincelles de l'incendie. Les cheveux à moitié brûlés couvraient le front. L'un d'eux avait une blessure à la tempe qui sillonnait la figure et descendait au menton. Les mains se crispaient désespérément sur les crosses de leurs fusils.
—Morts! morts! s'écria Fernande.
Les gars descendirent et transportèrent chacun des six Vendéens. Le souterrain avait-il donc été leur tombe? Peut être eût-il mieux valu pour eux mourir d'une balle comme Grandlieu et Girardin?
Quand le souterrain fut vide, on put comprendre comment ce drame s'était passé. Le sous-sol, où les Vendéens s'étaient réfugiés, n'était en quelque sorte qu'une excavation au-dessus des fondations mêmes du château. Quand elle s'écroula, ils tombèrent dans ces fondations; les moellons amassés, les décombres de toute espèce en avaient muré les extrémités. Ils étaient dans un sépulcre…
On essayait de les rappeler à la vie.
Penchée sur Jean-Nu-Pieds, Fernande lavait à grande eau le visage de son fiancé. Mais le marquis restait immobile et rigide.
Henry de Puiseux semblait raidi déjà par la mort. Son visage et celui de Jean n'avaient subi que quelques blessures sans importance. Mais on voyait à l'épaule un caillot de sang. La jambe gauche était cassée.
Aubin Ploguen était horrible à voir. Un de ses yeux était crevé. Sa figure n'était qu'une plaie. Un faible soupir soulevait sa poitrine. Quant aux trois autres, ils étaient morts, sans qu'on pût même espérer se tromper. Louis de Semeuse a la poitrine trouée d'une balle; Darvenat, ce sublime clairon, avait le crâne fendu en deux. Sans doute que dans leur chute une pierre sera venue le fracasser contre les parois. Albert Devismes est celui dont la tempe est sanglante. Hélas! lui aussi est mort.
—Il respire! murmura Fernande.
—Oh! mon Dieu, dit-elle d'une voix haletante. Oh! mon Dieu, soyez béni.
Vous avez eu pitié de lui et de moi!
Henry de Puiseux et Aubin Ploguen, les deux seuls survivants avec Jean-Nu-Pieds de cette effroyable aventure, paraissaient perdus. Un des gars fut expédié à la ferme, pendant qu'on recommençait à laver les blessures des trois chouans. Il revint au bout d'une demi-heure, conduisant une charrette remplie de paille et traînée par un attelage de boeufs. Pendant cette absence, Henry avait ouvert les yeux. Un faible sourire éclaira sa figure, quand il aperçut autour de lui la campagne parsemée de genêts et de bruyères, quand ses poumons purent respirer le grand air de la délivrance. Aubin, lui, râlait. On le transporta dans la charrette le premier.
Jean était le moins dangereusement atteint.
A part les brûlures de l'incendie, il n'avait aucune blessure. Sans doute, le manque d'air seulement l'avait terrassé; l'atmosphère étouffante du souterrain succédant à l'air vicié, respiré au milieu des flammes, suffisait à le tuer.
Mais Dieu avait écouté les prières de la jeune fille et il vivait!
Les paysans entourèrent la charrette et reprirent le chemin de la ferme, où l'on transportait les blessés. Fernande, appuyée d'une main au rebord du bois, ne perdait pas des yeux celui dont elle s'était crue séparée pour toujours. Jacqueline, elle, restait silencieuse et sombre. Fernande ne se rappelait plus ce que la Pâlotte lui avait dit:
—«Je l'aime mieux mort et couché dans la tombe, que vivant et ton époux!»
Si elle se fût rappelé ce blasphème, elle aurait compris la lueur fauve allumée dans les yeux de la jeune femme.
Il était près de minuit quand on arriva à la ferme. Le gars qui était venu y chercher les charrettes avait expliqué ce qui se passait. Trois lits étaient préparés où l'on coucha les Vendéens, après qu'on eut expédié à Clisson chercher un médecin.
Cette ferme était grande et spacieuse. Elle appartenait à de riches paysans, absolument dévoués à la cause royaliste, et qui l'exploitaient de père en fils depuis de longues années. Les blessés devaient donc y trouver tous les secours nécessaires et toutes les assurances de sûreté.
Car il ne fallait pas les croire sauvés, pour avoir réussi à les sortir de ce tombeau, fumant encore, de la Pénissière! L'autorité militaire dormait les yeux ouverts, et le général Dermoncourt ne plaisantait pas.
Il fut donc décidé que l'excavation produite dans les décombres du château serait comblée à nouveau avec les pierres calcinées qu'on en avait retirées. Des soldats, comme pendant cette même soirée, pouvaient passer par là et voir ces fouilles. De là à tout deviner il n'y avait qu'un pas. Et si on les découvrait, les Vendéens mourraient fusillés.
Arrivée à la ferme, Fernande était tombée presque évanouie. Depuis quarante-huit heures elle n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi. Était-ce donc du sommeil, ce délire qui pendant une demi-heure s'était emparé d'elle, quand elle avait fermé les yeux sur les ruines?
Le paysan de Rassé dit deux mots tout bas à la femme du fermier, qui eut les larmes aux yeux en connaissant l'indomptable force de cette enfant qu'un rien semblait devoir briser.
Elle prit elle-même la jeune fille dans ses bras, soutenant sa marche qui chancelait, et la conduisit dans une grande chambre où on la coucha. Fernande s'endormit là d'un profond sommeil. Elle pouvait rêver! la joie lui était rendue.
To die, to sleep;— To sleep!—per chance to dream!
Le rêve désespéré de ses premières heures était fini. Il ne lui revenait plus que comme un de ces monstrueux cauchemars que font évanouir les premières lueurs de l'aube.
Pendant ce temps-là que faisait Jacqueline? La jalousie la tenait éveillée, bien que la fatigue lourde fermât ses paupières malgré elle.
Dans la pièce qu'on lui avait donnée pour prendre aussi un repos nécessaire, elle s'était jetée tout habillée sur son lit.
Jean-Nu-Pieds vivait!
Il vivait! c'est-à-dire qu'il était libre désormais, et qu'il épouserait Fernande. A la seule pensée de ce bonheur permis qui attendait les jeunes époux, un flot de sang plus chaud montait à son coeur. La colère faisait le duo de sa jalousie. Jean-Nu-Pieds vivait!
Mais la nature féminine dut céder à l'épuisement. Elle s'était soulevée à demi sur sa couche pour songer. Le sommeil la terrassa. Elle retomba vaincue et s'endormit comme sa rivale.
Le voyageur qui, passant sur la route à cette heure avancée, aurait vu la ferme se dresser dans la nuit, entourée de son rideau d'arbres blanchis par la lune, eût cru que c'était là l'asile du calme et du repos. La maison grise disparaissait presque, enfouie dans la verdure assombrie. Pas un cri ne sortait de ces bâtiments, pas une lumière ne brillait derrière les vitres.
Il aurait cru que là était le bonheur… et là s'agitaient pourtant les trois plus grandes passions, bonnes ou mauvaises, de la vie humaine, c'est-à-dire la haine, la jalousie et l'amour.
* * * * *
Le soleil était déjà haut dans le ciel que Jean-Nu-Pieds, Aubin Ploguen et Henry de Puiseux dormaient encore. Le médecin de Clisson était venu et avait interrogé leur sommeil. Aubin et Henry étaient gravement atteints, surtout le paysan; mais il croyait pouvoir répondre de leur vie. Quant au marquis de Kardigân, ses brûlures ne seraient pas longues à disparaître. S'ils étaient restés une heure de plus sous les décombres, disait-il, le manque d'air les aurait asphyxiés.
Dans la matinée arriva un express de Madame, prévenue aussitôt de l'événement. Elle ordonnait que les cadavres de Louis de Semeuse, de Darvenat et d'Albert Devismes fussent transportés à Rassé, où toute la petite armée vendéenne leur rendrait les honneurs suprêmes.
Quand Fernande s'éveilla, elle apprit tout cela, et remercia Dieu du fond du coeur. On lui dit que Jacqueline avait disparu: ce départ l'étonna, mais elle n'y attacha aucune importance.
La jeune fille entra dans la chambre où reposait le marquis de Kardigân. Jean-Nu-Pieds dormait encore. Elle s'assit au pied du lit de son fiancé et le veilla.
Trois heures se passèrent, pendant lesquelles Fernande épia le retour de la vie chez celui qu'elle aimait par-dessus tout.
Jean ouvrit faiblement les yeux. Lui aussi croyait sortir d'un affreux cauchemar. Il aperçut la jeune fille près de lui.
—Fernande!… murmura-t-il.
Et il se laissa aller au bonheur de vivre et d'être aimé.