Jean-nu-pieds, Vol. 2: chronique de 1832
IX
CELUI QUI GUETTAIT
Jacqueline était partie en effet. Que lui était-il arrivé?
Si l'amour est une passion douce, la jalousie est une passion violente. La jeune femme s'était endormie après Fernande: elle s'éveilla avant elle. Elle ouvrit la fenêtre et songea. Comme la destinée secouait sa vie, quel présent différent de son passé! Ainsi que le rêveur musulman qui se demandait toujours s'il ne prenait pas la réalité pour le rêve, elle se disait que ce ne devait plus être la même femme; par quels jeux du hasard l'ouvrière de Lille, l'espionne de la police de M. Jumelle était-elle devenue la Vendéenne de l'heure présente?
Un des hommes les plus spirituels de France—le plus spirituel peut-être—qui oublie trop pour la prose qu'il fut un des plus charmants poëtes de ce temps-ci, a écrit ce beau vers digne de Lamartine, et que Musset eût signé:
«…La Providence?
C'est ce que le vulgaire appelle le hasard!»
Alphonse Karr, en parlant ainsi, semble penser à ces âmes qui, reconnaissant la destinée, refusent de s'incliner devant elle.
Jacqueline souffrait. Elle aimait Jean-Nu-Pieds, et cependant elle se disait qu'elle ne s'était pas abusée en le préférant mort qu'heureux avec sa rivale.
Le soleil n'était pas levé; il faisait ce demi-jour, connu des travailleurs, qui éclaire chaque objet d'une teinte pâle, comme s'il ne les colorait qu'à regret.
Tout à coup elle crut voir remuer doucement le feuillage à quelques pas d'elle. La fenêtre était peu éclairée. Le regard de Jacqueline plongeait dans les massifs de verdure.
Elle regarda plus distinctement, et aperçut nettement la silhouette d'un homme, qui se détachait en gris sur le fond du massif. Alors la même idée qui lui était déjà venue passa de nouveau dans son esprit.
Elle se rappela cet homme inconnu qui, dans la lande de Château-Thibaut, avait voulu enlever la jeune fille; elle se rappela cette apparition entrevue dans la ferme de Rassé, quand Madame était venue apprendre le sanglant dénoûment du combat de la Pénissière.
Les philosophes ont discuté toujours, et en tout temps, sur la spontanéité du bien et du mal dans les esprits. Ils auraient dû reconnaître que le mal y germe plus aisément que le bien. La première pensée de Jacqueline fut une pensée juste, à son point de vue. Elle voulut trouver un allié, peut-être un vengeur, dans ce guetteur mystérieux qui espionnait Fernande.
Doucement, sans bruit, elle descendit l'escalier qui menait de la grande cuisine aux chambres de la ferme, et tourna la porte de bois sur ses gonds. Devant elle s'étendait le jardin. Elle y entra. Elle marcha droit au taillis. Il lui sembla qu'un frôlement de branches décelait que sa présence y était connue. Mais elle souleva les branches et se glissa sous les arbustes.
Elle ne s'était pas trompée. Un homme était là; il fit un mouvement de retraite quand il aperçut Jacqueline. Mais celle-ci lui prit le bras et dit avec fermeté:
—Je viens pour vous!
L'homme la regardait de l'air contrarié d'un espion qui se voit découvert.
—Je viens pour vous, répéta la jeune femme; vous n'avez rien à craindra de moi. Je suis peut-être votre amie.
À coup sur, cet individu n'était pas un habitant du pays, bien qu'il portât le costume de paysan. Ses mains n'étaient pas rudes comme celles des gars bretons.
—Écoutez-moi bien, continua la Pâlotte, je vous connais; je sais ce que vous voulez. Ne vous ai-je pas surpris deux fois déjà guettant et espionnant? Vous surveillez mademoiselle Grégoire. Eh bien! je vous propose de vous la livrer.
Jacqueline parlait là un peu au hasard. Elle ne pouvait rien savoir, mais ses pressentiments, accrus par la jalousie, lui disaient qu'elle ne se trompait pas.
L'homme ne la quittait pas des yeux. Il paraissait vouloir creuser jusqu'au fond de l'âme de celle qui lui parlait, pour savoir s'il pouvait se fier à elle. Jacqueline ne baissa pas son regard sous le sien, et le soutint avec tranquillité.
L'homme se pencha en dehors du taillis pour voir si personne ne venait, et lui dit:
—C'est bien. Suivez-moi!
Quelques instants après, ils débouchaient ensemble sur la route.
Pas une nouvelle parole ne fut échangée entre eux. Ils se comprenaient: l'un demandait qu'on trahît, l'autre voulait trahir; il n'était pas besoin qu'ils s'expliquassent davantage.
L'individu marchait si rapidement que la Pâlotte avait peine à le suivre. Il s'arrêta devant un des petits bois qui entouraient la ferme et siffla.
Un sifflement aussi léger que le sien lui répondit. Il resta immobile, muet toujours. Quant à Jacqueline, elle ne cherchait même pas à avoir une explication sur les choses étranges qu'elle voyait.
Depuis les jours passés en Bretagne, elle avait pris l'habitude du mystère. Presque aussitôt, les feuilles s'agitèrent, et un autre homme, également vêtu en paysan, parut tirant par la bride un cheval attelé à un cabriolet.
Le cabriolet entra sur la route. Le second individu s'installa sur le siège, pendant que le premier dit à Jacqueline:
—Montez!
Et venait ensuite se mettre auprès d'elle dans le fond de la voiture.
Puis ils partirent rapidement.
* * * * *
La Pâlotte n'avait même pas songé à demander où on la conduisait. Peu lui importait, au reste. Elle n'avait qu'un but, se venger de Fernande.
Que lui avait donc fait la chaste jeune fille, sinon d'être aimée? Mais la haine ne raisonne pas. Elle se disait que, dans la barque trouée, sur le lac de Grandlieu, elle avait tenu entre ses mains la vie de sa rivale. Elle aurait pu la noyer, s'en débarrasser à jamais: elle n'avait pas voulu.
Elle avait cédé à un stupide sentiment de pitié. Comme elle s'en voulait! Le cabriolet courait rapidement. Où la menait-on? Il traversa les sentiers qui avoisinent Clisson et prit la grande route royale de Nantes. À une heure de l'après-midi, les voyageurs entrèrent dans la capitale de la Loire-Inférieure.
Les ponts de Cé étaient couverts de promeneurs, ou, pour mieux dire, de badauds.
Les uns regardaient en l'air, les autres regardaient en bas. Évidemment, il avait dû se passer quelque événement extraordinaire.
Seulement, comme tous les badauds du monde, ceux-ci n'étaient pas d'accord sur la nature de cet événement.
Les voyageurs ne prêtèrent qu'une médiocre attention à cette foule curieuse. En partant, quelques phrases engageantes arrivèrent jusqu'à leurs oreilles.
—C'est un homme.
—Non, c'est une femme.
—Moi, je té dis que c'est un homme.
—Moi, je té dis que c'est une femme!
Naturellement les deux gaillards qui avançaient ainsi une opinion aussi opposée sur le sexe du héros de l'événement se donnaient un coup de poing, argument ad hominem, qui aurait raison de tous les dialecticiens entêtés.
Une commère se chargeait de les mettre d'accord, et disait:
—C'est un enfant.
Alors la discussion reprenait:
—C'est un homme!
—C'est une femme!
—Je té dis que c'est un homme.
—Je té dis que c'est une femme.
Et la commère ajoutait:
—Je té dis que c'est un enfant.
Nous saurons tout à l'heure à quoi nous en tenir. Pour l'instant,
suivons Jacqueline et son guide. Le cabriolet s'arrêta rue
Jean-Jacques-Rousseau, près de la place où est maintenant le
Grand-Théâtre, croyons-nous, devant un hôtel garni de modeste apparence.
—Veuillez entrer, madame, dit l'espion à Jacqueline, en lui montrant ce réduit à peine meublé, qui sert de salon de conversation aux voyageurs dans les hôtels de province.
Puis, sans ajouter un mot de plus, il se glissa dans l'escalier et disparut.
Jacqueline était obligée de s'avouer que l'aventure prenait une mystérieuse et bizarre tournure. Son guide ne lui avait pas dit un seul mot pendant toute la durée du trajet, et, arrivé à Nantes, il la laissait tout à coup dans un salon d'hôtel, sans s'expliquer davantage.
Un grand bruit qui se fit dans la rue l'arracha pour quelques minutes à sa préoccupation. Elle leva les yeux et vit passer une troupe d'hommes qui portaient sur une civière un individu couché dont elle ne voyait pas le visage, caché qu'il était par une serviette.
Le cortège passa, et enfin s'éloigna sans qu'elle songeât même à demander quel était cet homme. Pouvait-elle donc croire qu'un simple accident eût de l'influence sur ce qu'elle voulait tenter? Son guide d'ailleurs reparut.
—Veuillez monter, madame, dit-il du même ton qu'il avait prononcé déjà:
«Veuillez entrer.»
Il la conduisit au premier étage, et s'enfonça, toujours suivi d'elle, dans un de ces corridors de maisons meublées où chaque chambre a un palier communiquant avec les autres. Il s'arrêta devant celle portant le numéro 17 et ouvrit la porte. Jacqueline pénétra dans une pièce obscure, malgré le grand et chaud soleil qui inondait la rue de ses rayons. Un bon bourgeois, d'apparence calme et honnête, était assis à une table et écrivait. Il ne retourna pas la tête, mais dit tranquillement:
—Elle est là!
—Oui, monsieur.
—Bien! Va-t'en, mon garçon.
L'homme se leva. Quand celui-ci eut disparu, il regarda Jacqueline. Un mouvement aussitôt réprimé indiqua sa surprise. Lui voyait son visage, parce qu'il était éclairé par le faible jour qui perçait à travers les rideaux de la fenêtre.
—Bonjour, chère baronne, dit-il. Je ne m'attendais certes pas à avoir le plaisir de vous retrouver ici!
En même temps Jacqueline put reconnaître «le bon bourgeois.»
C'était M. Jumelle.
X
LES DEUX COMPLICES
Le premier mouvement de Jacqueline fut de s'enfuir. Le sous-chef de la police politique l'avait trop fait souffrir, quand il la tenait en son pouvoir, pour qu'elle voulût se retrouver en face de lui. Mais elle ne put le faire. Déjà M. Jumelle tapotait doucement, paternellement, sa main entre les siennes.
—Que je suis heureux de vous revoir, chère enfant! lui dit-il.
—Monsieur…
—Je vous intimide donc toujours?
Et, en parlant ainsi, M. Jumelle grattait son nez, ce qui était chez lui, si le lecteur se le rappelle, l'indice d'une joie exhilarante.
—Vous avez tort, continua-t-il avec la plus grande douceur. Je suis votre ami. Comme ça, vous n'aimez pas cette pauvre mademoiselle Grégoire?
La question était brusquement posée sous son vrai jour. Jacqueline était une femme forte, elle se remit promptement. Puis la pensée de Fernande la ramenait à sa haine, à sa jalousie, et, tout autre sentiment, crainte ou rancune, disparaissait devant ceux-là.
Elle regarda fixement M. Jumelle, qui souriait toujours.
—Oui, je la hais! dit-elle.
—Bravo! Je retrouve enfin mon enfant chérie, mon élève adorée, l'orgueil de mes vieux ans; cette baronne de Sergaz, qui serait devenue fameuse!
—Je suis venue ici de bonne volonté, monsieur, répliqua Jacqueline. Il se trouve que c'est vous que j'y rencontre: je ne le regrette pas. Mais, croyez-moi, ne parlons pas du passé. J'en ai plein le coeur! Et pour finir ce que j'ai commencé ici, il ne faut pas que vous m'abreuviez dès l'abord du dégoût de moi-même!
—Bien dit… bien dit! approuva M. Jumelle. Ah! chère enfant aimée, quel dommage que vous m'ayez quitté. Avec quelques conseils, avec un peu de mollé, de coulant, de on dans le caractère, vous seriez devenue une… comment dirais-je?… une baronne tout à fait remarquable!
—Baronne signifie espionne, n'est-ce pas?
Eh bien, vous avez tort; je vous le répète, laissons de côté un passé qui m'écoeure, bien que le présent ne vaille pas beaucoup mieux. Mais au moins, je me venge, maintenant, cela vaut mieux!
—Vous haïssez cette pauvre mademoiselle Grégoire?
—Oui…
—Que voulez-vous faire?
—Vous la livrer.
—Très-bien! Très-bien!
—Écoutez-moi. C'est un marché que je vous propose. J'ignore quel intérêt, vous, le sous-chef de la police politique, vous avez à vous emparer d'elle, mais si je consens à vous la vendre, je veux qu'on me la paye.
—Parlez.
—Que voulez-vous en faire?
—Ah! ah! petite curieuse!
Les façons outrageusement paternelles de M. Jumelle révoltaient autrefois Jacqueline. Mais elle n'était pas femme à reculer pour si peu, quand il s'agissait pour elle d'assouvir sa jalousie. Elle reprit:
—Je veux savoir ce que vous en ferez.
—Pourquoi?
Elle plissa dédaigneusement les lèvres.
—Parce que cela me plaît.
—Toujours fière. Un beau sang! un beau sang! Continuez.
—Je n'ai pas à continuer. Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire. C'est à vous à parler, au contraire.
—Bien! très-bien! «J'attends!» Dorval ne dirait pas mieux. Vous ne connaissez pas Dorval? C'est une débutante, et qui sera grande un jour, je vous en réponds!
Jacqueline souffrait évidemment de ce bavardage papelard du vieil agent de police.
Elle savait que M. Jumelle avait coutume de chercher à détourner toujours son interlocuteur du véritable sujet de la conversation, quand il s'agissait pour lui de le faire consentir à quelque chose qu'il lui refusait.
—J'attends! dit-elle encore.
—Bravo! bravo!
Elle fit un geste de colère.
—Je vous connais et vous me connaissez, dit-elle froidement. Donc, trêve à des artifices superflus. Vous ne me tromperez pas plus, que je n'ai, moi, l'espérance de vous tromper. Je suis ici pour conclure un marché, rien de plus, rien de moins. Donc, hâtez-vous, ou je pourrais me lasser.
—Mon enfant se fâche.
—Monsieur!
—Ce n'est pas bien; non, non, ce n'est pas bien.
—Assez! vous dis-je.
Et comme, en disant ces mots, Jacqueline avait feint de se lever comme pour interrompre la conversation, M. Jumelle la prit par la main, et rudement la força de se rasseoir.
—J'en suis fâché, ma belle, reprit-il avec dureté, mais vous on passerez par où je voudrai.
—Ah!
—C'est comme cela! J'ai bien voulu, oubliant votre fuite indigne, commencer par vous traiter comme mon… mon enfant chérie… mais puisque vous me forcez de me rappeler… je me rappelle.
Jacqueline fit un mouvement d'épaules d'une souveraine insolence.
—Vous êtes venue ici pour livrer mademoiselle Grégoire?
—Oui.
—De votre plein gré?
—Oui.
—Et vous croyez que vous pourrez m'imposer un marché… à moi! Jumelle!
—J'y compte!
—Tenez! vous êtes folle, on voit bien que vous m'avez perdu de vue pendant quelque temps; vous ne me connaissez plus.
—Moi, ne pas vous connaître! s'écria-t-elle d'une voix sombre. Oh! si, je vous connais. Vous êtes le misérable qui m'avez perdue, le maudit qui m'avez jetée dans la voie infâme où je suis! Sans vous je serais restée une humble et honnête ouvrière! sans vous je n'aurais pas goûté à cet inconnu de la vie qui m'a corrompue. Il faut des âmes si saines et si robustes pour résister à ce courant humain qui vous entraîne! Ah! tenez, abrégeons, car ma haine contre vous reviendrait et serait peut-être plus forte que celle qui m'a menée ici.
M. Jumelle ne s'attendait pas à cette résistance de la part de celle qu'il avait vue jadis si humble et si craintive devant lui. Abandonnant son geste de contentement il passa au geste d'ennui, c'est-à-dire qu'il cessa de se gratter le nez, pour se frotter le derrière de la tête.
—Ma toute belle, dit-il enfin, comprenez bien ce que je vais dire, car, vive Dieu! je ne le dirai pas deux fois, Je veux… entendez-vous?… je veux que vous me livriez la jeune fille sans conditions, et si vous refusez…
—Si je refuse?
—Un mot au commissaire de police (il demeure à côté)… et je vous fais arrêter. Ah! ah! vous pensiez qu'on vient se mettre entre les mains de M. Jumelle sans y laisser un peu de sa laine! Quel costume portez-vous, s'il vous plaît? un costume de paysanne! Êtes-vous paysanne bretonne? Non. Donc, primo, vous êtes déguisée, et, déguisée en ce pays, à cette époque, cela peut mener loin. Secundo, où vous a-t-on trouvée? avec les brigands[2]. Croyez-vous que cela ne constitue pas des charges assez fortes contre vous? Aussi le commissaire de police vous arrêtera sans hésiter… Et savez-vous où cela vous mènera? comme je vous le disais… pour le moins à Saint-Lazare!
A sa grande surprise, le sous-chef de la police politique vit que Jacqueline avait subi son petit discours, sans témoigner la moindre émotion. La jeune femme était immobile et muette. Ses yeux calmes et froids se fixaient sur lui avec tranquillité. Il crut que, probablement, elle n'avait pas tout à fait compris.
—A Saint-Lazare, ma belle, à Saint-Lazare!
—Faites!
Pour le coup, M. Jumelle fut démonté. Cela dépassait les bornes.
—Que m'importe? dit-elle. La liberté, croyez-vous donc que j'y tienne?
Qui sait, ce serait peut-être le salut pour moi que la prison! Faites!
De nouveau, l'agent supérieur de la rue de Jérusalem se gratta le derrière de la tête. Il était gêné, trop gêné. Il avait inutilement effrayé Jacqueline, il courait le risque de ne plus rien obtenir d'elle. Alors ce prodigieux comédien eut un de ces revirements soudains, auxquels il excellait.
—Quoi! vous avez pu prendre au sérieux papa Jumelle? Vous menacer, vous, mon enfant de prédilection? Oh! non, non, non, c'était une simple plaisanterie. Je suis votre ami… votre meilleur ami…
—Alors vous ferez ce que je vous demande.
—Vous m'avez demandé quelque chose? dit-il ingénument.
—Que voulez-vous faire «d'elle?»
M. Jumelle était navré. Il voyait que décidément Jacqueline était devenue «très-forte;» il n'obtiendrait rien d'elle avant d'en avoir passé par où elle aurait voulu.
Il allait commencer son explication, quand on frappa à la porte.
—Entrez! dit-il d'un ton de mauvaise humeur.
L'individu qui avait été guetter Fernande et ramené Jacqueline, est une de nos anciennes connaissances: c'est l'honnête la Licorne que nous avons entrevu, lorsque M. Jumelle voulait prendre les chouans dans la maison de la rue du Petit-Pas.
Il entra discrètement sur la pointe des pieds.
—Connais-tu madame? dit M. Jumelle.
—Si je n'avais pas reconnu madame, je n'aurais pas quitté si vite mon poste là-bas, lorsque madame m'a abordé. Quelque respect que j'aie pour madame, on connaît son métier!
—Eh bien! qu'y a-t-il, mon garçon?
La Licorne, toujours sur la pointe des pieds, se pencha vers l'oreille de M. Jumelle pour lui adresser une parole tout bas.
—Elle est des nôtres (n'est-ce pas, chère petite? modula-t-il avec un beau sourire), vous pouvez donc y aller, la Licorne. Parle! parle!
Habitué aux façons du «patron», le coquin sourit mielleusement, et prenant une pose théâtrale:
—Vous savez bien, ce Jérôme Hébrard?
—Oui. Avec son dévouement pour mademoiselle Grégoire, il nous a donné assez d'ennui.
—Eh bien, il vient de se noyer.
—Hein!
—Dans la Loire!
XI
COMPLOT
La Pâlotte ne connaissait pas Jérôme Hébrard; donc peu lui importait.
Elle ne se doutait pas que c'était l'homme qui était venu jadis chez
Gouësnon, à Nantes, et qu'elle avait fait conduire prisonnier chez les
blancs.
M. Jumelle comprit qu'il ne fallait pas laisser la jeune femme se détourner de sa pensée. Elle était venue pour trahir; il eût été trop maladroit de ne pas tirer d'elle tout ce qui était utile.
—Bien, bien! mon garçon, dit-il à la Licorne, nous causerons de cela tout à l'heure en temps et lieu. Pour le moment, faites-moi le plaisir d'aller rôder un peu dans le corridor, j'ai affaire.
La Licorne, docile comme toujours, allait s'éloigner; son maître le rappela d'un geste.
—Où est Trébuchet?
Une vive contrariété se peignit sur le front du digne la Licorne. Le lecteur se rappelle peut-être que ces deux honnêtes mouchards, par jalousie de métier, ne pouvaient pas se souffrir. Ils souffraient toujours de s'entendre féliciter réciproquement. Une louange donnée à Trébuchet torturait la Licorne, de même que l'approbation recueillie par la Licorne faisait le désespoir de Trébuchet.
—Trébuchet est auprès du noyé, patron.
—Bien, va-t'en.
M. Jumelle et Jacqueline étaient seuls.
—Ah! parlez maintenant, ravissante créature, dit-il, je vous écoute.
Jacqueline haussa légèrement les épaules.
—Vous vous trompez, monsieur Jumelle, ou plutôt vous oubliez. C'est vous qui alliez parler et moi qui allais écouter. Mais cela ne fait rien.
Le sous-chef de la police politique ne se trompait nullement et n'oubliait rien. Seulement, fidèle à ses bonnes habitudes, il espérait toujours en apprendre plus long qu'il n'en faudrait savoir.
—Ah! vous croyez, réellement?…
—Oui, j'en suis sûre.
—Alors, c'est différent…
—Allez!
—Vous désirez savoir pourquoi je suis ici?
—Non.
—Ah! c'est vrai! vous me demandiez…
—Je vous demandais ce que vous vouliez faire d'elle, dit Jacqueline avec fermeté, car les longueurs de M. Jumelle commençaient à l'impatienter.
—C'est cela que vous vouliez savoir?
—Oui.
—Bien réellement?
—Croyez-moi, ne finassez plus avec moi. Ce serait inutile. Nous nous connaissons trop l'un et l'autre.
M. Jumelle se frotta vigoureusement la nuque.
—Décidément elle est devenue très-forte! murmura-t-il.
—Soit, reprit-il tout haut. Écoutez donc. Voilà ce qui est arrivé. Mademoiselle Grégoire a disparu un beau jour de la maison de son père. Celui-ci a fait une plainte à la police. Vous comprenez qu'en temps ordinaire, rien ne serait plus facile: on expédie des gendarmes, et les gendarmes, je ne connais que ça!
C'est le baume souverain pour toutes ces petites maladies qui désolent les familles. Si l'antiquité avait connu cette respectable invention des temps modernes, il est probable que la fable de l'Enfant prodigue n'aurait jamais existé. Donc, M. Grégoire est venu demander qu'on lui rendît sa fille. Mais voila! Allez donc la rechercher au beau milieu de ces gens qui se battent en démons et font rager les ministres. J'ai répondu à ce père désolé que nous n'y pouvions rien.
Cependant, quand il m'eut appris que sa fille avait emprunté la clef des champs par amour pour un certain marquis de Kardigân, j'ai vu là un joint… Tout s'aplanissait. On pouvait attirer la jeune fille quelque part; grâce à elle, faire tomber dans le piège ledit marquis, homme dangereux, qui sera condamné à mort… et ainsi rendre à l'autorité paternelle son prestige, et à la justice un grand coupable!
M. Jumelle s'arrêta pour respirer. Une phrase aussi longue et si ronflante demandait en effet que son auteur prît du repos après l'avoir prononcée.
Jacqueline hocha la tête:
—Votre plan peut être très-bon, cher monsieur, dit-elle; mais il ne me convient pas.
M. Jumelle bondit:
—Hein! vous dites?
—Je dis que votre plan ne me convient pas.
—En vérité?
—Et de plus, je me refuse absolument à vous aider en de pareilles conditions.
—Ah! ah!
—Vous allez me comprendre. J'aime M. de Kardigân…
—Ah! baronne! baronne! quel dommage que vous écoutiez tant la voix des passions humaines! vous êtes si intelligente!
—C'est possible; mais n'essayez point de détourner la conversation.
Vous voulez vous emparer de mademoiselle Grégoire?
—Oui.
—Je me charge de vous la livrer.
—Bravo!
—Mais à une condition.
—Diable!
—Rassurez-vous. Ma condition est non-seulement acceptable, mais encore avantageuse pour vous.
—Dites.
—C'est que vous vous arrangerez de façon à rendre toute union impossible entre M. de Kardigân et elle.
—Accepté. Mais comment faire?
—J'ai une idée…
Jacqueline se pencha vers M. Jumelle et lui parla tout bas; que lui dit-elle?
Le sous-chef de la police politique devait sans doute approuver complètement «l'idée» de la jeune femme, car il se remit à se gratter le nez.
—C'est admirablement machiné! Et vous avez trouvé cela, toute seule?
—Mon Dieu, oui.
—Ah! je répéterai ce que je disais: quel dommage! vous êtes si intelligente! Jamais un vieux routier comme moi n'aurait inventé une pareille coquinerie!
—Je vous remercie.
—Il n'y a pas de quoi!
M. Jumelle s'était levé.
—Allons! en route, maintenant.
—Où me conduisez-vous?
—Chez M. Grégoire.
—Son père! Il est donc à Nantes?
—Apparemment, puisque nous y allons.
Le sous-chef de la police politique rouvrit la porte.
—Hé! la Licorne, appela-t-il.
Le mouchard montra son nez à la porte.
—Je vais chez le monsieur, tu sais? Si Trébuchet revient, tu me l'enverras.
Sans faire attention à la grimace que le nom détesté de Trébuchet amenait sur les traits de la Licorne, M. Jumelle descendit avec Jacqueline. Une voiture attelée attendait dans la cour de l'hôtel. Il fallait que l'agent supérieur de la rue de Jérusalem pût instantanément se transporter d'un endroit à un autre. Ils y montèrent, et la voiture partit. Elle s'engagea dans les rues neuves,—neuves en 1832,—et après de nombreux détours, entra dans la rue Montdésir. Elle s'arrêta au n° 7.
—C'est ici, dit-il.
En effet, l'ancien conventionnel demeurait dans cette maison. Il a vieilli depuis que nous l'avons perdu de vue. Des sillons se sont creusés sur son front. Cet homme aimait sa fille réellement; mais tout en souffrant à l'idée de la voir perdue pour lui, il se révoltait de ce qu'elle voulût se soustraire à son autorité. Sa taille ne s'était pas courbée sous l'effet de cette douleur de tous les instants qui l'avait assailli depuis près d'un an. Comme le chêne orgueilleux de la fable, il devait rompre et ne pas ployer.
Un éclair passa dans ses yeux, quand il reconnut l'agent de police.
—Enfin, vous voilà, dit-il…
Mais il s'arrêta court en voyant Jacqueline.
—Ne craignez rien, cher monsieur, répliqua M. Jumelle, c'est une alliée.
—Une alliée?
Le conventionnel, dévisageant la jeune femme, se demandait évidemment quel aide elle pouvait lui apporter.
—Chère amie, continua M. Jumelle, répétez à M. Grégoire ce que vous m'avez exposé tout à l'heure avec tant de lucidité… Ah! elle est diablement intelligente! Quel dommage!… Enfin…
Jacqueline refit pour la seconde fois à M. Grégoire le récit que M. Jumelle avait déjà entendu, et que nous connaîtrons par ses suites funestes. L'agent de police n'avait-il pas dit que c'était une coquinerie? Il écoutait, à la façon d'un dilettante qui, assis dans une stalle d'orchestre à l'Opéra, savoure une musique favorite. De temps en temps il interrompait pour frapper le parquet avec le bout de sa canne, ou donner des signes non douteux d'une vive approbation.
—En effet, l'idée est excellente, dit froidement M. Grégoire. J'aime ma fille, mais je ne veux pas qu'elle soit à cet homme. Maintenant qui m'assure de votre fidélité?
—Ma jalousie.
—Votre jalousie!
—J'aime celui qu'elle aime. Comme vous, je ne veux pas qu'elle soit à lui!
—Alors nous nous entendons. Ce que vous voulez qu'on fasse sera fait.
L'entretien fut interrompu comme il l'avait été à l'hôtel, par l'arrivée d'un des agents de M. Jumelle.
Seulement, cette fois-là, ce n'était pas le bon la Licorne, mais le doux
Trébuchet.
Il était affairé, inquiet. Comme il avait beaucoup couru, de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.
—Eh! mon Dieu! s'écria M. Jumelle en l'apercevant, qu'est-ce qui a pu te mettre dans cet état?
—Le noyé…
Il s'arrêta, étouffant de chaleur.
—Eh bien quoi! le noyé?
—Il s'est sauvé!
—Hein!
—Il y a un quart d'heure.
—Mais il n'était donc pas noyé? c'était donc un faux noyé? un noyé pour de rire? s'écria l'agent supérieur furieux.
—Hélas! mon bon monsieur Jumelle, une autre fois j'enfoncerai davantage.
—Comment, c'était donc toi?
—Oh! par hasard!
—Où l'avait-on transporté?
—À l'hôpital. Au moment où il commençait à revenir à lui, un jeune homme est arrivé qui lui a parlé bas…
Remontons de quelques pas dans le passé.
Au moment même où Jean-Nu-Pieds et ses compagnons allaient s'enfermer au château de la Pénissière, deux hommes arrivaient à Nantes en chaise de poste. Une visible anxiété était peinte sur leur visage, on devinait qu'une violente inquiétude devait les agiter.
L'un de ces hommes révélait un gentleman du meilleur monde. Jeune, distingué, le regard énergique et franc, il paraissait appartenir à une des hautes classes de la société. Le second avait à peu près le même âge que son compagnon, et il ne paraissait pas sortir d'une moins haute extraction.
Nous nous servons exprès de ces mots qui servent à désigner les différences sociales.
Car ces deux voyageurs pouvaient être un exemple de ce que la nature établit de degrés vains entre les hommes. En effet, l'un était Robert Français, le frère de Jean-Nu-Pieds; l'autre, Jérôme Hébrard, l'ouvrier.
Et, cependant, on eût dit les deux frères: car l'intelligence et le travail, l'honnêteté et la conduite, sont les grandes vertus qui seules peuvent créer l'égalité humaine.
Que venaient-ils faire à Nantes? Comment Jérôme connaissait-il Robert?
Le lecteur se souvient peut-être que Fernande avait appelé Hébrard auprès d'elle quand elle voulut prévenir Jean-Nu-Pieds de la violence que son père allait tenter sur elle. L'ouvrier avait assisté ainsi au duel entre les deux frères.
Depuis, Robert était venu s'asseoir à l'atelier de Jérôme. Il aimait à causer avec lui du passé; il aimait à se replonger quelques instants dans ces souvenirs qui le torturaient, mais qui ne lui en étaient pas moins chers.
Robert Français avait conservé pour Fernande son amour d'autrefois; mais dans une nature élevée, noble comme la sienne, cet amour pouvait être une souffrance et non une jalousie.
Si cette jalousie avait dû entrer dans son coeur, il l'eût repoussée en se disant que son frère, que Jean, séparé de Fernande à jamais, était encore bien plus malheureux que lui.
Un jour, Jérôme n'attendit pas la venue de Robert et se présenta chez lui. Comme tous les deux étaient très-avant dans le mouvement républicain de l'époque, le jeune homme crut que son nouvel ami venait lui parler de ce mouvement républicain qui avait abouti par les funérailles du général Lamarque. Mais il n'en était rien.
On sait que, grâce à un des leurs, employé à la police, Jérôme Hébrard avait pu prévenir Jean-Nu-Pieds d'une trahison machinée contre Madame. Ce même individu avertit encore l'ouvrier de la présence de M. Grégoire dans le cabinet du préfet de police. Ils savaient que tout était à craindre de la part du conventionnel. Ils observèrent avec soin ce qui se passerait.
C'est ainsi qu'ils en vinrent à surprendre une partie de ce que M. Grégoire préparait contre sa fille. Jugeant qu'il n'y avait pas de temps à perdre, Robert Français et Jérôme partirent pour Nantes, suivant M. Grégoire qui courait devant eux, et ne mettant jamais qu'un relais de distance entre leur chaise de poste et la sienne. Le soir de leur arrivée, ils s'embusquèrent à la porte de la maison de la rue Montdésir, n° 7. Ils virent un individu sortir, c'était Trébuchet.
Ils le suivirent, un peu inquiets de la mine patibulaire qu'avait l'agent de ce bon M. Jumelle. Trébuchet traversa toute la ville et arriva sur les bords de la Loire. Le pont était désert. Dissimulés derrière la porte d'une maison, ils restèrent là, attendant qu'ils pussent voir ce que l'agent de police allait faire.
Ils n'attendirent pas longtemps. Un second individu parut à l'extrémité du pont, avançant avec la plus entière prudence et jetant à droite et à gauche des regards discrets. Quoiqu'on fût au mois de juin, il était enveloppé d'un manteau, léger d'ailleurs; un masque noir,—ce que nous appelons le loup,—couvrait son visage.
Trébuchet fit quelques pas vers le nouveau venu, qui lui prit le bras, et tous les deux se mirent à causer bas, en se promenant de long en large sur la route.
Jérôme et Robert ne pouvaient rien entendre, mais ils voulaient néanmoins demeurer à leur poste d'observation. Persuadés que tout ce qu'ils voyaient avait rapport à Fernande et au piège que M. Grégoire devait essayer de lui tendre, ils auraient eu des remords de ne pas s'appliquer à déjouer ces manoeuvres.
Trébuchet et l'inconnu causaient avec animation, surtout celui-ci. L'agent de police essayait mielleusement, selon toute apparence, de détourner de l'esprit de son compagnon une idée arrêtée.
Enfin, au bout d'une heure, l'inconnu resta seul. Trébuchet lui serra la main et s'éloigna pour rentrer en ville. Les deux amis se comprirent d'un regard. Ils devaient se séparer et chacun d'eux allait en suivre un et ne pas plus le quitter que son ombre.
Ce fut Jérôme qui partit et Robert qui demeura. L'ouvrier régla son pas sur celui de l'agent de police. Mais il ne put si bien faire, que Trébuchet ne s'aperçût pas qu'on le filait, pour nous servir du mot traditionnel.
Ce doux Trébuchet! Il avait une haute intelligence. Nul doute qu'en une autre carrière il n'eût déployé des talents spéciaux de premier ordre! Il feignit de ne rien soupçonner et continua sa marche lentement; au lieu de se diriger vers la rue Jean-Jacques-Rousseau, il fit de longs détours à travers la ville. Dans le faubourg, des saltimbanques avaient ouvert au public leurs grandes baraques pleines d'animaux savants et d'écuyères négresses. Le devant de ces baraques étant allumé comme la rampe d'un théâtre, une lueur éclairait doucement le chemin des remparts. Trébuchet, feignant d'être gêné dans sa marche par les promeneurs devenus plus nombreux, s'arrêta court et se retourna. Il eut le temps d'apercevoir le visage de Jérôme. Aussitôt il prit sa course et s'enfonça au milieu des groupes, à travers les innombrables ruelles qui conduisaient au coeur de la cité. Jérôme tenta vainement de le suivre encore. C'était impossible. Il fut obligé de renoncer à sa poursuite.
À une heure du matin, il retrouva Robert Français à l'endroit qu'ils s'étaient fixé d'avance. Le jeune homme avait été plus heureux. L'inconnu, après une attente de dix minutes, pendant lesquelles il était resté immobile sur le pont, prit le même chemin que Trébuchet. Sans doute, il voulait laisser gagner à l'agent de police une certaine avance sur lui.
En arrivant en ville, il regarda furtivement autour de lui. Robert marchait insoucieusement. L'homme crut qu'il n'avait pas à se méfier de ce promeneur et ôta son masque. Alors il arriva ce qui était arrivé entre Trébuchet et Jérôme, seulement en sens contraire. Ce fut Robert qui, pendant un instant, put voir celui qu'il guettait.
Il distingua deux yeux inquiets et fuyants, brillants au milieu d'un visage jaune et bilieux, ayant une apparence huileuse.
Les deux amis se racontèrent le résultat de leur poursuite. Robert Français n'avait pu continuer son observation, parce que l'inconnu avait arrêté une voiture et y était monté. La seule différence des avantages obtenus était que Jérôme ne se doutait pas avoir été vu.
Le lendemain, Robert loua la maison sise rue Montdésir, au numéro 3.
Le numéro 3 était en face de la demeure occupée par M. Grégoire.
La journée se passa en allées et en venues. Ni l'inconnu, ni Trébuchet n'y entrèrent. Mais, un bon bourgeois de mine honnête et recueillie se présenta souvent au n° 7. Ce bon bourgeois de mine honnête et recueillie n'était autre que ce cher M. Jumelle.
Enfin, à six heures du soir, Trébuchet parut. Il resta peu de temps dans la maison. Quand il en sortit, il eut soin de regarder attentivement à droite et à gauche.
Comme il ignorait que son guetteur de la veille fût précisément logé dans la maison en face, il pensa que la rue était déserte, et s'avança sans crainte. Mais à peine fut-il à cinquante pas, que les deux jeunes gens s'avancèrent.
Trébuchet ne prit pas le même chemin que la veille. Peut-être, se sachant surveillé, avait-il jugé plus prudent de changer le lieu de ses rendez-vous. L'agent de police tourna à gauche et prit le chemin de Saint-Nazaire. Mais là, au lieu de continuer, il coupa à travers des ruelles mal famées, et gagna de nouveau les ponts de Cé.
L'inconnu l'y attendait déjà. Ils recommencèrent encore à se parler avec animation. Le premier paraissait même plus excité: il faisait de grands mouvements, et quelquefois une parole prononcée plus haut que les autres arrivait jusqu'à l'oreille des deux jeunes gens.
C'est ainsi qu'ils entendirent ce fragment de dialogue. Mais on ne distinguait que ce que disait l'homme masqué.
—On n'a pas confiance en moi… refuserait… le ministre… Jumelle…
—….
—Non, vous avez tort… argent… le ministre… Madame…
—….
Nous indiquons par des points les réponses de Trébuchet qui n'étaient pas entendues.
A la fin, l'inconnu prit dans sa poche une grande enveloppe et la remit à l'agent de police. Alors une scène opposée eut lieu. Trébuchet resta et son compagnon partit.
Robert Français et Jérôme Hébrard s'étaient cachés au même endroit.
Robert suivit son homme. Jérôme, lui, sortit de son encoignure, décidé de gré ou de force à arracher à Trébuchet cette enveloppe qu'on venait de lui remettre.
Ignorant que celui-ci savait tout, il ne se méfiait pas, tandis que l'agent, au contraire, examinait en dessous son adversaire. L'ouvrier rasait le parapet du pont. Tout à coup, Trébuchet se pelotonna sur lui-même et passa sa tête entre les jambes de Jérôme. D'un mouvement d'épaules il le souleva en l'air et le jeta dans le fleuve. L'ouvrier jeta un cri, tournoya et s'enfonça dans l'eau.
Personne n'avait vu le crime.
Jérôme Hébrard reparut à la surface de l'eau, se débattant, et cherchant à nager vers le rivage. Mais le courant très-fort l'entraînait. Il avait peine à lui résister.
Alors il se décida à appeler au secours. Des mariniers aperçurent ce corps sombre qui s'agitait au milieu de l'onde jaune de la Loire. L'un d'eux poussa sa barque à l'eau et rama vigoureusement dans la direction du malheureux.
Peu à peu, la grève et le pont se couvrirent de curieux qui malgré l'ombre, cherchaient à voir les péripéties du drame. L'ouvrier luttait énergiquement; mais on devinait que ses forces le trahiraient bientôt. Enfin le marinier arriva à portée. Mais Jérôme avait disparu. Il dut plonger à deux reprises. Quand il parvint à saisir le jeune homme à la ceinture, celui-ci avait entièrement perdu connaissance.
Cependant, Robert Français attendait son ami. Ne le voyant pas arriver, il descendit dans la vue, interrogeant du regard l'extrémité de chaque voie. Les Nantais passaient, insouciants ou affairés, selon leur caprice, mais Robert ne voyait toujours pas son compagnon. Le hasard voulut que l'hôtel qu'ils avaient pris comme demeure fût situé en face de l'hôpital.
Robert ne voyant personne, remonta chez lui. Il n'y était pas depuis une demi-heure qu'un murmure grondant monta de la rue jusqu'à lui. Son coeur battit. Aux journées de juillet, le polytechnicien avait entendu ces grandes voix populaires. Il savait y discerner la colère ou l'émotion. Il devina aussitôt que ce n'était pas une émeute qui passait furieuse sous ses fenêtres, mais qu'un accident avait eu lieu.
Quand il fut redescendu dans la rue, il vit un attroupement à la porte d'un large bâtiment, sur lequel était inscrit ce mot:
HÔPITAL
ce mot, en qui se résument la souffrance et la charité humaines.
—Qu'est-il arrivé, je vous prie? demanda Robert à l'un de ceux qui étaient là.
—C'est un noyé, monsieur, qu'on vient de porter là.
—Un noyé?
—Oui, monsieur.
—Ce ne peut être lui, pensa Robert. Il se disposait à s'éloigner, mais le badaud enchanté de trouver quelqu'un qui fût disposé à l'écouter, le retint par le bouton de son habit.
—C'est un terrible accident, figurez-vous. Il paraît que ce malheureux a voulu se suicider… par désespoir d'amour.
Robert commençait à se demander comment ce pouvait être à la fois un accident et un suicide, quand un second badaud, désolé de voir que le premier avait trouvé un auditeur, tandis que lui-même n'en avait pas, s'approcha à son tour.
—Vous me pardonnerez, messieurs, dit-il, si je me permets de me mêler à votre conversation; sans avoir l'honneur de vous connaître, et sans avoir celui d'être connu de vous, mais…
Il salua. Robert et le premier badaud saluèrent. Le bavard solennel reprit:
—… Mais je crois qu'il y a erreur. Ce n'est ni un accident… ni un suicide… c'est un éboulement… messieurs… un épouvantable éboulement.
—Hein? quoi? un éboulement? s'écria le premier badaud en tenant toujours le doigt sur le bouton de Robert, qui tentait en vain de s'échapper.
Une troisième personne s'approcha: elle avait tout entendu.
Comme cette troisième personne était une femme, elle tenait encore plus que les deux autres à introduire son petit mot dans la discussion amiable qui venait de s'engager.
—Je crois que vous vous trompez, ce n'est ni un accident, ni un suicide, ni un éboulement, c'est un crime.
Impatienté, Robert fit un mouvement brusque qui le dégagea de l'étreinte de l'honnête bourgeois nantais.
Au moment où il traversait la rue, un interne de l'hôpital sortit.
—Le pauvre garçon, dit-il, il a bien manqué y rester.
—Qui est-ce?
—On a trouvé sur lui une lettre adressée à un certain Nicolas Hébrard, son père, sans doute…
A ce nom d'Hébrard, Robert s'arrêta court et marcha droit à l'interne.
—Est-ce que je peux le voir, monsieur? dit-il.
—Facilement. Le connaissez-vous?
—Je crains que ce ne soit un ami que j'attendais, M. Jérôme Hébrard.
—Hébrard!… murmura l'interne, en effet, c'est bien là le nom. Entrez, monsieur, je vais vous accompagner.
Cinq minutes après, Robert, guidé par l'interne, s'arrêtait devant un lit de l'hôpital, sur lequel reposait son ami.
Il frissonna en le reconnaissant.
—Oui, c'est bien lui… O mon Dieu! Y a-t-il du danger?
—Heureusement… non…
Une figure pâle s'encadra dans la porte qui ouvrait sur le long dortoir. Les yeux effarés de cette figure regardaient avidement. C'était Trébuchet. De loin, il avait suivi le convoi de badauds qui escortaient sa victime. Quand il entendit l'interne répondre qu'il n'y avait aucun danger, il eut légèrement peur, cet honnête Trébuchet.
Mais le violent désir d'en apprendre davantage lui fit surmonter sa peur, et il resta à la porte.
Cependant Jérôme ouvrait les yeux.
—C'est moi, mon ami, dit Robert.
Jérôme serra doucement la main du jeune homme puis des vomissements qui devaient le soulager le prirent.
—Là! tout est pour le mieux, dit l'interne. Demain, ou après-demain, notre noyé sera sur pied.
—Puis-je le faire transporter chez lui? demanda Robert.
—Aisément, monsieur. Je vais donner des ordres à trois infirmiers.
Pendant que l'interne s'éloignait, Robert se pencha sur le lit de
Jérôme.
—Un accident? murmura-t-il.
L'ouvrier remua négativement la tête.
—Un crime?
—Oui, dit-il d'une voix étouffée.
—L'agent?…
—Oui…
—Bien. Je me souviendrai.
Quand Trébuchet vit les infirmiers soulever Jérôme pour le placer sur une civière, il jugea qu'il en savait assez et trouva prudent de s'évader. Nous savons qu'il se rendit chez M. Grégoire, où il rencontra M. Jumelle, auquel il fit part de la suite de son aventure.
Mais suivons les deux amis.
Dans la nuit, Robert s'endormit à côté du lit de l'ouvrier. Jérôme s'était endormi profondément. Le sommeil devait être et était, en effet, le meilleur remède. Hébrard reprenait ses forces inconsciemment. Le lendemain, à dix heures du matin, il s'éveilla avec un peu de fièvre, mais complètement remis.
Alors seulement Robert apprit de quel crime avait été l'objet son ami, avec tous les détails qu'il ignorait encore.
—Hâtons-nous, dit Jérôme. J'ai le pressentiment que nous n'avons que fort peu de temps à nous.
Pendant que l'ouvrier s'habillait, Robert regardait distraitement par la fenêtre.
Tout à coup, il poussa un cri:
—Lui! lui!
—Qu'avez-vous?
—Lui! l'inconnu, répéta le jeune homme.
Et il s'élança en courant.
L'inconnu n'était pas à trente mètres de lui, quand Robert arriva sur le trottoir. Mais il ne devait pas aller bien loin.
Celui-ci s'approcha d'une voiture dans laquelle étaient trois personnes.
La voiture était attelée de deux chevaux harnachés comme pour un voyage.
Avant que le frère de Jean-Nu-Pieds eût pu les voir, les chevaux
partirent au grand galop.
—Seraient-ce… eux? pensa-t-il.
Au lieu de courir inutilement après les voyageurs, au lieu de suivre encore l'inconnu, Robert hâta le pas dans la direction de la rue Montdésir. Il parvint bientôt devant la maison du numéro 7 où M. Grégoire demeurait. Il n'hésita pas et sonna. Un domestique vint lui ouvrir.
—M. Grégoire? demanda-t-il.
—Il est parti, monsieur.
—Depuis longtemps?
—Depuis une demi-heure.
Il reprit à voix haute:
—Savez-vous où il est allé?
—A Paris, monsieur.
Robert comprit que le domestique ne savait rien ou ne voulait rien dire, ce qui revenait au même pour lui. Il s'éloigna.
—Eh bien? demanda Jérôme quand il le vit reparaître.
—Eh bien!… Ah! mon ami, je crains bien que vous n'ayez eu raison et qu'il ne soit, en effet, trop tard!
—Trop tard!
En quelques mots, Robert le mit au courant de ce qu'il venait d'apprendre. Ce départ de M. Grégoire ne laissa pas de les effrayer beaucoup. En effet, ils perdaient tout moyen de le surveiller encore et, partant, de déjouer ses machinations criminelles. De plus, le conventionnel était parti. Ils ignoraient l'endroit où il s'était rendu et ne pouvaient rien empêcher.
—Êtes-vous assez fort? demanda-t-il.
—Pourquoi?
—Je vais faire seller deux chevaux, et nous partirons à cheval pour le camp des royalistes. Il faut que j'aille prévenir mon frère et mademoiselle Grégoire.
—C'est ce que nous aurions dû faire déjà.
—Partons, ami!
La porte s'ouvrit au moment où les deux amis allaient partir. C'était le jeune et obligeant interne.
—M. Hébrard a subi une trop rude secousse pour que je le laisse voyager à cheval, dit-il, et même en voiture. Demain seulement, il le pourra.
Jérôme et Robert se regardèrent:
—Il faut quelques heures seulement pour gagner les avant-postes, dit tout bas celui-ci. Nous pouvons attendre à demain.
Ah! s'ils avaient su!
XII
LES BLESSÉS
La nouvelle heureuse s'était rapidement répandue. Dès que Son Altesse Royale avait appris que trois des héroïques défenseurs de la Pénissière vivaient encore, elle s'était empressée d'envoyer à tous ses chefs de corps un ordre du jour annonçant ce dénoûment imprévu de la glorieuse épopée.
Comme les peuples, les êtres heureux n'ont pas d'histoire.
Pendant les heures que Jean-Nu-Pieds passa à la ferme avec ses compagnons pour reprendre un peu de forces, il se livra, sans remords, au bonheur immense qui l'envahissait.
Dieu le protégeait. Après tant d'obstacles jetés en travers de sa vie, après tant de souffrances de toute sorte, Fernande et lui étaient enfin réunis. Ils pouvaient s'aimer sans crime, et se le dire, puisqu'ils allaient se marier.
La jeune fille était prise de doutes. Elle se demandait si elle rêvait: la réalité dépassait tellement pour elle tout ce qu'elle avait jamais osé espérer de plus beau! Le soir, Jean put se lever. Il s'appuya sur le bras de sa fiancée, ce bras à la fois si frêle et si robuste, et ils descendirent ensemble dans ces massifs verts où la Pâlotte avait aperçu l'espion. La nuit était superbe. Eux restaient muets. Il y a de ces pensées et de ces émotions qui ne se peuvent traduire en aucune langue.
Quand le marquis de Kardigân sentit la faiblesse le reprendre, il s'appuya de nouveau sur son gracieux soutien, et se rendit auprès de ses compagnons.
Henry de Puiseux était aussi bien portant que cela était possible, étant donnée une aussi terrible aventure. Aubin Ploguen, le plus dangereusement atteint, serait plus longtemps à se remettre. Oh! la joie du fidèle Breton quand il vit son maître, sauvé comme lui, comme Henry de Puiseux, assis au pied de son lit!
Une larme tomba des yeux d'Aubin et, saisissant la main de
Jean-Nu-Pieds, il la baisa.
Mais le marquis de Kardigân arracha sa main et, jetant ses deux bras autour du cou du fils de Cibot Ploguen, le serra sur son coeur.
Pourquoi cacherions-nous notre émotion? Le progrès est un grand mot, certes. En lui parle la voix forte de la civilisation humaine. Le progrès a fait franchir à la science l'abîme qui séparait le possible de l'impossible, le réel de l'invraisemblable. Nos pères avaient les bateaux à voiles, les pataches et le télégraphe par signaux; nous avons les bateaux à vapeur, les chemins de fer et l'électricité; nos pères ne connaissaient que la science imparfaite des Fagon et des Diafoirus ridiculisés par Molière; nous avons, nous autres, les Velpeau, les Longet, les Claude Bernard, et ces chirurgiens de la jeune école, qui dépassent encore la gloire des grands noms que nous venons de citer. A ceux-ci tout ce qui nous paraît arriéré et vieilli; à ceux-là tout ce qui est nouveau, utile et étonnant.
Il y a quarante ans, sans remonter au dernier siècle, on gagnait Austerlitz avec de la bravoure; tandis qu'aujourd'hui, hélas! la bravoure admirable, surhumaine, de quelques-uns, ne nous empêche pas d'être vaincus à Patay. Il y a quarante ans l'homme valait ce que valait l'homme. Mettez en 1834 les zouaves pontificaux de Charette dix contre un, vingt contre un des hordes prussiennes, et leur glorieux chef passera au travers des bataillons de Berlin, de Saxe ou de Bavière, comme Roland au milieu des nuées de Sarrasins.
Eh bien, je l'avoue, j'aime le passé, le passé si vieux, mais si bon, si arriéré, mais si sincère. J'aime ses manifestations du génie lorsque le génie d'un général n'était pas encore écrasé par la brutalité d'une machine. Malgré ce qu'il a de petit, et ce que nous avons de grand; malgré cette vraie liberté que nous connaissons, et qu'il ignorait; malgré tout cela, je l'aime ce passé, où l'on trouvait encore des natures loyales, des paysans sublimes, des dévouements sans phrases, car ils étaient alors moins rares qu'au temps présent.
Pauvre Aubin Ploguen! pauvre paysan arraché à la charrue par le devoir!
Le maître et le serviteur étaient dignes de se comprendre; ils étaient dignes l'un de l'autre. Et je ne sais plus, quand j'y songe, ce qui m'émeut le plus, de celui qui accepte naïvement un si grandiose dévouement, ou de celui qui le donne…
Jean-Nu-Pieds tenait Aubin Ploguen embrassé, serré dans ses bras:
—Tu es mon ami, mon frère, lui dit-il. Tu es bon et fort, grand et doux. Je t'aime et je t'admire, je t'aime et je te respecte!
Fernande les enveloppait de son regard humide et attendri.
—Il vous a sauvé vingt fois la vie, Jean. Il a fait plus: il a sauvé notre bonheur. Sans lui, nous serions encore séparés, sans lui nous serions encore perdus l'un pour l'autre.
Il m'a prise par la main et m'a conduite aux pieds de Son Altesse Royale. Si c'est elle qui fait notre bonheur, c'est lui qui m'a dit de me réfugier en elle.
Quel rapprochement! le paysan obscur et la princesse illustre!
Un doux sommeil ferma ces paupières qui avaient pleuré, mais qui sans doute ne connaîtraient plus les larmes. Nous avons vu grandir et s'agiter tumultueusement entre ces mêmes murailles ces brutales et vulgaires passions qui sont la jalousie et la haine. Combien plus doux est le spectacle de ces pures passions qui sont l'amour qui espère et le dévouement qui se recueille.
Ils dormirent tous, cette heureuse nuit-là, bercés dans leur sommeil par cette jouissance sublime qui s'appelle le contentement du devoir accompli.
Le lendemain matin, ils partirent tous pour Rassé. Henry de Puiseux et Aubin, trop faibles encore, furent transportés dans des charrettes traînées par des boeufs ainsi qu'on avait fait une première fois. Jean, lui, fut prendre un peu d'avance et franchit la distance en cabriolet.
—Je suis inquiète, dit Fernande à Jean-Nu-Pieds, à mesure qu'ils s'approchaient de Rassé. Jacqueline a disparu.
Le marquis de Kardigân secoua la tête:
—Vous êtes trop bonne, mon amie. La Pâlotte est un peu fantasque. Un caprice l'aura prise et elle sera retournée au camp.
Ce que la jeune fille ne disait pas, c'est que Jacqueline l'effrayait.
Elle se rappelait l'éclair de haine qui avait lui dans les yeux de la
Pâlotte quand elle s'était écriée:
«—Je l'aime mieux mort et couché dans la tombe que vivant et votre époux!»
Elle se demandait pourquoi Jacqueline l'avait ainsi brusquement quittée? Mais comme elle était incapable de soupçonner le mal, elle crut que la jeune femme avait fui parce qu'elle souffrait à la vue du bonheur qui leur était promis.
Ce ne fut pas encore ce jour-là qu'ils arrivèrent à Rassé. Jean-Nu-Pieds avait trop présumé de ses forces. Il s'arrêta en chemin et demanda asile à des paysans qui donnèrent un air de fête à leur humble chaumière pour le recevoir. Il passa là une nouvelle nuit; Fernande avait continué sa route pour gagner Rassé et faire préparer des lits aux blessés.
Jean-Nu-Pieds s'éveilla le second jour encore mieux portant. La faiblesse se maintenait, mais beaucoup moindre. Il reprit sa route et arriva au terme de son petit voyage avant même que de Puiseux et Aubin Ploguen fussent rendus.
Madame lui fit transmettre aussitôt ses félicitations. Elle était retenue par un conseil de guerre, mais dès qu'elle serait libre elle viendrait le visiter. Une heure après, la charrette où on avait placé les deux chouans blessés, fit son entrée dans le village. La route, et surtout la chaleur du soleil de juin les avaient accablés. Une fièvre ardente les dévorait. La première personne qui passa devant Jean-Nu-Pieds ce fut un des Vendéens qui s'étaient battus sous ses ordres à Château-Thibaut.
Le marquis de Kardigân le connaissait et l'estimait. Ce jeune homme, appartenant à une riche famille de l'Anjou, avait tout quitté pour venir joindre l'armée royaliste. Jean-Nu-Pieds lui ouvrit ses bras, et tous les deux s'embrassèrent.
—Que s'est-il passé de nouveau? demanda le fiancé de Fernande.
—Hélas! la lutte n'est plus possible.
—Plus possible!
—Non.
—Pourquoi? Parlez! parlez vite!
—Hier soir est arrivée une désastreuse nouvelle. Les chefs royalistes du Maine et de l'Anjou ont fait leur soumission.
—Oh!
Cette nouvelle accablait l'impétueux royaliste. Il courba le front.
—Que va faire Madame?
—On l'ignore encore. C'est ce que va décider le conseil de guerre qu'elle préside en ce moment. Il y a deux partis en présence: l'un, celui des diplomates, les gens de Paris, qui conseille la fin de la guerre; l'autre, celui des soldats, Charette, Coislin, nous tous enfin, qui voudrions voir notre insurrection se prolonger, afin de donner à nos amis le temps de se préparer à une nouvelle campagne.
Le jeune Vendéen ne put rester longtemps avec son chef. Son service l'appelait.
Mais Jean-Nu-Pieds se sentait trop affecté de ces nouvelles mauvaises pour ne pas souffrir de la solitude. Quand un homme est atteint dans sa foi religieuse ou dans sa foi politique, une seule chose peut adoucir pour lui l'amertume des espérances déçues: l'amour. Jean pensa à Fernande.
Il savait où la trouver. La jeune fille, infatigable dans l'accomplissement de son devoir, devait être, ou auprès de de Puiseux et d'Aubin Ploguen, ou dans le petit hôpital des blessés des combats précédents.
Il se rendit à la chaumière que mademoiselle Grégoire avait fait préparer pour les deux chouans. En effet, Fernande était auprès d'eux. Henry et Aubin sommeillaient. Leur fièvre paraissait se calmer.
À coté de la jeune fille, Jacqueline était assise.
Jean lui tendit la main.
Pourquoi ne vit-il pas l'éclair qui traversa les yeux de la Pâlotte quand sa main froide toucha la sienne?
XIII
TOUJOURS!
Jacqueline s'était levée à l'entrée du marquis de Kardigân. Elle se rassit, lentement, sans qu'un geste vînt déranger son immobilité de statue.
Fernande était un peu pâle. On eût dit qu'elle lisait dans le coeur de cette femme et que la profondeur du mal lui faisait mal.
La Pâlotte avait détourné les yeux avec froideur, sans affectation.
Jean-Nu-Pieds était depuis dix minutes environ auprès de ses amis, quand un paysan vint l'avertir que Madame le demandait. Il se hâta de sortir.
La princesse témoigna au marquis sa joie de le trouver vivant. Après une telle aventure, elle avait désespéré de le revoir.
Le paysan était resté auprès d'Aubin Ploguen et d'Henry de Puiseux.
Dans cette humble chambre que nous connaissons s'étaient réunis les principaux chefs royalistes. Debout au milieu d'un groupe parlait un homme. Jean-Nu-Pieds le reconnut aussitôt: c'était M. Saincaize.
Le lecteur, nous l'espérons, n'a pas oublié ce type de M. Saincaize, qui représente si bien le royaliste pleurard et sentimental, mais craintif comme la poule qui a vu l'aigle.
M. Saincaize ressemble aux hommes politiques de toutes les opinions, qui ne se compromettent jamais, et craignent par-dessus tout de s'affirmer; ils défendent leur parti, s'il n'est pas au pouvoir, jusqu'à la concurrence de ce qui peut déplaire au gouvernement existant. Leur opposition n'est jamais beaucoup plus sincère que leur conscience. Ce n'est pas à ces gens-là qu'il faut demander ce dévouement irréfléchi qui ne calcule ni le danger ni l'oppression.
M. Saincaize parlait, disait-il, au nom du comité parisien, et venait adjurer Madame de renoncer à cette guerre de Bretagne restée sans résultats.
Madame se tourna vers Jean:
—Marquis, dit-elle, ces messieurs ont déjà formulé leur avis; j'ai désiré connaître le vôtre. Parlez!
M. de Charette fit à M. de Kardigân un signe qui lui indiquait que la majorité des chefs royalistes était pour la cessation des hostilités.
Jean-Nu-Pieds s'inclina devant Son Altesse Royale; puis, d'une voix ferme:
—Excusez-moi, Madame, dit-il, mais j'ignore l'opinion qu'a émise M. Saincaize, je n'ai entendu que ses dernières paroles. Je désirerais qu'il voulût bien m'exposer les principaux points de son argumentation.
—Je disais, monsieur le marquis, que le voeu général est que cette guerre impie prenne fin. Des Français tombent des deux côtés, sans profit pour le parti royaliste. Le commerce est arrêté. Lyon, Marseille, Roubaix, Lille, Tourcoing se plaignent. Les affaires chôment. Si on continue encore, le tiers des industriels français seront ruinés. Voilà ce que je disais, monsieur.
—Pardon, monsieur Saincaize, répliqua Jean-Nu-Pieds, où étiez-vous pendant que nous nous battions?
—Monsieur!…
—Répondez-moi, je vous prie.
—Mais, monsieur!…
—Vous ne voulez pas me répondre? Eh bien, je vais le faire pour vous. Pendant que nous nous battions, vous étiez à Paris, tranquille et reposé. Nous, nous avions faim et soif; le soleil de juin brûlait nos corps; vous étiez en sûreté, loin de tout danger. Nous, nous risquions notre vie tous les jours, à chaque minute; pendant que vos discussions secrètes s'épuisaient en paroles, nos discussions sublimes, à nous, parlaient avec le fusil, le canon. Ah! je vous reconnais bien là! Vos amis de Paris, et vous, vous êtes au complet. Quand nous sommes partis, vous étiez dix; vous êtes encore dix maintenant! Comptez nos rangs! Les vides vous apprendront ce que nous avons fait, et plus d'un de ceux que vous nommeriez manquerait à l'appel!
Jean-Nu-Pieds, ordinairement calme, s'était laissé emporter par sa généreuse colère. On sentait que l'injustice de M. Saincaize blessait au coeur ce vaillant soldat, qui revenait de la tombe, après avoir accompli un des plus glorieux faits d'armes qui existent.
M. Saincaize s'irrita.
—En vérité, monsieur le marquis, dit-il, vous en prenez bien à votre aise! N'est-il donc que vous pour juger? Déjà à Paris vous vous êtes prononcé pour les hostilités immédiates. L'événement devrait vous prouver que vous vous êtes trompé. À quoi êtes-vous arrivé? Qu'avez-vous fait? Rien. Les morts dont vous parliez sont votre condamnation, car, sans votre folle entreprise…
—Ma condamnation! Et qu'importent, monsieur, cent, cinq cents ou deux mille homme tués? Qu'est-ce que quelques vies humaines au milieu d'une génération? Qu'est-ce qu'une génération au milieu de l'histoire séculaire d'un peuple? Les grands principes sont comme les fleurs d'un champ. Aux unes, il faut de l'eau; aux autres, il faut du sang. L'humanité n'a rien à voir dans tout cela. C'est notre vie que nous vous donnons: ce n'est pas la vôtre. Vous osez dire que ce sont des morts inutiles! Comment Dieu s'y est-il pris pour amener le triomphe de notre sainte religion? Beaucoup de martyrs sont tombés, les uns et les autres en glorifiant leur croyance.
Et c'est le sang de l'arène, le sang de la lutte, qui en coulant sur le sol l'ont fécondé et eu ont fait sortir des légions de chrétiens! Vous me dites que l'industrie souffre? On n'arrive pas à l'éclosion d'une ère prospère, sans payer à la fatalité le tribut qu'elle demande. Si vous étiez royaliste, monsieur…
—Je suis royaliste!
—Non, monsieur! Si vous étiez royaliste, vous croiriez, comme nous, que le triomphe de nos idées amènera pour la France une époque de grandeur et de prospérité, et ainsi vous ne reculeriez pas devant tout ce qui pourrait en amener la réalisation. Je dirai plus: reculer maintenant, serait non-seulement une faute, mais encore une lâcheté!
C'est le moment où nos amis sont poursuivis partout; où la Quotidienne est menacée de suppression, où ceux qu'on fait prisonniers sont traduits devant un conseil de guerre et condamnés à mort.
Je demande donc que Son Altesse ne quitte pas la Bretagne; je demande que notre guerre ne cesse pas encore. Si nous sommes vaincus pour un temps, dans quelques mois peut-être, nous pourrons reprendre la campagne. Madame m'a fait l'honneur de me consulter. Voilà ma réponse aux questions qu'elle a daigné m'adresser.
Un silence suivit les paroles de Jean-Nu-Pieds. MM. de Charette, de Coislin, d'Autichamps et quelques autres vinrent le féliciter et lui serrer la main.
Le conseil hésitait, quand un paysan vint parler bas au marquis de
Kardigân.
Celui-ci ne put retenir un geste de joie:
—Votre Altesse permet-elle qu'on introduise un de ses plus fidèles serviteurs?
—Faites! dit Madame un peu étonnée d'abord.
La porte s'ouvrit et Aubin Ploguen parut.
On eût dit d'un spectre.
Le robuste Vendéen chancelait sur ses jambes. Il paraissait en proie à un insurmontable épuisement. Dans l'effort qu'il avait fait pour se lever, sa blessure s'était rouverte et un long filet coulait le tachant en rouge.
Un frisson courut parmi tous ceux qui étaient là quand on l'aperçut, cette image vivante du dévouement, de la fidélité et de l'héroïsme. On se disait tout bas:
—Lui aussi était de ceux de la Pénissière!
La princesse le reconnut:
—C'est toi, mon gars. Eh bien! je suis heureuse que tu sois venu. Tu vas parler au nom du peuple.
Aubin étreignit son front de sa main. Il chancela de nouveau.
—Madame, balbutia-t-il d'une voix sifflante, j'étais couché sur mon lit, je souffrais, et j'aurais cru ne pas pouvoir bouger. Quand on est venu me dire que des personnes de Paris voulaient que la guerre finît… Alors…
Il s'arrêta épuisé. Pour rester debout, il dut se retenir à l'épaule de son maître.
—… Alors… continua-t-il, j'ai vu que la colère allait m'étouffer… Madame! ne les écoutez pas! la guerre ne se termine pas, elle commence! On vous dira peut-être que nous sommes lassés… Ce n'est pas vrai. Nous sommes prêts à nous battre… toujours! Non, aucun de nous n'est à bout de courage et de résignation… Que notre sang n'ait pas coulé en vain…, que ceux qui ont été tués ne soient pas morts inutilement… Si on dit que nous sommes sur le point de reculer, ce n'est pas vrai. Nous sommes prêts à résister… toujours! Et enfin, moi, paysan, qui parle au nom des paysans, je déclare qu'il n'est pas un de nous qui ne consente à rester, loin de la chaumière, loin de nos femmes et de nos soeurs, tant que le Roi ne sera pas remonté sur son trône. Quant à ce qui est de la mort, peu importe: le sacrifice est consommé. Nous sommes prêts à mourir… à mourir… toujours!
Toujours! Ce mot était la devise de ces obscurs soldats. Aubin Ploguen le prononçait de sa voix faible, mais encore vibrante dans sa faiblesse. Toujours! les tièdes, les hésitants, les hommes éternellement prêts aux compromis de toute espèce, y sentaient un reproche jeté à leur couardise.
Aubin Ploguen, toujours appuyé sur l'épaule de son maître, tendit sa main, et l'appuya sur les carreaux de la chambre. Puis il s'agenouilla, s'aidant ainsi avec ses mains, tant son épuisement était extrême.
Quand il fut à genoux, il tendit les bras vers Madame, comme pour l'adjurer de le comprendre. Et il retomba évanoui…
—Secourez-le! s'écria Madame, en voyant couler à flots le sang du
Vendéen.
Celui-ci était livide, décomposé. Ses lèvres s'agitèrent encore. On entendit un mot qu'il prononça, qui fut comme un souffle léger:
—Toujours!…
La princesse regarda longuement ce serviteur modeste, cet humble défenseur de la cause. Et, mue par une pensée opposée, elle reporta ses yeux sur M. Saincaize: l'un était l'homme du devoir; l'autre, l'homme du recul. L'un avait dit: jamais! et l'autre avait répondu: toujours!
Y prit-elle un enseignement?
Elle se retourna vers les chouans.
—Je reste! dit-elle d'une voix ferme.
XIV
LE PIÈGE
À peu près à la même heure, un homme se présentait au bourg et demandait mademoiselle Grégoire. Fernande était connue et aimée parmi les chouans. Ils n'oubliaient pas que, pendant le danger, au milieu des balles, elle avait toujours été la première à risquer sa vie pour aller secourir les blessés et les panser.
L'homme fut conduit auprès de la jeune fille, et demanda à être laissé seul avec elle. Un peu surprise d'abord, Fernande crut qu'un grave événement était survenu.
—Parlez, dit-elle à cet homme, quand elle eut éloigné deux Vendéens qui étaient là. L'individu avait un extérieur bizarre. Son crâne était dégarni, et son regard clignotant avait une expression ignoble.
—Je suis chargé de vous remettre cette lettre, dit-il.
—Une lettre?…
—Oui.
—Pourquoi ce mystère? De qui vient-elle que vous n'ayez pu me la donner en public?
—Lisez.
Fernande prit un papier que lui tendait l'inconnu; dès qu'elle y eut jeté les yeux, elle pâlit.
—De mon père?
—Oui, mademoiselle.
L'âme connaît le pressentiment. La jeune fille hésitait à rompre le cachet. Il lui semblait que sa destinée entière était écrite dans ces lignes qu'elle allait lire.
—J'ai peur, pensa-t-elle.
—Allons! il le faut, reprit la jeune fille après un silence.
Elle brisa le cachet et ouvrit le papier. À mesure qu'elle lisait, sa pâleur augmentait. À la fin, elle chancela et faillit se trouver mal.
—O mon Dieu! dit-elle.
Voici ce que contenait la lettre:
«L'enfant qui a déserté ma maison ne devrait plus être ma fille. Mais votre père va mourir, et vous seule pouvez sauver sa vie. Venez.»
—Qu'est-ce que cela veut dire?
—Mademoiselle…
—Mon père va mourir?
—Oui, mademoiselle.
—Où? Comment?
—Fusillé par les chouans.
—Mais je rêve!
—Vous seule pouvez le sauver. Ceux qui ont pris votre père veulent le passer par les armes, parce qu'il est un régicide. Les Vendéens vous aiment, vous. Si ceux-là savent que vous êtes la fille de leur prisonnier, ils n'oseront pas toucher à un cheveu de sa tête…
Fernande avait la force de comprendre et non pas de raisonner. Elle ne pouvait pas sentir, dans l'égarement de ses sens, l'invraisemblance d'une pareille aventure. Elle ne voyait qu'une chose: que son père était prisonnier des chouans, qu'ils allaient le fusiller comme régicide et qu'elle seule pouvait le sauver.
—Venez, dit-elle à l'homme. Où faut-il aller?
—Dans les bois de Clisson.
—Si loin! Arriverons-nous à temps?
—Vite! Hâtons-nous.
* * * * *
Quand Jean-Nu-Pieds revint auprès de ses amis, au sortir du conseil de guerre, il fut fort étonné de ne pas trouver Fernande.
—Savez-vous où elle est, Jacqueline? demanda-t-il à la Pâlotte qui n'avait bougé de place.
La jeune femme était assise, les yeux fixes, immobile, sombre.
—Non! répondit-elle durement.
—Jacqueline…
Jean-Nu-Pieds était stupéfait du ton amer, presque désespéré, dont
Jacqueline avait parlé.
—Est-ce que vous êtes souffrante? dit-il avec intérêt.
—Oui. Laissez-moi, je vous prie, monsieur le marquis.
La Pâlotte prononça cette phrase avec un tel accent que Jean commença à deviner que dans tout cela se cachait quelque chose ignoré par lui.
—Savez-vous, mon ami, où est mademoiselle Grégoire? demanda-t-il à un infirmier.
—Elle était auprès des blessés, monsieur le marquis, quand un homme est venu lui parler.
—Un homme?
—Oui, monsieur le marquis,
—Que lui voulait-il?
—Il lui apportait une lettre,
—Et où est-elle maintenant?
—Elle est partie.
—Partie! Fernande…
Jean-Nu-Pieds devenait sérieusement inquiet. Qu'était cet homme? et que pouvait contenir cette lettre pour que la jeune fille fût précipitamment partie? Peut-être aurait-il eu l'explication de cette mystérieuse aventure, s'il avait vu le regard de Jacqueline qui le suivait obstinément. Elle se leva, et venant à lui:
—Je puis vous expliquer ce que vous ne comprenez pas, Monsieur, dit-elle d'un ton sec. Veuillez me suivre.
—Vous suivre, Jacqueline?
—On ne doit pas nous entendre.
Cette conversation s'échangeait dans la salle même où le messager avait trouvé Fernande.
À côté, dans la plus grande chambre d'une chaumière, on avait fait une sorte d'hôpital où étaient couchés les blessés.
Jean-Nu-Pieds et Jacqueline sortirent. Ils marchaient à côté l'un de l'autre. La jeune femme gardait la tête baissée et semblait émue. Jean sentait croître son inquiétude. Il avait ce même pressentiment de malheur qui avait atteint Fernande, quand elle était sur le point de lire la lettre de son père.
Ils parvinrent ainsi à une espèce de clairière formée, au milieu du petit bois, par plusieurs routes qui s'y entrecroisaient, s'y réunissaient et en partaient pour rejoindre les grandes routes de Nantes et de Clisson.
—Que voulez-vous me dire, Jacqueline?
Elle le regarda fixement; puis, se croisant les bras et avec une sorte de joie sauvage:
—Fernande est perdue pour vous! prononça-t-elle d'une voix vibrante.
Jean-Nu-Pieds eut un éblouissement.
—Perdue… pour… moi!…
—L'homme qui est venu lui apporter une lettre était un messager de son père; la lettre, était une lettre de son père.
—Oh! mon Dieu!
—Vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir. Adieu.
Et elle disparut sous bois, laissant à la fois stupéfait et désespéré le jeune homme.
—Pourquoi sait-elle cela? dit-il. Pourquoi a-t-elle parlé ainsi?
Fernande… que peut-elle être devenue?… Fernande…
Deux ombres qui marchaient rapidement à travers les branches arrivèrent auprès de lui.
—Arrivons-nous trop tard? dit une voix. Est-ce qu'elle est partie?…
Jean-Nu-Pieds crut rêver en reconnaissant son frère Philippe et Jérôme
Hébrard.
* * * * *
L'individu qui était venu chercher Fernande était Trébuchet. Il avait fait la route dans ce même cabriolet où la Pâlotte était montée pour se rendre à Nantes avec lui. En proie à son trouble, Fernande ne s'aperçut même pas de la route que prit la voiture. Au lieu de tourner à droite, vers Clisson, elle prit à gauche, vers Machecoul. Son compagnon ne lui parlait pas. En vérité, elle avait peur, par instants, quand elle se considérait, seule, en pleine nuit, avec cet individu, dont la mine patibulaire avait certes de quoi épouvanter. Le cabriolet courait rapidement.
La jeune fille pensait à son fiancé et au trouble qui l'envahirait quand il apprendrait sa disparition.
—Il faut que j'aie été égarée, murmura-t-elle, pour ne lui avoir même pas écrit quelques lignes… Pauvre Jean!
Depuis cinq minutes, ils avaient quitté la grande route pour entrer sous bois. Un chemin qui allait se rétrécissant, gagnait à travers les hauteurs. La lande n'apparaissait même plus que par éclaircies.
Si Fernande avait eu sa raison présente, elle aurait reconnu ces bois où ils passaient. C'était là que les Vendéens avaient campé dès le début des hostilités; c'était là que Pinson était arrivé à la suite de cette petite et valeureuse armée… Un rossignol chantait au sommet d'un hêtre. Malgré elle, le chant du poëte ailé lui rappelait sa mélodie préférée:
Mon ami vient de s'en aller,
J'en ai le coeur tout en peine.
Vint un gars sous le grand chêne,
Qui voulut me consoler;
Mais je lui dis: «Celui que j'aime,
Beau gars, ce n'est pas toi…
Hélas! il est bien loin de moi,
Celui que j'aime!»
Je ne peux pas me consoler;
Mon ami vient de s'en aller.
Pauvre Fernande! où allait-elle ainsi? vers quelle destinée inconnue? vers quelles souffrances nouvelles?
Ils avaient fait environ une demi-lieue dans la forêt en suivant ce chemin qu'ils avaient pris au sortir de la route. À quelque distance paraissaient des ombres à moitié dissimulées entre les arbres. Puis dans cette espèce de décor que produisaient, la nuit, des lumières entre les feuilles, on voyait courir et se presser des hommes vêtus de souquenilles en lambeaux et d'uniformes en loques.
Fernande regardait avec angoisse, car il lui semblait que des paroles de colère venaient jusqu'à elle.
—Est-ce là? dit-elle,
—C'est là.
Le cabriolet se rapprochait du campement.
Au moment où la vue de la jeune fille put embrasser tout le tableau, elle jeta un cri d'épouvante et d'horreur.
Un homme était attaché à un arbre par les pieds et par les épaules; ses mains, liées derrière son dos, l'empêchaient de faire un seul mouvement. À ses côtés veillaient deux sentinelles, armées de fusil et à mine farouche.
Celui qui paraissait être le chef ne vit pas la jeune fille qui, muette, tant l'angoisse l'étreignait à la gorge, ne pouvait ni crier, ni parler. Il se tourna vers ses hommes.
—Le peloton, dit-il.
Dix de ces bandits s'avancèrent, le fusil à l'épaule, et s'apprêtèrent à fusiller celui qui y était attaché.
Alors seulement Fernande put retrouver ses forces, et s'élança au secours de son père.
Car c'était lui qu'on allait ainsi passer par les armes…
XV
UNE PAGE D'HISTOIRE
Quand Madame s'était écriée:
—Je reste!
Elle n'avait pas voulu dire qu'elle allait continuer la guerre. C'était devenu impossible. Il fallait laisser aux chouans le temps de s'organiser et de prendre de nouvelles dispositions.
Son intention était seulement de ne pas quitter la Bretagne. La guerre n'était pas finie, mais suspendue. En attendant la reprise des hostilités, où irait-elle? Toute la question était là.
Évidemment, on ne pouvait tenir plus longtemps la campagne. Les colonnes mobiles du général Dermoncourt parcouraient incessamment la plaine et menaçaient toujours sa liberté.
Aujourd'hui[3], on lui prenait ses harnais, que l'on reconnaissait lui appartenir, et une selle de velours rouge brodé d'or; le lendemain ses habits, et elle était obligée de fuir, n'emportant avec elle que les vêtements qu'elle avait sur elle.
Cette vie, on le comprend bien, était intolérable; poursuivie comme elle l'était, Madame n'avait plus une nuit de sommeil complète. Et, le jour arrivé, le danger et la fatigue se réveillaient en même temps qu'elle. Un nouveau plan fut alors adopté par les chefs vendéens et communiqué à la duchesse, qui l'approuva.
Elle devait se rendre à Nantes, où depuis longtemps un asile lui était préparé. De cette manière, on faisait perdre au général Dermoncourt ses traces dans la campagne, et, pendant que les nouvelles recherches qui seraient nécessairement la suite de cette disparition éloigneraient de la ville les troupes qu'elle renfermait, les chouans devaient s'introduire à Nantes un jour de marché. Déguisés en paysans, ils pénétraient jusqu'au coeur de la cité sans éveiller aucun soupçon.
Une fois là, ils s'emparaient du château par un coup de main, y faisaient entrer aussitôt la duchesse[4] qui se serait, en conséquence, logée auprès de la citadelle; puis, déclarant Nantes capitale provisoire du royaume, ils proclamaient simultanément: Henri V, roi de France; Louis-Philippe, déchu, et Son Altesse Royale Madame, régente de France, pendant la minorité de l'illustre enfant, successeur de tant de rois.
«Pour des désespérés, ce plan ne manquait ni de hardiesse ni d'habileté.
Il est vrai que, dans toutes ces combinaisons, ils comptaient sur la
tête et le courage de Madame, en cela ils avaient raison, car c'est la
Vendée qui a failli à la duchesse, et non la duchesse qui a failli à la
Vendée[5].»
On délibéra quelque temps sur le moyen le plus sûr pour entrer à Nantes.
Madame la duchesse de Berry termina la délibération en disant qu'elle y
entrerait à pied, vêtue en paysanne, et suivie seulement de mademoiselle
Eulalie de Kersabiec et de M. de Ménars.
Le nom de mademoiselle Eulalie de Kersabiec se trouve pour la première fois sous notre plume. Elle et sa soeur furent grandes en dévouement et en courage pendant ces mois difficiles où se jouèrent les destinées de la royauté. Quelle que soit l'opinion à laquelle il appartienne, un homme d'honneur doit s'incliner devant de pareils faits. C'est là la vraie noblesse, la vraie illustration.
En conséquence de cette décision, le 16 juin, qui était le premier jour du marché, Madame partit vers les six heures du matin. Mademoiselle de Kersabiec portait le même costume qu'elle. M. de Ménars les accompagnait avec un habit de métayer: ils avaient cinq lieues à faire.
«Au bout d'une demi-heure de marche, les gros souliers ferrés et les bas de laine auxquels la duchesse n'était point habituée, lui blessèrent les pieds. Elle essaya cependant de marcher encore[6]. Mais jugeant que, si elle gardait sa chaussure, elle ne pourrait continuer sa route, elle s'assit sur le bord d'un fossé, ôta ses souliers et ses bas, et après les avoir cachés dans ses poches, elle se mit à marcher pieds nus.
Au bout d'un instant[7], elle remarqua, en regardant passer les paysannes, que la finesse de sa peau et la blancheur aristocratique de son pied la trahiraient bientôt. Elle s'approcha alors de l'un des côtés de la route, y prit de la terre noirâtre, se brunit les jambes en les frottant avec cette terre, et se remit en marche. Il y avait encore quatre lieues à faire.
C'était un admirable thème de pensées philosophiques pour ceux qui l'accompagnaient que le spectacle de cette femme qui, deux ans auparavant, avait aux Tuileries sa place de reine-mère, possédait Chambord et Bagatelle, sortait dans des voitures à six chevaux, avec des escortes de gardes du corps, brillants d'or et d'argent; qui se rendait à des spectacles commandés pour elle, précédée de courriers secouant des flambeaux; qui remplissait la salle avec sa seule personne, et qui, de retour au château, regagnait sa chambre splendide, marchant sur de doubles tapis de Perse et de Turquie, de peur que le parquet ne blessât ses pieds d'enfant. Aujourd'hui, cette même femme, couverte encore de la poudre du combat de Vieillevigne, entourée de dangers, proscrite, n'ayant pour escorte et pour courtisans qu'un vieillard et une jeune fille, allant chercher un asile qui se fermerait peut-être devant elle, vêtue des habits d'une femme du peuple, marchait nu-pieds sur le sable aigu et les cailloux tranchants de la route!»
De qui sont les lignes que nous venons de citer? D'un écrivain royaliste! Non. Elles sont de ce même général Dermoncourt, qui poursuivait avec tant d'acharnement celle dont il parle avec tant d'admiration! Comme il fallait que cette femme fût réellement grande pour inspirer tant de respect à un ennemi acharné!
Cependant, la route se faisait, et les craintes devenaient moins vives à mesure qu'on se rapprochait de Nantes. Madame s'était habituée à son costume, et les métayers près desquels elle était passée ne semblaient point s'apercevoir que la petite paysanne qui courait si lestement près d'eux fût autre chose que ce qu'indiquaient ses habits. C'était déjà un grand point que d'avoir trompé l'instinct pénétrant des gens de la campagne, qui, sur ce point, n'ont peut-être pour rivaux, si ce n'est pour maîtres, que les gens de guerre.
Enfin, on aperçut Nantes. Madame reprit ses bas et ses souliers, et se chaussa pour entrer dans la ville. Arrivée au pont Pirmil, elle tomba au milieu d'un détachement commandé par un ancien officier de la garde, qu'elle reconnut parfaitement pour l'avoir vu faire autrefois le service du château.
Parvenue en face du Bouffai, la duchesse se sentit frapper sur l'épaule: elle tressaillit et se retourna. La personne qui venait de se permettre cette familiarité était une bonne vieille femme qui, ayant déposé à terre son panier de pommes, ne pouvait seule le replacer sur sa tête.
—Mes enfants, dit-elle à Madame et à mademoiselle de Kersabiec, aidez-moi à recharger mon panier et je vous donnerai à chacune une pomme[8].
Madame s'empara aussitôt d'une anse, fit signe à sa compagne de prendre l'autre, et le panier fut replacé en équilibre sur la tête de la bonne femme, qui s'éloigna sans donner la récompense promise; mais la duchesse l'arrêta par le bras en lui disant:
—Dites donc, la mère! et ma pomme?
La marchande la lui donna. La duchesse la mangeait avec un appétit aiguisé par cinq lieues de marche, lorsqu'en levant la tête, ses yeux tombèrent sur une affiche portant en grosses lettres ces trois mots:
ÉTAT DE SIÉGE
C'était l'arrêté ministériel qui mettait en état de siége quatre départements de la Vendée. La duchesse s'approcha de cette affiche, la lut tranquillement d'un bout à l'autre, malgré les instances de mademoiselle de Kersabiec, qui la pressait de se rendre à la maison où l'on devait la recevoir; mais Madame lui fit observer que la chose l'intéressait assez pour qu'elle en prît connaissance.
Enfin elle se remit en route; quelques minutes après, elle arriva dans la maison où elle était attendue, et où elle déposa son costume couvert de boue, et qu'on y conserve comme une relique en souvenir de cet événement.
Bientôt elle la quitta pour se rendre rue Haute-du-Château, n° 3, chez les demoiselles Deguigny; c'est là qu'on lui avait préparé une chambre, et dans cette chambre une cachette. La chambre n'était autre qu'une mansarde, au troisième; la cachette était un recoin formé par la cheminée établie dans un angle. On y pénétrait par la plaque qui s'ouvrait au moyen d'un ressort. Madame passa ainsi tout à coup de la vie la plus agitée à l'inactivité la plus complète. Sa correspondance, qu'elle fit toujours elle-même, lui usait bien quelques heures de la journée, mais les autres se traînaient pour elle avec une lenteur désespérante. Elle les employait à des ouvrages manuels, dont quelques-uns étaient bien peu dans ses habitudes et dans celles des personnes à qui elle les faisait partager.
C'est ainsi qu'avec l'aide de M. de Ménars, elle colla entièrement le papier grisâtre qui faisait la tapisserie de la mansarde. Cependant, ses occupations les plus habituelles étaient la peinture des fleurs et la tapisserie, talents dans lesquels elle excellait.
Au moindre sujet d'alarme, une sonnette, qui du rez-de-chaussée communiquait dans la chambre, lui donnait le signal de la retraite.
Pendant les premiers jours, le bruit se répandit que la duchesse était cachée à Nantes. Ce bruit devint bientôt une certitude pour l'autorité militaire. Les agents de police ne tardèrent pas à apporter des preuves matérielles de sa présence dans la ville.
Mais comme sa retraite n'était connue que de peu de personnes, et que ces personnes étaient complètement dévouées à la cause royaliste, quelque créance que l'autorité eût donnée à ces avis, il y avait peu de chances de la découvrir, on le voit.
Tout semblait donc annoncer que le chef de la guerre, l'âme de la Vendée, pourrait rester caché à Nantes, en attendant des jours meilleurs. D'un moment à l'autre allait éclater le coup de main qui devait livrer aux chouans le château et la ville bretonne[9].
XVI
UN MOIS PLUS TARD
Nous sommes au milieu du mois de juillet, c'est-à-dire un mois environ après les événements qui précèdent. Depuis trente-deux jours, Madame est cachée à Nantes. La police le sait, l'autorité militaire le sait, et cependant toutes leurs tentatives pour connaître sa retraite sont restées vaines.
À Paris, le gouvernement s'impatiente. La Chambre des députés murmure. Les juste-milieu, les hommes du ventre, comme on les appelle, ont hâte de jouir. Pensez donc! Cette princesse, cette proscrite, qui veut combattre! cela les gêne.
Le roi des Français commence à passer de mauvaises nuits. Cette disparition de Marie-Caroline de Bourbon l'épouvante. Il craint que tout le monde conspire contre lui. Il ne se dit pas que c'est une femme, dépouillée par lui, dont le fils a été indignement volé; il ne se dit pas que cette femme souffre, pleure: que lui importe! Ils ne sont pas de la même famille. Après les journées de Juillet, il l'a dit sur les murailles de Paris. Le peuple le sait, car il se rappelle ces énormes affiches sur lesquelles il a lu:
LES D'ORLÉANS NE SONT PAS BOURBONS, MAIS VALOIS
Le roi des Français commence à douter, de l'habileté de ses serviteurs, de Montalivet lui-même. On lui a promis un traître. Où est le traître?
Par malheur, Deutz n'avait pas encore pu parvenir auprès de Madame. Quand nous disons par malheur… ce n'est qu'une simple ironie, un sentiment de pitié pour cet infortuné gouvernement qui a préparé soigneusement une vilenie, et qui est navré parce que la vilenie est longue à se commettre.
Il résulte de tout cela que des ordres furent expédiés à M. Maurice Duval[10], préfet de la Loire-Inférieure, de hâter les recherches. Nous avons déjà écrit le nom de M. Maurice Duval. Le lecteur sait qu'il arrivait de Grenoble, où il avait joué un assez triste rôle. L'autorité militaire, de son côté, était fort ennuyée.
Quel que soit leur drapeau, blanc ou tricolore, des soldats français n'en sont pas moins des hommes d'honneur, auxquels répugne tout ce qui ressemble à l'infamie. L'armée voulait bien combattre avec acharnement les Vendéens, poursuivre même la duchesse de Berry et tenter de la faire prisonnière, mais ces bruits de trahison qui lui revenaient de Paris la révoltaient. Les deux généraux qui commandaient à Nantes, le comte d'Erlon, divisionnaire, et Dermoncourt, brigadier général, en étaient particulièrement indignés.
Les soldats couraient la campagne sans se lasser, car si Madame avait
disparu, ses partisans étaient toujours là, plus endiablés que jamais.
Ce n'étaient plus de vraies batailles comme à Château-Thibaut où à
Vieillevigne, mais des escarmouches.
Les chouans se cachaient, au nombre de quinze ou vingt, dans un fourré; une compagnie de ligne ou un demi-escadron de cuirassiers passait, aussitôt deux, trois, quatre décharges successives partaient et couchaient dans la poussière les soldats.
D'autres fois, des forces vendéennes, plus fortes qu'on aurait pu le croire, se portaient tout à coup sur un point déterminé et interceptaient des convois.
Il y avait un mois que cet état de choses durait, quand un jour, une colonne revint à Nantes, après avoir traversé tout le département. O miracle! rien ne l'avait arrêtée dans sa route. Les chouans semblaient évanouis, disparus, sans laisser la moindre trace. Les soldats avaient fouillé les bois de Machecoul, de Rassé et de Clisson, mais vainement. Pas un seul Vendéen n'était apparu.
Qu'étaient-ils donc devenus?
À cinq lieues de Nantes, avant de laisser à gauche Château-Thibaut pour prendre la route de Pornic, s'étend le lac de Grandlieu; la lande qui le borde a des aspects variés; mais on y trouve, çà et là, entre une touffe de genêts et une racine de bruyères, un trou assez large.
Demandez au paysan ce que c'est que ce trou, il vous répondra en clignant de l'oeil:
—Lapin!
En effet, c'est bien un terrier, à l'apparence. Cette réponse faite, vous passez votre chemin; mais, à dix mètres plus loin, vous apercevez un nouveau trou; à vingt mètres, un troisième trou, et ainsi de suite. Vue d'ensemble, et à hauteur, la lande doit avoir l'aspect d'une énorme écumoire. Tout d'abord vous vous dites qu'il y a beaucoup de lapins dans ce pays; puis vous réfléchissez que ces terriers pourraient bien avoir une cause particulière.
Voyez-vous ce dolmen à l'horizon? C'est là qu'est l'explication du mystère.
La Bretagne n'est pas seulement le sol où la fidélité germe drue et haute comme la moisson, elle est aussi la patrie des légendes. Sous ce dolmen s'ouvre une caverne qui se change en souterrain, et a, sous la lande, une profondeur d'à peu près un kilomètre.
Aujourd'hui, ce souterrain n'existe plus; mais en 1832, non-seulement il était l'asile de plus d'un contrebandier, mais encore l'autorité civile n'en avait pas connaissance. Les paysans se rappelaient que, pendant les grandes guerres de la République, leurs pères y avaient trouvé un asile. La tradition s'en était conservée.
Vers le milieu du mois de juillet, si nous y entrons en pleine nuit, nous saurons pourquoi les soldats n'avaient plus trouvé de chouans sur leur chemin. Tous ceux qui pouvaient encore porter les armes, tous ceux que les travaux de la terre n'avaient pas forcés de rentrer chez eux, y étaient réunis, sous le commandement de M. de Charette et du marquis de Kardigân.
À côté de Jean-Nu-Pieds sont ses fidèles, ses héroïques amis, Henry de Puiseux et Aubin Ploguen. Le souterrain contient environ deux cents chouans, avec une abondante provision d'armes et de munitions. Ils attendent là que le moment soit venu de prendre d'un coup de main Nantes et la citadelle, selon le plan que nous avons expliqué. Le jour fixé est le 20 juillet, c'est-à-dire le surlendemain.
Mais celui qui depuis un mois n'aurait pas revu Jean-Nu-Pieds, ne l'aurait pas reconnu. Le fiancé de Fernande n'était plus que l'ombre de lui-même. Son visage portait le sillon creusé par les larmes.
Quand nous pénétrons dans le souterrain, les soldats dorment: lui, les bras croisés, l'oeil fixe, immobile, il reste accroupi devant une lettre étalée sur le sol.
—Qu'est-elle devenue? murmure-t-il; qui me l'a prise? M'oublier? Non, elle ne m'a pas oublié, j'en suis certain! Elle est de ces créatures bénies qui ne savent ni tromper ni mentir… Mais où est-elle?
Ses yeux ne savent pas pleurer; ils sont vides de larmes pour en avoir trop répandu.
Jean-Nu-Pieds reprit la lettre ouverte devant lui et la lut. C'était la dixième fois peut-être. Le papier était froissé, comme par un long usage, et cependant il n'y avait que deux jours que le marquis de Kardigân l'avait reçue.
«Jean, j'ai cherché partout. Jérôme et moi ne connaissons ni lassitude ni découragement. Je n'ai rien de nouveau à vous apprendre. Les traces de M. Grégoire sont introuvables. J'espérais un moment mettre la main sur cet agent de police qui a aidé M. Grégoire à enlever Fernande, mais jusqu'à présent, cela nous a été impossible.
… Mon pauvre Jean! comme tu dois être malheureux! La fatalité se joue de ton bonheur incessamment, et la destinée humaine ne se lasse pas de te frapper. Crois en moi, espère en moi. Ton devoir te rattache à la Bretagne: moi, je suis libre de mes actes, et tout ce que la volonté, tout ce que l'énergie peuvent faire, je le ferai…»
La lettre était de Robert Français, de Philippe de Kardigân. Malgré la volonté du vieux marquis, les deux frères étaient rapprochés par la communauté de la souffrance. Aucun des deux n'avait abjuré sa foi.
Le républicain croyait à la République, et le royaliste croyait à son roi.
L'honneur battait dans ces âmes loyales, mais l'amour de l'un n'avait d'égal que le dévouement désintéressé de l'autre.
—Pauvre enfant! murmurait Jean-Nu-Pieds, qu'est-elle devenue! Où ce père infâme l'a-t-il conduite? Qu'en a-t-il fait?
Un sanglot sortit de la poitrine du jeune homme. Malgré la force qu'il avait sur lui-même, il ne pouvait pas résister. Aubin Ploguen s'éveilla à ce sanglot.
—Maître, maître, espérez… dit-il.
—Espérer!
—Voulez-vous que je parte, moi? Voulez-vous que je trouve ses traces?
Quand je devrais y mourir, je réussirai dans ma tâche!
—Aubin, tu ne peux pas partir. Comme moi, tu es enchaîné ici. Le devoir pour nous est ici et non pas ailleurs…
Une ombre s'interposa entre les chouans et le faible rayon lumineux qui filtrait par l'ouverture du souterrain. C'était M. de Charette, qui, accompagné de deux Vendéens, venait d'explorer les environs. Le jour n'était pas loin. Une aube jaunâtre et triste perçait.
M. de Charette vint à Jean-Nu-Pieds:
—C'est pour aujourd'hui, lui dit-il tout bas.
—Pour aujourd'hui? Mais notre tentative ne devait s'exécuter que demain?
—Demain, ce serait impossible, ainsi que les jours suivants. Si nous ne risquons pas notre coup de main aujourd'hui, il nous faudra attendre quinze jours pour le prochain marché. Tandis que, nous mêlant à la foule des métayers et des paysans qui iront en ville vendre leurs denrées, nous sommes sûrs de n'éveiller aucun soupçon.
—Oui, vous avez raison.
—Voilà quelle serait mon idée. Nous diviserions nos deux cents hommes en huit bandes de vingt-cinq, et elles entreraient à Nantes les unes après les autres.
—Et les armes?
—Nous en avons un dépôt là-bas.
—C'est vrai.
—Nos gars ont tous conservé leurs costumes de paysans, nous de même. Il n'y a donc aucun danger à craindre de ce côté-là.
—Je suis prêt.
Un coup de sifflet jeté par M. de Charette éveilla les chouans. Il leur fit part de la résolution qui venait d'être prise. Ces hommes de fer qui, depuis quatre mois, étaient sur pied, ne donnèrent que des signes de joie à la pensée qu'ils allaient se battre encore.
XVII
SECONDE DISPARITION
Rien n'a un aspect populeux et mêlé comme un marché dans une ville de premier ordre. Les marchés de Nantes, entre autres, ont un cachet particulier. On y voit les paysans des environs mêlés à ceux de quelques lieues à la ronde. Les gars du bourg de Batz, avec leurs costumes éclatants et bigarrés, se mêlent souvent aux métayers de Pornic et de Beauvoir, qui n'hésitent pas à faire quinze lieues pour vendre un boeuf ou acheter un cheval.
Les royalistes, nous l'avons vu, comptaient sur cette foule pressée aux entrées de la ville pour y pénétrer facilement sans être reconnus.
Jean-Nu-Pieds avait pris le commandement de la première bande. Bien que ce fût celle qui devait courir le moindre danger, tout d'abord, M. de Charette avait exigé de lui ce sacrifice. Ce dernier, commandant en chef, s'était naturellement réservé le poste le plus périlleux de l'arrière-garde. En effet, si les soupçons venaient aux autorités, ils ne leur viendraient qu'après l'arrivée successive de soixante-quinze ou de cent hommes. La dernière bande serait par conséquent la plus exposée.
La grande route était couverte de paysans. Les uns conduisaient un troupeau; les autres, montés dans ces petites voitures sautantes appelées vulgairement d'un nom que «la pudeur nous empêche de nommer,» marchaient grand train dans la direction de la cité.
Les conversations s'échangeaient en plein air, et malgré l'étouffante chaleur, les groupes étaient fort animés.
On se donnait les dernières nouvelles de la guerre. Presque tous royalistes, au fond du coeur, les paysans ne voulaient pas croire que les chouans eussent pour toujours abandonné la campagne. La disparition même de Madame, disparition mystérieuse, ajoutait encore à la vraisemblance de cette opinion.
Quand le sanglier est acculé dans sa bauge, il se retourne, après s'être reposé un instant, et fond, tête baissée, sur la meute imprudente qui le serre de trop près.
Ainsi devaient faire les Vendéens. Quelques-uns connaissaient les terriers du lac de Grandlieu et hochaient la tête en se disant qu'ils pouvaient bien servir d'asile aux anciens chevaliers de la royauté française.
Cependant, les vingt-cinq chouans commandés par Jean-Nu-Pieds, suivis à une distance d'un kilomètre par vingt-cinq autres, approchaient de la ville. Le marquis de Kardigân était accompagné de ses deux amis. Henry de Puiseux, comme Aubin Ploguen, était entièrement remis de la blessure qu'il avait reçue au château de la Pénissière. Le vaillant jeune homme n'en était que plus ardent et plus gai.
Au moment où ils allaient passer les premières maisons de la ville, il ne put retenir un énorme éclat de rire:
—Eh! qu'as-tu donc? demanda Jean.
—Ne fais pas attention!
—Mais encore?
—Mon cher, j'aimerais voir la figure des généraux de M. Philippe, quand ils s'apercevront demain matin au réveil, que leur bonne ville de Nantes a changé de propriétaire. Vois-tu ça?
—Si nous réussissons!
—Et pourquoi ne réussirions-nous pas? Non, c'est du dernier comique! Ce pauvre M. d'Erlon! Quand on lui apportera son café au lait demain matin, son aide de camp lui dira tout à coup:
—Nantes est à Madame!
—Tu es trop gai, cela porte malheur, Puiseux, dit gravement Jean.
—C'est possible, répliqua Henry, mais, par contre, toi, tu es trop triste. Cela fait balance!
De Puiseux n'avait pas l'âme à la gaieté, mais il voulait chasser de l'esprit de son ami le noir qui l'envahissait. Il souffrait de voir cette forte et loyale nature du marquis de Kardigân, rongée par un chagrin secret qui la tuait.
Aubin Ploguen se taisait.
Il savait que son maître n'aurait ni paix ni trêve, tant que Fernande ne serait pas retrouvée. La souffrance morale est plus terrible encore pour les âmes supérieures que la souffrance physique.
La légende du Prométhée, cloué sur son rocher, pendant qu'un vautour déchire éternellement son flanc saignant, ne serait-elle pas l'image de la vie humaine déchirée éternellement ainsi par l'angoisse?
Les vingt-cinq hommes de Jean-Nu-Pieds avaient l'air de ne pas se connaître. Ils marchaient éloignés les uns des autres, par groupes de cinq ou six. Mais ils avaient un lien commun, la pensée commune! Au milieu de Nantes s'élevait, en 1832, une auberge très-grande qui était le rendez-vous de tous les paysans. Aujourd'hui que la rapidité et la facilité des moyens de transport ont doublé, ces énormes hôtelleries n'existent plus. Mais à cette époque, ceux qui venaient de trop loin et ne pouvaient pas rentrer le soir chez eux, trouvaient un asile dans cette auberge. Elle s'appelait le Cygne du Roi. Encore une enseigne qui, très-répandue il y a trente ans, se fait plus que rare aujourd'hui.
Le Cygne du Roi s'étalait au-dessus d'une large porte par laquelle pouvaient passer deux charrettes de front. Elle contenait, cette hôtellerie légendaire, de véritables dortoirs et des écuries spacieuses, bien que vulgaires. Les métayers couchaient tous ensemble dans les dortoirs, les valets de ferme couchaient tous ensemble dans les écuries. Moyennant la somme d'un franc cinquante centimes, on avait, pour un, le souper et le coucher. Quand on était deux, le prix se soldait avec une pièce de cinquante sous.
C'était là que les deux cents hommes de M. Charette et du marquis de Kardigân avaient pris rendez-vous. Le patron du Cygne du Roi, véritable hercule et ancien Vendéen, était du complot et leur avait promis une hospitalité que ne soupçonneraient jamais les espions de la police.
À neuf heures du matin, Jean-Nu-Pieds et ses hommes arrivèrent; à onze, M. de Charette et les siens faisaient leur entrée. Il s'agissait de passer la journée sans que l'oisiveté de ces prétendus paysans donnât l'éveil.
L'aubergiste, Poulardet, les employait aux mille besognes très-visibles, qui font dire aux spectateurs:—Oh! oh! voilà de solides gaillards. On arriva ainsi jusqu'à cinq heures de l'après-midi. À ce moment M. de Charette ramena le marquis de Kardigân dans une salle basse. Ils devaient conférer sur le moyen de faire avoir à leurs soldats les fusils cachés dans la ville.
Là, au reste, n'était pas la seule difficulté. La tentative qui, primitivement, ne devait avoir lieu que le lendemain, ayant été avancée d'un jour, il fallait prévenir le gardien de ces armes.
—Rien de plus facile, dit Jean-Nu-Pieds. Je vais aller le trouver, il me connaît.
—Si nous envoyions Poulardet? observa M. de Charette. On le connaît à
Nantes. On trouvera tout naturel…
M. de Charette sentait que Jean-Nu-Pieds pouvait courir des dangers en sortant; et si, lui, était toujours prêt à s'exposer à un péril personnel, il trouvait inutile d'y exposer M. de Kardigân. Mais celui-ci tenait à son idée et n'était pas facile à convaincre.
—Non, non, dit-il, il vaut mieux que ce soit moi qui aille là-bas; demain, notre ami nous aurait attendu; aujourd'hui, il sera surpris, il faut que je puisse l'aider à tout préparer.
Quant à Poulardet, il nous sera bien plus utile ici que dans une mission. Qui mieux que lui pourrait répondre à un agent de la police secrète si par hasard il s'en présentait un?
—Soit, reprit M. de Charette. Alors j'irai moi-même.
—Non, mon cher baron, voici qui est encore plus impossible.
—Impossible? Pourquoi?
—Parce que vous êtes le chef.
—Et alors? cette raison ne vous empêche pas de vouloir partir cependant.
—Moi, je suis dans une position différente. Vous êtes le général en chef; moi je suis votre second… Rappelez-vous ce que vous disiez à Madame, quand à Vieillevigne elle s'opposait à ce que vous la sauvassiez; si Maurice de Saxe avait voulu faire comme M. de Lowendall, la bataille de Fontenoy eût été perdue!
—Soit… allez!
Jean-Nu-Pieds serra la main de M. de Charette.
—Il est maintenant cinq heures et demie, dit-il; à sept heures et demie, je serai de retour.
Avant de partir, le marquis alla trouver Aubin.
—Je te défends de bouger d'ici, lui ordonna-t-il.
Aubin se tut. Jean crut que l'ordre donné par lui suffisait. Il embrassa ses deux amis, et sortit sans s'apercevoir que le fidèle Breton nouait sa ceinture autour de sa taille, précaution qu'il prenait toujours avant de commencer une expédition. En effet, il n'y avait pas trois minutes que M. de Kardigân était sorti, qu'Aubin Ploguen sortait à son tour.
Les chouans savaient que l'heure approchait.
Jean avait été préparer les armes qu'ils devaient recevoir. L'heure passait trop lente à leur gré. Combien de minutes les séparaient encore de l'instant décisif!
Cependant, six heures et demie, sept heures et demie sonnèrent, et Jean-Nu-Pieds ne revenait pas. Aubin Ploguen ne paraissait également point. À neuf heures, M. de Charette commença à s'inquiéter. À neuf heures et demie, le signal convenu retentit à la porte de la rue.
—C'est lui, sans doute, pensa le chef vendéen.
Ce n'était pas lui, mais Aubin Ploguen, pâle et défait.
—Est-il ici? demanda-t-il d'une voix étranglée.
—Non…
—Oh! mon Dieu!
—Que s'est-il passé? s'écria M. de Charette, qui était survenu au bruit.
—Je le suivais à vingt pas. Il arriva à la maison convenue et y entra. Comme il m'avait défendu de le suivre, je m'étais caché derrière une borne. Il avait pénétré dans la maison à six heures moins un quart. À huit heures, ne le voyant pas revenir, je me hâtai d'aller frapper à la porte. Seulement, au lieu de faire le signal, je sonnai naturellement. Un domestique vint m'ouvrir et me demanda ce que je voulais. Je répondis que mon maître, M. Dubois, m'avait donné rendez-vous là. Il me fut répondu que M. Dubois était inconnu, et qu'au reste personne n'était venu de la journée…
M. de Charette restait confondu. Qu'est-ce que cela voulait dire? Henry de Puiseux s'offrit pour aller à la recherche de son ami; et il était impossible, en effet, de rien risquer sans armes.
Il permit à Henry de Puiseux de partir. Il était vers dix heures du soir.
À minuit et demi il n'était pas encore de retour. Alors M. de Charette, désespéré, comprit qu'une trahison ou une fatalité avait livré leur plan. Il n'y avait plus qu'à battre en retraite si c'était encore possible.
XVIII
LION ET RENARD
Voici ce qui était arrivé. Jean-Nu-Pieds était sorti tranquillement de l'auberge sans se presser, comme un homme qui se promène. Son costume de paysan breton lui donnait l'apparence d'un travailleur de la campagne qui, venu à Nantes pour ses affaires, en profite pour visiter la ville. Qui pouvait deviner, sous cette apparence débonnaire, le hardi chouan, le soldat indomptable?
L'agent royaliste, qui cachait dans sa maison les armes des Vendéens, se nommait M. de Révilly; il demeurait au n° 9 de la rue Vieille. La rue Vieille était peu éloignée de l'auberge. Le marquis de Kardigân arriva tout naturellement devant la demeure de M. de Révilly. Il n'avait aperçu rien de suspect sur son chemin. Personne ne l'avait regardé de cette façon singulière qui annonce le doute ou le soupçon.
Il sonna à la porte. Un domestique,—le même probablement que celui qui devait recevoir Aubin Ploguen quelques instants plus tard,—vint lui ouvrir.
—Nous sommes en juillet, dit Jean.
—Monsieur vient de la lande, répliqua le valet en s'inclinant.
C'était le mot de passe. Jean-Nu-Pieds suivit sans hésiter. On l'introduisit dans un salon, puis une seconde porte s'ouvrit, et on le pria de passer dans le cabinet du maître de la maison.
Cette pièce était sombre. Pourtant, le marquis de Kardigân distingua un homme assis à la table. Cet homme se leva en lui indiquant un siège. Presque aussitôt, Jean sentit une main s'appuyer sur son épaule; il se retournait déjà, quand on le saisit à bras-le-corps, et on le terrassa. Une voix,—celle de l'individu assis à la table,—dit: les menottes!
L'ordre fut exécuté en dix secondes, avant que M. de Kardigân ait pu avoir le temps de se défendre.
La même voix reprit:
—Bon! asseyez maintenant, monsieur.
On souleva le marquis, et il fut déposé sur un fauteuil avec une légèreté et une dextérité incomparables.
—De la lumière! ordonna encore le même personnage.
Jean-Nu-Pieds comprenait que toute défense était inutile. Comment pourrait-il résister? Une seule pensée le torturait. Le sentiment du danger couru par lui n'y entrait pour rien. Est-ce qu'il n'était pas de ces hommes, semblables au héros de Shakespeare, qui s'écriait superbement:
—Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour… seulement, je suis l'aîné!
Non: il ne songeait qu'au péril des siens. Évidemment, le secret avait été trahi. Mais par qui? La maison de M. de Révilly était devenue une souricière. Lui pris, ses amis seraient pris également.
M. de Révilly avait dû aussi payer de sa liberté le dévouement à sa cause, à son roi.
L'individu assis à la table se taisait toujours. Jean se taisait; mais il voyait seulement le geste par lequel cet inconnu se frottait vigoureusement le nez, en signe de satisfaction sans doute.
Enfin la lumière fut apportée, et tous les deux purent se contempler.
Ils se connaissaient sans le savoir. L'homme était notre vieil ami M.
Jumelle.
Le sous-chef de la police politique, une première fois dépisté par M. de Kardigân, lors de l'affaire de la rue du Petit-Pas, s'était bien promis de prendre sa revanche.
Et comme il était bien convaincu maintenant que le marquis avait été l'un de ces Buridans du bal de l'Opéra, dont la multiplicité l'avait tant intrigué, il croyait la tenir enfin, cette revanche tant désirée.
—Monsieur le marquis, dit-il, c'est avec un profond regret… hum! hum!… que je me vois obligé de vous annoncer que vous êtes mon prisonnier.
Jean-Nu-Pieds le regarda dédaigneusement, mais il se tut.
—Que voulez-vous, monsieur, il y a dans la vie des choses très-graves… des situations pénibles, et je suis vraiment désolé… hum! hum!… Oh! oui, désolé de vous être désagréable.
Pendant qu'il prononçait ses: hum! hum! M. Jumelle dévisageait son adversaire. Il espérait que, pendant les quelques minutes de répit qu'il donnait ainsi à sa phrase, un signe, un mouvement de physionomie trahirait la pensée secrète du marquis.
Mais le sous-chef de la police politique avait affaire là à forte partie. Jean-Nu-Pieds restait aussi impassible que s'il eût été dans son château.
—Nous avons saisi un dépôt de fusils dans cette maison… Tentative effroyable! Vous vouliez essayer un coup de main sur le château fort de Nantes… crime prévu et puni par la loi… Je me permettrai de vous faire observer, en outre, que vous avez été pris sur le fait… De plus en plus grave. Il en résulte que les derniers châtiments peuvent vous atteindre…
Nous savons déjà quel grand comédien c'était que M. Jumelle. Il nuançait délicatement ces menaces prononcées de sa voix paterne et douce. Jean-Nu-Pieds avait détourné la tête et semblait ne pas comprendre qu'elles s'adressassent à lui.
—Hum! hum!… Vous ne répondez rien, monsieur? C'est un tort, un tort extrême. Car, pensez-y!… Si vous continuez à garder ainsi un compromettant silence, la loi n'aura aucune raison de se montrer clémente… elle devra sévir et sévira avec une sévérité d'autant plus grande que votre position est plus élevée… Tandis qu'au contraire… si… vous consentiez à nommer… oh! pas tous! je ne vous demanderais pas cela; vous êtes un homme d'honneur, et… non, certes, pas tous! mais quelques-uns seulement de vos complices… Eh bien! alors…
Jean-Nu-Pieds ne prononça pas une parole, mais à la phrase insultante de M. Jumelle, il fit un geste de colère si terrible, que le fer des menottes faillit se tordre.
L'oeil du Vendéen étincelait. Son visage, déjà pâle, devint livide. M.
Jumelle recula instinctivement son fauteuil, en murmurant:
—Diable! j'ai bien fait de lui donner des bracelets.
Bracelets, c'est le mot d'argousin dont on se sert rue de Jérusalem pour appeler les menottes. Langue choisie!
—Vous ne me répondez pas?
Jean avait résolu de ne point prononcer une parole; mais il avait hâte d'en finir avec cette scène écoeurante. M. Jumelle répéta sa demande:
—Vous ne me répondez pas? Vous refusez de nommer vos complices?
—Oui.
—Vous savez ce qui vous attend?
—Oui.
—La mort!
—Je le sais.
—Possible! Mais… hum! hum!… c'est la mort honteuse, cachée, cette nuit même, dans les fossés du château.
—Peu m'importe.
Cela ne faisait aucunement l'affaire du sous-chef de la police politique; la mort du marquis n'était pas utile à son but, tandis que ses révélations pourraient l'être beaucoup. Que le lecteur ne soit pas étonné de ce que ledit mouchard ait pu croire qu'il obtiendrait un aveu d'un homme tel que M. de Kardigân. Il n'est pas donné à tout le monde de comprendre les natures loyales.
Aussi M. Jumelle s'était cru irrésistible en promettant à son prisonnier la vie en échange de sa trahison. Un peu dépité de voir sa ruse sans effet, il pensa que, peut-être, il n'avait pas été compris, ou qu'il ne s'était pas suffisamment expliqué.
—Vous ne saisissez pas, sans doute, toute la portée de ce que j'ai l'honneur de vous dire, appuya-t-il, en baissant un peu la voix. J'ai, depuis quinze jours, l'ordre de vous faire passer par les armes, si jamais vous me tombez entre les mains. Cet ordre, je serai, à mon désespoir, croyez-le bien! je serai obligé de l'exécuter, si vous m'y forcez.
De nouveau, Jean-Nu-Pieds toisa avec mépris M. Jumelle.
—Je me suis irrité tout à l'heure contre vous, dit le marquis de sa voix assurée et vibrante. J'avais tort. On ne doit s'irriter que contre ceux qui en valent la peine. Seulement, ne continuez pas ainsi; vous devez savoir que ce serait inutile. Vous avez l'ordre de me faire fusiller? Exécutez l'ordre.
—Monsieur le marquis, vous me désolez!
—Assez de pasquinades!
—Pasquinades!… hum! hum!…
—J'attends; et maintenant je ne prononcerai plus un mot.
M. Jumelle était réellement fort embarrassé. Il se heurtait à une volonté supérieure à son adresse. Le renard était vaincu par le lion. Par bonheur pour lui, un bruit de pas retentit dans le salon où M. de Kardigân avait été primitivement introduit. Heureux Jumelle! cela lui permit de changer aussitôt ses batteries. Il se leva et courut à la porte du salon:
—Vide! murmura-t-il; tout est sauvé.
Aussitôt il se précipita sur Jean, et lui serrant avec force les deux mains:
—Pardonnez-moi, monsieur le marquis, le rôle infâme que j'ai dû jouer auprès de vous! Ah! si vous saviez ce que j'ai souffert!… Mais je suis des vôtres; au fond de l'âme, j'ai la même croyance que vous… Vous comprenez, maintenant; j'étais surveillé! Heureusement, mon espion vient de quitter la place… je suis libre, et vous allez l'être aussi.
Jean-Nu-Pieds haussa légèrement les épaules.
—Je ne vous crois pas, dit-il.
—Vous ne me croyez pas?
—Non.
—Oh!
Ce que M. Jumelle mit de désespoir, de navrement, dirions-nous, si ce mot était français, dans cette exclamation: «Oh!» est impossible à rendre. Ce: «Oh!» fut un poëme à rendre jaloux, s'ils l'avaient entendu, Kean, Lekain ou Got.
—Monsieur, dit nettement le marquis, pour un policier, vous avez été deux fois bête: la première, quand vous avez cru me faire peur; la seconde, quand vous croyez me tromper. Je ne vous crains pas et je ne vous crois pas.
Tout autre que M. Jumelle se serait déclaré vaincu; mais le sous-chef de la police politique ne reculait jamais:
—Je suis bien malheureux! murmura-t-il.
Puis avec force:
—Vous croyez que c'est vous seul que vous perdez?… Hélas! vous perdez aussi une autre personne…
—Une autre…
—Qui mourra sans vous, qui m'avait envoyé à vous… Mademoiselle
Fernande Grégoire!
—Fernande!
Jean-Nu-Pieds faillit tomber à la renverse. Pourquoi cet homme lui parlait-il de Fernande; de Fernande, dont sa pensée n'avait jamais pu se détacher, dont il avait pleuré si douloureusement l'étrange disparition?
M. Jumelle comprit que le coup avait porté. Il augmenta encore sa mine doucereuse. Pourquoi la comédie ne réussirait-elle pas jusqu'au bout? D'ailleurs, il avait une arme défensive à sa disposition pour parer toutes les ripostes que pourrait lui porter la méfiance du jeune homme.
Il se leva, et courut de nouveau à la porte pour jeter un second regard dans le salon, comme s'il craignait en effet d'être espionné. Puis, il revint, en se frottant les mains, vers son fauteuil, où il s'assit, après l'avoir avancé un peu vers M. de Kardigân.
—Je viens de sa part, dit-il.
—De sa part?
—Oui.
—Monsieur…
—Vous ne me croyez pas?…
Jean hésita. Enfin il répondit:
—Non, je ne vous crois pas!
M. Jumelle tira son mouchoir et essuya une larme absente. Puis, d'une voix pleine de pleurs, ce prodigieux comédien reprit avec un sanglot étouffé:
—Ah! je suis bien malheureux!
—Faites vite, monsieur, répliqua le marquis, qui jusqu'à présent ne semblait pas très-disposé à se laisser engluer par le doucereux agent de police.
—Oui! oui! n'importe! tout cela est dur; je suis bien malheureux!
Jean-Nu-Pieds détourna la tête.
M. Jumelle comprit que, pour avoir raison de son adversaire, il lui faudrait frapper un grand coup. Il prit dans son bureau une forte enveloppe, scellée de trois cachets rouges, et la tint à la main, en murmurant avec un accent impossible à traduire: Pauvre enfant!
—Monsieur…
—Ah! monsieur le marquis, j'avais une fille de son âge… aussi belle, aussi noble qu'elle… Elle était de ces anges qui n'appartiennent pas à la terre, et doivent bientôt retourner au ciel, leur véritable patrie… Dieu l'a rappelée à lui… Ma pauvre Lodoïska!… Elle s'appelait Lodoïska.
M. Jumelle essuya une seconde fois les larmes abondantes qu'il aurait pu verser, si, en effet, il avait eu une fille, si cette fille s'était appelée Lodoïska, et si, ayant eu une fille appelée Lodoïska, la poétique enfant affublée de ce nom «était retournée au ciel, sa véritable patrie…»
En vérité, Jean-Nu-Pieds ne comprenait plus rien à la scène qui se jouait devant lui et pour lui. Il avait un fonds de méfiance bien enracinée contre M. Jumelle, sans quoi il aurait certes pu se laisser tromper par les témoignages de sensiblerie et d'émotion, dont faisait preuve si remarquablement le sous-chef de la police politique.
Au reste, son esprit ne s'occupait que d'une chose. Que contenait cette mystérieuse enveloppe que M. Jumelle lui avait montrée comme si elle devait faire tomber toutes barrières entre le Vendéen et lui?
—Faites vite! répéta-t-il.
—Soyez tranquille, monsieur le marquis… je suis bien à plaindre…
N'est-ce pas votre opinion?
—Oui.
—Mais bien à plaindre?
—Certes.
—Mais extrêmement à plaindre?
—Oh! finissons-en, monsieur. Qu'avez-vous à me dire? Parlez, j'attends.
—Ah! vous avez pitié pour un père infortuné qui vous montre son désespoir… Infortunée Lodoïska! malheureuse Fernande! Cette enveloppe, monsieur, vous est envoyée par mademoiselle Grégoire…
—Par?…
—Oui, monsieur le marquis! vous regretterez bien de m'avoir soupçonné!
Vous me tendrez vous-même la main quand…
—Donnez, monsieur!
—Dans un instant. Il faut que je vous mette au courant de tout ce qui s'est passé. La pauvre enfant a été enlevée par son père.
—Je m'en doutais, murmura Jean.
—Vous peindre son désespoir, ce serait inutile, ce serait impossible! Séparée de vous, il ne lui restait plus qu'à mourir. Heureusement… j'étais là!
Il y a des intonations que l'écrivain ne peut rendre. Ces deux mots: «J'étais là,» prononcés par M. Jumelle, furent dits d'une façon plus que remarquable. Si on les avait entendus, sans doute que son engagement à la Comédie-Française eût été signé séance tenante.
Et la pose! Le sous-chef de la police politique s'était à demi rejeté en arrière; son corps était grandi de trente centimètres au moins; il dépassait le plafond. Sa main droite tenait l'enveloppe, avec l'attitude de mademoiselle Rachel tenant l'urne d'Émilie, pendant que sa main gauche se grattait avec satisfaction le bout du nez.
—Il y a là dedans le journal de sa vie, continua-t-il, depuis l'instant où elle a été brutalement éloignée de vous. Comme elle a souffert! Son père,—un monstre, monsieur le marquis,—l'a torturée de toutes les façons possibles! Pauvre ange! elle offrait à la persécution un front d'airain. Jamais je n'ai vu de résignation pareille… Puis, je vous le répète… heureusement, j'étais là!
—Donnez! donnez donc!
—Oui, mais vous me promettez…
—Je ne vous promets rien.
—Ah!…
M. Jumelle abandonna son nez pour sa nuque, qu'il gratta avec une égale vivacité. Mais, sans doute, il était confiant dans l'excellence de son arme, car il tendit l'enveloppe au jeune homme, qui brisa avec une anxiété fiévreuse les trois cachets de cire rouge qui la fermaient.
L'enveloppe contenait, ainsi que l'avait dit le sous-chef de la police politique, le journal de la vie de Fernande, écrit par elle, plus une lettre. Voici quelle était cette lettre:
«Quand lirez-vous ces lignes, Jean? Quand Dieu permettra-t-il que vous puissiez venir à mon secours? Mais, depuis huit jours, je commence à espérer. Un ami est venu à moi dans ma détresse. Il avait une fille de mon âge, et s'est attendri à ce souvenir. Jean, croyez M. Jumelle, qui vous remettra cette lettre… et pensez à moi qui souffre et qui pleure, et qui mourrai sans vous!
FERNANDE.»
Le premier mouvement de Jean-Nu-Pieds en lisant ces lignes fut de tendre la main à M. Jumelle, et de s'excuser auprès de lui des doutes qu'il n'avait cessé de ressentir pendant tout le cours de leur entretien. Heureusement, en levant les yeux, il vit le visage de l'agent de police se refléter dans la glace.
Pour lire la lettre de Fernande, le marquis de Kardigân s'était détourné. M. Jumelle croyait donc ne pas être observé. Les gens les plus habiles sont toujours pris par leur propre habileté. Il n'y a que la franchise qui ne soit jamais vaincue, qui triomphe toujours.
Jean-Nu-Pieds vit le visage de l'agent supérieur de la rue de Jérusalem, et il y lut une telle ruse inquiète, une telle fausseté, qu'il comprit aussitôt que dans tout cela se cachait un mystère. M. Jumelle avait évidemment abusé de la bonne foi de la jeune fille, et elle l'avait cru. Mais dans quel but? Il l'ignorait. Certes, la lettre était bien de Fernande; il ne lui était point permis d'en douter. Mais pourquoi lui remettait-il ce paquet que M. Grégoire l'avait chargé sans doute d'intercepter? Voilà ce qu'il ignorait et ce qu'il ignorerait jusqu'à ce qu'un indice quelconque fût venu lui révéler la vérité. Il n'y avait pas à hésiter. Montrer à M. Jumelle qu'il n'était pas sa dupe, c'était maladroit; tandis que lui laisser croire qu'il tombait dans le piége, lui donnait sur lui un incontestable avantage. C'est ce qu'il fit, malgré que son esprit répugnât à tout ce qui était mensonge. Il se retourna, et tendant la main à M. Jumelle, en dépit du dégoût qu'il ressentait:
—Je vous crois, monsieur, dit-il. Je regrette d'avoir pu douter de vous. Mais cette lettre me prouve surabondamment que je m'étais trompé. Que dois-je faire?
M. Jumelle était bien fort, car il éteignit le regard de triomphe qu'il allait jeter sur le Vendéen.
—Béni soit Dieu! dit-il.
—Que dois-je faire? répéta le marquis.
—Me croire!
—Je vous crois.
—Alors… attendez!…
M. Jumelle rapprocha encore son fauteuil de Jean-Nu-Pieds, et se penchant vers lui:
—Fuyez!
Malgré son énergie, M. de Kardigân frémit. Quelle trahison cachait donc cette proposition? Quelle infamie allait-il tramer, cet homme, cet espion?
—Fuir!
—Vous le pouvez.
Jean-Nu-Pieds serra la main de M. Jumelle.
—Comment cela?
—Je suis votre seul gardien. On ne sait pas, à la préfecture de police, que je suis des vôtres, bien que M. Gisquet commence à le soupçonner.
—Il n'y a donc pas de soldats dans cette maison?
—Non.
—Où est M. de Révilly?…
—En prison. Mais je le ferai également s'évader cette nuit.
L'anxiété de Jean-Nu-Pieds augmentait; il sentait que tout cela annonçait un danger pour ses amis, et il ne voyait pas encore comment il pourrait rompre les mailles du filet dans lesquelles ou voulait les enserrer.
—Bien, je fuirai, dit-il.
—Dans une demi-heure, mon valet de chambre va venir ici; je lui donnerai l'ordre d'aller chercher la garde. Pendant qu'il ira, je vous donnerai des cordes, et vous me lierez solidement les pieds et les mains; vous me bâillonnerez, et vous sortirez par le jardin. Une porte est creusée dans le mur, c'est par là qu'entrent les fournisseurs de la maison, je vous l'indiquerai et vous serez libre. De cette façon on ne pourra me soupçonner.
—Je vous remercie.
—Ne me remerciez pas! C'est à moi de vous être reconnaissant, au contraire. J'ennoblis mon infâme métier… infâme, puisque je dois poursuivre ceux que j'aime! Je vous enverrai mon domestique, dès qu'il sera venu, à un endroit que nous conviendrons. Vous pouvez avoir toute confiance en lui. C'est un vieux serviteur, un de ces fidèles et antiques domestiques comme notre époque de décadence n'en fournit plus.
À peine M. Jumelle finissait-il de parler, que son valet de chambre arriva. Celui qui était «un vieux serviteur, un de ces fidèles et antiques domestiques comme n'en fournissait plus cette époque de décadence,» n'était autre que la Licorne, l'horrible la Licorne…
Pour la circonstance, le mouchard a mis du linge blanc, une redingote dont les pans tombent jusqu'à terre, et de la poudre dans ses cheveux crépus…
XIX
LE JOURNAL DE FERNANDE
Jean-Nu-Pieds suivit le «loyal, le vieux serviteur,» ce seul Caleb survivant de tous les Calebs du temps passé! Ainsi que le lui avait dit M. Jumelle, une petite porte s'ouvrait dans le mur du jardin et conduisait à la campagne.
Notre héros marchait, préoccupé de savoir quelle trahison pouvait bien cacher ce subit intérêt de l'agent de police, et de ce que contenait le journal de Fernande.
La Licorne était aussi parfait dans son rôle que M. Jumelle dans le sien. Nous serions injuste en ne le reconnaissant pas. Il guida le marquis à travers le jardin, et là, d'une voix solennelle, il dit:
—Monsieur est libre.
Puis il ajouta, voyant que M. de Kardigân ne lui répondait rien:
—Où monsieur va-t-il se rendre, pour que mon maître lui donne de ses nouvelles, s'il est besoin?
—Ici, demain, à neuf heures du matin.
Jean-Nu-Pieds s'éloigna lentement.
À peine eut-il fait quelques pas, que la Licorne retira son habit respectable, frippa sa belle chemise à jabot, et fit voler la poudre qui donnait à sa chevelure affreuse une apparence si belle. Caleb était redevenu mouchard. Il suivit à distance Jean-Nu-Pieds, car la première partie du plan de M. Jumelle n'avait pas un autre but: faire espionner le chef vendéen, et découvrir ainsi la retraite des chouans dans la ville. Si le marquis de Kardigân trompait son attente et voulait profiter de sa mise en liberté pour s'enfuir dans la campagne, il serait toujours temps, grâce aux espions lancés sur ses traces, de s'en emparer de nouveau et de l'arrêter avant qu'il pût sortir de la ville.
Mais Jean-Nu-Pieds n'avait garde de se rendre à l'auberge du Cygne-du-Roi; il gagna tout simplement le meilleur hôtel de la ville, celui qui était le plus en vue, demanda une chambre et s'enferma chez lui.
Deux agents le surveillaient au dehors; mais peu importait au Vendéen; il était bien décidé à leurrer jusqu'au bout l'honorable M. Jumelle.
—C'est donc elle qui m'a écrit ceci, murmura le jeune homme quand il se trouva seul, ayant en face de lui cette enveloppe que lui avait remise M. Jumelle.
Il déplia ces papiers nombreux et lut:
«Jeudi.
—Où suis-je? je n'en sais rien. On m'a mise dans une chaise de poste, et on m'entraîne. O mon bien-aimé! si vous saviez tout! Un miracle seul peut me rendre à vous. Le désespoir est en moi. Ma seule consolation est de me dire que j'ai fait mon devoir.
Nous avons voyagé toute la journée, toute la nuit et encore toute la journée. Ce soir jeudi, nous sommes dans une petite ville que je ne connais pas. Mon père ne me quitte pas du regard. Il me sera impossible de profiter d'un instant de liberté pour vous faire parvenir ces lignes. Je les écris à tout hasard, ignorant si vous les lirez jamais. Avec nous voyage un royaliste, que je ne connais pas. Cet homme me fait peur. C'est lui qui est la cause première de nos malheurs. Mon père tremble aussi devant lui. Quel mystère existe-t-il donc entre eux?»
Samedi.
Encore une nuit et deux jours de voyage. Où suis-je? Ce matin, à l'un des relais, mon père m'a dit:
«—Lundi, nous serons arrivés au terme de notre voyage.»
Je n'ai pas répondu; mais j'ai frémi, car je préférerais un voyage éternel à ce qui m'attend quand nous serons au but. Ne m'en veuillez point si je ne vous en dis pas davantage. J'ai fait le serment de me taire. Plût à Dieu que je n'eusse fait que celui-là!
Mardi.
Nous sommes arrivés cette nuit. Dans quel pays de la France? Je l'ignore toujours, de même que j'ignore par quels endroits nous avons passé. Je me souviens que nous avons franchi une grande ville avant de parvenir à la maison que nous habitons. Notre voyage a duré six jours et cinq nuits. Nous avons dû faire beaucoup de chemin, car les relais étaient nombreux et bien fournis. L'homme dont je vous ai parlé et dont je ne sais pas le nom, a dit souvent: «Hâtons-nous, la route est longue.»
O mon seul aimé, Dieu sait ce que je souffre en étant ainsi séparée de vous, de vous à qui j'ai voué mon coeur, mon âme, ma vie! La Providence est cruelle, mais il faut s'incliner devant ses arrêts sans les discuter, quelque impénétrables qu'ils soient. Comme vous serez malheureux quand vous saurez tout!
La maison où je suis est triste et sombre. Si elle n'était pas égayée par un soleil d'été, elle serait lugubre. Devant mes fenêtres coule une petite rivière; mais je ne peux les ouvrir qu'en présence de mon père. On m'a donné une femme pour me servir. Elle ne parle pas français, et je ne comprends point le langage dont elle se sert. Il me semble que je fais un rêve affreux dont je vais m'éveiller, car, bien que je sache mon malheur irrémédiable, je désespérerais trop si je n'espérais pas.
Vendredi.
Ami, je vous écris toute tremblante encore; je suis brisée. Je viens d'avoir avec mon père et l'homme dont je vous ai parlé une scène effroyable. Oh! pourquoi Dieu permet-il de pareilles choses! Et je ne puis rien vous dire. J'ai fait serment de me taire. Si je parlais, vous comprendriez tout…
Jean! par pitié! renoncez à moi, oubliez-moi, que je n'existe plus pour vous… Oubliez le passé, chassez de votre coeur les espérances d'avenir que nous avions formées. Je suis bien malheureuse! Celui qui m'aurait dit jadis que je n'étais pas à bout de mes souffrances et que je pourrais souffrir davantage, je ne l'aurais pas cru. Quand tout nous séparait, j'étais moins infortunée et moins désolée qu'à présent.
Mon bien-aimé, sous quelle étoile maudite suis-je née! J'ai la mort dans l'âme. Quand je ferme les yeux, je revois votre image, et mon désespoir redouble. Je fais au ciel une ardente prière… que je sois seule à souffrir, et que ma destinée ne soit pas de bouleverser éternellement la vôtre!
Lundi.
Encore deux jours! Comme le temps passe vite! Il me semble que chaque heure écoulée me rapproche de l'instant fatal. Pourquoi le suicide nous est-il défendu comme un crime? Dans la tombe, je souffrirais moins.
Ami, ce matin, j'ai regardé pendant de longues heures la petite rivière qui coule sous mes fenêtres. Une fleur s'est détachée de la rive et a d'abord suivi le courant. Un moment, elle a voulu se retenir, mais le courant la reprenait toujours. Arrivée au milieu de larges feuilles de nénuphars, j'ai cru qu'elle pourrait résister à l'onde rapide qui la conduisait au loin. Pauvre petite fleur! elle a tourné sur elle-même et a repris le fil de l'eau jusqu'à ce que je l'aie perdue de vue.
Je me suis dit que c'était l'image de ma vie.
J'ai pensé à ma destinée qui était ainsi, et que rien ne pouvait arracher à l'abîme qui l'attendait… Pauvre petite fleur!
Mardi.
Encore un jour!… Jean! ne m'oubliez jamais, quoi qu'il arrive… Je vous demandais l'autre jour de chasser mon souvenir de votre coeur; aujourd'hui je vous supplie de l'y garder. Jean! qui m'aurait dit que tout cela arriverait quand la princesse, à qui j'ai voué mon éternelle reconnaissance, nous a mis la main dans la main?… Pourquoi ne suis-je pas morte, quand je vous ai cru enseveli sous les décombres de la Pénissière? Quand ces lignes vous parviendront-elles? Je ne sais; je les écris au hasard, attendant une heure propice, un moment, une espérance… Une espérance! comme si c'était un mot dans lequel je pusse croire!
Jeudi.
Je vous ai dit que la personne à qui obéit mon père était royaliste. Si je n'avais pas eu de terribles preuves de sa foi politique, je ne croirais jamais que ce monstre puisse croire à ce que vous croyez. C'est un homme de cinquante ans, à l'air dur, aux yeux froids. Je n'aurais jamais pensé que mon père pût courber le front ainsi. Je devine un mystère de honte…
Pourquoi faut-il que je sois obligée de me taire! Pourquoi ai-je juré de garder le silence!… Ce silence me tue! Ami, je vous en supplie encore, ne me maudissez pas, ne m'oubliez pas. Une seule chose..
Jeudi soir.
J'ai été interrompue par un homme qui est entré dans ma chambre… Il s'est avancé prudemment jusqu'à moi, en prêtant de minute en minute l'oreille, comme s'il craignait d'être surpris…
Oh! mon ami, Dieu le bénisse, car je lui dois la première joie que j'aie eue depuis que je vous ai quitté…
Il m'a pris la main et m'a dit que mon père était son ami, mais que je lui avais fait pitié et qu'il voulait me secourir. J'étais devenue méfiante, et peut-être allais-je l'éloigner, quand je l'ai regardé. Il a l'air bon et doux. Pauvre homme!… Il a perdu une fille de mon âge, et c'est ce qui l'a touché.
—Vous aimez M. de Kardigân? m'a-t-il dit.
—Monsieur…
—Je suis votre ami.
—Mon ami?
—Et je vous le prouverai. Vous êtes ici au château de Quiévrain, dans la Côte-d'Or. La ville où vous avez passé, c'est Dijon. Le village que vous apercevez là-bas, dans ce creux, c'est le village de Léry. Écrivez à M. de Kardigân où vous êtes, je me charge de faire parvenir la lettre.
—Oh! soyez béni!
Alors il a serré mes deux mains dans les siennes avec affection.
—Vous me rappelez ma pauvre fille; elle aurait votre âge. Elle était douce et bonne comme vous. Quand je vous ai vue si malheureuse, je me suis juré de vous protéger en souvenir de ma chère Lodoïska. Plût au ciel que, si elle eût vécu, elle eût trouvé quelqu'un pour la sauver, comme je veux vous sauver…
Si j'avais pu avoir encore de la défiance, elle aurait disparu, car de grosses larmes brillaient dans ses yeux…
C'est une protection de Dieu qui a permis que quelqu'un pût encore s'intéresser à moi. Il vous remettra ces lignes… O mon ami, celui qui m'aurait dit cela, il y a huit jours, m'eût rempli le coeur de joie; aujourd'hui, j'ai peur. Je me dis que ce sera pour vous une douleur si grande!
Mon protecteur s'appelle M. Jumelle. Il m'a tout raconté. Pour arriver ici, il faut partir de Paris par la route royale de Dijon. Arrivé à un petit village nommé Verrey, et qui est un peu après Montbard, il faut prendre la route de Saint-Seine-l'Abbaye. De Saint-Seine-l'Abbaye à Siry, il y a quatre lieues, en passant par le village de Lamargelle. À Léry, il y a deux châteaux; celui où l'on m'a renfermée est enfoncé au milieu des arbres. Je vous dis tout cela, et pourtant, mon ami, je vous le dis sans espérance; mais ce nous est une âpre joie de penser que ceux que nous aimons pourront nous suivre par le coeur.
L'homme devant qui tremble mon père est en effet un royaliste. Il se nomme M. d'Héricourt. Cela m'étonne, car c'est un misérable…
Vendredi.
Hier au soir, j'ai interrompu ma lettre. Maintenant que je sais que vous la lirez, les idées m'arrivent en foule. Autrefois je pleurais trop: mon amour seul parlait. Ami, ne m'en veuillez pas du mystère que je suis obligée de vous cacher. Je suis sous le coup d'une iniquité telle, qu'il me paraît impossible que Dieu la laisse s'accomplir.
J'ai essayé de m'enfuir, mais je n'ai pas pu; mon père m'a même refusé la présence du curé de Léry. Je comptais sur sa parole pour donner un cours meilleur à mes pensées.
Car je suis prise de colères et de révoltes. La destinée me frappe si cruellement et à coups si redoublés, que je me sens en rébellion contre elle.»
* * * * *
Le journal de Fernande s'arrêtait là. Jean-Nu-Pieds resta en proie à mille sentiments divers quand il eut fini la lecture de ces lignes déchirantes. Il y avait dans ce que lui disait sa fiancée un mystère, selon le mot dont elle se servait, qui faisait naître son épouvante. Quoi! elle le suppliait de l'oublier, de ne plus penser à elle! puis, un peu après, elle se repentait de sa demande, et, pour la seconde fois, elle le conjurait de l'aimer toujours et de conserver son souvenir éternellement vivant!
—Lui aurait-on fait jurer de ne pas m'épouser? pensa-t-il. Mais elle me le dirait. Ce ne peut être cela. Qu'est-ce donc alors?… Ma tête se brise…
Jean-Nu-Pieds avait quitté le Cygne du Roi à cinq heures et demie. Il avait été arrêté à six heures. Sa conversation avec M. Jumelle avait duré deux heures. Il devait donc, en ce moment, être onze heures ou minuit.
—Ce Jumelle a joué un rôle, continua M. de Kardigân. Évidemment, il a abusé de la confiance de cette pauvre enfant. Il m'a rendu à la liberté, espérant que je trahirais les nôtres; mais j'aimerais mieux mourir… Ah! si mon brave Aubin était là!…
Il regarda le papier sur lequel avait écrit Fernande, et le baisa:
—Voilà tout ce qui me reste d'elle. Amour, tendresse, dévouement, tout ce qui faisait battre mon coeur est là-dedans. Où est-elle? ne lui a-t-il pas menti?
Jean-Nu-Pieds ouvrit la porte de sa chambre, et se trouva dans le corridor de l'hôtel où il était descendu. Il arriva bientôt dans la rue. Son oeil perçant distingua à droite et à gauche un homme en embuscade. Que lui importait? Il voulait marcher, non pour aller quelque part, mais pour respirer à pleins poumons l'air plus vif de la nuit. Il avançait droit devant lui.
Les passants étaient rares. Dans une ville de province, minuit c'est quatre heures du matin à Paris. Les deux agents qui le guettaient le suivirent à distance. Jean-Nu-Pieds feignit toujours de ne pas les voir. Une idée venait de germer dans son cerveau, idée qui prenait corps à mesure que se condensait sa pensée.
S'il pouvait échapper à ces agents!
C'était difficile, et cela pouvait être dangereux. Il ne fallait pas qu'il fît consciencieusement cette trahison involontaire dont voulait le rendre coupable le sous-chef de la police politique.
Jean marchait lentement. À mesure qu'il faisait du chemin, il voyait les deux agents qui se rapprochaient de lui. Enfin, il arriva sur le bord de la Loire. Il retourna vivement la tête en arrière et regarda. Cinq mètres le séparaient à peine de ses suivants. Alors il enjamba le parapet du pont et se jeta à l'eau. Deux exclamations de colère retentirent.
Elles furent suivies d'une double chute. Mais M. de Kardigân avait calculé son action. Évidemment les agents de police croiraient qu'il s'était laissé aller à un courant et feraient de même.
Au contraire, Jean-Nu-Pieds remonta le courant en quelques brassées, et se tint caché contre une arche, pendant que les doux mouchards descendaient la Loire vers Saint-Nazaire.
Alors il regagna le rivage et prit sa course. Si ceux qui étaient attardés dans les rues virent cet homme, nu-tête, dégouttant d'eau, courant de toute la vitesse de ses jambes à travers les rues et les ruelles, ils ne durent pas comprendre quelle folie l'agitait. M. de Kardigân voulait faire perdre sa piste aux limiers de la police. Enfin, au bout de trois quarts d'heure, il se trouva éloigné du Cygne du Roi d'une lieue environ. Il se tapit dans une porte et attendit. Personne ne parut. Il attendit encore. Une horloge lointaine sonna deux heures du matin. Il se remit à marcher lentement et prudemment cette fois, en faisant toutes sortes de détours. Ce ne fut qu'à trois heures et demie du matin qu'il arriva devant le Cygne du Roi. Il se hâta de faire le signal convenu. Maître Poulardet, l'aubergiste, faillit tomber à la renverse en l'apercevant.
—Vous! monsieur le marquis?
—Où sont-ils?
—Partis!
—Dieu soit loué!
—Mais ils vous ont donc relâché?…
Jean-Nu-Pieds n'avait ni le temps ni le désir de faire, avec l'honorable Poulardet, une conversation suivie. Il se hâta de monter dans une chambre où l'aubergiste lui apporta des vêtements de rechange.
—Qu'allez-vous faire, monsieur? lui demanda le brave homme.
—Écoute, mon ami, répliqua Jean-Nu-Pieds, qu'a dit M. de Charette en partant?
—Rien.
—Le coup?…
—Manqué.
—Alors, voilà ce que tu vas faire. Il me faut de l'argent d'abord.
As-tu deux mille francs chez toi?
—J'en ai cinq mille, c'est toute ma fortune.
—Je les prends, avec un de tes chevaux. Va demain à l'état-major de la place et fais viser un passe-port pour Angers, tu me l'apporteras.
—Le signalement?
—Va toujours. Tu es connu dans la ville, peut-être n'écrira-t-on pas le signalement sur le passe-port, d'autant plus que ce n'est que pour aller à Angers. Je partirai demain soir.
M. de Kardigân était brisé de fatigue; il s'endormit profondément cette nuit-là. Au matin, quand il s'éveilla, le maître du Cygne du Roi était assis au pied de son lit.
—Vous avez deviné juste, monsieur, on n'a pas écrit le signalement.
En effet, pour les petits parcours, les autorités civiles et militaires ont l'habitude de négliger cette formalité. Jean-Nu-Pieds prit un rasoir et fit tomber sa moustache sous l'acier; ensuite Poulardet lui coupa les cheveux ras.
—J'ai changé d'idée, dit-il; au lieu de partir la nuit, je partirai en plein jour. Fais seller un cheval; je le laisserai à Angers chez une personne que tu m'indiqueras.
Le marquis de Kardigân ressemblait, avec son chapeau mou, son vêtement de laine et ses guêtres montant aux genoux, à un métayer de la campagne. Il partit, à cheval, sans se presser, et prit la route d'Angers. Il comptait y coucher et prendre le lendemain la diligence de Paris.
À la place d'Angers, on ne fit aucune difficulté de lui donner un passe-port pour Paris, en échange de celui qu'il donna. Le Maine-et-Loire était calme depuis longtemps. Dans ce département, M. le baron de Cambourg et M. de la Paumellière étaient les seuls qui tinssent encore la campagne. Et il était probable que, ainsi que M. de Charette, ils ne tarderaient pas à poser les armes.
M. de Kardigân partit le lendemain pour Paris par la diligence. La route fut longue; mois il préférait voyager lentement et voyager sûrement.
Il entra à Paris le 26 juillet. La ville était sourdement agitée. Pendant ce long règne de Louis-Philippe, que les parlementaires dépeignent comme si calme et si tranquille, il n'y eut pas une heure où l'honnête homme pût être assuré de son lendemain. Ce fut l'émeute en permanence et la révolte organisée. C'est que tout gouvernement dont l'origine est flétrie est un gouvernement impossible. Pendant dix-huit ans, on dut craindre tous les jours ce qui est arrivé aux journées de Février. Ce qui commence par la barricade finit par la barricade. C'est fatal.
En toute autre circonstance, Jean-Nu-Pieds aurait tenu compte de ce trouble des esprits; mais il ne pouvait que penser à une chose: retrouver Fernande.
XX
LE CHÂTEAU DE LÉRY
À Paris, on peut tout acheter avec de l'argent. C'est la ville où rien ne manque, la patrie du veau d'or. Le marquis de Kardigân, en prenant la diligence à Angers, savait que rien ne lui serait plus facile que de trouver une chaise de poste et des relais bien préparés. Avec les cinq mille francs de Poulardet, il pourrait aller au bout du monde. Ce fut par une chaude matinée de la fin de juillet qu'il partit.
Sa voiture traversait, au galop de quatre vigoureux chevaux, la barrière de Charenton, et s'engageait sur cette longue et triste avenue, qui maintenant s'appelle la route de Lyon.
Jean-Nu-Pieds n'était pas disposé à se laisser aller au charme puissant de la nature: le vent léger et tiède qui jouait à travers les arbres à demi couchés, au loin le murmure sourd de la grande ville à son réveil; plus près, le cours capricieux de la Marne. Pour un Breton, le paysage ne manquait pas de poésie. Le Parisien n'est-il pas aussitôt ému par l'aspect des dolmens druidiques et des landes montueuses?
Nous ne suivrons pas notre héros dans tous les détails de son voyage. Le lendemain matin de son départ, vers quatre heures, il courait sur la route de Verrey à Saint-Seine. Montbard était dépassé. Montbard et Verrey sont aujourd'hui deux stations de la ligne Lyon-Méditerranée. Le chemin de fer a civilisé un peu les environs du pays de Buffon, et les routes nationales, voire même celles du département, sont largement carrossables. Mais en 1832, il n'en était pas de même; la chaise de poste devait quitter souvent le galop pour le pas long et allongé des charrettes de campagne.
La route ne faisait que monter et descendre. Vers midi, Jean-Nu-Pieds arrivait à Saint-Seine-l'Abbaye, le dernier relais.
Cinq kilomètres le séparaient encore de ce château de Quiévrain, près du village de Léry, où était enfermée Fernande. Il fit hâter le départ, et la chaise de poste fila comme le vent sur une route ombragée d'arbres. Cette partie de la Côte-d'Or est peut-être la plus belle de France.
Qu'on nous pardonne si l'émotion nous gagne en en parlant. C'est à Léry même que nous avons été élevé. On nous a montré les ruines de ce château de Quiévrain, et la voix naïve du paysan nous a raconté plus d'une fois la légende de la prisonnière. Nous n'avons qu'à fermer les yeux pour revoir dans ses moindres détails ce paysage adorable où se sont écoulés les meilleurs et les plus calmes de nos jours d'autrefois.
Que de chers souvenirs! que d'heures aimées le coeur évoque!
Nous avons dit qu'après Sainte-Seine, la route débouche sur le village de Lamargelle. Le marquis de Kardigân devait y passer sans y jeter les yeux. L'art exquis d'un ancien gentilhomme, M. d'A…, n'avait pas encore doté ce pays alors perdu, d'un des plus fastueux châteaux qui existent en France.
En quittant Lamargelle, la route monte par un chemin rocailleux bordé de broussailles où se jouent l'épine-vinette et la mûre bleue. Après une montée de cinq minutes, on arrive sur un plateau; à gauche, en allant vers Léry, surgit un petit bouquet de bois où croit éternellement une mauve verte et jaune, faite comme de la dentelle. Faisons encore cent mètres. A droite, derrière un champ de sarrazin, apparaît un second bois, Charmois. Les arbres sont de moyenne grandeur, et ont poussé à même sur un sol rocailleux et sec. Marchons toujours. A une petite distance, une croix de pierre dresse son front noirci par le temps. La route subit alors une forte déclinaison et s'enfonce entre une plaine montueuse à gauche, et une espèce d'abîme à droite. Au bas de cet abîme coule la petite rivière, l'Ignon, soeur de ce Lignon que le baron d'Urfé a immortalisé dans l'Astrée.
C'est là que l'oeil découvre un merveilleux paysage. Que Corot ou Théodore Rousseau puissent le contempler un seul instant et ils auront tôt fait de le transporter d'un coup de pinceau sur leur palette magique. À partir de la rivière se lèvent deux collines qui s'étagent au-dessus d'un chemin creux. Au front de ces collines courent deux forêts, l'une verte, l'autre bleue, tant la condensation des couleurs produit, suivant la distance, un effet varié.
La seconde de ces forêts qui portait et porte encore le nom de Chameaux, expliqué par les bosses que la nature lui a données, laisse apercevoir au voyageur une ferme, close d'arbres, et qui paraît à l'oeil, à distance, comme une oasis dans un désert de feuillage.
Cette ferme a été bâtie sur les ruines et avec les pierres mêmes du château de Quiévrain.
Jean-Nu-Pieds s'arrêta à contempler le château qu'il voyait de loin et s'abîma dans ses pensées. Ces quatre murs, à l'aspect de donjon féodal, renfermaient donc ce qu'il avait le plus aimé. Il laissa la chaise de poste au village de Léry.
Le château de Léry, déjà construit alors, est occupé aujourd'hui par une ancienne célébrité médicale, M. G…, qui est venu demander à la campagne le repos qu'il a si bien gagné sur le champ de bataille de la science et de l'humanité. En 1832, il était occupé par un vieux gentilhomme, trop vieux pour chouanner encore comme il l'avait fait sous la première République.
Le hasard voulut que, en faisant dételer ses chevaux au village, le marquis de Kardigân entendit prononcer le nom de ce gentilhomme. Il s'appelait M. de Kersaudiou. Ce nom lui était familier. Son père l'avait dit souvent comme celui d'un de ses anciens compagnons les plus braves et les mieux aimés.
Jean-Nu-Pieds vint sonner à la porte d'entrée, qu'ombrage un marronnier gigantesque.
—M. de Kersaudiou? dit-il au domestique qui se présenta.
Le valet jeta un coup d'oeil sur le marquis. Jean avait, nous le savons, les cheveux ras; sans barbe ni moustaches, avec son costume de laine, il semblait un jeune fermier de la Beauce ou de la Brie. Mais le cachet de noblesse suprême empreint sur ses traits révélait au premier regard l'homme de race.
Le domestique pria Jean d'entrer et l'introduisit dans un long couloir, sur lequel donnait le salon du château.
M. de Kardigân envia ce calme et ce repos profond qui l'entouraient. Il se dit que vivre en un pareil lieu avec Fernande, loin des agitations fébriles, loin des douloureuses luttes du temps, ce serait le bonheur. M. Kersaudiou parut.
Il avait quatre-vingts ans, mais sa sève bretonne ne pouvait point se tarir avec les années. Il portait haute et fière sa tête blanche, sur laquelle le temps avait neigé.
—Vous avez désiré me parler, monsieur? dit-il à Jean.
—Excusez-moi, monsieur, répondit le jeune homme, si je me suis permis de vous importuner, sans avoir l'honneur d'être connu de vous. Je suis un proscrit. Mon nom seul suffirait à me perdre. Aussi, je vais me nommer aussitôt à vous: je suis le marquis de Kardigân.
Un rayon éclaira le visage du vieillard.
—Le fils?…
—Oui, monsieur; le fils de votre ancien compagnon d'armes.
M. de Kersaudiou serra les deux mains de Jean-Nu-Pieds dans les siennes.
—Marquis, je vous aimais et je vous aime. Toute la France royaliste a senti son coeur battre au récit de votre épopée de la Pénissière. J'ai été l'ami du père pendant soixante ans; j'étais l'ami du fils avant de le connaître. Me faites-vous l'honneur de venir me demander un asile? Serais-je assez heureux…
—Merci, monsieur. Grâce à Dieu, si je suis proscrit, je ne suis pas poursuivi. Croyez que, le cas échéant, j'accepterais avec joie votre généreuse hospitalité. Je venais seulement vous demander…
Jean-Nu-Pieds détourna la tête un instant pour cacher la rougeur qui montait à son front.
—Parlez, marquis.
—Pour vous demander de me conduire au château de Quiévrain.
—Rien n'est plus facile.
—Je voudrais, cependant, ne m'y rendre que ce soir.
—Je suis entièrement à vos ordres.
—Merci, monsieur, je n'ai pas besoin de vous dire combien votre bon et généreux accueil me touche.
—Pas un mot de plus, marquis, vous êtes ici chez vous. Je vais vous présenter à ma famille. Je vis ici, en été, avec quatre générations autour de moi… Je suis très-vieux. Jean-Nu-Pieds s'inclina devant le vieillard aussi bas que devant un roi. N'était-ce donc pas aussi une royauté, cette majesté de la vieillesse? Quatre générations! M. de Kersaudiou s'était marié en 1770. Il avait vu successivement Louis XV, Louis XVI, la République, la Terreur, le Directoire, le Consulat, l'Empire, la première Restauration, les Cent-Jours, Louis XVIII, Charles X, et enfin l'usurpation criminelle du duc d'Orléans. Son fils avait soixante ans, son petit-fils quarante et un ans, son arrière-petit-fils vingt ans. Enfin, son arrière-petite-fille venait de se marier et était accouchée d'un fils. Il était trisaïeul.
Toute la famille attendait son chef. Quand M. de Kersaudiou entra dans la salle à manger, où elle était réunie pour le repas du soir, tout le monde se leva. Le vieillard tenait la main de Jean.
—Mes enfants, dit-il, je vous présente un des meilleurs gentilshommes de France, le fils d'un ancien ami, qui fut le mieux aimé de mes compagnons d'armes.
Le fils, le petit-fils et l'arrière-petit-fils du vieillard vinrent tour à tour tendre la main au marquis.
Celui-ci sentit les larmes monter de son coeur à ses yeux, en présence de cette majesté de la vieillesse, jointe à cette grandeur de la famille.
—Ne me demandez pas son nom, continua M. de Kersaudiou. Il s'appelle: un ami.
XXI
LA RECHERCHE
Tout ce que la délicatesse peut renfermer de procédés exquis fut prodigué au marquis de Kardigân. Au bout de dix minutes, il se sentait comme chez lui dans cette noble famille. Il ne fallait rien moins que tant d'aimable cordialité pour consoler un peu son esprit de sa constante, de sa douloureuse préoccupation. Après le repas, M. de Kersaudiou vint dire à Jean que les deux chevaux étaient sellés.
—Comment, monsieur, s'écria le jeune homme, vous allez prendre la peine de m'accompagner vous-même?
—C'est mon devoir, répliqua noblement M. de Kersaudiou. Je ne veux pas quitter un seul instant celui qui me fait l'honneur d'être mon hôte.
Le petit-fils du vieux gentilhomme voulut faire également partie de l'excursion. On sella un troisième cheval, et la petite troupe partit au grand trot.
Nous avons décrit en quelques lignes le paysage qui forme un cadre si poétique au bois de Chameaux. C'est la nature agreste et sublime en même temps dans tout son charme le plus puissant. Les trois cavaliers prirent le chemin creux qui longe la rivière de l'Ignon, en laissant derrière lui le village de Léry. Ce chemin va en s'enfonçant, entre des champs en collines à gauche et les prairies à droite. Par les temps clairs, on aperçoit dans le fond, ainsi qu'un décor de Thierry, le clocher de fer-blanc du joli bourg de Fresnay.
Les cavaliers prirent le galop et entrèrent sous bois, dans une espèce de quadrilatère dont la route formerait la base. Ils ne tardèrent pas à disparaître au milieu des branches tombantes des jeunes chênes et de l'ombrage épais des hêtres gigantesques. En vingt minutes ils gagnèrent la clairière, où s'élevait le château de Quiévrain.
Les appartements du château paraissaient vides. Les fenêtres étaient fermées. A peine, de temps à autre, la tête d'un valet d'écurie ou d'un garçon de ferme paraissait derrière les vieux murs croulants; car si le château du Quiévrain n'existe plus aujourd'hui, c'est que ses constructions séculaires ont fondu sous l'action du temps. Il est mort de vieillesse. Les pierres ainsi que les hommes ont leur âge. Notre-Dame de Paris vivra plus longtemps, parce que le génie l'a vivifiée à sa naissance. Jean-Nu-Pieds eut un serrement de coeur quand il vit cette sinistre solitude. Qu'était donc devenue Fernande si elle n'y était plus? Si elle y était encore, comme elle devait souffrir, enfermée dans cette prison!
Cependant, M. Guy de Kersaudiou, le petit-fils du vieux chouan, avait agité la sonnette qui pendait à la porte d'entrée. Ceux qui étaient du pays avaient pu donner au marquis de Kardigân les renseignements désirables. Le château de Quiévrain appartenait à une notabilité du parti orléaniste, M. Legras-Ducos. Jean avait demandé vainement à ses nouveaux amis quel était ce M. d'Héricourt, ce royaliste, dont la jeune fille lui parlait dans son journal. Ce nom leur était inconnu.
Un valet d'écurie vint ouvrir:
—M. Legras-Ducos est-il ici? demanda Jean.
—Oh! pour çà, non!
—Il n'y a personne au château?
—Oh! pour çà, oui.
—Qui?
—Il y a moi, m'sieur.
L'imbécile laissa échapper un large sourire sur sa face pleine et bête. Jean-Nu-Pieds, impatienté, allait passer outre, quand Guy de Kersaudiou lui mit la main sur l'épaule.
—Dites-moi, mon ami, continua-t-il, votre maître est venu ces derniers temps?
—Pour çà, oui.
—Quand?
—Il y a des jours déjà.
—Combien de jours?
—Je sais point.
—Comment vous ne savez point combien il y a de jours qu'il est venu?
—Oh pour çà, non.
«Oh! pour çà oui!—Oh! pour çà non.»
C'est une locution employée beaucoup dans certaines campagnes. Les paysans de la Côte-d'Or et d'une partie de la Normandie ne se font pas faute de s'en servir.
—Voyons, vous me direz au moins quand votre maître est reparti?
—Pour çà, non!
—C'est trop fort. Vous ne savez point quand M. Legras-Ducos a quitté le château?
—Si, je le sais.
—Vous me dites non.
Le valet sourit d'un air malin.
—Pardon, excuse, m'sieur, not' maître a quitté la maison hier matin, mais je ne sais pas quand il est reparti.
Il était heureux encore qu'un pareil idiot consentît à faire seulement une réponse. Les trois gentilshommes n'avaient pas le droit de se plaindre. Guy de Kersaudiou continua:
—Est-ce qu'il avait du monde avec lui?
—Pour çà, oui.
—Combien de monde?
Le valet compta sur ses doigts.
—Sept personnes.
—Sept.
—Pour çà, oui.
Jean-Nu-Pieds prit dans sa poche une belle pièce de cinq francs en argent, et la lui mit dans la main.
Le paysan pâlit, rougit, et enfin éclata de rire avec force. Il était si peu habitué à de pareilles aubaines!
—Vous voulez savoir qui?
—Oui.
—Il y avait le maître, ça fait un; un monsieur, ça fait deux; son chien, ça fait trois; ses deux chevaux, ça fait cinq; le cocher, ça fait six; et une dame, ça fait sept.
—Quel âge avait cette dame?
—Oh! un âge gros! Peut-être bien cinquante ans, et peut-être bien plus.
M. de Kardigân n'y comprenait plus rien.
Cette dame, qui avait «peut-être bien cinquante ans, et peut-être bien plus,» ne pouvait assurément pas être Fernande.
—Il n'y avait pas une jeune fille? demanda-t-il avec anxiété.
—Oh! pour çà, oui, m'sieur!
—Pourquoi ne la nommez-vous pas?
—J'ai entendu M. Legras-Ducos qui disait en parlant de la jeune demoiselle: «On ne peut pas compter sur elle;» alors moi, je ne l'ai pas comptée, na, dame!
Cette imbécillité triomphante était de celles contre lesquelles une réplique est inutile. Il n'y avait absolument qu'à profiter, autant que possible, des renseignements qu'on venait d'acquérir, et soi-même les compléter.
MM. de Kersaudiou eurent l'idée, très-pratique, d'aller au village de Maulais, à sept kilomètres de là, chez un de leurs amis. Le château de Quiévrain faisait partie de la commune de Maulais; on pourrait peut-être les y renseigner. Ils reprirent le grand trot, et regagnèrent la route. Trois quarts d'heure après, ils entraient à Maulais, dans la propriété de M. le baron de Thuringe.
Par bonheur, M. de Thuringe avait rencontré M. Legras-Ducos la veille de son départ. Le propriétaire du château de Quiévrain lui avait dit qu'il avait chez lui un de ses amis, M. Grégoire, et sa fille, mademoiselle Grégoire. Il espérait, avait-il ajouté, les garder pendant quelque temps, mais une nouvelle imprévue, apportée la veille par un courrier, le forçait de partir le lendemain avec ses hôtes.
Tout commençait à s'éclaircir pour Jean-Nu-Pieds.
Fernande était venue bien réellement au château de Quiévrain, et l'avait quitté. M. de Thuringe croyait que M. Legras-Ducos avait été dans une autre de ses terres, située au sud de Bordeaux, dans les Landes.
Les trois gentilshommes remercièrent le baron de ses gracieux renseignements, et revinrent à Léry. La décision à prendre était facile. Jean-Nu-Pieds résolut de se diriger immédiatement sur Bordeaux. C'était un autre voyage de huit jours.
M. de Kersaudiou, son petit-fils surtout, s'étaient pris pour le héros vendéen d'une rare affection. Jean avait tenu à ce que toute la famille sût qui il était. Ce n'était pas sous un pareil toit qu'une trahison était à craindre. Le soir, on le pria de parler à la jeune génération de cette guerre de géants qu'il venait de subir. Le marquis de Kardigân leur raconta, dans un langage simple et poétique, la légende de la Pénissière. Un frisson d'admiration fit courber toutes ces têtes, celle du vieillard, de l'aïeul, de l'ancêtre, comme celle de l'adolescence de quinze ans. Et ils avaient en face d'eux un de ces héros dont l'aventure les enthousiasmait. Ceux qui étaient élevés dans l'amour et le respect du Roi de France devaient apprendre de bonne heure comment on mourait pour lui.
Guy de Kersaudiou, au moment où on allait se dire adieu—car Jean partait la nuit même—se présenta devant son ami, en costume de voyage comme le marquis.
—Je vais avec vous, dit-il.
—Avec moi?
—Vous le voyez.
—Oh! merci! merci de cette bonne pensée; mais je ne souffrirai pas que vous quittiez ainsi les vôtres. Non, mon ami, restez. Je serais égoïste si j'acceptais un pareil sacrifice. Non, je ne veux pas que vous m'accompagniez.
Mais à tout ce que put lui dire M. de Kardigân, M. de Kersaudiou ne répliqua rien. Enfin, à une dernière insistance du marquis:
—Mais, cher marquis, dit-il, tout ce que vous pourriez me répondre ne me sera de rien. A moins que vous ne m'assuriez que ma présence vous importune, je pars avec vous. Il peut survenir, obligé que vous êtes de vous cacher, telle circonstance qui vous force à avoir besoin du dévouement immédiat d'un ami. Je ne me pardonnerais point de n'avoir pas été là pour vous aider.
Il n'y avait rien à répliquer.
La chaise de poste, qui avait amené Jean, l'emmena avec son nouvel ami.
M. de Kardigân ne devait pas tarder à s'apercevoir que la résolution du gentilhomme bourguignon était dictée par la prudence.
En arrivant à Dijon, les deux voyageurs s'étaient rendus à l'hôtel de la Cloche. Le lendemain, à leur réveil, au moment où ils allaient repartir, Jean-Nu-Pieds eut l'idée d'ouvrir un journal jeté sur une table dans le salon de l'hôtel. Il portait la date de la veille. Aux dernières nouvelles, le marquis de Kardigân lut cette dépêche par courrier invraisemblable:
«Nantes, minuit.
Le célèbre chef vendéen, marquis de Kardigân, plus connu sous son nom de guerre de Jean-Nu-Pieds, a été arrêté hier et va passer devant la juridiction militaire.»
Jean crut rêver.