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Jean-nu-pieds, Vol. 2: chronique de 1832

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VI

LA CONSCIENCE D'UN MAUDIT

—Alors je puis annoncer qu'il est acquitté? continua Deutz.

—Oui.

—Je vous remercie, monsieur le préfet; maintenant nous touchons au but.
Je tiendrai ma parole…

Le soir à neuf heures, Deutz arrivait dans la maison garnie des frères Mirliflor. A le voir, il eût été impossible de deviner en lui une émotion, quelque légère qu'elle fût. Son oeil froid regardait bien en face. Comment rougiraient-ils, ces visages jaunes, à travers lesquels le sang n'a point de transparence?

Henry de Puiseux l'avait fait entrer dans une pièce du rez-de-chaussée.

—Attendez ici, lui dit-il.

Deutz, resté seul, trahit un instant sa préoccupation ardente. Il se leva, et se mit à marcher lentement à travers la chambre:

—J'ai acheté ma maison, murmura-t-il, il faut que je la paye! J'ai bien fait d'être vertueux jusqu'à présent. On a confiance en moi. J'y gagnerai ma fortune. J'ai craint de ne pas pouvoir arriver jusqu'à elle… Mais j'avais tort de douter.

Il s'arrêta; puis reprenant:

—Vendre et être payé, ce n'est pas tout. Il faut encore qu'on ne me soupçonne pas de la trahison. Si on me soupçonnait, ma vie ne pèserait plus une once avec les enragés qui entourent la princesse. Il faut que je calcule bien les chances que j'ai. Une fois que j'aurai livré Madame, je partirai immédiatement pour Paris. Et après? Il faudra mettra en lieu sûr mon argent. Mon argent!…

Deutz s'arrêta. Son visage s'était illuminé pendant qu'il avait prononcé ces deux mots magiques:

—Mon argent!

Une expression de crainte remplaça cette lueur de triomphe.

—Si on allait ne point me payer? Ah! si je croyais cela!… Non, c'est impossible! je suis honnête avec le ministre, le ministre sera honnête avec moi. J'ai proposé un marché. Il a été accepté. Je ne les forçais pas de consentir. Ils ont consenti. Puis… ils n'oseraient pas.

Il fit quelques pas silencieusement à travers la chambre. Son visage restait éclairé de cette flamme intérieure que projetait la pensée de «son argent».

—Que pourra-t-il me manquer? Rien. Un demi-million! Voilà ce que mes rêves on vu passer souvent… Je me doutais bien que je faisais une action habile en devenant catholique. Ils ont cru que je me convertissais! Ce sont des niais. Les bons sont faciles à duper… La nature ne m'a pas créé bon: elle a bien fait.

Il se tut encore: puis, il reprit:

—Bast! qu'est-ce que cela pouvait me faire d'adorer leur Dieu? S'il existait, je ne pourrais pas devenir riche!

Un ricanement accompagna ce blasphème.

—L'or! l'or! l'or! je vais avoir de l'or! avec toutes les jouissances qu'il procure! quelle orgie de volupté!… j'aurai de l'or! Ah! comme j'humilierai ceux qui m'ont marché sur la tête! Je serai riche! C'est-à-dire que je pourrai avec mon argent gagner encore de l'argent, et puis de l'autre argent… Si Elle n'avait pas été ma marraine, jamais je n'aurais pu pénétrer auprès d'elle. Il faut que ma religion me serve à quelque chose!… C'est une bonne idée que j'ai eue de faire arrêter ce Berryer. Elle est impatiente d'avoir de ses nouvelles. Je savais bien qu'on ne laisserait pas à la porte celui qui les apporterait. Peut-être encore, si je n'avais pas été son filleul…

Il ricana de nouveau:

—Tiens! il faut bien que la marraine fasse quelque chose pour son filleul! Il s'assit et se mit à penser:

—On ne me soupçonnera pas. Il ne faut pas qu'on me soupçonne. Je me suis donné trop de mal pour ne pas mériter d'être heureux. D'abord j'exécuterai mon projet. Je me marierai! J'ai toujours rêvé d'avoir des enfants. Je n'avais pas osé demander Rébecca en mariage. On ne pourra plus me la refuser maintenant. Je suis riche! Voyons, Rébecca a-t-elle une dot? Oui, son père lui donnera bien deux cent mille francs; deux cent et cinq cent… nous aurons sept cent mille francs!

Il tira une lettre de sa poche.

—J'aurais dû la mettre à la poste… Il faut que je la relise…

«MONSIEUR ABRAHAM SIMONS,

13, rue de Valois,

Paris.

Monsieur,

J'espère que vous voudrez bien faire une réponse favorable à la lettre que je vous adresse. Depuis dix ans je connais mademoiselle Rébecca Simons. Je n'aurais pas osé prétendre à sa main, si un parent éloigné ne venait pas de m'instituer son légataire universel. J'hérite de cinq cent mille francs. J'irai moi-même la semaine prochaine chercher votre réponse, que j'espère favorable.

Votre bien dévoué,

DEUTZ.»

Qu'on ne s'étonne pas de la singularité de cette lettre. Deutz rêvait les splendeurs des banquiers juifs. Il voulait entreprendre, à son tour, de fonder une de ces colossales maisons qui disposent à leur gré des marchés de l'Europe.

Le mot: amour n'était pas prononcé. Il disait: «Je connais mademoiselle Rébecca,» voilà tout. L'aimait-il cette jeune fille, qu'il faisait entrer dans ses plans d'épouser? Peut-être. Peut-être encore ne voyait-il en elle qu'un sac d'écus.

Ce M. Simons était banquier, très-rusé, naturellement. Mais il avait une très-nombreuse famille. Honnête et estimé d'ailleurs, M. Simons ne pourrait pas refuser sa fille à l'homme qui lui apporterait une fortune relative.

—Une fois marié, j'aurai des enfants, continua-t-il; puis, je pourrai donner des fêtes… Je me rappelle qu'un soir,—une nuit!—oh! quelle neige il tombait! J'étais aveuglé en marchant. Je sentais l'onglée me prendre. Et je voyais passer des voitures, dans lesquelles j'apercevais, enveloppées de fourrures, des femmes jeunes, belles, élégantes.

Une rage sourde me prit au coeur. Pourquoi y avait-il des hommes pour posséder ces femmes-là… et leurs diamants! tandis que moi j'étais pauvre, nu comme un ver, sans famille et sans femme! Je passais sur la place Vendôme. Il y avait là un hôtel où se donnait une grande fête. Je voyais entrer des jeunes gens et des jeunes filles… je voulus entrer moi aussi, et je pus me glisser au milieu des groupes. Comme c'était beau! Un large escalier descendait jusqu'au bas de la cour, recouvert d'un tapis de velours rouge. Et des danseuses se montraient en toilettes splendides. Je distinguais leurs épaules blanches et des éclairs me traversaient le crâne. De quel droit n'étais-je pas, moi aussi, un des heureux de ce monde? De quel droit grelottais-je au dehors, tandis que je les voyais tous riants et contents? Il n'y a pas de justice en ce monde!… Pendant que je regardais, un homme qui portait des plaques sur la poitrine m'aperçut, et cria:

—Mettez dehors ce mendiant.

Oh! je sentis l'insulte! Elle m'atteignait en plein orgueil. Le souvenir m'en a brûlé longtemps… Les laquais m'ont pris par les épaules et m'ont chassé!

Il se tut; sa respiration sifflait.

—Moi aussi je serai riche! moi aussi j'aurai une belle femme qui m'aimera… Moi aussi je donnerai des fêtes, et je ferai chasser ceux qui voudront regarder… Rébecca est belle, c'est encore mon affaire. Avant de chercher à gagner d'autre argent, je veux me donner ce bonheur-là! Une fête splendide… et on se foulera dans mes salons, et je serai insolent à mon tour, comme on a été insolent avec moi.

La tête de cet homme était hideuse à voir. Toutes les passions sales, infâmes, s'y peignaient. Le stigmate de ce qui est ignoble était gravé là…

Comme il allait prendre sa revanche! la revanche de tant d'années de paresse et de misère. Il était de ceux qui sont envieux et lâches, et que l'ivresse du luxe saisit à point, pour les jeter dans l'ignominie.

—On me fait bien attendre, murmura-t-il en jetant un coup d'oeil inquiet sur la modeste pendule placée au fond de la chambre sur une cheminée. Voilà plus d'une demi-heure que je suis ici… Pourquoi ce chouan n'est-il pas encore venu me chercher pour me conduire auprès d'Elle? Se serait-on ravisé? Non, ce n'est pas possible…

Un bruit de pas retentit. La porte s'ouvrit et Henry de Puiseux entra.

—Je vais vous conduire auprès de Son Altesse, monsieur, lui dit-il.

Deutz ne répondit pas immédiatement. Il courba le front et fit un signe de croix.

—Je remerciais Dieu de la bonne nouvelle que je vais apprendre à Madame, dit-il. Hélas! pourquoi faut-il que le ciel ne lui ait pas donné plus souvent de pareilles joies!

Henry de Puiseux avait pris dans sa poche un mouchoir de laine épaisse.

—Excusez-moi, monsieur, répliqua poliment le jeune homme, de la précaution dont je suis forcé d'user; mais c'est l'ordre de notre chef.

—Quoi! vous vous méfiez de moi!

Une larme roula sur le visage du juif.

—On ne se méfie pas de vous, continua Henry; mais la consigne est formelle. Elle est d'ailleurs la même pour tout le monde. A peine deux ou trois personnes en sont-elles exceptées.

—Enfin! murmura Deutz avec chagrin.

Henry appliqua le bandeau sur les yeux du juif; puis il le prit par la main et descendit avec lui. Une voiture stationnait devant la porte.

—Montez, monsieur Deutz, dit-il.

Cinq secondes plus tard, la voiture roulait. Le cocher, qui n'était autre que Damoiseau, lui fit faire une course assez longue à travers la ville. Puis il la ramena devant la maison où Madame se cachait.

Les horloges, au loin, sonnaient dix heures et demie du soir, une pluie fine commençait à tomber.

VII

L'ENTREVUE

L'automne de 1833 fut particulièrement tempéré. Au reste, la Bretagne est la terre privilégiée. Les courants chauds qui viennent se briser au cap Finistère, en arrivant en droite ligne du Mexique, apportent une chaleur particulière.

A Nantes, le mois d'octobre semblait être un mois de printemps. A dix heures et demie, le 31, on laissait encore toutes les fenêtres ouvertes.

Deutz, au moment où on le faisait descendre de voiture, sentit une forte odeur de roses, qui frappait son odorat. En même temps, la pluie fine qui tombait, purifiait l'air, apportant une brise légère. Il remarqua que le vent venait de droite. Donc les roses, qu'il supposa avec raison être plantées sur le rebord d'une fenêtre, dans une caisse de bois, étaient également à droite.

La porte de la maison s'ouvrit, Henry de Puiseux le prit par la main et l'introduisit à l'intérieur. On le fit entrer dans une grande salle, au premier étage, et là seulement, le bandeau qui l'empêchait de voir fut ôté. Presque immédiatement, Madame entra.

Comme elle était changée, cette grande princesse qu'il avait connue à Rome dans toute la majesté du malheur, entourée du respect des cardinaux de la Sainte-Église, et de la tendre sympathie de Sa Sainteté.

S'il fût resté quelque chose d'humain au fond de ce coeur, si une âme lui avait été donnée, il aurait abjuré sa trahison infâme, à la vue seule des ravages que la souffrance, l'angoisse, avaient faits sur la figure de la princesse.

Les yeux étaient cernés. Au sillon noir qui creusait ses joues, on voyait qu'elle avait récemment pleuré…

Oui, elle avait pleuré en pensant à Berryer captif! en pensant à tous ceux qui étaient morts inutilement pour elle. Elle avait pleuré en se disant que la destinée qui l'avait déjà si rudement frappée, ne se lassait pas de l'accabler encore.

—Vous êtes le bienvenu, monsieur Deutz, lui dit-elle. Vous m'apportez des nouvelles?

—Une grande et bonne nouvelle qui, je l'espère, sera bien accueillie de
Votre Altesse.

—Oh! parlez! parlez!

—A cette heure, Madame, notre grand Berryer doit être acquitté.

—Acquitté!

—Oui, madame.

—Dieu soit loué! Mais comment le savez-vous? En êtes-vous certain?

—Autant, Madame, qu'on peut l'être d'une chose dont on ignore le résultat.

—Mais alors…

—Que Votre Altesse daigne m'écouter.

—Soit.

—Le gouvernement de l'usurpateur n'a pu découvrir qu'un faux témoin; certain sieur Chartier a accepté, moyennant une somme d'argent assez forte, de produire des pièces falsifiées.

—Le misérable!

L'épithète aurait dû frapper Deutz au coeur. Elle le laissa impassible. Ce mot vengeur glissa sur lui, comme s'il appartenait à une langue qu'il ne pouvait plus comprendre.

—Par bonheur, j'ai pu être averti de ce qui se passait, et j'ai, moi, fourni la contre-preuve, qui établit d'une façon irrécusable la falsification de ces pièces.

—Je vous remercie, M. Deutz. Ce qu'on fait pour l'un des miens, me touche autant que ce qui est fait pour moi. Continuez, je vous prie.

—Votre Altesse sait, sans doute, que la Cour de cassation a décidé que M. Berryer serait traduit non devant un conseil de guerre, mais devant la juridiction ordinaire. De plus elle a blâmé l'arrestation d'un député à la Chambre. De son côté, le barreau de Paris a envoyé une adresse de félicitations à M. Berryer pour la fermeté de son attitude. Il est résulté de tout cela que l'opinion publique, et une partie de la magistrature, se sont rangées du côté du prisonnier. Et le procureur général ou l'avocat général qui a fait aujourd'hui fonction de ministère public a dû abandonner l'accusation.

—Donnez-moi la main, monsieur Deutz. De pareilles nouvelles méritent une récompense.

La figure du traître resta impassible. Il se contenta de s'incliner respectueusement.

—On m'a dit que vous aviez des dépêches à me remettre?

—Oui, Madame.

—Donnez.

—Voici une lettre de Sa Majesté la reine d'Espagne. Elle m'a été remise par le comité royaliste de Paris. Mais comme jusqu'à présent, je n'ai pu parvenir auprès de Votre Altesse…

—Oui, une consigne a été donnée, M. de Charette tient à ce qu'elle soit respectée pour tout le monde.

Madame avait décacheté la lettre d'Espagne.

La reine offrait à son auguste soeur un asile dans le cas où elle se serait décidée à quitter la France, et à se diriger vers la frontière du Midi. Elle ajoutait que si Madame voulait prendre la voie de mer, qui était préférable, une corvette espagnole, sous pavillon neutre, irait la recueillir à l'endroit qu'elle désignerait.

La duchesse de Berry réfléchit quelques minutes et dit:

—Monsieur Deutz, vous m'êtes dévoué?

—Oh! Madame, ma vie vous appartient, et je serai heureux s'il m'est jamais permis de répandre mon sang pour Votre Altesse Royale.

—Eh bien! revenez après-demain. Je vous donnerai une réponse et une lettre d'introduction auprès de Sa Majesté ma soeur. Je vous prierai de la porter vous-même.

Malgré son empire sur lui-même, Deutz ne put retenir un geste de joie: il s'aperçut qu'il venait de commettre une faute et se hâta de la réparer:

—Je suis bien joyeux de pouvoir être utile à ma souveraine!

Pourquoi Madame aurait-elle eu des soupçons? Les natures élevées ne connaissent pas ce sentiment des natures amoindries qui s'appelle la méfiance.

—Je vous remercie encore, M. Deutz; vous donnerez à M. de Puiseux votre adresse à Nantes: il vous fera savoir l'heure à laquelle je vous recevrai.

L'audience, la première, était finie. Henry replaça le bandeau sur les yeux de Deutz, et le reconduisit à la voiture qui était restée à la porte, attendant.

La pluie avait cessé. Le cocher fouetta ses chevaux, et elle s'éloigna rapidement.

* * * * *

Deux heures plus tard, vers une heure du matin, un homme, enveloppé d'un manteau, arrivait devant la maison des frères Mirliflor, rue Haute-du-Château.

Il s'arrêta et jeta à droite et à gauche des regards inquiets, comme s'il cherchait à s'orienter.

—Voyons, murmura-t-il, je suis parti de là. La voiture a tourné; elle a tourné trois fois, dans un temps que je puis apprécier être d'environ cinq minutes…

Il fit quelques pas en allant vers les gros numéros, c'est-à-dire en remontant la rue et en s'éloignant de la maison occupée par Madame.

—Un! dit-il, en arrivant à une rue transversale.

Cette rue était traversée à son tour par une deuxième, il compte:

—Deux!

Puis plus loin:

—Trois!

Mais cela ne m'avance pas. Je vais me perdre au milieu de tous ces tours et détours. Où suis-je ici?

Il revint à son point de départ:

—Peut-être, continua-t-il, la voiture a-t-elle pris la rue en descendant… Il faisait un clair de lune superbe. Cet homme,—Deutz, on l'a reconnu,—regarda le sol de la rue détrempé par la pluie qui était tombée. Alors il remarqua qu'une épaisse boue blanche couvrait ses bottes. Mais il n'attacha pas d'abord une grande importance à ce fait, peu appréciable en lui-même.

Il suivait la rue, quand tout à coup il s'arrêta brusquement:

—Hem! murmura-t-il.

Il leva les yeux en l'air.

—Les roses! l'odeur des roses!

Sur le rebord d'une fenêtre appartenant à la maison portant le numéro 5, étaient, en effet, des plants de roses grimpantes.—Le vent venait de droite.

Mais il s'arrêta; puis, avec lenteur, ainsi qu'un homme qui réfléchit:

—Je suis fou. Il n'y a pas que cette maison à Nantes, où il y ait des roses. Pourquoi aurais-je fait un chemin si long en voiture, si j'avais dû aller si près?… Eh! eh! est-ce qu'on n'aurait pas voulu me tromper par hasard?… Voilà ce qui serait fort!… C'est ce que nous allons voir. Cinq cent mille francs! Cela vaut la peine qu'on étudie avec soin!

Il examina avec soin toutes les maisons placées entre le commencement de la rue, et celle du n°5, où se trouvaient les roses. Puisque le vent venait de droite, apportant les parfums avec lui, la maison, si elle était dans cette même rue, ne pouvait pas se trouver au delà…

Il commença d'abord par les numéros pairs. N'est-ce pas toujours ainsi, et ne choisit-on pas toujours le contraire de ce qu'on devrait faire?

Il examina avec soin les numéros 2, 4 et 6, puis revenant à droite, les numéros 1 et 3.

—C'est dans une de ces cinq maisons, reprit-il, si c'est dans la rue que la princesse est cachée… Mais laquelle?

Il resta quelques minutes, absorbé dans une rêverie profonde, examinant les unes après les autres chacune des cinq maisons.

Tout à coup il jeta un cri de joie:

—J'y suis! dit-il.

Il venait d'apercevoir devant la maison du n°3, un tas de boue blanche, semblable à celle qui était collée à ses bottes.

VIII

L'ATTENTE

Deutz rentra chez lui, s'endormit et fit de beaux rêves. Il est impossible que la nature ait créé de même tous les êtres humains. Cet homme ne semblait pas avoir la conscience qu'il s'apprêtait à vouer son nom à une exécration séculaire. Il dormait parce qu'il était fatigué d'avoir cherché à trahir, et il faisait de beaux rêves, parce que sa trahison lui paraissait immanquable!

Le lendemain, de très-bonne heure, il se rendit à la préfecture. Le télégraphe avait apporté déjà la nouvelle de l'acquittement de Berryer. C'était le 1er novembre.

—Eh bien? lui demanda M. Maurice Duval, dès qu'il l'aperçut.

—Je l'ai vue hier.

—Où demeure-t-elle?

—C'est ce que je vous dirai demain soir.

—Vous ne le savez donc pas maintenant?

—Je pourrais me tromper. Elle ne m'a reçu qu'assez avant dans la soirée, et de plus, cette réception a été entourée de précautions si nombreuses que je craindrais de commettre une erreur.

—Que vous a-t-Elle dit?

—Je lui ai annoncé l'acquittement. Cela lui a aussitôt inspiré la plus grande confiance en moi. Puis, je lui ai remis la lettre de la reine d'Espagne. Elle va lui répondre, et c'est pour me donner cette réponse qu'Elle m'a accordé une seconde entrevue.

—Pourquoi doit-Elle vous remettre cette réponse?

—Madame a la plus grande confiance en moi. Elle désire que je porte moi-même sa lettre en Espagne.

Deutz avait prononcé cette phrase comme si elle eût été des plus naturelles. M. Maurice Duval fut obligé de s'avouer qu'il avait sous les yeux la plus riche nature de coquin qu'il eût jamais eu le loisir d'étudier pendant le cours de sa vie administrative.

—C'est demain que Madame doit vous recevoir de nouveau?

—Demain, oui.

—A quelle heure?

—Je l'ignore.

—Je le regrette. J'aurais pu détacher un ou plusieurs agents après vous, et de cette façon…

Au grand étonnement de M. Maurice Duval, la figure de Deutz, de jaune devint grise. La pâleur se traduisait ainsi chez lui.

—Ne faites pas cela! Je ne veux pas que vous fassiez cela, s'écria-t-il avec emportement. Mon argent est gagné, je ne veux pas qu'on me fasse perdre mon argent! Une imprudence pourrait tout compromettre.

—Soit, je n'en ferai rien. Mais pensez qu'il me faut un renseignement sûr demain soir, autrement…

—Autrement?…

—Notre marché est rompu.

Deutz, en écoutant le préfet, jouait avec un canif à la lame très-légère. Il eut un tressaillement si fort, que la lame se brisa net en deux parties.

—Vous n'auriez garde de rompre notre marché, dit-il. Vous avez trop besoin de moi. Croyez-vous que je sois un niais? Je sais ce qui se passe. La Chambre s'impatiente et veut voir la fin de la guerre vendéenne. Cette fin n'arrivera que le jour où Madame sera votre prisonnière. Or, moi seul je puis vous la livrer. Vous voyez bien que vous avez encore plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous!

—Savez-vous bien, monsieur, que vous êtes un drôle? ne put s'empêcher de dire M. Maurice Duval, outré que Deutz osât lui parler ainsi.

—Insultez-moi, si cela vous fait plaisir, riposta tranquillement le juif. Tout cela est payé.

Il se leva.

—J'ai le regret de prendre congé de vous, monsieur le préfet. Mais il est sept heures du matin, et je ne veux pas manquer la messe…

La messe! Chez cet homme, tout était calcul et hypocrisie. Il avait réfléchi que quelques chouans devaient aller à l'église ayant dans la paroisse de la rue Haute-du-Château, et il tenait à ce qu'on l'y vit.

Son pressentiment ne l'avait pas trompé. Henry de Puiseux, Jean-Nu-Pieds, Aubin Ploguen et quelques autres étaient déjà assis dans l'église, quand Deutz y entra:

—Il faut qu'on me voie, murmura-t-il. On le vit.

Mais il avait tort de croire qu'il était important pour lui de dérouter les soupçons. Personne n'en éprouvait.

A la sortie de l'office, Deutz traversa la nef et alla demander à se confesser. On lui fixa le jour suivant.

Il rentra chez lui et attendit. Henry de Puiseux avait son adresse et devait le faire prévenir de l'heure à laquelle Madame daignerait le recevoir.

Mais la journée s'écoula sans qu'il reçût aucun message. C'était bien pour le lendemain cependant que son audience lui avait été fixée. Quand le Judas vit grandir le crépuscule et l'ombre de la nuit couvrir la ville, il eut un horrible battement de coeur. Pas de nouvelles! il n'avait pas de nouvelles! Est-ce que Madame se serait ravisée? Il eut l'envie de courir à la préfecture, et de dire au préfet:

—Madame demeure rue Haute-du-Château, n°3, dans une maison à trois étages. Envoyez les soldats.

Mais la même pensée qui l'avait empêché de faire cela une première fois, l'arrêta encore.

Il était fort possible que Madame ne l'eût pas reçu dans la maison qu'elle habitait. Si, par hasard, il avait raison dans ses craintes, une fausse manoeuvre ne servirait qu'à mettre les royalistes sur leurs gardes, et à les avertir qu'on était sur les traces de la princesse.

La soirée s'écoula, lente, personne ne vint.

Deutz ne se possédait plus.

—On me volera mon argent! murmura-t-il en se promenant à grands pas dans sa chambre, et quand il eut entendu sonner minuit à l'horloge voisine.

—Pourquoi ne m'a-t-on fait rien dire? Cinq cent mille francs! je pourrais perdre une pareille somme! Oh!…

Ses yeux s'injectaient de sang.

Il se jeta sur son lit et tâcha de dormir.

Mais il ne put retrouver son sommeil lourd et profond de la nuit précédente, alors qu'il était si heureux, si fier d'avoir bien suivi sa piste.

Le lendemain, 2 novembre, il s'éveilla tard. Pendant toute la journée, il s'astreignit à ne pas sortir. Son visage avait repris cette teinte grise que nous lui avons vue la veille chez le préfet. Sa rage tournait à l'abattement.

Toute la soirée s'écoula encore sans que la lettre attendue arrivât, puis la nuit. Cette fois il s'endormit, brisé par l'émotion de l'attente, par la fièvre de la crainte. Il rêva, et, dons son rêve, il vit un monceau d'or, qu'il croyait avoir à portée de sa main, et qu'il ne parvenait cependant pas à toucher. Il s'éveilla plusieurs fois, le front moite de sueur. Cet homme était horrible à voir dans son sommeil. Son visage était contracté; ses dents serrées laissaient échapper deux mots qu'il répétait:

—Mon argent! mon argent!

Le 3 novembre, au matin, il entendit frapper à sa porte; il se hâta de s'habiller et d'ouvrir: c'était Henry.

—Avez-vous donc été malade, monsieur? lui demanda le jeune homme, à la vue de la figure contractée qui s'offrait à lui.

—Oui… oui… ce n'est rien.

—Madame vous recevra dans trois jours. Tenez-vous prêt pour le 6 novembre, à trois heures du soir. Votre audience est fixée à quatre.

Deutz avait repris son assurance.

—Dans trois jours? dit-il.

—Oui.

—Vous viendrez me prendre?

—Oui.

Le chouan resta quelques instants de plus, afin de donner encore des instructions à Deutz. En se retirant, il mit sur la cheminée un sac d'or.

—Vous savez sans doute que Madame daigne vous confier une mission en
Espagne. Elle vous donnera elle-même sa lettre quand elle vous recevra.
Voici une somme de deux mille francs pour vos frais de voyage.

Comment allait-il passer ces trois jours d'attente qui lui étaient imposés? Il avait tant souffert pendant les deux fois vingt-quatre heures qui venaient de s'écouler. Puis il sentait que, pour rien au monde, il ne fallait risquer de tout perdre par une imprudence.

D'un autre côté, s'il voulait éviter d'aller à la préfecture, il était de toute nécessité qu'il pût avertir M. Maurice Duval du retard survenu.

Vers midi, il s'était mis à sa fenêtre, quand la voix d'un mendiant attira son attention. Ce mendiant chantait une complainte, et tendait la main en demandant la charité.

Deutz n'aurait certes pas continué de s'occuper du vagabond, s'il ne lui avait semblé qu'il levait fréquemment les yeux sur lui. Alors il l'examina avec plus de soin, et il reconnut un des espions attachés à la police de la préfecture.

Aussitôt il prit un carré de papier, sur lequel il écrivit cette ligne:

Trois jours. Chose faite.

Puis il enveloppa une pièce de monnaie dans ce carré de papier, et jeta le tout dans la rue.

Le mendiant ramassa prestement le petit paquet et s'éloigna.

Le soir même, Deutz recevait une lettre de M. Maurice Duval, par la poste, laquelle lettre lui donnait le moyen de correspondre secrètement avec la préfecture et sans qu'on pût se douter de l'accord qui existait entre eux.

Alors, il écrivit à M. Maurice Duval, en lui racontant tout ce qui s'était passé, et en lui annonçant que trois jours après tout serait fini.

IX

Le 6 novembre, à quatre heures du soir, Deutz entrait chez Madame, accompagné par Henry de Puiseux.

A peine arrivé, on lui ôta son bandeau, ainsi qu'on avait fait la première fois; mais cette précaution était inutile. Il reconnut facilement les localités. C'était bien la maison où il avait été reçu sept jours auparavant. Il était donc présumable que Son Altesse Royale y était à demeure.

Au lieu que Madame descendit, ce fut lui qui monta au second étage, dans l'appartement de la princesse.

Elle était seule, assise dans un fauteuil. Dès son entrée dans la chambre, Deutz fut frappé de la pâleur qui couvrait son visage. Elle paraissait fort émue.

—Monsieur, lui dit-elle sans autre préambule, je viens de recevoir cette lettre de Paris.

Puis, lisant:

«MADAME,

Permettez à un fidèle ami de votre famille, que de tristes circonstances de fortune ont obligé de servir le gouvernement nouveau, de vous prévenir de l'infâme trahison qui se prépare. Un misérable a vendu Votre Altesse. Elle doit être arrêtée après-demain…»

—Après-demain! entendez-vous, monsieur? Cette lettre est datée de
Paris, avant-hier! Savez-vous ce que cela veut dire?

Deutz n'avait pas bronché pendant que la duchesse de Berry lui lisait cette lettre.

Et, pourtant, une angoisse sourde le secouait intérieurement.
Échouerait-il donc au port?

Il eut la force de répondre:

—Quel est ce misérable? Votre Altesse a-t-elle donc des soupçons?

Il avait cru d'abord que Madame savait à quoi s'en tenir, et qu'après lui avoir ainsi parlé, elle lui jetterait sa trahison au visage.

—En savez-vous quelque chose? poursuivit la duchesse de Berry.

Une larme roula sur le visage de Deutz. Oui, une larme!

—Dieu est injuste! murmura-t-il. J'aurais espéré, cependant, que dans cet asile introuvable Votre Altesse eût été à l'abri des coups du sort. Il paraît que la destinée n'est pas encore lassée!

Il semblait que cet homme fût en proie à une violente douleur. Madame fut touchée.

Ah! princesse! pourquoi Dieu qui avait fait votre coeur si grand et votre intelligence si belle, pourquoi Dieu ne vous avait-il pas donné de même cet instinct qui avertit le sauvage que le serpent est proche!

Il était encore temps! Vos soldats fidèles sont là, prêts à venir dès que vous les appellerez… Pourquoi fallut-il que vous fussiez trop crédule?

—Votre Altesse veut-elle me permettre de lui donner un conseil? continua Deutz qui s'aperçut qu'il avait détourné le soupçon.

—Parlez, monsieur.

—Cette lettre peut dire vrai, comme elle peut se tromper. Il faut tout craindre. Vous êtes notre suprême espérance, Madame; en vous est tout l'avenir de notre cause pour de longues années encore. Je voudrais que Votre Altesse se résignât à quitter cette maison, et à aller chercher un asile ailleurs.

—Peut-être avez-vous raison. Je réfléchirai à cela. Mais hâtons-nous.
Voici cette lettre que vous m'avez promis de porter en Espagne.

—Je suis trop heureux d'être le serviteur de Votre Altesse.

—On vous a remis les deux mille francs que je vous ai envoyés?

—Oui, Madame.

—Et quand partirez-vous?

—Demain.

—Dites à ma soeur d'Espagne, continua tristement la princesse, que je la prie de penser quelquefois à moi; dites-lui que si je puis quitter mon poste de combat, c'est dans son royaume que j'irai me réfugier. Allez, monsieur, et Dieu vous garde.

Deutz sortit à reculons, en saluant Madame avec le plus profond respect.

Il était environ cinq heures du soir, le juif croyait pouvoir être sûr que c'était bien réellement dans cette maison que demeurait Madame. Au reste, un hasard allait lui prouver qu'il ne se trompait pas. Comme il arrivait au premier étage, il aperçut la table mise dans la salle à manger, par une porte ouverte. Il y avait sept couverts, car la duchesse de Berry recevait à dîner ce soir-là madame de Charette, sa belle-fille.

On nous permettra de consigner ici une observation historique, assez curieuse. Madame de Charette, mère du célèbre et glorieux général des zouaves pontificaux, était fille d'un mariage morganatique contracté en Angleterre par le duc de Berry. Les enfants du héros de Patay seront donc à la fois issus des Stuarts, par les Fitz-James, et des Bourbons, c'est-à-dire qu'ils auront dans les veines le sang des deux premières familles princières du monde.

Deutz fut donc convaincu, que non-seulement Madame demeurait rue Haute-du-Château, mais encore qu'elle allait se mettre à table. Le moment était donc bien choisi.

Il sortit tranquillement de la maison. Mais à peine fut-il dehors, qu'il se hâta de courir à la préfecture.

L'autorité militaire, prévenue depuis le matin, se tenait prête. Des soldats avaient été consignés dans leurs casernes.

Quand Deutz arriva, le général comte d'Erlon, présent à la préfecture, fit avertir le général Dermoncourt et le colonel Simon Larrieu, commandant intérimaire de la place.

Un assez grand déploiement de forces militaires était nécessaire pour deux raisons: la première, parce qu'il pouvait y avoir une révolte parmi la population; la seconde, parce qu'il fallait cerner un pâté tout entier de maisons[13].

En conséquence, douze cents hommes environ furent mis sur pied.

Ils se partagèrent en trois colonnes, dont le général Dermoncourt prit le commandement, accompagné du comte d'Erlon et du préfet, qui dirigeait l'opération.

La première, conduite par le commandant de la place, descendit le Cours, laissant des sentinelles jalonnées tout le long des jardins de l'évêché et des maisons contiguës, longea les fossés du château et se trouva en face de la maison Deguigny, où elle se déploya.

La seconde et la troisième colonnes, à la tête desquelles le général Dermoncourt s'était mis, traversèrent la place Saint-Pierre et se divisèrent là.

L'une descendit la grande rue, l'autre fit coude par celle des Ursulines et vint rejoindre par la rue Basse-du-Rempart la colonne commandée par M. Simon Larrieu[14].

La troisième, descendit directement la rue Haute-du-Château, et vint, sous la conduite du colonel Lafeuille, du 56e, et du commandant Viaris, rejoindre les deux autres, qui se réunirent à elle, en face la maison Deguigny[15].

Ainsi l'investissement fut complet. Il était environ six heures du soir. La soirée était belle. A travers les fenêtres de l'appartement où elle était, la duchesse de Berry voyait la lune se lever sur un ciel calme, et sur sa lumière se découper, comme une silhouette brune, les tours massives du vieux château[16].

Il y a des moments où la nature nous semble si douce et si amie, qu'on ne peut croire qu'au milieu de ce calme un danger veille et nous menace[17].

Les craintes qu'avaient éveillées chez Madame les lettres reçues de
Paris, s'étaient évanouies à ce spectacle.

Lorsque tout à coup M. de Puiseux, en se rapprochant de la fenêtre, vit luire les baïonnettes et avancer vers la maison la colonne conduite par le colonel Simon Larrieu.

À l'instant même il se rejeta en arrière en criant:

—Sauvez-vous, Madame, sauvez-vous.

Madame se précipite aussitôt sur l'escalier, où tout le monde la suivit. Il n'y avait pas une minute à perdre. Le danger était imminent, terrible.

—Le chemin secret, murmura Madame.

Le lecteur se rappelle que l'on pouvait facilement faire communiquer la maison de Madame avec celle où Jean et Henry de Puiseux se tenaient cachés. Elle descendit, suivie de ses amis, et ouvrit la porte de la cave; mais au même instant la porte d'entrée s'éventrait sous les coups de crosse et les coups de hache qu'y portaient les soldats.

Les malheureux n'avaient plus qu'une minute pour s'enfuir.

Madame comprit qu'elle seule parviendrait à s'arracher au danger. Elle allait s'engager dans le corridor obscur, lorsque Henry de Puiseux parut, pâle, livide, en sueur, dans l'obscurité de la cave.

—Ne venez pas, Madame! notre maison est occupée! Que faire?

La porte d'entrée menaçait de tomber en dedans: on entendait l'essoufflement de ceux qui frappaient.

Ils remontèrent tous au second étage. Les troupes se massaient nombreuses et serrées autour de la maison. Il fallait cependant aviser au plus vite à sortir de cette situation terrible.

Quitter la maison? C'était impossible. S'enfuir? C'était encore plus impossible.

—Allons, dit Madame en souriant, car elle avait gardé tout son sang-froid: il ne nous reste plus qu'une ressource, la cachette!

X

PRISONNIÈRE!

Quelle était cette cachette?

Prévoyant qu'un jour ou l'autre, Madame pourrait bien être obligée de se réfugier à Nantes et de s'y cacher, on avait préparé une cachette dans la mansarde du troisième étage. C'était un recoin formé par la cheminée établie dans un angle.

On y pénétrait par la plaque qui s'ouvrait au moyen d'un ressort. La pensée de la cachette était donc venue aussitôt. Il ne fallait pas que la princesse négligeât cette seule chance qu'elle avait de se sauver. Aussitôt, elle se jeta sur l'escalier, suivie de M. de Ménars et de mademoiselle Stylite de Kersabiec. Sa soeur, mademoiselle Eulalie de Kersabiec, madame de Charette et les demoiselles Deguigny, ne courant pas de danger mortel, devaient se laisser arrêter.

Ici, nous copions, purement et simplement, le rapport du général Dermoncourt. C'est de l'histoire et, d'ailleurs, Madame a approuvé elle-même la vérité des faits qui y sont allégués.

* * * * *

Parvenus à la mansarde, la plaque de la cheminée ouverte, une discussion s'établit pour savoir qui passerait le premier; ce n'était point ici une vaine querelle de préséance et d'étiquette, le passage n'était point facile, les soldats pouvaient être arrivés à la mansarde, avant que la dernière personne fût entrée; alors la cachette se refermait, et la dernière personne restait prisonnière.

De plus, la cachette était si étroite que deux hommes auraient eu de la peine à s'y introduire les derniers. En bonne stratégie, et lorsqu'on opère une retraite, le commandant doit marcher le dernier. Mademoiselle Stylite entra donc, Madame derrière elle; les soldats ouvraient la porte de la rue, lorsque celle de la cachette se refermait.

Les soldats entrèrent au rez-de-chaussée, précédés de commissaires de police de Paris et de Nantes, qui marchaient le pistolet au poing; le pistolet de l'un d'eux partit même par son inexpérience à se servir de cette arme et le blessa à la main. La troupe se répandit dans la maison. Mon devoir avait été de la cerner et je l'avais fait; le devoir des policiers était de la fouiller et je les laissai faire.

Monsieur Joly reconnut parfaitement l'intérieur aux détails que lui avait donnés Deutz, il retrouva la table, dont on ne s'était pas encore servi, avec les sept couverts mis, quoique les deux demoiselles Deguigny, madame de Charette et mademoiselle Eulalie de Kersabiec fussent en apparence les seules habitantes de l'appartement; il commença par s'assurer de ces dames, et, montant l'escalier comme un homme habitué à la maison, alla droit vis-à-vis la mansarde, la reconnut, et dit assez haut pour que Madame l'entendit: Voici la salle d'audience. Madame ne douta plus dès lors que la trahison que lui annonçait la lettre arrivée de Paris le même jour ne vint de Deutz.

Une lettre était ouverte sur une table. M. Joly s'en empara: c'était celle que la Duchesse avait reçue de Paris, et que Deutz lui avait vu passer entre ses mains. Dès lors il n'y eut plus de doute que Madame ne fût à la maison; le tout était de la trouver.

Des sentinelles furent aussitôt placées dans tous les appartements, tandis que la force armée fermait toutes les issues. Le peuple s'amassait et formait une seconde enceinte autour des soldats; la ville tout entière était descendue dans ces places et dans ces rues. Cependant aucun signe royaliste ne se manifestait. C'était une curiosité grave, et voilà tout: chacun sentait l'importance de l'événement qui allait s'accomplir.

Les perquisitions étaient commencées à l'intérieur, les meubles étaient ouverts lorsque les clefs s'y trouvaient, défoncés lorsqu'elles manquaient: les sapeurs et les maçons sondaient les planches et les murs à grands coups de hache et de marteau; des architectes, amenés dans chaque chambre, déclaraient qu'il était impossible, d'après leur conformation intérieure comparée avec leur conformation extérieure, qu'elles renfermassent une cachette, ou bien trouvaient les cachettes qu'elles renfermaient.

Dans une de celles-ci on trouva divers objets, entre autres des imprimés, des bijoux et de l'argenterie, qui donnaient la certitude du séjour de la princesse dans la maison.

Arrivés à la mansarde, soit ignorance, soit générosité de leur part, les architectes déclarèrent que là, moins que partout ailleurs, il ne pouvait y avoir une retraite. Alors on passa dans les maisons voisines, où les recherches continuèrent: au bout d'un instant, Madame entendit les coups de marteau que l'on frappait contre le mur de l'appartement contigu à sa retraite; on le sondait avec une telle force, que des morceaux de plâtre se détachèrent et tombèrent sur les captifs, et qu'un instant il y eut crainte que le mur tout entier ne s'écroulât sur eux.

Pendant que ces choses se passaient en haut, les demoiselles Deguigny avaient montré un grand sang-froid, et, quoique gardées à vue par les soldats, elles s'étaient mises à table, invitant la baronne Charette et mademoiselle Eulalie de Kersabiec à en faire autant qu'elles. Deux autres femmes étaient encore de la part de la police l'objet d'une surveillance toute particulière: c'étaient la femme de chambre Charlotte Moreau, signalée par Deutz comme très-dévouée aux intérêts de Madame, et la cuisinière nommée Marie Bossy. Cette dernière avait été conduite au château, puis de là à la caserne de la gendarmerie, où, voyant qu'elle résistait à toutes les menaces, on tenta de la corrompre. Des sommes toujours plus fortes lui furent offerte et étalées devant ses yeux successivement; mais elle répondit constamment qu'elle ignorait où était la Duchesse de Berry. Quant à la baronne de Charette, elle s'était fait passer d'abord pour une demoiselle Kersabiec, et elle avait été reconduite, après le dîner, avec sa soeur prétendue, à l'hôtel de cette dernière, qui est dans la rue, trente pas plus haut à peu près.

Néanmoins, après des recherches infructueuses pendant une partie de la nuit, les perquisitions se ralentirent; on croyait la duchesse évadée; et les deux ou trois autres descentes inutiles, déjà tentées dans différentes localités, semblaient prédire le même résultat à celle-ci. Le préfet donna donc le signal de la retraite, laissant par précaution, un nombre d'hommes suffisant pour occuper toutes les pièces de la maison, ainsi que des commissaires de police qui s'établirent au rez-de-chaussée. La circonvallation fut continuée et la garde nationale vint en partie relever la troupe de ligne qui alla prendre un peu de repos. Par la distribution des sentinelles, ce furent les gendarmes qui se trouvèrent dans la mansarde où était la cachette.

Les reclus furent donc obligés de rester cois, quelque fatigante que fut la position des quatre personnes entassées dans une cachette de trois pieds et demi de long sur dix-huit pouces de large, vers l'une des extrémités, et huit ou dix pouces vers l'autre. Les hommes éprouvaient un inconvénient de plus, c'est que la cachette se rétrécissant aussi au fur et à mesure qu'elle s'élève, leur laissait à peine la faculté de se tenir debout, même en passant la tête entre les chevrons; enfin, la nuit était humide et le froid filtrait entre les ardoises et tombait sur les prisonniers, mais aucun n'osait se plaindre, car Madame ne se plaignait pas.

Le froid était si vif, que les gendarmes qui étaient dans la chambre n'y purent résister. L'un d'eux descendit et remonta avec des mottes à brûler; dix minutes après, un feu magnifique brillait dans la cheminée, derrière la plaque de laquelle était cachée la Duchesse.

Ce feu, qui n'était fait que dans l'intérêt de deux personnes, profita bientôt à six, et glacés comme ils l'étaient, les prisonniers se félicitèrent d'abord. Mais le bien-être que leur procura le feu se changea bientôt en un malaise insoutenable. La plaque et le mur de la cheminée, en s'échauffant, communiquaient à la petite retraite une chaleur qui alla toujours en augmentant. Bientôt le mur fut brûlant à ne pas y tenir la main, et la plaque devint rouge. Presque en même temps, et quoiqu'il ne fît point encore jour, les travaux des ouvriers perquisiteurs recommencèrent: les barres de fer et les madriers frappaient à coups redoublés sur le mur de la cachette et l'ébranlaient. Il semblait aux prisonniers qu'on abattait la maison Deguigny et les maisons voisines. Madame n'avait donc d'autre chance, si elle échappait aux flammes, que d'être écrasée sous les décombres.

Cependant, au milieu de tout cela, son courage et sa gaieté ne l'abandonnaient point.

La conversation des gendarmes tarit bientôt. L'un d'eux s'était endormi, malgré le vacarme effroyable qu'on faisait à côté de lui, dans les maisons voisines. Car, pour la vingtième fois, toutes les recherches venaient de se concentrer autour de la cachette. Son compagnon, réchauffé momentanément, avait cessé d'entretenir le feu. La plaque et le mur se refroidissaient.

M. de Ménars était parvenu à déranger quelques ardoises du toit et l'air extérieur avait renouvelé l'air intérieur. Toutes les craintes se retournèrent vers les démolisseurs; on sondait à grands coups de marteau le mur qui les touchait et un placard placé près de la cheminée. A chaque coup, le plâtre se détachait et tombait en poussière au dedans.

Les prisonniers voyaient à travers les fentes, dont le mur se lézardait à chaque instant, presque toutes les personnes qui les cherchaient…

Enfin ils se croyaient perdus, lorsque les ouvriers abandonnèrent cette partie de la maison que, par instinct de démolisseurs, ils avaient si minutieusement explorée. Les prisonniers respirèrent. Madame se crut sauvée. Cet espoir ne fut pas long.

Le gendarme qui veillait, désirant profiter du moment de silence qui venait de succéder au fracas diabolique qui avait ébranlé toute la maison, secoua son camarade afin de dormir à son tour. L'autre s'était refroidi dans son sommeil, et se réveilla tout gelé. A peine eut-il les yeux ouverts, qu'il s'occupa de se réchauffer; il alluma en conséquence le feu, et comme les mottes ne brûlaient pas assez vivement, il profita d'une énorme quantité de paquets de Quotidiennes qui se trouvaient dans la chambre pour attiser le feu qui brilla de nouveau dans la cheminée.

Le feu, produit par les journaux, donna une fumée plus épaisse et une chaleur plus vive que les mottes ne l'avaient fait la première fois.

Il en résulta pour les prisonniers des dangers réels: la fumée passa par les lézardes des murs ébranlés par les coups de marteau, et la plaque qui n'était pas encore refroidie devint brûlante. L'air de la cachette devenait de moins en moins respirable; ceux qu'elle renfermait étaient obligés d'appliquer leurs bouches contre les ardoises, afin d'échanger contre l'air extérieur leur haleine de feu; Madame était celle qui souffrait le plus, car, entrée la dernière, elle se trouvait en face de la plaque; chacun de ses compagnons lui offrit à plusieurs reprises d'échanger sa place avec elle, mais jamais elle n'y voulut consentir.

Cependant, au danger d'être asphyxiés venait, pour les prisonniers, de s'en joindre un nouveau, celui d'être brûlés vifs. La plaque était rouge, et le bas des vêtements des femmes menaçait de s'enflammer. Déjà deux fois même le feu avait pris à la robe de la Duchesse et elle l'avait étouffé à pleines mains, aux dépens de deux brûlures dont elle conserva longtemps les marques: chaque minute raréfiait encore l'air intérieur, et l'air extérieur fourni par les trous du toit entrait en trop petite quantité pour le renouveler.

La poitrine des prisonniers devenait de plus en plus haletante. Rester dix minutes de plus dans cette fournaise, c'était compromettre les jours de Madame. Chacun la suppliait de sortir, elle seule ne le voulait pas; ses yeux laissaient échapper de grosses larmes de colère qu'un souffle ardent séchait sur ses joues. Le feu prit encore une fois à sa robe, une fois encore elle l'éteignit; mais, dans le mouvement qu'elle fit en se levant, elle souleva la gâchette qui fermait la porte de la cachette, et la porte de la cheminée s'entr'ouvrit un peu; mademoiselle de Kersabiec y porta aussitôt la main pour la faire rentrer dans le pêne, et se brûla violemment.

Le mouvement de la plaque avait fait rouler les mottes appuyées contre elle, et avait éveillé l'attention du gendarme qui se délassait de son ennui en lisant des Quotidiennes, et qui croyait avoir bâti son édifice pyrotechnique avec plus de solidité. Le bruit produit par les tentatives de mademoiselle de Kersabiec fit naître en lui une singulière idée: il se figura qu'il y avait des rats dans la cheminée, et, pensant que la chaleur allait les forcer de sortir, il réveilla son camarade et tous deux, le sabre à la main, se mirent de chaque côté de la cheminée, prêts à couper en deux le premier qui paraîtrait.

Ils étaient dans cette position, lorsque Madame, à qui il avait fallu un courage extraordinaire pour résister si longtemps, déclara qu'elle ne pouvait plus tenir; au même instant, M. de Ménars, qui depuis longtemps la pressait de se rendre, repoussa la plaque d'un violent coup de pied.

Les gendarmes étonnés se reculèrent en disant:

—Qui est là?

—Moi, répondit Madame! Je suis la duchesse de Berry.

Les deux gendarmes s'élancèrent aussitôt sur le feu qu'ils dispersèrent à coups de pieds. Madame sortit la première, forcée de poser ses pieds et ses mains sur le foyer brûlant; ses compagnons la suivirent. Il était neuf heures du matin, et depuis seize heures ils étaient renfermés dans cette cachette sans aucune nourriture.

Les premières paroles de la duchesse furent pour demander le général Dermoncourt. Un des gendarmes descendit le chercher au rez-de-chaussée qu'il n'avait pas voulu quitter. Pendant ce temps, elle remettait à l'autre un sac qui l'embarrassait, et dans lequel étaient renfermés 13,000 francs en or, dont une partie en monnaie d'Espagne.

Le général Dermoncourt monta aussitôt près de la princesse; son devoir et le sentiment des convenances l'y appelaient. Lorsqu'il entra, Madame avait quitté la chambre de la cachette, et se trouvait dans celle où elle avait vu Deutz, et que M. Joly avait appelée la chambre d'audience. Elle s'avança vivement vers Dermoncourt.

—Général, dit-elle, je me rends à vous et me remets à votre loyauté.

Le général la conduisit vers une chaise; elle avait le visage pâle, la tête nue; elle portait une robe de mérinos simple et de couleur brune, sillonnée en bas par plusieurs brûlures; et ses pieds étaient chaussés de petites pantoufles de lisières. En s'asseyant elle dit:

—Général, je n'ai rien à me reprocher; j'ai rempli le devoir d'une mère pour reconquérir l'héritage d'un fils. Sa voix était brève et accentuée.

A peine assise, elle chercha des yeux les autres prisonniers et les aperçut.

—Général, dit-elle, je désire ne point être séparée de mes compagnons d'infortune.

Le général Dermoncourt le lui promit au nom du comte d'Erlon, sûr qu'il ferait honneur à sa parole.

Madame paraissait très-atterrée, et quoique pâle, elle était animée comme si elle avait eu la fièvre. On lui fit apporter un verre d'eau dans lequel elle trempa ses lèvres: la fraîcheur la calma un peu. Le général lui proposa d'en boire un autre, elle accepta, et ce ne fut pas chose facile que de trouver un second verre d'eau dans cette maison bouleversée. Enfin on en apporta un. Lorsque la princesse eut bu, elle fit asseoir le général sur une chaise proche de la sienne; jusque-là, il s'était tenu debout devant elle.

Pendant ce temps, la secrétaire et l'aide de camp du général s'étaient rendus, l'un chez M. le comte d'Erlon, et l'autre chez M. Maurice Duval, pour les prévenir de ce qui venait de se passer.

M. Maurice Duval arriva le premier. Il entra dans la chambre où était Madame, le chapeau sur la tête, comme s'il n'y avait pas eu là une femme prisonnière qui, par son sang, par ses malheurs, par sa grandeur d'âme, méritait plus d'égards qu'on ne lui en avait jamais rendus. Il s'approcha de Madame, la regarda en portant cavalièrement la main à son chapeau, et, le soulevant à peine de son front, il dit:

—Ah! oui, c'est bien elle. Et il sortit pour donner ses ordres.

—Qu'est-ce que cet homme? demanda la princesse.

Sa demande n'était pas intempestive, car M. le préfet se présentait sans aucune des marques distinctives de sa haute position administrative.

On répondit à Madame que c'était le préfet.

—Est-ce que cet homme a servi sous la Restauration?

—Non, Madame.

—J'en suis bien aise pour la Restauration.

En ce moment le comte d'Erlon arriva, employant pour entrer toutes les formes que M. le préfet avait jugées inutiles.

—Vous m'avez promis de ne pas me quitter, dit-elle au général
Dermoncourt.

Il lui réitéra sa promesse.

La duchesse se leva alors vivement, alla à M. d'Erlon, et lui dit:

—Monsieur le comte, je me suis confiée au général Dermoncourt, je vous prierai de me l'accorder pour rester près de moi; je lui ai demandé de n'être point séparée de mes malheureux compagnons, et il me l'a promis en votre nom: ferez-vous honneur à sa parole?

—Le général n'a rien promis que je ne sois prêt à ratifier, Madame; et vous ne me demanderez aucune des choses qui sont en mon pouvoir, que vous ne me trouviez prêt à vous les accorder avec tout l'empressement possible.

Ces mots rassurèrent Madame, qui, voyant que le comte d'Erlon attirait dans un coin le général Dermoncourt, alla causer avec M. de Ménars et mademoiselle de Kersabiec.

En ce moment, M. Maurice Duval rentra et demanda à la Duchesse ses papiers. Madame dit de chercher dans la cachette et qu'on y trouverait un portefeuille blanc qui y était resté. Le préfet alla prendre ce portefeuille et le rapporta à Madame.

—Monsieur, ajouta-t-elle avec dignité, les choses renfermées dans ce portefeuille sont de peu d'importance, mais je tiens à vous les donner moi-même, afin que je vous désigne leur destination.

A ces mots, elle l'ouvrit.

—Voilà, dit-elle, ma correspondance; vous la donnerez à la police.

—Ceci, ajouta-t-elle, en tirant une petite image peinte, est un saint Clément auquel j'ai une dévotion toute particulière; il est plus que jamais de circonstance.

Dermoncourt s'approcha alors de Madame, et lui dit que si elle se trouvait mieux, il serait temps de quitter la maison.

—Pour aller où? lui demanda la Duchesse en le regardant fixement…
Pour me conduire où?

—Au château.

—Ah! bien; et de là à Blaye, sans doute?

Mademoiselle de Kersabiec s'avança alors vers le général et lui dit:

—Général, Son Altesse ne peut aller à pied.

—Oh! Madame, ne perdons pas de temps, je vous en supplie; le château étant à deux pas, jetez un manteau sur vos épaules, c'est tout ce qu'il faut.

—Allons, dit la Duchesse, puisqu'il répond de moi, il faut bien que je fasse un peu ce qu'il veut. Partons, mes amis.

A ces mots, elle prit le bras de Dermoncourt et sortit la première.

—Ah! général, lui dit-elle en jetant un dernier regard dans la mansarde et sur la plaque ouverte, si vous ne m'aviez pas fait une guerre ouverte à la saint Laurent, ce qui, par parenthèse, est indigne d'un brave soldat, ajouta-t-elle en riant, vous ne me tiendriez pas sous votre bras à l'heure qu'il est.

Lorsque Madame sortit de la maison, le préfet ouvrait la marche avec mademoiselle de Kersabiec; la duchesse et le général suivaient immédiatement.

Arrivé dans la rue, M. Duval invita le colonel de la garde nationale à prendre l'autre bras de la duchesse; Madame daigna y consentir.

La troupe de ligne et la garde nationale formaient la haie depuis la maison des demoiselles Deguigny jusqu'au château, et, derrière, toute la population s'entassait, se haussant sur les pieds pour mieux voir, et formant une ligne dix fois plus épaisse que celle des soldats. Il y avait parmi ces hommes qui les regardaient, les yeux étincelants, des murmures sourds qui grondaient sur la route; quelques cris commençaient à battre l'air. Le général Dermoncourt s'arrêta et réclama les égards dus à une femme, surtout lorsque cette femme était prisonnière.

Heureusement, le chemin n'était pas long, soixante pas à peine séparaient du château. Madame ne montra, tout le long de la route, aucun signe de crainte. Mais la Duchesse était tellement affaiblie par les émotions qu'elle venait d'éprouver, que le général Dermoncourt fut obligé de la soutenir pour l'aider à monter à l'appartement que le colonel d'artillerie, gouverneur du château, s'était empressé de lui céder, et, se trouvant mieux, elle dit qu'elle prendrait volontiers quelque chose; elle était à jeun depuis trente-six heures.

On s'empressa de faire servir une collation qui parut remettre un peu
Madame de sa fatigue. Madame manifesta ensuite au général Dermoncourt le
désir d'écrire à sa soeur, la reine d'Espagne, et à son frère, le roi de
Naples.

—Je n'ai à leur faire part que de mon malheur, dit-elle, mais j'ai peur qu'ils ne soient inquiets de ma santé, et que, vu l'éloignement où nous sommes les uns des autres, des rapports faux ne leur soient faits.

Elle ajouta après un silence:

—Général, me serait-il permis d'avoir des journaux?

—Je n'y vois aucun inconvénient, Madame, répondit le général Dermoncourt, et si Votre Altesse Royale veut m'indiquer ceux qu'elle désire…

—Mais, voyons… l'Écho d'abord, la Quotidienne, le Constitutionnel et aussi le Courrier français.

—Le Courrier, mais Votre Altesse n'y pense pas, elle va devenir jacobine.

—Écoutez, général, moi j'aime tout ce qui est franc et loyal, et le Courrier est franc et loyal; je désire aussi l'Ami de la Charte. Celui-là pour un autre motif, dit-elle avec une extrême mélancolie; celui-là m'appelle toujours Caroline, et c'est mon nom de jeune fille: mon nom ne m'a pas porté bonheur.

En ce moment, M. Maurice Duval entra; comme la première fois, il négligea de se faire annoncer; comme la première fois, il souleva son chapeau à peine; il alla droit au buffet, où l'on venait de porter des perdreaux desservis de la table de Madame. Il se fit donner une fourchette et un couteau, et se mit à manger, tournant le dos à la duchesse.

Madame dit au général Dermoncourt:

—Savez-vous ce que je regrette le plus dans le rang que j'ai perdu?

—Non, Madame.

—Deux huissiers, pour me faire raison de cet homme!

Cette conduite de M. Duval avait tellement révolté la Duchesse, qu'elle revenait sans cesse sur son chapitre.

—Chapeau sur la tête! chapeau sur la tête! murmurait-elle.

Le lendemain, à minuit, on réveillait Madame, mademoiselle de Kersabiec et M. de Ménars. Ils montèrent dans une voiture qui les conduisit à la Fosse, où les attendait un bateau à vapeur sur lequel se trouvaient déjà MM. Palo, adjoint du maire de Nantes; Robineau de Bougon, colonel de la garde nationale; Rocher, porte-étendard de l'escadron d'artillerie de la même garde; Chousserie, colonel de gendarmerie; Ferdinand Petit-Pierre, adjudant de la place de Nantes, et Joly, commissaire de police de Paris, qui devaient conduire la duchesse à Blaye. Madame était accompagnée, en se rendant au bateau, de M. le comte d'Erlon, de M. Ferdinand Favre, maire de Nantes, et de M. Maurice Duval.

À quatre heures, le bateau partit glissant en silence au milieu de la ville endormie. À huit heures, ou était à Saint-Nazaire, à bord de la Capricieuse.

Madame resta deux jours en rade; les vents étaient contraires: enfin le 16, à sept heures du matin, la Capricieuse déploya ses voiles, et, remorquée par le bateau à vapeur qui ne la quitta qu'à quatre lieues en mer, elle s'éloigna majestueusement. Quatre heures après, elle avait disparu derrière la pointe de Pornic…

XI

LA VENGER

On se souvient qu'au moment où l'auguste prisonnière, encore libre, avait voulu s'enfuir dans la maison habitée par le marquis de Kardigân, Henry de Puiseux était accouru, lui disant:

—La maison est occupée!

C'était vrai, hélas! D'où était venue cette dénonciation? De Deutz, sans doute; de Deutz, pour nous et pour eux; car les chouans ne pouvaient pas hésiter à accuser le juif de cette infâme trahison, qui venait, pour de longues années encore, de perdre la cause royaliste.

La maison était donc occupée par les soldats. On se contenta d'enfermer les locataires qui l'habitaient dans une salle basse. Par bonheur, cette salle basse communiquait aux caves. Henry de Puiseux, Jean-Nu-Pieds, Aubin Ploguen, Damoiseau, se glissèrent dans les caves et se barricadèrent dans la soute au charbon.

Nous n'avons pas à les suivre pendant les seize heures qui s'écoulèrent entre l'instant où l'on entra chez Madame et l'instant où la cachette de la cheminée fut découverte.

La préoccupation de trouver la princesse était beaucoup trop grande pour qu'on s'inquiétât fort de savoir ce qu'étaient devenus nos héros.

Franchissons donc un espace de trois jours.

La jetée de Saint-Nazaire, où venait de s'embarquer Madame, était couverte de monde. On regardait la Capricieuse, que les vents contraires empêchaient de prendre le large et qui tirait des bordées de la pointe sud à la pointe nord.

Dans cette foule, trois hommes avaient le désespoir au coeur, la rage dans l'âme. C'étaient Jean-Nu-Pieds, Henry et Aubin Ploguen.

Ainsi, tant de dévouement, tant d'énergie, tout cela était perdu, parce qu'il s'était rencontré un homme qui avait vendu sa reine pour un sac d'écus!

Ceux qui étaient morts, ceux qui reposaient en ce moment, couchés dans les sillons de la Bretagne, ceux-là avaient fait un sacrifice vain!

La nuit avançait; Aubin Ploguen était celui des trois qui semblait avoir le mieux résisté au désespoir commun. Et pourtant il fallait que la force d'âme de ce héros fût grande, pour qu'il pût résister à l'effrayante douleur qui venait de l'assaillir.

À dix heures du soir, Jean et Henry reprenaient tristement le chemin de
Saint-Nazaire, quand Aubin les arrêta:

—Non, nous irons ailleurs, dit-il.

Jean releva la tête.

—Ailleurs?

—Oui, monsieur le marquis.

—Où veux-tu nous mener?

—Veuillez me suivre, messieurs.

Ils rebroussèrent chemin. Le Breton les conduisait. Ils marchaient derrière lui. En vérité, il est de ces désespoirs qu'on ne peut pas consoler. Quelle odyssée lugubre avait parcourue Jean-Nu-Pieds depuis trois ans qu'il était entré dans la vie! Son père mort, son frère séparé de lui, sa fiancée perdue… Il lui restait une croyance dans l'âme, un amour sincère et profond: la croyance en sa foi politique, l'amour de ceux qui étaient les représentants de cette croyance, et il fallait qu'il eût cette douleur amère de voir la régente de France, la mère de son roi, prisonnière!

Aubin Ploguen suivait un chemin rocailleux. L'Océan mugissait, le vent soufflait. On eût dit que la nature prenait sa part au deuil qui assombrissait leur coeur. Sur les vagues vertes et noires, tour à tour, au milieu des rochers, sur le sable jaunissant, dans la profondeur des grèves,—partout,—on croyait entendre une plainte lugubre et désolée.

Le Breton franchissait avec rapidité les anfractuosités de rochers, se retournant, quand il avait quelque avance, pour laisser ses compagnons arriver jusqu'à lui.

Enfin, ils parvinrent dans un creux large, formé au milieu du rocher. La vue était admirable. L'Océan déroulait devant eux les horizons changeants, et au milieu, un point noir, mobile, qui s'enfonçait dans la nuit pour en ressortir encore.

C'était la Capricieuse.

—Messieurs, dit Aubin, qui se tenait debout, notre cause est perdue pour un temps. Qu'allez-vous faire? Je me permets de vous demander cela, monsieur le marquis, parce que mon devoir et mon bonheur est de vous suivre, et que je ferai ce que vous m'ordonnerez de faire.

Jean-Nu-Pieds jeta un regard sur Henry:

—Monsieur de Puiseux et moi, nous ne nous sommes pas consultés, dit-il. Mais mon avis sera partagé par lui. Je lui propose de partir pour l'Angleterre où est notre roi, et de nous mettre à ses ordres.

Henry serra la main de son ami.

—Alors, monsieur le marquis ne voit pas qu'il ait autre chose à faire? reprit Aubin.

—Non.

—Il ira, mon maître, il ira, le héros de la Pénissière, de Château-Thibaut et de Vieillevigne, se condamner à une vie oiseuse et inutile?

—Aubin!

—Ah! monsieur le marquis m'a fait l'honneur de me donner mon franc-parler. J'en use! Non, mon maître ne fera pas cela. Tant qu'il lui restera une once de sang dans les veines, le marquis de Kardigân ne désertera pas son drapeau, ce drapeau sous lequel ont servi et sont morts ses aïeux, sous lequel il a grandi lui-même la gloire qu'il avait reçue d'eux. Cette gloire n'est pas à lui. Elle est un héritage, un dépôt, un patrimoine qu'il n'a pas le droit de jeter au vent; et, s'il avait, après tant de grandes actions, une heure de faiblesse ou de découragement, moi, Aubin Ploguen, son serviteur indigne, je saurais bien le sauver de lui-même et l'empêcher de se déshonorer.

Pour la première fois, Aubin venait de parler ainsi. Jean-Nu-Pieds et
Henry restaient confondus…

Le chouan était admirable à voir, au milieu de cette nuit sombre, en face de cette nature imposante, qui rendait plus imposantes encore, par cela même, les paroles qu'il venait de prononcer.

Il se mit à genoux sur le rocher. Jean-Nu-Pieds se tenait assis dans une attitude de désespoir.

Le chouan l'entoura de ses deux bras.

—Mon maître, murmura-t-il, pardonnez-moi si je viens de vous manquer de respect; pardonnez-moi si, pour la première fois, depuis que votre père mourant vous a confié à moi, je me suis permis de parler comme il l'aurait fait. J'ai oublié la distance qui nous séparait, et que je devais…

—Tu devais parler comme tu as parlé, Aubin! s'écria Jean.

Puis, se laissant aller dans les bras de son serviteur, il éclata en sanglots.

—Ah! je suis trop malheureux! dit-il.

Le chouan se redressa.

—Pensez, mon maître, qu'il est de plus grandes douleurs que les vôtres… Regardez ce vaisseau qui croise insoucieusement en vue de ces côtes… Il contient une martyre: elle a vu crouler l'édifice si péniblement construit; ne pensez-vous pas qu'elle souffre plus que vous? Et si telle est la volonté de Dieu, de nous imposer cette souffrance, croyez-vous donc avoir le droit de vous révolter? Haut la tête, haut le coeur, mon maître! Je ne suis qu'un paysan, mais j'ai appris à ne pas douter de Dieu, parce que je sais que sa miséricorde est infinie, comme sa justice.

Jean se leva à son tour:

—Tu as raison, Aubin! Je te remercie de m'avoir rappelé à moi-même. J'ai encore deux devoirs à remplir: dire adieu à la régente de France, et…

—Et la venger ensuite! s'écria Henry.

Ces trois hommes se regardèrent. Ils s'étaient compris.

Dire adieu à la régente de France!

Il fallait que ce fût eux, pour qu'une pareille idée parût naturelle.
Quant à la venger…

Une pensée commune réunit leurs mains dans une triple étreinte.

—Je jure, dit Jean-Nu-Pieds d'une voix grave et solennelle, que le misérable qui a vendu la mère de notre roi, sera châtié par nous, et je fais ce serment en votre nom comme au mien, certain que vous ne le désapprouverez pus! Je jure que quelle que soit la partie du globe où il ira poser sa tête maudite, nous irons! Quel que soit le danger qui nous menacerait dans l'accomplissement de ce devoir, nous le braverons! Quelles que soient les prières par lesquelles il tenterait d'adoucir notre justice, nous le tuerons! Et que la colère du ciel tombe sur celui d'entre nous qui manquerait à ce serment, prêté en face de ce vaisseau qui emporte notre espoir suprême, en présence de Dieu qui nous entend, nous bénit et nous approuve.

Il y eut un silence qui ne fut troublé que par la plainte éternelle du vent et de la vague.

Jean ajouta:

—Maintenant, allons saluer la reine de France!

Quel souverain devait jamais recevoir un salut plus noble que celui-là?

Une barque de pêcheur, ancrée au bas du rocher, attendait son maître descendu à terre pour y passer la nuit. Aubin Ploguen arracha l'ancre à son lit de sable, et la remit dans la barque. Puis ils prirent les rames à eux trois, et piquèrent droit sur la Capricieuse.

La mer se soulevait tumultueusement en vagues gigantesques. Il était impossible aux trois chouans de tendre la voile, car la barque n'eût pas tardé à capoter. Elle avançait: Jean, Henry et Aubin ramaient vigoureusement, malgré les sauts énormes que faisait leur esquif soulevé à des hauteurs inouïes par la lame.

Cependant la Capricieuse grossissait à l'oeil. En deux heures ils franchirent une distance de cinq kilomètres; une demi-lieue les séparait encore de la frégate.

Mais là n'était pas la difficulté. Comment pourraient-ils accoster assez près?

Quand ils ne furent plus qu'à cinq cents mètres de la frégate, la barque s'arrêta.

—Maître, dit Aubin, nous ne pourrons jamais approcher assez près de la Capricieuse, pour être vus par Son Altesse, sans être vus en même temps par les hommes de l'équipage.

—Que faire, alors?

—Il y a deux partis à prendre: le premier, ni vous, ni M. de Puiseux, ni moi, ne consentirons à l'accepter, ce serait de retourner en arrière.

—Non! dit Henry.

—Non, dit Jean.

Le second, c'est d'ancrer la barque à la place même où nous sommes, de nous jeter à la nage et de nous approcher de la frégate le plus près possible.

Les deux jeunes gens ne répondirent même pas. Ils s'étaient levés en même temps et commençaient à ôter leurs habits, de manière à ce que l'entournure des bras ne pût être gênée par l'étoffe.

Et pourtant, se jeter à la mer par une pareille nuit, c'était risquer volontairement la mort. Le ciel était noir et sombre.

Pas une étoile! La mer reflétait le ciel: elle paraissait couverte d'un immense linceul noir. «O terrible Océan! qui couvrez tant de morts,» s'écrie le poëte indou.

Les vagues mugissaient, et montaient les unes sur les autres, avec des fracas successifs, ainsi que des montagnes qui s'amoncelleraient sur des montagnes.

Ils n'hésitèrent pas cependant.

Ce fut Aubin qui plongea le premier. Jean et Henry le suivirent. L'eau devait être glacée, au mois de novembre, sur les côtes de Bretagne!

Ils nageaient sur le même rang tous les trois. Quand une vague se présentait trop haute, ils passaient au travers. Comment l'équipage de la Capricieuse se serait-il méfié? Comment eût-il pu croire qu'un homme dans son bon sens, se serait risqué en pleine mer, au mois de novembre, à la nage au milieu de la nuit?

Ils arrivèrent bientôt bord à bord avec la frégate. Les bordées avaient cessé; elle revenait dans la direction de terre, probablement pour demander un asile aux eaux plus tranquilles de la baie.

Sur le pont du navire, une femme était assise, regardant du côté de la côte.

Cette femme c'était Madame.

Pauvre reine! Elle restait, plongée dans son rêve intérieur, l'oeil fixé sur cette terre de France, qu'elle aimait tant et qu'elle allait voir disparaître. Blaye, ce n'était plus la France, mais la prison.

Il se passa une chose extraordinaire.

Aubin Ploguen se dressa hors de l'eau jusqu'à la moitié du corps:

—Vive le Roi! cria-t-il.

Le cri suprême arriva-t-il jusqu'à la prisonnière? ou bien se perdit-il dans les plaintes de la vague, dans les mugissements du vent?

La Capricieuse avait passé, laissant derrière elle un sillon blanc, seul point lumineux qui existât dans cette nuit sombre.

Les trois nageurs regagnèrent leur barque, qui tantôt s'enfonçait dans des profondeurs inouïes, tantôt semblait monter jusqu'au ciel.

Il était temps, car l'eau avait commencé à geler leurs membres. Mais le travail des rames ne tarda pas à faire de nouveau circuler le sang de leurs veines. Quelle nuit! Il leur fallut quatre heures pour regagner la côte, le double du temps qui avait été nécessaire pour venir. Enfin ils abordèrent.

Aubin tira la barque à sec et planta l'ancre dans le sable, pendant que Jean-Nu-Pieds prenait cinq louis d'or dans sa bourse et les déposait sous l'un des bancs de la barque.

Que dut penser le pêcheur quand il trouva cette aubaine inespérée le lendemain? Il ignora toujours sans doute que sa barque avait servi à aider trois hommes dignes des temps de la chevalerie, à aller saluer une vaincue, une captive, une reine.

Le jour commençait à paraître, quand ils entrèrent à Saint-Nazaire. Ils se dirigèrent vers une auberge où un grand feu de bois, un repas solide et un lit blanc, les reposèrent des fatigues de cette nuit aventureuse.

Ils ne s'éveillèrent que tard le lendemain.

Leur départ pour Paris fut arrêté séance tenante. Aubin fut chargé de trouver une voiture et deux chevaux pour regagner Nantes. Mais Saint-Nazaire n'était pas, en 1832, la grande ville d'aujourd'hui. Nos héros durent prendre un bateau et remonter le cours de la Loire.

Trois jours plus tard, ils entraient dans Paris. A leur grande surprise, aucun empêchement ne les avait gênés dans leur voyage. Nul gendarme indiscret n'avait glissé sa tête à la portière de leur voiture, afin d'examiner leurs visages de son air méfiant.

Ils eurent, en arrivant à Paris, l'explication de ce mystère. Un numéro du Moniteur Universel renfermait la radiation d'un certain nombre de légitimistes condamnés au bannissement pour participation à l'insurrection vendéenne; or, les noms du marquis de Kardigân et d'Henry de Puiseux se trouvaient des premiers parmi ceux des radiés.

Ils pouvaient donc reprendre leur existence à ciel ouvert; c'était une facilité de plus qui leur était donnée pour l'accomplissement de leurs projets. Car, sans qu'ils en eussent reparlé entre eux, ils n'avaient pas cessé un seul instant de penser à cet homme qui, par son infâme trahison, avait perdu la cause royaliste.

Qu'était-il devenu? On parlait beaucoup de lui, car son nom était connu. M. Victor Hugo venait de publier dans le Globe une admirable pièce de vers intitulée:

A l'homme qui a vendu une femme.

Pièce de vers que chacun récitait par coeur.

On racontait que «ce nommé Deutz», ainsi qu'on disait, avait été chassé du ministère au milieu des huées.

Eux ne s'occupèrent pas des racontars qui émouvaient l'opinion publique. Ils se mirent à l'oeuvre pour joindre le traître, le prendre et le châtier…

Ils ignoraient que ce châtiment avait déjà commencé, et que Dieu avait fait tomber sur son front l'irrémédiable poids de l'infamie…

XII

LES TRENTE DENIERS

Une heure après la prise de Madame, Deutz montait en chaise de poste, il arrivait à Paris. La fatale nouvelle était déjà connue et passionnait l'opinion publique. Judas entrait au ministère de l'intérieur, au moment même où en partaient des ordres concernant l'auguste prisonnière.

On ne lui fit pas faire longtemps antichambre. Le ministre reçut, aussitôt le misérable, afin, sans doute, de s'en débarrasser le plus vite possible.

Il est assez difficile de parler, dans un roman historique, de certaines personnalités encore vivantes. Surtout lorsque ces personnalités ont joué un aussi grand rôle politique que le ministre dont nous parlons, et qui, naguère, occupait une position si élevée dans notre pays. La politique est l'éternel levain des crimes et des colères. Mais à quelque opinion qu'on appartienne, il faut savoir respecter la grandeur du talent, et l'âge. Aussi, nous n'aurions pas osé raconter d'une manière fausse l'entrevue qui eut lieu entre l'homme d'État et Deutz, si nous ne l'avions connue par le récit même qu'en a fait ce ministre.

Il était assis à sa table de travail, lorsque Deutz entra. Une grosse enveloppe était placée sous un fort presse-papier. Si l'homme d'État ressentait du mépris pour Deutz, quand celui-ci lui proposait le marché, c'était du dégoût qu'il lui inspirait, à l'heure où le juif venait cyniquement réclamer le prix.

—Monsieur le ministre, dit-il, c'est moi…

L'homme d'État leva les yeux. Il l'a avoué depuis, il aurait pu jeter à la face de cet homme l'argent qu'il avait ramassé dans la boue, et le chasser, comme on chasse celui dont la seule présence est une souillure: mais cette infamie tranquille, sans remords, qui s'avançait hautement et venait pour ainsi dire s'offrir d'elle-même, lui paraissait un sujet d'études digne d'attirer un philosophe.

Un sujet d'études!

Vous oubliez, monsieur, qu'il est de ces actions viles qui déshonorent presque autant celui qui en profite que celui qui les commet.

—Vous venez réclamer votre argent?

—Oui, cinq cent mille francs.

—Alors, vous croyez l'avoir bien gagné?

—Si je crois!…

—Après tout, vous avez accompli votre promesse: je dois tenir la mienne.

Un rayon passa sur le visage blafard du traître.

—Que ferez-vous, maintenant, puisque vous êtes devenu riche?

—Je me marierai, d'abord.

—Ah!

—J'ai assez longtemps envié les autres. J'épouserai une femme belle, très-belle, je donnerai des fêtes; je veux éblouir de mon luxe tout Paris.

—Avec cinq cent mille francs?

—Ce n'est que le commencement. Quand des hommes comme moi ont la première pierre, ils bâtissent la maison. Ah! j'ai vu trop longtemps le bonheur et le luxe des autres. C'est fini. Je veux mon tour. Je l'ai bien gagné. Il faudra que rien ne me manque. Je m'étais toujours promis que je ne laisserais pas échapper l'occasion de faire ma fortune. J'ai cette occasion, il faut que j'en profite!

Une nausée de dégoût saisit le ministre. Il faut une rude force pour supporter de pareilles audaces.

Il avait voulu d'abord étudier cet homme, comme un philosophe d'autrefois eût cherché peut-être à analyser Judas. Mais le coeur lui manqua.

Il se leva, et alla à la cheminée, dans laquelle flambait un grand feu.

Deutz suivait le ministre du regard. Il ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements. Celui-ci s'assit au coin du feu, et resta cinq minutes enfoncé dans ses rêveries. Un monde de pensées dut s'agiter dans son cerveau, pendant ces cinq minutes. Il dut se dire, en regardant monter et briller la flamme joyeuse, que le feu qui purifie tout, ne pourrait jamais purifier l'infamie de cet homme. Puis, il se reporta sans doute dans cette Bretagne, dont la traîtrise seule avait pu avoir raison. Il songea à cette noble femme tombée dans un piège ignoble, tendu par son filleul! Par celui qu'elle avait daigné offrir aux eaux saintes du baptême!

Quand cette eau qui efface tomba jadis sur ce front marqué de la tache originelle, elle ne put effacer l'âme!

L'âme? s'il en avait une.

Il quitta le fauteuil où il s'était placé, et prit la paire de pincettes qui était posée dans le foyer. Puis, il revint lentement à sa table de travail, et après avoir écarté le presse-papiers, avec l'extrémité des pincettes il saisit la grosse enveloppe entre les deux branches de l'instrument.

—Comptez! dit-il sèchement en jetant l'enveloppe aux pieds de Deutz.

Judas n'avait même pas senti le mépris profond caché sous l'action du ministre.

Il ramassa purement et simplement l'enveloppe: elle était pleine de billets de banque…

Les scènes infâmes ont leur cachet de grandeur.

Dans ce vaste salon du ministère de l'intérieur, il y avait deux hommes. L'un, debout, les bras croisés, regardait l'autre… Il était un des douze premiers de la France, celui auquel aboutissaient tant d'ambitions et tant d'espérances. Quant à l'autre…

Il s'était assis et comptait les billets de banque. Dès que sa main eut touché le papier de soie qui frissonnait, un flot de sang monta à son visage.

Il prit un premier paquet:

—Un… deux… trois… quatre…

Il compta jusqu'à vingt-cinq billets de mille francs. La somme était partagée en vingt paquets égaux.

Quand il fut arrivé au vingt-cinquième billet de ce premier paquet, il le rattacha méthodiquement avec des épingles, et passa au second…

—Un… deux… trois… quatre…

L'oeil rayonnait. Or! sois maudit, toi qui peux inspirer de telles ignominies!

Il rattacha le second paquet et prit le troisième.

—Un… deux… trois… quatre…

Il en fut de même pour le quatrième. Cela faisait cent mille francs! Cent mille francs! Il prononçait tout bas ce chiffre, et son coeur battait d'aise, car il trouvait que cela sonnait bien.

Il compta deux fois le cinquième paquet, car il croyait n'en avoir trouvé que 24. Mais le chiffre y était.

Les paquets s'accumulaient à côté de lui. Et à mesure que montait le tas de papiers précieux, l'oeil du bandit s'injectait de sang. Des frissonnements de bonheur l'agitaient. Une fièvre latente s'était emparée de lui. Des éblouissements le prenaient.

—Trois cent mille francs! murmura-t-il.

Il eut sans doute la vision de ce que cela représentait pour lui, cette somme de trois cent mille francs! Le sang battait à coups pressés dans les artères de son front.

Il répéta trois fois:

—Trois cent mille francs! Trois cent mille francs! Trois cent mille francs.

Sa main tremblait comme la feuille, quand il ôta les épingles du treizième paquet:

—Un… deux… trois… quatre…

Il ne repliait même plus les billets de banque de manière à les mettre dans un même tas. Dans son ivresse il les laissait tomber à mesure sur le canapé où il était assis.

—Un… deux… trois… quatre!…

—Quatre cent mille francs!

Sa main ne tremblait plus. Elle s'était déjà habituée au toucher de la fortune. Enfin il compta le reste de la somme…

Alors des larmes jaillirent de ses yeux. Mais c'en était trop pour le ministre. Cette infamie lui faisait sentir la grandeur du crime qu'il avait commis.

Il sonna; un huissier parut.

—Chassez cet homme! s'écria-t-il avec emportement.

Deutz eut peur, il crut qu'on voulait lui arracher son argent. Alors il le serra sur son coeur, prêt à le défendre avec autant d'ardeur qu'une mère en mettrait à défendre son enfant.

Mais quand il vit qu'il n'en était rien, et qu'il ne s'agissait pour lui que de quitter le ministère, il saisit les billets de banque à pleines mains, et les enfonça dans ses poches, au hasard.

—Chassez cet homme! répéta le ministre.

Alors Deutz releva la tête:

—Me chasser, moi? Je suis riche, murmura-t-il.

Puis, haussant les épaules, il sortit.

* * * * *

Il passa cette nuit-là tout entière à compter, à recompter, à tout compter son trésor. Il les jetait au vol à travers la chambre, ces billets de banque, qui représentaient pour lui la somme de bonheur qu'un homme peut goûter sur terre.

Il prit, pour ainsi dire, un bain de volupté horrible, se complaisant à se rappeler tous les détails de l'acte qui lui avait procuré cette fortune, et s'applaudissant en lui-même de son habileté.

La fatigue seule le terrassa: il s'endormit couché sur ce lit de billets de banque, qui frottaient leurs atomes soyeux contre son front, ses joues, ses yeux…

C'était ignoble!

Noblesse, grandeur, héroïsme, tout ce qui peut élever une femme dans l'admiration des hommes, amour maternel, dévouement à son pays; tout ce qui était Madame, en un mot, Son Altesse royale la duchesse de Berry, belle-soeur, femme et mère de rois… tout cela était dans un plateau de la balance; dans l'autre, il y avait cinq cent mille francs et l'âme d'un juif…

L'or est maudit. Il n'inspire jamais que la honte et le crime: Jésus, trente deniers; la France, cinq cent mille francs; l'or toujours, l'or partout; qu'il s'agisse de vendre Dieu ou de perdre un pays!

Deutz dormit comme il n'avait jamais dormi. Quand il s'éveilla, le lendemain, l'agitation de la rue était déjà dans tout son plein. Il ouvrit sa fenêtre et se mit à respirer avec une âpre jouissance l'air violent de novembre, qui lui arrivait à larges doses. Puis il songea à sortir.

M. Abraham Simons, le père de cette Rébecca que le juif voulait épouser, demeurait rue Amelot, une des vieilles rues qui existent encore. Elle donne aujourd'hui sur le boulevard du Temple.

Deutz remonta la ligne des boulevards: il marchait la tête haute, le sourire aux lèvres, déjà orgueilleux. Il regardait avec triomphe les hommes qui le croisaient. Il remarqua qu'un grand nombre de promeneurs se tenaient appuyés aux maisons, dévorant les journaux du matin:

—On cherche des nouvelles de Bretagne! pensa-t-il.

Et le misérable eut un sourire de fierté ignoble, en se disant que c'était lui qui était la cause de cette surexcitation de tout un peuple. La nature de cet homme était entière dans le mal.

Homo sum, et nihil humanum a me alienum puto.

Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger, disait
Térence.

On eût pu dire de même, que rien de ce qui était vil n'était étranger à celui que nous étudions.

Deutz franchit en une heure la distance qui le séparait de la demeure de
M. Abraham Simons.

Cette demeure était aussi vieille que la rue. Une haute et large maison, comme on n'en trouve plus aujourd'hui que dans ces quartiers tranquilles.

Il sonna. Un vieux domestique semblable à la maison et à la rue vint lui ouvrir:

—M. Simons? demanda-t-il.

—Il est chez lui, monsieur.

Le domestique, passant devant Deutz, lui fit traverser une grande cour, et l'introduisit dans un des appartements situés au rez-de-chaussée. On reconnaissait aussitôt une de ces anciennes banques dont la clientèle assurée ne cherche pas à recruter de nouveaux correspondants. Bien que M. Simons fût colossalement riche, les mots bureaux et caisse étaient tracés à l'encre sur une pancarte.

Deutz écrivit son nom sur un carré de papier et le fit porter au banquier, qui attendait dans son cabinet les visites du matin. On vint lui répondre que M. Simons le recevrait à son tour.

Le lecteur se rappelle que, peu de jours auparavant, Deutz avait écrit à M. Simons pour lui demander sa fille en mariage. Le banquier devait donc savoir qu'il venait chercher une réponse. Mais Deutz s'était posé en homme qui propose une affaire, et non en amoureux: il ne s'étonna donc pas qu'on le traitât en client. Au reste, l'attente ne fut pas longue. Au bout d'un quart d'heure, on le fit entrer dans le cabinet, vaste pièce confortable mais simple.

M. Simons était un vieillard de soixante-cinq ans. Il était père d'un grand nombre d'enfants, qui tous s'étaient mariés depuis de longues années. Sur le tard, une fille avait vu le jour, à la suite d'un second mariage: Rébecca.

—Vous avez reçu ma lettre, monsieur? demanda Deutz.

—Oui, monsieur, et, bien que je n'eusse pas l'honneur de beaucoup vous connaître, elle n'a pas laissé de m'étonner. Vous êtes amoureux de ma fille?

—Mon souhait le plus ardent serait de l'épouser.

—J'ai pris des renseignements sur vous. Je ne vous cacherai pas que ces renseignements sont bons. Vous appartenez à une famille honorable; mais on a paru fort étonné, lorsque j'ai annoncé que vous veniez de faire un héritage considérable.

Deutz ne se déconcerta pas.

—J'ai hérité de cinq cent mille francs, dit-il.

—On m'a appris, en outre, que vous aviez abandonné votre religion pour embrasser le culte catholique. Ce pourrait être une objection pour d'autres; dans ma famille, ce n'en est pas une. Donc, votre recherche n'a rien qui puisse me déplaire. Cependant, je dois vous prévenir de deux choses: d'abord, je désire vous connaître, vous étudier; ensuite, c'est ma fille qui prononcera en dernier ressort. Je n'entends pas plus contrarier sa volonté que celle de mes autres enfants.

Deutz trembla. Un mot de M. Simons ne tarda pas à le rassurer:

—Il vous est facile de lui plaire, reprit-il. Je l'ai interrogée: elle n'a encore distingué personne. Nous passerons maintenant à la question affaire. Je donne à ma fille une dot de trois cent mille francs. Mais j'exige que sa dot et la vôtre soient placées dans ma banque. En quelles valeurs est votre héritage?

—Comptant.

—Cinq cent mille francs comptant! c'est un beau denier. Mes propositions vous conviennent-elles?

—Parfaitement, monsieur.

—Très-bien.

M. Simons agita une sonnette. Un commis entra.

—Priez mademoiselle Rébecca de descendre, dit-il.

Il reprit, s'adressant à Deutz:

—Je vais vous présenter à ma fille, et, dès demain, vous pourrez commencer votre cour.

On voit que M. Simons traitait vite les affaires. Il est vrai que dans celle-là il voyait tout avantage, tout en ne brusquant pas le goût de sa fille.

La porte s'ouvrit et Rébecca entra.

Quand les juives sont belles, elles sont admirables. Rébecca était admirable. Une tête fine, brune, éclairée par des yeux énormes et que relevait encore une masse de cheveux noirs tordus au-dessus de la nuque. Des lèvres rouges découvraient des dents blanches comme du lait.

Elle tenait à la main un journal déplié: sans même voir l'étranger qui était entré, elle vint se jeter au cou de son père:

—Tu m'as fait demander? dit-elle.

—Oui, chère enfant. Monsieur m'a fait l'honneur de me demander ta main. Je lui ai répondu que c'était à toi de choisir. Tu choisiras. A partir d'aujourd'hui, je l'ai autorisé à te faire sa cour.

Rébecca avait rougi. Quelle est la jeune fille qui ne rougirait pas en pareille occasion? Elle jeta un regard à la dérobée sur le jeune homme.

Nous avons dit que Deutz était plutôt «mieux que mal», pour nous servir d'une expression vulgaire, incorrecte, mais expressive. Le premier examen devait donc lui être favorable.

—Vous avez entendu, monsieur Deutz, continua le père; vous pourrez…

Au mot «Deutz», Rébecca avait jeté un cri comme si elle eût été mordue par une bête venimeuse.

—Deutz!… Deutz!… balbutia-t-elle, en étendant la main vers le traître.

—Oui… Pourquoi te troubles-tu?…

Elle pâlit, et s'appuya sur un siège. Deutz voulut la soutenir.

—Oh! ne me touchez pas! dit-elle avec une expression indicible de dégoût.

—Qu'as-tu? s'écria M. Simons stupéfait.

—Lui!… c'est lui…

—Mais parle…

—Lis…, murmura-t-elle, en laissant tomber le numéro du journal qu'elle n'avait pas cessé de tenir à la main.

M. Simons se hâta de ramasser le journal et l'ouvrit, et lut à voix haute:

«Hier, le sieur Deutz a reçu les cinq cent mille francs, prix qu'il avait mis à sa trahison. Nous sommes républicains; mais nous maudissons l'homme assez abject pour…»

Il continua encore deux lignes et comprit tout.

Alors il se redressa de toute sa hauteur.

—Sortez!… sortez! dit-il.

Depuis le commencement de cette scène, Deutz avait tout compris. Mais, s'il n'avait pas bougé, c'est que la rage et le désespoir le tenaient cloué au sol. Il avait cru, le monstre, que son crime resterait caché, et qu'il pourrait jouir en paix de la fortune qu'il avait ramassée dans la boue.

Puis tout à coup, il s'apercevait que son nom était voué à l'exécration et au mépris; que son nom était imprimé tout vif… Il s'enfuit… traversa comme un fou les bureaux du banquier, la cour de la maison… et ne s'arrêta que dans la rue. Là, il chercha à rassembler ses idées, mais le désordre de ses pensées ne le lui permit pas. Il se mit à courir, et arriva ainsi jusqu'au boulevard:

—Eh bien! j'en épouserai une autre! murmura-t-il. Je suis riche. Voilà ce qu'il y avait de plus important. Celle-là n'a pas voulu de moi… j'en épouserai une autre!… Ces gens-là savent que c'est moi… mais tout s'oublie… dans quinze jours, on aura cessé de penser à cette aventure…

Il marchait rapidement suivant la ligne des boulevards dans la direction du Château-d'Eau.

Comme il passait dans ce qu'on a appelé depuis le boulevard du Crime, il vit un grand chantier où travaillaient une vingtaine d'ouvriers.

Sa course folle l'avait épuisé. Il s'appuya contre le chantier pour respirer un peu.

En le voyant si pâle, un des ouvriers crut qu'il était malade. Or, mettez dans une foule un blessé, un bourgeois en redingote et un ouvrier en blouse, c'est l'ouvrier qui, le premier, parlera d'aider de sa bourse le malheureux.

Un grand gaillard, à la figure avenante et loyale, s'avança vers lui:

—Est-ce que vous êtes souffrant, l'ami? lui dit-il.

—Oui…

—D'où souffrez-vous?

Deutz entendit un second qui disait:

—Pauvre diable!

—Oui, ajouta un troisième, il a l'air d'être très-bas… N'importe! j'aimerais encore mieux être dans sa peau que dans celle de ce c… de Deutz!

—Oh! que je le tienne jamais celui-là! grommela le premier, je l'écrase!…

Le traître poussa un rugissement et recommença à fuir…

Pendant trois jours Deutz resta enfermé chez lui. Il n'osait plus sortir: car il lui semblait qu'à chaque coin de rue il rencontrait un ennemi. Il appelait des ennemis ceux qui le méprisaient!

Pendant ces trois jours, il se fit un travail dans son esprit, travail latent, mais énergique. Le mariage était entré autrefois dans ses projets comme un moyen d'avenir: il le voulait riche, parce qu'il y voyait une revanche. N'était-ce pas ce sentiment vil qui l'avait poussé au crime?

Pour une nature complète comme celle-là, l'obstacle accroît le désir. Ah! on lui refusait mademoiselle Simons qui avait une fortune? Eh bien! il en épouserait une autre qui serait pauvre, mais aussi belle, plus belle peut-être!

Il était riche.

Pour lui, l'or, c'était la grande clef humaine qui ouvre toutes les portes, celle du coeur comme celle de la conscience. Dieu a voulu que le mal ne pût jamais admettre l'existence du bien: celui qui est mauvais suppose fatalement que les autres lui ressemblent. Il y a là une loi physiologique, rigoureusement vraie, éternelle, par conséquent, comme tout ce qui est vrai.

Le premier jour de cette retraite, que fit le traître, seul à seul avec lui-même, par un jour de rage? Il maudit ces gens, le père et la fille qui l'avaient chassé; il maudit ces ouvriers, dont la voix brutale, mais sincère, lui avait montré à quel degré de mépris il était descendu.

Cette rage fut violente, exaspérée, accompagnée d'imprécations.

La nuit calma un peu cette fureur. Le second jour, il raisonna plus froidement.

Ce raisonnement ne fit qu'accroître encore son âpre besoin de vengeance.

Vengeance contre qui? Il ne le savait pas lui-même. Au fond c'était une vengeance contre tout le monde.

Le troisième jour ce fut la révolte qui gonfla cette âme! Ah! on le méprisait, et il était riche! Ah! on le refusait comme mari, et il était riche! Ah! on l'insultait, et il était riche! Cela ne serait pas.

Comme il était riche, il achèterait l'estime, il achèterait une femme, il achèterait le respect!

M. Simons et sa fille l'avaient dédaigné, il leur montrerait que l'on trouve toujours en ce bas monde des femmes qui consentent à échanger la misère contre l'aisance.

Il sortit, hautain, déterminé à tout braver. Sa première visite devait être pour une de ses parentes éloignées, très-pauvre, laquelle avait trois filles.

Cette parente vivait en dehors des choses extérieures, et nul doute qu'elle ne connût rien de ce qui s'était passé. Elle était dans la plus profonde misère, et vivait d'une rente de quatre cents francs que lui faisait la caisse de secours israélite.

Où demeurait-elle?

Deutz pouvait facilement se procurer son adresse, en la demandant aux bureaux mêmes de cette caisse de secours. Il prit une voiture, il s'y rendit. Après de longues et patientes recherches, le commis préposé à ces modestes fonctions lui apprit que madame veuve Reynac demeurait chaussée du Maine, nº 173. Deutz donna l'adresse au cocher et le fiacre partit..

Pourquoi tenait-il tant à retrouver cette parente, qu'il avait évitée pendant si longtemps? C'est qu'elle avait trois filles. Il se rappelait les avoir connues,—sept ans auparavant. Elles étaient belles: l'aînée surtout, une ardente créature, qui portait en elle le sceau de la race juive. Qu'étaient-elles devenues? Peut-être allait-il les trouver mariées; peut-être encore la mort, cette grande faucheuse, avait-elle coupé, une fois encore, l'épi au lieu de la fleur!

À vrai dire, mille sentiments divers s'agitaient en lui. Le plus fort était qu'on l'avait chassé, hué, et qu'il éprouvait le besoin de se prouver à lui-même qu'il n'était pas seul au monde couvert d'exécration.

Le fiacre arriva chaussée du Maine. Madame Reynac habitait au sixième étage d'une maison sale, une mansarde encore plus sale que la maison. Comme il était impossible de vivre avec quatre cents francs par an,—même en mourant de faim,—la juive avait imaginé de s'improviser diseuse de bonne aventure. Elle gagnait peut-être à ce métier cinq cents autres francs, sur lesquels la moitié était prélevée, pour nourrir un quine à la loterie.

Deutz faillit être suffoqué en entrant dans la mansarde de la vieille. Elle était assise sur une chaise sans dormir, et tenait sur ses genoux une petite planchette de bois couverte de cartes graisseuses. Ses mains maigres et osseuses faisaient courir sur la planchette dix cartes à la fois. Elle leva la tête en entendant du bruit, et reconnut Deutz, bien qu'elle ne l'eût pas vu depuis sept ans.

—Ah! c'est toi, mon garçon! dit-elle, aussi tranquillement que si elle l'eût quittée la veille.

Il était impossible au regard de décider si cette femme avait soixante ans ou un siècle. L'oeil était vif, mais chassieux; la peau absolument parcheminée, comme une momie; le nez busqué, se joignant presque avec le menton. Elle était hideuse.

—Tu sais que je vais gagner le quine?

—Mais, tante Reynac…

—Tante Reynac! Tu as donc besoin de moi, garçon?

—Peut-être…

—Eh! eh!

Elle quitta ses cartes pour le regarder mieux à son aise. Puis elle posa ses deux mains sur ses genoux, et se mit à tourner ses pouces en dedans:

—Eh!… eh! répéta-t-elle. Allons, parle.

—Mais je ne vois pas vos filles?

—Mes filles?

Une expression de rage se peignit sur les traits de la mégère:

—La plus jeune est morte, grommela-t-elle. C'est ce qu'elle avait de mieux à faire. Lia, la seconde, a mal tourné. Elle est sage.

—Sarah, c'était l'aînée?

—Oh! Sarah a bien fait son chemin. Je suis contente d'elle. Elle m'oublie un peu par ci par là, cependant elle m'aide à nourrir mon quine… Tu verras qu'il sortira un jour ou l'autre.

Elle reprit les cartes et fit encore deux ou trois passes. Deutz l'écoutait patiemment.

Il voulait en arriver à ses fins.

—Alors vous dites que Lia a mal tourné?

—Oui… elle travaille! Belle comme elle l'est!… Tu connais les grands magasins de la Ville de Marseille?

—Oui.

—C'est là qu'elle est employée. Je la vois rarement.

—Elle ne vient donc jamais vous voir?

—Non. Elle prétend que je lui donne de mauvais conseils. Malheur! comme si une mère pouvait donner de mauvais conseils à sa fille! C'est l'enfant de ma chair, n'est-ce pas? Ce que je lui dis, c'est dans son intérêt!

Deutz avait noté dans sa mémoire cette adresse: la Ville de Marseille.

—Eh bien, qu'est-ce que tu avais à me dire? reprit-elle en mêlant ses cartes.

—Voilà. J'ai à parler à Sarah.

—A Sarah? Qu'est-ce que tu peux bien lui vouloir?

—Cela me regarde.

Il prit un louis dans sa poche et, le tenant entre le pouce et l'index, le fit miroiter aux yeux de la vieille.

—Où demeure-t-elle? demanda-t-il.

Les yeux de la juive s'étaient allumés.

—Un louis!… murmura-t-elle, un beau louis tout neuf.

Certes elle aurait donné l'adresse de Sarah pour rien. Mais l'intérêt était là.

—J'en veux deux.

Il fit rentrer la pièce d'or dans sa poche.

—Alors, adieu.

La mégère grommela une phrase de colère en le voyant se diriger vers la porte.

—Comme tu es pressé!

—L'adresse, ou je pars.

—Donne-moi l'argent.

—Non, après.

—Non, avant.

—Après!

—Ah! mon garçon, dit-elle, tu feras ton chemin, tu connais la vie. Eh bien, soit, j'ai plus de confiance que toi, moi. Sarah demeure rue Corneille, en face le théâtre de l'Odéon.

—Merci, tante Reynac, tenez!

Il jeta le louis à la volée; il alla rouler sur la planchette de bois: la vieille le happa au passage.

—Et tu ne veux pas me dire pourquoi tu as besoin de parler à Sarah?

—Non.

—Il faut pourtant que ce soit pour une chose importante, puisque tu as payé son adresse vingt francs!

—Oh! vous vous trompez, tante Reynac, j'en ai eu deux pour vingt francs; celle de Lia et l'autre.

—Ah! tu feras ton chemin, répéta-t-elle avec une nuance de regret.

—Consolez-vous, allez: votre situation pourrait bien changer bientôt.

—Je vais faire une réussite!

—Adieu, tante Reynac!

—Adieu, mon garçon.

Il redescendit les cinq étages encore plus rapidement qu'il ne les avait montés.

—Aux magasins de la Ville de Marseille, cria-t-il au cocher.

Le fiacre redescendit dans l'intérieur de Paris, et traversa les ponts.
Puis il suivit le quai, jusqu'à la hauteur de la rue de la Ferronnerie.

Là s'élevaient, en 1832, ces magasins, peu en harmonie déjà avec le goût du temps, c'étaient les bourgeois du quartier qui s'y approvisionnaient. Ils étaient vides la plupart du temps.

Deutz s'arrêta, et jeta un coup d'oeil à l'intérieur. Il aperçut cinq ou six ouvrières qui travaillaient, les unes riant, les autres attentives. L'une de celles-là, penchée sur sa broderie releva tout à coup la tête, montrant une ravissante figure, fine et douce en même temps.

—Je suis sûr que c'est elle, pensa-t-il.

Il y a mansarde et mansarde. La vieille juive demeurait dans une sentine. Lia habitait un carré entre quatre murs, qui recevait à peine un rayon de soleil par une étroite fenêtre en tabatière. Et cependant on devinait en y entrant que celle qui y restait honorait sa pauvreté par le travail.

Deutz fit ce que les amoureux font de tous les temps, bien qu'il ne le fût guère. Quand l'ouvrière eut fini sa journée, elle sortit du magasin. Alors il suivit Lia jusqu'à la maison où elle demeurait. Puis, quand elle eut disparu derrière la porte cochère, il entra dans la loge de la concierge et demanda:

—Mademoiselle Reynac?

—Au sixième étage, la troisième porte à gauche.

Il frappa; elle vint lui ouvrir elle-même, et resta assez décontenancée en sa trouvant en face d'un inconnu.

Lui, remarqua aussitôt cette différence entre la demeure de la mère et celle de la fille que nous venons d'indiquer.

—Bonjour, Lia, dit-il tranquillement.

—Monsieur…

—Vous ne me reconnaissez pas?

—En effet, et…

Ils étaient debout tous les deux. Elle ne laissait pas d'être embarrassée: cependant, elle n'eut point la peur naturelle qu'une jeune fille aurait pu éprouver en se trouvant en face d'un homme. La vertu n'est pas craintive.

C'est qu'elle était charmante, cette enfant, qui commençait la vie en faisant le rude apprentissage du labeur acharné et de la misère silencieuse.

—Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus! reprit le juif.
Vous étiez à peine haute comme cela… Un bébé!

—Je ne me souviens pas…

—Ah! nous étions bons amis. Vous ne vous rappelez même pas mon nom. A quoi tiennent les souvenirs! Je vais vous montrer, moi, que je n'ai rien oublié. D'abord, ne vous effrayez pas de la demande que je vais vous faire. Aimez-vous quelqu'un, Lia?

La jeune fille croyait rêver. Qu'était donc cet homme qui l'appelait par son prénom, se présentait chez elle, à l'improviste, et enfin lui adressait une pareille question?

—Chère enfant, continua Deutz, ne vous effrayez pas. Quand nous nous sommes quittés, j'avais douze ans, vous en aviez huit. On nous appelait le petit mari et la petite femme… Vous ne vous rappelez pas?

Lia ne pouvait pas se rappeler par la bonne raison que ce qu'il racontait n'avait jamais existé. Mais il était bien sûr de ne pas être démenti. Quel est l'enfant qui n'a point, au fond de son coeur, des souvenirs cachés, qu'il est tout surpris, devenu homme, et quand il a les oubliés, de voir se retracer devant lui?

—Moi, je suis parti au loin. Je pensais souvent à ma petite Lia. Hier, je suis arrivé à Paris. J'ai songé à vous retrouver. Votre mère m'a donné votre adresse. J'ai appris quelle vie de travail était la vôtre, et je me suis senti heureux, à l'idée que je pouvais faire quelque chose pour la compagne d'autrefois qui m'était aussi chère que jamais… Je suis riche, Lia… Voulez-vous que nous reprenions le rêve du temps passé pour en faire une réalité?

Deutz avait parlé doucement. Il était jeune, sa voix douce; l'ombre naissante du soir empêchait Lia de voir que son visage restait immobile, pendant que sa lèvre prononçait ces paroles tendres: elle fut émue.

—Ne vous troublez pas, chère enfant, reprit-il en lui prenant les mains. Vous êtes une vaillante et honnête créature. Quelle meilleure compagne que vous un honnête homme peut-il choisir?

—Vraiment, je reste confondue, répétait-elle.

—Acceptez-vous?

—Monsieur…

—Nous ferons, ou plutôt nous renouvellerons connaissance.

Il s'arrêta un moment, puis:

—Allons! je vois qu'il faut que je vous dise mon nom, pour que vous me reconnaissiez. Vous ne vous souvenez donc plus de Hyacinthe Deutz?

—Hyacinthe Deutz?

—Nous sommes cousins.

Lia était restée tranquille, comme si elle ne savait pas l'épouvantable signification de ce nom-là. Et, en effet, l'ouvrier lit les journaux, mais l'ouvrière ne les lit pas. L'aventure de Madame n'avait pas encore pénétré dans le magasin bourgeois de la Ville de Marseille. Ce n'est pas un fait étonnant. Combien de ces choses qui bouleversent une nation, restent inconnues pendant des semaines, à ces obscurs travailleurs qui composent la toute petite bourgeoisie?

—Laissez-moi vous dire mon projet, chère Lia, dit-il. Je ne veux plus que vous retourniez à votre magasin. Dans un mois nous serons mariés.

Elle hocha doucement la tête:

—Non, mon cousin… puisque nous sommes cousins, reprit-elle en souriant, il faut d'abord nous connaître. Vous êtes riche: je suis pauvre. C'est donc à moi à faire la difficile… pour vous. Peut-être cédez-vous à un mouvement généreux.

Si vous devez vous repentir, mieux vaut que ce soit avant qu'après. Je continuerai ma vie habituelle jusqu'à ce que… Et tenez! pour commencer, je vous permets, pour la première fois, de rester dans ma chambre. J'attends une ouvrière de magasin qui a, comme moi, un travail à finir. Nous nous réunissons tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, pour économiser le feu et la lumière. C'est mon tour ce soir.

Elle lui tendit la main, comme une honnête femme qui ne se méfie pas du mal.

—Avez-vous dîné?

—Non.

—Voulez-vous dîner avec moi?

—Volontiers.

Elle alluma le feu, un pauvre feu de charbon dans la cheminée, et la petite lampe éclaira bientôt la mansarde de sa douce et pâle lueur.

—Oh! vous dînerez mal, je vous préviens.

Ce que Lia appelait «dîner» composerait à peine une collation. Elle ne mangeait de viande que le dimanche. Elle fit chauffer du lait, c'était le potage. L'entrée c'était de la charcuterie, et le dessert des confitures. Encore c'était le grand repas. A midi, elle ne mangeait qu'un morceau de pain.

Tout cela, les assiettes de faïence brune, les verres sans pieds, la cruche d'eau, reluisait à l'oeil. En dix minutes, ils eurent dîné.

—C'est la première fois que pareille chose m'arrive, dit-elle en riant. Mais vous m'avez inspiré confiance tout de suite. Puis j'ai été émue de vos paroles… Je pense si souvent à mon enfance! Comme toutes les autres, j'ai été en butte à ces mots qui sont des insultes et une lâcheté, quand on les adresse à une pauvre fille comme moi… Vous, mon ami, vous êtes le seul qui ayez été loyal et honnête.

Une larme brilla dans ses yeux. Mais elle se mit vite à rire.

—Ne parlons plus de cela. Vous voulez m'épouser… Votre famille n'y consentira peut-être pas!

—Je n'ai pas de famille.

—Si vous alliez regretter de m'avoir engagé votre parole?

—Regretter?… Mais il faut que je vous dise tout. Je vous ai trompée. Ce n'est pas hier que je suis arrivé à Paris, c'est il y a un mois. Je vous aimais de loin… je vous savais belle et honnête; je sais maintenant que nous serons heureux!

Une voix fraîche et gaie résonna sur le palier, et presqu'aussitôt la porte de la mansarde s'ouvrit; livrant passage à une jeune fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui s'arrêta court en voyant son amie attablée avec un jeune homme.

—Tu es étonnée? dit celle-ci.

—Dame! toi qu'on nous donne toujours pour modèle…

—Je te présente mon mari, ma chère Louise.

—Ton mari?

—Mon Dieu, oui.

—Depuis quand?

—Depuis…

—Depuis quinze ans, mademoiselle, dit Deutz.

—Ah! tu attendais quelqu'un!… Je comprends maintenant pourquoi tu étais sage et travailleuse, au lieu d'être un peu folle, comme nous!…

Louise s'assit sur le carreau de la mansarde, chauffant ses mains au feu.

—Oh! que je raconte une affreuse histoire! dit-elle tout à coup. On vient de me l'apprendre tout à l'heure. Tu sais bien… Madame… qui nous passionnait tant… parce qu'elle se battait en Vendée… Est-ce en Vendée?…

Deutz pâlit.

—Eh bien! il paraît qu'on l'a fait prisonnière.

—Pauvre femme! murmura Lia.

—Mais ce qu'il y a de plus affreux, c'est qu'elle a été vendue par un homme qui se disait son ami… Vendue, Lia!

—Le misérable!

—Je cherche à me rappeler son nom… Je ne peux pas y arriver… Et pourtant, il n'y a pas dix minutes qu'on me l'a dit. Vous connaissez cette histoire-là, vous, monsieur?

—Oui… oui.

—Alors, aidez-moi donc… Ah! tant pis! Je me rappellerai le nom une autre fois. A propos de nom, Lia, tu ne m'as pas dit celui de ton fiancé?

—Hyacinthe Deutz.

Louise se leva toute droite:

—Hyacinthe Deutz…

Elle se jeta sur Lia, et, l'entraînant vers la porte avec épouvante:

—Viens… viens… C'est lui! lui!

—Qui?…

—Le traître! l'homme qui a vendu cette pauvre princesse!

Lia jeta un cri de désespoir.

—Et il venait… Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je garde ma misère!…
Ma mansarde est souillée par vous… Allez-vous-en!

—Je suis riche, riche! balbutia Deutz. Malheureuse! tu souffres le froid, la fatigue, la faim… Avec moi, tu n'auras rien à craindre… Quand tu seras ma femme…

—Votre femme!

Elle recula encore.

—Partez… Je vous méprise!… partez!…

Elle ne put rien ajouter. Elle était évanouie.

Deutz se précipita au dehors et s'enfuit.

Il faisait nuit. Il arriva tout courant jusqu'aux ponts, et il entrait dans la première rue qui s'offrait à ses regards, comme huit heures du soir sonnaient à l'horloge de l'Institut.

Alors seulement il s'arrêta. Sa colère était devenue de la rage.

—Cette femme, cette misérable femme! murmura-t-il. Elle est pauvre pourtant! Et elle préfère sa pauvreté… Non, ce n'est pas possible. Il y a autre chose. Depuis quand a-t-on refusé un mari riche? Elle en aimait un autre… Alors, pourquoi m'avait-elle accepté d'abord, pour me refuser ensuite? Ce serait donc réellement parce que…

Son sang bouillonna à la pensée de la nouvelle insulte qu'il venait de supporter. Il serra les poings, et, avec une indicible expression de fureur:

—Il y a un être désintéressé au monde, un être qui méprise l'argent, et il faut que je le rencontre!

Il prononça cette phrase sans se douter qu'il blasphémait.

Relevant la tête, il porta autour de lui son regard haineux. Il contempla la rue où il se trouvait, une vieille rue encaissée, muette, où les passants étaient rares, et les hautes maisons silencieuses qui se dressaient à droite et à gauche.

—Ainsi, pensa-t-il, je suis exécré, méprisé dans chacune de ces maisons! Dans chacun de ces appartements je trouverais, en y cherchant, des êtres pour qui je suis un objet d'exécration! Non. C'est impossible!… Ces Simons… Ils sont riches: sans cela ils ne m'auraient pas chassé! Cette fille… Oh! cette fille… Des ouvriers m'ont injurié… Mais si j'avais voulu leur jeter une poignée d'or, ils auraient crié: vive Deutz!… Cette fille!… Eh bien, soit, elle est honnête et désintéressée… Une par hasard… il faut bien qu'on en rencontre quelquefois!… C'est qu'elle aussi m'a chassé… Et après? Ce n'est qu'une aventure à oublier. J'oublierai cela, comme j'ai oublié tant de choses, pour ne plus penser qu'à ma fortune, à mon argent…

Il avait marché tout en parlant. Il regarda de nouveau autour de lui, et se trouva au carrefour Buci. Le quartier Latin de nos jours existait déjà, mais il s'appelait alors le quartier des Écoles. Les noms changent, mais les moeurs sont les mêmes.

On s'amusait et on travaillait au quartier des Écoles de 1832, comme on travaille et on s'amuse au quartier Latin d'aujourd'hui. Murger l'a calomnié. Ce livre infâme qu'on nomme la Vie de Bohème, ce livre qui a perdu tant de nobles intelligences qui se sont laissé dévoyer dans la fainéantise et dans l'ignominie, est un mensonge depuis la première page jusqu'à la dernière.

Marchant toujours devant lui, Deutz arriva au bout de la rue de l'Ancienne-Comédie. Incertain du chemin qu'il allait suivre, le coeur secoué par la rage, il allait peut-être revenir sur ses pas, afin de demander au grand air un peu de fraîcheur.

Il ventait froid, et son sang le brûlait. Tout à coup, il aperçut une ombre qui passait à côté de lui. C'était une femme, une magnifique créature admirablement faite, et dont les grands yeux semblaient «éclairer l'obscurité,» comme dit un poëte oriental. Cette jeune femme marchait d'un air égaré: elle allait si vite, que Deutz fut obligé de hâter le pas pour la suivre. Elle prit le même chemin que celui par où le traître avait passé pour venir.

Elle descendit la rue Mazarine jusqu'à la ruelle tournante, sale, où elle se joint à la rue Bonaparte, pour aboutir au quai Malaquais. La jeune femme traversa le quai, et suivit quelques instants la chaussée qui longeait la Seine. Arrivée à un de ces escaliers de pierre qui conduisaient à la berge, elle sembla hésiter: puis, après une seconde de réflexion, elle se mit à descendre l'escalier. On eût dit d'une ombre qui ne laissait aucune trace sur son passage. Deutz marchait derrière elle, sans se rendre compte du sentiment qui le poussait. Était-ce la pensée qu'il pouvait peut-être rendre service? Non.

Non. Cette nature infâme n'avait pas un tel coin de générosité. Par les jours d'orage, quand le ciel est gris, pluvieux et sombre, on aperçoit quelquefois un peu de ciel bleu, à travers la nue. Mais l'âme de certains hommes ne connaît pas même cette éclaircie morale, qu'on appelle une généreuse pensée.

La jeune femme arriva sur la berge. La Seine roulait ses flots noirs et tristes. Elle se pencha, puis se mettant à courir, monta sur l'un de ces grands bateaux de bois qui séjournent, en attendant le halage. Elle voulait évidemment se jeter dans le fleuve, de l'autre côté du bateau, car elle craignait sans doute que l'eau ne fût pas assez profonde sur le bord.

Deutz n'avait pas quitté ses pas. Il arriva presque en même temps qu'elle sur le bateau. Elle n'entendait pas. Comme elle croyait être près de la mort, elle écoutait, sans doute, la voix de sa conscience, et cette voix-là devait parler trop haut pour ne pas étouffer les autres.

Elle se pencha encore, mais cette fois, sur l'eau, regardant courir les flots sinistres qui ont abrité tant de crimes et d'infamies, tant de suicides désespérés. Elle faisait déjà un mouvement pour s'y laisser tomber, lorsque Deutz la saisit par le bras. Elle se retourna violemment.

—Qui êtes-vous? que me voulez-vous? dit-elle.

—Vous vouliez mourir?

—Oui, je veux mourir.

—Pourquoi?

Elle éclata de rire.

—Cela ne vous regarde pas! Si je meurs, personne ne me regrettera, personne ne me pleurera! La vie me pèse… me dégoûte! Je n'ai trouvé ni appui, ni consolation, ni rien en ce monde. Ma mère… oh! ma mère… Mais je ne vous en parle pas… bien qu'elle aura un jour un terrible compte à rendre à Dieu, car c'est elle qui m'a perdue! Je veux mourir… Laissez-moi!

—Non!

Elle se débattit un moment. Puis, dans un paroxysme de désespoir, elle tenta d'entraîner le juif avec elle. Mais il se cramponnait de la main gauche au rebord du bateau, pendant que de la droite il l'étreignait à l'épaule.

De guerre lasse elle céda.

—Eh bien, quand vous m'aurez empêchée de mourir aujourd'hui… que m'importe? Je me tuerai demain. Votre intervention n'aura servi qu'à me faire davantage souffrir. Je m'étais décidée à me tuer. Il faudra que je me décide encore… J'aurai deux agonies au lieu d'une!

—Pourquoi vouliez-vous mourir?

—Ne vous l'ai-je pas dit? Ma vie me dégoûte… j'ai honte de moi-même, quand je pense à la jeune fille que j'étais, et quand je vois jusqu'où je suis descendue. Je suis une de ces malheureuses qui ont mis une fois le pied sur le chemin glissant du mal, et qui n'ont pu se retenir après… Ah! si elles me voyaient, celles qui prêtent l'oreille aux paroles menteuses… aux lâches complaisances, elles reculeraient d'effroi!…

Tout autre homme aurait parlé à cette infortunée des devoirs de la créature envers le Créateur; du respect qu'elle doit avoir pour elle-même. Dieu n'a-t-il pas interdit le suicide comme un crime? Mais le misérable qui venait de sauver cette autre misérable ne pensait pas à cela. Il la regardait. Elle était splendidement belle. Les cheveux dénoués tombaient en masses brunes autour de son col blanc. Les yeux, énormes, brillaient d'un éclat étrange.

—Vous craignez la misère, n'est-ce pas?

—Oui, dit-elle à voix basse…

—Vous avez honte de votre vie?…

—Oui.

—Eh bien, si quelqu'un… moi, par exemple, vous proposait de vous faire sortir de cette vie que vous menez… accepteriez-vous?

Une lueur d'espérance brilla dans son regard, mais s'éteignit aussitôt.

—Vous… pourquoi… vous?

—Je vous le dirai plus tard.

Elle regarda à son tour l'homme qui lui tenait un langage si bizarre. Elle vit que le visage de cet homme était bouleversé, comme si une rage intérieure y était peinte. Ses paroles froides et sèches semblaient prononcées comme une leçon apprise et qu'on récite par coeur.

—Pourquoi vous?… répéta-t-elle.

—Je vous ai dit que vous le sauriez.

—Vous ne me connaissez pas.

—Peu m'importe.

—Vous ne savez qui je suis…

—Peu m'importe, vous dis-je.

—Ah! balbutia-t-elle, je croyais cependant être descendue trop bas…

Il avait pris son bras et l'entraînait.

Elle se laissait faire docilement. Ils revinrent sur la berge. Comme elle était faible et chancelait, il la soutint.

Toujours la soutenant, Deutz héla un fiacre qui attendait à une station de voitures. Mais elle lui dit:

—Non. Donnez-moi votre bras; j'aime mieux marcher.

—Où demeurez-vous?

—Je vais vous conduire.

Ils suivirent silencieusement la longue rue Mazarine. Pas une parole ne fut échangée.

Qu'auraient-ils eu à se dire? Elle attendait.

On lui avait promis de la retirer du gouffre où elle se débattait. Lui, ne pensait vraiment pas que la malheureuse femme eût la moindre anxiété de savoir quel sort on allait lui offrir. Il ne songeait qu'à réussir dans ce qu'il projetait. Au reste, ils avaient l'air d'apparitions sinistres, elle avec sa démarche hésitante, ses cheveux épars, lui avec son visage livide, marbré çà et là de rouge, comme si les insultes morales qu'il avait reçues avaient été autant de soufflets.

Ils arrivèrent au carrefour Bucy, de même que Deutz une heure auparavant.

Elle marcha plus vite et monta la rue de l'Odéon.

Parvenus à la grande place qui entoure le théâtre, ils la traversèrent.

—Voilà où je demeure, dit-elle en lui montrant la rue Corneille, une des deux qui bordent le théâtre.

—Rue Corneille!

—Oui.

—Vous demeurez rue Corneille?

—Mais… oui.

Elle ne comprenait pas pourquoi son compagnon faisait preuve d'un tel étonnement.

—Qu'avez-vous?

Il la contempla longuement:

—Elle lui ressemble, dit-il tout bas, j'aurais dû la reconnaître.

—Je vous connais, reprit-il à voix haute. Vous vous appelez Sarah
Reynac!…

C'était bien Sarah, en effet, la fille aînée de la juive, la soeur de Lia. Elle n'en était plus à être surprise. L'aventure où elle se trouvait jetée ressemblait tellement à un roman! Quelle est la femme de ce genre qui ne croit pas au Petit Manteau Bleu, au protecteur inconnu, à toutes ces légendes en cours parmi ces créatures? Elle se laissa faire et monta la première; elle s'arrêta devant une porte, au second étage, de cette maison de la rue Corneille.

L'appartement était simple et fastueux en même temps: on y reconnaissait les traces du luxe de la veille qui sera la misère le lendemain. Pas un seul livre! Est-ce qu'elles ont le temps de lire? Peut-être çà et là un roman de Ducray-Duminil ou un drame de Guilbert de Pixérécourt. L'ameublement est un mélange disparate où la table de bois commun coudoie l'étagère en bois de rose. Sur le parquet, du tapis d'Aubusson, mais tâché, sali, usé jusqu'à la corde.

Il faisait froid, elle jeta une bûche dans la cheminée du salon. Quelle différence entre ce logis, et la demeure de l'ouvrière!

Quand Sarah vit flamber la flamme, elle regarda l'inconnu. Deutz s'était assis dans un fauteuil et la contemplait.

—Parlez, maintenant, dit-elle. Que voulez-vous de moi? que m'offrez-vous? Vous m'avez promis de m'arracher à mon enfer: le pouvez-vous, seulement? Je ne sais même pas s'il est encore temps!

Elle ajouta, après une pause:

—Comment me connaissez-vous?

Puis, baissant la voix, courbant la tête, avec une navrante expression de honte:

—Est-ce que tout le monde ne me connaît pas, moi? balbutia-t-elle.

Elle devait croire à un bon sentiment de la part de cet homme qui entrait si brusquement, et d'une manière imprévue dans son existence.

—Il faut que je vous raconte ma vie, reprit Sarah d'une voix brève; j'aurais pu être honnête, comme tant d'autres. Je ne puis même pas dire que j'ai eu les mauvais conseils de ma mère: ces mauvais conseils ma soeur les a eus comme moi, et cependant… Ne me demandez pas tout ce que j'ai fait. Je n'aurais pas le courage de vous l'apprendre. J'ai roulé, de chute en chute, au dernier degré. Vous voyez où j'en suis maintenant… Je crois que je valais mieux que d'autres, car j'ai eu souvent des remords. Il est vrai que je ne les écoutais pas, ces hôtes importuns qui me parlaient de devoir!… Depuis six mois, j'étais lasse! un dégoût profond s'emparait de moi. J'avais la nostalgie du bien. Je me représentais ce que j'aurais pu être comme ma soeur Lia,… trouver un honnête homme qui m'eût honnêtement aimée… Je n'avais pas voulu. Le mal a tant de séductions, et le travail en a si peu. Alors, je sentais que j'étais pour tous un objet de mépris, un hochet qu'on rejette dans un coin.

La pensée de la mort est entrée en moi pour la première fois; je l'ai chassée d'abord. Et j'ai continué ma vie… Elle est revenue. Si je vous disais ce que j'ai souffert! Je suis jeune encore, j'ai vingt-huit ans, je suis seule, j'avais devant moi l'avenir… mais quel avenir! Un matin, je me suis habillée simplement et je suis sortie. Je voulais trouver de l'ouvrage. Partout où je me suis présentée, on m'a repoussée… A quoi étais-je bonne, en effet? J'avais perdu l'habitude du travail. Pour m'étourdir, je me suis jetée plus avant dans le plaisir. Mais le plaisir ne m'inspirait plus que de la haine. Inutile à tous, nuisible à moi-même, ennuyée du vide qui m'entourait, dégoûtée de mon existence, c'est alors que j'ai résolu d'en finir. Ah! pourquoi m'avez-vous arrêtée au seuil de cette mort, qui eût été le repos? Par quelle fatalité vous êtes-vous trouvé là pour m'imposer le secours odieux de votre volonté de me sauver? Si vous pouvez m'arracher à la vie que je mène, si vous pouvez me régénérer par le travail, songez-y bien! Mais si, après m'avoir entendue, vous m'abandonnez de nouveau, soyez maudit!

Deutz la regardait, les yeux fixés sur cette belle créature, qui avait voulu mourir. Par moments il éprouvait un sentiment de joie âcre, en se disant que le mépris était leur lot commun à tous les deux.

—Vous me connaissez maintenant, acheva-t-elle. Je suis une femme perdue. L'honnête fille détourne la tête quand je passe. Je ne sais plus travailler. J'ai passé du luxe à la misère, comme mes pareilles, pour retourner de la misère au luxe. Je suis une femme perdue! Perdue, c'est-à-dire qui ne peut plus se retrouver. Que pouvez-vous faire pour moi? Rien!

Il y eut un court silence, pendant lequel Deutz réfléchit à la manière dont il devait s'y prendre pour proposer à Sarah ce qu'il voulait.

—Si j'ai bien compris, répliqua-t-il froidement, vous êtes désespérée, et vous ne demandez plus qu'à mourir. La vie n'a plus d'issue pour vous. Vous vous trouvez dans une impasse: c'est de cette impasse dont vous voulez sortir. Vous avez raison. Vous parliez de votre avenir tout à l'heure? Je vais vous dire ce qu'il serait, si vous ne mouriez pas, on si vous refusiez mon offre. Vous avez peut-être une dizaine d'années devant vous: au bout de ces dix ans… c'est la misère noire, sordide. Vous avez honte, maintenant, que serait-ce donc alors? Ces femmes hâves, usées, flétries, ces mendiantes qui grelottent le froid, ont eu aussi une existence de plaisirs comme la vôtre. Vous voyez où elles en sont venues. C'est là que vous en viendriez. Si vous mouriez alors… vous connaissez l'hôpital. Une dalle de marbre!

Sarah frissonna:

—Je suis lâche, dit-elle tout bas. C'est en pensant à tout cela que je veux mourir aujourd'hui, quand je suis jeune, belle, que je peux être encore regrettée…

—Écoutez-moi donc, alors. Je vous offre la fortune. Il y a un… jeune homme riche, qui vous épousera.

—M'épouser… moi!

—Oui!

—Cet homme m'aime?

—Peut-être.

—Son nom?

Il se tut; puis lentement:

—C'est moi.

—Vous!… vous!…

Elle prit son front dans ses mains:

—Vous… Mais vous ne pouvez pas m'aimer.

—Je vous ai dit: Peut-être. Écoutez-moi jusqu'au bout. Je vous propose un marché. Il y a des imbéciles qui me reprochent la façon dont j'ai fait fortune. Comme si l'or ne purifiait pas tout! Si je vous épouse, nous quitterons la France et nous irons nous faire, au loin, une vie nouvelle.

Elle ne comprenait pas. Pourtant elle lui dit:

—Vous ne pouvez donc pas en épouser une autre, que vous me proposez cela, à moi?

—Avez-vous entendu parler de cette princesse qui se battait en Vendée?

—Oui.

—Elle perdait la France. Je l'ai sauvée en la livrant au gouvernement.

—Ah!

—On m'en a récompensé…

Sarah s'était croisé les bras. Elle le regardait de son oeil fixe.

—Je vous connais: vous êtes mon cousin Hyacinthe Deutz. J'ai entendu parler de vous; vous avez vendu cette pauvre femme cinq cent mille francs.

Toute énergie semblait l'avoir abandonnée.

Elle remit sur ses épaules la mante qu'elle avait quittée en rentrant et se dirigea vers la porte du salon.

—Où allez-vous?

—Où vous m'avez prise! Vous épouser, vous? J'aime mieux mourir. Certes, je suis bien infâme et bien misérable; certes, je n'ai jamais rien fait de bon dans ma vie, mais votre or me brûlerait les doigts, si je le partageais avec vous… Je comprends qu'on vole, je comprends qu'on tue, mais je ne comprends pas ce que vous avez fait. Oh! je ne me mets pas en colère… Je n'ai le droit en ce monde de ne mépriser qu'une personne.. vous! Vous m'avez fait du bien.

Elle se tut; puis, par un brusque retour, elle éclata en larmes:

—Que faut-il donc que je sois, pour qu'on vienne m'offrir une pareille honte? Jamais je n'ai mieux compris mon abjection… Oui, je suis une femme perdue, un être sans foi, sans honneur, sans dignité; oui, j'ai pour avenir, si je vis, la honte encore, la honte toujours, pour finir par la misère, l'hôpital et la fosse commune; mais j'aime mieux cela que de devenir votre femme.

Il vit rouge. Une insulte de plus tombant sur cet homme exaspéré, produisit l'effet de l'étincelle sur un baril de poudre. Il bondit jusqu'à Sarah, et lui saisit violemment les poignets:

—Ah! tu te crois aussi le droit de me mépriser! Ah! tu m'outrages… Tu payeras pour les deux autres, pour ta soeur et Rébecca.

Il l'avait jetée par terre et cherchait à l'étrangler. Instinctivement elle se défendait.

—Je vais te tuer!…

—Au secours!… appela-t-elle.

—Je vais te tuer!

Elle se débattit encore, assez pour s'échapper de ses mains et se réfugier au bout du salon. Cela la sauva. Le traître réfléchit sans doute aux conséquences du crime. Il vit la guillotine: il était lâche.

Pâle, livide, au milieu du salon, il se rongeait les poings avec fureur.

—Impuissant! Je ne peux… pas… je n'ose pas me venger… Que faire? où aller? Si je brûlais Paris… La fille riche, la fille honnête, la fille perdue… je suis chassé de partout! Tiens! j'aurais dû t'étrangler!… Adieu! sois maudite, toi et les autres!

Nu-tête, les vêtements en désordre, il sortit, chancelant, la rage dans les yeux, fou de colère, et montrant le poing à ce ciel qui, lui ayant permis d'accomplir sa trahison, ne lui permettait pas d'en jouir.

XIII

LE MAUDIT.

Cette fois c'était fini. Paris lui inspirait de la haine et de la peur. Il résolut de le fuir. Il suivit le bord de la Seine, la tête courbée, sous le poids de l'universelle malédiction qui l'écrasait, mais d'un pas rapide. Il n'avait même plus de pensées, son cerveau était vide. Le vent, la pluie fouettaient son visage, sans qu'il les sentit. Toute volonté, toute énergie étaient mortes. Il marchait. La ville sombre, endormie, se déroulait à ses côtés: il lui semblait que même dans son sommeil elle allait l'insulter encore. Il marchait. N'est-ce pas ainsi que les poëtes ont rêvé Caïn fuyant devant le souvenir du crime qui a tué Abel? Dans l'immortel tableau de Prud'hon, le châtiment marche devant. Précédait-il aussi ce Judas, ce maudit, ce traître, ce Deutz?

Il marchait; la fatigue physique n'avait aucune prise sur ce corps consumé déjà par la fatigue morale. Il franchit en trois heures et demie, tout d'une traite, la distance qui sépare la place de la Concorde de la route de Sèvres. A cette époque où Paris était restreint, la route de Sèvres, qui aujourd'hui touche aux fortifications, formait la pleine banlieue. Le chemin commençait à s'animer; on voyait passer les laitières dans leurs petites voitures, les maraîchers conduisant leurs épaisses charrettes à grands coups de fouet. Lui ne voyait rien: il marchait. Un flot de pensées sombres s'agitait tumultueusement en lui. Les moindres détails de la triple insulte qu'il venait de subir se retraçaient à son esprit. Une parole de rage montait à ses lèvres; il l'étouffait, car il avait peur de s'entendre parler.

Vers deux heures du matin, il s'arrêta. Ses jambes ne pouvaient plus le soutenir. Devant lui coulait la Seine; à droite et à gauche, deux longues rangées de maisons. Sur l'une d'elles, il aperçut la branche de houx qui annonce une auberge. Il s'approcha et frappa. Il lui fallut un certain temps pour se faire ouvrir. Un garçon tout endormi se présenta, mais il recula de deux pas à la vue de cet homme pâle comme un mort, couvert de sueur et dont les cheveux en désordre se collaient à ses tempes.

Deutz lui glissa une pièce de monnaie dans la main.

—Donnez-moi une chambre, dit-il.

On l'introduisit dans la banale et vulgaire chambre d'auberge.

—J'ai froid, dit-il en frissonnant.

Le garçon jeta un fagot dans l'âtre, puis il se retira.

Deutz se jeta pesamment sur le lit sans se dévêtir et s'endormit.

* * * * *

Quand il s'éveilla, le soleil baissait déjà à l'horizon. Le repos l'avait calmé.

—Je suis un niais, murmura-t-il. Est-ce qu'il ne me reste pas ma fortune? Avec ma fortune je puis être heureux… Il fit rapidement sa toilette et envoya acheter un chapeau; puis il sortit. C'était l'après-midi d'un dimanche. Le soleil de décembre illuminait le ciel de ses rayons pâles. Il faisait ce froid sec et piquant qui rend, par une belle journée, la promenade d'hiver si agréable. L'avenue de Sèvres était pleine de monde. Deutz tourna le quai de la Seine et se mit à se promener sur la berge gazonnée qui suit le cours du fleuve. Chaque Parisien connaît l'endroit dont nous parlons. A droite, en face de la Seine, s'étendent ces immenses jardins, qui sont aujourd'hui la propriété de M. le baron de Rothschild.

Des saltimbanques forains avaient établi là leurs pénates, et le petit public populaire se pressait à l'intérieur de leurs baraques de bois; des femmes de chambre tenant des enfants par la main, des boutiquiers, quelques ouvriers et les véritables soldats, les Bayards à cinq centimes, qui regardaient tout cela de leur large sourire confiant.

Cette scène respirait une telle bonhomie, une telle tranquillité, que Deutz s'approcha et se mêla à la foule. Il y avait dix minutes peut-être qu'il était là, quand un homme de haute taille, carré d'épaules, et qui portait un étrange costume, moitié bourgeois et moitié paysan, parut sur la route. Il marchait à grands pas, se dirigeant vers la route de Sèvres, comme s'il voulait gagner Paris.

C'était Aubin Ploguen. Que venait-il faire là? Nos lecteurs ne tarderont pas à le savoir. Lui ne perdait pas son temps. Il marchait à larges enjambées, quand tout à coup il aperçut Deutz, et un cri de colère s'échappa de ses lèvres. Il entra dans la foule, et, se frayant un passage, arriva jusqu'au traître. Alors, levant sa terrible main, il la laissa lourdement tomber sur son épaule.

Certaines natures sont dépaysées quand on les arrache à leur cadre naturel. Le rude Breton se croyait encore en Bretagne. Il confondait la berge de la Seine avec la rive de la Vilaine.

—Fais ta prière, dit-il à voix haute, au milieu de la stupeur des assistants: je vais t'attacher une pierre au cou et te noyer comme un chien!

Une pareille phrase au milieu de la lande de Kloarek n'eût pas étonné le patour, mais aux portes de Paris, éclatant dans une foule populaire, elle fit émeute. On monta sur les chaises pour mieux voir. Le spectacle en plein vent paraissait mesquin.

—Qu'est-ce qu'il y a?

—Oh! le rude homme!

—Qu'est-ce qu'il a fait?

Ces phrases s'échangeaient d'un bout à l'autre des baraques. Aubin répéta:

—Fais ta prière!

Les dents de Deutz claquaient.

—Au secours! cria-t-il.

—Allons, lâchez-le! dirent quelques-uns.

Aubin Ploguen releva sa tête énergique.

—Savez-vous ce qu'a fait cet homme? dit-il. Il a vendu notre princesse,
Madame la régente de France…! C'est Deutz!

Mille imprécations diverses retentirent. On ne s'entendait plus.

—Il faut l'écharper!

—À l'eau! à l'eau! criait-on.

La terreur arrivée à son paroxysme centuple les forces d'un homme. D'un vigoureux mouvement d'épaules, Deutz se dégagea. Mais s'il était hors des mains redoutables d'Aubin Ploguen, il n'était pas sauvé de celles de la foule. D'un saut énorme, il parvint à bondir hors du cercle qui l'entourait. Derrière lui, hurlait, aboyait une meute humaine enragée. L'instinct des foules est souvent honnête. Ce misérable lui faisait horreur.

Deutz courait, pendant que quarante individus, en tête desquels était
Aubin Ploguen, poursuivaient Judas. On entendait hurler:

—À mort! à mort!

—C'est Deutz!

—Deutz!

—C'est celui qui a vendu une femme!

Il courait affolé! La meute suivait sa trace, et cette poursuite endiablée avait lieu à travers la foule, plus rare, qui bordait la Seine. Quelques-uns, voyant un homme fuir, croyaient que c'était un voleur qui tentait de s'échapper, et se portaient au milieu de la route pour l'arrêter: mais Deutz, dans sa lâcheté, trouvait une incomparable vigueur. Il renversait tout, pareil à une catapulte de chair et d'os. Il courait, tête basse, les poings en avant, retenant son souffle, couvert de sueur, noir de poussière. A la porte d'une propriété particulière, se trouvait une niche de chien. Ce dernier voulut se jeter sur lui. Sans sa chaîne il le dévorait.

Derrière lui on criait:

—Arrêtez-le!

—C'est Deutz!

—C'est Deutz!

—C'est Judas!

Aubin Ploguen ne disait rien. Il savait que nul à la course ne pouvait lutter avec lui. Il ne donnait pas à sa course toute sa rapidité, parce qu'il ne voulait point partager avec d'autres l'honneur d'accomplir l'acte de justice. Il voulait que ceux qui poursuivaient avec lui, abandonnassent par épuisement. Alors à ce moment, il se saisirait du traître, et, selon sa menace, le jetterait à la Seine après lui avoir attaché une pierre au cou. Les imprécations arrivaient, furieuses, exaspérées, aux oreilles de Deutz:

—C'est le maudit! criait-on.

Et toute la meute répétait:

—C'est le maudit!

—C'est le maudit!

Son coeur, lâche, vil, ignoble, battait à rompre. Il allait mourir! Comment pourrait-il échapper? C'était impossible, impossible de fuir encore, lorsque ses forces le trahiraient… Et devant lui, la route, immuable, avec les promeneurs étonnés qui contemplaient Caïn fuyant la suprême justice… On ne se mettait même plus devant lui. Ceux qui le rencontraient s'écartaient avec dégoût, comme s'ils eussent craint d'être souillés par son toucher seulement.

Il râlait déjà. Il calcula dans sa pensée qu'il ne pourrait plus courir que sur une longueur de deux cents mètres. Aubin Ploguen était de trente pas en avance des autres… Deutz fit encore un effort. A droite s'ouvrait une grille, donnant sur une longue allée aboutissant à un château. Il entra dans cette allée… Sur le perron du château, il y avait une jeune femme debout… Il roula à ses pieds, râlant, mourant…

—A boire… à boi… dit-il.

La jeune femme, émue de pitié, sans se demander qui était cet homme, d'où il venait, alla prendre un verre d'eau et le lui tendit. Au même instant arrivait Aubin Ploguen, précédant les poursuiveurs. Il s'apprêtait à saisir le Maudit, quand la jeune femme se retourna, et il la reconnut:

—Madame Fernande! dit-il.

—Aubin!

—Fuyez-le… Laissez-le mourir comme un chien… C'est Deutz.

—Non. C'est un homme.

—C'est Deutz…

—Je fais ce qu'eut fait notre bien-aimée princesse, dit-elle tristement… Je donne à boire au lépreux. C'est un homme, et il souffre…

XIV

UNE NUIT D'AGONIE

Deutz se traîna hors du parc de M. Legras-Ducos, râlant de fatigue, épuisé, s'accrochant aux branches pendantes des arbres dénudés, pour se soutenir dans sa marche. Il était horriblement pâle. L'angoisse se lisait dans ses yeux qu'agrandissait une fièvre ardente.

—Il m'aurait tué! il m'aurait tué! balbutiait-il.

Il, c'était Aubin Ploguen, le Breton, le chouan, cette image vivante du châtiment moral qui s'appesantissait sur lui.

Il y avait à peine une demi-heure qu'il marchait quand ses forces le trahirent. Il se laissa tomber au milieu de la route. Il ventait glacé. Le soir était venu, et la nuit glissait, sombre, noire, dans un ciel sans étoiles.

—Je ne peux plus… je ne peux plus avancer, murmura-t-il.

Paris se dressait au loin, géant accroupi et silencieux. Sa masse de maisons sordides et de monuments luxueux, se détachait nettement dans l'obscurité grandissante. En dépit de son anéantissement physique, Deutz sentait monter en lui le flot de haine violente qui le secouait.

—Je ne peux plus… je ne peux plus avancer, répéta-t-il… Est-ce que je vais mourir là, comme un chien?… Si quelqu'un passait… passait sur cette route… j'appellerais au… secours…

Il essaya de se remettre sur ses jambes. Mais elles se dérobaient sous lui. Il lui était impossible de se tenir debout… Il se traîna à plat ventre vers un champ inculte, où croissaient, hautes et drues, ces herbes qui, au printemps, couvrent aujourd'hui les monticules des fortifications. Arrivé dans le champ, il se coucha dans l'herbe qui le masquait presque.

—J'ai froid… dit-il… j'ai froid et j'ai soif. Toutes les souffrances physiques se partageaient ce corps. Il avait les membres glacés et la tête brûlante.

—O Paris! gronda le maudit avec un accent de fureur sourde impossible à rendre, ô Paris! comme je te hais! Je te hais! je te hais!… Il y a là une ville d'un million d'âmes, des hommes s'agitent dans cette orgueilleuse cité, et parmi ces hommes, il n'y en a pas un qui ne me charge d'exécration! Parmi ces brutes, pas une qui ne me méprise! Si je mourais ici, abandonné, à qui pourrais-je demander une parole de pitié? Si les journaux annonçaient demain qu'on a trouvé mon corps dans ce champ… au milieu des herbes… on dirait: Tant mieux! Tant mieux… Et nul ne me plaindrait!

Les frissons qui le secouaient redoublaient de force; sa rage était plus violente encore que sa souffrance, et cependant il souffrait le martyre!

Elle acheva de l'épuiser. Il sentit tout à coup une douleur aiguë, lancinante, qui traversa ses reins, comme une barre rougie au feu. Il poussa un rugissement d'épouvante, car il crut que c'était la mort, la mort et ce qui vient après. Cette idée horrible se traça dans son esprit, et cet esprit, obscurci déjà par la douleur, vit comme une vision du châtiment.

Il était évanoui…

* * * * *

La route s'anima vers neuf heures du soir. Les Parisiens qui, séduits par une belle et sèche journée d'hiver avaient fait une promenade à la campagne, revenaient joyeux, contents, et narguant le ciel devenu pluvieux.

En effet, la pluie commença à tomber glacée, le vent ne cessait pas: de temps à autre il semblait augmenter. Et elle tombait sur le corps du maudit, couché au milieu des herbes, livré à toute l'inclémence d'une nuit d'hiver!

Ah! il avait voulu fuir la misère! Ah! il avait eu honte de la pauvreté qui travaille, espère et attend. Il avait voulu être riche, posséder, lui aussi, ces jouissances que sa bassesse avait si longtemps enviées aux autres… Pour obtenir cette richesse, pour atteindre à ces jouissances, il avait commis un crime horrible… Et quand il se croyait au but, il restait seul, abandonné, maudit, exposé aux intempéries du ciel, à la pluie froide qui inondait son corps!

* * * * *

On passait sur la route. Il y avait des fiacres, des citadines, comme on disait alors, ou bien des chars-à-bancs vulgaires, qui laissaient mouiller impitoyablement leurs voyageurs. Et, malgré tout cela, ceux qui étaient dans les voitures riaient de bon coeur, se moquant de la pluie, se moquant du vent, se moquant du froid. C'est qu'ils avaient l'âme en repos, c'est que nul remords ne s'abattait sur ces fronts insoucieux… C'étaient des ouvriers ou de petits boutiquiers, qui se reposaient, se délassaient, s'amusaient, après avoir travaillé honnêtement toute la semaine. Ils n'avaient pas une fortune de cinq cent mille francs, les uns et les autres, ni même de cent mille, ni même de cinquante mille… Ils étaient pauvres, mais ils avaient le coeur en paix…

Il a vendu une reine! Souffre, Judas! la pluie tombe, le vent souffle! Quel martyre! il est évanoui, mais le corps seul a été vaincu, sans doute, et son âme,—cette âme à laquelle il ne croit pas,—vit et pense encore… Il doit faire un cauchemar affreux… Des rêves effrayants traversent cette cervelle, car les frissonnements qui l'agitent, naissent à la contemplation cachée d'une vision terrible…

Le corps s'est affaissé dans l'herbe, entrant peu à peu dans la terre amollie par la pluie. Elle couvre déjà une partie de la poitrine. O l'horrible visage! son rictus grimaçant est ignoble. La tête contractée par la souffrance physique et par l'épouvante morale, la tête ressemble à celle d'un de ces damnés que le Dante promène à travers son enfer…

Il a vendu une reine! On lui a compté ses trente deniers, et cependant il est là, abandonné, comme un mendiant, comme un mendiant auquel les plus charitables ont refusé de faire l'aumône…

* * * * *

Pour bien narguer la pluie et le mauvais temps, ceux qui passent dans les voitures se sont mis à chanter. Tous les refrains se croisent, s'entrechoquent. Qui n'a assisté à une scène pareille, un dimanche, quand les tapissières ramènent les petits bourgeois des courses?

On entend la complainte du Juif errant ou une chanson de Béranger. Mais ce n'est pas compréhensible. Chacun chantant sa chanson préférée, cela forme une cacophonie épouvantable qui est cependant pleine de gaieté gauloise et bon enfant.

* * * * *

Son évanouissement durait depuis une demi-heure, quand il reprit ses sens. Il ouvrit les yeux, et en même temps ses oreilles purent percevoir les bruits extérieurs. C'est alors qu'il entendit ces bruits de chanson qui venaient à lui.

—Ah!…je serai secouru… pensa-t-il… Il se dressa faiblement, et regarda. Les premières voitures avaient disparu, mais il en venait d'autres. Cinq ou six chars-à-bancs, précédés de quelques citadines.

—Des voitures… on pourra… me transporter… quelque part.

—Au secours! cria-t-il…

Le vent venait en sens contraire, emportant le son de sa voix, étouffant son appel désespéré.

Il répéta:

—Au secours!

Mais on n'entendait point. Alors, il essaya de se traîner vers la route.
Mais les chansons s'ajoutaient au vent pour couvrir sa voix.

* * * * *

Quand les promeneurs endimanchés, au retour d'une fête à la campagne, ont épuisé les chansons de Béranger, les airs à la mode, ou les grands récitatifs d'opéras devenus populaires, ils se rejettent tous d'un commun accord, sur la complainte du moment. Il y a toujours une complainte en vogue. Si aujourd'hui, 15 septembre 1874, vous descendez dans la rue, vous entendrez fredonner une complainte sur Moreau, l'herboriste de Saint-Denis, ce sinistre empoisonneur.

Deutz crut que les chansons avaient cessé, puisqu'il n'entendait plus rien que des rires joyeux. Il espéra que sa voix arriverait jusqu'aux passants, et il cria:

—Au secours! au secours!

Au même instant, une des bandes entonnait ceci:

—Viens çà, lui dit le ministre,
Je vas te la payer…
Tu vas me donner la listre,
Des frais qu' t'a essuyés…
Il répondit:—Coquin d'homme!
Je veux cinq cent mill' francs…
Prix fait, comme les pommes
De terre et le vin blanc…

Il n'entendait pas les paroles, il cria:

—Au secours! au secours!

Mais le refrain éclata, répété avec fureur par toutes les bandes:

Ne soyez pas jaloux!
Ce Deutz n' vaut pas quat' sous!…

Cette fois, il entendit!

Un farceur cria:

—Eh! qui achète la Complainte du Judas, où y a des gravures de M.
Raphaël, représentant le juif qui vend la princesse.

—La complainte de Judas!

—Cinq centimes, un sou!

—Avec gravures!

Le choeur reprit plus fort:

Ne soyez pas jaloux!
Ce Deutz n' vaut pas quat' sous!…

Il jeta un cri effrayant, qui se perdit dans les mugissements du vent…
Et il retomba dans son évanouissement.

Les voitures avaient passé. On distinguait encore dans l'éloignement le refrain:

Ne soyez pas jaloux!
Ce Deutz n' vaut pas quat' sous!…

Et Deutz était là, couché dans le champ inculte, maudit, abandonné, par une nuit d'hiver, sous ce vent, sous cette pluie qui doublaient de violence, inondant son corps, glacé jusqu'à la moëlle!

XV

DÉNOUEMENT

A partir de ce jour-là Deutz disparaît. Nul n'en a plus entendu parler. Dans quelle région le traître s'est-il réfugié? C'est un mystère. Dieu a voulu peut-être qu'il s'évanouît sans laisser de traces…

Nous sommes arrivés à la fin de notre récit. Il nous reste à apprendre à nos lecteurs, ce que le sort a fait de nos héros…

M. Legras-Ducos est mort. On se rappelle ces lettres, que Aubin Ploguen recevait à Nantes, et qu'il attendait avec tant d'impatience. Ces lettres mystérieuses, étaient arrivées on le sait, au nombre de six en six jours.

La première disait:

—Maladie grave. Inflammation de poitrine.

La seconde:

—Beaucoup de mieux.

La troisième:

—Le mieux se continue.

La quatrième:

—Aggravation. Nuit mauvaise.

La cinquième:

—Autre nuit mauvaise.

La sixième:

—De plus en plus mal.

Elles apportaient au fidèle Breton, des nouvelles de M. Legras-Ducos. Il mourut pendant l'hiver qui suivit les événements que nous venons de raconter, et un an après, Fernande et Jean étaient mariés.

Six mois avant cette union, Aubin, Jean-Nu-Pieds et Henry de Puiseux partirent soudainement pour les États-Unis. Le bruit s'était répandu quelque temps avant que Deutz avait paru en Amérique… Les glorieux vendéens avaient-ils été par delà les mers accomplir leur oeuvre de haute justice? C'est ce que nous raconterons un jour…[18]

Philippe de Kardigân a illustré son nom de Robert Français.

Quant à Henry de Puiseux, il vécut auprès de ses amis jusqu'en 1837. Sa gaieté avait pris une teinte assombrie. Il se rappelait! Il se rappelait sans doute les morts de la Pénissière, ces héroïques défenseurs d'une grande cause qui avaient succombé pour leur drapeau. Combien d'entre eux son souvenir allait-il chercher, couchés sous la terre bretonne, oubliés, eux aussi!

Oui, oubliés!

Le coeur des partis politiques ressemble au coeur des hommes par l'ingratitude..

Qui sait aujourd'hui les noms de ceux que nous avons écrits dans ce livre, et que nous sommes fiers d'avoir rappelés à l'admiration et au respect?

Par une belle soirée de l'année 1837, pénétrons au château de Kardigân. Nos lecteurs nous ont accompagné déjà dans la première partie de cette longue histoire. La brise de la mer arrive parfumée et chaude.

Fernande et Jean sont assis sur la grande terrasse, en face de laquelle le docteur Lambquin, faisait naguère ses expériences.

—As-tu des nouvelles d'Henry? demande Fernande à son mari.

—Non.

—Quand est-il donc parti?

—Il y a cinq semaines?

—Déjà!

—J'aurais dû recevoir une lettre pourtant.

Henry était parti pour l'Espagne combattre dans les rangs carlistes.

Las deux époux en étaient là de leur causerie, quand la silhouette énergique d'Aubin Ploguen se détacha vigoureusement sur l'ombre du crépuscule qui tombait.

—Aubin revient de la poste, s'écria Jean; sans doute il va nous remettre quelque lettre…

En effet, le Breton tenait deux lettres à la main; toutes deux portaient le timbre d'Espagne. L'écriture de l'une était inconnue au marquis, celle de l'autre était de Henry.

Jean jeta un cri de joie et fit sauter rapidement le cachet.

—Enfin! murmura-t-il.

Henry écrivait une longue lettre à ses amis pour leur raconter sa vie. Don Carlos l'avait nommé général de division. On se battait dru, disait-il. Ce brave coeur se trouvait dans son élément, au milieu de la bataille. Sa lettre respirait la poudre.

Lorsque Jean l'eût terminée, il ouvrit la seconde.

Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu'il chancela.

—Qu'as-tu donc?

—Lis!

Fernande prit le papier et lut:

«Monsieur le Marquis,

Selon le désir de mon général mourant, j'ai l'honneur et la douleur de vous annoncer que votre ami, M. de Puiseux, a été tué, hier, en chargeant à la tête de sa division…»

Fernande laissa tomber la lettre. Une larme brillait dans ses yeux.

—Mort! lui aussi! dit Jean, en se jetant en pleurant dans les bras de sa femme.

—Regarde!… murmura-t-elle.

Deux enfants blonds et roses entraient à ce moment sur la terrasse, et vinrent se réfugier auprès de leurs parents:

—Ah! nous nous souviendrons de tous ceux qui sont morts en remplissant leur devoir, nous! dit Jean, le coeur brisé. Mais que restera-t-il de tout cela dans ces têtes blondes, dans vingt ans! Quels labeurs, quels héroïsmes oubliés… Le meilleur de tous s'en va… Il sera oublié comme les autres… qui se souviendra?

—Dieu! prononça gravement Aubin Ploguen.

[1: La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt.]

[2: Nom donné par le gouvernement aux Vendéens. Lire les rapports officiels.]

[3: La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt.]

[4: Réflexions du général Dermoncourt.]

[5: Idem.]

[6: La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt.]

[7: Idem.]

[8: Idem.]

[9: Nous avons emprunté la plus grande partie de ces détails historiques à des documents que nos lecteurs ont eu l'obligeance de nous envoyer, et au livre du général Dermoncourt. Qu'il nous soit permis de remercier ici les correspondants inconnus qui ont bien voulu s'intéresser à cet ouvrage, assez pour y prendre part. (Note de l'auteur.)]

[10: M. Maurice Duval ne fut réellement préfet de la Loire-Inférieure que le 5 octobre.]

[11: En 1832, la télégraphie électrique n'existait pas encore: on se servait du télégraphe à bras, dont les transmissions quelquefois interrompues ont inspiré les jolis vers de Nadaud:

… Les mensonges diplomatiques.
Qu'arrête souvent le brouillard.

La France fit ses premiers essais de télégraphie électrique en 1845, sur la ligne de Paris à Rouen, et en 1846 sur la ligne de Paris à la frontière du Nord.]

[12: Nom plein d'aménité que donnaient les employés du duc d'Orléans aux Vendéens.]

[13: La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt..]

[14: Idem.]

[15: Idem.]

[16: Idem.]

[17: Idem.]

[18: Les trois Vendéens ont tenu leur serment. Cette troisième partie paraîtra plus tard sous ce titre: le Châtiment, mais formera un ensemble à part, entièrement séparé du roman de Jean-Nu-Pieds. (Note de l'auteur.)]

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