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Jean qui grogne et Jean qui rit

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The Project Gutenberg eBook of Jean qui grogne et Jean qui rit

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Title: Jean qui grogne et Jean qui rit

Author: comtesse de Sophie Ségur

Illustrator: Horace Castelli

Release date: March 31, 2006 [eBook #18090]

Language: French

Credits: Produced by Bethanne M. Simms, Renald Levesque and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN QUI GROGNE ET JEAN QUI RIT ***



JEAN QUI GROGNE
ET
JEAN QUI RIT

PAR

Mme LA COMTESSE DE SÉGUR

NÉE ROSTOPCHINE


OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 57 VIGNETTES
PAR H. CASTELLI

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1920

A MA PETITE-FILLE

MARIE-THERÈSE DE SÉGUR

Chère petite, tu as longtemps attendu ton livre; c'est qu'il y avait bien des frères, des cousins, des cousines, d'un âge plus respectable que le tien. Mais enfin, voici ton tour. JEAN QUI RIT te fera rire, je l'espère; je ne crains pas que JEAN QUI GROGNE te fasse grogner.

Ta grand'mère qui t'aime bien,

COMTESSE DE SÉGUR,
née ROSTOPCHINE



I

LE DÉPART

HÉLÈNE.

Voilà ton paquet presque fini, mon petit Jean, il ne reste plus à y mettre que tes livres.

JEAN.

Et ce ne sera pas lourd, maman; les voici.»

La mère prend les livres que lui présente Jean et lit: Manuel du Chrétien; Conseils pratiques aux Enfants.

HÉLÈNE.

Il n'y en a guère, il est vrai, mon ami; mais ils sont bons.

JEAN.

Maman, quand je serai à Paris, je tâcherai de voir le bon prêtre qui a fait ces livres.

HÉLÈNE.

Et tu feras bien, mon ami; il doit être bon, cela se voit dans ses livres. Et il aime les enfants, cela se voit bien aussi.

JEAN.

Une fois arrivé à Paris et chez Simon, je n'aurai plus peur.

HÉLÈNE.

Il ne faut pas avoir peur non plus sur la route, mon ami. Qu'est-ce qui te ferait du mal? Et pourquoi te causerait-on du chagrin?

JEAN.

C'est qu'il y a des gens qui ne sont pas bons, maman; et il y en a d'autres qui sont même mauvais.

HÉLÈNE.

Je ne dis pas non; mais tu ne seras pas le premier du pays qui auras été chercher ton pain et la fortune à Paris; il ne leur est pas arrivé malheur; pas vrai? Le bon Dieu et la sainte Vierge ne sont-ils pas là pour te protéger?

JEAN.

Aussi je ne dis pas que j'aie peur, allez; je dis seulement qu'il y a des gens qui ne sont pas bons; c'est-il pas une vérité, ça?

HÉLÈNE.

Oui, oui, tout le monde la connaît, cette vérité. Mais tu ne veux pas pleurer en partant, tout de même! Je ne veux pas que tu pleures.

JEAN.

Soyez tranquille, mère; je m'en irai bravement comme mon frère Simon, qui est parti sans seulement tourner la tête pour nous regarder. Voilà que j'ai bientôt quatorze ans. Je sais bien ce que c'est que le courage, allez. Je ferai comme Simon.

HÉLÈNE.

C'est bien, mon enfant; tu es un bon et brave garçon! Et le cousin Jeannot? Va-t-il venir ce soir ou demain matin?

JEAN.

Je ne sais pas, maman; je ne l'ai guère vu ces trois derniers jours.

HÉLÈNE.

Va donc voir chez sa tante s'il est prêt pour partir demain de grand matin.»

Jean partit lestement. Hélène resta à la porte et le regarda marcher: quand elle ne le vit plus, elle rentra, joignit les mains avec un geste de désespoir, tomba à genoux et s'écria d'une voix entrecoupée par ses larmes:

«Mon enfant, mon petit Jean chéri? Lui aussi doit partir, me quitter! Lui aussi va courir mille dangers dans ce long voyage! mon enfant, mon cher enfant!... Et je dois lui cacher mon chagrin et mes larmes pour ranimer son courage. Je dois paraître insensible à son absence, quand mon coeur frémit d'inquiétude et de douleur! Pauvre, pauvre enfant! La misère m'oblige à l'envoyer à son frère. Dieu de bonté, protégez-le! Marie, mère de miséricorde, ne l'abandonnez pas, veillez sur lui!»

La pauvre femme pleura quelque temps encore; puis elle se releva, lava ses yeux rougis par les larmes, et s'efforça de paraître calme et tranquille pour le retour de Jean.

Jean avait marché lestement jusqu'au détour du chemin et tant que sa mère pouvait l'apercevoir. Mais quand il se sentit hors de vue, il s'arrêta, jeta un regard douloureux sur la route qu'il venait de parcourir, sur tous les objets environnants, et il pensa que, le lendemain de grand matin, il passerait par les mêmes endroits, mais pour ne plus les revoir; et lui aussi pleura.

«Pauvre mère! se dit-il. Elle croit que je la quitte sans regret; elle n'a ni inquiétude ni chagrin. Ma tranquillité la rassure et soutient son courage. Ce serait mal et cruel à moi de lui laisser voir combien je suis malheureux de la quitter! et pour si longtemps! Mon bon Dieu, donnez-moi du courage jusqu'à la fin! Ma bonne sainte Vierge, je me mets sous votre protection. Vous veillerez sur moi et vous me ferez revenir près de maman!»

Jean essuya ses yeux, chercha à se distraire par la pensée de son frère qu'il aimait tendrement, et arriva assez gaiement à la demeure de sa tante Marine. Au moment d'entrer, il s'arrêta effrayé et surpris. Il entendait des cris étouffés, des gémissements, des sanglots. Il poussa vivement la porte; sa tante était seule et paraissait mécontente, mais ce n'était certainement pas elle qui avait poussé les cris et les gémissements qu'il venait d'entendre.

«Te voilà, petit Jean? dit-elle; que veux-tu?

JEAN.

Maman m'a envoyé savoir si Jeannot était prêt pour demain, ma tante, et s'il allait venir à la maison ce soir ou demain de grand matin pour partir ensemble.

LA TANTE.

Je ne peux pas venir à bout de ce garçon-là; il est là qui hurle depuis une heure; il ne veut pas m'obéir; je lui ai dit plus de dix fois d'aller te rejoindre chez ta mère. Il ne bouge pas plus qu'une pierre. L'entends-tu gémir et pleurer?

JEAN.

Où est-il donc, ma tante?

LA TANTE.

Il est dehors, derrière la maison. Va le trouver, mon petit Jean, et vois si tu peux l'emmener.»

Jean sortit, fit le tour le la maison, ne vit personne, n'entendit plus rien. Il appela:

«Jeannot!»

Mais Jeannot ne répondit pas.

Il rentra une seconde fois chez sa tante.

LA TANTE.

Eh bien, l'as-tu décide à te suivre? Il est calmé, car je n'entends plus rien.

JEAN.

Je ne l'ai pas vu, ma tante; j'ai regardé de tous côtés, mais je ne l'ai pas trouvé.

LA TANTE.

Tiens! où s'est-il donc caché?»

La tante sortit elle-même, fit le tour de la maison, appela et, comme Jean, ne trouva personne.

«Se serait-il sauvé, par hasard, pour ne pas t'accompagner demain?»

Jean frémit un instant à la pensée de devoir faire seul un si long voyage et d'entrer seul dans Paris la grande ville, si grande, avait écrit son frère, qu'il ne pouvait pas en faire le tour dans une seule journée. Mais il se rassura bien vite et résolut de le trouver, quand il devrait chercher toute la nuit.

Lui et sa tante continuèrent leurs recherches sans plus de succès.

«Mauvais garçon! murmurait-elle. Détestable enfant!... Si tu pars sans lui, mon petit Jean, et qu'il me revienne après ton départ, je ne le garderai pas, il peut en être sûr.

JEAN.

Où le mettriez-vous donc, ma tante?

LA TANTE.

Je le donnerais à ta mère.

JEAN.

Oh! ma tante! Ma pauvre maman qui ne peut pas me garder, moi, son enfant!

LA TANTE.

Eh bien, n'est-elle pas comme moi la tante de ce Jeannot, la soeur de sa mère? Chacun son tour; voilà bientôt trois ans que je l'ai; il m'a assez ennuyée. Au tour de ta mère, elle s'en fera obéir mieux que moi.»

Pendant que la tante parlait, Jean, qui furetait partout, eut l'idée de regarder dans une vieille niche à chien, et il vit Jeannot blotti tout au fond.

«Le voilà, le voilà! s'écria Jean. Voyons, Jeannot, viens, puisque te voilà trouvé.»

Jeannot ne bougeait pas.

«Attends, je vais l'aider à sortir de sa cachette», dit la tante enchantée de la découverte de Jean.

Se baissant, elle saisit les jambes de Jeannot et tira jusqu'à ce qu'elle l'eût ramené au grand jour.

A peine Jeannot fut-il dehors, qu'il recommença ses cris et ses gémissements.

JEAN.

Voyons, Jeannot, sois raisonnable! Je pars comme toi; est-ce que je crie, est-ce que je pleure comme toi! Puisqu'il faut partir, à quoi ça sert de pleurer? Que fais-tu de bon ici? rien du tout. Et à Paris, nous allons retrouver Simon, et il nous aura du pain et du fricot. Et il nous trouvera de l'ouvrage pour que nous ne soyons pas des fainéants, des propres à rien. Et ici, qu'est-ce que nous faisons? Nous mangeons la moitié du pain de maman et de ma tante. Tu vois bien! Sois gentil: dis adieu à ma tante, et viens avec moi. Le voisin Grégoire a donné à maman une bonne galette et un pot de cidre pour nous faire un bon souper, et puis Daniel nous a donné un lapin qu'il venait de tuer.»

Le visage de Jeannot s'anima, ses larmes se tarirent et il s'approcha de son cousin en disant:

«Je veux bien venir avec toi, moi.»

La tante profita de cette bonne disposition pour lui donner son petit paquet accroché au bout du bâton de voyage.

«Va, mon garçon, dit-elle en l'embrassant, que Dieu te conduise et te ramène les poches bien remplies de pièces blanches; tiens, en voilà deux de vingt sous chacune; c'est M. le curé qui me les a données pour toi; c'est pour faire le voyage. Adieu, Jeannot; adieu, petit Jean.

JEAN.

Nous serons bien heureux, va! D'abord, nous ferons comme nous voudrons; personne pour nous contrarier.

JEANNOT.

Ma tante Hélène ne te contrarie pas trop, toi; mais ma tante Marine! Est-elle contredisante! et exigeante! et méchante! Je suis bien content de ne plus l'entendre gronder et crier après moi.

JEAN.

Écoute, Jeannot, tu n'as pas raison de dire que ma tante Marine est méchante! Elle crie après toi un peu trop et trop fort, c'est vrai; mais aussi tu la contrariais bien, et puis, tu ne lui obéissais pas.

JEANNOT.

Je crois bien, elle voulait m'envoyer faire des commissions au tomber du jour: j'avais peur!

JEAN.

Peur! d'aller à cent pas chercher du pain, ou bien d'aller au bout du jardin chercher du bois!

JEANNOT.

Écoute donc! Moi, je n'aime pas à sortir seul à la nuit. C'est plus fort que moi: j'ai peur!

JEAN.

Et pourquoi pleurais-tu tout à l'heure, puisque tu es content de t'en aller? Et pourquoi t'étais-tu si bien caché, que c'est pas un pur hasard si je t'ai trouvé?

JEANNOT.

Parce que j'ai peur de ce que je ne connais pas, moi; j'ai peur de ce grand Paris.

JEAN.

Ah bien! si tu as peur de tout, il n'y a plus de plaisir? Puisque tu dis toi-même que tu étais mal chez ma tante, et que tu es content de t'en aller?

JEANNOT.

C'est égal, j'aime mieux être mal au pays et savoir comment et pourquoi je suis mal, que de courir les grandes routes et ne pas savoir où je vais, et avec qui et comment je dois souffrir.

JEAN.

Que tu es nigaud, va! Pourquoi penses-tu avoir à souffrir?

JEANNOT.

Parce que, quoi qu'on fasse, où qu'on aille, avec qui qu'on vive, on souffre toujours! Je le sais bien, moi.

JEAN, riant.

Alors tu es plus savant que moi; j'ai du bon dans ma vie, moi; je suis plus souvent heureux que malheureux, content que mécontent, et je me sens du courage pour la route et pour Paris.

JEANNOT.

Je crois bien! tu as une mère, toi! Je n'ai qu'une tante!

JEAN.

Raison de plus pour que ce soit moi qui pleure en quittant maman et que ce soit toi qui ries, puisque ta tante ne te tient pas au coeur; mais tu grognes et pleures toujours, toi. Entre les deux, j'aime mieux rire que pleurer.»

Jeannot ne répondit que par un soupir et une larme, Jean ne dit plus rien. Ils marchèrent en silence et ils arrivèrent à la porte d'Hélène; en l'ouvrant, Jeannot se sentit surmonté par une forte odeur de lapin et de galette.

HÉLÈNE.

Te voilà enfin de retour, mon petit Jean! Je m'inquiétais de ne pas te voir revenir. Et voici Jeannot que tu me ramènes. Eh bien! eh bien! quelle figure consternée, mon pauvre Jeannot! Qu'est-ce que tu as? Dis-le-moi.... Voyons, parle; n'aie pas peur.»

Jeannot baisse la tête et pleure.

JEAN.

Il n'a rien du tout, maman, que du chagrin de partir. Et pourtant il disait lui-même tout à l'heure que ça ne le chagrinait pas de quitter ma tante! Alors, pourquoi qu'il pleure?

HÉLÈNE.

Certainement; pourquoi pleures-tu? Et devant un lapin qui cuit et une galette qui chauffe? C'est-il raisonnable, Jeannot? Voyons, plus de ça, et venez tous deux m'aider à préparer le souper; et un fameux souper!

JEANNOT, soupirant

Et le dernier que je ferai ici, ma tante!

HÉLÈNE.

Le dernier! Laisse donc! Vous reviendrez tous deux avec des galettes et des lapins plein vos poches; et tu en mangeras chez moi avec mon petit Jean. Il est courageux, lui. Regarde sa bonne figure réjouie.... Tiens! tu as les yeux rouges, petit Jean. Qu'est-ce que tu as donc? Une bête entrée dans l'oeil?»

Jean regarda sa mère; ses yeux étaient remplis de larmes; il voulut sourire et parler, mais le sourire était une grimace, et la voix ne pouvait sortir du gosier. La mère se pencha vers lui, l'embrassa, se détourna et sortit pour aller chercher du bois, dit-elle. Quand elle rentra, sa bouche souriait, mais ses yeux avaient pleuré; ils s'arrêtèrent un instant seulement, avec douleur et inquiétude, sur le visage de son enfant.

Le petit Jean l'examinait aussi avec tristesse; leur regard se rencontra; tous deux comprirent la peine qu'ils ressentaient, l'effort qu'ils faisaient pour la dissimuler, et la nécessité de se donner mutuellement du courage.

«Le bon Dieu est bon, maman; il nous protégera! dit Jean avec émotion. Et quel bonheur que vous m'ayez appris à écrire! Je vous écrirai toutes les fois que j'aurai de quoi affranchir une lettre!

HÉLÈNE.

Et moi, mon petit Jean, M. le curé m'a promis un timbre-poste tous les mois.... En attendant, voici notre lapin cuit à point, qui ne demande qu'à être mangé.»

Les enfants ne se le firent pas répéter; ils s'assirent sur des escabeaux; chacun prit un débris de plat ou de terrine, ouvrit son couteau et attendit, en passant sa langue sur ses lèvres, qu'Hélène eût coupé le lapin et eût donné à chacun sa part.

Pendant un quart d'heure on n'entendit d'autre bruit dans la salle du festin que celui des mâchoires qui broyaient leur nourriture, des couteaux qui glissaient sur les débris d'assiette, du cidre qui passait du broc dans le verre unique servant à tour de rôle à la mère et aux enfants.

Après le lapin vint la galette; mais les appétits devenaient plus modérés; la conversation recommença, lente d'abord, puis animée ensuite.

«Fameux lapin, dit Jean, avalant la dernière bouchée.

—Quel dommage qu'il n'en reste plus, dit Jeannot en soupirant.

—Et avec quel plaisir vous mangerez demain ce qui en reste! dit Hélène en souriant.

JEAN.

Ce qui en reste? Comment, mère, il en reste?

HÉLÈNE.

Je crois bien qu'il en reste, et un bon morceau; les deux cuisses, une pour chacun de vous.

JEAN.

Mais... comment se fait-il?... Vous n'en avez donc pas mangé, maman?

HÉLÈNE.

Si fait, si fait, mon ami! Pas si bête que de ne pas goûter un pareil morceau.»

Elle disait vrai, elle en avait réellement goûté, car elle s'était servi la tête et les pattes. Jean voulut encore lui faire expliquer quelle était la portion du lapin qu'elle avait mangée, mais elle l'interrompit.

«Assez mangé et assez parlé mangeaille, mes enfants; à présent, rangeons tout et préparons le coucher; ce ne sera pas long. Jeannot couchera avec toi dans ton lit, mon petit Jean. Avant de commencer notre nuit, enfants, allons faire une petite prière dans notre chère église; nous demanderons au bon Dieu et à notre bonne mère de bénir votre voyage.

JEAN.

Et puis nous irons dire adieu à M. le curé, maman!

HÉLÈNE.

Oui, mon ami; c'est une bonne idée que tu as là, et qui me fait plaisir.»

Le jour commençait à baisser, mais ils n'avaient pas loin à aller; l'église et le presbytère étaient à cent pas. Ils marchèrent tous les trois en silence; la mère se sentait le coeur brisé du départ de son enfant; Jean s'affligeait de la solitude de sa mère, et Jeannot songeait avec effroi aux dangers du voyage et au tumulte de Paris.

Ils arrivèrent devant l'église; la porte était ouverte, Hélène entra suivie des enfants, et tous trois se mirent à genoux devant l'autel de la sainte Vierge. Hélène et Jean priaient et pleuraient, mais tout bas, en silence, afin d'avoir l'air calme et content. Jeannot soupirait et demandait du pain et un voyage heureux, suivi d'une heureuse arrivée chez Simon.

Pendant que la mère priait, elle se sentit serrer doucement le bras, et une voix enfantine lui dire tout bas:

«Assez, maman, assez: j'ai faim.»

Hélène se retourna vivement et vit une petite fille; l'obscurité croissante l'empêcha de distinguer ses traits! Elle se pencha vers elle.

«Je ne suis pas ta maman, ma petite», lui dit-elle.

La petite fille recula avec frayeur et se mit à crier:

«Maman, maman, au secours!»

Jean et Jeannot se levèrent fort surpris, presque effrayés. Hélène prit la petite fille par la main, et ils sortirent tous de l'église.

HÉLÈNE.

Où est ta maman, ma chère petite? Je vais te ramener à elle.

LA PETITE FILLE.

Je ne sais pas; elle était là!

HÉLÈNE.

Sais-tu où elle est allée?

LA PETITE FILLE.

Je ne sais pas; elle m'a dit: «Attends moi». J'attendais.

HÉLÈNE.

Elle est peut-être chez M. le curé. Allons l'y chercher.»

La petite fille se laissa conduire; en deux minutes ils furent chez M. le curé, qui interrogea Hélène sur la petite fille qu'elle amenait.

HÉLÈNE.

Je ne sais pas qui elle est, monsieur le curé. Je viens de la trouver dans l'église; elle cherchait sa maman, que je pensais trouver chez vous.

LE CURÉ.

Je n'ai vu personne; c'est singulier tout de même. Comment t'appelle-tu, ma petite? ajouta-t-il en caressant la joue de la petite.

LA PETITE FILLE.

J'ai faim! Je voudrais manger.»

Le curé alla chercher du pain, du raisiné et un verre de cidre; la petite mangea et but avec avidité.

Pendant qu'elle se rassasiait, Hélène expliquait au curé qu'elle était venue lui demander une dernière bénédiction pour le voyage qu'allaient entreprendre les enfants.

LE CURÉ.

«Quand donc partent-ils?

HÉLÈNE.

Demain matin de bonne heure, monsieur le curé.

LE CURÉ.

Demain, déjà! Je vous bénis de tout mon coeur et du fond du coeur, mes enfants. N'oubliez pas de prier le bon Dieu et la sainte Vierge de vous venir en aide dans tous vos embarras, dans vos privations, dans vos dangers, dans vos peines. Ce sont vos plus sûrs et vos plus puissants protecteurs.... Et quant à cette petite, mère Hélène, emmenez-la chez vous jusqu'à ce que sa mère revienne la chercher. Je vous l'enverrai si elle vient chez moi.

«Et vous, mes enfants, continua-t-il en ouvrant un tiroir, voici un souvenir de moi qui vous sera une protection pendant votre voyage et pendant votre vie.»

Il retira du tiroir deux cordons noirs avec des médailles de la sainte Vierge et les passa au cou de Jean et de Jeannot, qui les reçurent à genoux et baisèrent la main du bon curé.

La petite fille avait fini de manger; elle recommença à demander sa maman. Hélène l'emmena après avoir pris congé de M. le curé; Jean et Jeannot la suivirent. Hélène espérait trouver la mère de la petite aux environs de l'église, devant laquelle ils devaient passez pour rentrer chez eux; mais, ni dans l'église ni à l'entour de l'église, elle ne vit personne qui réclamât l'enfant.

La petite pleurait; Hélène soupirait.

«Que vais-je faire de cette enfant? pensa-t-elle. Je n'ai pas les moyens de la garder. Je ne me suis pas séparée de mon pauvre petit Jean pour prendre la charge d'une étrangère. Mais je suis bien sotte de m'inquiéter; le bon Dieu me l'a remise entre les mains, le bon Dieu me donnera de quoi la nourrir, si sa mère ne vient pas la rechercher.»

Rassurée par cette pensée, Hélène ne s'en inquiéta plus; elle la coucha au pied de son lit, la couvrit de quelques vieilles hardes; le printemps était avancé, on était au mois de juin; il faisait beau et chaud. Les petits garçons se couchèrent; Jeannot s'établit dans le lit de son cousin, et Jean s'étendit près de lui.

«C'est notre dernière nuit heureuse, maman, dit Jean en l'embrassant avant de se coucher.

—Non, mon enfant, pas la dernière; laissons marcher le temps, qui passe bien vite, et nous nous retrouverons. Dors, mon petit Jean: il faudra se lever de bonne heure demain.»

La petite fille dormait déjà, Jeannot s'endormait; Jean fut endormi peu d'instants après; la mère seule veilla, pleura et pria.




II

LA RENCONTRE

Le lendemain au petit jour, Hélène se leva, fit deux petits paquets de provisions, les enveloppa avec le linge et les vêtements des enfants, et s'occupa de leur déjeuner; au lieu du pain sec, qui était leur déjeuner accoutumé, elle y ajouta une tasse de lait chaud. Aussi, quand ils furent éveillés, lavés et habillés, ce repas splendide dissipa la tristesse de Jean et les inquiétudes de Jeannot. La petite fille dormait encore.

Le moment de la séparation arriva: Hélène embrassa dix fois, cent fois son cher petit Jean; elle embrassa Jeannot, les bénit tous deux, et fit voir à Jean plusieurs pièces d'argent qui se trouvaient dans la poche de sa veste.

«Ce sont les braves gens, nos bons amis de Kérantré, qui t'ont fait ce petit magot, pour reconnaître les petits services que tu leur as rendus, mon petit Jean. M. le curé y a mis aussi sa pièce.»

Jean voulut remercier, mais les paroles ne sortaient pas de son gosier; il embrassa sa mère plus étroitement encore, sanglota un instant, s'arracha de ses bras, essuya ses yeux, et se mit en route comme son frère le sourire sur les lèvres, et sans tourner la tête pour jeter un dernier regard sur sa mère et sur sa demeure.

«Je comprends, se dit-il, pourquoi Simon marchait si vite et ne se retournait pas pour nous regarder et nous sourire. Il pleurait et il voulait cacher ses larmes à maman. Pauvre mère! elle ne pleure pas; elle croit que je ne pleure pas non plus, que j'ai du courage, que j'ai le coeur joyeux, tout comme pour Simon. C'est mieux comme ça; le courage des autres vous en donne: je serais triste et malheureux si je pensais que maman eût du chagrin de mon départ. Elle croit que je serai heureux loin d'elle.... Calme, gai même, c'est possible; mais heureux, non. Sa tendresse et ses baisers me manqueront trop.»

Pendant que Jean marchait au pas accéléré, qu'il réfléchissait, qu'il se donnait du courage et qu'il s'éloignait rapidement de tout ce que son coeur aimait et regrettait, Jeannot le suivait avec peine, pleurnichait, appelait Jean qui ne l'entendait pas, tremblait de rester en arrière et se désolait de quitter une famille qu'il n'aimait pas, une patrie qu'il ne regrettait pas, pour aller dans une ville qu'il craignait, à cause de son étendue, près d'un cousin qu'il connaissait peu et qu'il n'aimait guère.

«Je suis sûr que Simon ne va pas vouloir s'occuper de moi, pensa-t-il; il ne songera qu'à Jean, il ne se rendra utile qu'à Jean, et moi je resterai dans un coin, sans que personne veuille bien se charger de me placer.... Que je suis donc malheureux! Et j'ai toujours été malheureux? A deux ans je perds papa en Algérie; à dix ans je perds maman. C'est ma tante qui me prend chez elle, la plus grondeuse, la plus maussade de toutes mes tantes. Et ne voilà-t-il pas, à présent, qu'elle m'envoie me perdre à Paris, au lieu de me garder chez elle.

«Jean est bien plus heureux, lui; il est toujours gai, toujours content; tout le monde l'aime; chacun lui dit un mot aimable. Et moi! personne ne me regarde seulement; et quand par hasard on me parle, c'est pour m'appeler pleurard, maussade, ennuyeux, et d'autres mots aussi peu aimables.

«Et on veut que je sois gai? Il y a de quoi, vraiment! Ma bourse est bien garnie! Deux francs que le curé m'a donnés! Et Jean qui ne sait seulement pas son compte, tant il en a! Tout le monde y a mis quelque chose, a dit ma tante.... Je suis bien malheureux! rien ne me réussit!»

Tout en réfléchissant et en s'affligeant, Jeannot avait ralenti le pas sans y songer. Quand le souvenir de sa position lui revint, il leva les yeux, regarda devant, derrière, à droite, à gauche; il ne vit plus son cousin Jean. La frayeur qu'il ressentit fut si vive que ses jambes tremblèrent sous lui; il fut obligé de s'arrêter, et il n'eut même pas la force d'appeler.

Après quelques instants de cette grande émotion, il retrouva l'usage de ses jambes, et il se mit à courir pour rattraper Jean. La route était étroite, bordée de bois taillis: elle serpentait beaucoup dans le bois; Jean pouvait donc ne pas être très éloigné sans que Jeannot pût l'apercevoir. Dans un des tournants du chemin, il vit confusément une petite chapelle, et il allait la dépasser, toujours courant, soufflant et suant, lorsqu'il s'entendit appeler.

Il reconnut la voix de Jean, s'arrêta joyeux, mais surpris, car il ne le voyait pas.

«Jeannot, répéta la voix de Jean, viens, je suis ici.

JEANNOT.

Où donc es-tu? Je ne te vois pas.

JEAN.

Dans la chapelle de Notre-Dame consolatrice.

—Tiens, dit Jeannot en entrant, que fais-tu donc là?

—Je prie,... répondit Jean. J'ai prié et je me sens consolé. Je sens comme si Notre-Dame envoyait à maman des consolations et du bonheur.... Je vois des traces de larmes dans tes yeux, pauvre Jeannot; viens prier, tu seras consolé et fortifié comme moi.

JEANNOT.

Pour qui veux-tu que je prie? je n'ai pas de mère.

JEAN.

Prie pour ta tante, qui t'a gardé trois ans.

JEANNOT.

Bah! ma tante! ce n'est pas la peine.

JEAN.

Ce n'est pas bien ce que tu dis là, Jeannot. Prie alors pour toi-même, si tu ne veux pas prier pour les autres.

JEANNOT.

Pour moi? c'est bien inutile. Je suis malheureux, et, quoi que je fasse, je serai toujours malheureux. D'ailleurs tout m'est égal.

JEAN.

Tu n'es malheureux que parce que tu veux l'être. Excepté que j'ai maman et que tu as ma tante, nous sommes absolument de même pour tout. Je me trouve heureux, et toi tu te plains de tout.

JEANNOT.

Nous ne sommes pas de même; ainsi tu as je ne sais combien d'argent, et moi je n'ai que deux francs.

JEAN.

Si ton malheur ne tient qu'à ça, je vais bien vite te le faire passer, car je vais partager avec toi.

JEANNOT, un peu honteux.

Non, non, je ne dis pas cela; ce n'est pas ce que je te demande ni ce que je voulais.

JEAN.

Mais, moi, c'est ce que je demande et c'est ce que je veux. Nous faisons route ensemble; nous arriverons ensemble et nous resterons ensemble: il est juste que nous profitions ensemble de la bonté de nos amis.»

Et, sans plus attendre, Jean tira de sa poche la vieille bourse en cuir toute rapiécée qu'y avait mise sa mère, s'assit à la porte de la chapelle, fit asseoir Jeannot près de lui, vida la bourse dans sa main et commença le partage.

«Un franc pour toi, un franc pour moi.»

Il continua ainsi jusqu'à ce qu'il eût versé dans les mains de Jeannot la moitié de son trésor, qui montait à huit francs vingt-cinq centimes pour chacun d'eux.

Jeannot remercia son cousin avec un peu de confusion; il prit l'argent, le mit dans sa poche.

«J'ai deux francs de plus que toi, dit-il.

JEAN.

Comment cela? J'ai partagé bien exactement.

JEANNOT.

Parce que j'avais deux francs que m'a donnés le curé.

JEAN.

Ah! c'est vrai! Te voilà donc plus riche que moi. Tu vois bien que tu n'es pas si malheureux que tu le disais.

JEANNOT.

Je n'en sais rien. J'ai du guignon. Un voleur viendra peut-être m'enlever tout ce que j'ai.

—Tu ne croyais pas être si bon prophète», dit une grosse voix derrière les enfants.

Les enfants se retournèrent et virent un homme jeune, de grande taille, aux robustes épaules, à la barbe et aux favoris noirs et touffus; il les examinait attentivement.

Jean sauta sur ses pieds et se trouva en face de l'étranger.

JEAN.

Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez le coeur de dépouiller deux pauvres garçons obligés de quitter leur mère et leur pays pour aller chercher du pain à Paris, parce que leurs parents n'en ont plus à leur donner.»

L'étranger ne répondit pas; il continuait à examiner les enfants.

JEAN.

Au reste, monsieur, voici tout ce que j'ai: huit francs vingt-cinq centimes que nos amis m'ont donnés pour mon voyage.»

L'étranger prit l'argent de la main de Jean.

L'ÉTRANGER.

Et avec quoi vivras-tu jusqu'à ton arrivée à Paris?

JEAN.

Le bon Dieu me donnera de quoi, monsieur, comme il a toujours fait.

—Et toi, dit l'étranger en se tournant vers Jeannot, qu'as-tu à me donner?

JEANNOT, tombant à genoux et pleurant.

Je n'ai rien que ce qu'il me faut tout juste pour ne pas mourir de faim, monsieur. Grâce pour mon pauvre argent! Grâce, au nom de Dieu!

L'ÉTRANGER.

Pas de grâce pour l'ingrat, le lâche, l'avide, le jaloux. J'ai tout entendu. Donne vite.»

L'étranger mit sa main dans la poche de Jeannot, et enleva les dix francs vingt-cinq centimes qui s'y trouvaient. Jeannot se jeta à terre et pleura.

«Monsieur, dit Jean, touché des larmes de son cousin et un peu ému lui-même de la perte de sa fortune, ayez pitié de lui; rendez-lui son argent.

L'ÉTRANGER.

Pourquoi le rendrais-je à lui et pas à toi?

JEAN.

Parce que moi j'ai du courage, monsieur; et lui est faible. C'est le bon Dieu qui nous a faits comme ça; ce n'est pas par orgueil que je le dis.

L'ÉTRANGER.

Tu es un bon et brave petit garçon, et nous en reparlerons tout à l'heure. Où allez-vous?

JEAN.

A Paris, monsieur.

L'ÉTRANGER.

C'est donc bien décidé? Et comment y arriverez-vous sans argent?

—Oh! monsieur, je n'en suis pas inquiet. De même que nous avons eu le malheur de vous rencontrer, de même nous pouvons rencontrer une bonne âme charitable qui nous viendra en aide.»

L'étranger sourit et ne put s'empêcher de donner une petite tape amicale sur la joue fraîche de Jean.

L'ÉTRANGER.

Ton camarade n'en dit pas autant, ce me semble.

JEAN.

C'est qu'il est terrifié, monsieur. Il a toujours peur, ce pauvre Jeannot.

L'ÉTRANGER, avec ironie.

Ah! il s'appelle Jeannot! Beau nom! Bien porté! Et toi, quel est ton nom?

JEAN.

C'est Jean, monsieur.

L'ÉTRANGER.

Vrai beau nom, celui-là? Et tu me fais l'effet de devoir faire honneur à tes saints patrons. Allons, Jean et Jeannot, marchons; je vais vous escorter, de peur d'accident. Tiens, mon brave petit Jean, voici tes huit francs vingt-cinq centimes, auxquels j'ajoute vingt francs pour payer ton voyage. Et toi, pleurard, poltron, voici tes dix francs vingt-cinq centimes, auxquels j'ajoute la défense de rien recevoir de Jean. Si j'apprends que tu as encore accepté un partage, tu auras affaire à moi. Suivez-moi tous deux; je veux vous faire déjeuner à Auray, dont nous ne sommes pas éloignés.

JEAN, les yeux brillants de joie et de reconnaissance.

Vous avez bien de la bonté, monsieur; je suis bien reconnaissant; je ne sais comment vous remercier, monsieur.

L'ÉTRANGER.

En mangeant de bon appétit le déjeuner que je vais te donner, mon petit Jean.

JEAN.

Tiens! vous dites comme maman: petit Jean

Et les yeux de petit Jean se mouillèrent de larmes.




III

LE VOLEUR SE DÉVOILE

Les enfants suivirent l'étranger, Jean remerciant le bon Dieu et la sainte Vierge de la rencontre d'un si bon, si riche et si généreux voleur, et Jeannot déplorant son guignon et enviant le bonheur de Jean.

Pendant le trajet d'une lieue qui séparait la chapelle de la ville, l'étranger chercha à faire causer les enfants, Jean surtout lui plaisait singulièrement. Jeannot, mécontent de n'avoir pas eu, comme son cousin, une gratification du voleur, répondait à peine et se plaignait de la fatigue, de la chaleur, de la longueur de la route.

L'ÉTRANGER.

Je ne t'oblige pas à me suivre, pleurnicheur; reste en arrière si tu veux.

JEANNOT.

Que je reste en arrière pour que les loups me mangent.

L'ÉTRANGER.

Les loups! au mois de juin, en plein soleil!

JEANNOT.

Il n'y a pas de soleil qui tienne! Les loups n'ont pas peur du soleil. On en a vu deux à Kermadio il n'y a pas déjà si longtemps.

L'ÉTRANGER.

Tu as pris des chiens pour des loups!

JEANNOT.

C'est pas moi seul qui les ai vus! C'est bien d'autres! Un loup énorme, noir, à tête grise, qui n'est pas farouche, et qui a regardé déjeuner le garde, M. Daniel, à vingt pas de sa maison; et puis une grosse louve grise qui vous regarde en face, qui vous barre le passage, et qui vous a la mine d'une bête affamée, toute prête à vous dévorer.

L'ÉTRANGER.

C'est la peur qui t'a fait voir tout cela. Toi, Jean, as-tu vu ces terribles bêtes?

JEAN.

Pas moi, monsieur, mais Jeannot dit vrai; bien des personnes les ont vues. Un cousin de M. le maire, qui chassait, a vu le loup et a couru après. L'institutrice de Mademoiselle a vu la louve, qui l'a suivie longtemps. Et puis Daniel, le garde de Monsieur, a rencontré le loup, qui a eu peur et qui a traversé à la nage le bras de mer de Kermadio.»

Après quelques instants de silence et de triomphe pour Jeannot, l'étranger se mit à questionner Jean sur sa mère. L'intérêt qu'il semblait prendre à la conversation enhardit Jean; il lui dit avec quelque hésitation:

«Monsieur, voudriez-vous me rendre service, mais un bien grand service?

L'ÉTRANGER.

Très volontiers, si c'est possible, mon ami. Mais comment me le demandes-tu, à moi que tu connais à peine?

JEAN.

Parce que vous avez l'air très bon, monsieur; et parce que je vois que vous me portez intérêt et que vous serez bien aise d'obliger encore un pauvre garçon que vous avez déjà obligé.

L'ÉTRANGER, souriant.

Très bien, mon ami; je crois que tu as deviné assez juste. Quel service me demandes-tu?

JEAN.

Voilà, monsieur; c'est de reprendre les vingt francs que vous m'avez donnés, et de les porter à maman; vous lui direz que c'est son petit Jean qui les lui envoie, et que c'est vous qui me les avez donnés.»

Et Jean cherchait sa bourse pour retirer la pièce d'or.

L'ÉTRANGER.

Attends, mon garçon; laisse tes vingt francs dans ta bourse, il n'y a pas besoin de te presser. Et d'abord, puisque je suis un voleur, ne crains-tu pas que je te vole ton argent?

JEAN.

Oh non! monsieur! D'abord vous n'êtes pas un voleur, puisque vous donnez au lieu de prendre; et puis, vous seriez un voleur pour tout le monde, que vous ne le seriez jamais pour moi.

L'ÉTRANGER.

Pourquoi donc?

JEAN.

Parce que vous m'avez fait du bien, monsieur; on s'attache aux gens auxquels on a fait du bien, et il me semble qu'on n'a plus jamais envie de leur faire du mal.

L'ÉTRANGER.

Écoute, mon brave petit Jean; je ferais bien volontiers ta commission, mais je ne sais pas où trouver ta mère.

JEAN.

A Kérantré, monsieur; vous demanderez la veuve Hélène, la mère du petit Jean; tout le monde vous l'indiquera.

L'ÉTRANGER.

Mais, mon ami, je ne sais pas où est Kérantré.

JEAN.

Comment, vous ne connaissez pas Kérantré? Demandez à Kénispère, chacun connaît ça.

L'ÉTRANGER.

Je ne sais pas davantage où est Kénispère.

JEAN.

Vous ne connaissez pas Kénispère, près d'Auray et de Sainte-Anne?

L'ÉTRANGER.

Je ne connais rien de tout cela.

JEAN.

Ni le sanctuaire de Mme Sainte-Anne?

L'ÉTRANGER.

Ni le sanctuaire.

JEAN.

Ni la fontaine miraculeuse de Mme Sainte-Anne?

L'ÉTRANGER.

Ni la fontaine, ni rien de Mme Sainte-Anne.

JEAN.

Mais vous n'êtes donc pas du pays, monsieur?

L'ÉTRANGER.

Non, je ne suis arrivé qu'hier soir; je suis descendu à Auray, à l'hôtel, et je me promenais pour voir le pays, qui m'a semblé joli, lorsque je t'ai vu entrer à la chapelle; je t'y ai suivi, et je me suis placé dans un coin obscur. Tu priais avec tant de ferveur et tu pleurais si amèrement, que j'ai de suite pris intérêt à toi; tu as parlé haut en priant, et ce que tu disais a augmenté cet intérêt. Ton cousin est venu; j'ai entendu votre conversation. J'ai fait le voleur pour vous donner une leçon de prudence; il ne faut jamais compter son argent sur les grandes routes, ni dans les auberges, ni devant des inconnus. Je viens dans le pays pour voir l'église de Sainte-Anne qui va être reconstruite. Je veux voir le vieux sanctuaire avant qu'on le détruise.

JEAN.

J'avais donc raison! Vous n'êtes pas un voleur! Je l'avais deviné bien vite à votre mine. Mais, monsieur, puisque vous restez dans le pays, voulez-vous tout de même donner à maman les vingt francs que voici.»

Jean lui tendit les vingt francs. L'étranger sembla hésiter; mais il les prit, les remit dans sa poche, et serra la main de Jean en disant:

«Ils seront fidèlement remis; je te le promets.

—Merci, monsieur», répondit Jean tout joyeux.

Ils continuèrent leur route: Jean gaiement; l'étranger avec une satisfaction visible, et témoignant une grande complaisance pour son petit protégé; Jeannot, triste et ennuyé du guignon qui le poursuivait et le mettait toujours au-dessous de Jean.

«Voyez, pensa-t-il, cet étranger, qui ne le connaît pas plus qu'il ne me connaît, se prend de goût pour lui, et moi il ne m'aime pas; il appelle Jean mon ami, mon brave garçon, et moi, pleurard, pleurnicheur, jaloux! Il cause avec Jean; il semblerait qu'ils se connaissent depuis des années! Et moi, il ne me parle pas, il ne me regarde seulement pas. C'est tout de même contrariant; cela m'ennuie à la fin. A Paris, je tâcherai de me séparer de Jean, et de me placer de mon côté.»

Ils arrivèrent à la ville; il était dix heures. L'étranger les mena à l'hôtel où il était descendu. Il fit servir un déjeuner bien simple, mais copieux. Ils mangèrent du gigot à l'ail, une omelette au lard, de la salade, et ils burent du cidre. Quand le repas fut terminé, l'étranger se leva.

«Jean, dit-il, quand tu seras à Paris, tu viendras me voir; je te laisserai mon adresse; j'y serai dans huit jours. Où logeras-tu?

JEAN.

Je n'en sais rien, monsieur; c'est comme le bon Dieu voudra.

L'ÉTRANGER.

Où demeure ton frère Simon?

JEAN.

Rue Saint-Honoré, n° 263.

L'ÉTRANGER.

C'est bien, je ne l'oublierai pas.... Montre-moi donc ta bourse, que je voie si ton compte y est.»

Jean la lui présenta sans méfiance.

«Jean, dit l'étranger, veux-tu me faire un présent?

JEAN.

Bien volontiers, monsieur, si j'avais seulement quelque chose à vous offrir.

L'ÉTRANGER.

Eh bien, donne-moi ta bourse, je te donnerai une des miennes.

JEAN.

Très volontiers, monsieur, si cela vous fait plaisir: elle n'est malheureusement pas très neuve; c'est M. le curé qui l'a donnée à maman pour mon voyage.»

L'étranger prit la bourse après l'avoir vidée.

«Attends-moi, dit-il, je vais revenir.»

Il ne tarda pas à rentrer, tenant une bourse solide en peau grise avec un fermoir d'acier; il reprit la monnaie de Jean, la remit dans un des compartiments de la bourse, mit dans un autre compartiment le papier sur lequel il avait écrit son nom et son adresse, et la donna à Jean, en lui disant tout bas, de peur que Jeannot ne l'entendît:

«Tu trouveras tes vingt francs dans un compartiment séparé; n'en dis rien à Jeannot, je te le défends.

JEAN.

Je vous obéirai, monsieur, pour vous témoigner ma reconnaissance. Mais j'aurais préféré que vous les eussiez gardés pour pauvre maman.

—Ta maman les aura; soit tranquille.... Chut! ne dis rien.... Adieu, mon petit Jean; bon voyage.»

L'étranger serra la main de Jean et fit un signe d'adieu à Jeannot; il leur remit encore un petit paquet, et il se sépara d'avec ces deux enfants, dont l'un ne lui plaisait guère, et l'autre lui inspirait un vif intérêt.

Quand ils furent partis, l'étranger se mit à réfléchir.

«C'est singulier, dit-il, que cet enfant m'inspire un si vif intérêt; sa physionomie ouverte, intelligente, douce, franche et résolue m'a fait une impression très favorable.... Et puis, j'ai des remords de l'avoir effrayé au premier abord.... Ce pauvre enfant!... avec quelle candeur il m'a offert son petit avoir! Tout ce qu'il possédait!... C'était mal à moi!... Et l'autre me déplaît énormément, je suis fâché qu'ils voyagent ensemble. Je les retrouverai à Paris; j'irai voir le frère Simon; je veux savoir ce qu'il est, celui-là. Et si je le soupçonne mauvais, je ne lui laisserai pas mon petit Jean. Il gardera l'autre s'il veut. J'ai fait un échange de bourse qui profitera à Jean; la sienne est décousue et déchirée partout; c'est égal, je veux la garder; cette aventure me laissera un bon souvenir.»




IV

LA CARRIOLE ET KERSAC

Jean et Jeannot marchèrent quelque temps sans parler:

«Dis donc, Jean, dit enfin Jeannot, combien crois-tu qu'il nous faudra de jours pour arriver à Paris?

JEAN.

Je n'en sais rien; je n'ai pas pensé à les compter.

JEANNOT.

Combien ferons-nous de lieues par jour?

JEAN.

Cinq à six, je crois bien.

JEANNOT.

Mais cela ne nous dit pas combien il y a de lieues d'ici à Paris.

JEAN.

Nous aurions dû demander au monsieur voleur; il nous l'aurait dit.

JEANNOT.

Il n'en sait pas plus que nous. Ces gens riches, ça voyage en voiture; ils ne savent seulement pas le chemin qu'ils font.»

Une carriole attendait tout attelée devant une maison que les enfants allaient dépasser. Un homme sortit de la maison et s'apprêta à monter dans la carriole.

«Monsieur, dit Jean en courant à lui et en ôtant poliment sa casquette, pouvez-vous nous dire combien nous avons de lieues d'ici à Paris?

L'HOMME.

D'ici à Paris! Mais tu ne vas pas à Paris, mon pauvre garçon?

JEAN.

Pardon, monsieur; nous y allons, Jeannot et moi, pour rejoindre Simon et pour gagner notre vie; et nous voudrions savoir s'il y a bien loin et combien il nous faudra de jours pour y arriver.

L'HOMME.

Miséricorde! Mais vous ne comptez pas y aller à pied?

JEAN.

Pardon, monsieur; il le faut bien; nous n'avons pas les moyens d'y aller dans une belle carriole comme vous.

L'HOMME.

Mais, petits malheureux, savez-vous qu'il y a d'ici à Paris cent vingt lieues?

JEAN.

C'est beaucoup! Mais nous y arriverons tout de même. Bien merci, monsieur! Pardon de vous avoir dérangé.

L'HOMME.

Pas de dérangement, mon ami.... Mais, j'y pense, je vais à Vannes; montez dans ma carriole, c'est votre route, et cela vous avancera toujours de quatre lieues, car vous n'êtes guère à plus d'une lieue d'Auray.

JEAN.

Bien des remerciements, monsieur; ce n'est pas de refus.

L'HOMME.

Alors, montez vite et partons. Je suis pressé.»

Jean grimpa lestement et fit grimper Jeannot, qui n'avait pas dit une parole. Jean se mit près du maître de la carriole; Jeannot se plaça dans le coin le plus reculé. Le brave homme, qui recueillait les petits voyageurs, fouetta son cheval, et on partit au grand trot. Jean était enchanté; il n'avait jamais roulé si vite. Jeannot semblait effrayé; il se cramponnait aux barres de la carriole. Le conducteur se retourna et regarda attentivement Jeannot.

L'HOMME.

Ton camarade est muet, ce me semble?»

Jean rit de bon coeur.

JEAN.

Muet! Pour cela non, monsieur; il a la langue bien déliée. Il ne dit rien, c'est qu'il a peur.

L'HOMME.

Peur de qui, de quoi?

JEAN.

Je n'en sais rien, monsieur; il a toujours peur. Jeannot, réponds donc à monsieur, qui a la politesse de s'inquiéter de toi.

JEANNOT.

Que veux-tu que je dise? Je ne peux pas causer, moi, quand j'ai peur.

JEAN.

Là! Quand je disais qu'il a peur.

L'HOMME.

Et de quoi as-tu peur, nigaud?

JEANNOT.

J'ai peur de votre cheval qui court à tout briser, et puis j'ai peur de vous aussi. Est-ce que je sais qui vous êtes?

L'HOMME.

Comment? Polisson, vaurien! J'ai la bonté de te ramasser sur la route, et tu oses me faire entendre que je suis un mauvais garnement, un voleur, un assassin, peut-être. Si ce n'était ton camarade, je te flanquerais dehors et je te laisserais faire ta route à pied.

JEAN.

Oh! monsieur, pardonnez-lui! Il ne sait ce qu'il dit quand il a peur. C'est une nature comme ça? Il s'effraye de tout, et tout lui déplaît.

L'HOMME.

Pas une nature comme la tienne, alors: tu me fais l'effet d'être un brave garçon.

JEAN.

Dame! monsieur, je suis comme le bon Dieu m'a créé et comme maman m'a élevé. Je n'y ai pas de mérite, assurément. Le pauvre Jeannot, monsieur, il est un peu en dessous, un peu timide, parce qu'il a perdu sa mère, qui était ma tante; c'est ça qui l'a aigri.

L'HOMME.

Tant pis pour lui. Je ne veux seulement pas le regarder; son visage pleurard n'est pas agréable à l'oeil ni doux au coeur. Et quant à ce que disait ce polisson, qu'il ne savait pas qui j'étais, je m'en vais te le dire, moi. Je suis un fermier d'auprès de Sainte-Anne? je vais à Vannes pour acheter des porcs, et je m'appelle Kersac.

JEAN.

Merci, monsieur Kersac; nous sommes heureux de vous avoir rencontré. C'est une journée de route que vous nous avez épargnée.

KERSAC.

Je puis faire mieux que ça. Je passe deux heures à Vannes; j'en repars vers cinq heures pour aller à six lieues plus loin, à Malansac. Je puis vous mener jusque-là; ce sera encore une journée de sauvée. Nous serons avant huit heures à Malansac, où je couche; pour le coup, mon cheval aura fait ses douze lieues et bien gagné son avoine.

JEAN, tout joyeux.

Merci bien, monsieur. Si nous faisons souvent des rencontres comme celle d'aujourd'hui, nous ne tarderons pas à arriver à Paris.... Remercie donc, Jeannot.

KERSAC.

Laisse-le tranquille. Est-ce que j'ai besoin de son remerciement! C'est pour toi, ce que j'en fais; ce n'est pas pour lui.»

Jean eut beau faire des signes à Jeannot, il n'en put obtenir une parole. Kersac s'apercevait, sans en avoir l'air, du manège de Jean et de son air inquiet: il souriait et s'amusait à exciter les supplications muettes de Jean, en se retournant de temps en temps et en lançant à Jeannot des regards mécontents. Jean croyait découvrir de la colère dans les yeux menaçants de Kersac; il s'efforça de la détourner par des observations aimables sur la beauté du cheval, qui était bon, mais pas beau; ensuite sur la douceur de la carriole, qui les secouait comme un panier à salade; sur les charmes de la route, qui était une plaine aride.

Plus Kersac s'amusait des efforts visibles du pauvre Jean pour conjurer l'orage qu'il redoutait pour Jeannot, plus ses yeux devenaient terribles, plus ses lèvres se contractaient, plus son front se plissait; ses sourcils se fronçaient; sa bouche prenait un aspect presque féroce; sa main, dégagée des rênes, se crispait. Enfin, il arrêta son cheval et se retourna vers Jeannot. Le visage de Jean exprima la consternation, celui de Jeannot la frayeur.

Après quelques minutes d'immobilité pendant lesquelles le cheval reprenait haleine, Kersac, voyant la terreur visible de Jeannot et l'inquiétude croissante de Jean, s'adressa au premier d'une voix formidable.

«Jeannot, tu es un petit gredin! Tu vois les supplications de ton cousin, qui redoute pour toi (ce qui va t'arriver) des coups de fouet. Tu t'entêtes à ne pas lui accorder les excuses qu'il te demande à m'adresser. Je te dis à mon tour que tu vas de suite nous demander pardon de ta maussaderie, ou bien.... Allons, à genoux dans la carriole, et un PARDON bien prononcé.»

Jeannot ne bougea pas. Kersac leva son fouet; Jean lui demanda grâce pour son cousin; mais Kersac, indigné de l'obstination de Jeannot, lui appliqua un léger coup de fouet sur les épaules. Jeannot poussa un cri, Kersac frappa un second coup. Jeannot n'attendit pas le troisième; il se jeta à genoux et cria Pardon! de toute la force de ses poumons.

«A la bonne heure! dit Kersac en se remettant en face de son cheval et en le faisant repartir. Et toi, mon pauvre garçon, ajouta-t-il en s'adressant à Jean et en reprenant sa voix calme, ne t'afflige pas. Ce vaurien a besoin d'avoir les épaules un peu caressées par le fouet; tant que nous serons ensemble, je le rendrai docile sinon aimable.»

Jean ne répondit pas; il avait eu peur pour Jeannot, et il craignait que ce dernier n'excitât encore la colère de Kersac. Quant à Jeannot, il faisait, comme d'habitude, des réflexions douloureuses sur le guignon qui le poursuivait et sur la bonne chance de Jean.

On arriva ainsi à Vannes. Kersac détela son cheval; Jean lui offrit de le mener à l'écurie, de lui donner son avoine et de le bouchonner.

KERSAC.

Tu sais bouchonner un cheval, toi?

JEAN.

Je crois bien, monsieur; j'en ai bouchonné plus d'un à l'auberge de Kérantré.

KERSAC.

Très bien, mon garçon; tu me rendras service, car je suis pressé d'aller à mes affaires pour les porcs. Attends-moi ici; je serai de retour dans deux heures. Après l'avoine tu feras boire mon cheval.

JEAN.

Oui, oui, monsieur, je sais bien; et du foin après avoir bu.

KERSAC.

C'est ça! Au revoir.»

Jean s'empressa de mener le cheval à l'écurie.

«Allons, Jeannot, dit-il, viens m'aider; tu bouchonneras d'un côté et moi de l'autre.

JEANNOT.

Plus souvent que je toucherai au cheval de ce méchant homme. Toi qui es son favori, tu peux l'aider; mais moi, je n'ai pas de remerciements à lui faire.

JEAN.

Écoute, mon Jeannot, avoue que tu as été maussade et qu'il n'a pas tapé fort.

JEANNOT.

Fort ou non, il a tapé, et il n'avait pas le droit de me taper.

JEAN.

Voyons, Jeannot; si ce n'est pas pour lui, fais-le pour moi, pour m'aider.

JEANNOT.

Ma foi non, tu es trop ami avec lui.

JEAN.

Et comment ne serais-je pas ami avec lui, puis-qu'il nous avance de douze lieues en nous voiturant comme il le fait. C'est bon de sa part, tout de même.

JEANNOT.

Qu'est-ce que ça lui coûte de nous laisser monter dans sa voiture?

JEAN.

Je ne dis pas, mais c'est tout de même bon à lui, et il y en a beaucoup qui n'y auraient pas pensé.»

Jean eut beau dire, Jeannot alla s'étendre dans un coin de l'écurie sur un tas de paille, et il laissa son cousin s'occuper tout seul du cheval qui les avait menés si bon train, et qui devait leur faire faire six lieues encore. Quand il eut fini, il alla s'asseoir près de Jeannot.

JEAN.

Dis donc, Jeannot, est-ce que tu ne te sens pas besoin de manger?

JEANNOT.

Manger et boire aussi.

JEAN.

Si nous entamions nos provisions?

JEANNOT.

Ce ne serait pas moi qui m'y refuserais.

JEAN.

Par quel paquet allons-nous commencer? Celui de maman ou celui de M. Abel?

JEANNOT.

Comme tu voudras.

JEAN.

Prenons celui de maman. Pauvre maman, elle nous croit bien près de Kérantré encore, et ce soir nous en serons à quatorze lieues pour le moins.»

Jean défit le petit paquet que lui avait donné sa mère; il en tira une cuisse de lapin et un morceau de pain.

«La galette sera pour ce soir», dit-il.

Il partagea le lapin avec Jeannot, lui donna une tranche de pain, en garda une, et ils commencèrent leur modeste repas. Mais quand ils eurent mangé, ils eurent soif. Jean se chargea de demander de l'eau. Il entra dans la salle de l'auberge, y trouva une femme qui mettait le couvert, ôta sa casquette, et lui demanda s'il ne pourrait pas avoir de l'eau pour lui et son camarade.

LA FEMME.

Pour quoi faire, mon ami?

JEAN.

C'est pour boire, madame. Nous avons mangé, et nous voudrions bien avoir un verre d'eau, s'il vous plaît.

LA FEMME.

Je vais vous donner une bouteille de cidre, mon ami; c'est plus sain que l'eau quand on a beaucoup marché.

JEAN.

Merci bien, madame; nous n'avons pas marché; c'est M. Kersac qui a bien voulu nous prendre dans sa carriole; ainsi je vous remercie bien de votre bonté, madame; mais..., mais.... pour dire vrai, nous n'avons pas les moyens de payer du cidre dès la première journée de route.

LA FEMME.

Je ne comptais pas te le faire payer, mon ami; et tu l'auras tout de même, car tu me parais un bon et honnête garçon.»

La femme prit sur la table une bouteille de cidre et la donna à Jean avec un verre. Jean remercia beaucoup et courut faire voir à Jeannot ce qu'on lui avait donné. Ils se régalèrent de leur mieux et s'étendirent sur la paille en attendant Kersac. Il revint à l'heure précise, attela bien vite, fit monter Jean dans la carriole, et appela Jeannot, qui ne répondit pas.

«Tant pis pour lui; partons», dit Kersac.

JEAN.

Pas sans Jeannot, monsieur; vous voudrez bien l'attendre; je vais courir le chercher.

KERSAC.

Ma foi non, je suis pressé; en route.»

Jean sauta à bas de la carriole.

JEAN.

Adieu, monsieur, et bien des remerciements pour toutes vos bontés.

KERSAC.

Eh bien! qu'est-ce que tu fais donc? Puisque je t'emmène.

JEAN.

Pardon, monsieur, je ne peux pas partir sans Jeannot. Je ne laisserai pas Jeannot tout seul.

KERSAC.

Ah bah! ne t'inquiète donc pas de ce garçon; il te rejoindra quelque part.

JEAN.

Non, monsieur, il aurait trop peur; il en mourrait.»

Jean salua Kersac et allait partir pour aller à la recherche de Jeannot, lorsque Kersac le rappela.

«Jean! viens donc! Diable de garçon! Je ne partirais pas sans toi, c'est convenu. Va vite chercher ton protégé, je t'attendrai.

—Merci, monsieur», cria Jeannot d'un air joyeux.

Et il partit pour chercher Jeannot, qu'il trouva endormi sur la paille dans l'écurie.

«Jeannot, vite, lève-toi; partons, M. Kersac t'attend.»

Jeannot se frottait les yeux, dormait encore à moitié. Jean parvint à le réveiller et à l'entraîner dans la cour où attendait Kersac.

«Allons donc! cria Kersac. Avance, traînard. Tire-le, Jean; donne-lui une poussée.»

Jeannot, tout à fait réveillé par ces cris, monta assez lestement dans la carriole et s'y étendit pour se rendormir, pendant que Jean s'établissait près de Kersac. Ils partirent au grand trot.




V

L'ACCIDENT

KERSAC.

Tu m'as porté bonheur, mon garçon; j'ai fait une affaire magnifique avec mes petits cochons. De la plus belle espèce: ils viennent de Kermadio. J'en ai eu quarante pour deux cent quarante francs! à six francs pièce; ce que j'aurais payé partout ailleurs quatre à cinq cents francs pour le moins. Si je fais aussi bien à Malansac, j'aurai fait une fière journée.

JEAN.

C'est le bon Dieu qui vous a récompensé, monsieur, de votre charité envers nous.

KERSAC.

Et c'est pourquoi je dis que tu m'as porté bonheur.

JEAN.

Pas moi seul, monsieur, Jeannot est de moitié.

KERSAC.

Hem! hem! tu crois? Il n'a pas une mine à porter bonheur. Regarde-le donc; il dort comme un loir, et, tout en dormant, il boude et il rage.»

Jean se retourna en souriant et trouva, en effet, une mine si irritée et si maussade à son cousin Jeannot, qu'il ne put s'empêcher de rire tout haut; sa gaieté gagna Kersac, que son marché de petits cochons avait mis de bel humeur, et tous deux rirent si bruyamment que Jeannot se réveilla. Il regarda autour de lui.

«Qu'y a-t-il donc? Pourquoi riez-vous si fort?»

On riait trop pour pouvoir lui répondre, ce que Jeannot trouva mauvais; il se recoucha, referma les yeux, et les rouvrit de temps en temps pour leur lancer un regard irrité, qui ne faisait qu'exciter les rires de Jean et de Kersac.

Le cheval trottait toujours; Kersac remarqua qu'il avait beau poil, qu'il avait été bien bouchonné, bien soigné.

«Sais-tu, mon garçon, que tu me reviens beaucoup? dit-il à Jean. J'ai bonne envie de te garder.

JEAN.

Oh! monsieur, c'est impossible!

KERSAC.

Pourquoi donc?

JEAN.

Et Jeannot?

KERSAC.

Tiens, c'est vrai! Ce diable de Jeannot? Je voudrais bien t'en voir débarrassé.

JEAN.

Il ne m'embarrasse pas, monsieur, au contraire; je sais que je lui suis utile.

KERSAC.

Il ne peut pas en dire autant pour toi.... Écoute, Jean, ajouta-t-il après quelques instants de réflexion, veux-tu faire une chose? Ne va pas à Paris, reste avec moi; je te serai un bon maître; j'aurai soin de ta mère. Et je ramènerai ton Jeannot chez lui.

JEAN.

Vous êtes bien bon, monsieur, je suis très reconnaissant, mais je ne peux pas, monsieur.

KERSAC.

Pourquoi ça?

JEAN.

Parce que maman m'a fait partir pour m'envoyer à Paris; mon frère Simon nous attend tous deux, Jeannot et moi. Il faut que j'obéisse à maman; je ne sais pas quelles sont ses raisons pour nous envoyer à Simon; peut-être serait-elle mécontente si j'entrais chez vous sans l'avoir consultée. Et puis, le pauvre Jeannot, que deviendrait-il sans moi?

KERSAC.

Il resterait au pays! Pas plus malheureux que ça.

JEAN.

Mais, monsieur, ma tante n'a pas de quoi le nourrir, ni maman non plus. Il faut qu'il travaille; et chez nous, nous ne trouvons pas d'ouvrage.

KERSAC.

Alors n'en parlons plus. Peut-être te retrouverai-je plus tard, et sans Jeannot, pour le coup. Il dort toujours, le paresseux!»

Jeannot ne dormait pas, il avait tout entendu; la générosité de Jean le toucha: il se promit de lui venir en aide à l'avenir et de ne plus être maussade comme il l'avait été.

La route s'acheva gaiement pour Jean, qui questionnait Kersac sur le pays qu'ils parcouraient. Celui-ci lui répondait amicalement et revenait sans cesse sur son désir de l'avoir à son service. Jean le remerciait et répétait son refrain:

«Et Jeannot?»

Si bien qu'en arrivant à Malansac, Kersac ne pouvait plus souffrir Jeannot, qui le lui rendait bien.

«Pourquoi ce méchant homme veut-il absolument forcer Jean à m'abandonner? se demandait Jeannot. Il n'est pas possible qu'il tienne beaucoup à Jean, qu'il ne connaît pas; c'est donc pour le plaisir de me faire du mal, pour me jeter tout seul sur la grande route! Que je déteste cet homme! Si jamais je le rencontre quand je serai grand et fort je lui jouerai un tour, un mauvais tour, si je le puis.»

Ils arrivèrent à Malansac. Jean offrit à Kersac de soigner son cheval encore cette fois; Kersac accepta.

Il était près de huit heures, mais il faisait grand jour encore. Lorsque Kersac, aidé de Jean, eut fini d'arranger son cheval, il lui proposa de faire une promenade hors de la ville.

«J'ai les jambes engourdies d'avoir été assis toute la journée; si tu veux venir avec moi, nous irons dans la campagne voir les environs; on dit que le pays est joli.»

Jean accepta avec joie; il eut bien envie de dire:

«Et Jeannot?»

Mais il n'osa pas; il voyait l'antipathie de Kersac pour son cousin.

Ils partirent donc, laissant à l'auberge Jeannot, qui, cherchant à se rendre utile comme Jean, s'offrit pour faire boire le cheval quand il aurait mangé son avoine. Kersac fut surpris de l'obligeance de Jeannot, mais il accepta d'après un regard et un geste suppliant de Jean.

«Au fait, dit-il, nous aurons plus de temps pour nous promener, n'ayant plus à nous inquiéter du cheval.»

Et ils se dirigèrent hors de la ville. Il faisait un temps magnifique; le soleil se couchait; la chaleur était passée; le pays était joli; ils marchèrent assez longtemps, causant de choses et d'autres; il amusait et intéressait Kersac par mille petits récits de son enfance et de sa famille. Plus Jean se faisait connaître à Kersac, plus celui-ci s'y attachait et désirait l'attacher à son service.

«Il y a si longtemps, dit-il, que je cherche un garçon tout jeune à former, et je le cherche intelligent, serviable, actif comme toi.

JEAN.

Vous vous faites illusion, monsieur; je n'ai pas les qualités que vous me croyez.

KERSAC.

Si fait, si fait, je m'y connais; j'en ai eu plus de dix à mon service; je ne me trompe plus maintenant.»

Ils retournaient sur leurs pas et reprenaient la grande route de Malansac, lorsqu'ils entendirent le galop précipité d'un cheval. Quand il approcha, Kersac reconnut le sien qui arrivait ventre à terre. Il se jeta sur la route pour lui couper le chemin, saisit la bride, mais le cheval était lancé; Kersac, malgré sa force, ne put l'arrêter sur le coup, et il se trouva jeté par terre, traîné et en danger d'être piétiné. Jean, voyant l'imminence du péril, se jeta au-devant du cheval et se suspendit à ses naseaux, ce qui le fit arrêter, à moitié calmé, immédiatement.

Kersac voulut se relever, mais il retomba; il avait un pied foulé.

Jean commença par attacher à un arbre l'animal essoufflé et tremblant, et courut à Kersac, qui était pâle et prêt à défaillir. Jean aperçut une fontaine près de la route; il y courut, trempa son mouchoir dans cette eau fraîche et limpide, et revint en courant pour bassiner le front et les tempes de Kersac. Deux fois encore il retourna à la fontaine; ce ne fut qu'à la troisième fois que Kersac rouvrit les yeux et reprit connaissance.

Il serra la main de Jean et essaya de se lever; ce fut avec une grande difficulté et après plusieurs essais qu'il put y parvenir; il se tint debout, appuyé sur son bâton, mais il ne pouvait marcher.

«N'essayez pas, n'essayez pas, monsieur, dit Jean; je vais calmer votre cheval; je l'approcherai tout près de vous, et si vous pouvez monter dessus, nous sommes sauvés.»

Kersac était au bord du fossé qui bordait la route. Jean détacha le cheval, le caressa, le flatta, lui présenta une poignée d'herbe, et, pendant que l'animal mangeait, il le fit descendre dans le fossé, l'arrêta en face de Kersac, et le maintint par la bride pendant que Kersac cherchait à le monter. Il n'y parvenait pas, parce qu'il ne pouvait s'appuyer sur son pied foulé.

JEAN.

Couchez-vous en travers sur le cheval, monsieur, et quand vous y serez, passez votre jambe blessée.»

Kersac suivit le conseil de Jean et se trouva solidement placé sur le dos du cheval. Jean lui fit remonter le fossé avec précaution et le mena par la bride. Ils arrivèrent à Malansac à la nuit; le premier objet que vit Kersac fut Jeannot se tenant à moitié caché derrière la porte de l'écurie.

«Viens ici, polisson!» lui cria Kersac.

Jeannot aurait bien voulu se sauver; mais par où passer? et que deviendrait-il ensuite? Il faudrait bien qu'il finît par se retrouver en face de Kersac. Il prit donc le parti d'obéir; il avança jusqu'à la tête du cheval.

KERSAC.

Pourquoi et comment as-tu laissé échapper mon cheval?

JEANNOT, tremblant.

Monsieur, ce n'est pas ma faute.

KERSAC.

Ce n'est pas ta faute? Menteur! Réponds: Comment le cheval s'est-il échappé?

JEANNOT.

Monsieur, je l'ai mené boire; il ne voulait pas sortir de l'abreuvoir; je l'ai tiré, puis je l'ai un peu fouetté; alors il a sauté et rué; alors j'ai fouetté plus fort pour le corriger; alors il s'est cabré; alors j'ai eu peur qu'il ne cassât la longe que je tenais, alors je l'ai fouetté sous le ventre; alors il a cassé la longe, comme je le craignais, et alors il est parti comme un enragé qu'il est.

KERSAC.

Petit gredin! petit drôle! Avise-toi de toucher mon cheval du fouet et je te donnerai une correction dont tu te souviendras longtemps. Si je n'avais le pied foulé, grâce à toi, animal, imbécile, je te donnerais une raclée qui te ferait danser jusqu'à demain. Va-t'en, et ne te présente plus devant moi, oiseau de malheur!»

Jeannot ne se le fit pas répéter; il avait hâte aussi d'échapper aux regards courroucés de Kersac, et ne quitta le coin le plus obscur de l'écurie que lorsque son ennemi eut lui-même disparu.

Jean avait appelé du monde pour aider Kersac à descendre du cheval; il était grand et fort, on eut de la peine à y arriver et à l'établir dans une chambre du rez-de-chaussée qui se trouvait heureusement libre.

Quand il y fut installé, Jean s'assit sur une chaise.

KERSAC.

Eh bien? que fais-tu, mon ami? Tu ne vas pas rester là, je pense?

JEAN.

Pardon, monsieur; à moins que vous ne me chassiez, je resterai près de vous pour vous servir, jusqu'à ce que vous soyez en état de monter en carriole pour retournez chez vous.

KERSAC.

Mais, mon ami, tu vas t'ennuyer comme un mort. Rester là, à quoi faire?

JEAN.

A vous servir, monsieur. Les gens de l'auberge sont bien assez occupés, ils vous négligeraient, non par mauvaise volonté, mais parce qu'ils ne pourraient pas faire autrement; et c'est triste d'être hors de chez soi sans pouvoir mettre un pied l'un devant l'autre, et personne pour vous donner ce qui vous manque et pour vous aider à passer le temps.

KERSAC.

Et ton voyage à Paris? et ton frère Simon?

JEAN.

Mon voyage durera quelques jours de plus, monsieur, voilà tout. Et mon frère sait bien que lorsqu'on fait la route à pied, on n'arrive pas à jour fixe; il nous attend à un mois près. Et ainsi, monsieur, si je ne vous suis pas désagréable, si vous voulez bien accepter mes services, je serai bien heureux de vous être utile.

KERSAC.

Quant à m'être désagréable, mon ami, tu m'es, au contraire, fort agréable; j'accepte tes services et je t'en remercie d'avance. Et je commence par te demander un verre d'eau, car je meurs de soif.»

Jean alla chercher de l'eau; on lui donna un cruchon plein et un verre. Quand Kersac eut bu ses deux verres d'eau, il songea à dîner.

KERSAC.

«Tu me demanderas quelque chose de léger, à cause de ma chute. Une soupe aux choux et au lard, et un fricot à l'ail.»

Jean allait sortir; Kersac le rappela.

«Et toi donc, mon garçon, tu n'as pas dîné? Demande pour deux; nous mangerons ensemble.

JEAN.

Merci bien, monsieur; j'ai dîné avec Jeannot avant de quitter Vannes.

KERSAC.

Dîné? où donc? avec quoi?

JEAN.

Nous avons dîné à l'écurie, monsieur; nous avions de quoi. Maman nous avait donné les restes du lapin, qui nous avait déjà fait un fameux souper hier soir. Il nous en reste encore une cuisse, et puis du pain et de la galette.

KERSAC.

Et tu crois que je vais m'empâter de bonnes choses, et que je te laisserai manger un vieux morceau de lapin et boire de l'eau?

JEAN.

Il n'est pas vieux, monsieur, il est d'hier; et, quant à l'eau, nous y sommes habitués, Jeannot et moi. Et puis, à Vannes, la bonne dame de l'hôtel m'a donné une bouteille de cidre qui était fièrement bon.

KERSAC.

Je te dis que ce ne sera pas comme ça; tu mangeras avec moi; les bouchées que j'avalerais me resteraient dans le gosier si je me donnais un bon dîner pendant que tu grignoterais des os et du pain dur. Demande deux couverts,... entends-tu? Deux couverts!»

Jean restait immobile; il semblait vouloir parler et ne pas oser.

KERSAC.

Voyons, Jean, as-tu quelque chose qui ne veut pas sortir. Qu'est-ce que c'est? Parle.

JEAN.

Monsieur.... C'est que je crains....

KERSAC.

N'aie pas peur, je te dis. Parle.... Parle donc!

JEAN, souriant.

Puisque vous l'ordonner, monsieur.... Et Jeannot?

—Encore! s'écria Kersac, s'agitant sur sa chaise. Toujours ce pendard que tu me jettes au nez! Je ne veux pas de ton Jeannot; et je ne veux pas en entendre parler.

JEAN.

C'est parce qu'il vous a offensé, monsieur, que vous ne l'aimez pas. Mais Notre Seigneur nous pardonne bien quand nous l'offensons, et il nous aime tout de même, et il nous fait du bien. Et il nous ordonne de faire comme lui.

KERSAC.

Ah çà! vas-tu me prêcher comme notre curé? Ton Jeannot ne me va pas, et je n'en veux pas.»

Jean soupira et sortit lentement.

Kersac le suivit des yeux et resta pensif.

«Il a tout de même raison, cet enfant.... Et de penser que c'est un garçon de quatorze ans qui m'en remontre, à moi qui en ai trente-cinq!... C'est qu'il a raison,... parfaitement raison.... Mais comment faire pour revenir sur ce que j'ai dit!... Il se moquerait de moi.... Et pourtant il a raison. Et c'est une brave garçon si jamais il en fut.... Il faut absolument qu'il vienne chez moi.... Il a dans la physionomie quelque chose..., je ne sais quoi,... qui fait plaisir à regarder. Je l'entends qui vient.»

Jean arriva en effet; il apportait de quoi mettre le couvert,... un seul couvert!

Kersac s'en aperçut.

KERSAC.

Jean, qu'est-ce que c'est que ça?

JEAN.

Quoi donc, monsieur?

KERSAC.

Un seul couvert? Pourquoi un seul?

JEAN.

Parce qu'il n'y a que vous, monsieur, qui n'ayez pas dîné.

KERSAC.

Et toi tu n'as pas soupé.... Jean, écoute-moi et regarde-moi bien en face. Tu as raison et j'ai tort. Tu m'as fait la leçon, et tu as bien fait, et je t'en remercie. Demande trois couverts et va chercher ton Jeannot.»

Jean le regardait, il ne pouvait en croire ses oreilles. Il s'approcha tout près de lui. Son air étonné et joyeux fit sourire Kersac.

KERSAC.

Tu ne vas pas te moquer de moi, d'avoir bien fait?

JEAN.

Me moquer de vous? moi, monsieur? Rire de vous au moment où vous agissez comme Notre Seigneur? au moment où je vous admire, où je vous aime? Oh! monsieur!»

Jean saisit la main de Kersac et la baisa; Kersac prit la tête de Jean dans ses mains et le baisa au front.

«Va, mon ami, dit-il d'une voix émue, va chercher deux couverts de plus... et Jeannot», ajouta-t-il avec un soupir.

Jean sortit cette fois en courant et ne fut pas longtemps à revenir avec les couverts et Jeannot. Ce dernier osait à peine entrer et lever les yeux.

«N'aie pas peur, Jeannot, dit Kersac en riant; à tout péché miséricorde. J'ai eu tort de te confier un cheval un peu vif, à toi qui n'y entends rien. N'y pensons plus et mangeons bien et gaiement. C'est Jean qui nous sert, je suis hors de combat, moi.»

Jeannot prit courage; Jean était radieux; il regardait Kersac avec reconnaissance et affection. Kersac s'en aperçut, sourit et fut satisfait d'avoir bien agi et d'avoir accepté, lui homme fait, les observations d'un enfant. Il en savait bon gré à Jean, qu'il aimait réellement de plus en plus.

JEAN.

Voici le couvert mis; viens m'aider, Jeannot, à apporter les plats. Faut-il demander du cidre pour vous, monsieur?

KERSAC.

Certainement, et du bon. Mais pas pour moi seul; pour trois.»

Jean et Jeannot sortirent.

JEAN.

Eh bien! Jeannot, pas vrai qu'il est bon, M. Kersac? Tu vas être gentil pour lui, j'espère?

JEANNOT.

Je ferai de mon mieux, Jean: mais tu sais que j'ai du malheur et qu'il ne m'arrive jamais rien de bon.

JEAN.

Laisse donc! du malheur! pas plus que moi? Tu te figures toutes sortes de choses; puis tu es triste, tu as l'air mécontent et maussade; c'est ça qui repousse, vois-tu!

JEANNOT.

C'est pas ma faute; c'est mon caractère comme ça. Je ne peux pas toujours rire, toujours prendre les choses gaiement, comme tu le fais, toi. Tu es gai, je suis triste. Tu as confiance en tout le monde, moi je me défie. Je ne peux pas faire autrement.

JEAN.

Défie-toi si tu veux, gémis tout bas, mais sois obligeant et agréable aux autres.... Portons nos plats; les voici tout prêts sur le fourneau.»

Jean prit la soupe aux choux et le cidre; Jeannot prit le fricot; Kersac les attendait avec impatience.

KERSAC.

Enfin! voilà notre souper; ne perdons pas de temps; j'ai une faim d'enragé.»

Kersac prouva la vérité de ces paroles en mangeant comme un affamé, Jean et Jeannot lui tinrent compagnie; quand le repas fut terminé, il ne restait plus rien dans les plats, rien dans les carafes. Jean et Jeannot desservirent la table et reportèrent le tout à la cuisine.

Lorsque Jean rentra, il dit à Kersac que Jeannot allait coucher à l'écurie, sur de la paille qu'on allait lui donner.

«Et toi, Jean, avant d'aller te coucher, aide-moi à me dévêtir et à gagner mon lit.»

Jean l'aida de son mieux, avec beaucoup d'adresse et de soin. Lorsque Kersac fut couché, Jean s'assit sur une chaise.

KERSAC.

Eh bien! que fais-tu là? Tu ne vas pas te coucher, comme Jeannot?

JEAN.

Je vais coucher près de vous, monsieur, je dormirai très bien sur une chaise.

KERSAC.

Es-tu fou? Passer une nuit sur une chaise? pour une foulure au pied? Va te coucher, je te dis.

JEAN.

Mais, monsieur, vous ne pouvez pas vous lever ni vous faire entendre. S'il vous prenait quelque chose la nuit?

KERSAC.

Que veux-tu qu'il me prenne? Je vais dormir jusqu'à demain. Bonsoir, et va-t'en.»

Jean ne dit rien, souffla la chandelle et fit semblant de sortir. Mais il rentra sans faire de bruit, s'étendit sur trois chaises, et ne tarda pas à s'endormir.




VI

JEAN ESCULAPE

Vers le milieu de la nuit, Jean fut éveillé par l'agitation extraordinaire de Kersac qui geignait, se retournait, soufflait comme un buffle, et qui finit par dire à mi-voix:

«Je n'aurais pas dû renvoyer Jean; il m'eût soulagé peut-être.

—Me voici, monsieur, dit Jean en s'approchant du lit de Kersac. Qu'avez-vous?

KERSAC.

Comment? toi ici? Depuis quand es-tu là?

JEAN.

Je n'en suis pas sorti, monsieur; j'ai seulement fait semblant. Mais vous souffrez, monsieur; que puis-je faire pour vous soulager?

KERSAC.

Je souffre horriblement de mon pied foulé, mon pauvre Jean. Et que faire, maintenant, au milieu de la nuit? Tout le monde est couché; il faut attendre au jour.

JEAN.

En attendant le jour, qui sera long à venir, monsieur, je vais pouvoir vous soulager, peut-être. Quand il y avait une foulure dans le village, c'est à maman qu'on venait, et on était guéri en peu de temps. Vous allez voir; je vais vous masser le pied foulé, comme faisait maman et comme elle m'a montré à le faire; dans une demi-heure vous ne sentirez plus le mal.»

Malgré la résistance de Kersac, qui n'avait pas foi dans ce remède, Jean s'empara du pied douloureux, et, quoiqu'ils fussent dans l'obscurité, il put employer le massage avec le plus grand succès, car, au bout de trois quarts d'heure, le pied, dégonflé, n'occasionnait plus aucune souffrance, et Kersac dormait profondément. Lorsque Jean vit l'heureux effet qu'il avait obtenu, il recouvrit avec précaution le pied, presque entièrement dégonflé, se recoucha sur ses trois chaises et dormit si bien, qu'il ne s'éveilla qu'au bruit qui se faisait dans la maison.

Il faisait grand jour depuis longtemps; l'horloge de la salle sonna six heures. Jean sauta à terre et vit Kersac qui le regardait.

KERSAC.

J'avais hâte de te voir réveillé, mon ami, pour te remercier du bien que tu m'as fait; c'est que j'ai dormi tout d'un trait depuis que tu m'as enlevé mon mal!

JEAN.

Cela va-t-il réellement bien, monsieur?

KERSAC.

Ma foi oui! j'ai encore quelque chose, mais ce n'est rien auprès de ce que j'avais hier. Sais-tu que tu es un fameux médecin?

JEAN.

Il faut, monsieur, que vous me laissiez faire encore un massage, sans quoi l'enflure reviendrait.

KERSAC.

Tout ce que tu voudras; j'ai confiance en ta médecine.»

Jean reprit le pied malade et commença à le masser. Au bout d'un quart d'heure, Kersac voulut se lever, disant qu'il se sentait tout à fait guéri; mais Jean voulut continuer, et ne cessa que lorsque le pied, entièrement désenflé, ne fut plus du tout douloureux.

Kersac se leva, posa le pied par terre avec crainte, avec hésitation; mais, ne sentant rien que de la faiblesse, il voulut se chausser. Jean lui dit qu'il fallait bander le pied, sans quoi la cheville pourrait tourner et l'enflure reparaître. Il alla demander une bande de toile à la maîtresse de l'auberge, qui la lui donna avec empressement; Jean banda habilement le pied de Kersac.

JEAN.

A présent, monsieur, vous pouvez marcher.

KERSAC.

Tu crois? Cela me semble fort.

JEAN.

Essayez, monsieur; vous allez voir.»

Kersac essaya, tout doucement d'abord, puis plus franchement; enfin il s'appuya sur son pied comme avant l'accident.

«C'est merveilleux! c'est admirable! C'est que je ne souffre plus du tout; du malaise seulement, pas autre chose.»

Il essaya de marcher; il descendit dans la cour, entra à l'écurie et, à sa grande surprise, trouva Jeannot qui pansait le cheval et qui avait eu la bonne pensée de lui donner de l'avoine pour l'occuper agréablement pendant le pansement.

KERSAC.

Comment! mais c'est très bien, Jeannot! Je ne m'attendais pas à te voir si empressé. Continue, mon garçon. Jean m'a si bien guéri avec son massage, que je vais repartir dans une heure pour ma ferme de Sainte-Anne.»

Puis, se retournant vers Jean, il continua:

«Je regrette beaucoup, mon brave et excellent garçon, de ne pas t'emmener avec moi; mais je ne t'oublierai pas. Et toi, de ton côté, n'oublie pas Kersac, le fermier de Sainte-Anne, près de Vannes. Si jamais tu as besoin de gagner ta vie, ou s'il te faut quelque argent ou n'importe quoi, rappelle-toi que Kersac a de l'amitié pour toi, qu'il te veut du bien, et qu'il sera très content de pouvoir te le témoigner. Je vais parler à l'aubergiste pour mon marché de porcs, et je reviens.»

Il y alla effectivement, mais il ne put rien conclure; la marchandise était trop chère; il trouva plus avantageux de prendre tout ce qui restait de petits cochons à vendre à Kermadio. Il revint trouver Jean et Jeannot.

«Voilà mon cheval fini de panser, dit-il; déjeunons pendant qu'il achève son avoine; puis nous le ferons boire et nous l'attellerons une demi-heure après.»

Kersac commanda trois cafés au lait, et il rentra dans sa chambre avec Jean; tous deux étaient sérieux.

KERSAC.

Tu ne ris pas aujourd'hui, Jean?

JEAN.

Non, monsieur: je n'ai pas envie de rire; je ferais plus volontiers comme Jeannot, je pleurerais.

KERSAC.

Pourquoi cela?

JEAN.

Parce que je suis triste de vous quitter, monsieur; vous avez été bien bon pour moi et pour Jeannot. Vous reverrai-je jamais? C'est ça ce qui me chagrine. Ce serait dur de ne jamais vous revoir.»

Jean leva sur Kersac ses yeux humides; Kersac lui caressa la joue, le front, mais il garda le silence. Jeannot entra joyeusement avec le café, le lait, les tasses et le pain. Il semblait avoir changé d'humeur avec son cousin; son visage était souriant, tandis que celui de Jean était triste. Ils se mirent à table; Jeannot seul parlait et riait. Quand le déjeuner fut achevé, Kersac se leva pour faire boire son cheval, mais Jean ne voulut pas le laisser faire, de peur qu'il ne fatiguât son pied encore sensible. En attendant le moment d'atteler, Jean se mit à causer avec Kersac.

«Monsieur, lui dit-il, si vous avez une occasion pour Kérantré, vous ferez donner de nos nouvelles à maman, n'est-ce pas? Cela me ferait bien plaisir.

KERSAC.

Non, certainement, mon ami, je ne lui en ferai pas donner, mais j'irai lui en porter moi-même.

JEAN.

Vous-même? Ah! monsieur, que je vous remercie! Pauvre maman! comme elle sera contente! Vous demanderez la femme Hélène Dutec, on vous y mènera; c'est sur la route, une petite maison isolée, entourée de lierre. Et puis, monsieur, voulez-vous dire à maman qu'elle m'écrive et qu'elle me donne de vos nouvelles; je serai bien aise d'en avoir.»

Il était temps d'atteler; Jean aida Kersac une dernière fois; au moment de se séparer, Kersac dit aux deux cousins:

«J'ai une idée: montez dans ma voiture; je vais vous mener à la gare du chemin de fer, cela vous abrégera votre voyage.

JEAN.

Comment cela, monsieur?

KERSAC.

Montez toujours; je vais t'expliquer cela tout en marchant.»

Quand le cheval fut au trot, Kersac prit la parole:

«Voilà ce que je veux faire. Tu te souviens que j'ai fait une bonne affaire de petits cochons à Vannes. Je vais prendre sur mon gain la petite somme nécessaire pour payer ta place et celle de Jeannot jusqu'à Paris: de cette façon je serai plus tranquille. Je n'aimais pas, Jean, à te savoir sur les grandes routes, avec si peu d'argent, un si long voyage devant toi, et tant de mauvais garnements que l'on est exposé à rencontrer. Un pauvre enfant, ça n'a pas de défense.

Jean remercia Kersac sans trop comprendre le service qu'il lui rendait, mais devinant que c'en était un fort important. Kersac leur expliqua les temps d'arrêt du chemin de fer, les imprudences qu'il fallait éviter; il s'assura qu'ils avaient de quoi manger dans leurs petits paquets de Kérantré et d'Auray, et que leurs bourses étaient suffisamment garnies. Ils arrivèrent à la gare; Kersac donna son cheval à garder à un des garçons de l'auberge; il prit des billets de troisième pour Jean et Jeannot, leur recommanda de ne pas les perdre, parce qu'il faudrait les payer une seconde fois. Il connaissait les employés; il recommanda Jean et Jeannot au chef de train qui les emmenait; il embrassa Jean, serra la main à Jeannot, et demanda au chef de train de les bien placer et de ne pas les oublier en route et à leur arrivée.

Jean, surpris et occupé de ce qu'il voyait et entendait, pensa moins au départ de Kersac. Le sifflet se fit entendre, et le train se mit en marche.




VII

VISITE A KÉRANTRÉ

Pendant que Jean et Jeannot avançaient avec une vitesse dont ils n'avaient eu jusque-là aucune idée, Kersac roulait vers son domicile aussi vite que son cheval pouvait le traîner; il arriva à Vannes et s'y arrêta deux heures pour régler la livraison de ses petits cochons; il en chargea une partie dans sa carriole, et promit d'envoyer prendre le reste le lendemain.

«Puis, pensa-t-il, je pousserai jusqu'à Kermadio; je ferai affaire pour le reste de leurs petits cochons, et je reviendrai par Kérantré pour voir la mère de Jean. Si je pouvais trouver en route une fille de ferme, j'en serais bien aise; mon temps aura été bien employé de toutes manières.»

Kersac fit comme il l'avait dit, malgré l'enflure et la douleur au pied qui étaient un peu revenues et qui gênaient ses mouvements. Il fit des marchés avantageux à Kermadio; le propriétaire était large en affaires et se contentait d'un gain fort restreint. Il reprit ensuite le chemin de Kérantré, et ne tarda pas à y arriver et à trouver la maison d'Hélène, qu'il devina au premier coup d'oeil, d'après la description que Jean lui en avait faite.

Voyant au bord de la route, près d'un bouquet d'arbres, une maisonnette entourée de lierre, il arrêta son cheval et, s'adressant à une jolie petite fille de cinq à six ans qui jouait devant la maison:

«N'est-ce pas ici que demeure la veuve Hélène Dutec?»

La petite fille se releva, le regarda en souriant et répondit:

«Je ne sais pas, monsieur.

KERSAC.

Comment, tu ne sais pas? Ne demeures-tu pas ici?

LA PETITE.

Oui, monsieur, je suis très contente, je ne pense plus à maman.

KERSAC.

Sais-tu où est la maison du petit Jean?

LA PETITE.

Oui, monsieur, c'est ici, je couche dans son lit: c'est la maman de Jean qui l'a dit.

KERSAC.

Mais c'est donc la femme Hélène Dutec qui demeure ici?

LA PETITE.

Je ne sais pas, monsieur.

KERSAC.

C'est elle qui est ta maman, je suppose, puisque tu couches dans le lit de ton frère?

LA PETITE.

Je n'ai pas de maman, et Jean n'est pas mon frère.

KERSAC.

Diantre de petite fille! on ne comprend rien à ce qu'elle dit. Ce doit être la maison de Jean; j'aurai plus tôt fait de descendre et d'y voir moi-même.»

Kersac descendit, alla attacher son cheval à un des arbres qui se trouvaient près de la maison, entra, ne vit personne, et sortit par une porte de derrière qui donnait sur un petit jardin. Il aperçut une femme qui sarclait une planche de choux.

KERSAC.

«Ma bonne dame, savez-vous où demeure la femme Hélène Dutec?»

La femme se releva vivement.

HÉLÈNE.

C'est moi, monsieur. Vous venez sans doute pour la petite fille?

KERSAC.

Pas du tout; c'est pour vous que je viens; je l'ai promis hier à mon bon petit Jean, et je viens vous donner de ses nouvelles.

HÉLÈNE.

Jean! mon cher petit Jean! mon bon petit Jean! Entrez, entrez, monsieur. Je suis heureuse de vous voir, d'entendre parler de mon enfant.»

Et de grosses larmes roulaient de ses yeux pendant qu'elle faisait entrer Kersac, et qu'elle cherchait un escabeau pour le faire asseoir.

HÉLÈNE.

Excusez, monsieur, si je vous reçois si mal; je n'ai pas mieux que ce méchant escabeau à vous offrir.

KERSAC.

J'y suis très bien, ma bonne dame; j'ai quitté Jean et Jeannot hier matin à Malansac, à quinze lieues d'ici; ils allaient à merveille.

—Quinze lieues! s'écria Hélène. Comment ont-ils pu faire tant de chemin dans leur journée? J'ai vu hier un monsieur qui les a quittés à Auray à dix heures du matin.

KERSAC.

Je les ai un peu aidés, pour dire vrai. J'ai une ferme près de Sainte-Anne; j'allais à Vannes, je les ai fait monter dans ma carriole. De Vannes j'allais à Malansac; cela les a encore avancés de six lieues. Nous y avons couché; je les ai embarqués en chemin de fer; ils sont arrivés ce matin vers quatre heures à Paris.

HÉLÈNE.

Déjà! Arrivés à Paris! Comment c'est-il possible?

KERSAC.

Je vais vous expliquer cela, ma bonne dame Hélène.

«Ils sont avec Simon à l'heure qu'il est.»

Kersac lui raconta tout ce qui s'était passé entre lui, Jean et Jeannot, sans rien omettre, rien oublier. Hélène écoutait avec avidité et attendrissement le récit de Kersac; il parlait de son petit ami Jean avec une chaleur, une amitié qui touchèrent profondément sa mère et la firent pleurer comme un enfant. Quand il arriva à la fin de son récit et qu'il expliqua comment il avait payé leurs places en chemin de fer jusqu'à Paris, Hélène n'y tint pas. Émue et reconnaissante, elle saisit la main de Kersac et la serra dans les siennes et contre son coeur.

HÉLÈNE.

Que le bon Dieu vous bénisse, mon cher monsieur! Qu'il vous rende ce que vous avez fait pour mon bon petit Jean et pour Jeannot!

KERSAC.

Oh! quant à celui-là, ma bonne dame, vous n'avez pas de remerciements à m'adresser, car ce n'est pas pour lui ni par charité que je l'ai traité comme notre petit Jean, mais pour faire plaisir à Jean. C'est un brave enfant que vous avez là, madame Hélène, et j'ai bien envie de vous le demander.

HÉLÈNE.

Pour quoi faire, monsieur?

KERSAC.

Pour le garder chez moi, à ma ferme.

HÉLÈNE.

Il est encore bien jeune, monsieur; son frère Simon l'a demandé pour un service plus avantageux et plus facile. Quand il sera plus grand et plus fort, je serai bien satisfaite de le voir chez vous, monsieur.

KERSAC.

S'il ne se plaît pas à Paris et qu'il préfère la campagne, vous m'avertirez, ma bonne dame; j'ai dans l'idée qu'il a de l'amitié pour moi et qu'il n'aurait pas de répugnance à entrer à mon service.

HÉLÈNE.

Cela ne m'étonnerait pas, monsieur; et si son frère Simon n'avait pas compté sur lui et ne lui avait par avance assuré une place, je me serais trouvée bien heureuse de le savoir chez vous et si près de moi.

—Maman Hélène, j'ai faim, dit la petite fille qui entrait.

KERSAC.

Qu'est-ce donc que cette petite? Jean ne m'en a pas parlé.

HÉLÈNE.

Il ne la connaît pour ainsi dire pas, monsieur.»

Hélène donna un morceau de pain à l'enfant, et raconta à Kersac sa rencontre avec la petite fille, la veille du départ de Jean.

«J'étais bien désolée, monsieur, quand je me suis vue cette petite fille sur les bras; moi qui venais d'envoyer mon pauvre enfant, mon cher petit Jean, parce que nous n'avions plus de quoi vivre; il ne demandait qu'à travailler, mais, dans nos pays, il n'y a guère d'ouvrage pour les enfants. Quand je rentrai chez moi après avoir quitté mon petit Jean et Jeannot, je priai bien le bon Dieu de venir à mon secours. La petite s'éveillait, elle demandait à manger; je remis sur le feu le reste du lait de Jean; il n'avait guère mangé, pauvre enfant, quoiqu'il eût l'air résolu et riant. Je voyais bien de temps à autre une larme qui roulait sur sa joue, il me la cachait, et il croyait que je ne la voyais pas et que je n'en versais pas moi-même.»

Hélène cacha son visage dans ses mains; Kersac l'entendit sangloter.

«Voyons, ma bonne dame Hélène, dit-il, ayez courage.... L'enfant n'est pas malheureux! Le bon Dieu lui est venu en aide.

HÉLÈNE.

En vous envoyant près de lui comme un bon ange, c'est vrai, monsieur. Et puis, avant vous, un autre homme du bon Dieu l'avait pris en pitié; ce bon monsieur est venu me voir; il m'a apporté vingt francs de la part de mon pauvre Jean; comme si Jean avait jamais eu vingt francs dans sa bourse! Il m'a fallu les prendre, sous peine d'offenser ce bon monsieur.

KERSAC.

Jean m'a raconté cette rencontre du prétendu voleur.

HÉLÈNE.

Les vingt francs sont venus bien à propos, monsieur; pas pour moi, car j'ai l'habitude de vivre de peu....

KERSAC, ému.

Pauvre femme.

HÉLÈNE.

Mais c'était pour la petite fille, monsieur. Avec vingt francs j'ai de quoi la nourrir pendant six semaines, et il faut espérer que les parents viendront la réclamer avant que les vingt francs soient mangés.

KERSAC.

Ne vous inquiétez pas de la petite fille, ma bonne dame Hélène: j'y pourvoirai.

HÉLÈNE.

Vous, monsieur! Mais vous ne me connaissez pas! Vous pouvez croire....

KERSAC.

Si fait, si fait, je vous connais! Je vous connaissais avant de vous avoir vue, et à présent je vous connais comme si nous étions de vieux amis. Je reviendrai vous voir. Je cours souvent le pays pour les besoins de ma ferme; je passerai par chez vous toutes les fois que j'aurai du temps devant moi. Au revoir donc et prenez courage. Je suis content de vous laisser calme; cela me faisait mal de vous voir pleurer.»

Kersac fit un salut amical à Hélène, caressa la pauvre petite fille abandonnée, à laquelle il s'intéressait déjà, et alla détacher son cheval. Il monta dans sa carriole et s'éloigna rapidement.

Hélène le suivit longtemps du regard; puis elle rentra, soupira et leva les yeux au ciel.

«Merci, mon Dieu et ma bonne sainte Vierge! dit-elle avec ferveur; vous m'avez envoyé un protecteur pour mon petit Jean, et du pain pour cette malheureuse enfant!»

Et elle se remit à son rouet.




VIII

RÉUNION DES FRÈRES

Kersac pressait le pas de son cheval; il était tard.

«Je suis resté trop longtemps chez cette pauvre femme, se disait-il. Je voyais que ma présence la consolait; c'est comme si elle avait eu Jean auprès d'elle! Pauvre mère! c'est pourtant terrible d'envoyer son enfant faire cent vingt lieues à pied, seul, presque sans argent, pour arriver à Paris, où tant de jeunes gens se perdent et meurent de faim.... J'irai la consoler et lui parler de Jean quelquefois; c'est une charité. Et je donnerai de ses nouvelles à.... Imbécile que je suis, s'écria-t-il, j'ai oublié de demander à Jean son adresse! C'est-il bête! Où le trouver dans ce grand diable de Paris?... La mère doit le savoir; je le lui demanderai quand je la verrai.»

Rassuré par cette pensée, il songea à ses affaires, et calcula dans sa tête le gain de sa journée; il était considérable.

Et Jean et Jeannot? où étaient-ils? que faisaient-ils? Ils étaient arrivés vers quatre heures du matin à Paris, reposés et enchantés. Descendus de wagon, ils ne savaient où aller; il faisait encore nuit. Le chef de train, qui était bon homme, les retrouva dans la salle des bagages, où ils avaient suivi les voyageurs, et leur demanda où ils allaient.

JEAN.

Chez mon frère Simon, monsieur; mais il est trop matin; et puis, il ne nous attend que dans un mois; et puis, nous ne savons pas le chemin.

LE CHEF DE TRAIN.

Savez-vous où il demeure?

JEAN.

Oui, monsieur: rue Saint-Honoré, nº 263.

LE CHEF DE TRAIN.

Eh bien, restez ici jusqu'à cinq heures, et vous irez alors chez Simon. Mais, comme vous ne trouveriez jamais votre chemin tout seuls, voici trois francs que m'a donnés M. Kersac pour vous nourrir en route; vous ne les avez pas dépensés, puisque vous avez vécu de vos provisions et bu de l'eau; vous prendrez sur ces trois francs un franc cinquante centimes pour payer le fiacre dans lequel je vous ferai monter.... A présent, j'ai affaire, je vous quitte; attendez-moi là.»

Jean et Jeannot s'assirent sur une banquette; Jean s'amusait beaucoup à regarder les allants et venants; il remarquait tout et s'intéressait à tout. Jeannot bâillait et soupirait.

JEANNOT.

Qu'allons-nous devenir, Jean, au milieu de tout ce bruit? Nous ne trouverons peut-être pas Simon; alors où irons-nous? que ferons-nous?

JEAN.

Pourquoi donc ne trouverions-nous pas Simon, puisqu'il demeure rue Saint-Honoré, nº 263.

JEANNOT.

Mais si nous ne le trouvons pas?

JEAN.

Alors nous le chercherons.

JEANNOT.

Où le chercherons-nous? A qui le demander?

JEAN.

Il se trouvera bien quelque brave homme qui nous aidera à le trouver. D'ailleurs, Jeannot, ce que tu dis là est ingrat pour le bon Dieu. Vois comme il nous a protégés. Ce bon monsieur voleur qui nous donne de l'argent....

JEANNOT.

A toi, pas à moi.

JEAN.

Ce n'est-il pas la même chose? Tu sais bien que, tant que j'en aurai, tu en auras. Après le bon monsieur, nous avons eu la chance de rencontrer cet autre brave M. Kersac, qui a fait pour nous comme aurait fait le bon Dieu.

JEANNOT.

Oui, joliment, il m'a donné deux coups de fouet.

JEAN.

Bah! deux petits coups de rien du tout; et c'était par bonté, encore.

JEANNOT.

Comment, par bonté? Tu appelles ça bonté, toi?

JEAN.

Certainement, puisque c'était pour te rendre plus gentil; et il y est arrivé, tout de même. Ce bon M. Kersac, qui nous fait faire douze lieues en carriole!

JEANNOT.

Parce que ça l'amusait de causer.

JEAN.

Pas du tout, ça ne l'amusait pas; c'était par bonté. Puis il nous fait souper avec lui, déjeuner avec lui; il paye notre coucher.

JEANNOT.

Coucher, pas cher! De la paille dans une écurie.

JEAN.

Est-ce que nous avons si bien que ça chez nous?... Puis il nous paye notre voyage. Il nous fait arriver à Paris en vingt-quatre heures au lieu de trente jours. C'est à ne pas y croire!

JEANNOT.

Oui, quant à ça, il n'y a rien à dire. C'est véritablement une bonne chose.... Mais que ferons-nous si nous ne trouvons pas Simon?

JEAN.

Allons! voilà que tu vas recommencer la même histoire. Je te l'ai déjà dit: nous le chercherons et nous finirons bien par le trouver.»

Jeannot n'avait pas l'air bien rassuré, et il recommençait à geindre, lorsque le chef de train entra.

«Vous voilà! c'est bien! Venez et suivez-moi. Vite, je suis pressé.»

Il sortit précipitamment, suivi des enfants, qui ne le quittaient pas des yeux, tant ils avaient peur de s'en trouver séparés. Ils arrivèrent à la place de la gare, sur le boulevard Montparnasse. Le chef de train les fit monter dans un petit fiacre, et donna ordre au cocher de les mener rue Saint-Honoré, n° 263. Pour plus de précaution:

«Donnez-moi votre numéro, dit-il au cocher; s'il arrive quelque aventure aux enfants, c'est vous qui en serez responsable: ainsi gare à vous!

LE COCHER.

Soyez tranquille, monsieur, je les débarquerai sans accident, j'espère bien.... Vous dites....

LE CHEF DE TRAIN

Rue Saint-Honoré, n° 263.»

Le cocher remonta sur son siège.

«Adieu, monsieur, et merci», cria Jean au chef de train.

Le fiacre s'ébranla et se mit en marche. Les enfants regardaient avec admiration; tout leur paraissait magnifique malgré l'heure matinale, le silence des rues, l'absence de mouvement. Quand la voiture arrêta devant le n° 263 de la rue Saint-Honoré, ils croyaient être partis depuis quelques minutes seulement.

«Allons, messieurs, descendez, nous voici arrivés», dit le cocher en ouvrant la portière.

Jean descendit, paya, comme le lui avait recommandé le chef de train, et ils se trouvèrent devant une porte fermée, ne sachant comment faire pour entrer. «Frappe à la porte», dit Jeannot.

Jean frappa, Jeannot frappa, la porte ne s'ouvrait pas.

«Appelle, dit Jeannot.

—Simon! cria Jean; Simon, c'est nous, ouvre la porte!»

Ils avaient beau crier, appeler, la porte ne s'ouvrait pas.

«Qu'allons-nous devenir, mon Dieu? s'écria Jeannot prêt à pleurer.

JEAN.

Ne t'effraye donc pas! C'est qu'il dort encore! Attendons; il faudra bien qu'il s'éveille et qu'il nous ouvre.»

Après avoir attendu cinq minutes qui leur parurent cinq heures, ils recommencèrent à taper et à appeler Simon.

Enfin la porte s'entrouvrit; un gros homme à cheveux gris passa la tête.

«Quel diantre de tapage faites-vous donc là, vous autres? Ça a-t-il du bon sens d'éveiller le monde si matin! Que demandez-vous? Que voulez-vous?

JEAN.

Je vous demande bien pardon, monsieur, nous ne voulions pas vous déranger. Nous appelions mon frère Simon qui demeure ici.

LE PORTIER.

Et comment voulez-vous qu'il vous entende, puisqu'il demeure au cinquième?

JEAN.

Je ne savais pas, monsieur; je vous demande bien pardon. Nous attendrons si vous voulez, monsieur.

LE PORTIER.

A présent que me voici éveillé et levé, je n'ai pas besoin que vous attendiez. Entrez et montez.»

Le portier ouvrit, fit entrer Jean et Jeannot, et referma la porte.

«Au fond de la cour, l'escalier à droite, au cinquième», grommela le portier.

Et il rentra dans le trou noir qui lui servait de chambre.

Jean avait le coeur un peu serré; l'aspect sombre, sale et délabré de la cour de la maison lui inspirait une certaine répugnance. Jeannot était consterné; tous deux montèrent sans parler l'escalier qu'on leur avait indiqué; ils montaient, montaient toujours. Arrivés au haut de l'escalier, ils virent trois portes devant eux: à droite, à gauche, en face.

«Frappe donc, dit Jeannot.

JEAN.

Où frapper? Comment faire? J'ai peur de fâcher quelqu'un si je frappe à une autre porte qu'à celle de Simon.

JEANNOT.

Mon Dieu! mon Dieu! qu'allons-nous devenir? recommença Jeannot de son ton larmoyant.

JEAN.

Ne t'effraye donc pas; je vais appeler. Simon!... Simon!...» appela-t-il à mi-voix.

Une porte s'ouvrit: un jeune homme s'y montra.

«Simon!» s'écria Jean.

Et il se jeta à son cou.

SIMON.

C'est toi, Jean! Et toi, Jeannot! Dieu soit loué! J'avais tant besoin de revoir quelqu'un du pays! Entrez, entrez; nous allons causer pendant que je m'habillerai. Je ne vous attendais pas sitôt. Maman avait écrit que vous seriez ici dans un mois.

JEAN.

Certainement; nous ne devions pas arriver avant; mais nous avons voyagé comme des princes! En voiture! Je te raconterai ça.»

Ils entrèrent dans une petite chambre propre, claire et assez gaie. Tout en furetant partout et en regardant Simon se débarbouiller et s'habiller, Jean et Jeannot lui donnèrent des nouvelles du pays et lui racontèrent toutes leurs aventures.

SIMON, riant.

Il paraît que Jeannot n'a pas la chance; et toi, Jean, je crois bien que c'est toi qui fais venir la chance par ton caractère gai, ouvert et serviable. Tu as toujours été comme ça; je me souviens que, dans le pays, tout le monde t'aimait.

Quand ils eurent bien causé, bien ri, et qu'ils se furent embrassés plus de dix fois, Jean demanda:

«Et que vas-tu faire de nous, Simon? Tu ne vas pas nous garder à rien faire, je pense?

SIMON.

Non, non, sois tranquille, vous êtes placés d'avance: toi, Jean, tu entres comme garçon de café dans la maison où je suis. Et toi, Jeannot, tu vas entrer de suite chez un épicier.

JEANNOT.

Tiens, pourquoi pas garçon de café comme Jean?

SIMON.

Parce qu'il n'y avait qu'une place de libre. Tout le monde ne peut pas faire le même travail.

JEANNOT.

Serons-nous dans la même maison?

SIMON.

Non; toi, Jeannot, tu seras tout près d'ici, dans la rue de Rivoli, et près de Jean, qui demeurera avec moi, dans cette maison où nous sommes en service.

JEAN.

Quel service ferons-nous?

SIMON.

Le service d'un café; c'est un bon état, mais fatigant.

JEAN.

En quoi fatigant?

SIMON.

Parce qu'il faut être actif, alerte, toujours sur pied, adroit pour ne rien briser, ni accrocher, ni répandre. Tu feras bien l'affaire, toi.

JEANNOT.

Je l'aurais bien faite aussi.

SIMON.

Non, tu n'es pas assez vif, assez en train; tu te serais fait renvoyer au bout de huit jours.»

Jeannot ne dit plus rien: il prit son air boudeur.

SIMON.

Ah! ah! ah! quelle figure tu fais! Ça ferait bon effet dans un café. Toutes les pratiques se sauveraient pour ne plus revenir!»

Jeannot prit un air encore plus maussade. Simon leva les épaules en riant.

«Toujours le même! dit-il. Ah çà! voici bientôt sept heures. Il faut descendre au café, Jean; et toi, Jeannot, je vais te présenter à ton maître épicier; sois bien poli et déride-toi, car l'épicier doit être gai et farceur par état.»

Simon tira un pain de son armoire, en coupa trois grosses tranches, en donna une à Jean et à Jeannot, et mit la troisième dans sa poche; ils descendirent les cinq étages et entrèrent dans un café très propre, très joli. Jean et Jeannot restèrent ébahis devant les glaces, les chaises de velours, les tables sculptées, etc. Pendant qu'ils admiraient, Simon alla parler au maître du café et revint peu de temps après avec un morceau de fromage, des verres et une bouteille de vin. Il versa du vin dans les trois verres.

«Déjeunons, dit-il, avant que le monde arrive. Et vite, car il y a de la besogne; il faut tout nettoyer et ranger.»

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