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Jean qui grogne et Jean qui rit

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XIX

M. ABEL PLACE JEANNOT

Le lendemain, Jean attendit avec impatience M. Abel; dès qu'il l'aperçut, il courut à lui.

JEAN.

J'ai à vous parler, monsieur, d'une chose très importante; mais n'en dites rien, c'est un secret.

M. ABEL.

Ah! tu as un secret. Je serai muet comme la tombe; tu peux me dire ce que tu voudras.

JEAN.

Bien, monsieur; vous voyez, je vous regarde.... Et puis je cours vous chercher votre déjeuner.

—Ce bon garçon, se dit Abel en souriant. Il n'oublie jamais la reconnaissance qu'il croit me devoir... et qu'il me doit, au fait. Car je lui ai fait du bien, tout en me faisant plaisir,... et du bien à l'âme.»

Jean revint apportant un bifteck aux pommes tout fumant, bien cuit à point, un petit pain mollet et une bouteille de vin de premier choix.

JEAN.

«Là! mangez! monsieur! Pendant que vous déjeunerez, je vais vous raconter quelque chose, et je vous demanderai un service, un très grand service.

M. ABEL.

Parle, mon ami; je t'écoute.»

Jean lui raconta ce qui s'était passé la veille, et finit par lui demander instamment de placer Jeannot.

M. ABEL.

«Mais, mon ami, je trouve que Jeannot s'est très mal conduit avec Simon, et qu'il ne mérite pas du tout mon intérêt ni le tien.

JEAN.

Cher monsieur Abel, pensez donc que M. Pontois va le renvoyer, et que ce malheureux Jeannot mourra de faim et de froid, car voici l'hiver qui approche.

M. ABEL.

C'est vrai, mais comment veux-tu que je recommande ce garçon que je ne voudrais pas pour moi-même?

JEAN.

Oh! monsieur, vous avez été pour Simon et pour moi si bon, si bon, que si je ne craignais de vous fâcher, je dirais (ce que je pense, au reste) qu'il n'y a pas de saint meilleur que vous. Et vous seriez méchant pour Jeannot? C'est impossible! Mon bon, cher bienfaiteur, ayez pitié de lui, pardonnez-lui, sauvez-le.

M. ABEL.

Écoute, mon enfant, pour toi, par amitié pour toi, je ferai ce que tu me demandes, mais....

JEAN, en joignant les mains.

Vraiment! Oh! monsieur! Oh! monsieur! Je ne dis rien, mais voyez ce que vous dit mon coeur.

M. ABEL, souriant.

Je vois et je le remercie, mon enfant; mais entendons-nous. Pour le placer, il faut que je sache tout. Parle-moi bien franchement, comme à un ami que tu ne veux pas tromper; réponds seulement aux questions que je vais te faire. Le crois-tu honnête?

JEAN, hésitant et baissant les yeux.

Non, monsieur.

M. ABEL, souriant.

Bon! Et d'un! Le crois-tu actif, laborieux?

JEAN, de même.

Non, monsieur.

M. ABEL.

Et de deux! Le crois-tu religieux?

JEAN.

Non, monsieur.

M. ABEL.

Et de trois! Le crois-tu serviable, obligeant?

JEAN.

Non, monsieur.

M. ABEL.

Quatre! Le crois-tu sincère, loyal?

JEAN.

Non, monsieur.

M. ABEL.

Le crois-tu bon camarade, d'un caractère agréable?

JEAN.

Non, monsieur.

M. ABEL.

Le crois-tu propre, rangé, intelligent?

JEAN.

Non, monsieur.»

M. Abel se mit à rire de si bon coeur, que Jean lui-même ne put s'empêcher de rire avec lui. Quand l'accès de gaieté fut calmé, M. Abel reprit:

«Mon pauvre enfant, que veux-tu que je fasse d'un pareil garnement?... Ne t'effraye pas; je t'ai promis de le placer, et je tiendrai parole.... Mais comment vais-je faire? A qui et comment demander de prendre à son service une garçon voleur, menteur, irréligieux, paresseux, grognon, maussade, désobligeant, sale, désordonné, bête, et je ne sais quoi encore? Sac à papier! quelle tâche tu me donnes! Quel service absurde tu me demandes! C'est bête comme tout! Je ne sais comment m'y prendre!»

M. Abel se remit à rire de plus belle. Jean commença à s'inquiéter; il sentait l'absurdité de sa demande; il craignit d'avoir abusé de la bonté de M. Abel.

«Monsieur! monsieur! dit-il d'un air suppliant, pardonnez-moi; ne m'en voulez pas! Je sens que je vous ai demandé une chose impossible; mais ce pauvre Jeannot me fait une telle pitié! Plus il est mauvais, et plus je le plains.

M. ABEL.

Et tu as raison, mon enfant; le méchant est réellement à plaindre. Ne crains pas de m'avoir mécontenté; je comprends très bien ta pensée.... Et qui sait? peut-être pourrai-je le ramener, lui faire du bien.

JEAN.

Si vous y parvenez, monsieur, comme le bon Dieu vous bénira!

M. ABEL, riant.

Et comme tu me regarderas! mieux encore que tu ne me regardes maintenant.... A propos, ton affaire, à toi, est arrangée; tu entreras chez mes amis de Grignan; il y a monsieur, madame, mademoiselle et le pauvre petit garçon bien malade dont je t'ai parlé, un vrai petit saint, celui-là. Demande à Simon s'il désire que tu y entres. Il est ton frère aîné, le chef de ta famille; c'est lui qui doit décider de ton sort. Et, à présent que nos affaires intimes sont terminées, je vais aller faire les miennes... et celles de M. Jeannot, voleur, menteur, etc. Ah! ah! ah!»

Et, après avoir serré la main de Jean, qui baisa celle de M. Abel, il s'échappa riant encore.

Jean raconta à son frère ce que lui avait promis M. Abel pour Jeannot et ce qu'il avait arrangé pour lui-même, Jean, sauf l'avis de Simon.

SIMON.

Dans ces conditions, et puisque tu as tout dit à M. Abel, il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'il place Jeannot; et ce sera un vrai tour de force. Et quant à toi, frère, je voudrais bien que tu puisses attendre que l'époque de mon mariage fût décidée, et que M. Métis ait le temps de nous trouver deux bons remplaçants.

JEAN.

Comme tu voudras, mon bon Simon. Je suis plus heureux près de toi que je ne le serai jamais avec personne; ainsi, plus nous resterons ensemble, et plus je serai satisfait.»

Lorsque Abel entra dans son atelier, il y trouva son ami, que nous continuerons à appeler Caïn. Et l'air riant d'Abel attira l'attention de son ami.

CAÏN.

Qu'as-tu donc vu de si gai aujourd'hui? On dirait que tu retiens un éclat de rire.

ABEL.

Ah! ah! ah! Tu devines juste; j'ai ri au café, j'ai ri en route, je ris encore, et je rirai toutes les fois que j'y penserai. Figure-toi que, cédant aux sollicitations de mon petit ami Jean, je me suis engagé,... oui, engagé, à placer comme domestique un garçon voleur, menteur, sale, paresseux, maussade, insolent, etc., etc.

CAÏN, riant.

Toutes les qualités réunies, à ce que je vois; et ce domestique voleur, menteur, etc., qui est-il, comment s'appelle-t-il?

ABEL.

Jeannot, le Jeannot qui m'est antipathique.

CAÏN.

Et à qui destines-tu ce trésor?

ABEL.

Ma foi, je n'en sais rien; il faut que tu m'aides à tenir ma parole.

CAÏN.

Très volontiers! De même que toi, j'aime ce qui est bizarre. Et je ne vois rien de plus original que de s'intéresser à un Jeannot.

ABEL.

Bon! Je vais me mettre à la besogne; et, tout en me regardant peindre, tu tâcheras de trouver une idée, et une bonne. Dépêche-toi, pour que je l'apporte demain à mon petit Jean.

CAÏN.

Je crois que tu n'attendras pas longtemps; j'ai en vue un coquin qui fera notre affaire.»

Le lendemain, Abel arriva au café avec empressement.

«Jean, dit-il, vite mon déjeuner, que je te raconte ce que j'ai fait.»

Jean s'empressa d'apporter le déjeuner et resta debout en face de M. Abel, attendant avec impatience qu'il parlât. Il n'attendit pas longtemps.

M. ABEL.

Eh bien, mon ami, j'ai une place pour Jeannot.

JEAN.

Déjà, monsieur!»

Et ses yeux brillèrent comme des escarboucles.

JEAN.

Déjà! que vous êtes bon!»

Abel le regarda et sourit.

M. ABEL.

Bien, bien, je comprends, c'est une très bonne place; des gens fort riches, qui payent bien, qui ne sont pas méchants; Jeannot sera bien nourri, bien habillé, bien payé. Tu vois qu'il sera bien.

JEAN.

Mais, monsieur,... sera-t-il bien traité?

M. ABEL.

Ma foi, je n'en sais rien, cela dépendra de lui.

JEAN.

Monsieur, est-ce une maison dans laquelle vous me feriez entrer?

M. ABEL.

Diantre! non. Pas toi! Jamais toi! Je te renverrais plutôt au village.

JEAN.

Mais alors, monsieur, Jeannot y sera très mal?

M. ABEL.

Jeannot y sera très bien. Jeannot est un mauvais drôle, voleur, menteur, etc.; et une maison honnête et tranquille ne lui irait pas; il n'y resterait pas deux jours. Toi, mon enfant, je te place dans une excellente maison, avec de bons maîtres, bien charitables, qui savent que tous les hommes sont frères et qui les traitent comme des frères. Tu seras sous les ordres d'un valet de chambre qui est un vrai modèle. Et, à propos de ta position, que t'a dit Simon?

JEAN.

Il désire, monsieur, que je donne à M. Métis le temps de me remplacer.

M. ABEL.

Très bien; rien de plus juste. Je veux parler à M. Métis; le trouverai-je chez lui en sortant d'ici?

JEAN.

Oui, monsieur; il ne sort jamais avant midi.»

M. Abel acheva son déjeuner et monta chez le maître du café. Il en descendit au bout d'un quart d'heure.

M. ABEL.

Jean, je viendrai te prendre demain pour te mener chez tes futurs maîtres; habille-toi proprement.

JEAN.

Oui, monsieur, je serai prêt.»

Quand Abel fut parti, Jean, toujours si gai, s'assit tristement sur une des chaises qui entouraient les tables. Simon entra et, le voyant sérieux et immobile, il s'approcha de lui.

SIMON.

Es-tu souffrant, mon ami? Comme tu es triste!

JEAN.

M. Abel doit me mener demain chez mes futurs maîtres, Simon, et je ne serai plus avec toi.

SIMON.

Mais tu me verras souvent, mon ami, surtout quand je serai marié; mon nouveau commerce me laissera plus de liberté.»

Jean lui serra la main, tâcha de reprendre sa gaieté, et finit par y réussir.

M. Abel avait été chez l'épicier en sortant du café. Il trouva Jeannot seul dans la boutique, suçant du sucre candi.

M. ABEL.

Viens ici, drôle! D'après les sollicitations de Jean, je t'ai trouvé une place, une bonne place, bien meilleure que tu ne le mérites. Tu iras demain à midi rue de Penthièvre, 28; tu monteras au premier, tu demanderas M. Boissec, le maître d'hôtel de M. le comte de Fufières, et tu lui diras que tu viens de la part de M. Caïn. On t'expliquera le reste là-bas.

JEANNOT.

Merci bien, monsieur; je suis bien reconnaissant.

M. ABEL.

C'est bon, c'est bon. Au reste, ce que j'en fais, ce n'est pas pour toi, c'est pour Jean. Va me chercher Pontois.

JEANNOT, humblement.

Oui, monsieur. Je remercie bien monsieur; je ne suis pas comme monsieur croit; Simon et Jean m'ont sans doute fait du tort dans l'esprit de monsieur....

M. ABEL, vivement.

Tais-toi! Pas un mot de plus, ou je t'assomme!»

Jeannot s'empressa de sortir.

«Misérable! ingrat! dit Abel se parlant à lui-même. Au moment où Jean lui rend un service qu'aucun autre ne lui aurait rendu, il ose l'accuser de calomnie!... Si ce n'était ma promesse à Jean, j'irais défaire ce qu'a fait Caïn. Le gueux! le gredin!»

Pontois entra; il reconnut M. Abel, le chanteur.

PONTOIS, avec insolence.

C'est vous, monsieur le chanteur? Que me voulez-vous?

M. ABEL, sèchement.

Je veux vous parler, monsieur l'épicier, au sujet du garçon que vous appelez Jeannot. Vous n'y tenez pas, il ne tient pas à vous; je vous en débarrasse. Envoyez-le demain là où je lui ai dit d'aller. Il faut qu'il y aille; entendez-vous? il le faut. Il vous devra une indemnité pour les huit jours que vous auriez le droit de lui demander; la voici.»

Il jeta sur le comptoir une pièce de vingt francs et sortit, laissant Pontois stupéfait.

«Qui est donc ce monsieur? On dirait d'un prince! Quel air! quelle hauteur!... Et comme il a jeté cette pièce d'or! comme on ferait d'un sou.... Il me débarrasse de Jeannot, qui est un mauvais drôle, et il me paye encore! Bonne affaire pour moi.... Mais qui est donc ce M. Abel?»

Il ramassa la pièce d'or, la mit dans son gousset, appela un garçon et remonta dans son entresol.




XX

JEAN CHEZ LE PETIT ROGER

M. Abel vint déjeuner au café; comme d'habitude Jean lui sourit, mais ce sourire était triste: il le regarda, mais ses yeux étaient humides.

M. ABEL.

Courage, mon enfant! Je vois bien ce qui t'afflige: c'est de quitter ton frère. Mais tu restes près de lui, tu le verras souvent; et puis, il eût bien fallu le quitter un peu plus tard, quand lui-même, étant marié, aura pris le commerce de son beau-père.

JEAN.

C'est vrai, monsieur. Je me suis dit tout cela bien des fois. Mais... j'aime Simon! Il est mon frère... et il a été si bon pour moi! Je le verrai, mais ce ne sera pas la même chose, monsieur. Et vous! Je vous verrai sans doute aussi, mais pas tous les jours, pas régulièrement comme je vous voyais ici, je pouvais tout vous dire ici, vous confier toutes mes joies, toutes mes peines, vous aimer à mon aise.

M. ABEL.

Pauvre enfant! Tu m'aimes donc bien?

JEAN.

Si je vous aime! si je vous aime! comme un père, comme un bienfaiteur.»

Jean ne dit plus rien. M. Abel acheva son déjeuner en silence. Il se leva, chercha Simon des yeux.

«Amène-moi Simon, mon enfant; j'ai quelque chose à lui dire.»

Jean l'amena tout de suite.

«Simon, lui dit-il, j'ai vu hier M. Amédée; j'ai obtenu de lui que ton mariage aurait lieu vers le Carême, et qu'en attendant tu entrerais chez lui pour te mettre au courant de son commerce. Il te loge et te reçoit chez lui dès demain. M. Métis consent à ce brusque départ.... Je te renverrai Jean dans une heure. Au revoir, Simon; et toi, Jean, viens avec moi et prends courage, tu seras heureux chez Mme de Grignan.

JEAN.

Je n'en doute pas, monsieur. Ce n'est pas ce qui m'inquiète; c'est ce que je vous disais au café, monsieur.

M. ABEL.

Oui, oui, mon ami, je le sais bien; mais vois donc si ce n'est pas de même pour tous, partout et toujours. On se sépare sans cesse de ceux qu'on aime.»

Tout en marchant et causant, ils arrivèrent devant un bel hôtel de l'avenue Gabrielle.

M. ABEL.

Voilà ta maison, mon ami; montons, je te présenterai à tes maîtres.»

M. Abel monta suivi de Jean, entra dans un premier salon, puis dans un second, où se tenait la maîtresse de la maison. Elle était à son bureau; elle écrivait.

«Vous voilà, mon cher Abel, dit-elle en se levant; et ce jeune homme est sans doute votre ami Jean. Vous voyez, Jean, que nous vous connaissons.... Vous avez l'air effrayé, mon pauvre garçon; M. Abel a dû vous dire pourtant que nous chercherions à vous rendre heureux.

JEAN.

M. Abel m'a dit, madame, que vous étiez bien bonne, que vous étiez tous bien bons, et que vous aviez un pauvre enfant bien malade et qui était un petit saint.»

Mme de Grignan tendit la main à Abel.

«Merci, mon ami, d'avoir parlé ainsi de mon pauvre Roger. Il a bien envie de vous connaître, Jean; M. Abel lui a parlé de vous.

JEAN.

Moi aussi, madame, je serais bien heureux de le voir.

MADAME DE GRIGNAN.

Eh bien, suivez-moi. Venez aussi, Abel; Roger est toujours si heureux quand il vous voit!»

Mme de Grignan ouvrit la porte du fond et les fit entrer dans une chambre où était Roger, couché dans son lit; son pauvre petit visage était pâle et amaigri; ses mains et ses bras n'avaient que la peau et les os. Il avait de la peine à tourner sa tête sur son oreiller, tant il était affaibli par la souffrance.

Lorsqu'il les vit entrer, un sourire doux et aimable anima un instant ce visage souffrant.

«Mon cher monsieur Abel, dit-il d'une voix faible, que vous êtes bon de venir me voir!

ABEL.

Comment te trouves-tu, mon enfant?

ROGER.

Je souffre beaucoup depuis hier; mais ne me plaignez pas, je souffre pour le bon Dieu; je lui offre tout, et il m'aide.»

Jean, étonné, attendri, avait les yeux pleins de larmes. Roger l'aperçut, le regarda attentivement.

ROGER.

Qui est ce jeune homme? il a l'air bon.

ABEL.

C'est mon ami Jean dont je t'ai parlé, mon petit Roger; il est en effet très bon.

ROGER.

Est-ce qu'il aime le bon Dieu?

ABEL.

Beaucoup, mon ami; sans cela il ne serait pas bon.

ROGER.

C'est vrai.... Jean, je voudrais vous voir de plus près.»

Jean s'approcha et se mit à genoux près du lit du pauvre petit malade.

ROGER.

Je suis content de vous voir, Jean; je sens que je vous aimerai, que vous êtes un enfant du bon Dieu comme moi.»

Jean lui baisa la main et ne put retenir une larme; il restait à genoux près du lit et le regardait.

ROGER.

Est-ce pour moi que vous êtes triste, Jean? Je ne suis pas malheureux. Je sais que je vais mourir, mais ce n'est pas un malheur, de mourir. Je souffre tant! et depuis si longtemps! Je serai près du bon Dieu, près de la bonne sainte Vierge; papa, maman et ma soeur me rejoindront; et toi aussi, Jean. Je t'aime déjà un peu.... Oh! mon Dieu! mon Dieu! je souffre! Tant mieux, mon Dieu, c'est pour vous!... Je souffre! Donnez-moi du courage, mon Dieu! Aidez-moi.... Oh! mon Dieu!»

Sa tête retomba sur l'oreiller; des gémissements contenus s'échappaient de sa poitrine; une sueur froide inondait son visage. M. et Mme de Grignan avaient pris la place de Jean et d'Abel; ils lui essuyaient la sueur qui ruisselait sur son visage et sur son cou, et lui faisaient respirer du vinaigre.

Quand la crise fut calmée, Roger parut inquiet.

«Maman, dit-il d'une voix éteinte, je crains de m'être plaint trop vivement; croyez-vous que j'aie offensé le bon Dieu?

MADAME DE GRIGNAN.

Non, mon enfant, mon cher enfant; tu as tout accepté avec la résignation d'un bon petit chrétien. Sois bien tranquille; repose-toi.»

Le petit Roger baisa un crucifix qu'il avait à son cou.

ROGER.

Je suis bien fatigué, maman; dites à Jean de revenir demain; il me soignera un peu, cela vous reposera. Adieu, Jean; prie le bon Dieu pour moi.... Mon bon monsieur Abel, restez près de moi pour laisser maman se reposer. Vous resterez avec papa et vous causerez devant moi; j'aime tant à vous entendre causer!

ABEL.

Je resterai près de toi, mon enfant. Chère madame, voulez-vous présenter mon ami Jean à Barcuss, votre maître d'hôtel. Je le remets entre vos mains. Va, mon pauvre Jean; Barcuss te mettra au courant de la besogne que tu auras à faire. A demain, au café, pour la dernière fois.»

Avant de sortir, Jean baisa la petite main décharnée du pauvre enfant qui l'avait si profondément impressionné et attendri. Roger lui sourit, mais il n'eut la force ni de parler ni de bouger.

Mme de Grignan l'emmena; quand elle fut dans le salon, elle fondit en larmes; Jean la regardait pleurer avec tristesse, mais sans oser parler.

«Mon pauvre Jean, tu entres dans une maison de douleur, dit Mme de Grignan.

JEAN.

Oh! madame, c'est une maison de bénédiction pour moi.»

Mme de Grignan avait les mains sur ses yeux; elle pleurait. Puis, se levant:

«Venez, Jean, je vais vous mener à notre bon Barcuss; un bien excellent être celui-là.»

Elle appela Barcuss et lui présenta Jean.

MADAME DE GRIGNAN.

Mettez ce bon garçon un peu au courant de la vie qu'il mènera chez nous, Barcuss; il est bon et pieux, car il a pleuré près du lit de notre pauvre petit enfant, et il a prié près de lui.»

Barcuss serra la main de Jean et l'emmena.

«M. Abel m'a beaucoup et souvent parlé de vous, Jean. Que savez-vous faire?

JEAN.

Je ne sais rien du tout, monsieur; je n'ai jamais été que dans un café.

BARCUSS, souriant.

Eh! c'est déjà quelque chose! Et, en tout cas, vous êtes modeste, ce qui est une bonne disposition pour tout apprendre et tout bien faire.

JEAN.

Je vous remercie, monsieur, de l'encouragement que vous me donnez; je vous obéirai en tout, monsieur, et je m'efforcerai de bien faire ce que vous m'aurez commandé.

BARCUSS.

Bien, mon ami, très bien! Et, dites-moi, allez-vous exactement à la messe?

JEAN.

Au café, monsieur, je ne pouvais y aller que le dimanche de grand matin; et puis, Simon et moi, nous allions à vêpres chacun à notre tour.

BARCUSS.

Et faites-vous vos prières matin et soir?

JEAN.

Oh! monsieur! Comment les aurais-je manquées! Simon et moi, nous les faisions toujours ensemble, côte à côte. Et puis Simon me bénissait au nom de maman, et je l'embrassais. C'était toujours le commencement et la fin de nos journées.

BARCUSS.

Qui est Simon?

JEAN.

C'est mon frère aîné, monsieur! Un bien bon frère! Et M. Abel a été si bon pour lui! C'est lui qui a arrangé son mariage, qui lui a fait une fortune.

BARCUSS.

Vous aimez M. Abel?

JEAN.

Si je l'aime, monsieur!»

Et les yeux de Jean étincelèrent.

JEAN.

Je l'aime de toutes les forces de mon coeur; je me ferais tuer pour lui! Et le jour où je pourrai verser mon sang pour lui rendre service, sera le plus heureux de ma vie! Si je l'aime! Mais si vous saviez toutes ses bontés pour moi et pour Simon, si vous saviez tout ce qu'il a fait pour nous, vous ne me demanderiez pas si je l'aime. Et croiriez-vous, monsieur, que ce bon M. Abel a de l'amitié pour moi? Oui, monsieur; moi, pauvre garçon, qui ne suis bon à rien, qui ne puis et ne pourrai jamais rien pour lui, il m'aime, monsieur; oui, il m'aime, il a la bonté de m'aimer; il est content que je l'aime. Bon, excellent M. Abel! Si je pouvais du moins lui faire comprendre ce que j'ai pour lui dans le coeur!... Mais je ne peux pas; je ne trouve pas les paroles qu'il faut; et puis, je n'ose pas.»

Barcuss était de plus en plus content de ce que lui disait Jean; lorsque Jean fut parti, Barcuss alla raconter à Mme de Grignan toutes les paroles que lui avait dites le protégé de M. Abel; elle en fut touchée et les redit à son tour à Abel.

ABEL.

En vous le donnant, chère dame, je savais le trésor que je vous livrais; si je ne l'avais pas fait entrer chez vous, personne que moi ne l'aurait eu. Ce sont de ces âmes d'élite qu'on garde soigneusement quand Dieu les met sur votre chemin. Barcuss et lui sont dignes de s'entendre.

MADAME DU GRIGNAN.

Ils s'entendent déjà comme de vieux amis. Barcuss est enchanté; il vous attend au passage pour vous remercier.»

En effet, lorsque M. Abel partit à la fin de la journée pour rentrer chez lui, Barcuss le guettait au passage.

«Monsieur, je ne vous remercierai jamais assez du cadeau que vous avez fait à notre maison. Ce Jean me paraît être un vrai trésor. Et comme il vous aime! Si vous aviez vu ses yeux quand il me parlait de vous et de ce qu'il vous devait! Quels yeux! Et quelle vivacité dans sa reconnaissance! Pauvre garçon! Il souffre de ne pas pouvoir vous le dire comme il le voudrait!

ABEL.

Je suis bien content, mon bon Barcuss, de vous l'avoir donné et de l'avoir remis à votre garde; avec vous, modèle des Basques, il achèvera de devenir un saint, et un serviteur comme on n'en voit guère, comme on n'en voit pas

Abel partit en riant.

«Demain, se dit-il, mon pauvre Jean ne sera pas Jean qui rit; il quitte son frère, ses habitudes; moi aussi, je lui manquerai; ce ne sera plus de même, comme il le disait très justement.... Et moi aussi, je suis un peu triste de perdre cette bonne heure de déjeuner. C'est singulier comme j'aime ce brave garçon; je m'y suis attaché petit à petit. Je regrette presque de ne l'avoir pas gardé pour moi.... Mais non; mon excellente amie me l'a demandé pour Roger; un regret même serait égoïste et coupable.... Pauvre petit Roger! Quel saint enfant!... A dix ans avoir le courage, la patience, la ferveur d'un martyr.... Vraie bénédiction du bon Dieu!... Et les parents la méritent.»

Le matin, lorsque Abel arriva au café, il trouva Simon et Jean qui l'attendaient; ils s'empressèrent de le servir pour la dernière fois. Simon avait l'air heureux du sort que lui avait fait son excellent bienfaiteur. Le pauvre Jean avait la mine d'un condamné à mort; soit qu'il regardât M. Abel, soit qu'il considérât Simon, il était également affligé. Abel avait l'air grave, presque triste.

Le déjeuner ne fut pas long.

«Adieu, mes bons amis, dit Abel en se levant; je vous reverrai. Toi, Simon, je serai un de tes témoins pour ton mariage; je te donne d'avance mon présent de noces, il t'aidera à faire la corbeille d'Aimée.»

Il lui mit un portefeuille dans la main.

«Et toi, mon enfant, ajouta-t-il en se tournant vers Jean et lui prenant les deux mains, je ne te dis pas adieu, je te reverrai aujourd'hui même. Au revoir donc, mon ami; au revoir. Et soigne bien mon petit Roger, car c'est en partie pour lui que tu entres chez M. et Mme de Grignan.»

Il lui serra les mains; Jean y répondit en baisant celles de M. Abel, qui salua du geste et du sourire et sortit.




XXI

SÉPARATION DES DEUX FRÈRES

Simon et Jean montèrent pour la dernière fois dans leur chambre. Ils firent chacun leur modeste et très petit paquet. Simon ouvrit le portefeuille que lui avait donné M. Abel; il y trouva pour deux mille francs d'obligations du chemin de fer de l'Est et un billet de mille francs, plus l'anneau de mariage et la médaille que Simon devait, selon l'usage, donner à sa femme.

«Est-il possible! Quelle bonté! quelle générosité! s'écria Simon.

JEAN.

Je vais t'accompagner jusque chez toi, Simon.

SIMON.

Certainement, mon ami: tu m'aideras à m'arranger. Ce ne sera pas long, je pense.

—Non, mais nous serons restés ensemble le plus longtemps possible.»

Les deux frères firent leurs adieux à M. Métis, qui leur donna à chacun une gratification de vingt francs; et ensuite ils prirent congé de leurs camarades, qui les voyaient partir avec regret.

En arrivant chez M. Amédée, ils furent reçus avec une grande joie.

«Seulement, mon ami, lui dit Mme Amédée, vous auriez dû nous prévenir pour les meubles; je ne savais pas que vous en eussiez acheté, et j'avais mis dans votre chambre ceux que j'avais: pas beaux, mais pouvant servir. Il a fallu enlever mes vieilleries pour y placer votre joli mobilier. Les tapissiers y ont travaillé depuis le jour naissant; rideaux, alcôves, ils ont tout mis en quelques heures. C'est que vos meubles sont charmants; ils sont très bien. La future chambre d'Aimée est même trop élégante; je ne lui fais pas d'autre reproche.»

Simon était stupéfait; la surprise l'avait empêché d'interrompre sa future belle-mère.

SIMON.

«Mes meubles! La chambre d'Aimée! dit-il enfin. Mais je n'ai rien acheté. Je ne sais ce que cela veut dire.

JEAN.

Comment, Simon, tu ne devines pas? Mon coeur me dit, à moi, que c'est M. Abel; toujours M. Abel. Allons vite voir ce qu'il y a dans tes deux chambres. Je suis content pour toi et pour Aimée.»

Ils montèrent tous au premier, au-dessus du magasin. Simon et Jean trouvèrent, en effet, un mobilier complet dans chaque chambre; les meubles étaient en acajou et perse de laine, simples et jolis. Dans la chambre de Simon il y avait une petite bibliothèque avec une vingtaine de volumes reliés, bien choisis et tous intéressants et utiles.

MADAME AMÉDÉE.

On a mis l'armoire et le linge dans la chambre d'Aimée, puisque c'est elle qui doit le soigner et s'en servir. Et, quant à la malle de vos effets, Simon, je ne l'ai pas ouverte; j'ai pensé que vous aimeriez mieux ranger vos affaires vous-même.

SIMON.

Ma malle! mes effets! Mais je n'ai pas de malle, et mes effets sont dans le paquet que j'ai apporté.

JEAN.

Encore M. Abel, notre chère providence!»

Jean courut à la malle, l'ouvrit et la trouva pleine de linge, d'habits, de chaussures, de tout ce qui pouvait être nécessaire à Simon dans sa condition de petit commerçant aisé, mais travaillant encore.

Pour le coup, Simon sentit ses yeux se mouiller de larmes.

«C'est trop, dit-il, c'est trop bon! Et voyez, ajouta-t-il en leur montrant le portefeuille et ce qu'il contenait, voyez ce qu'il m'a donné; avant lui, je n'avais rien; j'envoyais à ma mère tout ce que je gagnais. Et ce billet de mille francs, prenez-le comme cadeau de noces pour Aimée, ma mère: achetez ce que vous croirez lui être utile et agréable.»

M. et Mme Amédée étaient enchantés; il leur importait peu de qui venaient ces richesses, pourvu que leur fille en profitât. Ils se hâtèrent de descendre pour faire part à Aimée des générosités de M. Abel. Les yeux de Mme Amédée brillaient de bonheur.

MADAME AMÉDÉE.

Avec un pareil protecteur, Aimée, tu n'auras pas besoin de t'inquiéter de l'avenir de tes enfants.

AIMÉE.

J'espère bien, maman, que Simon n'aura jamais besoin d'avoir recours à la générosité de son bienfaiteur après tout ce qu'il lui a donné.

MADAME AMÉDÉE.

Je ne dis pas que tu demandes jamais rien à M. Abel; je veux dire seulement que sa générosité prévoit tout et pense à tout.»

Aimée n'était pas contente de l'explication de sa mère; mais elle ne dit rien. C'était sa mère!

Simon et Jean, restés seuls, s'embrassèrent tendrement et longuement; tous deux avaient des larmes dans les yeux; leur silence exprimait, mieux que des paroles, leur joie et leur reconnaissance.

«Rangeons tes effets, dit Jean après quelques instants de silence; et puis je te quitterai pour aller aussi dans ma nouvelle demeure. Hélas! mon bon et cher frère, c'est là le chagrin; chacun chez soi: nous ne serons plus ensemble. Toujours, toujours séparés à l'avenir!

—Mais pas séparés de coeur, mon cher, cher Jean. Ces deux années que nous avons passées ensemble si étroitement unis, sont de beaux moments de notre vie: ils nous laisseront un charmant et heureux souvenir. Je n'ai jamais été si heureux que dans notre pauvre chambrette du cinquième, où nous manquions de tout et où nous avions tout ce qui fait le bonheur: une conscience tranquille et notre tendresse fraternelle. Nous les avons toujours, ces deux éléments de bonheur. Nous nous verrons moins, c'est vrai, mais nous nous aimerons autant et nous penserons l'un à l'autre. Et à présent mettons-nous à l'ouvrage.»

Jean embrassa encore une fois Simon et commença avec lui à tout placer dans la commode et dans l'armoire, et à accrocher les habits aux porte-manteaux.

Au fond de la caisse, Simon trouva d'abord un crucifix et une petite statue de la sainte Vierge, puis un petit paquet; il l'ouvrit et en tira deux jolis livres, les Évangiles et l'Imitation; ensuite une petite boîte contenant une belle montre d'homme avec sa chaîne d'or.

JEAN.

Encore! Tu vois s'il nous aime! Est-il possible qu'il y ait un homme meilleur que mon cher M. Abel? Je ne le crois pas; non, c'est impossible!»

La malle était vidée. Simon se trouvait monté de tout pour des années; jusqu'aux chaussures et aux affaires de toilette, rien n'avait été oublié.

Il commençait à se faire tard; il était temps que Jean se rendit chez ses nouveaux maîtres. Les deux frères s'embrassèrent à plusieurs reprises; Jean descendit l'escalier, la vue un peu troublée par des larmes qui remplissaient ses yeux, malgré ses efforts; et Simon, partagé entre le regret de quitter son frère et le bonheur de sa situation actuelle et à venir.

Les frères se séparèrent au bas de l'escalier. Jean sortit; Simon entra dans le magasin, où il trouva Aimée, qu'il n'avait pas encore vue, à laquelle il avait tant de choses à dire, et dont la sympathie et l'affection dissipèrent promptement le nuage de tristesse que lui avait laissé le départ de Jean.

Celui-ci marchait vite et cherchait à se distraire; en passant devant l'épicerie de Pontois, il se heurta contre Jeannot qui en sortait.

JEAN.

«Ah! où vas-tu si précipitamment, Jeannot?

JEANNOT.

Je vais entrer chez M. le comte de Pufières; une fameuse place, va; des gens très riches; j'ai quatre cents francs de gages pour commencer; habillé comme un prince, nourri comme un roi! Presque rien à faire, et puis des profits.

JEAN.

Quels profits peux-tu avoir?

JEANNOT.

M. Boissec, l'intendant, me les a expliqués; je les aurai si je me conduis bien. Je te dirai ça quand j'y serai et que je saurai bien au juste ce que c'est. Et toi, où vas-tu si bien habillé?

JEAN.

J'entre aussi, moi, dans une maison où m'a placé notre cher bienfaiteur M. Abel.

JEANNOT.

Et quel genre de maison est-ce?

JEAN.

Des personnes excellentes. Il y a un pauvre petit garçon de dix ans bien malade; c'est un vrai petit ange. Et les pauvres parents, si résignés et si tristes! mais si pieux! Un chagrin si doux, si bon!

JEANNOT, d'un air moqueur.

Ce sera amusant! un joli présent que t'a fait ton cher bienfaiteur!

JEAN.

Oui, c'est un beau présent, et il faut qu'il m'aime bien pour m'avoir trouvé digne d'entrer dans cette maison. Pauvre Jeannot, tu ne comprends plus cela, toi!

JEANNOT.

Laisse-moi donc avec ta pitié! Tes pauvre Jeannot! m'ennuient à la fin. Pendant que tu geindras, que tu prieras comme un imbécile, je m'amuserai comme un roi, je mangerai, je boirai, je dormirai.

JEAN.

Et après?

JEANNOT.

Après? Eh bien,... après,... je recommencerai.

JEAN.

Et après?

JEANNOT.

Après,... après,... Je continuerai.

JEAN.

Et après?

JEANNOT.

Ah! laisse-moi donc tranquille avec ton après.

JEAN.

C'est qu'après tu mourras, Jeannot. Et que lorsque tu seras mort, il y aura encore un après et un toujours!»

Jeannot lança à Jean un regard de colère et de mépris, et passa de l'autre côté de la rue pour ne plus marcher avec lui. Au coin de la rue Castiglione, Jeannot tourna à droite, Jean continua tout droit et dit un dernier adieu au pauvre Jeannot, qui se croyait très heureux et qui ne daigna ni répondre ni tourner la tête.

«Quel dommage qu'il ait quitté le pays! se dit-il; Paris l'a perdu!»

Jean arriva chez M. et Mme de Grignan; ce fut Barcuss qui le reçut.

«Ah! te voilà donc, mon ami! Je suis bien content de t'avoir chez nous, et nous allons nous mettre à l'ouvrage tout de suite; M. Abel dîne ici; tu vas essuyer les assiettes et les verres pendant que je préparerai le dessert et le vin.

JEAN.

Comment va ce pauvre petit M. Roger? A-t-il passé une bonne nuit?

BARCUSS.

Non. Mauvaise comme toutes celles qu'il passe depuis quinze mois. Il souffre constamment; il n'a pas de sommeil, le pauvre petit. Le père et la mère sont sur les dents.»

Un coup de sonnette se fit entendre.

BARCUSS.

Vas-y, Jean; vas-y; ma corbeille de fruits va crouler si je l'abandonne.»

Jean courut au salon et y trouva Mme de Grignan.

«C'est vous, Jean? Je sonnais tout juste pour savoir si vous étiez arrivé; mon pauvre Roger vous demande; il désire beaucoup vous voir; lui qui ne demande jamais rien et qui semble de rien désirer, il a demandé qu'on vous envoyât chez lui aussitôt que vous seriez arrivé. Allez-y, mon ami!

—Oui, madame. Madame veut-elle me permettre de prévenir M. Barcuss?

—Oui, Jean, allez; c'est très bien à vous d'être déférent pour M. Barcuss.»

Jean revint un instant après et il entra dans la chambre de Roger.

Le bruit léger que fit la porte attira l'attention du petit malade. Il ouvrit les yeux; un demi-sourire et une légère rougeur vinrent animer son visage. Il fit signe à Jean d'approcher et lui tendit la main. Jean la prit doucement, y appuya ses lèvres, et regarda le visage si souffrant, si contracté du pauvre enfant.

Roger examinait Jean de son côté; il sourit légèrement.

«Tu as pitié de moi, Jean? Tu ne veux pas croire que je ne suis pas malheureux.... Je souffre, il est vrai; je souffre beaucoup, mais le bon Jésus me donne de la force pour souffrir.... Et toi qui es pieux, tu dois savoir que plus on souffre, plus on est heureux dans l'autre monde.... Je mourrai bientôt, et je serai bien, bien heureux avec le bon Dieu.... Je prierai pour toi, Jean, quand je serai là-haut.»

Roger se tut et ferma les yeux; il ne pouvait plus parler, tant sa faiblesse était grande et sa souffrance aiguë. Jean voulut se relever, mais Roger sourit légèrement sans ouvrir les yeux et retint la main qu'il tenait.

«Prions, dit-il très bas.

JEAN.

Oh oui! Prions, pour que le bon Dieu vous rende la santé.

ROGER.

Non!... Prions pour que sa volonté soit faite, et qu'il fasse de moi tout ce qu'il voudra.... C'est mieux, ça.... Je suis content aujourd'hui, reprit-il après un assez long silence. Papa et maman pourront se reposer pendant que tu es près de moi, Jean.... Et je suis tranquille quand ils se reposent.... Mon ami Abel t'aime beaucoup, Jean,... parce que tu aimes bien le bon Dieu.... Et moi aussi, je t'aime pour cela, et je suis content quand tu es là, près de mon lit.... Et puis, j'aime à voir tes yeux; ils sont doux, ils sont bons; ils ont toujours l'air d'aimer.»

Roger s'arrêta; son visage se contracta.

«Jean, Jean,... prie pour moi,... que le bon Dieu m'aide.... Je souffre, je souffre!... Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu!... Pardon. Ma bonne sainte Vierge! Aidez-moi! Ayez pitié de moi! Oh! Dieu!»

Jean retira sa main d'entre celles de Roger, qui n'eut pas la force de la retenir, et il courut chercher Mme de Grignan, qui causait avec le médecin de la maladie et des souffrances de son enfant. Ils entrèrent et renvoyèrent Jean à Barcuss. M. Abel arriva peu de temps après. Jean profita de ce qu'il se trouvait seul avec M. Abel pour lui dire rapidement ses nouveaux motifs de reconnaissance; il se mit à genoux devant lui pour donner un coup de brosse à ses bottes, et, dans cette position humble et reconnaissante, il lui dit des paroles de tendresse et de dévouement.

M. ABEL.

Tais-toi, tais-toi, mon enfant. Tu sais que tu es convenu avec moi de ne me remercier que par les yeux. Si quelqu'un t'entendait, on pourrait croire que je suis réellement ton sauveur, ton bienfaiteur. Je veux être ton ami et ton protecteur, rien de plus. Voici Barcuss. Silence.... Eh bien, Barcuss, où avez-vous logé mon petit Jean?

BARCUSS.

Monsieur, j'ai fait porter sa malle dans la chambre près de la mienne.»

Jean regarda M. Abel d'un air surpris en répétant: «Ma malle? Ma malle?

M. ABEL.

Mais oui, ta malle, nigaud! Où voulais-tu qu'on la mît, si ce n'est dans ta chambre? C'est comme pour Simon; quand il a déménagé, sa malle a été portée dans sa nouvelle chambre. Il en est de même pour toi.»

Tout cela fut dit d'un air significatif, avec un sourire bienveillant et un peu malin, et avec quelques signes du doigt qui voulaient dire: «Ne me trahis pas, tais-toi».

BARCUSS.

Je vais voir si madame est dans le salon.

—Monsieur! dit Jean dès qu'ils furent seuls.

M. ABEL.

Chut! Barcuss va revenir. Tu as manqué me trahir.... Crois-tu donc que ce que j'ai fait pour Simon, je ne l'aurais pas fait pour toi? toi, mon ami, mon confident!» ajouta-t-il en riant.

A table, Jean vit pour la première fois Mlle Suzanne de Grignan, jeune personne gracieuse, aimable, charmante. Toute la famille était si unie, si bonne, que Jean se sentit tout de suite à son aise comme s'il en faisait partie. Pour la première fois il eut l'occasion d'apprécier l'esprit gai, vif et charmant de M. Abel. Il l'admira d'autant plus; il ne le quittait pas des yeux, et plus d'une fois cet enthousiasme muet excita le rire bienveillant des cinq convives.




XXII

JEAN SE FORME

Les camarades de Jean étaient tous de braves et honnêtes serviteurs. Barcuss était aimé et respecté de ses camarades et de tous ceux qui avaient des relations intimes avec ses maîtres. Il se chargea d'achever l'éducation négligée de Jean. Il lui donna les habitudes régulières qu'il n'avait pas eues jusque-là.

Le pauvre petit Roger aidait, sans le savoir, au perfectionnement de Jean. Il le demandait souvent et lui témoignait de l'amitié; la vue de ses souffrances, supportées avec tant de douceur, de patience, de courage, faisait une profonde impression sur le coeur aimant et sensible de Jean. Les visites quotidiennes de M. Abel, ses bons conseils, sa constante bonté développèrent aussi l'esprit et les idées de Jean. Il comprit mieux sa position vis-à-vis de ses maîtres; il leur témoigna plus de respect, de déférence.

Peu à peu les restes de dehors villageois et naïfs disparurent. En prenant de l'expérience et de l'âge, Jean fut plus maître de ses sentiments; il aima autant mais avec moins d'expansion; il apprit à contenir ce que l'inégalité des conditions pouvait rendre ridicule ou inconvenant vis-à-vis de ses maîtres et des étrangers; il ne baisa plus les mains de M. Abel; il ne se mit plus à genoux; il le regarda moins affectueusement et moins souvent; mais, dans son coeur, c'était la même ardeur, le même dévouement, la même tendresse. Jean se sentait heureux, entouré de bons camarades, au service de maîtres excellents; il trouvait autour de lui amitié, bonté, soins; enfin, la vraie fraternité, qui est la charité du chrétien. Bien loin de lui refuser des permissions pour aller voir Simon, on faisait naître les occasions de réunion pour les deux frères. Barcuss préférait faire le travail de deux pour donner à Jean une soirée ou un après-midi. Il n'était jamais refusé quand il désirait aller à l'église, ou sortir pour ses affaires personnelles, ou voir quelque chose d'intéressant, ou faire une visite de pauvres.

S'il était souffrant, ses camarades le soignaient comme un frère; les maîtres veillaient à ce qu'il ne manquât de rien; M. Abel venait alors savoir de ses nouvelles et le distrayait par son esprit gai et aimable. La seule peine de Jean était l'état toujours alarmant et douloureux du bon petit Roger, que Jean aimait d'une sincère affection.

«Vous prierez pour moi, monsieur Roger, quand vous serez près du bon Dieu, lui disait-il souvent.

—Pour toi comme je prierais pour mon frère», répondait Roger de sa voix défaillante.

Les nouvelles d'Hélène étaient excellentes; elle se plaisait beaucoup dans cette ferme de Sainte-Anne que louait Kersac; elle était généralement aimée et estimée. Kersac etait plus un frère qu'un maître pour elle; jamais un reproche, toujours des remerciements et des éloges. La petite Marie devenait de plus en plus gentille; elle passait la journée chez les bonnes Soeurs de Sainte-Anne; elle travaillait bien; elle commençait déjà à se rendre un peu utile à la ferme. Quand Kersac lui faisait faire un raccommodage ou un travail quelconque pour lui-même, Marie en était fière et heureuse. Kersac l'aimait beaucoup et se réjouissait de la pensée de l'adopter.

Un jour il reçut une lettre de Simon et de Jean. Simon lui demandait de venir assister à son mariage, qui avait été retardé jusqu'après Pâques à cause d'une maladie de Mme Amédée, commencée peu de jours avant le Carême. Simon demandait aussi à Kersac de vouloir bien lui servir de témoin avec M. Abel N..., ce peintre fameux par son talent autant que par sa vie exemplaire et son esprit charmant.

Jean suppliait son ami Kersac de venir les voir dans une occasion aussi solennelle; ils déploraient tous les deux que leur mère ne pût venir, et Jean demandait à Kersac de ne pas augmenter leur chagrin en refusant d'être témoin de l'heureux Simon. Il profitait de l'occasion pour raconter à Kersac une foule de choses et de détails intéressants.

«Tenez, Hélène, dit Kersac, lisez cette lettre de Simon et de Jean.»

Hélène la lut avec un vif intérêt.

«Eh bien, dit-elle, que ferez-vous?

—J'irai, dit Kersac; la ferme n'en souffrira pas, bien que la saison soit encore aux labours et aux semailles; je ne serai absent que trois ou quatre jours. Je vais écrire pour savoir le jour du mariage et l'hôtel où je pourrai descendre pour être près d'eux. Nous voici au printemps, le beau temps est venu; ce sera pour moi un voyage agréable de toutes manières. Cela me fera vraiment plaisir de revoir mon petit Jean; je tâcherai de vous le ramener, si c'est possible.»

Hélène devint rouge de joie.

«Me ramener Jean! Ah! si vous pouviez.

KERSAC.

Et pourquoi ne le pourrais-je pas?

HÉLÈNE.

C'est qu'il est en service, monsieur! Et vous savez combien c'est gênant quand un domestique s'absente.

KERSAC.

Ce ne doit pas être à Paris comme chez nous; ils ont un tas de domestiques qui se tournent les pouces; on ne s'aperçoit seulement pas quand l'un d'eux manque.

HÉLÈNE.

Je crois, monsieur, que cela dépend des maisons: chez Mme de Grignan, où est Jean, chacun a son travail; c'est une maison comme il faut, une vraie maison de Dieu, comme l'écrit toujours Jean.

KERSAC.

C'est possible, mais j'essayerai toujours; voici près de trois ans que vous n'avez vu votre fils, ma pauvre Hélène; il est bien juste qu'on vous le donne pour quelques jours.»

Hélène le remercia, mais sans trop croire au bonheur que ce brave Kersac lui faisait espérer.

Il reçut, deux jours après, une réponse à sa lettre; le mariage était pour le 1^er mai, et on était aux derniers jours d'avril. Pas de temps à perdre; Hélène se hâta de lui préparer ses plus beaux habits, son linge le plus fin, ses bottes les plus brillantes; elle lui mit de l'or dans sa bourse; elle crut être prodigue en lui mettant cent francs.

Elle fit son paquet, qu'elle enveloppa dans un beau torchon neuf bien épinglé, et, lorsque Kersac fut près du départ, elle lui remit son paquet et la bourse.

KERSAC, riant.

Merci, ma bonne Hélène. Avez-vous été généreuse? Combien m'avez-vous donné pour m'amuser?

HÉLÈNE.

Plus que vous n'en dépenserez, monsieur. Cent francs!

KERSAC, riant plus fort.

Cent francs! Pauvre femme! Cent francs! Mais il n'y a pas de quoi aller et venir si je ramène mon brave petit Jean. HÉLÈNE.

Eh bien, monsieur, votre dépense ne sera pas grand'chose. Vous allez être nourri là-bas! Quand on va à la noce, on mange et on boit pour huit jours!

—Et me loger donc! Et vivre en attendant la noce! Je ne vais pas arriver là pour tomber en défaillance comme un mendiant. Et mon présent de noce, donc! Vous croyez que je laisserai marier un garçon qui est presque à vous, sans lui faire mon petit cadeau? Non, Hélène; Kersac est plus généreux que ça. Donnez-moi la clef et venez voir ce que j'emporte.»

Hélène le suivit en lui recommandant l'économie.

«Prenez garde de vous laisser trop aller à votre générosité, monsieur. Ces trois jours vont vous coûter plus cher que six mois ici chez vous.

KERSAC, riant.

C'est bon, c'est bon! Je sais ce que je fais. Je suis économe, vous le savez bien; mais, dans l'occasion, je n'aime pas à être chiche.

HÉLÈNE, souriant.

Économe, économe, excepté quand il s'agit de donner, monsieur.

KERSAC.

Ah mais! quant à ça, Hélène, j'ai ma maxime, vous savez. Il faut que celui qui a, donne à celui qui n'a pas.»

Kersac se trouvait devant la caisse où étaient ses papiers et son argent. Et, au grand effroi d'Hélène, il en tira encore cinq cent francs. HÉLÈNE.

Miséricorde! monsieur! Vous n'allez pas dépenser tout ce que vous emportez?

KERSAC.

J'espère que non. Mais,... dans une ville comme Paris, il ne faut pas risquer de se trouver à court. On ne sait pas ce qui peut arriver; un accident, une maladie!

HÉLÈNE.

Oh! monsieur! Le bon Dieu vous protégera; il ne vous arrivera rien du tout, et vous nous reviendrez en bonne santé, j'espère bien.

KERSAC.

Je l'espère bien aussi, ma bonne Hélène. Et, à présent, adieu, au revoir; et préparez un lit pour votre garçon. Et embrassez pour moi ma petite Marie, qui est à l'école.»

Kersac embrassa Hélène sur les deux joues, selon l'usage du pays, sauta dans sa carriole avec le garçon de ferme qui devait la ramener, et s'éloigna gaiement.

«Oh! s'il pouvait me faire voir mon petit Jean!» s'écria-t-elle quand il fut parti.

Elle était pleine d'espoir, malgré ce qu'elle en avait dit à Kersac, et ne perdit pas une minute pour préparer un lit à Jean, dans un cabinet qui se trouvait entre sa chambre et celle de Kersac.




XXIII

KERSAC A PARIS

Kersac arriva à Paris de grand matin et prit un fiacre, comme le lui avait recommandé Jean, qui lui avait donné l'adresse d'un hôtel de la rue Saint-Honoré, tout près de la rue Saint-Roch. Il prit une chambre au sixième, déjeuna copieusement pour commencer, fit une toilette complète, revêtit sa belle redingote, et, d'après les indications d'une fille de service, se rendit chez Jean, à l'hôtel de Mme de Grignan. Il était huit heures quand il arriva.

«Qui demandez-vous, monsieur? demanda le concierge.

KERSAC.

Et qui voulez-vous que je demande, mon brave homme, si ce n'est mon petit Jean?

LE CONCIERGE.

Quel petit Jean, monsieur? KERSAC.

Comment, quel petit Jean? Celui qui reste dans cette maison, parbleu! je n'en connais pas d'autre, et pas un qui vaille celui-là.»

Le concierge sourit: il comprit ce que demandait Kersac.

LE CONCIERGE.

Si vous voulez entrer, monsieur, je vais prévenir Jean que vous le demandez. Qui faut-il annoncer, monsieur?

KERSAC.

Kersac, son ami Kersac.

LE CONCIERGE.

Suivez-moi, s'il vous plaît, monsieur.

KERSAC.

Très volontiers, mon ami.»

Kersac le suivit pas à pas; arrivé à l'escalier, il s'arrêta.

KERSAC, regardant de tous côtés.

Mais... par où faut-il monter?

LE CONCIERGE.

Il faut monter l'escalier qui est devant vous, monsieur.

KERSAC.

Sur cette belle étoffe qu'on a mise là tout du long?

LE CONCIERGE, souriant.

Oui, monsieur; il n'y a pas d'autre chemin.

KERSAC.

Eh bien, excusez du peu! mon petit Jean ne se gêne pas.... Et il marche là-dessus tous les jours?

LE CONCIERGE, souriant.

Dix fois, vingt fois par jour, monsieur.

KERSAC.

Si ça a du bon sens de faire marcher sur de belles étoffes comme ça!» Kersac se baissa, passa la main sur le tapis. «C'est doux comme du velours. Ça ferait de fameuses couvertures de cheval! Et des limousines excellentes, qui vous tiendraient joliment chaud!

Kersac se décida pourtant à poser un pied, puis l'autre, sur le beau tapis; il montait lentement, avec respect pour la belle étoffe, regardait à chaque marche s'il ne l'avait pas salie avec ses bottes couvertes de poussière. Le concierge le fit entrer dans l'antichambre et alla prévenir Barcuss.

«Jean va être bien content, dit Barcuss; je vais l'envoyer à M. Kersac; il est ici à côté, dans l'office.... Jean! vite, viens voir ton ami M. Kersac, qui vient d'arriver.

JEAN.

M. Kersac! Quel bonheur! Où est-il?»

A peine avait-il dit ces mots, que la porte du vestibule s'ouvrit et que la tête de Kersac apparut.

«Monsieur Kersac! Cher monsieur Kersac! s'écria Jean en courant à lui.

—Jean! mon brave garçon! répondit Kersac en le serrant dans ses bras et en l'embrassant de tout son coeur.

—Cher monsieur Kersac, répéta Jean, que vous êtes bon d'être venu, de vous être dérangé, d'avoir quitté votre ferme! Que je suis donc heureux de vous voir! Donnez-moi des nouvelles de maman. Si vous saviez comme je suis content de la savoir chez vous! Elle doit être si heureuse avec vous!

KERSAC.

Je me flatte qu'elle n'est pas malheureuse, mon ami. Mais comme te voilà grandi.... Et pas enlaidi, je puis dire en toute vérité.... Beau garçon!... Sais-tu que tu es presque aussi grand que moi? Tu as... quel âge donc?

JEAN.

Dix-sept ans dans trois mois, monsieur Kersac.

KERSAC.

C'est ça; c'est bien ça! J'ai trente-huit ans, moi!

—Jean, tu devrais proposer à M. Kersac de prendre quelque chose, dit Barcuss qui avait regardé et écouté en souriant.

KERSAC.

Bien merci, monsieur! Vous êtes bien honnête! J'ai mangé, en arrivant, une fameuse miche de pain et une assiettée de fromage! Mais votre pain de Paris ne vaut pas le pain de la campagne. Ça ne tient pas au corps. On a beau avaler, on se sent toujours l'estomac vide.»

Barcuss se mit à rire et demanda à Kersac de l'attendre un instant. Il alla trouver M. de Grignan qui faisait sa toilette.

BARCUSS.

Monsieur voudrait-il me permettre d'offrir un verre de vin à M. Kersac, l'ami de Jean, qui vient d'arriver et qui a l'air d'un bien brave homme?

M. DE GRIGNAN.

Certainement, mon ami; donnez-lui tout ce que vous voudrez.

BARCUSS.

Et monsieur veut-il me permettre de donner un petit congé à Jean, pour qu'il soit libre de promener son ami?

M. DE GRIGNAN.

Je ne demande pas mieux, mon bon Barcuss, mais c'est vous qui en souffrirez.

BARCUSS.

Oh! monsieur, je ne suis pas embarrassé pour l'ouvrage; le concierge me donnera un coup de main. Et ça fait plaisir d'obliger un bon garçon comme Jean et un brave homme comme M. Kersac.

M. DE GRIGNAN.

A-t-il vraiment l'air d'un brave homme?

BARCUSS.

D'un brave homme tout à fait, monsieur; un homme de cinq pieds huit pouces pour le moins, avec des épaules, des bras et des poings à assommer un boeuf; et, avec cela, un air tout bon, tout riant, l'air d'un bon homme tout à fait. Et si monsieur voulait bien permettre que je lui propose de rester ici?

M. DE GRIGNAN.

Très volontiers, Barcuss; vous pourriez lui proposer, s'il n'est ici que pour peu de jours, de coucher et de manger chez moi. De cette façon Jean le verra tout à son aise, et vous ne vous éreinterez pas de travail.

BARCUSS.

Merci bien, monsieur; je le lui proposerai de la part de monsieur.»

Barcuss se retira fort content et rentra avec empressement dans l'antichambre, où il trouva Kersac et Jean causant avec animation.

BARCUSS.

«Monsieur Kersac, monsieur vous propose de rester ici chez lui; nous avons le logement et la table à vous offrir.»

Jean sauta de dessus sa chaise.

«Merci, monsieur Barcuss; c'est un effet de votre bonté, je le vois bien; c'est vous qui l'avez demandé à monsieur.

KERSAC.

Mais, Jean, dis donc, c'est indiscret, ça; on dit qu'à Paris chacun a son coin; je ne veux déplacer ni gêner personne: j'aime mieux retourner à l'hôtel.

JEAN.

Oh! mon cher monsieur Kersac! Puisque monsieur le permet! Puisque le bon M. Barcuss l'a demandé!

BARCUSS.

Acceptez, acceptez sans crainte, monsieur Kersac; nous avons plus de logement qu'il ne nous en faut. Voyons, est-ce dit?

KERSAC, lui tapant dans la main.

C'est dit. Tope là, je reste! Vous avez l'air de braves gens ici. Je voudrais bien connaître les maîtres de Jean. J'aime bien les braves gens.

BARCUSS.

Vous les verrez tantôt, monsieur Kersac. Jean, dans quelle chambre mettons-nous ton ami?

JEAN.

Dans la mienne, je vous en prie, monsieur Barcuss; je le verrai bien mieux.

KERSAC.

J'aimerais bien cela, moi aussi. Cela me rappellera la nuit où tu m'as si bien soigné, Jean, à l'auberge de Malansac. Et ce Jeannot, que tu voulais me faire aimer? A propos, où est-il cet animal de Jeannot?

JEAN.

Il est bien placé, à ce qu'il m'a dit, mais je ne le vois pas souvent.

KERSAC.

Pourquoi ça?

JEAN.

Parce que..., parce qu'il a des idées qui ne sont pas les miennes et des goûts que je n'ai pas.»

Barcuss interrompit la conversation pour les engager à aller déjeuner. Jean, qui avait bon appétit, ne se le fit pas répéter; il emmena Kersac pour le présenter au cuisinier et aux autres domestiques.

Kersac déjeuna une seconde fois comme s'il n'avait pas déjeuné une première. Puis, Jean lui proposa de venir voir sa chambre.

KERSAC.

Sac à papier! mon garçon, comme tu es logé! Et tous ces effets sont à toi?

JEAN.

Tout, tout, monsieur. Regardez bien! Voyez mes beaux habits, mon linge, ces excellents livres, tout ça m'a été donné par le meilleur des hommes, le plus charmant et en même temps le plus charitable; vous devinez que c'est de M. Abel que je parle.

KERSAC.

Ah oui! ce brave monsieur que tu aimes tant?

JEAN.

Et que j'ai tant de raisons d'aimer! Si vous saviez comme il a été et comme il est bon pour Simon et pour moi! Et comme il me donne de bons conseils! Et comme il a la bonté de m'aimer! C'est ça qui me touche le plus. Que lui, grand artiste, riche, spirituel, si couru, si choyé, veuille bien aimer un pauvre domestique, un garçon comme moi!

KERSAC.

J'aime ce M. Abel, et toi, je t'aime d'autant plus que tu l'aimes et que tu en parles avec tant d'amitié.

JEAN.

C'est qu'on est si reconnaissant envers ceux qui vous aiment, quand on est seul, loin de sa famille.

KERSAC.

A qui le dis-tu, moi qui n'ai pas de famille et personne à aimer! Aussi je veux m'en faire une; ça me pèse trop de vivre seul.

JEAN.

Et comment ferez-vous pour vous faire une famille?

KERSAC.

Parbleu! je me marierai; pas plus difficile que ça. Comme fait Simon.

JEAN.

Mais Simon est jeune, et vous ne l'êtes plus.

KERSAC.

Je le sais bien! Aussi n'épouserai-je pas une jeunesse de dix-huit ans, comme fait Simon. Je prendrai une femme de mon âge à peu près.

JEAN.

Et où la trouverez-vous?

KERSAC.

Elle est toute trouvée, pardi! Ta mère!

JEAN, surpris d'abord et riant ensuite.

Maman! maman! Mais vous n'y pensez pas, monsieur! Maman a quelque chose comme trente-trois à trente-quatre ans.

KERSAC.

Et moi, j'en ai bien trente-huit à trente-neuf. Vois-tu, Jean, j'ai besoin de quelqu'un de confiance près de moi pour gouverner ma ferme; et puis quelqu'un de bon et de soigneux que je puisse aimer; quelqu'un de rangé, d'économe, qui me retienne quand je veux faire de la dépense. Quelqu'un de propre, d'avenant, qui ne repousse pas les gens qui viennent à la ferme faire des affaires avec moi. Je trouve tout cela dans ta mère; elle paraît plus jeune que son âge, mais cela ne fait rien; cela vaut mieux que si on pouvait la prendre pour ma mère. Cela te déplaît-il, mon ami?

JEAN.

Comment cela me déplairait-il, monsieur? C'est au contraire un bonheur, un grand et très grand bonheur. Pauvre maman, qui a été si malheureuse! Et le bon Dieu lui envoie la chance de devenir la femme d'un brave, excellent homme comme vous, monsieur! Mon cher monsieur Kersac! vous serez donc mon père! Ah! ah! ah! c'est drôle tout de même!

KERSAC.

Tu n'y pensais pas, ni moi non plus, quand je te menais en carriole à Malansac? Eh bien, tu ne croirais pas une chose? c'est que je m'étais si bien attaché à toi dans cette journée de carriole, que j'ai été voir ta mère pour toi, que je l'ai soignée pour toi, et que l'idée d'en faire ma femme m'est venue pour toi, pour te ravoir un jour et pour te faire un sort. Et puis, il faut dire aussi que j'ai reçu, il y a environ trois mois, une lettre de quelqu'un que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam, qui a signé: Un ami, et qui me dit:

«Si vous voulez être heureux, monsieur Kersac, et si vous êtes le brave, l'excellent homme que je crois, épousez la mère de votre jeune ami Jean. Vous n'aurez pas à vous en repentir.»

Cette lettre m'a décide; j'ai pense à ton avenir, au mien, et je me suis dit: Hélène sera ma femme et Jean sera mon fils.

JEAN.

Merci, monsieur, merci; mille fois merci; j'ai réellement trop de bonheur d'avoir rencontré deux hommes aussi excellents que vous et M. Abel.

KERSAC.

Ah çà! dis donc, je voudrais bien le voir, ton M. Abel. Je l'aime, rien que de t'en entendre parler.

JEAN.

Je le lui dirai, monsieur, je le lui dirai. A présent, monsieur, je vais aller à mon ouvrage, pour ne pas tout laisser à faire à ce bon M. Barcuss, qui s'échine pour me donner du bon temps.

KERSAC.

Je vais y aller avec toi, je ne te quitte pas d'une semelle; je te regarde déjà comme mon fils. Mais n'en parle à personne qu'à Simon; on rirait de moi, et cela ne m'irait pas. Je leur donnerais une volée de coups de poing qui gâterait la noce.

JEAN.

Permettez-moi, monsieur, de le dire à M. Abel; j'ai l'habitude de lui parler de tout ce qui m'intéresse.

KERSAC.

Dis-le, dis-le, mon ami; je le lui dirais moi-même si je le voyais.»




XXIV

KERSAC ET M. ABEL FONT CONNAISSANCE

Avant de quitter la chambre, Kersac serra Jean dans ses bras, et avec une telle force que Jean demanda merci; il étouffait; tous deux descendirent en riant, Jean se mit à décrotter et cirer les chaussures; Kersac s'y mit aussi avec ardeur, et tous deux causaient avec tant d'animation, qu'ils n'entendirent pas entrer M. Abel.

Il les regardait depuis quelques instants en souriant, lorsque Kersac se retourna.

KERSAC.

Tiens! qui est-ce qui vient nous déranger?»

Jean se retourna à son tour, jeta brosse et soulier, et s'avança précipitamment vers M. Abel.

JEAN.

Cher, cher monsieur, encore un bonheur! C'est M. Kersac que vous voyez là; il m'annonce..., vous ne devineriez jamais quoi; il m'annonce....

M. ABEL.

Qu'il épouse ta mère, parbleu! c'est clair.

JEAN, étonné.

Comment avez-vous deviné?

M. ABEL.

Tu sais que je devine tout ce qui te concerne.

JEAN.

C'est vrai, ça, monsieur! Nous nous entendons si bien!»

Kersac était resté la bouche ouverte, les yeux écarquillés, tenant une brosse en l'air d'une main et une bottine de l'autre. M. Abel s'avança vers lui en riant. Kersac, sans penser au cirage qui noircissait ses mains, prit celles de M. Abel dans les siennes et les serra avec la force d'un charretier herculéen. M. Abel, qui ne lui cédait en rien sous ce rapport, serra à son tour, jusqu'à ce que Kersac eût jeté une espèce de cri de douleur.

KERSAC.

Sac à papier! quelle poigne! Eh bien, monsieur! si vous êtes de cette trempe, il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi. Dis donc, Jean, tu ne m'avais pas dit cela?

JEAN.

C'est que je ne le savais pas. M. Abel m'avait toujours serré les mains bien doucement, sans me faire de mal.... Ah! mon Dieu! regardez donc vos mains, monsieur! Pleines de cirage, ajouta Jean en riant.

M. ABEL, riant aussi.

C'est, ma foi, vrai. Noires comme si j'avais ciré mes bottes.

KERSAC.

Bien pardon, monsieur, c'est moi! Je n'y ai pas pensé! C'est que nous venions de parler de vous, monsieur, et alors vous comprenez.

—Je comprends, dit Abel en adressant à Jean un sourire affectueux. Et puisque j'ai les mains noires comme les vôtres, je vais vous aider à dépêcher votre ouvrage; nous allons décrotter tout cela, comme trois bons amis.»

M. Abel mit un tablier de Barcuss, saisit une brosse, un petit brodequin de Suzanne, et se mit à brosser et à cirer comme un vrai décrotteur. Kersac le regardait avec un étonnement qui faisait rire M. Abel, déjà enchanté du nouveau rôle qu'il s'était adjugé.

Quand ils eurent fini, Abel proposa de descendre à la cuisine pour se savonner les mains; ils y allèrent tous les trois; le cuisinier, accoutumé aux excentricités de M. Abel, lui présenta une terrine d'eau tiède et un morceau de savon, sans demander d'où provenait ce cirage sur les mains de M. Abel; Jean et Kersac se lavèrent dans un seau.

«Au revoir, mon ami Kersac, dit M. Abel en s'en allant, je suis entré en passant pour savoir des nouvelles de mon pauvre petit Roger. Jean, sais-tu comment il va? Il était bien souffrant hier soir.

JEAN.

Je n'ai pas encore eu de ses nouvelles ce matin, monsieur; l'arrivée de M. Kersac m'a tout bouleversé. J'étais si content de le revoir!

M. ABEL.

Je vais avoir des nouvelles par Grignan. Je reviendrai dîner; préviens Barcuss.

JEAN.

Oui, monsieur. Au revoir, monsieur.

M. ABEL.

Au revoir, mon enfant. A ce soir, monsieur Kersac. Vous savez que nous sommes ensemble témoins de Simon?

KERSAC.

Oui, monsieur; c'est bien de l'honneur pour moi.

M. ABEL.

Et pour moi, donc! Je ne connais rien de plus respectable qu'un honnête cultivateur, brave homme et faisant le bonheur de tous ceux qui l'entourent.... J'ai les mains propres, ajouta-t-il en tendant sa main à Kersac, et vous aussi; nous pouvons nous donner une poignée de main... et sans nous briser les os», ajouta-t-il en riant.

Kersac prit la main d'Abel et la serra un peu trop vivement, à l'idée de M. Abel.

«Prenez garde, dit-il; si vous serrez, je serre.

—Et moi je lâche», dit Kersac en reculant d'un pas.

Abel s'en alla en riant et monta chez M. de Grignan. Il ne tarda pas à revenir et dit à Jean en passant:

«Roger va un peu moins mal; il voudrait te voir, et il te demande de lui amener notre ami Kersac dont je lui ai parlé. Au revoir, mes amis. Jean, dis à Simon qu'il vienne me voir à l'hôtel Meurice; nous avons bien des choses à régler pour la noce, et pas de temps à perdre; c'est pour après-demain. Tâchez de venir tous les deux avec lui; nous arrangerons les heures, les moyens de transport, etc.»

M. Abel sortit.

JEAN.

Monsieur Kersac, je vais vous laisser un moment pour aller chez le pauvre petit M. Roger; il voudrait bien vous voir, le pauvre enfant; vous voulez bien que je revienne vous chercher, n'est-il pas vrai? Il a si peu de distraction, le pauvre petit! Et il est si gentil! si doux, si patient! un vrai petit ange.

KERSAC.

Je t'attends, mon ami, je t'attends.»

Lorsque Jean entra chez Roger, sa mère était près de lui. Celui-ci tourna la tête avec effort.

«Et ton ami, M. Kersac? dit-il. Je voudrais bien le voir, si cela ne l'ennuie pas trop.

JEAN.

Je vais vous l'amener, monsieur Roger; il sera bien content de faire connaissance avec vous; il vous aime sans vous connaître.

ROGER.

Il est trop bon. Tous ceux qui m'aiment sont trop bons. Je n'ai rien fait pour qu'on m'aime. Tout le monde se fatigue pour moi, et moi je ne fais rien pour personne.

JEAN.

Rien! vous appelez rien de prier pour nous tous comme vous le faites, cher monsieur Roger?

ROGER.

Quand je serai près du bon Dieu et de la sainte Vierge, je prierai mieux; ici je prie mal parce que je souffre trop. Je serai bien heureux ce jour-là!»

Roger ferma les yeux, joignit ses petites mains comme s'il priait. Ensuite il dit à Jean:

«Mon bon Jean, amène-moi M. Kersac, je t'en prie. C'est peut-être mal d'être si curieux, mais j'ai bien envie de le voir pendant que je suis un peu mieux.»

Jean sortit et alla demander à Kersac de monter. Pour arriver chez Roger, il fallait passer par le salon; Kersac s'y arrêta, frappé d'étonnement; la tenture de damas rouge, les fauteuils dorés, les divers meubles de fantaisie qui ornaient le salon, le lustre en cristal et en bronze, le beau tapis d'Aubusson, tout cela était pour lui les contes des Mille et une Nuits, des richesses sans pareilles. Jean, voyant son admiration, s'arrêta quelques minutes; puis, ouvrant la porte de Roger, il fit entrer Kersac. Ce dernier fut vivement impressionné par l'aspect de cette chambre; le demi-jour, ménagé à dessein, pour ne pas fatiguer les yeux du petit malade, le silence qui y régnait, l'attitude accablée mais résignée de Mme de Grignan, assise près du lit de son fils, l'enfant lui-même, d'une maigreur et d'une pâleur effrayantes, les mains jointes, le visage légèrement animé par un doux sourire, tout cet ensemble produisit sur Kersac une impression si vive de respect, d'attendrissement, que, sans penser à ce qui faisait, il se laissa tomber à genoux près du lit de ce pauvre petit enfant. Roger, surpris et touché, voulut prendre de sa petite main décharnée celle de Kersac, mais il n'en eut pas la force; Kersac, qui avait senti le mouvement, prit bien doucement cette petite main dans les siennes, la baisa et la plaça ensuite sur sa tête, comme pour avoir une bénédiction.

Puis, se tournant vers Mme de Grignan qu'il entendait pleurer:

«Pauvre dame! dit-il. Pauvre mère!

—Mais heureuse de le voir souffrir si saintement», répondit Mme de Grignan.

Kersac se releva.

ROGER.

Monsieur Kersac, Jean vous aime beaucoup; je vois qu'il a raison; vous aimez le bon Dieu et vous le priez; je prierai aussi pour vous.»

Et, voyant une larme rouler le long de la joue de Kersac:

«Il ne faut pas pleurer pour moi, monsieur Kersac. Je souffre ce que le bon Dieu m'envoie, et je sais que bientôt le bon Dieu me prendra avec lui; je serai alors si heureux, si heureux que je ne penserai plus à mes souffrances.»

Roger se reposa un instant. Kersac voulut parler, mais il ne put articuler une parole; il se borna à regarder la mère et l'enfant avec une respectueuse émotion. Enfin, oubliant la beauté des meubles, il s'assit dans un fauteuil habituellement occupé par M. de Grignan, et garda dans sa main la main de Roger.

Roger pressa légèrement, bien légèrement (car la force lui manquait) la grosse main de Kersac; Jean se tenait près d'eux; il regardait tantôt Roger, tantôt Kersac. Si M. Abel avait pu voir l'expression de son regard, il eût fait un cinquième tableau de cette scène touchante, dont l'âme, le héros, était un enfant de dix ans, bien près de la mort.

Le silence, l'immobilité, amenèrent chez Roger un calme, un bien-être qui finit par le sommeil; quand Mme de Grignan le vit endormi, elle dégagea tout doucement la main de Roger de celle de Kersac, fit signe à ce dernier de ne pas faire de bruit et de s'en aller avec Jean; puis elle fit de la main un signe amical à Kersac, qui sortit avec Jean.

Il ne regarda pas le beau salon en s'en allant, il ne dit pas une parole; arrivé dans la chambre de Jean, Kersac s'assit et essuya ses yeux du revers de sa main.

KERSAC.

Je ne me souviens pas d'avoir été émotionné comme je l'ai été chez ce pauvre enfant. Je me suis senti remué jusqu'au fond de l'âme! Ce petit être souffrant, si doux, si tranquille, si heureux! Et puis cette pauvre mère qui pleure, mais qui ne se plaint pas. Et tout ça si calme et sentant la mort! Jamais je n'oublierai les instants que j'ai passés là. J'y serais resté des heures si l'on avait bien voulu m'y laisser.»

Il finit pourtant par se remettre; Jean chercha à le distraire en lui racontant d'abord des paroles charmantes du petit Roger, ensuite des aventures de café, puis le concert et le bal, égayés par M. Abel. Kersac riait de tout son coeur quand Barcuss vint les appeler pour déjeuner.




XXV

KERSAC VOIT SIMON, RENCONTRE JEANNOT

Kersac s'émerveilla du bon et copieux déjeuner qu'on leur servit, et ses convives s'émerveillèrent de son appétit infatigable; sa dernière bouchée fut avalée avec le même empressement que la première. Après le repas, Jean lui proposa d'aller chez Simon, ce que Kersac accepta avec plaisir. Jean le mena par le plus beau et le plus court chemin, les Champs-Élysées, la place de la Concorde et la rue de Rivoli. Il lui fit voir en passant l'hôtel Meurice, où demeurait son cher M. Abel, puis l'épicerie où avait été Jeannot; puis, dans la rue Saint-Honoré, le café où lui-même était resté près de trois ans et Simon sept ans. Ils arrivèrent, non sans peine, chez Simon, car Kersac s'arrêtait à chaque pas pour admirer les boutiques, les voitures, les bâtiments; tout était pour lui nouveau et merveilleux.

Jean monta rapidement les deux étages de Simon: Kersac le suivit plus modérément. Simon venait de finir son déjeuner-dîner et se préparait à descendre au magasin.

«Simon, voici M. Kersac qui vient te voir, s'écria Jean en entrant chez son frère.

SIMON.

Monsieur Kersac! Que vous êtes bon, monsieur, de faire ce grand voyage pour moi!

KERSAC.

Pour vous, mon ami, et pour Jean et pour votre mère.

JEAN.

Maman va devenir la femme de M. Kersac. Il me l'a dit tantôt; et il sera mon père! C'est drôle, ça, n'est-ce pas?

SIMON.

Pas possible! C'est-il vrai, monsieur Kersac?

KERSAC.

Très vrai, mon ami; à mon retour.

SIMON.

Quel bonheur pour notre pauvre mère! Cher monsieur Kersac!»

Simon embrassa Kersac, qui le serra à l'étouffer, comme il avait fait pour Jean.

SIMON.

Et quel dommage que ma mère n'ait pu venir avec vous!

KERSAC.

C'était impossible, mon ami! Toi épousant une fille de haute volée, une Parisienne, ta mère se serait trouvée embarrassée, déplacée avec tout ce beau monde. Et puis, tant qu'elle n'est pas ma femme, elle est ma fille de ferme; je n'aurais pas voulu que ta mère se présentât comme fille de ferme chez tes parents. Et puis, la pauvre femme y avait une très grande répugnance, probablement à cause de tout cela. Moi-même, je ne m'y suis réellement décidé qu'en partant. J'ai vu que ça me faisait quelque chose de la quitter. C'est qu'elle est bien bonne, elle m'est bien attachée, et je pense que nous ne serons malheureux ni l'un ni l'autre.

SIMON.

Ma mère ne le sait donc pas, comme ça?

KERSAC.

Elle n'en sait pas le premier mot.

SIMON.

Et si elle allait refuser?

KERSAC, étonné.

Comment? Qu'est-ce que tu dis? Refuser!... Diantre! je n'avais pas pensé à cela, moi! Ah bien! si elle refusait.... c'est que j'en serais bien chagrin!... Oui, oui, ce serait une vraie perte pour la ferme et pour moi. Jamais je ne trouverais à remplacer cette femme-là. Quelle diable d'idée tu as eue, Simon! Je ne vais pas avoir un instant de tranquillité jusqu'à mon retour là-bas.

SIMON, souriant.

Rassurez-vous, mon cher père! Ce n'est qu'une supposition. Pourquoi refuserait-elle de rester avec vous, puisqu'elle vous aime tant et qu'elle est si heureuse chez vous? Soyez tranquille, vous serez notre père à Jean et à moi.

KERSAC.

C'est possible! mais... ce n'est pas certain. Dis-moi, Simon, à quand ta noce?

SIMON.

Après-demain, monsieur Kersac. Demain matin je voudrais bien aller chez M. Abel, pour lui demander son heure et convenir de tout avec lui.

JEAN.

Tout juste, il t'a fait dire d'aller avec nous à l'hôtel Meurice avant neuf heures; passé neuf heures, on ne le trouve plus.

SIMON.

Je le sais bien. Pouvez-vous venir me prendre?

JEAN.

Oui, oui, j'ai prévenu M. Barcuss.

KERSAC.

Après-demain la noce; le lendemain au soir, je file pour arriver à Sainte-Anne le matin de bonne heure.

JEAN.

Déjà, monsieur!

KERSAC.

Il le faut bien, mon enfant; dans une ferme, le temps qu'on perd ne se rattrape pas. Et puis... il faut que je parte.»

Ils causèrent quelque temps. Kersac demanda à voir Mlle Aimée. Simon le présenta à Monsieur, à Mme Amédée et à Aimée. Kersac secoua la main du père à lui disloquer l'épaule, serra la main de la mère à lui engourdir les doigts. Quant à Mlle Aimée, quand elle voulut lui donner la main.

KERSAC.

Du tout, du tout! Dans mon pays, les témoins embrassent la mariée.»

Et de ses bras vigoureux il enleva de terre Mlle Aimée et l'embrassa sur les deux joues avant qu'elle eût eu le temps de se reconnaître. Effrayée pourtant, elle appela Simon à son secours.

«Eh bien! quoi, la belle enfant? dit Kersac en la posant à terre. Il n'y a pas de mal. Je suis témoin. Après-demain la noce. A quelle heure? Où se réunit-on?

M. AMÉDÉE.

C'est à neuf heures précises, monsieur; le mariage à la mairie d'abord, puis à l'église à neuf heures et demie. Ensuite on déjeune chez nous, et puis on ira passer la journée à Saint-Cloud; et là c'est M. Abel qui donne à dîner et qui se charge du reste de la soirée.

—Très bien, dit Kersac; nous serons exacts.»

Kersac ne resta pas longtemps chez les Amédée; il dit qu'il avait des emplettes à faire, et il partit avec Jean.

KERSAC.

Dis donc, Jean, ces Amédée me gênent; je ne me sentais pas à mon aise avec eux.

JEAN.

Ah! vraiment? Je suis content que vous me disiez cela, parce que c'est la même chose pour moi. Je suis toujours un peu gêné chez eux. Tandis que je me sens si bien à l'aise avec vous et avec M. Abel! Ça gâte tout d'être gêné.

KERSAC.

Tu as bien raison. Et puis, vois-tu, les Amédée, c'est Parisien, commerçant parisien; ça se moque des bonnes gens comme moi, un campagnard, un fermier, qui n'a pas d'habit ni de gants. Ça ne se dit pas, mais ça se devine. Franchement, je serai content quand la noce sera finie. Et je suis plus content encore de n'avoir pas amené ta mère. La pauvre femme! elle aurait eu de l'embarras, de la crainte de faire quelque sottise, de faire rire d'elle. Et moi, ça m'aurait fait souffrir; j'en aurais été tout démonté!

JEAN.

Vous avez fait pour le mieux, monsieur. Où allons-nous maintenant?

KERSAC.

Je voudrais acheter mon présent de noces pour Mme Simon, et puis mon présent de noces pour ta mère; car... Simon a beau m'avoir troublé l'esprit, je crois encore qu'elle ne refusera pas de vivre chez moi comme ma femme, puisqu'elle y vit bien comme ma servante. Je n'aime pas à la voir en service chez moi; elle vaut mieux que ça.»

Jean demanda à Kersac quelques explications sur ce qu'il voulait acheter.

«Un bijou pour la jeune mariée, répondit-il, et un châle pour la vieille mariée», ajouta-t-il en riant.

Ils allaient entrer chez un bijoutier voisin du café Métis, lorsqu'ils se rencontrèrent nez à nez avec Jeannot. La surprise fut grande des deux côtés. Après le premier échange du bonjours, Jeannot les invita à prendre un café et un petit verre; Jean allait refuser, mais Kersac lui fit signe d'accepter, et, une fois attablés au café, il poussa Jeannot à boire copieusement. Il lui fit d'abord compliment sur sa mise élégante.

«Tu es vêtu comme un grand seigneur, Jeannot!

—Oh! dit Jeannot d'un air dégagé et dédaigneux, ces vieilles nippes sont bonnes pour traîner le matin, mais le soir on se fait plus beau que ça.

KERSAC.

Ah! tu ne te trouves pas assez beau comme tu es là?

JEANNOT.

Pour Jean ce serait bien, mais... pour moi....

KERSAC.

Diantre! monsieur Jeannot est devenu grand seigneur, à ce qu'il paraît.

JEANNOT.

Mais... un peu.... Ainsi on ne me dit plus Jeannot tout court!... On ne me tutoie plus.

KERSAC.

Et qu'est-ce qui vaut à monsieur Jeannot sa haute position?

JEANNOT.

Peuh! Je ne suis pas bête, vous savez.

KERSAC.

Non, je ne savais pas.

JEANNOT.

Je dis donc que je ne suis pas bête; j'ai eu l'habileté de me faire bien voir de M. Boissec, l'intendant de M. le comte. Je lui ai rendu des services.

KERSAC. Quels services as-tu pu rendre à un aussi grand personnage?

JEANNOT.

Je l'ai servi avec zèle; je l'ai flatté, j'ai fait pour lui des affaires dans lesquelles il ne voulait pas paraître.

JEAN.

Des affaires! Quel genre d'affaires?

JEANNOT.

Des affaires d'argent, des mémoires à payer, des vins à acheter, des commandes à faire, et autres choses qui rapportent beaucoup.

JEAN.

Comment peuvent-elles rapporter?

JEANNOT.

Es-tu naïf! Tu ne comprends pas? En payant un mémoire de cent francs, je suppose, outre les cinq pour cent, je marchande, je trouve les objets trop chers, je menace de changer de fournisseur. Le fournisseur, qui a tout porté au double, rabat un quart et le cinq pour cent en sus. M. Boissec porte au maître le mémoire avec la somme entière, et il empoche les trente pour cent, trente francs sur cent, et ainsi du reste. Et comme la maison est riche, qu'on y dépense plus de cent mille francs par an, tu penses que l'intendant se fait un joli magot.»

Jean était indigné et il allait se récrier, mais Kersac le poussa du coude et continua à faire boire et parler Jeannot.

KERSAC.

Ce n'est pas bête, en effet, ce que tu fais là. Mais je ne vois pas là dedans quel bénéfice tu y trouves, toi?

JEANNOT.

Au commencement, pas grand'chose; une pièce de cinq francs, de dix francs, par-ci, par-là. Mais quand je me suis habitué aux affaires, j'ai fait les miennes aussi.

KERSAC.

Comment ça?

JEANNOT.

Voilà! Je m'arrangeais avec les marchands pour qu'ils chargeassent leurs mémoires; avec l'épicier, outre le prix, il y a le poids; et, alors, au lieu d'en rogner le quart, je lui en rognais le tiers; je déclarais toujours le quart à M. Boissec et je gardais le reste.

KERSAC.

Mais pourquoi M. Boissec ne fait-il pas ses affaires lui-même? Il doit se méfier de toi?

JEANNOT.

Il ne voulait pas paraître dans les affaires pour ne pas être pris. En cas de découverte, il fait tout tomber sur moi, il me fait chasser comme un voleur, et le maître est content: il croit M. Boissec un trésor de probité.

KERSAC.

Et toi, donc? Tu te trouves sur le pavé. JEANNOT.

Oh! que non. Il me replace bien vite dans une autre bonne maison, en me recommandant comme un sujet rare. En attendant une place, il me fournit de quoi vivre, sans quoi je parlerais. Et quant à se méfier de moi, je ne sais pas s'il s'en méfie, mais il n'en témoigne rien, toujours; il n'oserait pas.

KERSAC.

Quel mal pourrais-tu lui faire?

JEANNOT.

Quel mal? Le dénoncer aux maîtres en faisant l'indigné, et en déclarant que je suis honnête homme, que je suis attaché aux maîtres, et que je ne peux plus souffrir de les voir trompés par un voleur. Ou bien un autre moyen, c'est d'écrire une lettre anonyme en plaignant le pauvre garçon (moi) de se trouver obligé, par la misère, à aider à ces friponneries qui le révoltent.»

Jean ne pouvait plus se contenir.

JEAN.

Jeannot, ce que tu fais, ce que tu aides à faire est infâme; c'est un vol abominable, une tromperie indigne. Jeannot, pauvre Jeannot, sors de cette maison, quitte Paris où tu as de mauvaises connaissances, retourne au pays; notre bon M. Kersac aura pitié de toi, il te trouvera de l'ouvrage. Mais, mon pauvre Jeannot, je t'en supplie, ne reste pas dans cette maison de voleurs.

JEANNOT.

Mon garçon, tu es un niais; la maison est bonne et j'y resterai; je veux être dans une maison riche, et elles sont toutes de même; les maîtres ne s'occupent pas des domestiques, ils les laissent tranquilles, ne s'informent pas s'ils passent les nuits dehors, au café, au bal ou au théâtre, n'importe. Ils payent, ils se laissent voler. A la chambre, à la cuisine, à l'écurie, c'est tout la même chose. Je vis heureux, je m'amuse, je fais bonne chère, de l'argent à profusion, j'en dépense et j'en refais. Toi, au contraire, tu travailles, tu t'ennuies, tu fais maigre, tu restes à la maison, tu vas à la messe, tu mènes une vie de capucin. Ça ne me va pas; toi, je ne t'en empêche pas si tu préfères un capucin à un bon garçon qui boit, qui danse, qui fait la vie.

JEAN.

Mais, Jeannot, pense donc qu'il y a un APRÈS, comme je te le disais un jour, et que....

JEANNOT.

Ta, ta, ta, laisse-moi tranquille, je ne veux pas d'APRÈS; je ne veux pas que tu me cornes aux oreilles ton APRÈS, qui me revient déjà assez souvent....

JEAN.

Et qui gâte ta vie, pauvre Jeannot.

JEANNOT.

Parbleu non! car j'envoie promener ton après et toi-même avec. Tiens, je n'aime pas à te rencontrer, Jean; tu as toujours de sottes paroles qui me troublent ma journée, ma nuit, et qui me taquinent, quoi que j'en aie. «Garçon, la note.»

Le garçon apporta la note; on avait consommé pour cinq francs de café, eau-de-vie, liqueurs. Jeannot tira de l'or de sa poche, donna une pièce de vingt francs, empocha la monnaie, et sortit sans attendre ses compagnons.

Kersac et Jean sortirent aussi, mais ne suivirent pas Jeannot.

«Quelle canaille! dit Kersac.

—Malheureux Jeannot! dit Jean.

KERSAC.

Ai-je eu de la peine à me tenir pendant que ce gredin nous défilait son chapelet de gueuseries! Si je n'avais voulu le laisser se découvrir tout à fait, je lui aurais brisé la mâchoire d'un coup de poing dès la première tirade.

JEAN.

Ah! si j'avais l'esprit, l'instruction, la charité de M. Abel, j'aurais trouvé de bonnes paroles qui auraient peut-être touché le coeur de ce pauvre garçon.

KERSAC.

Ah! ouiche! Un gueux comme ça! Rien n'y fera; c'est un être sans coeur, rien ne le touchera. Je le disais bien à ta mère, il finira par se faire coffrer; pourvu qu'il ne se fasse pas mettre au bagne et qu'il se borne à la correctionnelle. Mais te voilà tout triste, mon enfant. Cela ne t'arrive pas souvent! Entrons chez un bijoutier, tu m'aideras à bien choisir.»




XXVI

EMPLETTES DE KERSAC

Kersac et Jean entrèrent chez un bijoutier, brave homme heureusement, qui ne les surfit pas beaucoup et qui ne profita que modérément de la bonhomie de Kersac et de l'ignorance où étaient les deux acheteurs de la valeur des bijoux. Après bien des hésitations, ils finirent par fixer leur choix sur une chaîne d'or qu'ils payèrent cent dix francs. Le bijoutier, voyant que Kersac mettait la chaîne sans étui dans sa poche, eut la loyauté de lui faire observer qu'un bijou de ce prix se donnait avec sa boîte; et, à la grande joie de Kersac, il plaça la chaîne dans un joli étui de velours bleu doublé de satin blanc. Kersac paya, remercia et demanda où il trouverait un châle; le bijoutier lui indiqua le magnifique magasin du Louvre.

Kersac et Jean se dirigèrent du côté du Louvre. Kersac avait eu la précaution de mettre la chaîne dans la poche de son gilet, de crainte des voleurs. Quand ils entrèrent dans ce magasin, Kersac ne pouvait en croire ses yeux; l'étendue, la magnificence du local, la profusion des marchandises de toute espèce, l'éblouirent et le fixèrent sur le seuil de la porte. Ce ne fut qu'après les demandes réitérées des commis: «Que désirent ces messieurs?» que Kersac put articuler:

«Un châle, monsieur.»

UN COMMIS.

Quelle espèce de châle monsieur demande-t-il?

KERSAC.

Une belle espèce, monsieur.

LE COMMIS, souriant.

Sans doute, monsieur; mais serait-ce de l'Inde, ou bien anglais, ou français?

KERSAC, vivement.

Français, monsieur, français; je n'ai pas de goût pour les Anglais, et, s'il faut tout dire, pour aucun pays étranger; ce qui est français me va mieux que toute autre chose; surtout pas d'anglais.»

Le commis fit circuler Kersac et Jean pendant près d'un quart d'heure avant d'arriver au quartier des châles.

«Voilà, monsieur, dit-il enfin. Brindé! des chaises à ces messieurs.»

Brindé s'empressa d'apporter deux chaises; elles étaient de velours; Kersac passa la main dessus avant de s'asseoir et se plaça sur le petit bord, de peur d'aplatir ce beau velours bleu. Jean, plus habitué au velours et à la soie, s'assit sur sa chaise avec moins de respect et de précaution.

On apporta les châles. Kersac trouvait tout magnifique, mais il passait toujours à un autre et il ne se décidait pour aucun; le commis, voyant l'admiration naïve de Kersac et de Jean, leur demanda enfin à quel usage ils destinaient ce châle.

KERSAC.

Parbleu! c'est pour le porter.

LE COMMIS.

Mais pour qui, monsieur?

KERSAC.

Pas pour moi, toujours.

LE COMMIS.

Je veux dire, monsieur, pour quel genre de dame?

KERSAC.

Pour le bon genre, monsieur; un genre comme vous n'en avez pas beaucoup à Paris; elle vous fait marcher une ferme comme le ferait un homme.

LE COMMIS, souriant.

Je le pense bien, monsieur; je ne conteste pas le mérite de la dame; je demandais à quelle classe de la société elle appartenait, pour vous présenter quelque chose de convenable.

KERSAC.

Ah oui! je comprends. C'est pour ma fille de ferme, monsieur, ma ménagère pour le moment.

LE COMMIS.

Bien, monsieur; nous allons voir ce qu'il faut; du bon marché, comme de raison.

KERSAC.

Mais pas du tout; je veux du beau, moi.

LE COMMIS.

Du beau pour une fille de ferme, monsieur, c'est du bon marché.

KERSAC.

Mais quand je vous dis que je veux du vrai beau. Cette fille de ferme sera ma femme, monsieur; et c'est un châle de noces que je vous demande.

LE COMMIS.

Faites excuse, monsieur; je ne savais pas bien ce que voulait monsieur. Du moment que c'est pour madame!... Brindé, le paquet châles français. belle qualité.»

Kersac était content; le commis lui déploya des châles longs, des châles carrés, des châles de toutes les couleurs.

«En voilà un bien beau, monsieur, dit Jean en désignant un châle rouge vif.

KERSAC.

Superbe, mais... les taureaux... qui n'aiment pas le rouge! et j'en ai, moi, des taureaux!... Et puis, vois-tu, ta mère n'est pas de la première jeunesse.

LE COMMIS.

Et celui-ci, monsieur? (Montrant un fond vert.)

KERSAC.

Joli, très joli! Mais... vert,... ça passe. Les fonds noirs sont plus solides. En voici un qui est joli! fameusement joli! Quel prix, monsieur?

LE COMMIS.

Cent vingt francs, monsieur; c'est tout ce qui se fait de plus beau.

KERSAC.

Ah! il est beau!... Rien à dire. Je ne sais pas si on marchande chez vous; si vous pouvez rabattre, rabattez; sinon, je prends le châle; et faites-moi voir les robes de laine.

LE COMMIS.

Nous ne marchandons pas, monsieur. Si vous voulez passer à la galerie n° 91, je vais vous faire voir des étoffes de laine.

KERSAC.

Et mon châle?

LE COMMIS.

Il vous suit, monsieur.»

Kersac et Jean se remirent à parcourir d'innombrables galeries; ils arrivèrent enfin à celle des étoffes de laine. Là le choix fut difficile encore; car, outre la couleur, il y avait le genre d'étoffe, la disposition du dessin, le prix, etc. Kersac finit par se décider pour un satin de laine bleu de France. Jean approuva son choix; on lui donna l'aunage qu'il voulut.

«Plutôt trop que pas assez», avait dit Kersac.

Lorsque Kersac voulut payer, on le fit revenir au comptoir et on lui proposa de lui envover le paquet.

KERSAC.

Pourquoi ça, me l'envoyer?

LE COMMIS.

Si monsieur est à pied, ça le chargera trop.

KERSAC.

Ça! J'en porte tous les jours de cent fois plus lourds! Ah! ah! ah! vous me croyez donc la force d'une puce? Ah! ah! ah! ce paquet trop lourd! La bonne farce!»

Et il partit riant, ainsi que Jean; les commis riaient aussi, de même les allants et venants, qui avaient été témoins du colloque.

Kersac et Jean rentrèrent après avoir fait le tour par la rue de Richelieu, les boulevards, la rue de la Paix, les Tuileries et l'avenue Gabrielle, dont Kersac ne pouvait se lasser, à cause des chevaux qu'on y voyait. Dès que Jean eut installé Kersac dans sa chambre, il s'empressa d'aller demander de l'ouvrage à Barcuss.

BARCUSS.

Non, non, mon bon garçon; tant que ton ami, M. Kersac, sera ici, tu n'as pas besoin de t'inquiéter de ton ouvrage; tu travailles tant que tu peux, et du mieux que tu peux toute l'année; prends ta petite vacance; elle ne sera pas longue, il faut du moins qu'elle soit complète; ta principale besogne ici est de soigner et d'amuser M. Roger; va passer chez lui le temps qui te reste.

JEAN.

Merci bien, monsieur, merci; je profiterai avec plaisir du temps que vous voulez bien m'accorder, pour faire voir à M. Kersac les belles choses de Paris.

BARCUSS.

Où le mèneras-tu?

JEAN.

A Notre-Dame d'abord; puis à Notre-Dame des Victoires, au bois de Boulogne, au jardin d'Acclimatation, sur les boulevards. M. Abel a dit qu'il nous mènerait aussi voir ses tableaux à l'Exposition; et puis, nous nous promènerons un peu partout.

BARCUSS.

C'est très bien, mon ami; ton choix est excellent.

JEAN.

Monsieur, je reviendrai pour servir le dîner.

BARCUSS.

Comme tu voudras; il n'y a que M. Abel qui vient dîner; il y a quatre couverts. Je servirai bien tout seul.

JEAN.

Non, non, monsieur, je viendrai vous aider. Mais je dois dire, pour ne pas me faire meilleur que je ne suis, que je désire bien voir M. Abel; j'ai à lui parler.

BARCUSS.

Ah! c'est différent. Je compte sur toi, alors.»

Jean alla savoir des nouvelles du petit Roger. Il le trouva dans le même état; après avoir dormi près d'une heure, il s'était trouvé mieux, mais plusieurs crises violentes avaient détruit l'effet salutaire de ce bon sommeil.

Il sourit à Jean quand il le vit entrer. Son père avait remplacé pour le moment Mme de Grignan.

«Jean, dit Roger en lui tendant la main, papa a bien envie de voir M. Kersac; et moi aussi, cela me fera grand plaisir de le revoir. Veux-tu lui demander de venir chez moi?

—Tout de suite, monsieur, répondit Jean en baisant doucement la main que lui donnait Roger. Lui aussi sera bien content de votre invitation.»

Jean sortit.

«Monsieur Kersac, dit-il en entrant dans sa chambre, M. Roger vous demande de descendre chez lui; il voudrait bien vous faire voir à son papa, M. le comte de Grignan.

KERSAC.

J'y vais, mon ami. Ce pauvre petit! Je pensais à lui tout justement.»

Ils descendirent. Lorsque Kersac entra, Roger, qui n'avait pas ôté les yeux de dessus la porte, sourit et dit:

«Papa, voici M. Kersac.»

Kersac s'avança vers M. de Grignan, qui lui tendit la main.

«Vous me faites bien de l'honneur», lui dit Kersac.

M. DE GRIGNAN.

Roger vous doit d'avoir dormi une heure, ce qui ne lui était pas arrivé depuis deux mois, répondit M. de Grignan.

ROGER.

Monsieur Kersac, venez près de moi, je vous en prie.»

Kersac s'approcha.

ROGER.

Asseyez-vous comme ce matin.»

Kersac se remit dans le fauteuil inoccupé et prit la main de l'enfant.

«C'est singulier, dit Roger au bout d'un instant; quand vous me tenez la main, je me sens mieux; c'est comme quelque chose de doux, de tranquille, qui court sur moi et dans mes veines. C'est la même chose quand M. Abel prend ma main. Pas les autres. Pourquoi cela?

KERSAC.

C'est probablement que nous vous passons un peu de notre force, monsieur Roger, et ça chasse le mal.

ROGER.

Alors pouvez-vous rester un petit instant? Je sens comme si une crise allait venir; peut-être la ferez-vous passer.

KERSAC.

Ah! si je le pouvais, pauvre petit monsieur Roger, je resterais là sans en bouger!»

Roger pressa légèrement la main ou plutôt un doigt de Kersac, lui jeta un regard reconnaissant et ferma ses yeux fatigués. Quelques instants après, il dormait.

Ni M. de Grignan, ni Kersac, ni Jean n'osaient bouger; au bout d'un quart d'heure la porte s'entr'ouvrit doucement et Abel entra. M. de Grignan lui fit un geste suppliant en montrant son fils endormi. Abel comprit; il resta debout et immobile, regardant l'enfant et Kersac. Puis il tira un crayon et un album de sa poche et se mit à dessiner. Il avait fini, et Roger dormait toujours. Il dormit ainsi près d'une demi-heure. Il se réveilla doucement, sans secousse, aperçut Abel.

«Mon bon ami, embrassez-moi», lui dit-il.

Abel l'embrassa, mais ne lui parla pas encore. Roger se tourna vers Kersac, attira sa main sur sa petite poitrine décharnée.

«Je ne vous oublierai pas près du bon Dieu.

M. DE GRIGNAN, avec effusion.

Merci, mon bon monsieur Kersac! Je suis réellement reconnaissant. Vous avez fait avorter une crise qui se préparait. Je crois, en vérité, que votre explication est juste: votre force agit sur sa faiblesse.»

Le médecin entrait avec Mme de Grignan; il trouva qu'il y avait trop de monde près du malade et ne voulut y laisser que le père et la mère; les autres sortirent. Jean profita de la présence de M. Abel pour raconter ce qu'ils avaient appris de Jeannot.

«Monsieur Abel, vous qui avez fait tant de belles et bonnes actions, sauvez le pauvre Jeannot, retirez-le de la maison où il est; il s'y perdra.

M. ABEL.

Il est déjà perdu, mon enfant; et il était en bon train avant d'y entrer. Que puis-je y faire? Comment changer un coeur mauvais et ingrat?

JEAN.

Si ses maîtres voulaient bien s'occuper de lui donner de sages et bons camarades!

ABEL.

Les maîtres ne valent guère mieux que leurs serviteurs, mon ami. Et malheureusement les enrichis sont presque tous de même; ils ne songent qu'à être bien et habilement servis, et ils oublient qu'ils sont riches, non pas seulement pour se faire servir, mais pour faire servir Dieu et le faire aimer. Ils payeront bien cher leur négligence, et ils auront une terrible punition pour avoir si mal usé de leurs richesses et pour avoir négligé la moralité de leurs serviteurs. Quant au malheureux Jeannot, je ne puis rien pour lui.»

M. Abel causa avec Kersac de son mariage, qu'il approuva beaucoup; il lui promit d'y assister et de lui mener Jean, ce qui fit bondir de joie Jean et Kersac. Jean eut un petit accès d'enfantillage d'autrefois: il baisa les mains de M. Abel; il lui dit des paroles tendres, reconnaissantes, comme jadis. M. Abel le laissa faire quelques instants; puis il lui prit la main et lui dit amicalement:

«Assez, mon cher enfant; tu as oublié notre vieille convention: de parler peu et modérément quand ton coeur est plein, et de me laisser voir dans ton regard tous les sentiments de ce coeur affectueux et dévoué.

JEAN.

C'est vrai, monsieur, je me suis laissé aller; j'ai oublié que j'avais dix-sept ans.»

M. Abel lui serra encore la main en souriant de ce bon et aimable sourire qui lui gagnait tous les coeurs.

«Demain, avant neuf heures, je vous attends chez moi, à l'hôtel Meurice», dit M. Abel en passant chez M. de Grignan, où il alla attendre l'avis du médecin sur l'état de Roger.




XXVII

LA NOCE

Le lendemain, à huit heures et demie, M. Abel rentrait chez lui pour recevoir Simon, Jean et Kersac. Ils arrangèrent toute la journée du lendemain.

«Tu n'as à l'occuper de rien, Simon; une berline sera à ta porte pour Monsieur, Mme Amédée et ta future; c'est moi qui mène M. Kersac. Il y aura d'autres voitures pour mener Jean et ta famille. Après la cérémonie, nous déjeunons chez M. Amédée; à quatre heures, toute la noce se réunit à la gare du chemin de fer; je me charge du reste. Billets, dîner, plaisirs, danse, retour, personne n'a à s'occuper de rien. Simon, voici les présents qu'il est d'usage de faire à sa femme, à sa soeur et à son frère. Toi, Jean, voici les présents que tu feras à Simon et à ta belle-soeur.

JEAN.

Merci, merci, monsieur! pouvons-nous voir?

M. ABEL.

Certainement, mes enfants; regardez.»

Les présents de Simon à sa femme et à sa belle-soeur étaient de fort jolies montres avec leurs chaînes. A Jean il donna une boîte. En l'ouvrant, les deux frères poussèrent un cri de joie; c'étaient deux grandes miniatures à l'huile, faites avec le talent connu de M. Abel N...; l'une représentait Simon, l'autre M. Abel lui-même. Pour le coup, Jean n'y tint pas; après avoir poussé son cri de joie, il se précipita vers M. Abel, qui le serra dans ses bras et l'embrassa affectueusement.

Après le premier moment de joie, Jean courut aux présents qu'il devait donner; celui de Simon était le portrait frappant de Jean; celui d'Aimée était un joli bracelet en or avec la miniature de Simon pour fermoir.

Jean ne se possédait pas de joie; avoir chez lui, à lui appartenant, les portraits des deux êtres qu'il aimait le plus au monde, et ces portraits, faits par une main si chère, étaient pour lui le beau idéal; il ne se lassait pas de les regarder, de les embrasser; toute autre satisfaction s'effaçait devant celle-là. Il fallut pourtant se retirer et laisser M. Abel disposer de son temps; l'heure de son déjeuner était déjà passée.

«Au revoir, mes amis; demain, chez la mariée. Toi, Jean, je te verrai encore ce soir chez mes amis de Grignan; j'y dînerai comme d'habitude.»

Il leur donna des poignées de main et sortit en chantonnant. Les trois amis descendirent aussi, emportant leurs trésors. Il fut convenu qu'ils iraient tout de suite porter leurs présents à Aimée. Ils la trouvèrent faisant, avec sa mère, les apprêts du déjeuner du lendemain. Simon offrit le premier ses présents, puis Jean, puis Kersac. Ni Aimée ni Simon ne s'attendaient à ce dernier cadeau; Kersac fut comblé de remerciements et de compliments sur son bon goût. Mme Amédée essaya l'effet de la chaîne au cou et au corsage d'Aimée. Kersac et Jean se retirèrent peu d'instants après; ils firent une tournée immense qui inspira à Kersac une grande admiration pour les beautés de Paris.

«Sais-tu, dit-il à Jean, mon dernier mot sur ce magnifique Paris: c'est qu'on doit être bien aise d'en être parti. Il y a du monde partout et on est seul partout. «Chacun pour soi et Dieu pour tous», dit le proverbe; c'est plus vrai à Paris qu'ailleurs; que toi et Simon vous en soyez absents, je ne trouve plus rien à Paris.... Je serais bien fâché d'y vivre!... Nous voici arrivés chez nous, ou plutôt chez M. le comte de Grignan. J'ai une faim terrible, comme d'habitude.

—Et nous ne déjeunerons qu'après les maîtres, dit Jean. Pourrez-vous attendre encore une demi-heure environ?

KERSAC, riant.

Pour qui me prends-tu? J'attendrais jusqu'au soir, s'il le fallait. Que de fois il m'est arrivé de ne rien prendre avant la fin du jour!»

La journée se passa à peu près comme la précédente, entre le service des repas, les visites au petit Roger et les grandes tournées dans Paris. Le lendemain Jean et Kersac firent une toilette superbe; Jean avait, dans les effets donnés par M. Abel, un habillement complet pour la noce. Kersac avait une redingote toute neuve, le reste très convenable. Avant de partir pour la noce, ils demandèrent à se montrer à Roger, qui les vit avec joie arriver dans leur grande tenue.

JEAN.

Monsieur Roger, je viens vous demander de penser à mon frère Simon, et de prier pour son bonheur.

—Et pour le mien, cher monsieur Roger, dit Kersac. Demandez au bon Dieu que, ma femme et moi, nous soyons heureux et que nous restions de braves gens et de bons chrétiens.

ROGER.

Je ne vous oublierai pas, mon bon monsieur Kersac; je penserai à vous et à Jean. Le bon Dieu vous bénira; je voudrais que vous fussiez bien heureux.»

Kersac et Jean baisèrent ses petites mains qu'il leur tendit, et se retirèrent.

«Maman, dit Roger, j'aime beaucoup M. Kersac; je crois qu'il est presque aussi bon que mon cher M. Abel et Jean. Donnez-leur à tous les trois un souvenir de moi, un des livres que j'aime.»

La pauvre Mme de Grignan rassembla tout son courage pour lui promettre d'exécuter le désir qu'il exprimait. Roger joignit les mains avec angoisse; il sentait arriver une crise.

Kersac et Jean furent les premiers arrivés chez Simon. Les témoins d'Aimée et les filles de noces les suivirent de près; M. Abel arriva exactement, mais au dernier moment. Les autres invités devaient se trouver à la mairie ou à l'église.

Une berline attelée de deux chevaux attendait la mariée et ses parents; ils y montèrent avec joie et avec orgueil.

La voiture de Simon était un joli coupé attelé d'un fort joli cheval; Jean s'y plaça près de Simon; tous deux mettaient la tête aux glaces ouvertes pour être vus dans cet élégant équipage. Celui de M. Abel attirait tous les regards: coupé du faiseur le plus à la mode, cheval de grand prix, cocher du plus grand genre. Avant d'y monter, Kersac tourna autour, admirant et caressant le cheval.

«Belle bête! disait-il. Le bel animal!

—Montez, mon cher, montez, dit Abel en souriant; nous allons être en retard.

KERSAC.

En retard avec cette bête-là? Je gage qu'elle devancerait les équipages les mieux attelés!

M. ABEL.

C'est possible! Mais montez toujours; à Paris, un trotteur ne se déploie pas comme dans la campagne; les embarras de voiture vous arrêtent à chaque pas.»

Kersac monta à regret: à chaque instant il mettait la tête hors de la portière pour examiner les allures du cheval, et il ne parlait que pour répéter:

«Belle bête! Sapristi! comme il allonge! Quel trot! Laissez aller, cocher! Ne retenez pas! Laissez aller!»

M. Abel riait, mais il eût préféré moins d'admiration pour son cheval et une tenue plus calme. On ne tarda pas à arriver; la noce descendait de voiture. Le maire, prévenu de la veille, connaissait beaucoup M. Abel; il vint à sa rencontre, et commença immédiatement la lecture des actes. Chacun se rengorgea quand le maire, lisant les noms et qualités des témoins, arriva à M. Abel-Charles N..., officier de la Légion d'honneur, grand-cordon de Sainte-Anne de Russie, commandeur de l'Aigle noir de Prusse, commandeur de Charles III d'Espagne, etc., etc.

Faire partie d'une noce assistée par un pareil témoin était un honneur rare, un bonheur sans égal. Quand on eut fini à la mairie, on retourna aux voitures; nouveau sujet de gloire pour ceux qui occupaient les voitures fournies par M. Abel. Kersac allait recommencer son examen du cheval.

«Belle robe! commença-t-il. Bai cerise! Jolie encolure! Beau poitrail bien développé!

M. ABEL.

Montez, montez, mon cher; pour le coup, il ne faut pas que nous soyons en retard. Notre entrée à l'église serait manquée; songez donc que je donne le bras à Mme Amédée.»

Kersac monta, mais ne détacha pas les yeux de dessus le cheval. L'entrée fut belle et majestueuse; la mariée était jolie; le marié était beau; les parents étaient bien conservés; les témoins étaient resplendissants. M. Abel et ses décorations attiraient tous les regards.

La cérémonie ne fut pas trop longue; à la sacristie, on se complimenta, on s'embrassa; M. Abel eut à subir les éloges les plus exaltés, les plus crus; un autre en eût été embarrassé; M. Abel riait de tout, avait réponse à tout. Kersac, un peu lourd, un peu mastoc, était mal à l'aise; seul au milieu de ce monde qui se connaissait, qui se sentait en famille, il eût voulu s'esquiver; plusieurs fois il chercha à se couler hors de la sacristie, mais toujours la foule lui barrait le passage; enfin il passa et disparut.

Lorsqu'il fut temps de partir, Abel chercha vainement Kersac; ni les recherches dans l'intérieur de l'église, ni les appels réitérés au dehors ne le ramenèrent près de M. Abel.

Les mariés étaient partis; les invités se pressaient d'arriver chez les Amédée pour prendre leur part du déjeuner; M. Abel, accompagné de Jean, continuait à chercher sa voiture et Kersac.

M. ABEL.

Il sera parti sans nous attendre.

JEAN.

Je ne le pense pas, monsieur; d'ailleurs votre cocher n'y aura pas consenti.

M. ABEL.

Je ne sais que croire, en vérité; le plus clair de l'affaire, c'est que nous n'avons ni Kersac ni voiture; viens avec moi, nous irons à pied, malgré notre tenue de bal. Il n'y a pas loin, heureusement.»

Au moment où ils parlaient, ils virent la voiture revenant au grand trot: Kersac était sur le siège, près du cocher.

M. ABEL.

Où diantre avez-vous été? Pourquoi ne m'avez-vous pas attendu, Julien?

JULIEN.

Je prie monsieur de m'excuser, je croyais revenir à temps pour prendre monsieur.

KERSAC.

Ne grondez pas, monsieur Abel. C'est ma faute, voyez-vous. Pendant que vous faisiez vos saluts et vos compliments....

—Montons toujours, dit M. Abel; vous m'expliquerez cela en voiture.

KERSAC.

Je dis donc pendant que vous faisiez vos révérences et qu'on s'embrassait là-bas, moi qui avais fait dès hier tous les compliments que je pouvais faire, je me suis échappé pour examiner à fond votre belle bête. Plus je la voyais et plus je l'admirais. Je voulais la faire trotter: j'en mourais d'envie.

«—Si nous faisions un tour, dis-je au cocher, là où elle pourrait trotter bien à l'aise?

«—Monsieur n'a qu'à sortir, me dit vôtre cocher, et ne pas me trouver, je serais en faute; il est bon maître: j'ai regret quand je le mécontente.

«—Bah! lui dis-je, ils en ont pour une demi-heure avant de se tirer de là. En en une demi-heure on va loin avec une bête comme la vôtre.

«Le cocher était visiblement flatté; il voyait que sa bête était passée en revue par un connaisseur; je le voyais faiblir, et, ma foi, n'y tenant pas, je montai sur le siège et nous voilà partis. Nous prîmes par la rue de Rivoli; il y avait peu de monde, pas d'embarras; la jument filait que c'était un plaisir. Arrivés aux Champs-Élysées, je lui lâchai les rênes; nous fendions l'air; en moins de rien nous nous sommes trouvés au haut de l'avenue; votre cocher commençait à s'inquiéter; je tournai bride, et, en revenant, la jument filait, trottait que j'en étais fou. Malheureusement on ne s'est pas embrassé assez longtemps à la sacristie, car nous n'avons pas été dix minutes à faire la course. Et à présent que je connais la bête, je vous dis que vous ne savez pas le trésor que vous avez, et que c'est un meurtre de la faire marcher dans les rues de Paris, de ne pas lui laisser prendre son élan, de gêner ses allures, de la faire attendre aux portes. Si j'étais à votre place, je la soignerais autrement que ça.... Sapristi! quel meurtre!

M. ABEL, riant.

Calmez-vous, mon bon Kersac. Elle sera autrement soignée à l'avenir, je vous le promets. Mais aujourd'hui, en l'honneur de Simon, il faut qu'elle subisse sa corvée. Nous voici arrivés; je ne serais pas fâché de déjeuner. Entrez, je vais donner mes ordres au cocher.

—Et moi donc! dit Kersac. J'ai une faim!

—Et moi donc!» répéta Jean intérieurement.

Ils entrèrent; M. Abel parla quelque temps au cocher, qui eut l'air contrarié.

M. ABEL.

Ne vous en affligez pas, Julien: vous n'y perdrez rien; c'est vous que je charge de la recherche. Et assurez-vous que la bête soit bien soignée; que votre frère ne la quitte pas et la mène doucement; qu'elle ne souffre pas.

LE COCHER.

Quant à ça, monsieur peut être tranquille; mais c'est une vraie pitié ce que monsieur fait là.

M. ABEL.

La bête ne s'en portera que mieux, je vous en réponds.»

Et M. Abel entra chez les Amédée.

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