← Retour

Jean qui grogne et Jean qui rit

16px
100%



IX

DÉBUTS DE M. ABEL ET DE JEANNOT

Ils mangèrent et burent; le déjeuner mit Jeannot en belle humeur, et il se mit gaiement en route avec Simon et Jean pour commencer son service chez l'épicier. Le chemin ne fut pas long: cinq minutes après il entrait dans le magasin.

SIMON.

Pontois, voici mon cousin Jeannot, le garçon que vous attendiez; arrivé de ce matin, il est tout prêt à se mettre à la besogne.

PONTOIS.

Bien, bien; approche, mon garçon, approche. Prends-moi ce bocal de cornichons, et va le poser près du comptoir, là-bas.

JEANNOT.

Où ce que c'est, m'sieur?

PONTOIS, riant.

Bien parlé, mon ami. Le français le plus pur! Où ce que c'est? Là-bas, sur le comptoir.

JEANNOT.

Où ce que c'est, le comptoir?

PONTOIS.

En face de toi, nigaud. Devant madame, qui est là, qui écrit.»

Tout le monde riait; Jeannot, pas trop content avance vers le comptoir, butte contre une caisse de pruneaux, et tombe avec le bocal de cornichons.

«Maladroit! crie Pontois.

—Maladroit! répète la dame du comptoir.

—Maladroit! s'écrient les garçons épiciers.

—Malheureux! s'écrie Simon.

—Pauvre Jeannot!» s'écrie Jean en courant à lui.

Jeannot s'était relevé, irrité et confus. Il avait eu du bonheur, le bocal ne s'était brisé que du haut, la moitié des cornichons étaient par terre, mais les garçons se précipitèrent pour les ramasser, et il n'y en eut guère que le quart de perdu.

PONTOIS.

Dis donc, petit drôle, pour la première fois, passe; mais une seconde fois, tu payes. J'ai promis à Simon que tu aurais dix francs par mois, nourri, vêtu, logé, blanchi. Prends garde que les dix francs ne filent à payer la casse. Qu'en dites-vous, Simon? Mauvais début! Ça promet de l'agrément.

SIMON.

Non, non, Pontois; c'est l'embarras, la timidité. Il ne fallait pas lui faire transporter un bocal pour commencer. Au revoir, je m'en vais, moi, avec mon débutant.

PONTOIS.

Il est gentil, celui-ci! Dites donc, Simon, voulez-vous changer? Reprenez l'autre et donnez-moi celui-ci.

SIMON.

Non, non, Pontois, gardons chacun le nôtre; celui-ci est mon frère, Jeannot est mon cousin. Au revoir. Je viendrai demain savoir comment ça va. Courage, Jeannot, ne te trouble pas pour si peu. A demain.»

Jeannot ne répondit pas; il était mécontent de la différence que faisait Simon entre le frère et le cousin. Pontois le mit de suite à l'ouvrage; il lui fit porter un paquet d'épicerie à l'hôtel Meurice, qui se trouvait à quelques portes plus loin, et il le fit accompagner par un des garçons.

Les premiers jours, Jeannot ne fit pas autre chose que des commissions et des courses avec les garçons qu'on envoyait dans tous les quartiers de Paris, de sorte qu'il commençait à connaître les rues et aussi les habitudes du commerce.

Jean faisait de son côté l'apprentissage de garçon de café; son intelligence, sa gaieté, sa bonne volonté, sa prévenance le mirent promptement dans les bonnes grâces des habitués du café; on aimait à le faire jaser, à se faire servir par lui; il recevait souvent d'assez gros pourboires, qu'il remettait fidèlement à Simon. Celui-ci était fier du succès de son frère; tous deux, en rentrant le soir dans leur petite chambre, remerciaient Dieu de les avoir réunis. Jean était heureux. Ses seuls moments de tristesse étaient ceux où le souvenir de sa mère venait le troubler; quelquefois une larme mouillait ses yeux, mais il chassait bien vite cette pensée, et il retrouvait son courage en regardant son frère si heureux de sa présence.

Un jour, vers midi, un monsieur entra dans le café.

«Une nouvelle pratique», dit la dame du comptoir à Simon, qui se trouvait près d'elle.

Simon regarda et vit un jeune homme de belle taille, de tournure élégante, qui examinait le café, les garçons, les habitués. Ses yeux s'arrêtèrent sur Simon avec un léger mouvement de surprise. Il s'assit à une petite table et appela:

«Garçon!»

Un garçon s'empressa d'accourir.

«Non, ce n'est pas vous, mon ami, que je demande: je veux être servi par Simon.»

Le garçon s'éloigna un peu surpris, et avertit Simon qu'un monsieur le demandait.

SIMON.

Monsieur me demande? Qu'y a-t-il pour le service de monsieur?

L'ÉTRANGER.

Oui, Simon, c'est vous que j'ai demandé; apportez-moi deux côtelettes aux épinards et un oeuf frais.»

Simon partit et revint un instant après, apportant les côtelettes demandées.

SIMON.

Monsieur me connaît donc?

L'ÉTRANGER.

Très bien, mon ami. Simon Dutec, fils de la veuve Hélène Dutec.

SIMON, surpris.

Pardon, monsieur; je ne me remets pas le nom de monsieur.

L'ÉTRANGER.

Rien d'étonnant, Simon; vous ne l'avez jamais entendu et vous ne m'avez jamais vu.

SIMON.

Mais alors... comment ai-je l'honneur d'être connu de monsieur?

L'ÉTRANGER.

Ah! c'est mon secret. Je viens de votre pays; j'ai vu Kérantré. (Simon fait un geste de surprise.) J'ai vu la bonne Hélène, et je veux voir mon petit ami Jean.

SIMON.

Mais, monsieur,... veuillez m'expliquer....»

Jean entrait en ce moment; il apportait un potage et un oeuf frais à un habitué.

L'ÉTRANGER.

Le voilà, ma foi, le voilà! Sac à papier! comme il est déluré! Joli garçon, ma parole! Tais-toi, mon ami Simon, tais-toi! Amène-le de mon côté, et dis-lui de m'apporter une bouteille de bière.»

Simon, fort intrigué, donna à Jean l'ordre d'apporter de la bière à la table n° 6.

Jean apporta la bière, la posa sur la table, regarda le monsieur et poussa un cri.

«Monsieur le voleur! Quel bonheur! le voilà!»

A ce cri, les garçons se retournèrent, la dame du comptoir répéta le cri de Jean, les habitués se levèrent, le plus résolu courut à la porte pour la garder; Simon resta stupéfait, et Jean saisit la main du voleur, qui se leva en riant aux éclats.

«Très bien, mon petit Jean, c'est ce que j'attendais! Oui, messieurs, je suis, comme le dit Jean, un voleur,... mais un voleur pour rire, ajouta-t-il en voyant les garçons et les habitués s'avancer vers lui avec des visages et des poings menaçants. J'ai fait le voleur pour donner de la prudence à ces enfants, qui comptaient leur argent sur la grande route, le long d'un bois. A propos, Jean, où est donc le pleurard que je n'aimais pas, ton cousin Jeannot?

JEAN.

Chez un épicier ici à côté, monsieur, dans la rue de Rivoli.

L'ÉTRANGER.

Un épicier! quelle chance! Moi, tout juste, qui déteste les épiciers! Eh bien, Simon, me connais-tu maintenant?

SIMON.

Je crois bien, monsieur, sauf que je ne sais pas votre nom. Jean m'a tout conté, et je suis bien content de vous voir, monsieur.»

Les habitués s'étaient remis à manger et les garçons à servir; tous riaient plus ou moins de leur méprise. La dame du comptoir comptait son argent pour s'assurer que, dans la bagarre, sa caisse n'avait subi aucun déficit. Rassurée sur ce point, elle écouta avec intérêt la conversation de Jean et de l'étranger.

«Comment as-tu fait pour arriver si tôt? demanda M. Abel. Vous deviez être un mois en route.

JEAN.

Oui, monsieur; mais nous avons rencontré un excellent M. Kersac, fermier près de Sainte-Anne; il nous a menés en carriole jusqu'à Vannes, puis jusqu'à Malansac, puis il nous a payé nos places au chemin de fer jusqu'à Paris, de sorte que nous y étions avant vous, monsieur.

L'ÉTRANGER, souriant.

Et ce brave Kersac avait-il pris goût pour Jeannot?

JEAN, souriant.

Pas trop, monsieur. Ce pauvre Jeannot a continué à se lamenter de son guignon.

L'ÉTRANGER.

Guignon! Il devrait dire maussaderie, humeur! C'est étonnant comme ce pleurard me déplaît.... Pourquoi n'as-tu pas dit mon nom à Simon?

JEAN.

C'est que je ne le savais pas, monsieur.

L'ÉTRANGER.

Comment! je l'avais écrit sur un papier que je t'ai mis dans ta bourse.

JEAN.

Et moi qui ne l'ai pas vu!... Il est vrai que je n'ai pas eu occasion d'ouvrir ma bourse depuis que je vous ai quitté. Mais que je suis donc content de vous revoir, monsieur! Et où logez-vous donc?

L'ÉTRANGER.

A l'hôtel Meurice, à deux pas d'ici.

JEAN.

Tant mieux! nous nous verrons souvent.

L'ÉTRANGER.

Tous les matins je viendrai déjeuner ici.»

L'étranger avait fini son repas; il paya, donna à Jean une pièce de vingt sous en guise de pourboire, donna à Simon son nom et son adresse: M. Abel, hôtel Meurice, et sortit.

Il se dirigea vers la rue de Rivoli, et marcha jusqu'à ce qu'il eût aperçu la boutique d'un épicier; il y jeta un coup d'oeil, reconnut Jeannot, continua son chemin, puis il revint sur ses pas, mit son chapeau en Colin, comme un Anglais, allongea sa figure, prit un air raide et compassé, marcha les pieds un peu en dedans, les genoux légèrement pliés, et entra chez l'épicier. Il resta immobile.

PONTOIS.

Monsieur veut quelque chose?

M. ABEL, avec un accent anglais très prononcé et très solennel.

Hôtel... Meurice?

PONTOIS.

Hôtel Meurice, milord? C'est ici près, milord; suivez les arcades.

M. ABEL, même accent.

Hôtel... Meurice?

PONTOIS.

Ici, monsieur! Là! tout près d'ici. La douzième porte.

M. ABEL, de même.

Hôtel... Meurice?

PONTOIS.

Il ne comprend donc pas, ou bien il est sourd. Là, monsieur, là! Vous voyez bien! là! là! devant vous!

M. ABEL.

Hôtel... Meurice?

PONTOIS.

Ces diables d'Anglais, c'est bête comme tout! Ils ne comprennent même pas le français! Dis donc, Jeannot, mène-le à son hôtel Meurice; ce sera plus tôt fait.»

Jeannot sortit faisant signe à l'Anglais de le suivre. L'Anglais suivit; aux questions que lui adressa Jeannot il répondait avec le même flegme:

«Hôtel...Meurice

Ils y arrivèrent promptement; l'Anglais le dépassa, marchant droit devant lui.

Jeannot courut après lui.

JEANNOT.

Par ici, m'sieu! Par ici! Vous l'avez dépassé.

M. ABEL.

Hôtel... Meurice?

JEANNOT.

C'est ici votre hôtel Meurice. Vous ne voyez donc pas? Vous êtes en face, en plein! Là! sous votre nez!

M. ABEL, reprenant sa voix naturelle.

Merci, épicier!»

En même temps il lui enfonça à deux mains sa casquette sur les yeux; de sorte qu'il put entrer à l'hôtel et disparaître avant que sa victime se fût dépêtrée de sa casquette. Jeannot regarda autour de lui et retourna à l'épicerie, fort en colère d'avoir été joué par un mauvais plaisant. Quand il rentra et qu'il conta son aventure, tout le monde se moqua de lui, ce qui ne lui rendit pas sa belle humeur; il se trouva malheureux et mal partagé.

«Quand je pense à Jean, quelle différence entre lui et moi! Comme sa position est agréable! Et quels pourboires on lui donne! Et moi, personne ne me donne rien! Mon ouvrage est sale, désagréable et fatigant! Je suis bien malheureux! Rien ne me réussit!»

Jean et Simon ne voyaient pas souvent Jeannot, parce qu'ils avaient beaucoup à faire dans la journée; c'était la belle saison, il faisait chaud: on venait déjeuner de bonne heure et prendre des rafraîchissements matin et soir jusqu'à une heure assez avancée; ensuite il fallait tout laver, essuyer, ranger. Souvent, à minuit Simon n'était pas encore couché. Quant à Jean, vu sa grande jeunesse, Simon avait obtenu qu'on l'envoyât se coucher à dix heures, de sorte que, sans être trop fatigué, il n'avait que bien rarement la possibilité d'aller voir Jeannot.

Le dimanche, Simon et Jean se levaient de grand matin et allaient à la messe de six heures. Ils avaient proposé à Jeannot d'aller le prendre; il les accompagna à la messe les premiers dimanches; puis il trouva que c'était trop matin; il préférai dormir et aller à la messe de dix heures, de midi ou même pas du tout; de sorte qu'il vit de moins en moins Simon et Jean.

Au café, il n'y a pas de dimanche pour les garçons; c'est au contraire le jour où il y a le plus à faire, le plus de monde à servir. Pourtant, Simon ayant mis pour condition de son entrée et de celle de son frère, qu'ils iraient à l'office du soir de deux dimanches l'un, Jean y allait une fois et Simon la fois d'après. Cette condition, demandée, presque imposée par Simon, avait d'abord surpris et mécontenté le maître du café; mais, en voyant le service régulier, consciencieux de Simon, ensuite de Jean, il prit les deux frères en grande estime, il eut confiance en eux, et il comprit que, pour avoir des serviteurs honnêtes et sûrs, il était bon d'avoir des serviteurs chrétiens.

En outre, Simon et Jean plaisaient beaucoup aux habitués et même aux allants et aux venants; ils exécutaient les ordres qu'on leur donnait, sans bruit, sans agitation; chacun était servi comme il l'aimait, comme il le désirait: quelquefois les habitués faisaient causer Jean, dont l'entrain, l'esprit et la bonne humeur excitaient la gaieté de ceux qui le questionnaient.




X

SUITE DES DÉBUTS DE JEANNOT ET DE M. ABEL

De tous les habitués, celui que Jean servait et entretenait avec le plus de plaisir était M. Abel, qui avait son cabinet particulier, et qui était servi tout particulièrement à cause de sa consommation régulière et largement payée.

Un jour, M. Abel le questionna sur Jeannot.

«Est-il content chez son épicier? dit-il.

JEAN.

Pas toujours, monsieur; la semaine dernière il était en colère contre un prétendu Anglais qui l'a fait promener et enrager, et qui n'était pas plus Anglais que vous et moi, monsieur. Son maître et les garçons se sont moqués de lui; Jeannot s'est mis en colère, on l'a turlupiné, il s'est fâché plus encore; le patron l'a houspillé et taquiné; Jeannot leur a dit des sottises; le patron s'est fâché tout de bon; il lui a tiré les cheveux et les oreilles, et l'a renvoyé d'un coup de pied, avec du pain sec pour souper.

M. ABEL.

Ah! ah! ah! la bonne farce! Et sait-on qui était ce faux Anglais?

JEAN.

Non, monsieur; personne ne le connaît.

M. ABEL.

Bon! il faudra tâcher de le retrouver, pourtant.

JEAN.

Il vaut mieux le laisser tranquille, monsieur. Il n'a fait de mal à personne; il s'est un peu amusé, mais il n'y avait pas de quoi se fâcher.

M. ABEL.

Tu n'en veux donc pas à ce farceur?

JEAN.

Oh! pour ça non, monsieur!

M. ABEL.

Allons, tu es un bon garçon; tu comprends la plaisanterie. Pas comme Jeannot, qui rage pour un rien.»

Peu de jours après, M. Abel se dirigea encore vers l'épicier de Jeannot; il n'avait pas la même apparence que les jours précédents; sur sa redingote il avait une blouse à ceinture, autour du visage un mouchoir à carreaux, sur la tête une casquette d'ouvrier et son chapeau à la main. Il tenait une grande marmite. Il s'arrêta devant l'épicier, entra et demanda, avec l'accent auvergnat: «Du raichiné, ch'il vous plaît?

UN GARÇON.

Pour combien, monsieur?

L'AUVERGNAT.

De quoi remplir la marmite, mon garchon.

LE GARÇON.

Voilà, m'sieur; un franc cinquante.

L'AUVERGNAT.

Marchi! Voichi l'argent.»

Le garçon alla au comptoir et tournait le dos à la porte. Jeannot bâillait à l'entrée.

L'AUVERGNAT.

Vlan! ch'est pour toi, cha.»

Et l'Auvergnat coiffa Jeannot de la marmite pleine; le raisiné coule sur la figure, le dos, les épaules de Jeannot. Avant qu'il ait eu le temps de crier, d'enlever sa coiffure, M. Abel avait disparu; en deux secondes il s'était débarrassé de son mouchoir, de sa blouse, de sa casquette, il avait mis son chapeau sur sa tête; il avait roulé sa blouse et le reste, et avait jeté le tout dans une allée au tournant de la rue. Il fit quelques pas encore, retourna du côté de l'épicier, s'arrêta devant la boutique et demanda la cause du tumulte et du rassemblement qu'il y voyait.

UN BADAUD.

C'est un mauvais garnement qui a coiffé un des garçons d'une terrine de raisiné, monsieur; le pauvre garçon est dans un état terrible; tout poissé et aveuglé, les cheveux collés, les habits abîmés!

—Oh! oh! c'est grave, ça!» dit M. Abel en entrant.

Les garçons, le maître, la dame du comptoir entouraient le malheureux Jeannot, le débarbouillaient, l'arrosaient, l'inondaient, l'épongeaient. Les garçons riaient sous cape, la dame du comptoir leur faisait de gros yeux; M. Pontois n'oubliait pas ses intérêts et gardait l'entrée, afin que quelque filou ne pût se glisser dans l'épicerie.

M. Abel entra en conversation avec la dame du comptoir, qui lui expliqua ce qui s'était passé.

MADAME PONTOIS.

Le pis de l'affaire, monsieur, c'est que les vêtements du pauvre garçon ne peuvent plus resservir et qu'il lui faudra trois mois de gage pour les remplacer.

M. ABEL.

En vérité! Ses gages sont donc bien misérables?

MADAME PONTOIS.

Dix francs par mois, monsieur... Dame! des enfants de cet âge, ça ne sait rien, ça brise tout.»

Jeannot ayant été suffisamment arrosé, dépoissé, essuyé et rhabillé avec une blouse qui ne lui allait pas, un gilet qui croisait d'un pied sur son estomac, une chemise qui en eût contenu deux comme lui, Jeannot, disons-nous, leva les yeux et acheva de reconnaître M. Abel, que sa voix lui avait déjà fait deviner à moitié.

«Monsieur le voleur!» s'écria-t-il.

L'effet produit par cette exclamation fut exactement le même que dans le café de Jean. M. Pontois ferma et garda la porte; les garçons levèrent les mains pour saisir M. Abel au collet; la dame du comptoir se réfugia près de sa caisse en poussant un cri perçant. M. Abel croisa les bras et resta immobile, regardant Jeannot qui, d'un mot, aurait pu justifier M. Abel, mais qui gardait le silence et le regardait à son tour d'un air moqueur et triomphant.

Les cris de la dame du comptoir attirèrent des sergents de ville; ils se firent ouvrir la porte, s'informèrent de la cause des cris de madame. M. Pontois et les garçons expliquèrent si bien l'affaire, que les sergents de ville se mirent en devoir d'arrêter le voleur. Jeannot se pavanait dans son triomphe.

M. ABEL.

Laissez donc, mes braves amis, je ne suis pas plus voleur que vous. Le voleur prend, et moi je donne. Ainsi vous voyez ce mauvais garnement nommé Jeannot?

M. PONTOIS.

Comment, vous connaissez Jeannot?

M. ABEL.

Si je le connais, ce pleurnicheur, ce hérisson! Je lui ai donné un bon déjeuner à Auray et des provisions pour sa route. Mais finissons cette plaisanterie. J'étais entré pour payer les vêtements perdus de Jeannot. Tenez, monsieur Pontois, voici quarante francs: une blouse, un gilet et une chemise ne valent pas plus de vingt francs, le reste sera pour Jeannot en compensation de l'arrosement qu'il a dû subir. Et à présent je me retire.

—Mais, monsieur, dit un sergent de ville, je ne sais si je dois vous laisser en liberté; car, enfin, ce garçon qui vous a reconnu pour un voleur, ne dit rien, et....

M. ABEL.

Et c'est le tort qu'il a; je vais parler pour lui.»

M. Abel raconta en peu de mots sa rencontre avec les enfants, la leçon de prudence qu'il leur avait donnée, et l'ignorance où étaient ces enfants de son nom.

«Au reste, ajouta-t-il, venez m'accompagner et me tenir compagnie jusqu'au café Métis, vous verrez si j'y suis connu.»

Les sergents de ville voulurent se retirer en faisant leurs excuses, mais M. Abel exigea qu'ils l'accompagnassent jusqu'au café. Il y fit son entrée avec cette escorte, mena ses gardiens improvisés à Simon, qui, en le voyant ainsi accompagné, s'élança vers lui pour avoir des explications.

M. ABEL, riant.

Halte-là, mon ami Simon, je pourrais te compromettre! Ces messieurs me prennent pour un voleur! J'ai vu Jeannot, qui a crié au voleur, comme mon petit Jean, et je viens à toi pour me disculper.

SIMON.

Comment, sergents, vous ne connaissez pas monsieur, qui est du quartier? Je le garantis, moi. C'est un de nos habitués, et j'en réponds comme de moi-même.

M. ABEL.

Merci, Simon, je me réclamerai de toi dans tous les embarras où je me mets sans cesse par amour de la farce. Et vous, messieurs les sergents de ville, vous allez accepter un café.»

Et, sans attendre leur réponse:

«Trois cafés et un flacon de cognac!» cria-t-il.

Simon sortit en riant: quand il rentra, il trouva M. Abel attablé avec les sergents de ville; ils paraissaient fort contents de la fin de l'aventure: ils savourèrent le café et le cognac jusqu'à la dernière goutte; ils saluèrent M. Abel en lui renouvelant leurs excuses et leurs remerciements, et ils retournèrent à leur poste, qu'ils avaient abandonné pour affaires de service.




XI

LE CONCERT

Un matin, M. Abel trouva Jean plus agité, plus empressé que de coutume.

M. ABEL.

Il paraît qu'il y a du nouveau, Jean; tu as l'air de vouloir éclater d'un accès de bonheur.

JEAN.

Je crois bien, monsieur! Il y a de quoi. M. Pontois, l'épicier de Jeannot, donne une soirée, un concert; il nous a invités, Simon et moi, et M. Métis veut bien nous permettre d'y aller.

M. ABEL.

Tant mieux, mon ami, tant mieux. Et as-tu de quoi t'habiller?

JEAN.

Je crois bien, monsieur; Simon me prête un habit et un gilet qui lui sont devenus trop étroits, et un pantalon auquel Mme Métis veut bien faire un rempli de six pouces pour le mettre à ma taille.

M. ABEL, riant.

Mais, mon pauvre garçon, tu flotteras dans tes habits comme un goujon dans un baquet.

JEAN.

Ça ne fait rien, monsieur. Il vaut mieux être trop à l'aise que trop à l'étroit. Je m'amuserai bien tout de même. De la musique! Jugez donc! moi qui n'en ai jamais entendu. Et puis des rafraîchissements! moi qui n'en ai jamais bu. Et des échaudés! des macarons! du vin chaud!

M. ABEL, souriant.

Écoute, Jean; sais-tu que ce que tu m'en dis me fait venir l'eau à la bouche? C'est que j'ai bien envie d'y aller? Ne pourrais-tu pas me faire inviter avec un de mes amis, M. Caïn?

JEAN.

Mais je pense bien qu'oui, monsieur. Je vais demander à Simon. Dis donc, Simon, peux-tu faire inviter M. Abel à la soirée de M. Pontois?

SIMON.

Je suis bien sûr que M. Pontois ne demandera pas mieux; qu'il sera fort honoré d'avoir M. Abel.

JEAN.

C'est qu'il faut aussi faire inviter son ami, M. Caïn.

SIMON.

M. Caïn?»

Simon regarda d'un air surpris M. Abel, qui souriait de l'étonnement de Simon; mais, reprenant son sérieux:

M. ABEL.

Oui, Simon, mon ami Caïn; cela te paraît drôle que Caïn soit ami d'Abel? C'est pourtant vrai. Je ne vais pas dans le monde sans lui. C'est un grand musicien; nous faisons de la musique ensemble.

SIMON.

Bien, monsieur, je donnerai réponse à monsieur demain; elle est facile à deviner. C'est un grand honneur que nous fait monsieur.»

M. Abel, très content de l'invitation promise, questionna beaucoup Jean sur la soirée projetée, le monde qui y serait, etc.

Le lendemain, Simon annonça à M. Abel que M. et Mme Pontois se trouvaient fort honorés d'avoir M. Abel et son ami M. Caïn, et que, s'il voulait mettre le comble à ses bontés, ce serait de leur chanter quelque chose.

«Nous verrons, nous verrons, répondit M. Abel d'un air assez indifférent. Peut-être, si je suis en voix.»

Simon fut aussi enchanté que Jean de cette demi-promesse, qu'il communiqua dès le soir même à M. et à Mme Pontois.

La soirée devait avoir lieu le surlendemain dimanche. A huit heures, l'appartement de l'entresol était éclairé, illuminé a giorno; il se composait d'une petite entrée, d'une salle ou salon avec deux fenêtres donnant sur la rue de Rivoli, et d'une chambre à coucher où étaient les rafraîchissements; deux lampes Carcel éclairaient le côté de la cheminée; quatre bougies illuminaient le côté opposé; un quinquet de chacun des côtés restants complétait l'éclairage.

Les rafraîchissements se composaient d'eau sucrée, d'eau rougie, de bière, de tartines de pain et de beurre, d'échaudés, de macarons, de pruneaux et raisins secs, d'amandes, de noisettes, de pâtes de réglisse et de guimauve, de sucre d'orge et de sucre candi.

Les invités commençaient à arriver. Simon et Jean avaient été des premiers. Jean flottait (comme l'avait dit M. Abel) dans les habits de Simon. Et Simon, au contraire, était ficelé dans les siens, achetés depuis longtemps et avant qu'il eût pris du corps. Jeannot avait une veste, un gilet, un pantalon loués pour la soirée; mais ils étaient si heureux des plaisirs de cette réunion, qu'ils ne songeaient pas à l'effet que produisaient leurs vêtements.

M. Abel arriva et présenta son ami, M. Caïn; tous deux étaient en grande tenue de soirée, gants paille, cravates blanches, gilets blancs, vêtements noirs. On les attendait pour commencer le concert. Quelques dames miaulèrent quelques romances; quelques messieurs hurlèrent quelques grands airs, on mangea, on but; Jean et Jeannot s'en donnaient et ne s'éloignaient pas de la table des rafraîchissements.

La soirée était fort avancée, et Caïn et Abel n'avaient pas encore chanté.

«Monsieur, dit Mme Pontois en s'approchant de M. Abel, on nous avait fait espérer que vous voudriez bien chanter quelque chose.

M. ABEL, avec hésitation.

Oui, madame... Mais je ne chante jamais seul... Caïn m'accompagne toujours,... et... je dois vous prévenir que nous avons des voix si puissantes... que... ce ne serait peut-être pas prudent de tenir les fenêtres fermées.... Les vitres pourraient se briser....

—Mais qu'à cela ne tienne, monsieur. Pontois, ouvre les fenêtres.

—Comment? Pourquoi?»

L'explication que donna Mme Pontois courut tout le salon; la curiosité était vivement excitée. M. Abel s'approcha du piano; M. Caïn s'assit pour accompagner. Après quelques minutes de préparatifs, de gammes préludantes, de petites notes brillantes, un accord formidable se fit entendre; un cri puissant y répondit, et alors commença un duo comme on n'en avait jamais entendu. Les deux chanteurs hurlèrent d'un commun accord, de toute la force de leurs poumons et en s'accompagnant d'un tonnerre d'accords:

«Au voleur! Au voleur! A la garde! A l'assassin! On m'égorge! Au secours! Oh! là! là! Oh! là! là! Tu périras! Tu périras! Gredin! Assassin! A la garde! A la garde! Oh! là! Oh! là! là!»

Des cris du dehors répondirent aux hurlements du dedans; M. et Mme Pontois, éperdus, criaient aux chanteurs d'arrêter; les cris du dehors devenaient menaçants; M. Pontois courut fermer les fenêtres; des coups frappés à la porte d'entrée, des ordres impérieux d'ouvrir, les cri des invités qui demandaient du silence, les hurlements obstinés des chanteurs, mirent en émoi tous les habitants de la maison; ils se joignirent aux gens du dehors pour forcer l'entrée, et lorsque enfin M. Pontois, effrayé du tumulte extérieur et craignant une invasion par les fenêtres, se décida à ouvrir la porte d'entrée, une avalanche d'hommes, de femmes, d'enfants se précipita dans l'appartement; le tumulte, le désordre furent à leur comble; Abel et le prétendu Caïn en profitèrent pour quitter le champ de bataille, et se trouvèrent dans la rue riant aux éclats de leurs chants improvisés et discordants. En arrivant dans la rue, ils arrêtèrent une escouade de sergents de ville qui accouraient au secours des victimes égorgées; ils leur expliquèrent la cause de tout ce bruit.

«C'est une plaisanterie qui aurait pu devenir fâcheuse, dit un des sergents de ville.

—N'est-ce pas? Ça n'a pas de bon sens, dirent en choeur Caïn et Abel. Aussi nous avons quitté la partie; les salons sont pleins, on y étouffe. C'est à n'y pas tenir.»

Les deux amis s'en allèrent enchantés de leurs succès.

«Je déteste les épiciers, dit Abel.

CAÏN.

Pourquoi les détestes-tu? Qu'est-ce qu'ils t'ont fait?

ABEL.

Rien du tout; mais leurs airs goguenards, impertinents, leur aisance et leur sans-gêne, leur esprit et leur langage épicé, tout cela m'impatiente, et j'ai toujours envie de leur jouer des tours.

CAÏN.

Je t'assure, mon cher, que tu as tort; les épiciers sont comme les autres hommes, il y en a de bons, il y en a de mauvais.

ABEL.

C'est possible! Mais que veux-tu? je ne les aime pas.»

L'ami leva les épaules en riant, et ne dit plus rien sur ce sujet.




XII

LA LEÇON DE DANSE

Quelque temps après, Jean dit un matin à M. Abel, en lui servant son déjeuner:

«Monsieur aurait-il envie d'aller au bal?

M. ABEL.

Au bal? Eh! ce ne serait pas de refus. Quelle espèce de bal? Chez qui?

JEAN.

Un très beau bal, monsieur. On dansera, et Simon m'a déjà fait voir comment on dansait; nous dansons le soir dans notre petite chambre là-haut; c'est bien amusant, monsieur, allez! Savez-vous danser?

M. ABEL, avec une feinte tristesse.

Hélas! non. Si tu voulais me montrer comment on fait?

JEAN.

Très volontiers, monsieur; mais où danserons-nous?

M. ABEL, avec empressement.

Ici, entre les tables. Il n'y a personne.

JEAN.

Mais, monsieur, on pourrait nous voir du dehors.

M. ABEL.

Et quand on nous verrait? Il n'est pas défendu de danser; quel mal y a-t-il à danser?

JEAN.

Aucun, monsieur,... certainement;... mais ce sera tout de même un peu drôle de nous voir danser tous les deux.

M. ABEL.

Bah! je prends tout sur mon dos. Si on n'est pas content, c'est moi qui répondrai; et, si on rit de nous, nous nous moquerons d'eux. Allons, commençons.»

M. Abel se leva, se plaça au milieu du café et se mit en position. Jean se mit en face et commença à sauter ou plutôt à ruer, en lançant ses pieds en avant, en arrière, à droite et à gauche.

«Commencez donc, monsieur. Sautez plus fort.... Plus haut encore!... C'est bien! Lancez le pied droit,... le pied gauche,... en avant,... en arrière,... Très bien.»

M. Abel, qui avait commencé en souriant et avec une gaucherie affectée, finit par rire et par s'animer de telle façon que les passants s'attroupèrent près des portes et fenêtres; les croisées étaient obstruées par les têtes collées contre les vitres. Jean vit bientôt qu'il avait affaire à son maître en fait de danse; M. Abel faisait des entrechats, des pirouettes, des pas mouchetés, des pas de Zéphyr, des pas de Basque, que Jean cherchait vainement à imiter.

Jean s'animait et ne se lassait pas; M. Abel riait à se tordre, et redoublait de vigueur, de souplesse et de légèreté. Le public du dehors applaudissait et riait; ceux de derrière, qui ne voyaient pas, cherchaient à voir poussant ceux de devant. La foule devint si compacte, que les sergents de ville arrivèrent pour en connaître la cause.

«Voyez, sergent, voyez vous-même. Tenez, tenez, voyez donc comme le grand est leste; le voilà qui a sauté par-dessus le petit.... Et le petit qui s'essaye; le pataud! Le voilà par terre! Ah! ah! ah!»

Et la foule de rire. Les sergents de ville riaient aussi.

UN SERGENT.

Messieurs, vous encombrez le passage; passez, messieurs, mesdames; passez.

AUTRE SERGENT, cherchant vainement à dissiper la foule.

Il faut faire finir ces danseurs; tant qu'ils seront là à faire leurs gambades, nous ne viendrons pas à bout de la foule. Tiens, vois donc, en voici qui reviennent, et en voilà d'autres qui s'arrêtent. Entre dans le café, Scipion, et dis-leur de finir leurs évolutions.»

Scipion ouvrit la porte, entra, toucha son chapeau, et, s'adressant à M. Abel en souriant:

«Monsieur, bien fâché de vous déranger, mais je vous prie de vouloir bien vous reposer, car la foule s'est amassée, comme vous voyez; elle gêne la circulation, et nous sommes obligés de faire circuler, ce qui est difficile tant que vous serez en représentation.

M. ABEL.

Très volontiers, mon brave sergent; aussi bien j'en ai assez; j'ai chaud et soif.»

Et s'asseyant à une table:

«Garçon, deux cafés et du cognac.... Asseyez-vous donc, sergent; je régale.

LE SERGENT.

Mais, monsieur, mon camarade m'attend dehors.

M. ABEL.

Eh bien! chassez la foule, donnez-leur des coups de pied, des coups de poing, n'importe, tapez avec tout ce qui vous tombera sous la main, et revenez avec votre camarade prendre une tasse de café et un petit verre.

LE SERGENT.

Mais, monsieur, je ne sais pas si nous pourrons.

M. ABEL.

On peut toujours! C'est si vite fait d'avaler une tasse et un petit verre. Je vous attends.»

Le sergent de ville sortit fort content, et rentra plus content encore amenant son camarade.

Pendant ce temps, Jean avait apporté, d'après l'ordre de M. Abel, deux autres tasses et du kirsch.

M. ABEL.

Allons, messieurs, en place; je régale.»

Le second sergent fit une exclamation de surprise.

«Comment, monsieur, encore vous?»

M. Abel le regarda.

«Tiens, c'est vous, sergent!»

Et, s'adressant au premier:

«Votre camarade et moi, nous sommes de vieux amis; il m'avait pris au collet comme voleur chez un épicier, il y a quelque temps, et je l'ai régalé d'un café.

PREMIER SERGENT.

Voleur! voleur! Et tu as laissé aller monsieur?

M. ABEL.

C'est que j'étais un voleur pour rire; soyez tranquille, votre camarade est un brave des braves: il ne manquera jamais à son devoir; il arrêterait plutôt dix innocents que de relâcher un seul coupable!»

Les sergents rirent de bon coeur.

«Monsieur est un farceur, dit le premier sergent; mais il faut tout de même prendre garde, monsieur: il y en a parmi nous qui n'aiment pas qu'on les mystifie, et qui pourraient bien, par humeur, vous emmener au poste.

M. ABEL.

Eh bien! le grand malheur! Je régalerais le poste! Je le griserais! Je lui ferais faire la manoeuvre! Ce serait charmant!

DEUXIÈME SERGENT.

Et la correctionnelle au bout de tout ça, monsieur?

«Pour le soldat, c'est pis encore: le cachot et le code militaire.

M. ABEL.

Nous n'irions pas si loin, sergent! Je connais mon code, et je sais jusqu'où on peut aller. Allons, au revoir, sergents! et au café c'est plus agréable que le poste; et c'est toujours moi qui régale.»

Les sergents remercièrent et sortirent.

PREMIER SERGENT.

On voudrait avoir tous les jours affaire à des gens comme cet original!

DEUXIÈME SERGENT.

Oui, mais quel farceur! Cette idée de nous régaler. Il est bon garçon tout de même.

«Je crois bien que c'est lui qui a fait l'autre soir la farce du concert chez l'épicier. D'après ce qu'en disait l'épicier, ce devait être lui.

DEUXIÈME SERGENT.

Et quand ce serait lui, il n'y a pas eu grand mal.

PREMIER SERGENT.

Ma foi! il les a tous mis sens dessus dessous. L'épicière s'est trouvée mal; les femmes criaient. C'était une vraie comédie.

DEUXIÈME SERGENT.

Et assez drôle, tout de même. L'épicier était-il en colère! Et le petit épicier qui pleurait comme un imbécile!

PREMIER SERGENT.

Ah oui! cette espèce de Jocrisse qu'on appelle Jeannot

Pendant que les sergents causaient dehors, M. Abel faisait boire à Jean une tasse de café, dans laquelle il avait versé du kirsch. Jean avait chaud. Le café et le kirsch lui firent grand bien et surtout grand plaisir. Le café commençait à se remplir; les habitués arrivaient.

M. ABEL.

Dis donc, Jean, tu ne m'as pas dit chez qui nous aurions un bal?

JEAN.

Monsieur, c'est chez des gens très comme il faut; des marchands de meubles d'occasion, amis de M. Pontois, qui ont un grand appartement dans la rue Saint-Roch.

M. ABEL.

Beau quartier! Belle rue!

JEAN.

Le quartier est beau, c'est vrai; mais je demande pardon à monsieur si je ne suis pas de son avis quant à la rue. Je ne la trouve pas belle, moi.

M. ABEL.

C'est que tu n'as pas de goût, mon ami; vois donc quels avantages on y trouve. D'un côté à l'autre de la rue on peut se donner des poignées de main sans se déranger; le soleil ne vous y gêne jamais; dans l'été, on y a frais comme dans une cave: il fait tellement sombre dans les appartements, que les yeux s'y conservent jusqu'à cent ans. Ce sont des avantages, de grands avantages, qu'on trouve de moins en moins dans Paris.»

Jean le regardait, moitié étonné, moitié souriant.

«Vous vous moquez de moi, monsieur, dit-il enfin.

M. ABEL, souriant.

De toi, mon garçon? jamais. De la rue je ne dis pas; c'est une sale rue que je ne voudrais pas habiter pour un empire. Et comment s'appelle notre richard qui nous fera danser dimanche?

JEAN.

M. Amédée, monsieur. Un gros marchand! Du haut commerce, celui-là! Qui a une dame et deux jolies demoiselles; l'aînée surtout est bien bonne, bien aimable.

M. ABEL.

Comment les connais-tu?

JEAN.

Parce que Simon y va quelquefois le dimanche après vêpres, ou bien quand le café est fermé, et que les Amédée ont du monde chez eux. Il m'y a mené; c'est bien beau, monsieur!

M. ABEL.

Quel âge a la demoiselle aînée? Et la petite?

JEAN.

L'aînée approche de dix-neuf ans, monsieur; l'autre, de seize à dix-sept.

M. ABEL.

L'aînée irait bien à Simon.

JEAN.

Oh! monsieur, Simon n'a que vingt-trois ans; il ne se mariera pas avant quatre ou cinq ans d'ici. Il faut qu'il amasse un peu d'argent pour avoir de quoi entrer en ménage; on ne lui donnerait pas Mlle Aimée sans cela.

M. ABEL.

Combien lui faut-il?

JEAN.

Il lui faut bien deux à trois mille francs, monsieur. Mais il a maman à soutenir; maintenant que nous voilà deux à gagner, cela ira plus vite.

M. ABEL.

Est-ce que tu ne gardes pas ce que tu gagnes?

JEAN.

Pour ça, non, monsieur; je donne tout à Simon qui fait comme il veut. Il envoie à maman là-dessus.»

Il y avait beaucoup de monde au café. Simon appela Jean pour aider au service; la conversation avec M. Abel fut interrompue. Celui-ci resta encore quelque temps au café; il regardait sans voir, et il n'entendait pas ce qui se disait autour de lui. Il se retira enfin et sortit tout pensif, se dirigeant vers les Tuileries, où il acheva d'arranger dans sa tête l'avenir de Simon.

«Il faut qu'il paraisse au bal à son avantage, se dit-il, et mon petit Jean aussi.»




XIII

LES HABITS NEUFS

Le lendemain, quand M. Abel vint déjeuner au café, Jean courut tout joyeux.

«Monsieur, monsieur, savez-vous le bonheur qui nous arrive, à Simon et à moi?

M. ABEL.

Non: comment veux-tu que je le sache?

JEAN.

Hier, dans l'après-midi, monsieur, il est venu un beau monsieur qui nous a demandé, Simon et moi; il nous attendait chez le portier. On n'avait pas besoin de nous au café, c'est l'heure où il y a le moins de monde. Nous y sommes allés; le beau monsieur nous a dit qu'il venait nous prendre mesure pour nous faire des habits neufs; Simon a refusé....

M. ABEL, contrarié.

Pourquoi cela? Il devait accepter.

JEAN.

Mais, monsieur, il ne voulait pas dépenser tant d'argent.

M. ABEL, de même.

Mais puisqu'on les lui donnait.

JEAN.

Tiens! comment avez-vous deviné ça? Ce monsieur nous dit qu'il avait ordre de nous habiller, qu'il était payé d'avance... et je ne sais quoi encore.... Simon hésite; le monsieur lui dit que ses ordres sont de faire les habits, sous peine de perdre la pratique. Simon demande qui c'est et pourquoi c'est. Le monsieur dit que c'est d'un grand artiste, un peintre, qui est très bon et très original; qu'il nous a vus un jour mal vêtus, et qu'il veut que nous soyons bien habillés. Et il ajoute que si nous ne le laissons pas faire, nous lui faisons perdre sa meilleure pratique. Simon a enfin consenti; le monsieur nous a pris mesure, et il nous apportera nos habits demain, et nous serons comme des princes le jour du bal de M. Amédée. Il ne manquera qu'une chose, c'est la chaussure, la cravate et le linge; mais, quant au linge, Simon m'a dit que nous boutonnerions nos habits pour cacher la chemise et dissimuler la cravate. Ce sera très bien comme ça.

M. ABEL.

Cet imbécile de tailleur! comment n'a-t-il pas pensé au linge et aux bottines!

JEAN.

Il ne faut pas injurier ce pauvre homme, monsieur, ce n'est pas sa faute; il a fait comme on lui a commandé.

M. ABEL.

Tu as raison; c'est l'autre qui est un sot, un imbécile.

JEAN.

Oh! monsieur! Un si bon monsieur! qui prend intérêt à nous sans nous connaître, et qui fait une si grande charité et avec tant de bonté et de grâce!

M. ABEL.

Je te dis que c'est un animal. Quand on fait une bonne action, il ne faut pas la faire à demi. La jolie figure que vous ferez avec des habits élégants, des chaussures de porteurs d'eau et une cravate de coton à carreaux.... Et le chapeau, y a-t-on pensé?

JEAN.

Je ne crois pas, monsieur; mais on ne garde pas son chapeau dans une maison comme il faut, où l'on danse. Nous irons sans chapeau, Simon et moi. C'est si près! Avec ça qu'il fera nuit.

M. ABEL.

Et que la rue Saint-Roch n'est déjà pas si éclairée.»

M. Abel déjeuna vite ce jour-là. Il dit à Jean de servir promptement, qu'il était pressé. Jean fit de son mieux, M. Abel aussi, de sorte qu'un quart d'heure après, ce dernier était parti.

Simon et Jean voyaient Jeannot de moins en moins; mais ils savaient qu'il devait aller au bal de M. Amédée.

JEAN.

Pauvre Jeannot, il sera mal habillé, tandis que nous, nous serons si beaux!

SIMON.

Ah bien, il s'amusera tout de même. Nous pourrions lui prêter mes vieux habits que tu avais à la soirée de M. Pontois; ils sont très bien encore.

JEAN.

Et ils lui iront bien, comme à moi, puisque nous sommes de la même taille.... Si j'allais le lui dire?

SIMON.

Oui, va, mon bonhomme, et ne sois pas longtemps; il pourrait venir du monde encore, et il y en a déjà pas mal.

JEAN.

Je ne resterai que le temps de lui dire la chose et d'avoir un oui ou un non.»

Jean sortit et arriva en courant. En ouvrant la porte, il entendit qu'on se disputait; et il ne tarda pas à voir que c'était M. Pontois qui grondait Jeannot.

M. PONTOIS.

Je te dis que j'en suis sûr; ma femme t'a vu prendre une poignée de dattes et de figues; elle a vu que tu les mangeais.

JEANNOT.

Mais, m'sieur, je les ramassais pour les mettre à la montre.

—Menteur! voleur!» s'écria M. Pontois.

Et, se jetant sur Jeannot, il lui tira une poignée de cheveux, lui donna des claques et des coups de pied et, l'envoya à l'autre bout de la chambre.

M. PONTOIS.

C'est la dixième, la centième fois que tu me voles, petit gueux. Que je t'y prenne encore une fois, et je te mets à la porte comme un voleur.»

M. Pontois s'en alla sans avoir aperçu Jean, et laissa Jeannot pleurant et se désolant.

Jean s'approcha de son cousin.

«Jeannot, lui dit-il affectueusement, prends courage; ne pleure pas. Je viens te proposer quelque chose qui te fera plaisir. Simon t'offre de te prêter, pour le bal de M. Amédée, les habits que j'avais à votre soirée.»

Jeannot essuya ses larmes et prit un air moins malheureux.

JEANNOT.

Je veux bien; je n'avais rien à mettre. Je te remercie bien et Simon aussi. Mais toi-même, que mettras-tu?

JEAN.

Je mettrai autre chose; je ne suis pas embarrassé avec Simon.

JEANNOT.

Tu es bien heureux d'être avec Simon; tu es tranquille là-bas, et toujours gai et content. Il n'en est pas de même pour moi. Je pleure plus souvent que je ne ris. Peu de gages, beaucoup d'injures, du travail par-dessus la tête.

JEAN.

Il ne faut pas croire que nous n'avons rien à faire au café; je suis sur pied du matin au soir; toi, tu as tes dimanches au moins.

JEANNOT.

Jolis dimanches! C'est à qui ne m'emmènera pas. Je m'ennuie et je pleure. Ça fait un beau dimanche!

JEAN.

Et pourquoi ne viens-tu jamais nous voir? Simon et moi, nous sortons chacun notre tour le dimanche; nous t'emmènerions.

JEANNOT.

Merci! Pour aller à vêpres, au sermon! Grand plaisir! jolie distraction!

JEAN.

Ça fait du bien d'aller quelquefois prier le bon Dieu dans l'église, chez lui, dans sa maison.

JEANNOT.

J'aime mieux me promener.

JEAN.

Pauvre Jeannot! Tu ne disais pas comme ça au pays.

JEANNOT.

Au pays, j'étais un sot; mes camarades m'ont formé à Paris.

JEAN.

Déformé, tu veux dire. Qu'y gagnes-tu? Tu n'en es pas plus heureux. Tu ne t'en amuses pas davantage, et tu n'as plus la consolation de prier.

JEANNOT.

Comment veux-tu que je sois heureux, que je m'amuse, avec des méchants maîtres comme les miens?

JEAN.

Méchants! Qu'est-ce que tu dis donc? Simon m'a dit qu'ils étaient bons et qu'ils traitaient très doucement leurs garçons.

JEANNOT.

Les autres, c'est possible; mais pas moi, toujours!

JEAN.

Jeannot, Jeannot, prends garde d'être ingrat!

JEANNOT.

Tiens! Jean, tu m'ennuies avec tes sermons; c'est pour ça que je ne vais plus vous voir, Simon et toi.... Envoie ou apporte-moi les habits que tu m'as promis, et ne me fais pas de morale. Aussi bien, je suis mal ici, je crois bien que je n'y resterai pas.

JEAN.

Où veux-tu aller? que veux-tu faire? Jeannot, je t'en prie, ne fais rien de grave sans consulter Simon; il est si bon, si sage!

JEANNOT.

Envoie-moi tes habits; je ne te demande pas autre chose.»

Jean soupira et s'en alla lentement en répétant:

«Pauvre Jeannot!»

Simon, auquel il raconta le soir sa conversation avec Jeannot et la scène dont il avait été témoin, alla lui-même porter les habits promis à Jeannot, et causa longuement avec M. Pontois. Quand il rentra, il était soucieux, et, au premier moment où ils se trouvèrent seuls au café son frère et lui, il dit à Jean:

«Je ne suis pas content de Jeannot, et M. Pontois en est fort mécontent. Jeannot ne veut pas y rester, et M. Pontois ne veut pas le garder. C'est malheureux pour Jeannot; il aura de la peine à se replacer. M. Pontois l'accuse de voler un tas de choses qui se mangent; mais, ce qui est pis, c'est que M. Pontois est presque certain que lorsqu'il vend, il ne met pas dans la caisse tout l'argent qu'on lui donne. Ceci me chagrine, car c'est le fait d'un voleur. Et comment puis-je le placer ailleurs avec un pareil soupçon?

JEAN.

Pauvre Jeannot! Mais, Simon, si tu en parlais à M. Abel? Il est si bon! Il te donnerait un bon conseil, j'en suis sûr.

SIMON.

Oui.... tu as raison, cela pourrait être utile à Jeannot. M. Abel connaît tant de monde! et je pense comme toi qu'il est de bon conseil.»

Peu de temps après, le tailleur vint leur apporter leurs habits, auxquels il avait ajouté des chemises fines, des cravates blanches et en taffetas noir, des chaussettes, des gants; il était accompagné d'un cordonnier qui apportait un paquet de brodequins de soirées à essayer, et d'un chapelier qui apportait des chapeaux. Jean était dans une joie folle; Simon contenait la sienne, mais elle était aussi vive que celle de son frère. Tout allait parfaitement; on trouva des brodequins qui chaussaient admirablement sans gêner le pied, des chapeaux qui allaient on ne peut mieux, et des gants qui se mettaient sans effort, car Simon et Jean ne voulurent pas avoir les mains serrées. Le tailleur avait poussé l'attention jusqu'à mettre des mouchoirs dans les poches des habits. Simon et Jean ne savaient comment exprimer leur reconnaissance; ils chargèrent le tailleur des remerciements les plus tendres, les plus respectueux, pour le bienfaiteur inconnu.

Quand M. Abel arriva, Jean, qui l'attendait avec une grande impatience, lui servit son déjeuner.

JEAN.

Oh! monsieur, si vous saviez comme ce monsieur Peintre est bon, vous seriez bien fâché de ce que vous en disiez l'autre jour. Ce bon, cet excellent monsieur Peintre a pensé à tout; nous avons tout ce qu'il nous faut, Simon et moi, tout, jusqu'à des mouchoirs blancs et fins pour nous moucher. Chapeaux, chaussures, linge, gants, rien n'y manque, rien. N'est-il pas d'une bonté à faire pleurer? Oui, monsieur, c'est vrai ce que je vous dis. Quand nous avons monté nos effets dans notre chambre, nous nous sommes mis à genoux, Simon et moi, pour prier le bon Dieu de bénir cet excellent monsieur Peintre, et nous avons pleuré tous deux dans les bras l'un de l'autre; pleuré de joie, de reconnaissance! Oh oui! le bon Dieu le bénira, monsieur; ce qu'il a fait là n'est pas une charité ordinaire! Non, non; il y a quelque chose dans cette bonne action que je ne puis pas définir, mais qui me va au coeur, qui me touche, qui m'attendrit, qui annonce un coeur tout d'or. Ah! que la femme et les enfants de cet excellent homme sont heureux! S'il est si bon, si attentif, si généreux pour deux pauvres garçons étrangers qu'il a à peine aperçus et qui ne le connaissent seulement pas, que doit-il être pour sa famille, pour ses enfants?...»

Jean couvrit son visage de ses mains; M. Abel le regardait.

Après un instant de silence, Jean continua:

«Il n'y a qu'une chose qui nous peine, Simon et moi, c'est de ne pouvoir lui témoigner notre reconnaissance, notre vive affection. Cela fait vraiment de la peine, monsieur; c'est comme un poids pour le coeur.»

M. Abel ne mangeait pas; il avait écouté avec un attendrissement visible l'élan passionné de la reconnaissance de Jean. Il ne l'avait pas quitté des yeux un instant. Il admirait cette jolie figure embellie encore par l'expression d'enthousiasme qui éclairait son regard. Il était surpris du langage devenu presque éloquent de ce pauvre petit paysan, qui, peu de mois auparavant, avait le langage commun de la campagne.

Jean ne parlait plus, et M. Abel le regardait encore. Jean, de son côté, ne pensait plus ni au café ni à son service; dominé tout entier par sa reconnaissance, il restait immobile, les yeux humides, et toute son attitude exprimait un profond sentiment de gratitude et d'affection.

«Tu es un bon garçon; tu as un bon coeur, et tu sais reconnaître ce qu'on fait pour toi, Jean, dit enfin M. Abel en lui serrant fortement la main. Et maintenant, mon enfant, apporte-moi mon café bien chaud.»

Jean alla chercher le café.

«Monsieur, dit-il en l'apportant, ne pourriez-vous savoir, par ce tailleur, le nom de notre généreux bienfaiteur? je serais si heureux de pouvoir le remercier!

M. ABEL.

Peut-être pourrai-je le savoir, mon ami; je m'en informerai. A ce soir chez M. Amédée; j'arriverai un peu tard, vers dix heures, car j'ai affaire avant.... Adieu, Jean, ajouta-t-il avec un sourire particulièrement bienveillant.

—Adieu, monsieur, dit Jean en le suivant des yeux. Je l'aime, pensa-t-il; je l'aime beaucoup.»

La journée se passa lentement; l'impatience de Simon et de Jean surtout augmentait à mesure qu'approchait l'heure du bal. M. Métis leur donna congé de bonne heure; ils dînèrent à la hâte et grimpèrent leurs cinq étages, lestes et légers comme des écureuils. Ils se débarbouillèrent et se peignèrent avec soin. Puis commença la grande toilette; linge, habits furent encore examinés, retournés, admirés; Jean embrassait toutes les pièces dont il se revêtait. Ils étaient convenus de ne se faire voir l'un à l'autre que lorsque la toilette serait complètement achevée.

«As-tu fini? demanda Jean le premier.

SIMON.

Pas encore; attends un instant, je passe mon habit.»

A un signal convenu, les deux frères se retournèrent et poussèrent une exclamation joyeuse.

JEAN.

Que tu es beau, Simon! Tu as l'air d'un vrai monsieur.

SIMON.

Et toi donc! Un prince ne serait pas mieux.

JEAN.

Comme tes cheveux sont lissés et bien arrangés!

SIMON.

Et quelle jolie tournure tu as!

JEAN.

Et comme tes pieds paraissent petits! Et comme ta taille paraît élégante! Ce bon, excellent M. Peintre! Si je le voyais, je crois que je ne pourrais m'empêcher de l'embrasser.

SIMON.

Et moi, je lui serrerais les mains à lui briser les os!

JEAN, riant.

Pour ça non, par exemple! Je ne veux pas que tu lui brises les os. Ce serait une jolie manière de lui prouver notre reconnaissance!

SIMON, riant.

C'est une manière de dire, tu penses bien, seulement pour exprimer combien je suis heureux et reconnaissant!

JEAN.

Mlle Aimée va te trouver joliment beau!

SIMON.

Oui; elle ne m'a jamais vu bien habillé; tout juste, ça me chiffonnait de paraître à son bal en habits étriqués et usés.

JEAN.

Et grâce à notre cher bienfaiteur, nous allons être superbes.

SIMON.

Oui, nous ferons l'effet de deux gros bourgeois avec nos gants et nos chapeaux!

JEAN.

Et nos brodequins! et nos cravates!

SIMON.

Et nos chemises fines! et nos mouchoirs!...

JEAN.

Dis donc, Simon, il faudra nous moucher souvent.

SIMON.

Oui, j'y ai déjà pensé; mais, au lieu de nous moucher, ce qui salirait nos mouchoirs, il faudra seulement les tirer souvent de nos poches et nous essuyer le front. Je l'ai vu faire à M. Abel, l'autre soir, chez M. Pontois.

JEAN.

Comment fait-on? Tu me feras voir.

SIMON.

Oui, je te préviendrai et tu me regarderas faire.

JEAN.

Tu choisiras le moment où Mlle Aimée te regarde.

SIMON.

Toujours, chaque fois qu'elle me regardera, elle verra mon beau mouchoir.




XIV

L'ENLÈVEMENT DES SABINES

Il était temps de partir, huit heures et demie venaient de sonner; Simon et Jean eurent soin de traverser le café pour se faire voir avec leurs beaux habits neufs. Quand ils parurent, la dame du comptoir fit une exclamation de surprise, et les garçons de café entourèrent les deux frères.

PREMIER GARÇON.

Eh bien! excusez un peu! On ne se gêne pas! Habillés comme des princes!

DEUXIÈME GARÇON.

Et rien n'y manque, ma foi! De la tête aux pieds tout est neuf, tout est du premier grand genre.

TROISIÈME GARÇON.

Et regarde donc la coupe des habits, des pantalons, des gilets! On dirait d'Alfred, le tailleur de l'Empereur.

QUATRIÈME GARÇON.

Et le linge! Vois donc la finesse de la toile! Une vraie chemise de tête couronnée.»

Jean tira son mouchoir d'un air triomphant.

PREMIER GARÇON.

Et le mouchoir! la plus fine toile.

DEUXIÈME GARÇON.

Vous n'êtes pas gênés, mes amis, de vous faire habiller par de pareils fournisseurs!

TROISIÈME GARÇON.

Et combien que ça vous coûte, tout ça? Une année de gages, pour le moins?

SIMON.

Bien moins que ça! Rien du tout.

PREMIER GARÇON.

Comment, rien? Pas possible! Tu plaisantes?

JEAN.

Non, c'est vrai! C'est un excellent monsieur Peintre qui nous a tout donné.

QUATRIÈME GARÇON.

Farceur, va! Les peintres sont des artistes, et les artistes ne sont pas des Rothschild.

SIMON.

Ils sont mieux que ça! Ils sont les amis de ceux qui souffrent.

PREMIER GARÇON.

Ce n'est pas ça qui donne de l'argent, camarade. Et il faut en avoir de reste pour des vêtements comme les vôtres.

JEAN.

Notre monsieur Peintre est riche, nous a dit le tailleur.

PREMIER GARÇON.

Alors c'est un Vernet, un Delaroche, un Flandrin?

JEAN.

Je n'en sais rien; on n'a pas voulu nous dire son nom. Mais ce que nous savons, c'est qu'il est pour nous un bienfaiteur, un ami, un ange du bon Dieu.

PREMIER GARÇON.

C'est bien ça, Jean! C'est bon d'être reconnaissant; il y a tant d'ingrats de par le monde!

JEAN.

Ce n'est pas Simon et moi qui le serons jamais; tant que nous vivrons, nous prierons pour ce monsieur Peintre et nous l'aimerons.

SIMON.

Avec tout ça, il faut partir, Jean; puisque M. Métis a eu la bonté de nous donner congé, ce serait bête de ne pas en profiter. Au revoir, camarades; à demain!

TOUS LES GARÇONS, riant et saluant profondément.

Au revoir, messeigneurs! Que Vos Altesses daignent s'amuser, daignent danser, daignent manger, etc.

SIMON.

Soyez tranquilles, camarades; nous serons bons princes, et nous ne serons les derniers pour rien.»

Simon et Jean sortirent pleins de joie.

JEAN.

D'après l'effet produit au café, juge de celui que nous produirons chez M. Amédée. Mlle Aimée va-t-elle te regarder! va-t-elle t'admirer!

SIMON.

Si elle me regarde, je la regarderai bien aussi; elle n'est pas désagréable, tant s'en faut.»

Ils arrivèrent, et ils firent leur entrée avec tout le succès désiré; il y avait déjà beaucoup de monde. Le petit commerce était arrivé: les épiciers, les merciers, les bottiers, etc. On attendait le haut commerce et le faubourg Saint-Germain, toujours en retard. Chacun se retourna pour voir les deux frères, qu'un chuchotement général du côté des demoiselles signala à l'attention des messieurs. Simon et Jean saluèrent M. et Mme Amédée, puis ils s'avancèrent vers le groupe des demoiselles, qui regardaient, qui souriaient, qui minaudaient, témoignant ainsi leur admiration pour leurs futurs danseurs et l'espoir d'une invitation.

Simon salua et resalua particulièrement Mlle Aimée, qui fit révérence sur révérence, qui se détacha du groupe et s'avança vers Simon et Jean.

«Vous arrivez bien à propos, monsieur Simon; on va commencer à danser; les messieurs vont faire leurs invitations.

SIMON.

Alors, mademoiselle, voulez-vous danser avec moi la première contredanse?

MADEMOISELLE AIMÉE.

Très volontiers, monsieur. Et monsieur Jean va danser avec ma soeur Yvone.

JEAN.

Très volontiers, mademoiselle.»

Il courut à Yvone, qui accepta avec plaisir un danseur si bien habillé; toutes les demoiselles envièrent le bonheur des deux soeurs.

«Aimée et Yvone ont toujours de la chance, dit une grosse laide fille rousse qui dansait peu en général, et qui avait une robe en crêpe rose fanée, sur un jupon en percale blanche plus court que la robe.

—C'est qu'elles sont les filles de la maison, dit Mlle Clorinde (robe de mousseline blanche, corsage en pointe, bouquet piqué au bas de la pointe, qui la gênait pour s'asseoir); c'est par politesse qu'on les invite.

—C'est plutôt parce qu'elles sont bonnes et aimables», dit une troisième, petite blonde de dix ans.

Les salons se remplissaient; toutes les industries y étaient représentées: fumistes, bouchers, serruriers, épiciers, fleurs artificielles, papetiers, modistes, lingères, cordonniers, etc. Les toilettes étaient, les unes simples et jolies, les autres recherchées, fanées, prétentieuses; des turbans, des bouquets de plumes, de fleurs, des étoffes fanées, riches, des couleurs éclatantes, tranchaient sur des visages jeunes, frais ou vieux, ridés et plus fanés que leurs robes et leurs coiffures. La musique se faisait entendre, les danses commencèrent; dans les intervalles des contredanses, on courait aux rafraîchissements. Jean et les plus jeunes danseurs virent avec une vive satisfaction l'abondance des gâteaux, des sirops, des fruits glacés. Jean avait bien dit; c'était, croyait-il, genre haut commerce, grand genre. La musique se composait d'un violon, d'une clarinette et d'un piano. M. Abel arriva à dix heures, comme il l'avait annoncé; Simon le présenta à M. et à Mme Amédée et aux jeunes personnes. Patronné par un aussi élégant danseur, M. Abel eut le plus grand succès. Ses habits étaient aussi beaux que ceux de Simon, faits sur le même modèle; il semblait qu'ils fussent de la même fabrique. Simon recommanda M. Abel aux soins tout particuliers de Mlle Aimée et de Mlle Yvone. Abel dansa avec l'une et avec l'autre, puis encore avec Mlle Aimée, à laquelle il fit un éloge éloquent et touchant de son ami Simon; Mlle Aimée trouva que M. Abel était un homme charmant.

«Et puis si bien habillé! Tout semblable à Simon; ce qui indique, dit-elle à ses amies, que ce sont des hommes d'ordre et de bon goût.»

M. Abel causa beaucoup avec M. et Mme Amédée, qui l'écoutaient avec un intérêt visible. Le bal languissait; on mangeait plus qu'on ne dansait. M. Abel communiqua cette observation aux danseurs et leur proposa d'animer la soirée.

Mais comment? Personne ne trouvait le moyen.

«Je l'ai, moi, messieurs, dit M. Abel; mais il faut de l'ensemble pour que ce soit vraiment amusant.

—Qu'est-ce donc? dirent les danseurs.

M. ABEL.

D'abord, il faut nous réunir tous danseurs; personne autre ne doit être dans le secret.

—Et nous, et nous? s'écrièrent les demoiselles.

M. ABEL, riant.

Vous moins que les autres, mesdemoiselles; c'est un divertissement d'hommes.»

M. Abel passa dans la salle à côté, suivi de plusieurs jeunes gens.

M. ABEL.

Vous promettez, messieurs, de garder le silence jusqu'après l'exécution de mon divertissement.

—Nous le promettons, nous le jurons, répondirent les jeunes gens en étendant leurs mains.

M. ABEL.

C'est bon. Nous allons exécuter l'Enlèvement des Sabines, figure très à la mode et du plus grand genre. Vous choisissez votre danseuse; la contredanse commence; vous faites comme si de rien n'était; au dernier chassé-croisé, je fais Hop. Chacun de nous saisit immédiatement une des danseuses et lui fait faire, de gré ou de force, un tour de valse. Le dernier arrivé à sa place paye un punch aux autres danseurs.

UN DANSEUR.

Mais si la demoiselle ne sait pas valser?

M. ABEL.

Tant pis pour le valseur; il faut qu'il la fasse tourner tant bien que mal, jusqu'à ce qu'il lui ait fait faire le tour du salon. Rentrons et soyons discrets. Rappelez-vous bien que, quoi qu'il arrive, qu'on crie, qu'on résiste, il faut avoir fait en valsant un tour du salon pour avoir droit au punch, et que le dernier arrivé paye le punch.»

On rentra au salon; chacun des jeunes gens espérait prendre part au punch; aucun ne croyait avoir à le payer. Ils firent leurs invitations. Il y avait plus de danseurs que de gentilles danseuses, de sorte que les laides furent engagées aussi bien que les jolies. Jeannot trouva toutes les demoiselles déjà retenues; il ne restait que la grosse rousse; Jeannot l'engagea.

«Qu'importe, se dit-il, aussitôt le signal donné, je prendrai une des demoiselles minces et légères; je laisserai ma grosse rousse à celui qui aura la force de la faire tourner.»

On se mit en place. Dzine, dzine, la musique commence et la contredanse aussi. Les demoiselles, qui s'attendaient à quelque chose d'extraordinaire, ne voyant rien venir, s'étonnent et deviennent sérieuses et contrariées; le dernier chassé-croisé allait commencer. «Hop!» fait M. Abel. Les danseurs se précipitent sur les danseuses qu'ils voulaient avoir et que d'autres avaient déjà enlevées; les demoiselles s'effrayent et résistent; les danseurs insistent; les demoiselles cherchent à s'échapper, les mères veulent intervenir; la mêlée devient générale, le tumulte est à son comble; la plupart des demoiselles comprennent à demi et si résignent; l'ordre commence à se rétablir; quelques tours de valse sont terminés, un seul couple continue à se démener; c'est Jeannot et la grosse rousse. Abandonnée par Jeannot, personne n'en avait voulu; et Jeannot, s'étant présenté trop tard partout, et frémissant à l'idée d'avoir le punch à payer, fut trop heureux de retrouver la grosse rousse, qu'il saisit pour la faire tourner; mais la rousse, furieuse de l'abandon de Jeannot, cherchait à se sauver; la crainte du punch triplant les forces de Jeannot, il parvint à l'enlever, à la faire tourner malgré sa résistance, malgré les coups de poing qu'elle lui assenait avec la vigueur d'un colosse pesant deux cents livres; l'infortuné Jeannot, plus petit qu'elle, les recevait sur la tête, et n'en continuait pas moins à tourner, accroché aux plis de la robe de la grosse rousse, qui, de son côté, criait et vociférait mille injures. Hélas! le pauvre Jeannot eut beau supporter avec un mâle courage cette grêle de coups, eut beau s'épuiser en efforts pour accomplir son tour de valse, la danseuse l'obligea à lâcher prise et le laissa seul, immobile près d'un groupe d'hommes au milieu desquels Mlle Clorinde chercha secours et protection.

Pendant cette scène, Jean, au milieu de ses rires, dit à M. Abel:

«Pauvre Jeannot, il va avoir le punch à payer; quel dommage que le monsieur Peintre ne soit pas ici!»

M. Abel se trouva tout près de Jeannot au moment où il fut obligé de lâcher sa danseuse. Il mit une pièce de vingt francs dans la main de Jeannot, lui dit tout bas: «Pour payer le punch», et disparut. Son nom commençait à circuler et à exciter l'indignation des mères; à mesure que le calme se rétablissait, il voyait des regards irrités se porter sur lui. Il voulut prévenir l'orage et sortit.

Avant de passer le seuil de la porte, au bas de l'escalier, il resta un instant à réfléchir sur la soirée; pendant qu'il récapitulait les événements auxquels il avait pris part, il entendit la voix de Jean et de Jeannot.

JEANNOT.

Je suis obligé de payer le punch. C'est mon guignon qui me poursuit. M. Abel imagine quelque chose d'absurde; tout le monde s'en tire heureusement; tous ils rient, ils sont contents. Moi seul j'ai le malheur de tomber sur une grosse fille pesant plus de deux cents livres, qui m'assomme de coups de poing et qui me fait payer ce maudit punch.

JEAN.

Ne paye pas tout, pauvre Jeannot; je t'en payerai la moitié.

JEANNOT.

Je veux bien; combien cela coûtera-t-il?

JEAN.

Dix francs à peu près, pour tant de monde.

JEANNOT.

Comment faire pour l'avoir?

JEAN.

Veux-tu que je coure au café, chez nous, pour le demander?

JEANNOT.

Oui, je veux bien, et dis qu'on me fasse payer le moins cher possible; je suis pauvre, moi.

JEAN.

Sois tranquille, je ferai pour le mieux.»

Jean sortit en courant et ne tarda pas à rentrer avec un énorme bol de punch fumant et bouillant. Aucun des deux ne s'aperçut que M. Abel était près d'eux, caché par l'obscurité.

JEANNOT.

Eh bien, Jean, combien coûte le punch?

JEAN.

Il y en a pour huit francs au lieu de douze, parce que c'est pour nous.

JEANNOT.

Ainsi je te dois quatre francs, puisque tu en payes la moitié.

JEAN.

Oui; et je donnerai les quatre francs qui restent, mon pauvre Jeannot.»

Jeannot fouilla dans son gousset, en retira son argent, compta et remit quatre francs à Jean, oubliant de le remercier de sa générosité; M. Abel, indigné et voulant punir Jeannot de sa tromperie et de son avidité, avança la main, la passa dans la poche de l'habit de Jeannot sans qu'il le sentît, occupé qu'il était par le punch, et en retira la pièce d'or qu'il l'avait vu remettre dans cette poche.

Puis, voyant Jeannot et Jean remonter avec leur punch, il sortit en disant:

«Je n'ai plus rien à faire ici; j'ai vu la petite Aimée; je lui ai fait de Simon un éloge qu'elle n'oubliera pas. J'ai recommencé avec la mère; j'ai glissé au père que Simon avait déjà trois mille francs de placés... et ils le sont, ajouta-t-il en souriant, et en son nom... Cette petite est gentille; elle paraît bonne, douce, bien élevée. Il faut qu'elle soit Mme Simon Dutec.... Jeannot est un fripon, un gueux, un gredin. Faire payer quatre francs à ce pauvre Jean, quand je lui en avais donné vingt. Coquin!...»

En disant tout haut ce mot qui fit retourner quelques passants, M. Abel hâta le pas et ne tarda pas à arriver à son hôtel Meurice.




XV

FRIPONNERIE DE JEANNOT

Tous les matins M. Abel quittait l'hôtel, faisait une promenade à son atelier tout près de là, déjeunait au café Métis, retournait à son atelier, y restait jusqu'à la chute du jour, y recevait beaucoup d'amis, dînait en ville et allait à un cercle ou dans le monde; jamais il ne rentrait plus tard que minuit. Il travaillait à quatre tableaux de chevalet qui devaient figurer à l'Exposition; l'un devait être au livret sous le titre d'une Soirée d'épicier; l'autre, la Leçon de danse; le troisième, les Habits neufs; le quatrième, une Contredanse. Ses amis admiraient beaucoup ces quatre petits tableaux; aucun n'était fini, mais tous étaient en train et assez avancés.

Dans chacun de ces tableaux on voyait les deux mêmes figures principales. Un jeune homme à belle figure, yeux noirs, physionomie intelligente et gaie, un autre plus jeune, mais portant une ressemblance si frappante avec le premier, qu'on ne pouvait douter qu'ils ne fussent frères; dans les Habits neufs, le plus jeune était admirablement beau d'expression; son regard exprimait le bonheur, la tendresse, la reconnaissance.

«Sais-tu, lui dit un jour celui qui avait pris le nom de Caïn à la soirée de M. Pontois, sais-tu que cette seule figure ferait la réputation d'un peintre?

ABEL.

Elle est belle, en effet; elle a surtout le mérite de la ressemblance.

CAÏN.

Celui qui aura ces quatre tableaux aura une des plus belles et des plus charmantes choses qui auront été faites en peinture.

ABEL.

Personne ne les aura jamais; c'est pour moi que je travaille.

CAÏN.

Tu es fou! Tu vendrais ces quatre tableaux quarante ou cinquante mille francs!

ABEL.

On m'en offrirait quatre cent mille francs que je ne les donnerais pas. Ils me rappellent de charmants moments de ma vie; tu connais l'histoire de ces tableaux, et tu sais le bonheur que m'a donné cette suite de bonnes actions que m'a inspirées mon bon petit Jean. Excellent enfant! Quel coeur reconnaissant! Quel beau et noble regard! Il est parfaitement rendu dans mon tableau; c'est ce qui en fera la beauté et le succès.

CAÏN.

Quarante mille francs ne sont pas à dédaigner.

ABEL.

Que me font quarante mille francs ajoutés à tout ce que j'ai déjà gagné et à ce que je puis gagner encore, moi qui vis comme un artiste et qui ai à peine vingt-huit ans.

CAÏN.

Tu as raison; mais c'est dommage!»

Quand Jeannot rentra chez lui, il s'empressa de retirer et de compter l'argent qu'il avait mis dans sa poche: il eut beau compter et chercher, il ne trouva pas la pièce d'or que lui avait donnée l'inconnu; son désespoir fut violent; il avait compté sur ces vingt francs pour acheter à Simon les habits qu'il lui avait prêtés et dont il avait besoin. Il pleura, il se tapa la tête de ses poings, mais ce grand désespoir ne lui rendit pas ses vingt francs.

Après avoir réfléchi sur ce qu'il devait faire, il résolut d'aller le lendemain raconter l'affaire à Jean, pour chercher à l'apitoyer et à se faire rendre les quatre francs de punch qu'il avait payés. Cet espoir le calma et il s'endormit paisiblement.

Le lendemain de bonne heure, Jeannot profita d'une course que son maître lui fit faire pour entrer au café Métis et pour parler à Jean.

Simon était avec son frère, ce qui contraria Jeannot: il craignait que Simon ne se laissât pas prendre comme Jean à ses pleurnicheries et à ses supplications. Après avoir vainement attendu quelques minutes que Simon le laissât seul avec Jean, il se décida à parler.

«Je suis malheureux, mon bon Jean, commença-t-il; j'ai fait hier une bien grande perte.

JEAN.

Une perte? toi? Qu'as-tu donc perdu?

JEANNOT.

Je voulais acheter à Simon les habits qu'il m'a prêtés hier soir, et j'avais mis dans ma poche une pièce de vingt francs pour les payer, et lorsqu'en rentrant, j'ai voulu la retirer, elle n'y était plus.»

Simon fit un geste comme pour se lever de dessus sa chaise, mais il se rassit et ne dit rien. C'était M. Abel qui venait d'entrer et qui lui faisait signe de se rasseoir et de laisser parler Jean et Jeannot; ils lui tournaient le dos et ne pouvaient pas le voir.

JEAN.

Vingt francs! tu as perdu vingt francs? Pauvre Jeannot! je te plains de tout mon coeur.»

Ce n'était pas ce que voulait Jeannot; il espérait mieux que cela du bon coeur de Jean. Il continua:

JEANNOT.

Et encore, si je n'avais pas été obligé de payer ce punch maudit, j'aurais pu vous donner, ce mois-ci, la moitié du prix des habits et achever de les payer le mois qui vient.... Je suis bien malheureux, Jean!

JEAN.

Mon pauvre Jeannot, je suis bien triste pour toi; mais ne t'afflige pas tant. Tu sais que Simon est très bon; je suis bien sûr qu'il te prêtera ses habits chaque fois que tu en auras besoin.

JEANNOT.

Mais ce punch que j'ai dû payer! Tu sais que c'est huit francs.

JEAN.

Comment, huit francs? J'en ai payé la moitié, ce n'est que quatre francs.

JEANNOT, embarrassé.

C'est vrai! Je n'y pensais plus.... Quatre francs, qui sont peu pour toi, sont beaucoup pour moi. Je gagne si peu!

JEAN.

Écoute, pauvre Jeannot; si tu as réellement besoin d'argent, Simon me permettra bien de te donner encore ces quatre francs.

—Jean, je te le défends», dit M. Abel d'un ton décidé.

Son apparition fit sauter Jeannot; il avait peur de M. Abel, et il n'aimait pas à le rencontrer.

«Je ne veux pas que tu donnes un sou à ce mauvais garnement, continua M. Abel avec une sévérité que Jean ne lui avait jamais vue. Il te trompe; il ment, il n'a rien perdu; et s'il n'a plus d'argent, tant mieux, il l'emploie trop mal.»

Jeannot avait eu le temps de reprendre courage; il essaya de tenir tête à M Abel.

JEANNOT.

Pourquoi me dites-vous des injures, monsieur? Je ne vous ai rien fait, et vous m'accusez sans savoir si ce que je dis est vrai ou non.

M. ABEL.

Je dis que tu mens parce que je sais que tu mens. Je t'empêche de tromper Jean, parce que je sais que tu l'as déjà trompé.

JEANNOT.

Non, monsieur, je ne l'ai pas trompé.

M. ABEL.

Silence, menteur! Hier soir, tu as extorqué quatre francs à Jean pour payer la moitié du punch; et tu venais de recevoir vingt francs pour le payer.

JEANNOT.

Moi, vingt francs! Jamais, monsieur! Vous voulez tromper Simon et Jean pour les empêcher de me venir en aide. Qui aurait pu me donner vingt francs? Je ne connaissais personne à ce bal.

M. ABEL.

Mais quelqu'un te connaissait; ce quelqu'un a eu pitié de toi et n'a pas voulu que tu souffrisses de la farce inventée par moi; ce quelqu'un t'a glissé vingt francs dans la main pour payer ton punch et te faire passer ton chagrin.

JEANNOT.

Non, monsieur, personne n'a eu pitié de moi et personne ne m'a rien donné. D'ailleurs, vous n'étiez pas là dans ce moment, et vous n'avez rien pu voir, par conséquent.

M. ABEL.

Puisque tu m'obliges à parler, je dis que j'étais si bien près de toi, que c'est moi qui ai glissé cette pièce d'or dans ta main en te disant tout bas: «Pour payer le punch»; et si tu n'as plus retrouvé ces vingt francs, c'est que je les avais moi même retirés de ta poche quand tu as eu l'indignité de faire payer quatre francs à ce pauvre Jean, auquel tu as fait accroire que tu n'avais pas assez d'argent. J'étais dans un coin obscur, au bas de l'escalier, et j'ai tout entendu.»

M. Abel se tut. Jeannot était consterné; il tremblait de tous ses membres. Jean le regardait avec surprise et chagrin. Indigné d'une si basse supercherie, il avait peine à y croire. Simon s'efforçait de maîtriser sa colère; il aimait tendrement son frère, et il ne pouvait supporter que l'on se jouât de sa bonté, de sa générosité. Personne ne parlait.

M. ABEL.

Hors d'ici, vil imposteur! Va-t'en, et ne te trouve plus sur mon chemin.»

Jeannot hésitait; M. Abel le saisit par l'oreille, le traîna jusqu'à la porte, et le mit dehors d'un coup de pied.

«Effronté coquin! misérable!» dit M. Abel en rentrant tout ému et en se mettant à table.




XVI

M. LE PEINTRE EST DÉCOUVERT

Cette fois-ci, ce ne fut ni Jean ni Simon qui lui servirent son déjeuner. Simon était atterré de la hardiesse, de l'effronterie et de la fourberie de son cousin; Jean en était fort affligé, et, pour la première fois, il pleura. M. Abel regardait les deux frères, Jean surtout, avec une compassion et un intérêt visibles. Quand son déjeuner fut fini et desservi, il appela Simon.

M. ABEL.

Viens, mon pauvre Simon, j'ai quelque chose à te dire.»

Simon s'approcha.

«Simon, tâche de distraire Jean du chagrin que lui donne l'indigne conduite de Jeannot, et toi-même, mon brave garçon, j'ai une bonne nouvelle à t'apprendre. Tu plais beaucoup à M. et à Mme Amédée, et beaucoup aussi à Mlle Aimée.

SIMON.

Oh! monsieur, c'est impossible! Un pauvre garçon comme moi!

M. ABEL.

C'est pourtant vrai. Hier, toute la soirée, je me suis occupé de toi, et ce que je te dis est positif. Les parents vous trouvent tous les deux un peu jeunes pour vous marier tout de suite, mais ils m'ont dit qu'ils te verraient avec plaisir venir chez eux le plus souvent possible.

SIMON.

Monsieur, je ne puis croire à un pareil bonheur! Moi qui n'ai rien....

M. ABEL, souriant.

Quant à la fortune, mon ami, on ne sait pas ce qui peut arriver; tu peux avoir tes gages augmentés; tu peux arriver à être premier garçon ou surveillant, associé même.

SIMON.

Il faudrait pour cela, monsieur, que je fusse dans la maison depuis dix ans pour le moins.

M. ABEL.

On ne sait pas,... on ne sait pas les idées qui passent par la tête d'un maître de café. M. Métis n'est plus jeune; il t'aime beaucoup; il a grande confiance en toi; on aime à avoir un associé intelligent, honnête.

SIMON.

Mais ça ne suffit pas, monsieur; il faut avoir de l'argent, de quoi faire un cautionnement.

M. ABEL.

Qu'à cela ne tienne, mon ami; je suis là pour t'épauler, pour te servir de caution, et je ne craindrai pas de perdre mon argent.

SIMON.

Oh! monsieur, serait-il possible?»

Simon resta les mains jointes devant M. Abel, ne sachant comment le remercier, n'osant pas se laisser aller à toute sa reconnaissance et à son bonheur. Le café était encore vide, à cause de l'heure matinale; la dame du comptoir même n'était pas encore descendue; M. Abel, d'ailleurs, mangeait dans un cabinet réservé aux privilégiés.

Jean avait écouté et tout entendu; il regardait M. Abel avec une expression toute particulière. Tout à coup il s'avança vers lui, tombant à ses genoux, les lui baisa avec ardeur et s'écria:

«C'est vous, c'est vous qui êtes monsieur le Peintre; c'est vous qui êtes notre bienfaiteur, le coeur d'or qu'aimait le mien. Je vous devine. J'en suis sûr, c'est vous; oui, c'est vous! Oh! laissez-moi baiser vos mains et vos genoux, vous dire que je vous aime, combien je vous aime, combien je vous respecte, avec quelle tendresse je songe à vous, avec quel bonheur je vous retrouve. Cher, cher monsieur Abel, dites-moi votre vrai nom, que je le grave dans mon coeur, dans mon esprit. Cher bienfaiteur! Simon sera heureux par vous! Que le bon Dieu vous bénisse! Que le bon Dieu vous protège! Que le bon Dieu vous récompense!»

Et le pauvre Jean éclata en sanglots.

M. Abel, fort ému lui-même, le releva, le serra dans ses bras, baisa son front, ses joues baignées de larmes, et tendit la main à Simon, qui la serra dans les siennes, et, cédant à un attrait irrésistible, la baisa en s'inclinant profondément.

M. ABEL.

Allons, je suis découvert! Pas moyen de résister à la pénétration de mon bon petit Jean. Cher enfant, et toi, mon bon Simon, vous m'avez donné plus de bonheur que je ne pourrai jamais vous en rendre, en me découvrant les trésors de deux belles âmes bien chrétiennes, bien honnêtes. Depuis plus d'un an que je vous connais, j'ai passé quelques heures bien heureuses, dont je conserverai le souvenir. J'ai toujours vécu seul; orphelin dès mon enfance, élevé ou plutôt tyrannisé par une tante méchante, sans foi et sans coeur; sachant par expérience combien les coeurs dévoué sont rares, ayant fait moi-même ma fortune avec le talent de peintre que le bon Dieu m'a donné, j'ai éprouvé à ma première rencontre avec toi, Jean, une impression qui ne s'est pas effacée; tu étais bon, reconnaissant, affectionné, je désirais te revoir; j'avais, d'ailleurs, à expier la frayeur et la peine que je t'avais causées en te dépouillant. Ta joie en me revoyant m'a touché, m'a attiré; Simon, que j'ai reconnu de suite à sa ressemblance avec toi, m'a paru digne d'être ton frère; je me suis de plus en plus attaché à vous, j'ai voulu vous faire du bien sans me découvrir; votre reconnaissance à propos des habits neufs m'a extrêmement touché et a augmenté mon amitié pour vous. Je n'ai pas de parents; je n'ai ni femme ni enfants; je suis seul dans ce monde; je puis donc, sans faire de tort à personne, me donner le plaisir de vous faire du bien. Mais... voici du monde qui arrive; lève-toi, mon petit Jean, mon cher enfant. Nous nous voyons tous les jours.... Simon, tu me tiendras au courant de tes affaires, ajouta M. Abel en souriant et en lui serrant la main. Et si on te parle de ta fortune, sache que tu as déjà trois mille francs placés en obligations de chemin de l'Est.

SIMON.

Oh! monsieur!

M. ABEL.

Chut! il y a du monde.... A demain, mes enfants. Adieu, mon petit Jean; c'est bien toi qui as un coeur d'or.... Silence! A demain, de bonne heure.»

M. Abel sortit, presque aussi heureux que ses deux protégés.

Quand la journée fut finie, Simon et Jean montèrent chez eux pour écrire à leur mère, mais non sans s'être bien embrassés et félicités. Ils prièrent ensemble le bon Dieu; ils le remercièrent et lui demandèrent de bénir leur bienfaiteur, et de lui faire rencontrer un coeur qui l'aimât pour qu'il fût bien heureux. Puis ils se mirent à écrire chacun de son côté.




XVII

SECONDE VISITE A KÉRANTRÉ

Depuis plus de deux ans qu'Hélène Dutec s'était séparée de son enfant, elle avait reçu bien régulièrement des nouvelles, tantôt de Jean, tantôt de Simon. Elle se réjouissait de les voir heureux, et elle recevait très souvent des sommes d'argent qui dépassaient ses espérances. C'était tantôt Jean, tantôt Simon qui lui envoyaient vingt francs, quelquefois même quarante francs. L'aisance, le bien-être régnaient dans son petit ménage. Le bon Kersac y était toujours pour quelque chose; il se passait rarement une quinzaine sans qu'il vînt lui faire une visite; chaque fois il apportait de quoi se contenter, disait-il.

«Car, ma bonne dame Hélène, tel que vous me voyez, je suis diablement égoïste; ainsi, l'autre jour, je vous ai apporté une couple de chaises; aujourd'hui ne voilà-t-il pas qu'il me faut un fauteuil; j'en ai apporté un dans la carriole.... Vous ne m'en voulez pas, n'est-ce pas, ajouta-t-il, de ce que je me soigne comme une petite-maîtresse. Je deviens douillet en prenant des années; mais vous êtes bonne et vous n'en penserez pas plus mal de moi, n'est-ce pas?

HÉLÈNE.

Mal? que je pense mal de vous? Comme si je ne voyais pas pourquoi vous apportez tout cela? Cette table, c'est pour vous, n'est-ce pas?

KERSAC.

Certainement! Je déteste manger sur le pouce.

HÉLÈNE.

Et l'armoire? c'est pour vous encore?

KERSAC.

L'armoire, c'est pour serrer les petites provisions que je vous apporte et que je viens manger chez vous; je n'aime pas les choses qui traînent: ça me taquine, ça me gêne.

HÉLÈNE.

Et le lit de la petite?

KERSAC.

Le lit est pour savoir ma protégée bien couchée. Je n'aime pas à voir un lit brisé, malpropre.

HÉLÈNE.

Et le linge? et la vaisselle? et le bois? et tant d'autres choses?

KERSAC.

Le linge, c'est pour avoir de quoi m'essuyer quand j'arrive chez vous tout en transpiration. La vaisselle, c'est pour manger dedans; le bois, c'est pour mettre une bûche au feu sans me gêner quand j'arrive transi de froid. Enfin, écoutez donc, je suis comme ça, moi. J'aime mes aises. Ce ne serait pas bien à vous de prendre mauvaise opinion de moi parce que je suis un peu..., un peu..., allons, il faut s'exécuter et lâcher le mot, un peu égoïste

Hélène sourit.

«Que le bon Dieu nous donne à tous des égoïstes de votre façon, monsieur Kersac.

KERSAC.

Et quelles nouvelles des enfants?

HÉLÈNE.

Très bonnes, merci bien. Jean me parle de vous dans toutes ses lettres; il dit toujours, en me parlant de ce bon M. Abel qui le fit penser à vous, qu'il est bon comme vous, obligeant et gai comme vous, et que, comme vous, il ne peut souffrir le pauvre Jeannot.

KERSAC.

Ha! ha! ha! C'est bon, ça! Eh bien, cela me donne bonne opinion de ce M. Abel. Ce Jeannot me déplaît plus que je ne puis le dire. Je parie qu'il finira par filouter et par se faire pincer.

HÉLÈNE.

Oh! monsieur Kersac. Ne dites pas ça. Ce serait terrible! Pensez donc! l'enfant de ma soeur!

KERSAC.

Oui, mais le père était un gueux, un gredin! Excusez, ma bonne dame Hélène, je ne voulais pas vous peiner; seulement, pour vous dire mon impression, ce garçon est jaloux de Jean; il est envieux, ingrat, paresseux; il n'aime personne. Pas comme notre petit Jean! Celui-là est tout l'opposé. Mais, ajouta-t-il en se levant, j'oublie que j'ai quelques provisions dans ma carriole; si nous dînions! J'ai l'estomac creux, il me semble que j'avalerais un pain de six livres.»

Kersac et Hélène sortirent et allèrent sous le hangar, où étaient le cheval et la carriole. Kersac donna à boire au cheval, qui finissait son avoine, lui arrangea sa litière; Hélène lui apporta une botte de foin; après quoi Kersac se mit à décharger la carriole de ses provisions. Hélène reçut un bon gigot tout cuit, trois livres de beurre, un kilo de sucre, un kilo de café tout brûlé et moulu, un kilo de chandelle, un gros fromage, une bouteille d'huile à manger et une autre de vinaigre, un paquet d'épiceries de toutes sortes; et enfin il retira un paquet qu'il semblait vouloir cacher.

«Ceci, dit-il, ce n'est pas pour vous, ma bonne dame Hélène, c'est pour moi.

HÉLÈNE.

Ah! qu'est-ce que c'est, sans indiscrétion?

KERSAC.

Voilà! C'est qu'il faut encore m'accuser d'un vilain défaut, et ce n'est pas agréable. Et pourtant il faut que je m'exécute, car tout de même quand vous verriez la chose, vous devineriez bien mon défaut. Tel que vous me voyez, Hélène, je suis un peu coquet; j'aime à être bien tenu, bien peigné, bien attaché. Et chez vous il n'y a pas de glace. Cela m'ennuie, parce qu'en arrivant, voyez-vous, le vent, la sueur, la poussière, tout ça vous ébouriffe, vous dérange; avec ma glace, je verrai de suite si je suis présentable. Vous n'êtes pas fâchée, n'est-ce pas?

Hélène ne répondit qu'en lui serrant les mains dans les siennes; sa bouche resta muette, mais ses yeux exprimèrent sa reconnaissance; elle rentra et se mit à ranger les provisions dans l'armoire que lui avait value l'égoïsime de Kersac.

KERSAC.

Un clou, s'il vous plaît, Hélène, pour attacher la glace. Où faut-il l'accrocher?

HÉLÈNE.

Elle sera bien partout où vous la mettrez, monsieur Kersac. Voici un clou.»

En prenant le clou, Kersac s'aperçut qu'elle avait les yeux pleins de larmes.

KERSAC.

Pourquoi pleurez-vous, Hélène?... Pourquoi?... Je veux que vous me le disiez.

HÉLÈNE, souriant.

Je pleure sur votre égoïsme; je remercie le bon Dieu de vous avoir donné un si beau défaut, et je le prie de vous en récompenser dans ce monde et dans l'autre.

KERSAC.

Oh! dans ce monde, je n'y tiens guère; dans l'autre, je ne dis pas; et, à mon tour, je prie le bon Dieu de vous y retrouver avec mon petit Jean après ma mort.

HÉLÈNE.

Merci, monsieur Kersac; c'est la meilleure prière que vous puissiez faire pour moi.

KERSAC.

C'est qu'il y a longtemps que je vous connais.

HÉLÈNE.

Il y a plus de deux ans.

KERSAC.

Et la petite, où est-elle donc?

HÉLÈNE.

Elle n'est pas encore revenue de l'école; elle va venir dîner avec nous tout à l'heure.

KERSAC.

Elle est gentille, cette petite, je l'aime bien.

HÉLÈNE.

Elle vous aime bien aussi. Rien que d'entendre parler de vous, ses yeux brillent, sa bouche sourit.

KERSAC.

Qui entend-elle parler de moi? personne ne me connaît ici.

HÉLÈNE.

Et moi donc? Est-ce que je puis oublier notre bienfaiteur et le protecteur de mon petit Jean? Tout ce qui est ici vous rappelle à notre souvenir, tout vient de votre charité, de votre bonté.

KERSAC.

Vous pouvez bien ajouter: et de mon amitié. Je me suis attaché à votre petit Jean, que j'en suis quelquefois étonné. De Jean cet attachement a passé à vous; et ça me fait plaisir de venir vous voir et de vous aider un peu avec ce que j'ai de trop.

HÉLÈNE.

Je ne suis pas une ingrate, monsieur Kersac, croyez-le bien.

KERSAC.

Je le sais bien; je le vois bien; et ça repose le coeur, voyez-vous, quand on n'a personne à aimer dans ce monde: je veux dire des créatures humaines, car on a toujours le bon Dieu à aimer. Je dis donc que ça repose le coeur quand on voit une bonne et honnête femme qui vous remercie du peu qu'on a fait pour elle, qui en est reconnaissante comme si c'était une belle et grande chose, et qui prie pour vous, qui pense à vous, qui vous aime. C'est une grande récompense, ma bonne Hélène, trop grande pour ce que je vaux. Et que vous écrit Jean dans sa dernière lettre? ajouta-t-il après quelques instants.

HÉLÈNE.

Ils m'écrivent tous deux, monsieur Kersac. M. Abel a été bien bon pour eux; en voilà encore un qui est un vrai coeur d'or, comme dit mon petit Jean.»

Et Hélène raconta à Kersac tout ce que M. Abel avait fait et promis, et comment il avait assuré à Simon un excellent mariage.

KERSAC.

Peste! il n'y va pas de main morte, ce bon Abel! Plaise à Dieu qu'il n'ait pas son Caïn. Il va falloir que vous alliez à la noce d'ici à un an ou deux.

HÉLÈNE.

Moi, monsieur! A une noce à Paris! Qu'y ferai-je, mon Dieu! et quelle figure y apporterais-je?

KERSAC.

Il faudra bien que vous y alliez. La mère doit être présente de par la loi.

HÉLÈNE.

La mère, mais pas la belle-mère, monsieur.

KERSAC.

Comment, la belle-mère?

HÉLÈNE.

Oui, monsieur; je n'ai d'enfant que mon petit Jean. Quand j'ai épousé mon mari, Simon avait déjà près de neuf ans.

KERSAC.

En voilà-t-il une belle découverte! Quel âge avez-vous donc?

HÉLÈNE.

J'ai trente-trois ans, monsieur. Jean a seize ans et demi: je me suis mariée à dix-sept ans.

KERSAC.

C'est donc ça que je me disais toujours: Cette femme est diantrement bien conservée! Qui croirait qu'elle a un grand garçon de vingt-quatre ans! Ah! mais ce que vous me dites là me fait plaisir; voici pourquoi. Je suis garçon, vous savez. J'ai besoin d'une femme à la ferme, une femme qui fasse marcher le ménage, qui fasse la cuisine, qui fasse enfin ce que fait une fermière. J'ai eu du malheur jusqu'ici. Je ne peux pas tomber sur une femme honnête, active, intelligente, qui prenne mes intérêts, qui sache mener une ferme. J'avais bien pensé à vous, mais je me disais: «Elle a un grand garçon de vingt-quatre ans; elle a pour le moins quarante et un à quarante-deux ans. C'est trop âgé pour commencer.» Et voilà que vous en avez trente-trois! Mais c'est superbe! Tiens! c'est le bon Dieu qui exauce votre prière; vous lui demandez de me donner du bonheur! Suis-je donc heureux! Je ne vais plus avoir à me méfier, à surveiller, à gronder. Tout ira comme sur des roulettes; quand je serai malade vous me soignerez; quand je serai absent, vous prendrez la direction de tout.

—Mais, monsieur, dit Hélène en riant, vous arrangez tout ça sans savoir si je puis faire l'affaire, si je connais le travail d'une ferme, si je sais traire une vache, élever des volailles. Une femme de ferme doit savoir tout cela à fond.»

Kersac s'arrêta consterné.

«C'est vrai, pourtant!... Et vous ne savez pas?... Dites vite, ajouta-t-il avec vivacité, voyant qu'elle hésitait.

HÉLÈNE.

Si fait, monsieur, je sais; je suis fille de fermier, j'ai travaillé à la ferme depuis que je me souviens de moi-même; je n'ai quitté qu'à la mort de mon père et de mon mari.

KERSAC.

Alors pourquoi diable m'effrayez-vous? Je ne vous demande pas si vous voulez, puisque vous pouvez. Du moment qu'il s'agit de me rendre service, vous n'hésiterez pas, j'en suis sûr. Quand faut-il vous envoyer une charrette pour déménager?

HÉLÈNE.

Quand vous voudrez, monsieur. Rien ne me retient ici. Vous avez pensé juste, en étant si sûr de mon consentement; tout ce que je pourrai faire pour vous, je le ferai avec bonheur, en remerciant le bon Dieu de m'offrir les moyens de vous témoigner ma reconnaissance.

KERSAC.

La semaine prochaine alors; nous sommes à jeudi aujourd'hui; lundi prochain vous déménagez.

HÉLÈNE.

Je serai prête, monsieur.

KERSAC.

Bien! tout est convenu; je suis content. Je ne vous parle pas de gages; il vous passera assez d'argent dans les mains, plus que vous n'en pourriez dépenser; vous prendrez ce qu'il vous faudra, ce que vous voudrez. Je n'ai pas besoin de vous fixer la somme et je ne crains pas que vous en preniez trop.

HÉLÈNE.

Et la petite Marie, monsieur, qu'en ferons-nous?

KERSAC.

Marie viendra avec vous.

HÉLÈNE.

Ce sera peut-être un embarras pour vous, monsieur?

KERSAC.

Embarras? pas le moindre. Quand elle aura vingt et un ans, je l'adopterai et je la marierai à mon petit Jean. J'ai déjà fait mon plan, allez. Vous savez, je suis égoïste. J'arrange ma vie pour moi-même.

HÉLÈNE.

Et sans oublier les autres, monsieur. Mon Dieu, que c'est donc beau et bon d'être égoïste au point où vous l'êtes!

KERSAC.

Mais oui; vous voyez! on se fait une bonne petite vie; on se fait des amis.

HÉLÈNE.

Bien dévoués et bien reconnaissants, monsieur.

KERSAC, souriant.

Toujours! Les amis sont toujours dévoués et reconnaissants; sans cela ce ne sont plus des amis.... Et le dîner que nous oublions! Marie va rentrer, et si je n'ai pas quelque chose à mettre dans mon pauvre estomac, je la mange à la croque au sel.»

Hélène remit du bois dans le feu, tira de l'armoire aux provisions de quoi faire une omelette et de quoi assaisonner une salade. Quand les oeufs furent battus et prêts à mettre sur le feu, Kersac lui offrit de tenir la poêle pendant qu'elle mettrait le couvert. Ce fut bientôt fait, et, au moment où Hélène versait l'omelette dans une assiette, la petite Marie arriva rouge et joyeuse.

Elle courut à Kersac, qui l'embrassa sur les deux joues; elle lui rendit ses baisers en disant:

«J'ai été bien des jours sans vous voir, mon bon ami; pourquoi êtes-vous resté si longtemps sans venir?

KERSAC.

Parce que c'est le temps de la moisson, ma petite Marie, et que, dans ces moments-là, hommes et chevaux ont bien à faire.

MARIE.

Mais vous, bon ami, vous ne travaillez pas?

KERSAC.

Tout comme les autres et plus que les autres; pendant qu'ils se reposent, je vais voir de tous côtés si chacun est à son affaire, si l'ouvrage se fait comme il faut; je suis le premier levé et le dernier couché.

MARIE.

Mais c'est très fatigant, cela!

KERSAC.

Sans doute, c'est fatigant; mais, tant qu'on vit dans ce monde, il faut se fatiguer pour faire son devoir.

MARIE.

Et si l'on ne veut pas se fatiguer?

KERSAC.

Si on ne veut pas se fatiguer, on est un lâche et un méchant, parce qu'on offense le bon Dieu; on mécontente les hommes et on est puni dans ce monde et dans l'autre monde.

MARIE.

Comment est-on puni?

KERSAC.

Dans ce monde, personne ne vous aime, ne vous estime et ne veut de vous; on ne gagne plus rien et on devient misérable; et, dans l'autre monde, le bon Dieu vous renvoie au diable, qui est très méchant et qui vous rend malheureux, mais malheureux comme tu ne peux pas te figurer.

MARIE.

Comme vous faites bien alors de vous fatiguer, bon ami. Mais tâchez de vous fatiguer beaucoup, assez pour que le bon Dieu soit content et qu'il ne vous envoie pas à ce méchant diable.

KERSAC.

Oh! je me fatigue assez, sois tranquille.

HÉLÈNE.

Monsieur Kersac, Marie va croire qu'il suffit de se fatiguer pour contenter le bon Dieu. Il faut d'autres choses encore.

KERSAC.

Comment donc! certainement! Écoute, Marie, il faut aussi beaucoup aimer le bon Dieu.

MARIE.

Je l'aime bien aussi, mais je ne le vois pas; alors je ne peux pas l'aimer comme ceux que je connais.

KERSAC.

Si fait, tu le connais; tu sais que c'est le bon Dieu qui t'a créée, qui te donne tout ce que tu as.

MARIE.

Je le sais bien, mais je ne vois pas les choses qu'il me donne. Pas comme vous, qui me soignez et qui me donnez beaucoup de choses que je vois. Aussi je vous aime de tout mon coeur.

KERSAC.

Dites donc, Hélène, entendez-vous ce qu'elle dit? Je crains qu'elle ne soit plus forte que moi. Je suis à bout de raisonnements. Faites-lui comprendre que je ne vaux pas le bon Dieu.

HÉLÈNE.

Marie, c'est le bon Dieu qui m'a fait venir à ton secours quand ta bonne t'a abandonnée; c'est le bon Dieu qui te fait vivre, qui a permis que le bon M. Kersac te connaisse et t'aime; c'est le bon Dieu qui te garde et te protège jour et nuit; il t'aime, il veut que tu sois heureuse toujours; tu vois bien que tu dois l'aimer plus que tout le monde.

MARIE.

C'est vrai, mère, c'est vrai; je l'aime et je l'aimerai plus encore, je vous le promets.

KERSAC, riant.

Et moi, Marie, comment m'aimeras-tu assez pour m'empêcher d'être jaloux?

MARIE.

Vous? Oh! vous savez que je vous aime bien, que je vous aimerai toujours. (Elle l'embrasse et lui dit à l'oreille: «plus que tout le monde,... vous comprenez?») Et puis c'est vilain d'être jaloux; et vous ne ferez jamais rien de vilain.»

Le dîner était prêt; ils se mirent à table. Kersac rit longtemps de la promesse de sa fille adoptive et mangea comme un homme qui vient de faire sept lieues et qui est encore à jeun à une heure de l'après-midi. Marie dévorait; le gigot était cuit à point, l'omelette était excellente, la salade était bien assaisonnée, le beurre était frais, le pain était tendre, les convives étaient heureux; Kersac était particulièrement enchanté de s'être assuré une femme sûre et intelligente à sa ferme, et de trouver en elle et en la petite Marie une société et une distraction agréables.

Quand Marie sut qu'elle allait demeurer à la ferme de Kersac, elle ne se posséda plus de joie.

«Partons tout de suite, mon bon ami, emmenez-nous tout de suite, répétait-elle avec instance.

HÉLÈNE.

C'est impossible, Marie; il me faut le temps de payer les petites choses que je dois, de faire mes adieux à M. le curé, à ma soeur Marine, de ranger mes effets; car, dit-elle en souriant et se tournant vers Kersac, j'ai des effets maintenant et je ne veux rien laisser de ce que vous m'avez donné, monsieur Kersac.

KERSAC.

Vous emporterez tout ce que vous voudrez, Hélène; je vous enverrai ma plus grande charrette.

HÉLÈNE.

Merci, monsieur, je laisserai la maison à ma soeur, qui n'aura plus de loyer à payer de cette façon.»

Kersac avait fini de dîner; il se leva pour aller atteler son cheval; Hélène l'accompagna et il partit en répétant:

«A lundi!»




XVIII

M. ABEL CHERCHE A PLACER JEAN

Hélène attendit au soir pour écrire à son petit Jean et lui annoncer l'heureux changement qui se faisait dans sa vie. Après avoir raconté ce que nous venons de lire, elle ajouta: «Tu vois, mon enfant, que je ne vais manquer de rien; le bon M. Kersac me paye tout mon entretien; et je n'abuserai pas de sa trop grande bonté. Il prend la petite Marie à sa charge; il ne sera donc plus besoin que vous vous priviez, Simon et toi, pour me venir en aide. Gardez ce que vous gagnez, mes bons enfants; j'ai reçu plus de huit cents francs depuis ton départ, mon petit Jean; c'est trop pour vous, chers enfants; il faut songer à votre avenir. Pour moi, j'ai payé toutes les petites dettes qu'on ne me réclamait pas, mais que je savais devoir depuis cinq ans, du temps de ton pauvre père. J'ai fini de payer le médecin il y a trois jours avec les soixante francs de gratification que vous aviez reçus et que vous m'avez envoyés tout d'un bloc. Quant à ma vie, elle ne me coûte pour ainsi dire rien, grâce aux bontés de M. Kersac, qui m'apporte tous les quinze jours des provisions pour la quinzaine. Il est bien bon, mes enfants, priez pour lui afin que le bon Dieu le bénisse et le récompense de ce qu'il fait pour moi. Je pars lundi pour Sainte-Anne, je crois que j'y serai heureuse. C'est là qu'il faudra m'écrire.

Lorsque Simon et Jean reçurent cette lettre, ils furent plus heureux encore que ne l'était leur mère; ils bénirent le bon Kersac, et Jean lui écrivit le soir même une lettre pleine de reconnaissance et d'affection.

«Simon, dit Jean, une chose qui me revient, dans la lettre de maman, c'est ce qu'elle dit des huit cents francs qu'elle a reçus et des soixante francs de gratification. De quelle gratification veut-elle parler? En as-tu reçu une de M. Métis?

SIMON.

Pas la moindre! Ce n'est pas son genre, tu sais; il est bien bon pour nous, il donne des permissions, il nous permet, par exemple, d'aller souvent le soir chez M. Amédée; mais, quant à donner de l'argent, ce n'est pas son habitude.

JEAN.

Et les huit cents francs? Avons-nous envoyé tant que ça?

SIMON.

Non, certainement non. Mais c'est facile à voir: j'ai tout écrit à mesure.»

Simon regarda sur son livre, fit son total, et trouva quatre cent vingt francs.

SIMON.

C'est singulier! D'abord comment aurions-nous pu envoyer en deux ans huit cents francs, puisque j'en reçois quatre cents et toi deux cents? Et nous avons à payer notre entretien, notre blanchissage, les vêtements et les chaussures.... Je n'y comprends rien!

JEAN.

Je crois que je comprends, moi. C'est notre bon M. Abel..., ce doit être lui!... Ceci, par exemple, c'est d'une bonté qui dépasse tout ce qu'il a fait; y penser, envoyer comme si c'était de notre part et par petites sommes, pour qu'on ne le devine pas! Mon Dieu, qu'il est bon! Que je l'aime, que je le bénis!... Et de penser que je ne puis rien faire pour lui montrer ma reconnaissance! Je ne puis même le lui dire comme je le voudrais; je n'oserais pas l'embrasser, lui baiser les mains.... Quoiqu'il soit bien bon, je n'ose pas.

SIMON.

Ce que tu peux faire, mon ami, c'est de prier pour lui, plus encore que tu ne l'as fait jusqu'ici.

JEAN.

Je ferai de mon mieux; mais c'est si peu de chose!»

Le lendemain, lorsque Jean servit le déjeuner de M. Abel, celui-ci lui trouva un air tout embarrassé.

«Qu'y a-t-il, mon enfant? lui dit M. Abel; tu n'as pas ton air gai et riant, aujourd'hui. T'arriverait-il quelque contrariété?

JEAN.

Au contraire, monsieur; et c'est ce qui me gêne.

M. ABEL.

Qu'est-ce que tu dis donc? Depuis quand le bonheur donne-t-il de la gêne?

JEAN.

Ce n'est pas précisément le bonheur qui me gêne, monsieur, c'est d'être obligé de le garder pour moi.

M. ABEL.

Et pourquoi le gardes-tu, nigaud? Pourquoi ne me le dis-tu pas?

JEAN.

Vous permettez, monsieur?

M. ABEL, riant.

Si je le permets? Tu sais que nous sommes une paire d'amis et que nous nous disons tous nos secrets.

JEAN.

Pas vous, monsieur, pas vous; et la preuve, c'est que mon secret vous regarde.»

M. Abel le regarda avec surprise.

JEAN.

Oui, monsieur, c'est de vous qu'il vient, et vous me l'avez caché; et, ce qui me gêne, c'est de ne pouvoir vous dire tout ce que j'éprouve pour vous d'affection et de reconnaissance depuis que je sais comme vous avez soigné pauvre maman. Oui, oui, monsieur, vous n'avez pas besoin de faire l'étonné; vous lui avez envoyé, comme venant de Simon et de moi, depuis plus de deux ans, et par petites sommes, plus de cinq cents francs.... Tout se découvre, vous voyez bien, monsieur, tout, excepté les sentiments qui remplissent le coeur de ceux qu'on a obligés et qui ne savent comment les exprimer.»

M. Abel sourit et tendit la main à Jean, qui la couvrit de baisers, et qui reprit toute sa gaieté et son entrain quand M. Abel l'eut assuré qu'il comprenait ses sentiments.

«Je t'assure, mon enfant, que je vois dans ton coeur comme dans le mien; et je suis très content de ce que j'y vois.

JEAN.

Alors, monsieur, je n'ai plus besoin de parler pour que vous deviniez.

M. ABEL.

Non, non, tes yeux parlent assez clair; un regard de toi, et je devine tout.... Mais j'ai à le parler, Jean; voilà Simon qui va bientôt se marier: il n'est plus seul déjà, puisqu'il va presque tous les soirs chez Mlle Aimée. Je crois bien que le père va faire le mariage au printemps prochain, dans quelques mois d'ici. Une fois Simon marié et établi chez son beau-père, qu'il aidera dans son commerce, je ne veux pas que tu restes ici. Tes camarades ne sont pas bons; ils chercheraient à te mener à mal, et tu n'aurais peut-être pas la force de résister; tu perdrais tes habitudes chrétiennes, tes bons sentiments: ce qui me causerait un vif chagrin.

JEAN.

Oh! monsieur, que puis-je faire pour vous épargner cette inquiétude? Quant au chagrin, j'espère, avec l'aide du bon Dieu, ne jamais vous en donner. Mais faites de moi ce que vous voudrez, monsieur: je vous obéirai en tout.

M. ABEL.

Je te remercie, mon enfant. Voilà donc mon idée. Je te retirerai d'ici et je te placerai comme domestique chez des amis très chrétiens, très bons; le mari et la femme sont très pieux, leurs enfants sont bien élevés et charmants; c'est une famille excellente, charitable, quoique riche, et c'est là que je voudrais te faire entrez; tu serais second domestique sous les ordres d'un homme excellent qui ne te rendrait pas la vie dure, et ton emploi principal serait de soigner et de distraire le pauvre petit garçon de dix ans, qui est un vrai petit saint. Il est couché depuis plus d'un an, il souffre sans cesse, et jamais il ne se plaint, jamais il ne s'impatiente; il est réellement touchant et attachant.

JEAN.

Merci, monsieur, merci; voyez, je ne dis plus rien, je vous regarde.»

M. Abel se mit à rire, donna une petite tape amicale sur la joue de Jean et se leva de table.

M. ABEL.

Je vais m'occuper de toi; je te donnerai réponse définitive demain.»

Jean courut raconter à Simon ce que lui avait dit M. Abel. Simon partagea la satisfaction de son frère.

«Puisque je dois quitter le café, dit-il, je suis content que tu en sortes aussi et que notre bon M. Abel se charge de te placer.»

Il finissait à peine de parler, que Jeannot entra dans le café et alla droit à Simon.

«Je viens te demander un service, Simon, dit-il d'un ton fort décidé.

SIMON.

Lequel? Que veux-tu?

JEANNOT.

Je te demande de me chercher une place. Je quitte décidément l'épicerie; je veux me mettre en maison.

SIMON.

Je connais peu de monde, et toute ma journée est occupée à servir les allants et venants; je n'ai donc pas le temps de te chercher une place.

JEANNOT.

Demande à M. Métis de me prendre.

SIMON.

M. Métis cherche ses garçons lui-même; il n'aime pas qu'on s'en mêle.

JEANNOT.

Tu est bien aimable; je te remercie de ton obligeance.»

Simon ne répondit pas.

JEANNOT.

«Je vois ce que c'est: tu ne veux pas me recommander.

SIMON.

C'est possible; je ne recommande que ceux que je connais; et toi, je ne te connais plus, tu ne viens plus nous voir.

JEANNOT.

C'est ce gueux de Pontois qui t'a dit du mal de moi?

SIMON.

C'est possible, et, d'après la manière dont tu parles de ton bourgeois, il n'aurait pas tort.

JEANNOT.

Qu'est-ce qu'il t'a dit?

SIMON.

Je n'ai pas besoin de te le raconter et tu n'as pas besoin de le savoir.

JEANNOT.

Je veux le savoir et tu me le diras.

SIMON.

Je ne te le dirai pas et tu ne le sauras pas.

JEANNOT.

Prends garde à toi! Je pourrais te faire du mal.

SIMON.

Fais ce que tu voudras et va-t'en.

JEANNOT.

Si jamais je te rencontre sur mon chemin et que je puisse te barrer le passage à toi et à ton Jean, je ne vous manquerai pas.

SIMON, vivement.

Méchant drôle! Avise-toi de toucher à Jean, et je te ferai empoigner par la police.

JEANNOT.

Je ne la crains pas, ta police. Une dernière fois je te demande, veux-tu me recommander pour une place de domestique.

SIMON, avec force.

Non, non; je t'ai déjà dit non, et je te répète non, et va-t'en.»

Jeannot se retira lentement en menaçant du poing.

JEAN.

Mon bon Simon, pardonne-lui; il était hors de lui; je suis sûr qu'il regrette déjà de t'avoir parlé si rudement.

SIMON.

Non, mon ami, il ne regrette pas, et il ne regrettera sa mauvaise conduite que lorsqu'il sera trop tard. Pontois m'a encore parlé de lui dernièrement, et, d'après ce qu'il m'a dit, Jeannot est perdu.

JEAN.

Mon Dieu! mon Dieu! pauvre Jeannot! Peut-être qu'en le mettant dans une bonne maison bien pieuse et bien honnête, il redeviendrait bon.

SIMON.

Je ne crois pas, mon ami. En tout cas, je ne puis le recommander comme un garçon honnête et rangé.»

Jean ne dit plus rien, mais il forma un projet.

Chargement de la publicité...