← Retour

Jean-nu-pieds, Vol. 2: chronique de 1832

16px
100%

XXII

CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ

Le premier sentiment de l'honorable M. Jumelle, en apprenant que Jean-Nu-Pieds s'était échappé, avait été la colère. Il commença par corriger à coups de pied le malheureux la Licorne. Bien qu'homme libre, le mouchard ne trouva rien à redire à cette façon de prouver son mécontentement. Aujourd'hui la Licorne serait électeur: ô progrès des temps! Mais, passons.

M. Jumelle était trop intelligent pour ne pas comprendre que cela avançait fort peu ses affaires. Le marquis de Kardigân ne reviendrait pas se mettre benoîtement entre ses mains, parce qu'il criblait de coups de pied un agent maladroit. Il fallait aviser promptement. De deux choses l'une: ou Jean-Nu-Pieds avait quitté la Bretagne pour aller délivrer Fernande, ou il s'était réfugié dans une de ces retraites inaccessibles qui servaient de campement aux Vendéens vaincus.

Dans les deux cas, il était difficile, sinon impossible, de le reprendre. Dans l'hypothèse d'une fuite, M. Jumelle se décida à expédier un courrier séance tenante à M. Grégoire, afin de l'avertir que le lion était déchaîné. Nous avons vu que le courrier était arrivé à temps, puisque Fernande n'était plus au château de Quiévrain, quand Jean-Nu-Pieds s'y présenta.

Sur ces entrefaites, éclatèrent les terribles journées révolutionnaires qui mirent une fois de plus le trône de Louis-Philippe à deux doigts de l'écroulement. Le sous-chef de la police politique fut rappelé en toute hâte à Paris.

L'agent supérieur de la rue de Jérusalem, qui le remplaçait, ne connaissait que de nom les acteurs du grand drame vendéen.

Le marquis de Kardigân, le baron de Charette, le marquis de Coislin, tels étaient les trois chefs redoutés auxquels la police devait faire la chasse la plus active.

Or, le jour même du départ de M. Jumelle, Philippe de Kardigân et Jérôme Hébrard entraient à Nantes, ignorant ce qu'était devenue Fernande, et ayant vainement partout cherché ses traces. Ils croyaient, de même, que Jean-Nu-Pieds tenait encore la campagne; mais ils ne devaient pas tarder à être cruellement détrompés.

Comme ils passaient dans une rue peu fréquentée de la ville, ils virent à quelques pas devant eux un homme de haute taille, mais qui marchait courbé, comme sous une peine profonde.

—Nous ne sommes pas les seuls à souffrir, pensa Robert Français.

Est-ce qu'en effet Dieu ne nous a pas donné la souffrance en cette vie, pour mériter le bonheur dans une autre?

Les deux jeunes gens allaient continuer leur chemin sans faire plus attention à cet homme, quand celui-ci se retourna, les regarda un instant et laissa échapper un geste de surprise.

Robert Français le reconnut aussitôt. C'était Aubin Ploguen.

Le fidèle serviteur de Kardigân vint droit à celui qui ne portait plus le nom des Kardigân.

—Savez-vous où il est? demanda-t-il d'une voix brisée.

—Qui?

—Monsieur le marquis.

—Mon frère! Qu'est-il arrivé?

Aubin Ploguen leur raconta que Jean-Nu-Pieds avait été fait prisonnier, ainsi que Henry de Puiseux; que ce dernier avait été transféré à la prison de Nantes, mais que le marquis n'avait point reparu. Fallait-il donc croire qu'il avait été fusillé, c'est-à-dire assassiné obscurément, la nuit, entre les quatre murs d'un cachot?

Robert Français se sentit en proie à un désespoir sans bornes; mais le sang fier de sa famille coulait dans ses veines.

—Ah! malheur à eux, s'écria-t-il, s'ils ont osé toucher au dernier des
Kardigân! malheur à eux!

C'était beau d'entendre ainsi parler l'aîné d'une famille, quand il en avait été chassé comme indigne! Quand, obéissant par delà le tombeau à son père mort, il appelait lui-même le dernier des Kardigân, celui qui sortait avec lui-même de la souche commune!

—Écoute, Aubin, reprit-il, nous sommes trois, et trois hommes résolus, décidés tels que nous, peuvent tout et feront tout! Tu vas nous conduire à cette maison dont on avait fait une souricière et où il a été arrêté.

Mais les trois amis ne devaient même pas être obligés d'aller jusqu'au bout.

Comme ils tournaient l'angle de la rue Jean-Jacques-Rousseau, Jérôme Hébrard, serrant doucement le bras de Robert Français, montra à son compagnon un groupe d'individus qui, assis en dehors d'un café, causaient bruyamment en fumant et en buvant.

Parmi ces individus se trouvait une de nos anciennes connaissances, Trébuchet. Si le lecteur se rappelle la soirée où l'agent de police jeta si prestement Jérôme Hébrard à l'eau, il doit comprendre que l'ouvrier devait conserver fort mauvais souvenir du camarade de la Licorne.

Heureusement Trébuchet ne vit point les deux jeunes gens. Ceux-ci purent tourner l'angle de la rue et se cacher derrière une maison, sans perdre de vue le café.

—Aubin, dit Robert Français, tu vois cet homme qui est là, derrière cette colonne? Il ne te connaît pas. Tu vas donc le suivre jusqu'à la nuit. Dès qu'il sera entré dans une maison, tu viendras nous prévenir. Jérôme et moi serons à l'hôtel d'Angleterre.

Le chouan fit signe qu'il avait compris. Il avait vieilli de dix ans, depuis que son bien-aimé maître avait disparu. On eût dit qu'il ne voulait plus parler.

Jérôme et Robert s'éloignèrent. Aubin Ploguen resta, se promenant sur la place de long en large, et les yeux fixés sur le mouchard.

Celui-ci semblait fort peu pressé, se levait, chantait, riait et fumait avec un entrain particulier. Sans doute le gouvernement avait récompensé richement les policiers, afin que leur zèle ne se ralentît pas.

Pendant une heure, Trébuchet ne quitta pas le café. Quand il se décida à s'en aller, Aubin Ploguen marchait tranquillement à quelques pas derrière lui. Le policier traversa une partie de la ville et entra dans la maison de la rue Montdésir, qu'avait louée autrefois M. Grégoire; puis il revint sur ses pas et se dirigea vers la rue Vieille. Il sonna au numéro 9. On se rappelle que c'était précisément la maison qui avait servi de souricière à M. Jumelle, et qu'Aubin Ploguen la connaissait, puisqu'après avoir suivi son maître jusque-là, il était revenu avertir M. de Charette de ce qui se passait. Le chouan eut l'idée de prévenir aussitôt ses amis.

Il avisa un commissionnaire qui attendait des clients, assis sur une borne. Courant à lui, il lui mit dans la main une pièce de vingt sous, et lui ordonna d'aller dire à M. Jérôme Hébrard, à l'hôtel d'Angleterre, que son cousin l'attendait rue Vieille.

Pendant une demi-heure, Aubin Ploguen resta immobile, ayant l'air de se chauffer au soleil et les yeux fixés sur le numéro 9. Enfin Jérôme Hébrard arriva. Le jeune ouvrier avait laissé Robert Français à l'entrée de la rue. De cette façon, Aubin étant à l'autre extrémité, personne n'y passerait sans qu'ils pussent surveiller.

Il pouvait être environ trois heures du soir. Les trois amis attendirent jusqu'à six heures. Trébuchet ne reparut pas. Cette longue station devenait inquiétante. Ils ne savaient trop que croire, les uns et les autres, quand Aubin eut enfin une idée pratique:

—La maison a une issue par derrière, dit-il.

On voit que le fils de Cibot Ploguen ne se trompait pas, puisque c'était par cette seconde issue que M. Jumelle avait fait partir Jean-Nu-Pieds.

Jérôme et Robert étaient entrés dans une boutique de marchand de vins, d'où il était possible de surveiller toute la rue. Ils y gagnaient de ne pas être remarqués. Aubin les y laissa et fit le tour du pâté de maisons. Il ne tarda pas à revenir, en disant qu'en effet la maison avait un jardin fermé par un mur assez haut, mais qu'une petite porte s'ouvrait dans ce mur, donnant passage sur une route extérieure qui était déjà presque la campagne.

Sept heures du soir venaient de sonner. Robert comprit qu'une plus longue station dans la rue Vieille serait inutile. Étant données les traditions de la police, les mouchards qui avaient affaire dans la maison devaient entrer par la rue et sortir par le jardin. En tous cas, mieux valait surveiller l'issue cachée que l'issue apparente.

Ils partirent l'un après l'autre et tournèrent successivement le pâté de maisons. Ce jour-là était un lundi. Le lendemain du dimanche est généralement fêté par les ouvriers paresseux. On ne devait donc pas trop s'étonner de voir ces trois hommes, couchés dans les herbes, dans les poses les plus abandonnées et simulant un profond sommeil.

Huit heures, puis neuf heures du soir sonnèrent au loin. Il faisait encore jour, ce jour crépusculaire qui ressemble à un dernier combat entre l'ombre et le soleil, son éternel ennemi. Heureusement que personne ne parut, car les trois amis n'auraient pu profiter de l'obscurité avec cette demi-clarté douteuse.

Un peu après dix heures, ils entendirent crier le sable du jardin.

Un silence profond régnait autour d'eux, leur permettant de distinguer tous les bruits qui se produisaient: à peine, de temps en temps, le gémissement plaintif d'une chouette passait-il à travers les branches des hauts peupliers.

La petite porte creusée dans le mur s'ouvrit, et la silhouette d'un homme se dessina sur les pierres. Pas un d'eux ne bougea. Il fallait laisser à cet homme le temps de s'engager dans la campagne. Dès qu'il eut fait vingt pas, Aubin se leva silencieusement. Ses deux compagnons l'imitèrent.

Trébuchet,—car c'était lui,—continua d'avancer avec insouciance, ne se doutant guère de la redoutable escorte que lui donnait sa mauvaise étoile.

XXIII

LES SOUFFRANCES DE TRÉBUCHET

Malheureusement pour lui, Trébuchet ne tarda pas à être plus clairvoyant. Le pied de Jérôme Hébrard heurta une pierre; Trébuchet se retourna avec inquiétude. Aussitôt Aubin Ploguen laissa tomber sa puissante main sur l'épaule du mouchard et le terrassa. La surprise de Trébuchet ne laissait pas d'être amplement désagréable. Elle devint bien plus désagréable encore, quand les trois hommes s'étant réunis autour de lui, il reconnut parmi eux Jérôme Hébrard, auquel il avait fait prendre un bain dans la Loire.

Si Trébuchet avait eu plus de sang-froid, il aurait pu crier et appeler au secours; mais, comme il n'en fit rien au premier moment, au second, cela lui devint impossible, attendu que, sur un signe de Robert Français, Aubin Ploguen l'avait déjà garrotté et bâillonné.

Le robuste chouan chargea l'agent de police sur ses épaules, comme il aurait fait d'un paquet de linge, et ils s'enfoncèrent dans la campagne.

Ils n'avaient pas échangé une seule parole, mais ils se comprenaient.

Au premier bouquet de bois qu'ils rencontrèrent sur leur route, ils y entrèrent, et se mirent en devoir de délier le prisonnier.

Trébuchet roulait ses gros yeux abêtis par l'épouvante, et semblait en proie à une terreur d'autant plus grande, qu'il ignorait encore ce qu'on voulait faire de lui.

Depuis un instant, Aubin Ploguen roulait un projet dans sa tête carrée. Il ne lui suffisait plus d'apprendre où était son maître, il voulait, en cas qu'il fût en danger, l'arracher à ce danger.

Aussi, comme Robert Français mettait le doigt sur sa bouche pour commencer l'interrogatoire du mouchard, le chouan lui fit signe de ne point parler encore.

—Écoute, dit Aubin à Trébuchet en regardant le misérable bien en face, tu es un coquin, donc tu dois avoir peur de la mort…

Le raisonnement de Ploguen était juste, car à ce mot de «mort,»
Trébuchet fit une grimace significative.

—Eh bien, continua le Vendéen, je te jure… (et il est bon que tu saches que je n'ai jamais manqué à mon serment), je te jure que si tu n'obéis pas exactement à ce que je te commanderai, je te brûle la cervelle comme à un lièvre!

En parlant ainsi, Aubin appliquait la gueule d'un pistolet sur la tempe de Trébuchet, qui tomba à genoux.

—Grâce! grâce! hurla-t-il.

—C'est à toi à te la refuser ou à te l'accorder. Réponds à mes questions et obéis à mes ordres, c'est le seul moyen que tu aies de sauver ta peau, à laquelle tu me parais tenir beaucoup.

—Parlez…

—Qui demeure dans la maison d'où tu viens?

—Le sous-chef-adjoint de la police politique.

—Comment s'appelle-t-il?

—M. Dervioud.

(C'était vrai, car nous savons déjà que M. Jumelle avait dû quitter
Nantes depuis deux jours, rappelé à Paris par le préfet de police.)

—Avez-vous des prisonniers?

—Oui.

—Combien?

—Deux.

—Leurs noms.

—L'un, jeune, qu'on appelle M. de Puiseux; l'autre est le propriétaire de la maison, M. de Révilly.

Les trois hommes échangèrent un regard en frissonnant. Pour qu'on ne nommât pas Jean-Nu-Pieds, il fallait que le marquis de Kardigân eût été transféré ailleurs ou passé par les armes.

—Il faut que tu nous introduises dans la maison.

—Bien.

—Cette nuit, le peux-tu?

—J'essayerai.

—Tu n'as pas à essayer; rien ne t'est plus facile; on ne se méfie pas de toi, et on ne nous sait pas si près. N'oublie pas qu'à la moindre trahison de ta part…

Le geste d'Aubin Ploguen pouvait se passer de commentaires. Trébuchet claquait des dents.

—Y a-t-il des soldats dans la maison?

—Non.

—Et des agents de police?

—Oui, il y en a quatre.

—Bien. Tu nous conduiras à l'endroit où ils sont. Comme ils restent évidemment dans la maison pour être toujours aux ordres de leur chef, ils doivent se tenir dans la même chambre ainsi que les soldats d'un corps de garde.

—En effet.

—Ensuite, tu nous indiqueras dans quelle partie de l'habitation sont enfermés M. de Révilly et M. de Puiseux.

Ce pauvre gredin de Trébuchet était absolument navré. Il grelottait de ses quatre membres.

—Mais… si… je fais tout cela… les autres me tueront.

—Quels autres?

—Mes camarades.

—Ah! c'est possible. Mais si tu ne le fais pas, tu seras tué par nous.
Réfléchis.

La réflexion ne pouvait pas avoir un effet douteux. La mort était problématique d'un côté; de l'autre, elle était certaine. Trébuchet n'avait pas à hésiter, et comme il était fort intelligent, il n'hésita pas.

—Je vous conduirai, balbutia-t-il, et je ferai tout ce que vous voulez; mais vous me rendrez à la liberté après?

—Oui.

—Surtout, promettez-moi que vous ne direz jamais que je vous ai servi de guide cette nuit?

—Je te le promets.

—Allons… puisque vous le voulez.

Pour plus de sûreté, on remit dans la bouche du mouchard le linge qui
lui avait servi de bâillon; puis, Jérôme Hébrard le prit par un bras,
Robert Français par l'autre, et tous les trois, précédés d'Aubin
Ploguen, revinrent dans la direction de la maison de la rue Vieille.

Vue du dehors, on aurait cru qu'aucun changement ne s'était produit à l'intérieur. Elle avait toujours cette même apparence calme.

Trébuchet s'avança vers la petite porte, et, tirant une clef de sa poche, l'ouvrit.

Ils entrèrent dans le jardin, en ayant soin de marcher lentement sur les bandes de gazon qui servaient de bordure aux parterres, afin de ne pas faire crier le sable sous leurs pas. Les lumières brillaient derrière les vitres. On distinguait des corps qui passaient et repassaient.

—Où est la prison? demanda tout bas Aubin Ploguen à Trébuchet. De son doigt, celui-ci indiqua la cour.

—Fais-nous entrer dans la maison.

Au moment où les trois amis allaient exécuter leur dessein, un bruit de pas résonna dans la chambre qui donnait sur le jardin; puis la fenêtre s'entre-bâilla.

À la lueur des lampes, ils distinguèrent quatre ou cinq hommes assis à des tables et écrivant.

L'homme qui venait d'entrer dans la pièce, apparemment M. Dervioud, le sous-chef-adjoint de la police politique, s'adressa à l'un des rédacteurs:

—Le rapport est-il fait?

—Oui, monsieur.

Les trois amis s'étaient jetés derrière un taillis: on ne pouvait les voir. Bien leur en avait pris, d'ailleurs, car M. Dervioud jetait de fréquents regards dans le jardin. Enfin il se retira; mais au moment de laisser ses agents à leurs travaux, il ajouta:

—Hâtons-nous. Il faut que ce marquis de Kardigân soit arrêté demain.

Le sentiment qui agita l'âme des trois amis fut double: joyeux, puisque Jean-Nu-Pieds était libre; inquiet, puisque la même phrase qui leur annonçait cette nouvelle signifiait aussi qu'il était menacé.

M. Dervioud était déjà sorti, mais il rentra et dit:

—Dès que Trébuchet sera de retour du télégraphe, vous me l'enverrez.

Cette recommandation du sous-chef adjoint à notre vieille connaissance M. Jumelle, ne fut pas perdue pour ses employés qui travaillaient dans la chambre, mais elle le fut encore moins pour Aubin Ploguen.

Avec sa franche logique, le chouan se disait que Trébuchet, s'il allait au télégraphe, avait dû y porter quelque chose.

Ce quelque chose, il voulait l'avoir. Il chargea de nouveau le mouchard sur ses épaules, et faisant signe à Robert Français et à Jérôme Hébrard de rester où ils étaient, il porta Trébuchet au fond du jardin.

—Donne-moi la dépêche, dit-il.

Trébuchet ne se fit pas prier. Il tira de sa poche le papier, et le tendit au chouan. Celui-ci le déplia et lut. Aussitôt une vive crainte se peignit sur ses traits.

La dépêche était rédigée en chiffres. Mais il se dit que Trébuchet connaissait cela.

Malheureusement le mouchard l'ignorait. Aubin Ploguen n'avait pas à douter. Trébuchet en était arrivé à un état de terreur tel qu'il eût raconté ses moindres pensées au terrible Vendéen, pour peu que celui-ci en eût manifesté le désir.

Le problème existait toujours, néanmoins. Le papier fut mis sous les yeux de Robert Français et de Jérôme Hébrard. Mais ni l'un ni l'autre ne purent le résoudre.

Et pourtant ils avaient l'intuition que cette dépêche concernait Jean-Nu-Pieds, et qu'en la lisant ils sauveraient d'un grand péril celui qui leur était si cher.

XXIV

LE DÉVOUEMENT

Ils en étaient à ces hésitations mêlées de craintes, lorsque ce bruit sec et bruyant que font des crosses de fusil sur les pierres d'un chemin retentit au dehors, sur la route. Était-ce un danger qui les menaçait de ce côté-là?

Aubin Ploguen n'hésita pas un instant. Il fallait, avant tout, mettre en sûreté leur prisonnier, et empêcher qu'on ne pût le leur reprendre. Mais il était important que l'un d'eux restât dans le jardin pour surveiller ce qui se passerait.

Robert Français déclara que ce serait lui. En vain Jérôme Hébrard voulut s'y opposer; en vain Aubin Ploguen tenta de prouver au frère de son maître que ce n'était pas à lui qu'incombait ce devoir, le jeune homme demeura inébranlable.

L'ouvrier et le paysan furent obligés de céder. Ils s'éloignèrent, laissant seul Philippe de Kardigân.

Cependant, les soldats, dont l'arrivée avait été annoncée par le bruit des crosses de fusil sur les pierres, ouvraient la petite porte du jardin et entraient l'un après l'autre. Aubin Ploguen et Jérôme durent se jeter dans les taillis du fond, comme Robert Français s'était jeté dans les taillis placés sur le devant.

Ils purent compter ainsi les soldats. Ils étaient au nombre de vingt. Un factionnaire fut placé à la porte, le lieutenant qui commandait cette demi-section entra dans la maison et se dirigea vers le cabinet du sous-chef-adjoint.

Robert Français n'était pas inquiet pour son ami, bien que la porte fût gardée. Il savait qu'Aubin Ploguen trouverait toujours le moyen, non-seulement de s'évader en ayant Trébuchet sur son dos, mais encore de faire évader Jérôme.

En effet, le bruit sourd de deux chutes simultanées retentit. Le factionnaire n'entendit rien ou, s'il entendit, n'attacha aucune importance à ce bruit.

Le jeune homme se tenait à plat ventre au milieu des branches d'arbustes assez épaisses. En plein jour, on aurait eu peine à l'apercevoir, à plus forte raison au milieu de la nuit.

Il n'y avait pas dix minutes que l'ouvrier et le paysan avaient pris la fuite, quand le lieutenant et M. Dervioud parurent sur le perron. Ils causaient à voix haute. Le sous-chef-adjoint de la police politique avait l'air assez inquiet.

Le hasard voulut qu'ils vinssent se mettre à quelques pas de Robert
Français. Il entendit une partie des paroles qu'ils échangeaient ainsi:

—Cet homme n'a point reparu?

—Non, répliqua M. Dervioud.

—Depuis combien de temps est-il parti?

—Depuis deux heures. La dépêche était importante. Le télégraphe, par cette nuit claire et sans brouillard, aurait pu la transmettre à Paris en trois heures; trois heures de Paris à Dijon également, et M. de Kardigân aurait pu être arrêté[11].

—Comment avez-vous pu savoir qu'il était à Dijon?

—C'est mon prédécesseur, M. Jumelle, qui nous a prévenus.

—Ne peut-il s'être trompé?

—C'est impossible. Cet homme est d'une finesse et d'une lucidité incomparables.

—Pourquoi M. de Kardigân, pouvant s'enfuir à l'étranger, resterait-il en France?

—J'ai fait cette objection à M. Jumelle, qui m'a répondu que M. de Kardigân avait une mission sacrée à ses yeux, et que, pour la remplir, il risquerait sa vie.

Le lieutenant et M. Dervioud s'éloignèrent dans le fond du jardin, en se promenant lentement. Ils parlaient si haut que le bruit de leurs paroles venait distinctement jusqu'à Robert Français, mais il ne pouvait plus entendre ce qu'ils disaient.

Le coeur du jeune homme était serré. Ainsi, il ne s'était pas trompé, en ayant le pressentiment que la dépêche chiffrée concernait son frère. Mais il ne songeait pas à s'applaudir de sa découverte. Il ressortait clairement des lambeaux de conversation entendus, que M. Dervioud savait à quoi s'en tenir sur la disparition de la dépêche. Sans doute, le sous-chef-adjoint de la police politique avait envoyé un de ses agents au bureau télégraphique, et là, on lui avait évidemment répondu qu'on n'avait vu personne.

M. Dervioud avait dû expédier une autre dépêche: la seule chose qu'eût gagnée Jean-Nu-Pieds, c'était un retard de deux heures. Mais la dépêche n'en arriverait pas moins le lendemain matin à Dijon, et le marquis de Kardigân serait arrêté, si, ainsi que l'avait assuré M. Jumelle, il se trouvait dans cette ville.

Quant à cette mission sacrée dont parlait M. Dervioud, Robert Français la connaissait. Jean-Nu-Pieds, plus heureux que lui et que Jérôme Hébrard, avait découvert les traces de Fernande. Le lieutenant et son compagnon revenaient, continuant leur promenade. Robert tendit l'oreille afin de surprendre ce qui se dirait, mais il n'entendit que ces deux phrases insignifiantes:

—Êtes-vous sûr de cet homme?

—On est toujours sûr de ces gens-là. C'est un ancien voleur. Sans la police qui s'en sert, il serait depuis longtemps au bagne.

Évidemment ces paroles s'adressaient à Trébuchet. Au retour, M. Dervioud et le lieutenant se séparèrent. Celui-ci commanda à ses hommes de rompre les faisceaux qu'ils avaient formés à leur arrivée dans le jardin, et de se mettre en rang. Celui-ci était rentré dans la maison.

Jusque-là, Robert Français n'avait pas songé à se demander pourquoi les soldats étaient venus, mais il n'allait pas tarder à en avoir l'explication.

Dix minutes se passèrent encore. Puis un homme d'une cinquantaine d'années parut sur le perron, entouré d'agents de police. C'était M. de Révilly. On lui fit prendre place au milieu des soldats. Il fut presque immédiatement suivi par Henry de Puiseux. Notre héros était un peu changé: la réclusion l'avait pâli. Un cercle noir bistrait le contour de ses yeux. Mais il avait conservé son attitude insouciante et tranquille.

Henry de Puiseux roulait une cigarette au moment où il arrivait sur le perron. Avec autant de calme que s'il eût été dans un salon, il s'avança vers le lieutenant qui fumait un cigare.

—Pardon, monsieur, lui dit-il, auriez-vous l'obligeance de me donner un peu de feu, en attendant que vous le commandiez contre moi?

Henry et M. de Révilly croyaient en effet qu'on les transférait dans une autre prison, afin de les passer par les armes. Le lieutenant souleva poliment son képi, et tendit son cigare à son prisonnier.

Henry de Puiseux remercia, et alla se mettre à côté de M. de Révilly.

Quelques instants après, le lieutenant remettait un reçu à M. Dervioud, et commandait le départ. Les soldats disparurent les uns après les autres.

Robert Français se glissa de taillis en taillis jusqu'à la porte du jardin. Puis, comme il n'avait pas la clef, qu'Aubin Ploguen avait gardée, il se hissa sur le mur, ainsi qu'avaient fait ses amis, et sauta au dehors. À trente mètres de lui, il aperçut la petite troupe qui marchait. Alors il se décida à la suivre, se disant, non sans raison, qu'il pourrait peut-être se rendre utile aux prisonniers.

Qu'on ne s'étonne pas de voir un républicain s'intéresser à des chouans. Quelle que fût sa tendresse pour son frère, Robert Français serait mort avant de lever le doigt pour aider au retour d'un régime politique qu'il détestait. Mais il pouvait tenter de les délivrer sans aller contra sa conscience. Républicains et légitimistes étaient les grands ennemis du trône de Louis-Philippe.

Une distance de vingt minutes séparait la route, où ils marchaient en ce moment, de l'intérieur de la ville.

Robert Français continuait à suivre les soldats à une certaine distance, quand il entendit une double détonation de pistolet sur le côté, puis des cris et des pas précipités.

Tout à coup un homme passa en courant, poursuivi par deux autres.

C'étaient Trébuchet et Aubin avec Jérôme. Le mouchard avait pu s'échapper, et ses gardiens voulaient le reprendre.

Robert Français comprit aussitôt le danger de la situation. Ses deux amis, ignorant la présence des soldats, allaient tomber entre leurs mains. Déjà le lieutenant, justement inquiet, faisait faire volte face à ses hommes et leur ordonnait de se tenir, l'arme chargée, prêts à repousser toute attaque.

Robert n'écouta que son dévouement.

Il cria:

—Alerte! alerte!

Jérôme et Aubin s'arrêtèrent court; mais avant que le frère de Jean eût pu prendre la fuite, quatre soldats l'entourèrent.

—C'est un de ceux qui m'ont arrêté, s'écria Trébuchet.

—En route! ordonna le lieutenant.

La petite troupe reprit la direction de la ville, entraînant Robert Français. Grâce à lui, les deux amis étaient libres. Qu'importait qu'il fût prisonnier, si eux étaient sauvés!

À peine arrivé en ville, l'officier qui commandait le détachement alla rendre compte à son colonel de ce qui lui arrivait. Le colonel ordonna que M. de Révilly et Henry de Puiseux fussent transférés immédiatement dans la prison de la cité. Quant à Robert Français, comme on ne savait ni son nom, ni l'intention qu'il avait eue en arrêtant un des agents de la police, le colonel ordonna qu'on le fît comparaître devant lui.

Le jeune homme fut amené en face de l'officier supérieur.

—Comment vous appelez-vous, monsieur? dit celui-ci.

Robert pensa à son frère, sur les traces duquel on était.

Il se dit que Jean-Nu-Pieds avait besoin de sa liberté, sans se dire aussi qu'en prenant sa place il se condamnait lui-même à mort.

—Je suis le marquis de Kardigân! répliqua-t-il d'une voix ferme.

Pourquoi aurait-on douté?

Il était impossible d'admettre qu'un autre que Jean-Nu-Pieds se livrât sous son nom. Les passions surexcitées par la guerre désespérée et héroïque qu'avaient faite les Vendéens, faisaient trop prévoir, hélas! quelle serait l'issue d'un procès, intenté surtout devant un conseil de guerre.

Le colonel s'inclina devant Robert Français.

Pour un officier, un ennemi prisonnier n'est plus un ennemi. Puis la légende de la Pénissière avait mis une auréole de gloire autour du front de Jean-Nu-Pieds.

—Monsieur le marquis, dit le colonel, croyez que mon devoir m'est pénible à remplir. J'aurais préféré avoir l'honneur de vous connaître plus tard, lorsque les passions qui nous séparent auront été calmées. Je dois prévenir mon supérieur, M. le général Dermoncourt, qui devra lui-même se mettre aux ordres de M. le comte d'Erlon, commandant en chef de la division militaire. Mais en dehors de ce que ma conscience m'oblige à faire, je suis tout prêt, monsieur le marquis, à accomplir tout ce qui sera en mon pouvoir pour adoucir votre position.

Ces dignes et loyales paroles émurent le jeune homme, bien qu'il ne pût en être étonné. Il savait que, dans notre armée française, les grands coeurs ne sont pas rares.

—Je vous remercie, colonel, et soyez assuré que votre courtoisie me laisse une grande gratitude pour vous. Je n'ai qu'une chose à vous demander; j'espère que vous voudrez bien ne pas me la refuser. L'un de mes meilleurs amis, mon plus cher compagnon d'armes, M. Henry de Puiseux, est captif comme moi. Je désirerais que nous eussions une prison commune.

—C'est difficile.

—C'est-à-dire impossible?

—Non. Je peux prendre sur moi, pour l'instant, de vous accorder cette faveur,—car c'en est une; mais demain, il faudra que M. le comte d'Erlon statue en dernier ressort. Je me plais à croire que, par exception, il accèdera à votre désir.

—Encore une fois, merci, colonel!

—Ne me remerciez pas, monsieur le marquis. En des temps comme ceux où nous vivons, la guerre a des hasards inévitables et des fatalités imprévues. Peut-être aurez-vous un jour à me rendre ce que je suis heureux de faire aujourd'hui pour vous.

Robert Français salua l'officier supérieur, et suivit la petite escorte qui l'attendait pour le conduire en prison. Le lecteur devine pourquoi le jeune homme voulait être réuni à Henry de Puiseux. Il craignait qu'une parole du chouan ne trahît son sacrifice, et par cela même ne le rendît inutile.

Henry était déjà couché. A peine arrivé dans sa cellule, il s'était déshabillé et jeté sur la maigre couchette que donnait à ses pensionnaires forcés la générosité du gouvernement.

Ce ne fut pas sans une profonde surprise que le jeune Vendéen apprit qu'on allait lui amener comme compagnon le marquis de Kardigân.

Le geôlier lui avait fait part de cette nouvelle en garnissant d'une seconde couchette le fond de la cellule. Celle-ci était fort petite, mais il serait toujours temps d'en préparer une plus grande le lendemain, si le général d'Erlon consentait à ce que la faveur temporelle du colonel devînt définitive.

—Mais c'est impossible! s'écria Henry; M. de Kardigân n'est pas prisonnier.

—Vous le saviez bien, pourtant! dit le geôlier en clignant de l'oeil d'un air malin.

On nous permettra de formuler ici une remarque philosophique que nous croyons assez profonde. Il y a deux espèces de geôliers: le geôlier rébarbatif et le geôlier malin. La première espèce tend à disparaître, et ne se retrouve plus guère que dans les romans noirs. La seconde se vulgarise de plus en plus. Celui-ci appartenait à la classe des geôliers plaisants.

—Comment, je le sais bien! riposta Henry de plus en plus confondu.

—Certainement.

—Pardon, mon ami; je vous serai très-obligé de vous expliquer.

—Sont-ils rusés ces brigands[12]! murmura le geôlier en continuant d'arranger la couchette.

—Pourquoi voulez-vous que je le sache?

—Parce que vous le savez.

—Mais encore?

—Tiens, puisqu'il a été arrêté presque avec vous.

Et le geôlier ajouta, non sans un secret contentement:

—Sont-ils rusés, ces brigands!

S'il n'avait pas tenu à répéter cette phrase favorite, preuve à ses yeux qu'il était doué d'une perspicacité supérieure, il aurait vu Henry à demi soulevé sur sa couchette, cherchant, par une puissante concentration d'esprit, à résoudre le problème insoluble qui s'offrait à lui.

—Enfin, je verrai bien, pensa-t-il.

Évidemment, si quelqu'un se faisait passer pour Jean-Nu-Pieds, ce ne pouvait être que par dévouement.

Quand Robert Français entra dans la cellule, le quinquet fumeux qui l'éclairait faiblement empêchait de distinguer les visages. Le jeune homme eut le temps de courir à Henry et de l'embrasser en lui disant tout bas:

—Je suis le frère de Jean; dites comme moi.

—Ah! que je suis heureux de te voir! s'écria tout haut de Puiseux en serrant son prétendu ami sur son coeur.

Le geôlier, qui contemplait cette scène attendrissante en se frottant les mains d'un air satisfait, balbutia:

—Je savais bien qu'il le savait! Mais ces brigands… tous rusés!

Quand les deux jeunes gens furent seuls, Robert Français commença par raconter à Henry tout ce que nous savons; par suite de quelles circonstances il avait découvert où était le marquis de Kardigân. Il connaissait l'intimité des deux amis, et il était bien sûr de ne pas commettre d'indiscrétion en prononçant devant Henry le nom de Fernande.

Ce nom amenait encore une contraction douloureuse sur le visage de Robert. Il l'aimait toujours! car s'il était de ceux qui ne savent pas oublier, Fernande était de celles qui ne peuvent être oubliées.

Henry connaissait cette dramatique et touchante histoire des deux frères qui s'étaient trouvés, l'épée à la main, en face l'un de l'autre. Il admira du fond du coeur ce dévouement si noble et accompli si simplement.

Si deux frères avaient jamais dû être séparés, c'étaient bien ceux-là.

Tout se dressait entre eux comme un obstacle infranchissable à leur tendresse: la volonté du père, qui était brisée, non par la leur, mais par la destinée; les opinions politiques qui faisaient de l'un un républicain, tandis que l'autre gardait entière et intacte la foi de ses ancêtres.

Il fallait qu'il fût bien grand de coeur, cet aîné de la famille auquel on avait enlevé son droit d'aimer et son nom, pour aimer d'une si généreuse affection celui qu'on lui avait préféré!

Henry de Puiseux se sentit pris d'une très-profonde sympathie pour cette vigoureuse et sincère nature. Il écarta avec soin de leurs conversations tout ce qui, de près ou de loin, pouvait rappeler qu'ils étaient d'opinions politiques si diverses.

La nuit, Robert s'endormit d'un doux et calme sommeil, ce sommeil qui vient de la satisfaction du devoir accompli. Le lendemain matin, à dix heures, ils furent prévenus qu'on allait les transférer dans une cellule beaucoup plus grande, M. le comte d'Erlon ayant permis qu'ils fussent réunis. En même temps, on les avertissait que le capitaine-rapporteur, chargé d'instruire contre eux, allait se présenter dans l'après-midi.

Ce capitaine-rapporteur a laissé un nom par suite de la constante modération et de la réelle éloquence qu'il déploya dans cette série de déplorables affaires qui furent la conséquence des événements de la Bretagne. Il s'appelait M. Fournier.

M. Fournier crut devoir prévenir les jeunes gens que leur cas étant distinct de celui de M. de Révilly, qui lui au moins n'était pas coupable de révolte à main armée, leur procès serait distrait du sien; au reste, la place de Nantes avait reçu du maréchal Soult l'ordre d'en finir au plus vite avec les chouans prisonniers. Le conseil de guerre s'assemblerait très-probablement le lendemain et jugerait aussitôt.

Il n'y avait pas, en effet, d'instruction à conduire. Henry de Puiseux avouait tout, et Robert ne niait rien. Ils reconnaissaient l'un et l'autre avoir porté les armes contre le gouvernement établi. Seulement, Robert Français, qui ne voulait pas mentir, se contentait d'approuver son compagnon. Il n'entrait dans aucun détail.

M. Fournier quitta les deux amis, en leur disant que la première séance du conseil de guerre aurait lieu sans doute le lendemain.

La journée s'écoula presque gaiement pour les prisonniers. Les idées tristes ne pouvaient avoir aucune prise sur ces âmes insouciantes, parce qu'elles étaient résolues.

Quand, après une nuit de repos, le soleil du commencement d'août vint darder ses rayons enflammés sur les barreaux de la prison, tous les deux se souvinrent ensemble que c'était le jour où on allait les juger.

En effet, M. Fournier revint. On mit les prisonniers entre une forte escouade de soldats, et ils furent dirigés vers l'enceinte du Palais de Justice de Nantes, où siégeait le conseil de guerre.

Le conseil était présidé par le colonel F. Desroys, le même qui, l'avant-veille, avait tenu un langage si digne en parlant à Robert Français. Il était assisté par un lieutenant-colonel, un chef d'escadron, deux capitaines, un lieutenant et un sous-lieutenant.

Les débats étant publics, les gradins étaient couverts de femmes élégantes et d'hommes qui les accompagnaient. Un murmure curieux s'éleva dans toute la salle quand les deux prisonniers entrèrent.

XXV

LE CONSEIL DE GUERRE

Nous ne raconterons pas, question par question, la séance du conseil de guerre. Mais il importe que nos lecteurs sachent comment les Vendéens se comportaient devant leurs juges, après avoir vu comment ils se comportaient devant les soldats.

Le colonel Desroys dirigea au reste les débats avec une impartialité remarquable. On pouvait même remarquer l'intérêt très-réel qu'il portait aux accusés, intérêt qu'il ne se donnait pas la peine de cacher.

Le capitaine-rapporteur lut d'abord l'acte d'accusation. En voici les parties principales:

Le sieur Henry de Puiseux est accusé:

1° D'avoir fomenté une rébellion contre les lois existantes;

2° D'avoir préparé une série de manoeuvres, ayant pour but de changer la forme du gouvernement;

3° D'avoir porté les armes contre les troupes régulières de Sa Majesté.

Le sieur Jean de Kardigân est accusé des mêmes crimes; en plus, il est prévenu d'avoir exercé un commandement dans ladite rébellion…

L'acte d'accusation était fort long. On y reconnaissait la main patiente d'un habile policier qui avait reconstruit le passé et donné à ce capitaine-rapporteur tous les renseignements nécessaires. Ainsi, il prenait Henry de Puiseux et Jean-Nu-Pieds à Paris, au bal de l'Opéra, les suivait rue du Petit-Pas, 3, et ne les quittait qu'à leur arrestation.

Il mentionnait, contre le marquis de Kardigân, la capture violente d'un agent de la force publique, et achevait en requérant contre eux l'application sévère des peines prévues.

Un silence morne avait accompagné la lecture de cet acte d'accusation. Bien qu'il y eût dans la salle une majorité anti-royaliste, les personnes qui s'y trouvaient ne pouvaient s'empêcher d'admirer les héros de Château-Thibaut, de Vieillevigne et de la Pénissière.

Il est vrai que cette lecture ne constituait pas la partie la plus intéressante de la séance. Cette partie intéressante commencerait aux questions du président et aux réponses des accusés, en un mot, à l'interrogatoire.

Le colonel Desroys s'adressa d'abord à Robert Français.

D. Monsieur le marquis, avez-vous quelque chose à rectifier à la lecture qui vient d'être faite?

R. Non, monsieur le président.

D. Vous reconnaissez pour vrais les faits qui sont allégués?

R. Oui.

D. Sans exception?

R. Oui.

Robert Français avait fait ces trois réponses d'un ton calme, mais admirablement ferme. Le public était heureux: à la tournure que prenaient les choses, il en aurait évidemment pour sa peine.

M, Desroys passa ensuite à Henry de Puiseux et lui adressa les mêmes questions, auxquelles le chouan répliqua par les mêmes réponses.

Tout cela simplifiait de beaucoup le procès. Il était inutile de faire intervenir des témoins à charge, puisque les prévenus ne niaient rien de ce dont ils étaient accusés.

Cependant, M. Dervioud, le collègue de M. Jumelle, aurait été désolé de ne pas jeter sur les héros vendéens un certain reflet odieux. Les ordres du ministre de la justice étaient formels. Quoi! les serviteurs du vrai Roi de France auraient une auréole au front? Non, voilà ce qu'on ne supporterait point.

En conséquence, le capitaine-rapporteur ordonna la comparution d'un témoin à charge, un nommé Isidore Planchut.

Un mouvement se fit dans l'auditoire. Isidore Planchut s'avança. A ne voir que son uniforme, on aurait cru qu'il était en effet ce qu'il paraissait être. Scribe aurait pu lui chanter:

En vous voyant sous l'habit militaire,
J'ai reconnu que vous étiez soldat!

Le témoin portait l'uniforme et les galons de caporal de l'armée française.

Il fit sa déposition en ces termes:

—J'ai été fait prisonnier au combat de Vieillevigne. Monsieur commandait les brigands. (Il désigna Robert Français.)

—Vous me reconnaissez? demanda celui-ci.

—Je vous reconnais.

Un amer sourire plissa les lèvres du jeune homme. Le témoin continua:

—Il n'est sorte de mauvais traitements qu'on ne m'ait fait subir, à moi et aux camarades arrêtés avec moi. Le soir on nous battait à coups de crosse de fusil, et on nous refusa du pain.

Pendant ce temps-là, les brigands faisaient ripaille avec des femmes, buvaient à même du vin dans des tonneaux.

Comme un des nôtres se plaignait que nous n'avions pas à manger, ce monsieur (il désigna encore Robert Français) ordonna qu'on le mît contre un arbre, et il fut fusillé…

Un murmure courut dans la salle.

Robert Français se leva. Il était aussi tranquille qu'au commencement. Henry de Puiseux jouait négligemment avec sa chaîne de montre, et promenait son regard assuré sur l'assistance. Il semblait ne pas avoir entendu les horreurs qui se débitaient.

—Monsieur le président, dit Robert, m'est-il permis d'adresser une question au témoin?

—Parfaitement.

—Monsieur, reprit le jeune homme en se tournant vers Isidore Planchut, c'est sous serment que vous portez un pareil témoignage?

Le témoin ne se déconcerta pas.

—Oui.

—Sous serment, c'est-à-dire que vous avez juré sur le Christ de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité?

—Oui.

—Voilà tout ce que je voulais savoir.

Robert Français se rassit.

Isidore Planchut acheva sa déposition en noircissant encore le tableau déjà esquissé en quelques lignes. Il accusa les Vendéens, et surtout le marquis de Kardigân, d'avoir commis toutes les atrocités possibles. A l'en croire, après Vieillevigne, ledit marquis de Kardigân, aidé de son lieutenant M. de Puiseux, avait fait fusiller onze prisonniers dont les corps furent ensuite livrés à des outrages sans nom.

Les royalistes qui étaient dans la salle, révoltés de ces infâmes mensonges, voulurent protester, mais leurs voix furent étouffées par les murmures d'horreur de la plupart.

Les foules sont essentiellement mobiles. Ceux qui étaient venus au conseil de guerre avec l'intention d'être impartiaux, devaient croire à la véracité d'une accusation portée si hautement et avec tant d'assurance par un soldat, en plein conseil, en face d'un tribunal composé d'officiers loyaux.

Est-ce que le crucifix sur lequel Jésus saigne éternellement ne pendait pas au fond de ce prétoire? Est-ce que ce témoin ne portait pas l'uniforme de l'armée française? Est-ce qu'il n'avait pas pris la parole en jurant devant Dieu qu'il dirait la vérité, rien que la vérité, toute la vérité?

Le colonel Desroys imposa énergiquement silence aux manifestations de la foule, quel que fût le sens dans lequel elles se produisissent. Mais il ne put empêcher les têtes de se presser avidement pour voir quelle contenance gardaient les prisonniers. On devait les croire écrasés sous cette accusation formidable.

—Qu'avez-vous à répondre, monsieur de Kardigân? dit le colonel à
Robert.

—Rien, monsieur le président, car se défendre d'avoir commis de tels actes, c'est avouer qu'on pourrait les commettre!

Il serait difficile de rendre l'effet que produisit cette phrase si simple et si digne.

Les ennemis quand même y voulurent voir une preuve de plus du système adopté par les prévenus.

Ils renonçaient à se défendre, selon eux, et ne voulaient rien dire, comme s'ils se fussent considérés au-dessus de toute accusation.

—Et vous, M. de Puiseux? répéta le colonel.

—Oh! moi, monsieur le président, je ne suis pas si endurci dans le crime que mon ami, M. de Kardigân, répliqua Henry avec insouciance, et je vais tout avouer. Ce n'est pas onze prisonniers que nous avons fait fusiller, c'est cinq cents… De plus, après l'exécution, nous les avons mangés.

Malgré sa sympathie pour les prévenus, le colonel dut blâmer Henry:

—Vous manquez de respect à la justice, monsieur! dit-il.

—Oh! c'est impossible, monsieur le président. Il y a longtemps que la justice s'est manqué de respect à elle-même, en citant comme témoins de pareils gredins!

Et il étendait le bras vers Isidore Planchut.

—La parole est à monsieur le commissaire du gouvernement, dit le colonel, qui voulait interrompre cette scène.

Mais Robert Français se leva de nouveau.

—Pardon, monsieur le président, je désirerais que cet homme répétât formellement son accusation. Il jure devant Dieu, qui est au fond de cette salle et qui nous regarde, il jure que nous avons commis les atrocités qu'il prétend?

—Je le jure, dit Isidore Planchut.

—Il est certain de me reconnaître?

—Je jure que c'est vous le marquis de Kardigân, qui avez ordonné les massacres que j'ai racontés. Je vous ai vu!

Au même instant une voix forte partit du fond de la salle:

—Cet homme a menti.

—Qui ose parler ainsi? dit le colonel.

Un jeune homme s'avança.

—Moi, le marquis de Kardigân!

Une stupeur générale fut la suite de cette révélation.

Déjà Jean-Nu-Pieds s'était tourné vers Robert, et lui disait, en l'embrassant:

—Merci, mon frère!

Il y a dans la vie des coups de théâtre aussi puissants que ceux que savent créer les maîtres du drame. Tout le public jeta un grand cri. La situation se corsait. Qu'est-ce que cela voulait dire? Il y avait donc deux marquis de Kardigân?

La plupart ne comprenaient pas. Aussi le murmure des voix s'apaisa aussitôt, dès que l'on comprit que le nouveau venu allait prendre la parole.

—Monsieur le président, dit Jean-Nu-Pieds à voix haute, et en tenant la main placée sur l'épaule de son frère, vous m'avez entendu tout à l'heure. J'ai dit que ce témoin en avait menti: je le prouve! le marquis de Kardigân, ce n'est pas lui, c'est moi. Et vous l'avez tous entendu! Cet homme a juré devant Dieu qu'il reconnaissait mon frère!

Le prétendu Isidore Planchut, qui n'était nullement un caporal de l'armée, mais remplissait les fonctions de mouchard, faisait une mine impossible. Il sentait que s'il n'avait rien à craindre de l'autorité, qui était pour lui, la foule, toujours honnête et loyale, quand on la laisse livrée à elle-même, pourrait bien lui faire un mauvais parti.

—Monsieur le président, reprit Jean de sa voix ferme et grave, permettez-moi de vous expliquer ce qui s'est passé. Comment mon frère a-t-il pu être arrêté, lui qui ne combat point dans les mêmes rangs que moi? C'est ce que j'ignore. Son dévouement sublime m'était inconnu. Mais ce que je sais, je vais vous le dire. J'ai été fait prisonnier le 10 Juillet. La nuit même, j'ai pu m'évader. Voici les passeports qui m'ont servi, sous un nom supposé, à traverser la France. Vous me demanderez peut-être pourquoi, pouvant gagner la frontière, je ne l'ai pas fait? C'est que je voulais sauver… l'un des miens d'un péril imminent. Puis c'eût été déserter!

Laisser mes amis dans le danger, et m'enfuir sain et sauf, j'aurais été un lâche! A Dijon, un journal m'est tombé sous les yeux. J'y ai lu que le marquis de Kardigân était arrêté. J'ai compris alors que l'un de mes amis s'était dévoué pour détourner les poursuites du gouvernement, et je suis revenu à franc-étrier pour dire à la justice qui me réclame: Me voilà!

Pas un souffle ne troubla le religieux silence qui s'était établi soudain. Tous ceux qui assistaient à cette scène émouvante et imprévue, demeuraient suspendus aux lèvres de Jean-Nu-Pieds.

Les membres du conseil de guerre se regardaient, visiblement impressionnés. Ils commençaient à comprendre quel rôle honteux la police avait voulu leur faire jouer dans toute cette affaire, et un violent dégoût soulevait ces âmes loyales.

Le colonel Desroys dit avec une déférence évidente:

—Veuillez expliquer, monsieur, comment et pourquoi vous vous êtes décidé à tromper la justice?

—Je n'ai trompé personne, monsieur le président, répliqua Robert Français. Je n'ai pas menti une seule fois! On m'a demandé qui j'étais; j'ai répondu: le marquis de Kardigân. C'est vrai: je suis le frère aîné. Ne me demandez point par suite de quelles circonstances j'ai abandonné mon droit d'aînesse; ce sont là de ces secrets de famille entre un mort et nous. Peut-être vous l'expliquerez-vous si je vous dis que je suis républicain, moi. Mes dieux ne sont pas ceux du marquis de Kardigân, du héros de la Pénissière… Mais, bien que je haïsse les rois qu'il sert, jamais, eussé-je dû mourir, je n'aurais déshonoré mon parti, en voulant le défendre par le mensonge, la calomnie et la bassesse!

—Je ne puis supporter de pareilles paroles, monsieur, dit le colonel sévèrement. Veuillez ne répondre qu'aux questions que je vous adresse. Votre devoir est d'éclairer l'esprit des juges.

—Monsieur le président, reprit le jeune homme, mon frère avait disparu. Cet agent de police dont je m'étais emparé, m'avait annoncé que des recherches actives étaient dirigées contre lui. Quand je me suis vu arrêté, j'ai résolu de me livrer sous son nom. J'entravais les poursuites, et mon frère était sauvé.

—Vous risquiez la mort, ne put s'empêcher de dire le colonel.

—Oui, mais le marquis de Kardigân était libre!

Cette noble phrase fit courir un frisson dans le public. Tout entier, maintenant, il désirait l'acquittement des accusés.

—Gendarmes! dit le colonel, mettez le prisonnier en liberté.

Alors il se passa ce fait étrange. Robert Français quitta le banc des prévenus, et vint se mettre debout à la barre; Jean-Nu-Pieds, au contraire, alla s'asseoir sur ce banc.

—La parole est à M. le commissaire du gouvernement, dit le colonel.

Mais des cris s'élevèrent de toutes parts.

—Qu'on chasse le faux témoin! qu'on chasse le faux témoin!

—Si le silence ne se rétablit pas immédiatement, dit sévèrement le président, je vais faire évacuer la salle.

Tout le monde se tut. Évacuer la salle!

Jamais! le public s'amusait trop!

Pourtant, comme le colonel Desroys sentait que l'instinct de la foule était juste, il appela le lieutenant de gendarmerie, et lui donna tout bas l'ordre d'emmener Isidore Planchut.

Puis il répéta une seconde fois:

—La parole est à M. le commissaire du gouvernement.

Le rôle du chef de bataillon chargé de remplir les fonctions de procureur royal était des plus délicats. Le gouvernement venait de trahir ses intentions perfides.

Abandonner l'accusation? les faits matériels étaient là. C'était impossible. Exagérer la dureté, c'était se heurter à l'opinion publique, qui, par un revirement naturel, était devenue soudainement favorable aux Vendéens.

Il parla sans violence, froidement même, mais comme il devait le faire étant donnée la situation. Il réclama purement et simplement l'application de la loi, c'est-à-dire la peine de mort.

Son réquisitoire dura à peine une demi-heure; on devinait, à l'entendre, que ce soldat était gêné de son rôle.

Aucun avocat n'était assis au banc de la défense. Le conseil n'avait pu en nommer un d'office, les prisonniers ayant annoncé leur intention de se défendre eux-mêmes. En conséquence, Jean-Nu-Pieds se leva:

—Messieurs du conseil, dit-il, je dois remercier d'abord M. le commissaire du gouvernement de sa modération. Il a requis la peine de mort contre nous. C'était son droit: plus même, c'était son devoir. La loi est formelle. A ses yeux, nous sommes coupables, ayant porté les armes contre l'autorité établie. Aux nôtres, c'est différent! Il y a deux codes, messieurs! Le code que fait Dieu, celui que rédige l'homme! C'est au code de Dieu que nous obéissons. Nos pères ont juré fidélité à un principe: ce principe, pour nous, ne peut pas mourir. Il est toujours vivant! Parce qu'une poignée de révolutionnaires déchire l'histoire de France, cette histoire n'en existe pas moins.

On nous accuse de haute trahison? Nous aurions été traîtres, en effet, si nous n'avions pas agi comme nous avons fait! Le roi est le roi! Je ne défendrai ni M. de Puiseux, ni nos compagnons d'armes, ni moi-même, des insultes de ce misérable que vous avez entendu. Vous en avez fait justice!

Je n'ai plus qu'une chose à ajouter. Mourir fusillé, ou mourir sur le champ de bataille, ce n'en sera pas moins pour nous une fin glorieuse. Et en tombant, je me sentirai digne de ma devise: Fidèle!

M. le commissaire du gouvernement avait raison: nous méritons la mort, messieurs du conseil… car nous sommes Bretons! nous sommes fidèles!

Jean-Nu-Pieds se rassit au milieu d'une émotion indescriptible. Si le public avait osé, il aurait éclaté en applaudissements. Ce ne sont point les Démosthènes et les Mirabeau qui font les plus éloquents discours: ce sont les hommes de coeur qui parlent avec leur coeur!

Le colonel Desroys fit un signe, et le conseil se retira dans la salle des délibérations. Le prétoire resta vide, car aussitôt les accusés furent emmenés. Quant à l'enceinte, on eût dit d'une fourmilière. Les têtes s'y pressaient, s'y confondaient. Robert Français, lui, avait déjà suivi Jean-Nu-Pieds et Henry de Puiseux.

La délibération ne fut pas longue. Elle dura à peine dix minutes. Enfin, le conseil reparut, et le silence se rétablit comme par enchantement. Le colonel Desroys et les officiers qui l'assistaient se découvrirent, et il lut, debout, à voix haute:

«AU NOM DE SA MAJESTÉ LE ROI DES FRANÇAIS,

L'avis des juges étant pris, et commençant par le grade le moins élevé, le conseil de guerre décide à l'unanimité:

1° Les sieurs marquis de Kardigân et Henry de Puiseux sont reconnus coupables de rébellion à main armée, d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement, et de tentative ayant pour but de renverser l'autorité établie;

2° Admet de nombreuses circonstances atténuantes.

En conséquence, les sieurs marquis de Kardigân et Henry de Puiseux sont condamnés à la peine du bannissement perpétuel.»

C'en était trop pour les nerfs du public.

Il applaudit à outrance… Déjà Robert Français avait rejoint son frère, et le serrait ardemment dans ses bras.

A la même heure, presque à la même minute, une chaise de poste, contenant une jeune fille, entrait dans Nantes, au galop de quatre vigoureux chevaux. Cette jeune fille était Fernande.

XXVI

LA FIN DU RÊVE

Les Vendéens devaient partir le lendemain pour la frontière qu'ils désigneraient, sous l'escorte d'un détachement de gendarmes.

Entrons à la prison. Robert Français a obtenu la permission de les voir.

—Je viens de les voir, dit-il. Jérôme va retourner à Paris; quant à
Aubin, il partira pour l'étranger en même temps que toi.

Jean-Nu-Pieds tenait les mains de son frère dans les siennes, et le regardait avec des yeux humides.

—Qu'aurait dit mon père, dit en souriant Robert, si malgré la défense qu'il t'a faite, si malgré l'ostracisme dont je suis couvert, il te voyait me pardonner, à moi qui ne suis même plus un Kardigân?

Jean serra de nouveau la main du jeune homme et d'une voix émue:

—Notre père aurait tout oublié, dit-il.

Regarde! la destinée semble s'être fait un jeu de changer toutes ses volontés, et de les rendre inefficaces. Il avait jeté une barrière entre nous: cette barrière a été brisée par la fatalité; il avait mis une barrière entre Fernande et moi, la Régente de France, au nom du Roi de France, a dit: Je veux qu'elle soit renversée.

Le jeune homme s'arrêta; puis il reprit avec une sorte d'amertume:

—Je me demande par instants si ce n'est pas une punition d'en haut qui m'a ainsi séparé d'elle… Tiens! parlons d'autre chose. En vérité, j'ai besoin de tout mon sang-froid pour regarder en face la situation qui m'est faite.

—Où comptes-tu t'embarquer?

—Au Havre?

—Pour où?

—Pour Brighton.

—Jean, je te connais, tu ne resteras point loin de France. Jamais tu ne consentiras à abandonner ton parti.

—En effet, c'est impossible.

—Que comptes-tu faire alors? Donne-moi tes instructions. Pour rentrer sur le territoire français, après avoir été condamné au bannissement, il te faudra des intelligences ici. As-tu besoin de moi?

—J'allais te le demander, ce secours que tu as la bonté de m'offrir.

—As-tu réfléchi?

—Oui.

—Parle.

—Henry, qui dort là avec tant de calme, est de mon avis. Nous devons faire tous nos efforts pour rentrer en France. Voici donc ce que j'ai imaginé. A Brighton, nous monterons en chaise de poste pour gagner Londres. Il importe que nous puissions nous mettre à l'abri des agents de la police française qui nous surveilleraient. Une fois à Londres, nous arrêterons un petit bâtiment et nous descendrons la Tamise.

—Où débarquerez-vous?

—A l'anse d'Erqui.

Robert Français connaissait l'anse d'Erqui. Aux temps heureux de son enfance, il était bien souvent parti à cheval du château de Kardigân, pour errer de longues heures à travers les landes bretonnes.

—Je t'y attendrai, dit-il. Comment me préviendras-tu?

—Par une lettre. Nous conviendrons d'une phrase qui signifiera une époque déterminée; quand j'aurai arrêté l'heure de notre rentrée en France, je te l'écrirai aussitôt.

—As-tu besoin d'argent?

—Oui. Aie la bonté de toucher mes revenus et de payer à Poulardet, l'aubergiste du Cygne du roi une somme de cinq mille francs que je lui dois.

L'heure de la soirée était assez avancée. Les deux frères restèrent encore une heure ensemble à régler leurs affaires d'intérêt et à s'entendre pour les dispositions de l'avenir.

Le geôlier les interrompit. Il annonçait une visite. Henry de Puiseux et Jean-Nu-Pieds devant quitter la France pour toujours, le comte d'Erlon les avait autorisés à recevoir toutes les visites de ceux de leurs amis qui voudraient leur dire adieu.

Si M. d'Erlon avait donné cette permission sans arrière-pensée, il n'en avait pas été de même du gouvernement, qui avait consenti à l'autoriser.

Le préfet, M. Maurice Duval, fidèle à ses habitudes, s'était dit que quelque chouan voudrait visiter le condamné, et que, lui, pourrait profiter de l'occasion pour l'arrêter traîtreusement. Cela faillit arriver.

Robert et Jean étaient encore ensemble quand la visite annoncée par le geôlier entra. C'était un paysan d'une trentaine d'années, blond avec des yeux bleus, en même temps très-doux et très-énergique. Jean-Nu-Pieds fit un geste de joie et de surprise en l'apercevant. Mais le paysan mit rapidement sa main sur ses lèvres, et dit, en cette sorte de patois breton que nous ne pouvons que traduire:

—Monsieur le marquis, je vous apporte l'argent des fermages que vous m'avez demandé.

Dès que le geôlier eut disparu, le paysan et Jean-Nu-Pieds tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

C'était M. de Charette.

—Ah! que je suis heureux de vous voir, mon cher baron, s'écria le marquis; c'eût été pour moi une douleur réelle que de quitter la France sans vous avoir embrassé!

Charette jeta à son ami un regard de reproche affectueux.

—Quoi! vous pouviez croire…

—C'est vrai, je vous demande pardon. J'aurais dû penser que puisqu'il s'agissait d'une action courageuse, vous n'hésiteriez pas à la commettre.

—Une action courageuse?

—Baron, prenez garde! hâtez-vous de partir. Les murs de cette prison sont fatals à ceux des nôtres! elle n'aurait qu'à refermer ses portes sur vous! Peu importe à la cause du roi de France que je sois condamné au bannissement, mais votre liberté, à vous, vaut dix mille hommes.

—Tenez, marquis, lisez.

M. de Charette, en prononçant ces mots, tendait au marquis une lettre.

—Et de Puiseux?

—Il est là. Il dort.

—Éveillez-le. Il doit lire aussi ce que contient cette lettre.

Jean-Nu-Pieds mit la main sur l'épaule d'Henry, qui dormait, en effet, de ce sommeil sans rêves qui seul repose et réconforte.

—Ah! quel dommage! s'écria-t-il, je dormais si bien.

—Baron, je ne vous avais pas vu, je vous demande pardon…

—Je vous apporte un adieu double, Puiseux, le mien et celui de Madame.

—De Madame?

—Lisez!

Jean-Nu-Pieds avait déplié la lettre. Elle contenait ces lignes:

«Mon cher marquis,

Si je n'étais prisonnière comme vous, je vous aurais dit de venir; la régente de France eût voulu vous remercier de vive voix de votre courageux et éternel dévouement, que n'a jamais lassé la fatigue, que le danger n'a pu que faire croître. Je vous envoie, à vous et à M. de Puiseux, l'adieu de la mère de votre roi. Hélas! vous ne foulerez plus le sol de la France! Pour y vivre, je consentirais, moi, à y rester captive.

Que Dieu vous garde et vous protège.

MARIE-CAROLINE»

—Mon cher baron, dit Jean, ému jusqu'au fond de l'âme de cette royale missive, remerciez Son Altesse qui a daigné nous écrire ceci. Assurez-la, je vous prie, que de loin comme de près, je suis toujours à son service.

—Il est inutile que je le lui dise, marquis, Son Altesse le sait.

En sortant, M. de Charette aperçut Robert Français qui, par discrétion, s'était retiré dans un angle de la cellule.

—Je vois que vous n'êtes pas des nôtres, monsieur, dit-il; mais j'étais à l'audience et je sais tout. Si jamais vous avez besoin d'un ami, comptez sur le baron de Charette.

Ces deux hommes, si entièrement divisés d'opinion, échangèrent une loyale pression de main. Les grands coeurs sont faits pour s'estimer et se comprendre.

L'heure de la séparation des deux frères était arrivée.

—Ne crains rien, murmura Robert à l'oreille de Jean, je devine ta pensée…

Je te jure que je la retrouverai…

Jean pâlit.

Fernande! c'était là son éternelle préoccupation, sa douleur cachée. Ah! si elle pouvait le joindre et gagner cette rive étrangère!

Robert ne l'avait pas quitté depuis dix minutes, quand le geôlier reparut. Il venait dire au marquis qu'une dame avait obtenu la permission de le voir, mais en particulier.

Une dame! le coeur de Jean battit à rompre! Il se dit que c'était
Fernande, que ce ne pouvait être qu'elle.

Il suivit le geôlier, qui le conduisit dans la cellule où l'inconnue avait été introduite.

Le geôlier referma la porte, et les laissa seuls. La jeune femme releva son voile.

Jean ne put retenir un cri de joie folle. C'était Fernande!

Fernande, plus belle que jamais dans sa robe de deuil, Fernande pâlie par la souffrance et par l'angoisse.

—Vous! vous!

—Oui, c'est moi..

—Dieu soit béni! il a en pitié de moi! il a entendu mes supplications, je vous ai là, près de moi… Fernande, nous allons enfin être l'un à l'autre. Le jour où nous avons été séparés, j'étais votre fiancé… demain je serai votre mari… Partez avec moi, venez demander au pays étranger le bonheur que nous avons si longtemps espéré…

De grosses larmes coulaient des yeux de la jeune fille.

—Fernande! vous ne me répondez rien.

Elle poussa un sanglot déchirant, et tombant à genoux:

—Jean! s'écria-t-elle, Jean, pardonnez-moi, mais je ne puis plus être à vous…

—Fernande!…

—Je suis mariée!…

Jean-Nu-Pieds avait passé par de bien douloureuses épreuves. Les souffrances de la vie humaine ne lui avaient jamais été épargnées. Il avait connu cette âpre angoisse de pleurer désespérément et de voir s'évanouir un à un tous ses rêves d'avenir.

Dans l'épouvantable commotion que lui donna le mot de Fernande, il eut comme un ressouvenir instantané de toutes les choses vécues par lui.

Il en est ainsi pour l'homme qui se noie. C'est une sensation que celui qui écrit ces lignes a éprouvée. L'eau tourbillonne autour de vous, le coeur bat à coups précipités et le sang afflue au cerveau. On sent qu'on va mourir, et en même temps une lumière se fait, lumière rapide comme un éclair, qui déchire le passé et illumine l'intelligence.

On se revoit enfant, courant à travers la campagne, cueillant la fleur nouvelle, ou aspirant la senteur enivrante des bois; puis les bancs du collège, et ces douleurs minuscules qui semblent des souffrances inconsolables. On devient homme: alors les luttes de la vie. La jalousie des uns, la haine des autres, et l'émotion du premier amour ou du premier succès.

Quelle chose puissante que la pensée qui peut ainsi revoir des années en une minute!

Puis la mort est là, on ferme les yeux, et tout disparaît…

Le même phénomène se reproduisit pour Jean-Nu-Pieds. Un éclair de souvenir traversa son cerveau. Il revit la chambre de jeune fille où Fernande l'avait enfermé pour l'arracher aux coups des révolutionnaires. Il revit cette radieuse matinée de printemps où ils s'étaient dit adieu, n'osant s'avouer un amour qu'ils partageaient déjà, et dont ils lisaient l'aveu muet dans leurs yeux.

Puis il songea à cette suite non interrompue de traverses, de bouleversements qui n'avaient pas cessé un seul jour.

* * * * *

Fernande était toujours à genoux, sanglotant, et la tête dans ses mains.

Mariée! elle était mariée! Et elle lui demandait pardon!

Jean-Nu-Pieds connaissait cette noble créature. Il se dit qu'une fatalité avait tout fait, qu'elle ne pouvait être coupable, et il la releva doucement:

—Fernande! je souffre à mourir, murmura-t-il; Fernande! par grâce! expliquez-moi…

Puis, avec violence:

—Eh bien! non, je ne le crois pas! non, c'est impossible! Vous, mariée? C'est impossible, vous dis-je! C'est une épreuve à laquelle vous me soumettez! Un jeu sans pitié! Vous, mariée? Et vos serments? Et cette union sainte, la main dans la main dans les bois de Vieillevigne, sous l'oeil de Dieu qui nous regardait, quand vous m'avez juré que vous m'aimiez, que vous seriez ma femme devant les hommes! Vous, mariée? Allons donc! C'est impossible!

Il se laissa tomber sur un des escabeaux de la cellule, haletant, opprimé.

—Jean, je vous en conjure, ne me maudissez pas! reprit-elle d'une voix défaillante. Si vous saviez! Il y a dans la vie des fatalités inexplicables. Je puis tout vous dire maintenant. Je me relève moi-même du serment que j'ai prêté. Le jour où je vous ai quitté, là-bas, je courais auprès de mon père; on venait de me dire qu'il avait été arrêté par des chouans et qu'ils allaient le fusiller comme ancien régicide. J'ai couru… N'était-ce pas mon devoir de tout abandonner pour le sauver? J'arrivai dans une clairière au milieu des bois, après un voyage où j'avais enduré toutes les souffrances possibles. Jean! mon père était attaché à un arbre, et déjà un peloton d'exécution le mettait en joue…

Fernande s'arrêta; ce souvenir la brisait.

M. de Kardigân écoutait la tête baissée, ses larmes ne s'étaient pas arrêtées. Elles coulaient sur son visage pâle et, par instants, des frissons l'agitaient.

—Alors le chef de ces hommes s'avança vers moi:

—Mademoiselle, me dit-il, votre père va mourir. Vous seule pouvez le sauver. Veuillez me suivre.

Il m'entraîna dans une hutte de feuillages. Je me laissai faire. Je ne sentais aucune force en moi.

—Mademoiselle, reprit-il, je vous aime; votre père est un criminel. Si vous ne me jurez pas que vous m'épouserez avant deux mois, votre père va mourir fusillé… Choisissez.

Jean, j'ai hésité… Dieu m'a punie de cette hésitation criminelle. Cet homme vit l'indécision qui me prenait, et fit un signe. Aussitôt j'aperçus les fusils s'abaisser et menacer mon père. Alors je tombai à genoux, en m'écriant:

—Je le jure!

Il prit un crucifix et me fit étendre la main sur le Sauveur.

—Vous le jurez… sur le Christ.

—Sur le Christ.

—Bien.

Il sortit un instant de la cabane, et ordonna qu'on délivrât mon père. Puis il revint auprès de moi, et exigea que je lui fisse le serment que, jusqu'à mon mariage, je ne dirais à personne ce qui s'était passé. Dix minutes après j'étais en chaise de poste entre mon père et lui. Si vous saviez ce que j'ai souffert!

—Je le sais, Fernande.

—Vous le savez?

—J'ai lu votre journal; je suis parti pour la Bourgogne, vous veniez de la quitter.

—Jean, reprit-elle, il y a huit jours que je suis mariée. Pouvais-je trahir mon serment? C'est une question que je me suis souvent adressée à moi-même. J'avais juré sur le Christ! Les malheureux dont le coeur est incrédule ne savent pas combien enchaîne cet engagement suprême pris au nom de la plus sacrée de nos croyances! Et pourtant peut-être est-ce un crime! J'ai lutté contre ma conscience, je me suis débattue, j'ai voulu arracher de mon coeur ce serment que j'avais fait. Jean pardonnez-moi, je n'ai pas pu.

Le marquis de Kardigân écoutait sans parler. Il dit seulement:

—Continuez.

—Mon mariage s'est fait dans un petit village des Landes. Seulement une heure avant d'entrer à mairie mon père m'apprit que le chef des chouans ne s'appelait pas M. d'Héricourt, ainsi qu'il me l'avait dit, mais M. Legras-Ducos.

—Ah! c'était lui! murmura Jean.

—Une heure plus tard, j'étais sa femme. C'est alors qu'un journal m'a appris ce qui vous était arrivé, Jean! j'ai tout oublié! J'ai cru qu'on allait vous condamner, j'ai cru qu'on allait vous fusiller, et je suis venue. S'il m'était interdit de vivre pour vous, il ne m'était pas défendu de mourir avec vous…

M. de Kardigân se taisait toujours. Il avait écouté, immobile et silencieux, le long et pénible récit de Fernande. Mais s'il était resté muet, ses larmes parlaient pour lui. La jeune femme devinait tout ce qu'il souffrait, elle devinait la torture qui avait dû briser le malheureux pendant qu'elle lui avait révélé l'affreux secret qui le séparait d'elle.

—Vous savez tout, maintenant, continua Fernande. Mon ami, ne me maudissez pas. C'est une fatalité implacable qui a tout fait. Ah! cet homme me connaissait; il savait que je ne consentirais jamais à être parjure à un serment fait à Dieu!…

A notre époque de scepticisme et d'incrédulité, bien des âmes ne se plieraient pas au joug de la loi divine. La foi s'en va des coeurs, a-t-on dit. Ce n'est pas la foi qui disparaît, c'est la conscience. Tel qui croit, ne se considérerait point engagé par un serment prêté sur le crucifix. Mais ces deux êtres étaient plus grands que les autres. Ils planaient au-dessus des lois humaines, car leurs esprits s'étaient habitués à se plier de bonne heure au joug, dur peut-être, mais sacré, de la loi divine.

Fernande n'avait pas cru pouvoir se détacher de son serment. Puisqu'elle avait étendu la main sur le Christ, ce serment devenait son devoir.

Que devait penser Jean-Nu-Pieds? Elle le vit, encore muet, plongé dans un abîme de pensées.

—Ne me maudissez pas! répéta-t-elle pour la troisième fois.

Jean-Nu-Pieds redressa le front:

—Fernande, dit-il lentement, vous vous rappelez le jour où nous nous sommes vus pour la première fois. Ce jour-là a décidé de ma vie. Je vous ai aimée à jamais… Et vous étiez la seule femme que j'eusse jamais aimée. Des jours et des mois se passèrent, pendant lesquels je n'ai vécu que par vous et pour vous. Vous étiez devenue ma pensée constante. Je serais mort, si je m'étais dit qu'il fallait renoncer à mon amour.

Puis, j'ai bientôt appris quelle redoutable défense me faisait mon père. Il n'a rien moins fallu que l'ordre de la régente de France pour que nous pussions concevoir l'espérance d'être l'un à l'autre. Le temps passa encore. O ma bien aimée! je vous ai dû la vie, et j'ai béni la vie qui m'était rendue, puisque je pouvais vous la consacrer. Croyez-vous que ce ne soit pas un supplice de perdre ainsi deux fois l'espérance et de la recouvrer deux fois, pour la reperdre encore? Croyez-vous que je n'eusse pas moins souffert si jamais aucune vision de bonheur n'avait hanté mon esprit, si je m'étais dit tout d'abord que c'en était bien fini pour nous deux? Vous venez aujourd'hui m'apprendre que vous ne vous appartenez plus, que vous êtes à un autre… Fernande, je pourrais vous répondre que vous n'aviez plus le droit de disposer de vous, puisque vous n'étiez plus à vous-même, puisque vous m'aviez engagé votre foi… Mais rassurez-vous, ô ma seule aimée. Je ne serai pas aussi cruel contre vous que la destinée l'a été contre moi. Vous me tuez, Fernande, et cependant je vous pardonne, et je vous bénis d'avoir accompli votre devoir qui me rappelle le mien. La volonté de mon père s'accomplit malgré nous-mêmes. Vous me tuez, Fernande, je vais mourir du coup qui me désespère, et cependant je vous approuve, et je dis que vous avez bien fait!

Ils se regardèrent silencieusement pendant une minute. Tout ce qu'un regard peut renfermer d'amour et de désespoir traduisit leur pensée intime. Que pouvaient-ils se dire encore? N'étaient-ils pas séparés par la plus cruelle des fatalités?

—Merci, Jean, murmura Fernande. J'avais besoin de ce pardon-là. Il me soutiendra, s'il ne peut du moins me consoler. J'ai tant souffert,—non de ma souffrance à moi, mais de la vôtre!

—Adieu! Fernande.

—Adieu… déjà… adieu! Quand nous reverrons-nous?…

—Je pars, nous ne nous reverrons jamais, ou nous ne nous reverrons que lorsque l'âge aura glacé notre sang et refroidi notre coeur. Partez! Fernande! Par pitié, quittez-moi, je ne suis qu'un homme, et des idées criminelles me montent à la tête… Partez…

—Vous avez raison. Je pars.

Ils étaient debout, l'un et l'autre, séparés à peine par l'étroitesse de la cellule. Ils se disaient l'adieu suprême dans un regard, comme s'ils eussent senti qu'ils n'auraient pas été maîtres d'eux-mêmes, s'ils s'étaient seulement touché la main. Mais des natures loyales comme celles-là, des êtres supérieurs à la foule, grandis encore par leur foi religieuse, cette force suprême, ne devaient point succomber ainsi que des incrédules ou des athées.

—Vous allez partir! balbutia Fernande, vous allez partir! Et je ne vous reverrai plus! et je vais traîner désormais ma vie douloureuse loin de vous, loin de mon espérance, loin de mon bonheur! O Jean, qu'avons-nous fait à Dieu, pour que Dieu nous châtie aussi cruellement?

—Ne me parlez pas ainsi, dit-il à voix basse, cela me torture.

—Que deviendrons-nous? reprit-elle amèrement. Je me demande si la vertu, si le respect des choses saintes n'est pas une duperie! Puis, quand cette pensée coupable me vient, j'y devine un blasphème, et j'ai honte de l'avoir eue.

Seraient-ils vainqueurs? Cette lutte du bien et du mal qui se livrait en eux les bouleversait.

—Si j'écoutais mon coeur, continua Fernande, je vous dirais: Emmenez-moi, prenez-moi, et allons demander au reste du monde un bonheur qui nous est refusé ici! Mon bien-aimé, nous avons échangé nos âmes, nos serments nous ont donnés l'un à l'autre. Peut-être est-ce un crime que nous commettrons, mais nous sommes des êtres humains et…

Elle s'arrêta.

—Quelle vie heureuse nous aurions! Seuls et libres, qui pourrait nous demander compte de nos actes? Je yeux partir avec vous. L'Angleterre, l'Amérique nous servira d'asile. Je veux partir, si nous sommes coupables, qui le saura? Si nous sommes coupables, qui nous punirait?

Jean-Nu-Pieds saisit avec passion les deux mains de la jeune femme:

—Oui, partons! Demain, on me conduit au Havre. Allez m'y attendre. Nous fuirons ensemble! Nous irons demander au sol étranger le bonheur que le sol de la patrie nous refuse… Fernande, je l'ai espérée bien longtemps cette ivresse partagée, cette joie intime, ce mariage désiré! Ça été le rêve de mes nuits et la pensée de mes jours depuis que la destinée vous a jetée sur mon chemin… Rappelez-vous cette matinée de printemps, à Paris, dans ce jardin parfumé, au milieu des fleurs et des oiseaux; rappelez-vous de quelle émotion nos coeurs battaient… Et, depuis, que de fois je me suis souvenu de cette matinée-là! J'ai bien souffert; cette pensée seule arrêtait mes larmes. Fous! nous sommes fous! la loi divine ne peut pas être cruelle comme la loi humaine!

Puisque celle-ci est sans pitié, demandons à celle-là de se dévouer pour nous! Notre amour est trop puissant pour ne pas briser les règles ordinaires. Je vous aime, vous m'aimez! Cela suffit.

Fernande avait écouté avec ravissement les paroles ardentes de celui qui était son fiancé. Sa main tremblait dans celle de Jean. Elle fermait les yeux comme pour ne pas voir l'abîme qui l'attirait.

Quand le Vendéen se tut, elle resta quelques secondes indécise, muette, oppressée. Puis, par un violent effort, elle le repoussa. Elle murmura, répétant les paroles qu'elle avait dites:

—Si nous sommes coupables, qui le saura? Notre conscience! Si nous sommes coupables, qui nous punirait? Dieu!

Jean, reprit-elle à voix haute, la passion allait nous entraîner! La conscience et Dieu, voilà les juges terribles que nous voulions braver. Nous ne pourrions pas être heureux; nos coeurs souffriraient, car ils n'ont jamais appris à marcher hors de ce vrai chemin: le devoir! car ils n'ont jamais appris à écouter un autre appel que cette voix sublime: l'honneur! Jean, je vous aime, vous m'aimez, nous mourrons l'un pour l'autre, mais nous ne pouvons pas, nous ne devons pas être l'un à l'autre, car vous ne sauriez pas plus manquer à l'honneur, que je ne saurais manquer au devoir!

—Je vous aime! je vous aime! s'écria-t-il avec une passion folle.

—Et moi, est-ce que je ne vous aime pas? Mon coeur saigne quand je vous parle ainsi, mais il le faut! Jean, par pitié, laissez-moi sortir d'ici; que je ne vous revoie jamais, que tout soit rompu entre nous; il ne peut plus rien y avoir de commun entre le marquis de Kardigân et moi! Je pourrais consentir à vous suivre, car je suis faible et je vous aime, mais vous ne voudriez pas avilir celle que vous adorez!

Elle se rapprocha de lui, et d'un ton brisé:

—Je vous ai mis si haut dans mon estime, dit-elle, que je ne veux point que vous soyez déchu à mes yeux. Celui qui a voué sa vie à une cause sainte telle que la vôtre, ne doit pas entacher cette cause en faisant une action contre l'honneur!

Quoi! le marquis de Kardigân, Jean-Nu-Pieds, le soldat du Roi, le héros de la Pénissière et de Château-Thibaut, mon Jean, à moi, celui que j'ai paré de toutes les grandeurs et de toutes les noblesses, celui-là pourrait accomplir quelque chose de vil? Non, c'est impossible. Voyez, moi, je vous supplie, je vous implore… Ce que vous voudrez que je fasse, je le ferai, car je vous aime… Je n'aurais pas la force de répondre: Non, si vous me disiez: Je le veux; et pourtant, c'est pour vous que je vous conjure d'avoir pitié de moi! Que l'image de mon bien-aimé reste dans mon souvenir, comme une image sainte, grandissant encore par le sacrifice!

Lorsqu'elle s'arrêta, Jean découvrit son front qu'il avait voilé de ses mains. Son visage était mouillé de larmes.

—Honneur! devoir! mots sublimes que j'allais oublier… Merci, ma Fernande, de me les avoir rappelés! Je partirai seul, mais je ne vivrai pas. Je n'en aurais pas la force.

—Vous partirez seul et vous vivrez!

—Fernande!

—Je le veux!

—C'est impossible.

—Vous vivrez, Jean! Déserter la vie un jour de désespoir, c'est aussi lâche pour l'homme que pour le soldat de déserter son poste un jour de bataille. Vous vivrez. Là encore c'est le devoir.

—Eh bien, oui, j'ai été lâche! Vous pouvez partir tranquille et calme,
Fernande, celui que vous aimez sera digne de vous.

Déjà une première fois, à Paris, le jeune homme avait eu à lutter corps à corps contre les redoutables étreintes de la passion.

Comme toujours, en cette vie, la passion allait rendre coupable, criminel même, l'homme possédé par elle.

Mais l'honneur triomphait…

Jean et Fernande ne se serrèrent même pas la main. Elle s'éloigna, courbant le front, et il la regarda partir, le coeur saignant, le coeur brisé par la lutte, n'osant ni lui dire adieu ni la retenir…

XXVII

LE PONT DU NAVIRE

Deux jours plus tard, Henry de Puiseux et Jean de Kardigân arrivaient au Havre. Le Wellington, corvette anglaise, allait les transporter au pays de Galles. C'était le soir. Une brume légère couvrait la rive. Le ciel, étincelant et constellé, rayonnait. Les deux Vendéens jetaient un regard navré à ce sol de la France qui bientôt allait s'enfuir à leurs yeux.

Patrie! patrie! au coeur sublime, que rien ne remplace! ni la tendresse de l'épouse, ni la tendresse du père! Patrie! éternelle affection, qui inspire le dévouement sans bornes, le renoncement sans ambition!

Henry et Jean, appuyés l'un sur l'autre, se tenaient debout, au milieu du pont, le regard fixe, et comme rivés à la jetée du Havre.

La jetée était couverte. Beaucoup étaient venus là pour assister au départ des deux fameux chouans. On apercevait çà et là les têtes des agents de police qui venaient mettre ordre à la sympathie intempestive que le public aurait pu éprouver pour les bannis.

Le capitaine et les matelots du Wellington ne laissaient pas de témoigner une vive déférence aux deux jeunes gens. Mais eux ne voyaient rien que le sol de la France, sur lequel ils n'étaient déjà plus; n'entendaient rien que le bruit sourd de la vague, qui venait se briser contre la jetée.

Cependant, le moment du départ arriva.

Le Wellington leva l'ancre et, poussé par un vent d'est assez fort, malgré la chaleur de la température, commença à sortir du port. Alors les spectateurs restés sur la rive retirèrent leurs chapeaux.

Ils voulaient saluer une dernière fois ceux qui étaient proscrits pour avoir été fidèles.

Jean-Nu-Pieds se rappela, sans doute, qu'une fois déjà, deux ans auparavant, il avait assisté au départ d'un banni. Mais ce banni portait une couronne au front… Aujourd'hui, c'était lui-même qui partait, chassé pour avoir servi le petit-fils de ce roi…

Le Wellington filait rapidement toutes voiles dehors. Le capitaine s'approcha de Jean-Nu-Pieds, et, après avoir salué poliment le chef vendéen, engagea la conversation avec lui. Une déférence évidente perçait dans les moindres paroles de l'Anglais. Le rude marin ne pouvait qu'admirer le dévouement des deux jeunes gens, lui qui n'était pas détourné de sa conscience par de vaines et stériles questions de parti.

—Quand arriverons-nous à Brighton, capitaine? demanda Jean.

—Demain matin, monsieur le marquis. Une nuit est bientôt passée à bord, surtout une nuit étoilée comme celle-ci.

—Avez-vous beaucoup de passagers?

—Une dizaine. J'ai entre autres une de vos compatriotes qui m'intrigue beaucoup.

—Vraiment?

—C'est une jeune femme, autant que j'ai pu en juger à travers le voile épais qui couvrait son visage. Elle est venue me trouver au quai d'embarquement, et a retenu son passage pour Brighton. Mais ce n'est pas là l'extraordinaire. Un de mes officiers qui l'a remarquée, m'a dit qu'elle ne s'était décidée à arrêter une cabine sur le Wellington que lorsqu'elle avait su que vous et M. de Puiseux feriez le voyage avec moi.

—Ah! dit Jean étonné.

—Voilà pourquoi j'ai cru devoir vous prévenir. Vous comprenez que, dans votre position… il faut…

—Quoi, capitaine?

—Je serai franc. J'ai pensé que la police avait peut-être intérêt à vous faire espionner, et j'ai voulu que vous puissiez savoir à quoi vous en tenir.

Cette même idée était venue aussitôt au chouan. Il serra avec force la main du marin anglais, pour le remercier de cette preuve de sympathie qu'il lui donnait.

Le marquis de Kardigân comptait, ainsi que nous le savons, séjourner le moins possible en Angleterre. Il voulait quitter Londres en cachette, afin d'être perdu dans le tumulte de la grande cité et revenir se mettre aux ordres de Madame, cachée dans Nantes. Henry devant l'accompagner, il importait que les deux Vendéens se concertassent sur leur plan de conduite.

Il voulut immédiatement lui faire part de cette découverte due à l'obligeance du capitaine du Wellington.

De Puiseux, appuyé à un mât, suivait la manoeuvre avec intérêt.

—Viens dans notre cabine, dit tout bas le marquis à son ami.

—Dans la cabine, jamais!

—Pourquoi?

—Parce que… dame! tu me demandes là une explication… Enfin, peu importe! Eh bien, mon cher, je crains par-dessus tout le mal de mer; j'ai ouï dire que le seul moyen d'y échapper, c'était de rester à l'air.

Malgré sa tristesse, Jean-Nu-Pieds ne put s'empêcher de sourire. Quel charmant compagnon c'était que ce jeune homme! Sa gaieté trouvait à s'épancher en toute occasion et à distraire son ami des navrements de l'heure présente.

—Soit, reprit le marquis; alors, écoute…

Et, baissant la voix, il lui expliqua en deux mots ce que le capitaine du Wellington supposait. Henry éclata de rire.

—Une espionne à nos trousses?

—Pourquoi pas?

—Alors tant mieux.

—Vraiment?

—Parbleu! Nous sommes jeunes… nous sommes… je passe! Si elle est jolie, nous la séduirons. Ce ne sera qu'une aimable plaisanterie faite à la police française qui nous en veut tant. Rappelle-toi la fameuse baronne de Sergaz!

Une ombre couvrit le front du marquis.

—Ah! ne me parle pas de cette femme!

—Bah!

—C'est elle qui a joué un rôle maudit dans ma vie.

—Qu'en sais-tu?

—Rien.

—Alors?…

—Je n'en sais rien, te dis-je, mais j'en suis sûr; Fernande a dû être éclairée sur elle, bien qu'elle ait toujours gardé le silence. Songe qu'elle a disparu tout à coup!

—Ah! ah!

—Enfin, il y a des choses qu'on ne raisonne pas. Son souvenir m'effraye. Je la vois encore, pâle, droite, avec son regard sombre qui s'attachait sur moi.

—Comment, tu ne savais pas?…

—Quoi?

—Dame!… elle… comment dirais-je?… elle t'aimait.

—Jacqueline m'aimait!

—Je m'en suis aperçu une certaine nuit, dans les bois de Machecoul, alors que la pauvre Fernande était venue vers toi sous le déguisement de Pinson. J'ai surpris son regard, mon ami, et son regard m'a fait peur.

—Alors… alors… j'ai raison de l'avouer. J'ai été aveugle, je n'ai rien vu. Si ce que tu dis est vrai, c'est d'elle que vient tout le mal…

La nuit était venue peu à peu. Depuis longtemps déjà le Wellington voguait en pleine Manche. La cloche du bord sonna le souper. Les passagers descendirent dans l'entrepont où le repas était servi. Ils étaient peu nombreux. Le mal de mer faisait ses ravages. Ceux qui vinrent s'asseoir à la table étaient au nombre de cinq, parmi lesquels une femme, très-voilée, dont on n'apercevait pas le visage. Dès qu'elle vit entrer les deux Vendéens, elle se leva de table et remonta sur le pont. Mais le capitaine avait dit à Jean:

—C'est elle…

Le souper était achevé quand le marquis et Henry regagnèrent la dunette; l'inconnue avait disparu.

La nuit s'avançait radieuse. A peine une brise légère ridait la surface de la mer, semblable à un lac endormi.

Vers onze heures, Jean-Nu-Pieds n'avait pu encore se décider à s'arracher à ce spectacle merveilleux; la mer, cet infini de la nature, est ce qui rapproche le plus de Dieu, cet infini de la pensée.

Le marquis regardait la vague phosphorescente qui se brisait à l'arrière, quand une main s'appuya sur son épaule. Il se retourna. C'était l'inconnue. Elle releva lentement son voile.

—Jacqueline! s'écria-t-il.

—Oui, Jacqueline. Je suis ici parce que je vous aime, répliqua-t-elle amèrement.

—Vous m'aimez?

—Écoutez-moi. J'ai tout quitté pour vous, mon fils, ma patrie… Est-ce que je n'ai pas une patrie, moi aussi? Je viens pour partager votre exil, pour unir ma vie à la vôtre…

—Mais…

—Laissez-moi finir. C'est une parole suprême que j'attends de vous. La parole qui me fera vivre ou mourir. J'ai choisi cette heure pour mon aveu, parce que j'ai voulu que vous puissiez commencer à sentir le poids de la solitude autour de vous.

Je vous aime! Dès la première heure où je vous ai vu, cette passion a germé en moi. Je n'ai pas même essayé de la combattre. Aujourd'hui, vous êtes seul. Votre cause est vaincue, vos biens sont confisqués, votre fiancée est morte pour vous… vous avez tout perdu… et je viens vous dire: Jean, je vous aime; Jean, voilà un an que je vis pour vous; m'aimerez-vous enfin, et n'aurez-vous pas pitié de moi?

Elle tenait le bras du jeune homme, et, succombant sous le poids de son émotion, elle s'était presque agenouillée devant lui.

—Écoutez encore, continua-t-elle. Vous savez combien j'aimais mon fils? Je l'ai à jamais abandonné pour vous suivre, pour qu'il n'y eût rien entre nous. Je vous aime! Toute ma vie vous sera consacrée…

—Je ne vous aime pas, répondit doucement le marquis de Kardigân. Mon coeur est à une autre, et il est de ceux qu'un amour suffit à remplir.

—Elle est perdue pour vous!

—J'ai sa parole: cela me suffit.

—Vous me repoussez?

—Je ne vous repousse pas. Si vous m'aimez réellement, je vous plains. Mais je ne comprends pas que vous veniez ainsi à moi maintenant, vous offrant comme une femme perdue!

—Vous ne savez pas les combats qui se sont livrés en moi! Dès que j'ai senti que je vous aimais, j'ai senti également que vous ne pourriez jamais m'aimer. L'irrémédiable obstacle était entre nous. Peut-être serais-je morte, si je n'avais voulu… M'aimez-vous? Non? Eh bien! apprenez tout! Votre mariage avec Fernande, c'est moi qui l'ai empêché!

—Vous!

—Je savais que vous ne seriez jamais à moi, je viens de vous le dire! Mais je ne voulais pas que vous fussiez à une autre. C'est moi qui ai conçu le plan infernal qui vous a séparé d'elle! Vous avez cru et elle a cru, elle aussi, que la vie de son père avait été menacée! Allons donc! c'était une comédie arrangée à l'avance! Dieu! que j'ai été heureuse, quand j'ai appris que j'avais réussi, que vous ne pourriez plus l'épouser!

C'est le seul jour de bonheur que j'aie eu depuis que je suis née. Vous ne m'aimez pas? je le sais et je le savais quand vous étiez là-bas, ne pensant qu'à elle! Je le savais, quand j'ai fait tout cela! Si je vous ai fait mon aveu, c'est que je voulais vous désespérer avant de mourir… car je vais mourir! Croyez-vous donc que je vous aurais dit tout cela, si j'avais dû vivre?…

—Malheureuse!

Il lui saisit les deux poignets avec violence, tant la révélation l'exaspérait.

—Ah! vous pourrez me faire mal! vous ne m'en ferez jamais autant que je vous en ai fait! Je suis heureuse! Je lis dans vos yeux le désespoir de l'amour perdu, la pensée que votre bonheur s'est effondré par suite d'une comédie.

Eh bien oui, souffrez! souffrez! vous m'avez fait tant de mal que je ne sais plus si je vous aime ou si je vous hais!

La passion criminelle qui dévorait Jacqueline laissait son empreinte infâme sur son visage. Les âmes viles sont abaissées par l'amour: il ne purifie que les âmes élevées.

Jean la jeta presque à ses pieds.

—Ah! sois maudite! sois…

Mais elle se releva, et se précipita vers le bastingage.

—Adieu! dit-elle.

Il vit qu'elle voulait se jeter à la mer. Déjà le mouvement instinctif à toute créature humaine qui veut en sauver une autre, l'entraînait à la retenir…

Mais Henry de Puiseux, dans l'ombre, avait tout entendu.

—Cette femme a mérité la mort. Laisse-la mourir! dit-il.

Jacqueline était tombée à la mer.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

LE CHÂTIMENT DE JUDAS

I

LA MANIFESTATION

Sur une des places principales de Nantes, le 6 octobre de cette même année 1832, il y avait un rassemblement assez considérable vers les cinq heures du soir.

Dans les groupes on parlait avec animation d'un certain individu qui, s'il fallait en croire les exclamations de colère qu'il excitait, devait être universellement détesté.

—C'est un traître!

—Non, c'est un vendu!

—Il a fait massacrer le peuple!

—Je ne comprends pas que le gouvernement nous envoie un pareil homme!

—Il a mérité la corde!

Etc., etc., etc.

Ceux qui parlaient ainsi, c'étaient les enragés, c'est-à-dire ces gaillards qui crient beaucoup avant la tourmente, et pendant l'émeute ont la prudence de rester chez eux.

A côté se tenaient les petits bourgeois bavards et prétentieux. Problème: Le petit bourgeois est celui qui souffre le plus d'une révolution, et pourtant sa vie se passe à en faire.

—J'estime, je pense, je considère, prononçait avec componction un marchand de seringues, que le roi s'est trompé, a erré, a vu faux. Il aurait dû consulter, interroger les bourgeois de la ville de Nantes, avant de nous envoyer ce monsieur…

—Je crois avoir de véritables facultés de gouvernement, interrompit un fabricant de chaussures élastiques, coupant la parole au fabricant de seringues. Eh bien, jamais je n'aurais commis une pareille faute.

Les gens sérieux, bien qu'en un langage moins prétentieux, étaient du même avis que ces bavards.

—C'était au moins inutile, disait en se promenant de long en large avec deux de ses amis, un des magistrats les plus respectés de Nantes. Pourquoi faire à l'esprit de la population une menace cachée, une provocation indirecte? M. Maurice Duval est détesté ici. Le ministre pouvait bien l'envoyer à Lille ou à Bordeaux, s'il voulait récompenser ses tristes services de Grenoble; mais l'expédier dans la Loire-Inférieure! quand ce département est sourdement secoué par les Vendéens! quand, malgré toutes les recherches, Madame est demeurée introuvable…

—Croyez-vous que la princesse soit à Nantes? demanda au magistrat un des principaux banquiers de la ville.

—J'en suis convaincu.

—Alors je ne comprends point comme elle a pu rester sauve jusqu'à présent.

—Que voulez-vous? On sera toujours mieux servi par le dévouement que par l'ambition. Les hommes qui entourent la princesse n'ont rien à espérer. Ceux qui entourent Louis-Philippe savent au contraire que s'ils s'emparent de la duchesse de Berry, leur adresse sera richement récompensée. Eh bien! malgré cela, ceux-ci ne peuvent pas vaincre ceux-là…

Ainsi qu'on vient de le voir, la situation n'a pas changé, depuis que nous avons abandonné nos héros à la fin de la seconde partie de cet ouvrage. Madame, cachée au fond de sa retraite, attend une heure favorable; et, en dépit de son armée de limiers, en dépit des espions qui peuplent les rues de la ville, le ministre n'a pas encore pu découvrir l'auguste chef des Vendéens.

Décidé à mettre fin à cet ordre de choses, décidé à couper court aux murmures grandissants de la Chambre par une action énergique, M. Thiers vient de donner l'ordre à M. Maurice Duval, préfet de la Loire-Inférieure, de faire une entrée solennelle dans la ville, et de s'entourer de l'appareil imposant des forces publiques.

Nous avons déjà indiqué rapidement quelles étaient les tendances de ce M. Maurice Duval. Il était abhorré par tous les partis. Son administration dans l'Isère avait amené ces désordres sociaux que la baïonnette seule peut terminer.

Aussi quand on avait appris à Nantes que, non content de devenir préfet de la Loire-Inférieure, M. Maurice Duval se décidait à faire une entrée solennelle dans la cité, la partie remuante de la population avait résolu de lui offrir un charivari tel que les oreilles de ce haut fonctionnaire garderaient longtemps le souvenir de sa bravade.

Le général d'Erlon, prévenu, avait répandu ses soldats çà et là dans les rues; mais il se rendait bien compte que ce déploiement de forces serait très-probablement rendu inutile. En effet, que pouvaient faire des soldats contre des satires vivantes?

Cependant, un homme de taille moyenne, appuyé à la porte d'une maison, regardait cette agitation populaire sans y prendre part. Cet homme portait sur son visage l'empreinte du génie humain dans toute sa pureté.

L'oeil perçant lisait au fond du coeur; il avait le nez légèrement aquilin, la lèvre sensuelle, un peu grosse, le front large et puissant. Par moments, quand les vociférations de la foule devenaient trop fortes, il haussait les épaules avec mépris. On sentait en lui un dominateur des masses.

Notre inconnu paraissait guetter quelqu'un, comme s'il eut pris un rendez-vous juste au milieu de cette fournaise. Ses yeux se portaient rapidement à chaque extrémité de la rue, et son pied frappait le pavé avec impatience.

Tout à coup un refoulement se produisit dans les groupes: c'était un escadron de cuirassiers qui chargeait les conspirateurs afin de rétablir la circulation des rues. Naturellement, des cris retentirent de toutes parts, mêlés à des invectives poussées contre M. le préfet, qui avait la lâcheté de ne pas vouloir être charivarisé! Qu'en résulta-t-il? Ce qu'il en résulte toujours en pareille occurrence.

C'est-à-dire que l'escadron de cuirassiers sur lequel on avait compté pour rétablir l'ordre, obtint juste un résultat contraire.

Quand il eut disparu, les groupes se reformèrent beaucoup plus irrités qu'auparavant, tellement plus, que les bourgeois manifestants résolurent de se venger. Ils avaient compté d'abord insulter M. Maurice Duval à son passage, le huer, d'aucuns même avaient parlé de projectiles légumineux, tels que pommes cuites et oranges; mais après cette insulte:

—Des dragons! disait l'un.

—Des cuirassiers, disait l'autre.

—Ce sont des dragons!

—Non, ce sont des cuirassiers!

—Enfin, peu importe, s'écriait un troisième. L'important, c'est que nous voulons nous venger. Que faire?

—Sifflons-le, hurla un jeune voyou, espérance des barricades de l'avenir.

—Bravo! bravo!

—Avez-vous des clefs?

—Des clefs forées?

—J'en ai…

—Je n'en ai pas…

—Mais c'est inutile, reprit le voyou. Tenez, regardez!

Il indiquait de la main une boutique qui faisait face à la rue. On lisait à la devanture:

ROGUET

Marchand de Jouets d'enfants

Dans une boite, ouverte à son étalage, étaient empilés une centaine de sifflets qui valaient bien un sou pièce. Un cri de triomphe accueillit cette découverte. O néant des grandeurs populaires, on faillit porter le voyou en triomphe pour avoir découvert des sifflets!

Ce fut une vraie irruption. Le nommé Roguet souriait agréablement, en voyant la foule se précipiter dans sa boutique, car ces sifflets étaient précisément un vieux fonds de magasin, dont il n'aurait jamais pu se débarrasser sans l'impopularité de M. Maurice Duval.

Il vida la boite sur une table et mit en vente la marchandise, au prix de 1 franc le sifflet. Il y en avait cent. Ce fut pour l'intelligent Roguet un bénéfice net de 95 fr. L'exaspération était telle que s'il y avait eu cinq cents sifflets, que s'il y en avait eu mille, il les aurait vendus. À quoi tiennent les fortunes humaines!

L'homme dont nous avons parlé sourit en voyant revenir ces badauds enragés, armés tous d'un sifflet. Il sembla moins pressé de voir arriver celui qu'il attendait, et bien plus disposé à la patience. C'est qu'en effet, pour un observateur, ce spectacle promettait d'être curieux.

Un bruit de voix ne tarda pas à annoncer l'arrivée prochaine du préfet. Bientôt toutes les têtes se tournèrent vers la rue par laquelle devait déboucher M. Maurice Duval. Les chevaux de la calèche où s'étalait le préfet avançaient lentement. Enfin, la calèche apparut.

M. Maurice Duval était très-pâle. Évidemment l'exercice auquel il se livrait ne lui allait que médiocrement. Mais, sous peine de disgrâce, il fallait bien obéir à l'ordre du ministre. Il jetait des regards effarés à droite et à gauche. À côté de lui, son chef de cabinet ne paraissait guère plus rassuré. Quand la calèche déboucha sur la place où se tenaient les conspirateurs, de violents sifflets éclatèrent. Le tapage fut tel que les chevaux se cabrèrent. Les sifflets, les cris du coq, les appellations diverses et irrespectueuses produisaient une épouvantable cacophonie.

—Au galop! ordonna le préfet.

Le cocher de la calèche enveloppa ses deux chevaux d'un large coup de fouet, et la voiture partit ventre à terre. Les exclamations furieuses redoublèrent, car les uns étaient foulés par le timon, les autres écrasés par les roues. Ce fut, pendant dix minutes, un concert de hurlements féroces. Enfin, quand le charivari fut terminé, quand la place resta libre, chacun rentra chez soi. La manifestation, bête comme toutes les manifestations, était finie.

Il ne restait que l'homme au regard puissant. Mais lui aussi ne devait pas tarder à s'éloigner, car un individu s'approcha de lui et lui dit:

—Venez, monsieur Berryer, Madame vous attend.

II

L'ENVERS D'UN RÈGNE DE DIX-HUIT ANS.

L'histoire est restée muette sur ce qui fut prononcé dans l'entrevue qui eut lieu entre Madame et l'illustre orateur. Il quitta la maison de la rue Haute-du-Château, où se cachait la princesse proscrite, avec la même prudence dont il avait usé pour y pénétrer. Là n'est pas notre drame. À peu près à la même heure, un homme arrivait au palais de la préfecture de la Loire-Inférieure.

Le chef du cabinet de M. Maurice Duval attendait le visiteur, sans doute, car il s'empressa de le faire entrer dans le salon réservé et alla prévenir le haut fonctionnaire.

Immédiatement M. Maurice Duval le reçut.

Nous le connaissons cet homme. Nous l'avons entrevu une première fois au ministère de l'intérieur, à Paris, quand M. de Montalivet lui servit d'introducteur.

C'est Deutz.

M. Maurice Duval avait hâte d'en finir avec l'héroïque princesse qui épouvantait tant le sommeil du roi Louis-Philippe. Il n'eut pas les mêmes pudeurs que l'illustre homme d'État qui avait la charge de traiter avec le traître.

—Vous nous avez promis plus que vous n'avez pu tenir, lui dit-il.

—C'est vrai.

—Le gouvernement veut absolument que cette dangereuse affaire de la chouannerie bretonne ait un terme. Quand pourrez-vous livrer la princesse?

Deutz était resté le front courbé, non qu'il eût honte. La honte est un sentiment qu'ignorent les natures infâmes comme la sienne.

—Nous sommes aujourd'hui au 6 octobre, reprit-il lentement. Avant le 6 décembre, Madame la duchesse de Berry sera votre prisonnière.

Le préfet de la Loire-Inférieure était encore exaspéré de l'accueil qui lui avait été fait. Il ouvrit la fenêtre de son cabinet, et montrant la ville:

—Je veux terminer tout cela, dit-il d'une voix brève. Cette ville révoltée mérite un châtiment. Comment pourrez-vous pénétrer auprès de la princesse?

—C'est mon secret.

—Est-elle à Nantes, seulement?

—Je ne sais pas.

—Vous ne savez pas!…

—Non, répliqua nettement le traître. J'ai fait un marché. Je ne veux pas qu'on me vole.

M. Maurice Duval prit sur sa table de travail une lettre écrite en lignes serrées, et la parcourant du regard:

—Monsieur, dit-il, quand je vous ai reçu, je n'ai pas eu besoin de prendre des biais pour m'entendre avec vous; je vous connaissais. Voici une lettre qui m'a été adressée de Paris; elle contient sur vous tous les renseignements que je pouvais désirer.

—Après?

—Vous pouvez pénétrer jusqu'à la princesse?

—En effet.

—Vous avez promis à M. le ministre de l'intérieur que vous lui livreriez Madame. C'est très-bien. Mon devoir m'oblige de vous prêter main-forte pour cette besogne-là; mais enfin, ce n'est pas avec moi que ce marché a été fait. Voulez-vous que nous en fassions un autre ensemble?

L'oeil de Deutz s'alluma; mais il garda le silence.

—Cette ville m'a insulté, continua le préfet; je veux me venger. Vous devez connaître quelques-uns des secrets des légitimistes, puisque vous parvenez à voir leur chef. Donnez-moi un renseignement quelconque, car je veux signaler ma première journée ici par un acte d'autorité.

Deutz releva la tête.

—Je puis vous faire arrêter un des principaux chefs, dit-il.

—Lequel?

—Je ne vous dirai pas encore son nom. Seulement, donnez-moi un ordre d'arrestation en blanc.

M. Maurice Duval n'avait rien à craindre; Deutz ne lui était-il pas adressé par le ministère de l'intérieur?

—Qu'en ferez-vous? demanda-t-il pourtant.

—Je m'en servirai pour faire saisir, partout où je le trouverai, celui que je vous ai promis.

Le préfet de la Loire-Inférieure prit un papier et le signa.

—Voilà, dit-il.

—Eh bien! avec cela, monsieur le préfet, nos affaires marcheront plus vite. J'avais peur de ne pas… comment dirais-je?… de ne pas m'entendre avec vous. Il n'en sera rien. Demain, la personne en question sera arrêtée.

—Pourquoi demain seulement?

—Ne me faites pas de questions, je ne pourrais pas vous répondre.

Deutz se leva en parlant ainsi.

—A demain! dit-il.

Cette scène que nous venons de résumer en quelques lignes avait duré dix minutes.

A son allure rapide, nos lecteurs ont dû deviner qu'elle cachait un mystère. Et, en effet, le drame que nous avons entrepris de raconter se préparait.

Deutz avait promis de vendre Madame au gouvernement de Louis-Philippe. Quand il avait fait ce marché, rien ne s'opposait à ce qu'il pût le mettre à exécution. N'était-il pas le filleul de la princesse? et ne savons-nous pas qu'on croyait pouvoir se fier à lui?

Par bonheur,—hélas! bonheur qui ne devait pas durer!—des craintes, sinon des soupçons, étaient venues aux principaux chefs vendéens. Des hommes comme Charette et Coislin ne pouvaient pas se laisser duper comme des enfants. Il en résultait que lorsque le juif était arrivé à Nantes pour la première fois (après l'achat de cette maison qu'il comptait payer sur une rentrée d'argent), il n'avait pu obtenir d'être reçu par Madame.

Vainement il s'était repris à deux ou trois fois pour obtenir une audience. Toujours le juif s'était heurté à M. de Charette, qui lui avait répondu: Impossible.

Pendant les événements que nous avons racontés dans la seconde partie de cet ouvrage, c'est-à-dire aux mois de juin et de juillet, il en avait été de même. De juillet à octobre la situation n'ayant pas changé, Deutz se trouvait fort embarrassé, ayant promis et ne pouvant tenir.

Certes, la défiance n'existait pas d'abord dans le camp royaliste. Les coeurs élevés ne connaissent pas la défiance; mais peu à peu de tels abandons s'étaient produits, que les principaux d'entre les Vendéens avaient dû recourir à un excès de prudence. On ne se méfiait pas plus de Deutz que de toute autre personne; mais, en règle générale, on se méfiait de tout le monde.

Ce fut grâce à cette prudence extrême que, pendant trois mois, la retraite de Madame ne pût être découverte. Il faut penser que le ministre de l'intérieur avait mis sur pied tous les limiers de la préfecture de police, que les meilleurs agents de la rue de Jérusalem, appâtés par une promesse de récompense extraordinaire, passaient leurs jours et leurs nuits en surveillant, et que pas un renseignement n'était encore parvenu au ministère.

Madame était-elle cachée à Nantes?

On ne le savait même pas positivement.

Les dilemmes qui se posaient étaient au nombre de deux:

Ou Son Altesse était à Nantes, et alors il devenait impossible qu'on ne découvrît pas sa cachette;

Ou elle n'était pas à Nantes, alors…

Alors on tombait dans l'inconnu.

Telle était l'unique raison pour laquelle le gouvernement maintenait ses rapports avec Deutz. Le juif devenait la suprême espérance de ces hommes à qui la trahison ne répugnait pas, puisqu'ils devaient en profiter.

Ceux qui connaissent la puissante organisation de la police de la rue de Jérusalem nous comprendront. Il était unique, dans les annales de cette aimable institution, qu'on ne fût pas encore arrivé à un résultat.

Il découlait de tout cela que Deutz ne put pas arriver jusqu'à Madame, et que, par conséquent, il ne pouvait pas indiquer à M. Maurice Duval la cachette de l'auguste prisonnière.

Mais le juif avait trop à coeur de toucher les cinq cent mille francs promis, pour ne pas chercher un moyen d'arriver à ses fins.

Le plan fut longuement couvé par lui. Shakespeare aurait fait de ce Shylock une terrible figure. Mais Judas nous répugne, nous n'entrerons pas dans l'analyse psychologique de cette conscience.

Deutz comprit aussitôt que, pour se rendre utile au gouvernement de
Louis-Philippe, il fallait qu'il commençât par se rendre indispensable à
Madame.

Comment y arriverait-il?

La lutte, pour le moment, paraissait, sinon terminée, du moins interrompue.

Les chouans ne tenaient plus la campagne; le chef réel, c'est-à-dire la princesse, avait posé les armes en apparence. Il fallait donc donner un embarras quelconque aux Vendéens. Or, voici ce que s'était dit Deutz:

Le mouvement insurrectionnel de la Bretagne, pour s'être momentanément arrêté, a encore besoin de correspondre avec le comité légitimiste de Paris.

Le juif voulait devenir une sorte de courrier vendéen entre Nantes et Paris. Il arriverait ainsi, nécessairement, à être reçu par la princesse, ou tout au moins à connaître sa retraite.

Le lecteur comprend maintenant pourquoi Deutz avait demandé un ordre d'arrestation en blanc à M. Maurice Duval. La visite au préfet de la Loire-Inférieure n'avait pas un autre but.

En effet, dès qu'il eut quitté la préfecture, Deutz se fit conduire par sa voiture à la place, et demanda à parler au chef de poste. Le capitaine Régis se présenta. Deutz lui montra son ordre d'arrestation.

—J'ai besoin de quatre hommes, dit-il, pour arrêter un brigand.

—Quatre hommes! c'est peu.

—Oh! non, c'est assez. Celui-là ne résistera pas.

—Mais il n'y a aucun nom sur votre mandat d'amener?

—N'est-ce que cela?

En parlant ainsi, Deutz prit une plume et écrivit en tête de l'ordre le nom de:

BERRYER.

Sous quel prétexte arrêter Berryer?

Les affections politiques du grand orateur n'étaient un mystère pour personne. Tout le monde savait qu'il avait voué sa vie à la défense des idées légitimistes, et que son dévouement grandissait dans l'infortune.

Cela était de notoriété publique. Mais alors pourquoi n'arrêterait-on pas également M. Hyde de Neuville, M. de Breulh et Chateaubriand? Leur opinion ne faisait mystère pour personne.

Puis, là n'était pas toute la difficulté. On n'arrête pas un Berryer, malgré toutes les lois possibles de sûreté générale, sans qu'on en parle. Il faudrait déférer le prisonnier aux tribunaux, et la popularité du Démosthène royaliste était trop grande pour qu'on pût espérer le voir condamner sans preuves.

Mais le gouvernement du roi Louis-Philippe ne regardait pas à si peu.

Voyons cependant ce qu'avait fait Berryer à son arrivée à Nantes, et comment il s'y était pris pour voir Madame sans être victime de la surveillance occulte dont il était naturellement l'objet.

Nos lecteurs se rappellent que Madame se cachait chez mesdemoiselles Deguigny, au numéro 3 de la rue Haute-du-Château. Presque en face du numéro 3, la maison du numéro 6 se dressait, calme et tranquille, ainsi qu'il convient à une honnête et bourgeoise maison de province.

Sur la porte de cette demeure pendait un écriteau jaune, sur lequel les passants pouvaient lire:

JOLI APPARTEMENT MEUBLÉ

Fraîchement décoré,

A louer de suite.

Ce qui constituait à la fois un mensonge, attendu que ledit «joli appartement meublé» ne devait pas être fraîchement décoré, et une faute de français, vu qu'on ne dit pas «louer de suite» mais «louer tout de suite.» Mais il était probable que le propriétaire ne s'était guère occupé de ce détail.

Ce propriétaire, d'ailleurs, était double. Il y avait de cela un mois et demi, deux frères répondant aux noms retentissants d'Ulysse et de Nestor Mirliflor, avaient acheté ladite maison pour la transformer en appartements meublés.

Leurs papiers étant parfaitement en règle, Ulysse et Nestor Mirliflor avaient vite obtenu la permission de patente. Ulysse, l'aîné, portait une belle barbe grise; il était toujours triste, et en arrivant, avait dit à ses voisins:

—Nous finirons nos jours ici.

Nestor qui, comme cadet, portait une belle barbe noire et se montrait toujours gai, avait ajouté:

—Eh! eh! vous allez faire quelques fredaines!

Il est vrai que ces fredaines se réduisaient à d'interminables parties de jacquet qu'ils faisaient ensemble au café de la Comédie.

Les deux frères se levaient à six heures du matin, allaient se promener et allaient déjeuner, allaient au café, rentraient dîner, retournaient au café, et enfin se couchaient à dix heures du soir.

La maison était tenue par un Bas-Breton pur sang, parfaitement idiot, de taille ordinaire, mais qui ne parlait jamais qu'en bêlant comme les moutons, et qui, lorsqu'on lui adressait la parole, répondait en fixant sur son interlocuteur un regard stupide.

Dans le quartier, on disait que les frères Mirliflor étaient fort attachés au gouvernement. Ulysse ne parlait jamais politique, mais Nestor, lui, ne se gênait pas pour faire étalage de ses opinions orléanistes.

Quelquefois, en rentrant, Nestor s'arrêtait chez M. Vaugros le chapelier, ou chez la belle madame Ravine l'épicière. On l'accusait même tout bas de faire la cour à l'épicière.

—J'aime le roi des Français, disait-il, parce qu'il n'est pas fier. Moi qui vous parle, il m'a serré la main, comme ça, que j'en étais embarrassé, et que j'aurais voulu vous voir à ma place, madame Ravine, car, bien sûr, notre souverain eût admiré votre beauté.

Madame Ravine se rengorgeait, rougissait, faisait la roue; alors Nestor s'inclinait respectueusement, prenait un peu de tabac dans sa tabatière, le déposait sur le haut de sa main et l'aspirait.

—Bon tabac! disait-il… Moi qui vous parle, il m'a serré la main!

Puis il s'éloignait, et madame Ravine ajoutait avec dignité:

—Un homme bien aimable, M. Mirliflor jeune! Oh! bien aimable!

On comprend que l'autorité avait la plus grande confiance dans les deux frères. Au reste, leur vie était au grand jour. Les rares étrangers qui demeuraient chez eux étaient de bons et braves rentiers. Le livre de police ne contenait jamais aucune irrégularité fâcheuse.

Or, le soir même du jour où M. Maurice Duval avait reçu une si aimable sérénade de ses administrés, les deux frères Mirliflor rentraient chez eux pour dîner.

—Est-il venu du monde, Damoiseau? demanda Ulysse au Bas-Breton qui leur servait de domestique.

—Non, monsieur… Bée! non.

—Le dîner est-il servi?

—Bée! bée!… oui, monsieur.

Les frères Mirliflor s'étaient réservé pour eux le rez-de-chaussée et les caves. Quant au Bas-Breton Damoiseau,—Damoiseau!—il couchait dans le couloir. Ulysse et Nestor montèrent au premier, à la salle à manger.

A peine étaient-ils à table qu'un coup de sonnette retentit. Une voiture s'était arrêtée à la porte; le cocher avait une malle à côté de lui.

—C'est un voyageur sans doute, prononça Ulysse de sa voix grave. Allez voir, Damoiseau.

—Bée!… bien, monsieur.

En effet, c'était un voyageur, et ce voyageur était Berryer.

On se rappelle qu'un chouan s'était approché de lui, pendant qu'il regardait le charivari offert à M. Maurice Duval, et lui avait dit tout bas:

—Madame vous attend.

Arrivés à quelque distance de la rue, le chouan avait glissé un papier dans la main du grand orateur, et s'était éloigné sans ajouter un mot. Le papier contenait ceci:

«Quittez l'hôtel de France; allez rue Haute-du-Château, n° 6, la maison garnie des frères Mirliflor, et attendez.»

Berryer avait obéi à l'ordre secret qui lui était parvenu, et après avoir pris ses bagages à l'hôtel de France, il s'était rendu rue Haute-du-Château.

Les frères Mirliflor dînaient, ainsi qu'on l'a vu. Ils proposèrent à Berryer de lui faire servir à manger dans sa chambre, ou bien de s'asseoir à leur table. Berryer, philosophe et observateur à ses heures, résolut d'étudier, pour passer le temps, les trois types d'idiots en face desquels il se trouvait.

Un Émile Augier aurait, en effet, trouvé une ample comédie dans ces deux frères Mirliflor, et dans le Bas-Breton Damoiseau, qui bêlait en parlant. Qui sait si ce n'est point dans une de ces maisons garnies de province qu'Auguste Maquet a vu ce merveilleux type du père Preval, du Chevalier d'Harmental?

—Monsieur arrive de la capitale, sans doute? dit Nestor en minaudant à son client.

—Oui, monsieur.

—Et monsieur a-t-il eu le bonheur de voir le roi des Français?

—Non, monsieur.

Nestor avait mis du tabac sur sa main:

—Bon tabac!… J'ose espérer que la santé de notre auguste souverain est bonne également, monsieur…

—Oui, monsieur.

Vraiment, Berryer ne s'ennuyait pas. Il avait sous les yeux un trio admirable.

—Et la capitale est-elle tranquille, monsieur? ajouta Mirliflor aîné.

—Nestor! gronda doucement Mirliflor junior, vous empêchez monsieur de dîner.

—Bée!… monsieur, voulez-vous du poulet? demanda Damoiseau.

—Moi qui vous parle, continua Nestor, j'ai eu le bonheur insigne de voir sa Majesté le roi des Français… et même de lui serrer la main…, ainsi que je le racontais aujourd'hui à la belle madame Ravine. Vous ne connaissez pas la belle madame Ravine, monsieur? Ah! il n'y a pas des beautés que dans la capitale!…

—Nestor! répéta Ulysse.

—Bon tabac!… Si vous vouliez être bien aimable, monsieur…

Mais un coup d'oeil énergique de Mirliflor aîné calma l'indiscrétion de
Mirliflor jeune.

Quand le dîner fut achevé, Berryer gagna l'appartement qui lui était destiné, et attendit. Sept heures, huit heures, neuf heures du soir sonnèrent. L'impatience commençait à le prendre. Il entendit les quelques locataires qui habitaient la maison.

A neuf heures et demie, impatienté de plus en plus, il sonna, et
Damoiseau parut.

—Il n'est venu personne pour moi?

—Bée!… je ne peux pas savoir… monsieur… vous n'avez pas encore dit votre nom… bée!…

En effet, le grand orateur se rappela qu'on ne lui avait pas présenté encore le livre de police.

Il attendit de nouveau.

A dix heures, les deux Mirliflor rentrèrent. Ils frappèrent presque aussitôt à la porte de leur locataire, et parurent, suivis de Damoiseau. Celui-ci tenait à la main le livre de police.

Rêvait-il? Berryer avait bien encore devant lui les figures idiotes des trois grotesques, mais il lui sembla que l'expression de ces figures n'était plus la même. Il témoigna sa surprise de façon si comique, que Mirliflor jeune éclata de rire, et lui tendant la main:

—Voulez-vous avoir la bonté d'écrire là-dessus vos nom, prénoms, et qualités, cher monsieur Berryer? dit-il.

Le grand orateur recula stupéfait.

—On vous avait dit d'attendre, continua le prétendu Nestor… Bon tabac! moi qui vous parle, j'ai eu l'honneur insigne de serrer la main de Sa Majesté le roi des Français!…

III

LES DÉGUISEMENTS

Berryer comprit aussitôt qu'il était avec des amis. Peut-être fût-il resté quelque temps sans les reconnaître, si Nestor Mirliflor n'avait fermé avec soin la porte d'entrée, fait tomber les rideaux sur la fenêtre, et, alors, retiré sa fameuse barbe noire.

—Vous! de Puiseux!

—De Puiseux! moi? vous plaisantez, monsieur Berryer! Je ne suis que
Nestor Mirliflor, frère cadet de Ulysse Mirliflor! Mirliflor junior,
Nestor Mirliflor junior.

Nos lecteurs ont déjà reconnu, sans doute, le frère aîné, grave et triste toujours, et qui portait sur son visage une ombre de mélancolie profonde. C'était le marquis de Kardigân.

—Cher monsieur, dit Henry de Puiseux au grand orateur, Madame vous recevra dans une heure seulement. Donc, jusque-là, nous avons parfaitement le temps de causer un peu. Laissez-nous vous raconter en quelques mots notre histoire. Cela nous servira d'excuse pour la comédie que nous venons de jouer…

—Et où vous m'avez donné un rôle, dit Berryer en riant.

—Faut-il vous expliquer, pourquoi? Je dois d'abord vous déclarer que j'ai agi malgré M. de Kardigân. Mais je lui ai prouvé que c'était une épreuve nécessaire à laquelle nous n'avions pas le droit de vous refuser… Si vous, vous ne nous reconnaissiez pas, qui donc nous reconnaîtrait à Nantes?

Un bruit de pas se fit entendre à la porte. Puis trois coups furent frappés à intervalles inégaux. C'était un signal. Henry courut et ouvrit.

Le nouveau venu portait une ample redingote qui tombait sur ses talons.

—Monsieur Berryer, voici également un des nôtres, continua le jeune homme. Je l'attendais, car il va nous renseigner sur certaines menées dont j'ai peur.

C'était Aubin Ploguen, Aubin, le héros sublime de tant de grandes actions.

—Mais, d'abord, reprit Henry de Puiseux, voici ce qui se passe. Il y a un mois et demi, M. le marquis de Kardigân et moi nous sommes revenus de Londres, suffisamment déguisés pour qu'on ne nous reconnût pas. Nous avons acheté cette maison. Savez-vous pourquoi nous nous sommes affublés de ce nom grotesque de Mirliflor? C'est uniquement parce que jamais ce nom-là ne pourra passer inaperçu. Comment voulez-vous supposer que des gens soient assez fous, voulant se cacher, pour s'appeler Mirliflor?

—C'est assez bien raisonné, dit en souriant Berryer.

—Nous voici donc à la tête d'une maison meublée, M. le marquis de Kardigân et moi. Il fallait songer à nous pourvoir de locataires, ces locataires, en voici un. Vous avez entendu parler du chouan Ploguen, de ce paysan légendaire qui valait presque une armée à lui tout seul? Le voilà!

Berryer tendit silencieusement la main à Aubin, qui la serra.

Le signal se répéta à la porte. Henry de Puiseux renouvela son manège.
Un des autres bourgeois parut:

—Voici un second locataire, continua Henry en riant… Vous avez entendu parler aussi, monsieur Berryer, de ce vieux Gouësnon, qui ne sachant lire que dans son missel grossier, est toujours resté fidèle à la croyance des anciens Bretons? Gouësnon, comme Aubin, comme ce gars, grotesque lui aussi, sous son nom de Damoiseau, et sa mine idiote, comme trois autres encore, nous attendons ici que Son Altesse Royale ait besoin de nous!

Berryer était fort ému. Son regard se porta sur Jean-Nu-Pieds: il avait peine à le reconnaître. Le jeune homme avait ôté sa fausse barbe et sa perruque grise. Il avait vieilli de vingt ans depuis que le grand orateur l'avait vu pour la première fois.

—Ah! pourquoi tous les royalistes de France ne sont-ils pas comme vous, messieurs! dit tristement Berryer. Quand la plupart de ceux qui combattaient naguère à l'ombre de notre drapeau croient tout fini et restent immobiles ou indifférents, vous, toujours fidèles, toujours à votre poste, vous ne désertez pas votre cause un instant!

—Notre cause est éternelle, dit gravement Jean. Donc notre devoir aussi.

—Tenez! je vous admire encore plus, sous ce déguisement ridicule, que sous votre harnais militaire! s'écria Berryer.

Il ajouta après un silence:

—Qu'est-ce que vous aviez à nous dire, Aubin?

—On veut introduire un espion ici, dit le chouan,

—Qui?… on.

—L'autorité de la ville.

—En es-tu sûr? dit Henry,

—Très-sûr. Le commissaire central s'est adressé à l'un des locataires de la maison, et lui a promis une somme d'argent, s'il consentait à lui transmettre une note sur tous les habitants.

—Quel est ce locataire? demanda naïvement Jean-Nu-Pieds.

Pour la première fois, depuis bien longtemps, un sourire plissa la lèvre du paysan.

—Moi, dit-il.

—Ils sont bien tombés!

—Ne ris pas, de Puiseux, reprit Jean-Nu-Pieds. Il y a peut-être un danger là-dessous. Pour faire surveiller cette maison, il faut qu'on ait des soupçons.

—Et après? Monsieur Berryer, dit Henry, vous allez voir Son Altesse. J'ignore ce que vous allez lui dire, mais assurez nos amis de Paris que la sûreté de notre reine ne court aucun danger.

—Messieurs, elle est sous votre garde. Je suis tranquille. Comment vais-je pouvoir me rendre auprès d'elle?

—Venez!

Jean-Nu-Pieds, Gouësnon et Aubin Ploguen restèrent dans la chambre.

Henry prit la main de Berryer, et le guida à travers les escaliers de la maison.

Arrivé au rez-de-chaussée qui, on se le rappelle, faisait partie de ce que les deux amis se réservaient, M. de Puiseux tira une grosse clef de sa poche, et ouvrit la porte de la cave.

—Où me conduisez-vous donc, par un pareil chemin?

—Attendez.

Cinq marches de pierre presque effondrées descendaient dans un long couloir rempli de tonnes de vin et de débris de bouteilles. Un air humide faisait trembler la mèche de la lanterne.

Henry de Puiseux avança lentement jusqu'au bout du couloir et s'arrêta devant une seconde porte.

—Voici la cave au charbon! dit-il en riant.

«Le caveau au charbon,» ainsi que l'appelait Henry, donnait à son tour dans une autre cave.

—Celle-là renferme du bois!

Une troisième porte fut ouverte.

Henry avait eu soin de fermer hermétiquement derrière lui toutes les diverses issues qu'ils venaient de franchir. Il compta les pierres qui formaient la muraille. Quand il en fut à la cinquième, il mit la main sur un clou presque imperceptible, et appuya fortement. Aussitôt la pierre tourna sur elle-même, livrant passage dans un corridor étroit. La lanterne jetait une faible lueur.

—Où sommes-nous ici? demanda Berryer.

—Ah! c'est mon secret, répliqua Henry.

Au lieu d'aller droit, le corridor semblait creusé en biais. Après une marche qui dura environ cinq minutes, les deux hommes trouvèrent une porte en face d'eux. Henry de Puiseux prit une quatrième clef et l'ouvrit.

—Montez, dit-il.

Berryer obéit. Il se trouva dans une pièce fermée. Il allait passer outre.

—Encore un mot, continua Henry, mais cette fois d'une voix grave. Vous venez de passer en revue tout notre arsenal de conspirateurs. Vous avez pu juger par vous-même, de tous les moyens de défense que nous avons. Chacune de ces barriques contient de la poudre ou des balles. Dans une armoire sont cinquante fusils. En votre âme et conscience, jugez-vous que Madame soit en sûreté?

—Mais où est-elle?…

—Ici même.

—Quoi!…

—Notre maison et la sienne communiquent par les caves. Si je vous l'ai caché jusqu'à présent, c'est que je comptais bien me servir de votre surprise pour arracher une promesse.

—Laquelle?

—Le comité royaliste de Paris vous a envoyé ici pour que vous puissiez décider Son Altesse à retourner en Angleterre.

—Vous savez…

—M. de Kardigân et moi nous le savions. Maintenant que vous savez que tout danger est écarté de cette tête auguste, décidez! Vous nous avez crus endormis, à Paris, vous avez cru que, satisfaits d'avoir accompli notre devoir pendant la guerre, nous ne pensions plus à défendre Celle qui s'est confiée à notre loyauté? Vous vous étiez trompé, monsieur Berryer. Nous vivons toujours pour le devoir! Que le danger arrive, et nous sommes là-bas, dans cette maison que vous venez de quitter, dix ou douze chouans, déguisés de façon grotesque et prêts à mourir ici comme en Vendée!… Allez, monsieur Berryer, allez dire à Madame de rendre tous nos travaux inutiles, tous nos efforts vains, toutes nos fatigues superflues… Allez!

Avant que Berryer ait eu le temps de répondre, une petite porte s'était ouverte et une voix féminine dit:

—Venez, cher monsieur Berryer, je vous attends..

* * * * *

Une demi-heure plus tard, Berryer s'en retournait par le même chemin.
Que s'était-il dit entre lui et Son Altesse? Nous l'ignorons. Mais
Madame avait refusé de partir.

À peu près à la même heure, Deutz obtenait du préfet l'ordre d'arrestation du grand orateur.

Madame avait refusé de quitter Nantes. Elle considérait que là était son poste et qu'elle ne devait pas le quitter.

Berryer, au fond du coeur, préférait que la princesse n'abandonnât pas ses amis, ses serviteurs. Les paroles de Henry de Puiseux l'avaient touché. Il reconnaissait, à part lui, que le comité supérieur de Paris ne pouvait pas juger sainement la situation, éloigné comme il l'était du théâtre du drame vendéen.

—Eh bien! lui demanda Henry, pendant que tous les deux traversaient de nouveau les caves, qui reliaient l'une à l'autre les deux maisons de la rue Haute-du-Château.

—Eh bien, mon cher monsieur de Puiseux, vous avez gain de cause.

—Madame reste?

—Oui.

—Merci. Parce que si vous aviez voulu que Son Altesse partît, votre éloquence irrésistible aurait su la convaincre!…

Ils arrivaient à la maison garnie des frères Mirliflor.

—Avouez que c'eût été dommage de ne pas profiter de tout cela! s'écria Henry, en riant. Tant d'inventions spirituelles en pure perte! M. de Kardigân et moi nous sommes revenus de Londres, après avoir bien étudié le fort et le faible. Comment nous y prendrions-nous pour rentrer à Nantes sans qu'on en sût rien. Ah! le plus difficile, monsieur Berryer, ce n'était pas de pouvoir vivre ici cachés: c'était de pouvoir être encore utiles à Madame.

Ils étaient remontés dans la chambre même où les déguisements s'étaient révélés au grand orateur. Jean-Nu-Pieds et Aubin Ploguen les attendaient.

—Victoire! dit Henry, Madame reste.

—Et moi, je pars, répliqua tristement Berryer.

—Déjà!

—Il faut que je sois dans quatre jours à Bordeaux, et dans huit à Poitiers. Mais ce qui m'attriste, en m'éloignant d'ici, c'est moins de vous quitter, mes chers amis, que d'abandonner votre héroïque dévouement pour retrouver l'indifférence honteuse des nôtres à Paris. Je commence à croire que là-bas nous ne voyons pas la vérité.

Tout est possible à une cause qui est défendue par tant de serviteurs comme vous!

Une muette pression de mains fut la réponse des deux jeunes gens.

La nuit était assez avancée. Berryer se coucha, et le lendemain matin, dès l'aube, il monta en chaise de poste et partit. Jean-Nu-Pieds suivit longtemps du regard la voiture qui emportait l'homme illustre en qui, plus tard, devaient se personnifier les espérances de la Monarchie.

Le marquis de Kardigân, depuis que nous l'avons quitté sur le pont du Wellington, n'avait pas seulement vieilli au physique. Son intelligence, mûrie par les coups terribles de la destinée, avait fait de lui, qui était déjà un homme remarquable, un homme héroïque, presque un homme de génie. La douleur est la pierre de touche. C'est l'éprouvette humaine. Elle écrase les faibles, mais elle grandit les forts. Pas une seule fois le nom de Fernande n'avait été prononcé entre ses amis et lui. Pas une seule fois Henry ou Aubin n'avait fait allusion au passé. On eût dit que c'était une lettre morte.

Chaque soir, quand il se retirait dans sa chambre, il se plongeait dans l'étude. Sur la petite table de bois blanc qui touchait à sa fenêtre, on voyait entassés les livres que les siècles nous ont légués, comme s'ils renfermaient la quintessence de ce qu'ils avaient de bon. Don Quichotte touchait la Bible et les Confessions de Saint-Augustin coudoyaient l'Iliade.

Quelquefois une phrase, une pensée venaient rappeler dans un de ces livres, la souffrance cachée qui rongeait le coeur du jeune homme. Alors il fermait les yeux comme s'il eût voulu s'abîmer dans son souvenir. Son souvenir!

Ce sont les Grecs qui ont créé cette légende navrante de Prométhée, qui, secoué éternellement à sa roue par le flot montant, se débat sous les serres d'un vautour qui lui dévore le foie. N'est-ce pas là l'image de la souffrance humaine à laquelle l'homme ne peut pas résister, et qui enfonce dans son âme le bec acéré du souvenir?

Henry de Puiseux avait été quelque temps, avant de pouvoir se faire à la comédie qui changeait en ridicules les élégants gentilshommes vendéens. Il revenait sans cesse au passé, et se trompait. Jean, au contraire, semblait éprouver une amère joie à ce déguisement inspiré par son dévouement. Il souhaitait que cette vie continuât. Elle le laissait seul avec lui-même. Peut-être espérait-il arriver à se convaincre qu'il ne jouait pas un rôle, et qu'il était bien réellement cet Ulysse Mirliflor dont le nom grotesque excitait à chaque instant la gaieté de Henry.

Qui sait? Sans doute regrettait-il que le sort ne l'eût pas fait naître dans une aussi humble position, au lieu de le combler de tous ses dons. Il aurait été certes plus heureux que né avec d'autres besoins, par conséquent, d'autres souffrances.

Après le départ de Berryer, la vie recommença rue Haute-du-Château, comme par le passé. Les jours s'ajoutaient aux jours; ils n'avaient, ni les uns ni les autres, reçu aucune nouvelle de l'illustre voyageur.

Seul, Aubin Ploguen semblait changé. En vérité, le Breton n'était plus le même. Tous les matins, il lui arrivait une lettre. Cette lettre contenait une ligne. Du 6 octobre, jour du départ de Berryer, au 12, époque à laquelle nous sommes parvenus, Aubin reçut six lettres. Les voici dans leur mystérieuse laconité:

1° Maladie grave, inflammation de poitrine;

2° Beaucoup de mieux;

3° Le mieux se continue;

4° Aggravation, nuit mauvaise;

5° Autre nuit mauvaise;

6° De plus mal en plus mal.

Or, le caractère d'Aubin variait avec les lettres qui étaient reçues. Quand arriva la première, Aubin se frotta joyeusement les mains; à la seconde, il fut triste, et ainsi de suite. Quand la nouvelle était bonne, Aubin était ennuyé; par contre lorsque la nouvelle était mauvaise, Aubin était enchanté.

Si Henry ou Jean avaient su quelles étaient ces correspondances entretenues avec tant de soin par le Breton, ils n'auraient pas manqué d'être fort intrigués. Il est vrai que Ploguen ne leur aurait jamais avoué la vérité. C'était un secret. Mais quel secret?

Cependant, rien ne faisait prévoir que l'autorité nantaise dût, un jour ou l'autre, découvrir la retraite de Madame. On avait même renoncé à laisser pénétrer chez elle ses plus intimes amis. Seul, M. de Charette faisait exception à la loi commune. Quant à Jean et à Henry, ils se rendaient chez Madame, en passant par le corridor souterrain.

—Cet homme, qui se disait envoyé par le comité de Paris, est-il revenu encore? demanda un soir le marquis à Henry.

—Non. C'est du nommé Deutz que tu parles, n'est-ce pas?

—Oui.

—Je crois que nous avons bien fait de refuser l'audience sollicitée par lui.

—Le filleul de Madame, pourtant!

—Peu importe! dans la situation où nous sommes, avec la responsabilité qui pèse sur nous…

—Tu as raison, d'ailleurs l'ordre de M. de Charette est formel. Et c'est nous qui, les premiers, devons donner au chef l'exemple de l'obéissance.

Henry interrompit son ami. Ils passaient en ce moment devant la boutique où trônait, aux derniers feux du soleil couchant, Mme Ravine, l'épicière, la belle madame Ravine, soleil couchant elle-même.

—Ma foi! je ne suis pas en train ce soir, dit Henry tout bas.
Laisse-moi m'amuser un peu.

Il entraîna son ami devant la boutique.

—Eh! bonjour donc! ma'me Ravine! dit Henry en s'inclinant.

—Bonsoir plutôt, monsieur Mirliflor junior, je suis la vôtre.

—Toujours belle! riposta Henry.

Puis, il posa délicatement une prise de tabac sur le haut de sa main.

—A propos, dit la belle épicière, vous savez la nouvelle?

—Quelle nouvelle?

—M. Berryer est arrêté.

Il fallut aux deux jeunes gens une grande puissance sur eux-mêmes pour ne pas jeter un cri. De Puiseux serra fortement le bras de Jean. Puis, il ajouta:

—Bon tabac!—Voulez-vous me prêter votre journal?

—Volontiers.

Ce soir-là, Henry, alias Nestor Mirliflor, ne fit pas une bien longue visite à madame Ravine. Il avait hâte d'entraîner Jean.

Dès qu'ils furent rentrés chez eux, ils ouvrirent le journal qui contenait le procès-verbal suivant:

«Le 10 octobre de l'an 1832, vers une heure du matin, nous, Martin
(Édouard-Louis), brigadier, Camus (Napoléon), Durand (Jean-Baptiste) et
Jannet (Joseph), gendarmes soussignés;

Certifions qu'en vertu des ordres de nos chefs supérieurs, nous nous sommes transportés sur la route qui conduit de la ville d'Angoulême à celle de Cognac, pour rechercher et arrêter le nommé Berryer, député;

L'ayant rencontré, nous nous sommes assurés de sa personne, et l'avons conduit devant M. le préfet de la Charente, lequel nous a délivré l'ordre de le conduire de brigade en brigade devant M. le préfet de la Loire-Inférieure à Nantes.

Fait et clos à Angoulême, les jours, mois et an que dessus.»

Signé:

MARTIN, CAMUS, JANNET, DURAND.
P. C. F.:

VERTHELOT, greffier.

IV

UNE DIGRESSION

Les lignes qu'on va lire se pourraient détacher de ce livre, ne tenant pas à notre action. On a vu que l'arrestation de Berryer, n'était pour Deutz qu'un moyen d'arriver à ses fins.

Mais nous voulons faire connaître toutes les particularités de cette grande guerre vendéenne de 1832, trop longtemps méconnue. Au surplus, ce nous sera un moyen de dénoncer encore une fois les procédés politiques infâmes dont se servait le gouvernement du roi Louis-Philippe.

A peine arrêté, Berryer fut conduit à Nantes. On l'enferma, non dans la prison de la ville, où nous avons vu déjà Jean de Kardigân et Henri de Puiseux, mais dans une chambre basse de la Préfecture.

L'agitation de la cité était à son comble. Les uns, comme nos amis, étaient consternés; les autres blâmaient le gouvernement d'avoir osé commettre une pareille vilenie.

Le soir même de l'arrivée de Berryer, M. Maurice Duval envoya une troupe d'hommes hurler sous les fenêtres de la préfecture des vociférations où dominaient ces deux mots: «A mort!» Mais, ainsi qu'on va voir, la police avait trop bien pris ses précautions pour se contenter de garder en prison le grand orateur. Il lui fallait plus. Berryer fut prévenu qu'on allait le déférer au jury de Loir-et-Cher, où son procès était instruit d'avance.

Quelques heures avant son départ, deux domestiques entrèrent dans la chambre de l'illustre captif, en apportant une table couverte du déjeuner. C'était le lendemain matin. L'un des deux domestiques sortit bientôt. Son compagnon resta seul. Celui-ci continua pendant un instant à préparer le repas, puis quand il se fut assuré que personne ne pouvait le voir, il s'approcha de Berryer, et lui dit tout bas:

—Me reconnaissez-vous?

Berryer crut à un piège et ne répondit rien. Le domestique ne put rien obtenir de lui. Heureusement, car ce domestique était un espion.

Berryer monta dans un carrosse, fermé à clef, à glaces dépolies, vers midi. Le carrosse était escorté d'un demi-escadron de gendarmes. La ville fut traversée ventre à terre. Aux portes, une partie de l'escorte se détacha. Dix gendarmes restèrent seuls et galopèrent autour. Ancenis, Angers, Saumur, furent bientôt dépassés. A Tours, il y eut à peine un arrêt d'une demi-heure. L'arrivée à Blois ne fut signalée par aucun incident.

On ne laissa pas à Berryer le temps de se reposer. Le procureur du roi se présenta aussitôt dans la cellule, où le premier orateur des temps modernes attendait que l'on décidât de son sort.

—Monsieur, lui dit-il, on a opéré une perquisition chez vous. On a trouvé dans votre secrétaire les papiers les plus compromettants.

—C'est impossible.

—Je vais vous les mettre sous les yeux.

Le procureur du roi tira de son portefeuille un certain nombre de pièces, et les fit passer sous les yeux du prévenu. Mais à peine Berryer y eut-il jeté un regard, qu'il rougit d'indignation et s'écria avec cet accent que lui seul possédait:

—Ces pièces sont fausses!

—Vous espérez en imposer à la justice, mais je vous préviens qu'elle est instruite.

—Vous voulez me faire condamner? mais il faudrait au moins avoir d'autres preuves que celles-là. Quoi! vous voulez prouver que j'ai payé un assassin pour tuer le roi des Français! Vous pouvez le dire, monsieur, personne ne daignera vous croire. Vous avez encore falsifié ce papier pour m'accuser d'avoir voulu corrompre la conscience d'un colonel. Dites-le encore, personne ne vous croira, cette fois encore, monsieur.

Malgré son impudence, le procureur du roi dut être un peu décontenancé par cette parole pleine de dignité. En effet, ainsi que cela fut démontré plus tard, ces pièces étaient entièrement fausses.

Le magistrat se retira.

Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels on grossit à dessein, dans les journaux officieux, les interrogatoires du prévenu. On alla même jusqu'à ajouter des mensonges à ces interrogatoires. C'est ainsi que la France apprit un matin, le 27 octobre, que Berryer venait d'avouer tout. Avouer quoi? On ne le disait point. Seulement ces feuilles honnêtes ajoutaient avec hypocrisie:

—Demain commencent les débats. Le prévenu renouvellera sans doute ses dénégations premières.

Le lendemain commencèrent, en effet, les débats. Une foule énorme remplissait le prétoire. Le majorité, hâtons-nous de le dire, était favorable à l'homme illustre qu'une criminelle politique forçait à s'asseoir sur le banc des assassins.

D'ailleurs, un mouvement s'était produit dans l'opinion publique, qui ne laissait pas d'inquiéter beaucoup le gouvernement.

La cour de cassation avait blâmé l'arrestation illégale du député; le barreau de Paris, par l'entremise de son bâtonnier, M. Mauguin, avait, de son côté, adressé une lettre très-énergique à leur glorieux confrère. Enfin, de toutes parts, on condamnait le ministère et on acclamait le prisonnier.

Ce fut en de pareilles dispositions que les débats commencèrent. Il n'y a qu'un témoin: un sieur Chartier, qui prétend que Berryer l'a chargé de corrompre des officiers de l'armée.

Les regards se tournent vers le banc des accusés. Mais Berryer reste calme; il ne répond rien. Alors le sieur Chartier continue sa déposition, chargeant toujours de plus en plus. C'était à lui encore que Berryer avait proposé vingt mille francs pour assassiner Louis-Philippe. Le témoin, malgré les murmures que ne pouvait retenir l'auditoire, prétendit que la pièce dont Berryer niait la vérité en était la preuve.

Mais de tels échafaudages ne peuvent pas subsister bien longtemps. Le ministère public fit courageusement son métier. Il accabla de mépris le sieur Chartier, et abandonna l'accusation. Nous regrettons d'ignorer le nom de ce magistrat intègre. Si nous le connaissions, il nous serait facile de prouver que de ce jour-là la carrière de cet homme acheva d'être perdue.

Naturellement Berryer devait se défendre lui-même. Il prononça une seule phrase. Mais cette phrase suffit à faire l'un des plus beaux discours qu'il ait peut-être jamais prononcés.

«—Messieurs, dit-il, on m'accuse d'avoir été un suborneur de consciences et un soudoyeur d'assassinats. C'est à vous de déclarer si cela est vrai… J'attends!»

Après une délibération de cinq minutes, le jury rapporta un verdict de non-culpabilité sur toutes les questions.

Aussitôt le président ordonna la mise en liberté immédiate du prisonnier.

Les applaudissements furent tels, que, pendant cinq minutes, ils ébranlèrent les voûtes du Palais de Justice.

Le gouvernement semblait battu. Et pourtant il venait de gagner sa plus belle partie. La trahison de Deutz devenait possible. Nous savons que c'était lui qui avait préparé toute cette aventure, qui se terminait glorieusement pour Berryer. Nous allons voir pourquoi.

V

L'AUDIENCE

L'acquittement de Berryer avait été prononcé le mercredi 31 octobre. Le même jour, à trois heures de l'après-midi, Deutz allait frapper chez M. C…, royaliste dévoué, et qui était chargé de faire parvenir à Madame les demandes d'argent, ou les lettres qu'on lui adressait. Ce n'était pas la première fois que Deutz venait chez M. C…, mais toujours, ainsi qu'on le sait, l'audience qu'il sollicitait lui avait été refusée, non qu'on se méfiât de lui, mais la consigne était formelle. M. de Charette avait défendu qu'on laissât pénétrer auprès de Son Altesse aucune personne qui ne serait pas porteur d'un ordre de lui.

M. C… répondit donc à Deutz, ainsi qu'il l'avait déjà fait. Il lui était impossible de conduire le juif auprès de Madame.

—C'est bien malheureux, répliqua le traître, car je suis porteur d'une lettre de M. Berryer et d'instructions secrètes venant de lui.

Rien ne pouvait produire plus d'effet. M. C… savait que Madame était anxieuse de recevoir des nouvelles du prisonnier. Elle ignorait encore qu'en ce moment-là même on rendait l'arrêt pour ou contre le Cicéron royaliste. M. C… n'osa pas prendre sur lui de renvoyer Deutz. Il se contenta de lui dire:

—Revenez ce soir à neuf heures.

Puis, dès que Deutz fut parti, il courut à la maison où se cachait M. de
Charette. Par malheur M. de Charette était en tournée dans l'ancien
Bocage, où il voulait préparer le soulèvement prochain.

M. C… se rendit auprès du marquis de Kardigân, qui refusa de prendre sur lui une telle responsabilité, surtout en l'absence de son chef. Il fut donc décidé que Madame prononcerait en dernier ressort, et déclarerait s'il lui plairait, oui ou non, d'accorder l'audience demandée.

Fort peu de royalistes connaissaient la retraite de la duchesse de Berry. Bien qu'on pût compter sur leur fidélité, il était inutile d'exposer une si précieuse existence aux indiscrétions d'un homme. M. C… était de ceux-là. Il ignorait donc le chemin secret par lequel les deux maisons de la rue Haute-du-Château communiquaient.

Sur un signe de Jean-Nu-Pieds, Henry de Puiseux sortit de la pièce où ils avaient reçu M. C…, et descendit aux caves où il prit la route que nous connaissons.

Madame ne sortait jamais. Sa vie était d'une régularité désespérante. Passer ainsi de l'existence dramatique de la guerre à la réclusion d'une prison volontaire, c'était dur pour une organisation si vive. Mais elle se résignait en pensant qu'elle accomplissait son devoir.

Madame demeurait dans la chambre du second étage que nous avons dépeinte. Elle prenait ses repas au premier, et généralement elle admettait à sa table M. de Ménars, les demoiselles Deguigny, et mademoiselle Stylite de Kersabiec.

Quand Henry de Puiseux arriva, la cloche du rez-de-chaussée sonna. C'était le moyen employé pour prévenir d'un danger; car on avait souvent de rudes alertes, dans cette petite maison qui avait l'honneur d'abriter la première femme de France! Les régiments passaient presque chaque semaine dans la rue pour entrer ou sortir de la ville.

Aussitôt Madame se réfugiait dans une cachette particulière, qui mérite une description, étant devenue historique, et dont nous parlerons plus tard.

—Entrez, de Puiseux! dit Madame, quand on lui eut annoncé le jeune gentilhomme.

—La santé de Votre Altesse est-elle bonne aujourd'hui?

—Oh! ma santé est bonne, ce n'est pas cela qui m'inquiète!

Pauvre princesse! Elle souleva tristement un coin du rideau pour apercevoir un peu de ce ciel bleu qu'elle aimait tant.

—J'ai des moments de découragement, murmura-t-elle. Ne jamais sortir!
Rester toujours enfermée… Je donnerais un trésor pour faire une course
folle, au milieu de la plaine, avec un horizon devant moi. L'horizon!…
Regardez le mien. Ce sont les quatre murs de cette chambre!…

Elle courba le front. Henry se taisait, ému devant cette plainte si féminine.

—Mais ne parlons plus de tout cela, reprit-elle avec une gaieté un peu forcée. Je n'ai pas le droit de me plaindre de douleurs si mesquines quand les meilleurs de mes amis ont souffert si durement pour moi… Qu'aviez-vous à me dire, de Puiseux?

—Madame, je viens soumettre à Votre Altesse un fait de la plus grande gravité. M. de Charette a ordonné que personne ne fût introduit auprès de vous sans une permission expresse signée de lui. A peine cinq ou six d'entre nous sont-ils exceptés de cette loi sévère, mais nécessaire. Or, un jeune homme, nommé Deutz…

—Mon filleul!

—Oui, Madame.

—Je crois pourtant qu'on peut avoir confiance en lui.

—Ce jeune homme a plusieurs fois sollicité la faveur d'être reçu par
Votre Altesse. Jusqu'à présent, M. de Charette avait toujours refusé.
Mais aujourd'hui, ce M. Deutz revient à la charge, insiste pour être
conduit auprès de vous, et M. de Charette est absent.

—Absent ou non, on doit respecter l'ordre qu'il a donné.

—Alors, Madame…

—Dites à Deutz que je le regrette, mais qu'il m'est impossible de manquer aux commandements du chef que j'ai nommé moi-même.

Henry de Puiseux s'éloignait déjà, enchanté au fond du coeur que la duchesse de Berry fût aussi prudente; mais celle-ci le rappela tout à coup.

—Et pas encore de nouvelles de notre Berryer?

—Non, Madame.

—A cette heure pourtant!… Oh! ils n'oseront pas y toucher, c'est impossible!

—Ils ont bien osé toucher au roi de France.

—Ne me dites pas cela. J'ai le frisson quand je pense que, à cause de moi, il pourrait arriver malheur au plus grand orateur de mon pays! Mais c'est donc une fatalité maudite que de me servir! Les uns, comme Grandlieu et Girardin, sont morts; les autres sont prisonniers! Dieu m'a donc abandonnée, moi et les miens!

Madame se laissa tomber sur un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains. Henry put voir glisser, entre les doigts fins et roses de la princesse, une larme pure comme une perle… Quelle récompense pour Berryer: une larme de Son Altesse Royale la duchesse de Berry, mère du roi de France!

—Que me voulait Deutz? demanda-t-elle brusquement, comme pour s'arracher elle-même aux pensées qui lui brisaient le coeur.

—Il venait… justement… de Blois.

—De Blois!

Madame se releva d'un bond.

—Allez le chercher…

—Madame!

—Je veux le voir.

—Que Votre Altesse daigne se rappeler ce qu'elle vient de me dire.

—Je ne savais pas ce que je sais. Allez chercher Deutz.

—Madame…

—Vous hésitez! Je vous ai dit que je le voulais!

Puis, voyant qu'elle avait attristé Henry, elle lui prit la main.

—Mon serviteur, dit-elle, il n'y a rien à craindre. Ce Deutz est mon filleul. Comment pourrait-il ne pas m'aimer? Il serait mort de faim et de misère sans moi. Je vous le répète, il n'y a rien à craindre. Pensez donc que je suis sa marraine!

—Les ordres de Votre Altesse vont être exécutés, dit Henry.

Il sortit de la chambre. Lui non plus ne craignait pas une trahison de la part de Deutz. Le juif avait souvent servi de courrier entre les Vendéens de la Bretagne et le comité légitimiste de Paris. Madame, elle-même, autrefois, à la ferme de Rassé, n'avait-elle pas ordonné qu'on l'introduisît aussitôt auprès d'elle quand il se présenterait aux avant-postes?

Henry reprit le corridor souterrain. Il trouva le marquis de Kardigân qui l'attendait avec Deutz, qu'on avait envoyé chercher par M. C… Cet homme devait avoir une puissante intelligence. En tout cas, il possédait un rare empire sur lui-même. Rien en lui n'annonçait une émotion quelconque. Son oeil noir était sans flammes, immobile, enfoncé sous l'orbite; le teint jaune et bilieux ne connaissait pas la pâleur, ni cette rougeur accusatrice qui dénonce souvent une pensée coupable.

Noua avons déjà esquissé une partie de cet ignoble caractère. L'hypocrisie froide en formait le côté dominant. Sa voix savait trouver des inflexions de voix émues, qui faisaient croire que de la tendresse ou du dévouement remuait au fond.

Dieu a ainsi des caprices inexpliqués. Il crée des êtres tout d'une pièce pour le mal, comme pour en faire des instruments de châtiment.

Le marquis de Kardigân n'avait pas prononcé un seul mot. Il éprouvait une sorte d'éloignement instinctif pour le juif. Deutz, de son côté, était mille fois trop habile pour parler sans être interrogé. Malgré sa force, le juif eut un tressaillement, quand il entendit revenir Henry de Puiseux. Le jeune homme allait lui apporter la fortune ou la ruine. Le mot qu'il allait prononcer pouvait lui rapporter cinq cent mille francs.

Cependant, malgré sa tension d'esprit, il eut la puissance de demeurer impassible, lorsque M. de Puiseux lui dit:

—Madame vous recevra ce soir.

C'était encore quelques heures à attendre.

—Trouvez-vous à neuf heures du soir chez M. C…, continua Henry.
J'irai vous y chercher moi-même.

Au surplus, le temps qu'il avait devant lui ne devait pas être perdu pour Deutz.

Il avait un renseignement à avoir afin de le transmettre. Ce renseignement, M. Maurice Duval pouvait seul le lui donner. Car Deutz ne se dissimulait pas que, pour inspirer confiance à la duchesse de Berry, il fallait qu'il eût, en effet, une nouvelle importante à apporter. Berryer lui avait servi de talisman. Berryer devait donc être l'objet de son entretien…

Nous ajouterons que le juif était porteur de lettres de créance, dont l'une, très-pressante, était signée de la reine d'Espagne. Comment se les était-il procurées? L'histoire reste muette à cet égard.

Le plus difficile était d'arriver à la préfecture. Il craignait d'être surveillé par les légitimistes. Pourtant il eut l'idée d'écrire au préfet que tout était décidé pour le soir même, mais qu'il ne pouvait aller au palais; que, en conséquence, il priait M. Maurice Duval de venir le trouver.

Il y avait entre ces deux hommes une trop grande communauté d'intérêts pour que le préfet ne se hâtât point de se rendre à ce désir. Deutz désirait vendre, lui désirait acheter. Le traître y gagnait cinq cent mille francs; celui qui profiterait de la trahison y gagnerait une croix de commandeur de la Légion d'honneur et un avancement exceptionnel.

A huit heures, ces deux hommes, que la fortune avait mis à deux échelons si éloignés l'un de l'autre, et que rapprochait le crime, furent réunis dans une chambre d'hôtel.

—C'est le moment de la grande partie, dit froidement Deutz. Je vois
Madame ce soir.

—Vous me l'aviez écrit, mais je n'osais pas le croire encore.

—J'ai besoin de savoir exactement ce qui va advenir du procès de Blois.

—Il est jugé maintenant.

—Quand saurez-vous le résultat?

—A minuit.

—A quoi s'attend le gouvernement?

—A l'acquittement.

—Vous en êtes sûr?

—Très-sûr. Le premier avocat général est un niais; on ne peut pas compter sur lui. Il a déclaré ouvertement qu'il abandonnerait l'accusation.

Chargement de la publicité...