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Jean qui grogne et Jean qui rit

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XXVIII

ABEL, CAÏN ET SETH

Le déjeuner se passa bien; un silence complet régna au commencement; quelques paroles furent prononcées après le troisième plat; au cinquième, la conversation devint générale et bruyante; on servit le champagne après le huitième plat, et chacun proposa un toast.

M. Abel, le premier, porta un toast aux mariés; Simon répondit en portant un toast qui fut acclamé à l'unanimité:

«A M. Abel N..., mon très aimé et très honoré bienfaiteur!

—A notre excellent ami Kersac! dit Jean.

—A la mère absente!» riposta Kersac.

Chacun continua ainsi. Les fortes têtes, bien résistantes au vin, vidaient leur verre à chaque nouveau toast; mais les gens sages, comme M. Abel, Simon et Jean, se contentaient d'y mouiller leurs lèvres. Kersac, se réservant pour le soir, prit un terme moyen; il ne prit qu'une gorgée à chaque toast; mais les gorgées devenaient de plus en plus fortes; les dernières ne laissèrent que peu de gouttes dans le verre.

Le déjeuner était excellent; la gaieté était grande; on resta longtemps à table. A deux heures on s'aperçut qu'il était tard; chacun partit pour faire ses affaires ou sa toilette, qui devait être simple afin de ne pas être gênante à la campagne. On se donna rendez-vous à la gare à quatre heures. M. Abel, Jean et Kersac montèrent un instant chez Simon; ils trouvèrent Mme Amédée et Mme Simon rangeant et arrangeant l'appartement, et mettant en place linge, robes, bonnets, etc. Simon ôta son bel habit de noces, passa une blouse, et se mit en devoir de les aider.

«Adieu, Jean et Kersac; au revoir; à quatre heures à la gare, dit M. Abel en descendant.

JEAN.

Au revoir, monsieur; nous serons exacts.»

Ils sortirent ensemble et marchèrent ensemble.

«Où allez-vous donc? dit M. Abel, surpris de se voir accompagné par ses deux amis.

JEAN.

A la maison, monsieur, pour voir le pauvre petit M. Roger et donner un coup de main à M. Barcuss.

M. ABEL.

J'y vais aussi, moi; c'est drôle que nous ayons eu la même pensée. Seulement je vais entrer chez moi, à l'hôtel Meurice, pour changer d'habit et ne pas avoir l'air d'un prince se promenant incognito.»

Kersac et Jean continuèrent sans M. Abel et ne tardèrent pas à arriver.

Le petit Roger se trouvait un peu mieux; il fut très content de voir Jean et lui demanda quelques détails sur la noce. Il sourit au récit de la promenade de Kersac avec la voiture de M. Abel. Il demanda quelques détails sur les toilettes, sur le déjeuner et sur ce qu'on ferait plus tard.

«Est-ce que ton ami, M. Kersac, est rentré avec toi?

JEAN.

Oui, monsieur Roger; il avait envie d'avoir de vos nouvelles.

ROGER.

Il est bien bon; dis-lui que je le remercie bien et que je le prie de venir me voir avant son départ; je ne voudrais pas qu'il quittât Paris sans me voir.

JEAN.

Certainement qu'il ne s'en ira pas sans vous faire ses adieux, monsieur Roger, il vous admire trop pour cela.

ROGER.

Pourquoi m'admire-t-il? il ne faut pas qu'il m'admire. Dis-lui cela, Jean; n'oublie pas. Je veux bien qu'il m'aime: voilà tout.

JEAN.

Je le lui dirai, monsieur Roger; mais je ne pense pas qu'il vous obéisse en ça.

ROGER.

Pourquoi donc? Pourquoi?

JEAN.

Parce que ça ne dépend pas de lui, monsieur Roger. De même qu'on n'aime pas au commandement, on ne peut pas s'empêcher d'admirer ce qui est admirable.

ROGER.

Oh! mon Dieu! toi aussi, Jean! C'est mal ça! Maman, je suis fatigué: expliquez-lui que je ne fais rien d'extraordinaire ni d'admirable; que je ne suis pas bon, comme ils croient tous; que c'est le bon Dieu qui m'aide à souffrir; que sans lui je ne pourrais pas.... Je suis fatigué; parlez pour moi, maman.

MADAME DE GRIGNAN.

Ne te tourmente pas, cher petit; je te promets d'expliquer à Jean ce que tu me demandes.

ROGER.

Et à M. Kersac aussi!

MADAME DE GRIGNAN.

Oui, oui; à M. Kersac aussi!

—Merci, maman.»

Et Roger, fatigué, ferma les yeux. Il ne tarda pas à les rouvrir; il souffrait, et il luttait mieux contre la souffrance quand il regardait le crucifix et la sainte Vierge qui étaient en face de son lit. Jean, habitué aux soins à lui donner dans ses moments de crises douloureuses, lui frotta doucement, tantôt le dos, tantôt les jambes; Mme de Grignan lui mouillait le front avec une eau calmante, et lui faisait respirer de l'eau camphrée. La crise se calma, mais il ne put s'étendre dans son lit: il resta la tête sur ses genoux et les jambes pliées sous lui.

Jean resta jusqu'au moment du départ; il baisa les petites mains de son pauvre petit maître, et le quitta sans que Roger eût eu la force de relever la tête ni de dire une parole.

Jean trouva Kersac endormi; il le réveilla, et tous deux se mirent en route pour la gare Montparnasse. Il n'y avait d'arrivés encore que les mariés et leurs parents, et avant eux était venu un valet de chambre de M. Abel, chargé des billets, des compartiments réservés et de tout ce qui pouvait être demandé par les invités de la noce.

Le valet de chambre remit à Kersac et à Jean les billets de leurs places. En peu d'instants toute la noce fut au complet; les employés les firent entrer dans les wagons. Lorsque M. Abel arriva, tout le monde était placé; il ne restait plus de compartiments réservés. Kersac et Jean avaient attendu M. Abel sur le quai et se trouvaient comme lui séparés de la noce.

M. ABEL.

Ne vous en inquiétez pas; j'aperçois deux de mes amis, et nous trois ça fait cinq; nous prendrons un compartiment, il n'y viendra personne.»

M. Abel alla chercher ses amis Caïn et Seth: c'étaient leurs noms de guerre pour les excursions et les farces. Nous ne dirons pas leurs vrais noms, pas plus que nous ne disons celui de M. Abel. Tous trois vivent encore et vivront longtemps; il pourrait leur être désagréable de voir leurs noms livrés au public.

M. ABEL.

Par ici, par ici, mes amis! Voici mon ami Kersac; voici mon petit ami Jean.... Monsieur Kersac, je vous présente mes amis Caïn et Seth. Nous ferons route ensemble. Je suis autorisé par M. Amédée à les inviter pour être des nôtres et faire partie de la noce.

—Tout l'Ancien Testament réuni, dit Kersac en riant de son bon rire franc. Monsieur Caïn, vous n'allez pas nous traiter en frères, n'est-ce pas?

CAÏN.

Si fait, si fait. Mais en Caïn régénéré, en Caïn du Nouveau Testament.»

Ils étaient montés dans un compartiment vide, et on allait fermer les portières, lorsqu'une grosse petite dame rouge, pincée, mijaurée, élégante, portant une cage de trois mètres d'envergure et de neuf mètres de tour, s'élança dans le wagon, cherchant une place. Il en restait trois, mais pas ensemble.

«Diable de femme! murmura Seth. Elle va nous empêcher de fumer.

—Il faut la faire partir, dit Caïn.

M. ABEL.

Comment? de quelle manière?

CAÏN.

Tu vas voir; secondez-moi tous les deux.»

Il ajouta quelques paroles plus bas encore. Le sifflet se fit entendre; les wagons s'ébranlèrent.

La grosse petite dame s'était à peine casée en face de Caïn, que celui-ci fit un bond extraordinaire; la dame poussa un léger cri. Un deuxième bond plus prononcé lui fit prendre une expression d'effroi qui devint de la terreur quand elle vit Abel d'un côté et Seth de l'autre chercher à retenir et à calmer Caïn.

ABEL.

Là, là, mon ami! Là! calme-toi.... Voyons! sois sage! Cette dame ne te fait pas de mal. Là, là!

LA PETITE DAME.

Mon Dieu! qu'y a-t-il donc, messieurs?

ABEL.

Ne vous effrayez pas, madame! Ce n'est rien! Notre malheureux ami!... Là, là, Caïn! Là. Sois bon garçon.... Il est fou, madame; et il devient fou furieux quand il voit un visage qui lui déplaît.... Voyons! Seth, tiens-le; il va nous échapper.

LA PETITE DAME.

Mon Dieu! il va me faire du mal.

ABEL.

J'espère que non, madame! Soyez tranquille! Nous le tenons. Mais, dans ses accès, il a une force herculéenne. Quatre hommes vigoureux en viennent difficilement à bout.

LA PETITE DAME.

Et que fait-il alors?

ABEL.

Il est terrible quand il parvient à s'échapper; il met tout en pièces.... Voyons, voyons! Seth, tiens-le donc! Il m'échappe.

SETH.

Je ne peux pas. Il est plus fort que moi.

LA PETITE DAME.

Mon Dieu, mon Dieu, au secours!»

Kersac, qui n'était pas dans la confidence, s'élança sur Caïn; il le maintint si vigoureusement, que celui-ci éclata de rire. Kersac, debout devant la petite dame, piétinait sa robe, sa cage, écrasait son chapeau avec ses reins, qui avaient à peine la place de se mouvoir; plus Kersac serrait Caïn, plus celui-ci riait et cherchait à se dégager de cet étau. La cage de la grosse petite dame était en pièces; sa robe était en loques, son chapeau ne tenait plus sur sa tête; ses faux cheveux, nattes, crépons, chignon tombaient sur son visage, sur ses épaules, sur son cou. M. Abel, la trouvant suffisamment dégoûtée de leur wagon, s'écria:

«Lâchez, Kersac, lâchez; l'accès est fini; quand il rit, il n'y a plus de danger.»

Kersac lâcha, et, repoussé par Caïn, il retomba sur la petite dame, qu'il écrasait de son poids sans pouvoir se relever; deux fois il essaya, deux fois il retomba.

«Au secours! j'étouffe!» s'écria la dame.

M. Abel eut pitié d'elle; il enleva Kersac de sa poigne vigoureuse, aida la petite dame à s'arranger tant bien que mal. Elle avait eu à peine le temps de remettre en place nattes, chignon et crépons, et de rattacher sa robe avec quelques épingles, que le convoi arrêta; la dame ouvrit la portière et se précipita hors du wagon; le désordre de sa toilette attira tous les regards; elle disparut, mais, peu d'instants après, un employé ouvrit la portière.

«Messieurs, dit-il, qu'avez-vous fait à cette dame qui vient de quitter le wagon? Elle se plaint d'un fou qui a manqué la mettre en pièces. Avez-vous réellement un fou parmi vous?

CAÏN.

Mais pas du tout; c'est elle qui est folle, qui se jette sur les gens, qui crie, qui croit qu'on va la massacrer.

L'EMPLOYÉ.

Cela me paraît louche, tout de même; sa robe est terriblement fripée; son chapeau est bien déformé; sa cage est toute démantibulée.

CAÏN, riant.

Pas de mal, employé! Pas de mal! Elle ne se plaint pas de nous, allez. Voulez-vous un cigare? Et un fameux.»

Il présenta une couple de cigares à l'employé, qui hésita, hocha la tête, finit par accepter, et referma le wagon en disant:

«Quelque farce! Et une société de farceurs! Cela se voit de reste.»

Le train repartit; Abel, Caïn et Seth rirent aux éclats; Caïn et Seth allumèrent leurs cigares, et M. Abel rassura Kersac et Jean en leur expliquant la scène qui avait été inventée et jouée par Caïn et Abel.




XXIX

LE MARTEAU MAGIQUE

Le voyage ne fut pas long; ils descendirent à Saint-Cloud; c'était la fête de la ville; on se promena partout; on joua à toutes sortes de jeux; on regarda des tours de force, des veaux à cinq pieds, des moutons à deux têtes, des géants de quatre ans qui semblaient être des hommes de trente avec barbe et moustaches; enfin, un âne qui avait la tête où les autres ont la queue.

Cette dernière merveille se voyait dans une tente où étaient d'autres bêtes curieuses; l'âne était seul dans une stalle, séparé par une toile des autres animaux; il n'avait été annoncé qu'à la suite d'un entretien mystérieux entre M. Abel et le propriétaire des animaux.

«Entrez, messieurs, mesdames, entrez. On n'y entre qu'un à un, messieurs, mesdames. Entrez.»

Kersac entra le premier en payant deux sous; il ne tarda pas à en sortir, riant aux éclats.

PLUSIEURS VOIX.

Quoi donc? Qu'y a-t-il? Est-ce vrai que l'âne a la tête où les autres ont la queue?

KERSAC.

Très vrai, et ça vaut bien deux sous pour le voir et jurer le secret au brave propriétaire de l'animal. Quelle farce! quelle bonne farce!»

La gaieté de Kersac excita la curiosité de toute la noce et de toutes les personnes présentes. Chacun voulut y entrer, et tous en sortaient riant comme Kersac et discrets comme lui. A la fin, cet attroupement considérable de gens dont aucun ne voulait s'en aller et qui tous riaient et applaudissaient, attira les gendarmes. Ils ne purent rien tirer de personne, et, pour savoir ce qui en était, ils durent entrer à leur tour. Ils entrèrent... sans payer, en qualité de gendarmes; et ils virent un âne dans une écurie, tourné de la tête à la queue, c'est-à-dire la queue attachée au râtelier et la tête tournée vers les spectateurs. Les gendarmes ne savaient s'ils devaient rire ou sévir; M. Abel s'interposa et dit que c était lui qui avait inventé ce divertissement; il plaida si bien la cause du chef de l'établissement, que celui-ci fut autorisé à continuer la mystification; elle lui rapporta plus d'argent que le reste de la ménagerie.

En continuant leur promenade le long des tentes et des boutiques, ils virent une baraque avec une estrade sur laquelle paradaient un homme à la figure blême, à la mine éreintée, une femme au visage flétri, exprimant la souffrance, et un petit garçon d'une maigreur excessive, et dont les joues hâves annonçaient la misère. L'aspect de cette famille frappa péniblement M. Abel; après les avoir observés pendant quelque temps, il alla derrière la toile et causa quelques instants avec l'homme. Il revint, eut une conférence avec ses amis Caïn et Seth; tous trois passèrent ensuite derrière la baraque; la famille éreintée disparut pour faire place, une demi-heure après, à trois sauvages à longues barbes et au teint cuivré; l'un d'eux fit un roulement de tambour formidable; un second cria d'une voix qui couvrait le bruit du tambour:

«Venez, messieurs, mesdames, venez voir l'effet merveilleux du MARTEAU MAGIQUE qui change les sous en pièces d'argent, et les pièces d'argent en pièces d'or.»

La foule ne tarda pas à se rassembler près de cette baraque.

«On fait une seule expérience gratuite, messieurs, mesdames; après quoi on devra donner à la personne qui fera la quête. La représentation va commencer! Qu'est-ce qui me donne un sou? Un sou, messieurs, un sou pour en avoir vingt?»

Une main s'allongea et donna un sou.

Le sauvage prit le sou, le tint en l'air afin que chacun pût le voir, le posa sur un billot et s'éloigna. Le second sauvage, qui tenait un pesant marteau à la main, frappa le billot; le premier sauvage prit le sou, le fit voir à la foule; le sou s'était métamorphosé en une pièce de vingt sous.

La foule applaudit; le propriétaire du sou reçut sa pièce d'un franc; une foule d'autres mains présentèrent d'autres sous; le même sauvage les recevait et les rendait. Souvent l'opération manquait; les propriétaires attrapés murmuraient.

UN SAUVAGE.

Le marteau magique ne fait rien pour les avares, les joueurs, les buveurs, les méchants; il lit dans les coeurs et donne à chacun selon ses mérites.»

Les sous des enfants se trouvaient toujours métamorphosés en pièces de vingt sous; une ou deux fois même, le marteau magique changea le sou en une pièce de deux francs.

LE SAUVAGE.

Allons, messieurs, donnez au marteau magique des pièces de vingt sous pour en faire des pièces de vingt francs après le premier tour de quête, messieurs. Ceux qui ne donneront pas à la quête n'auront pas droit à la métamorphose; ceux qui donneront beaucoup en seront récompensés.»

La femme du magicien fit le tour de l'assemblée; chacun donna; plusieurs donnèrent de petites pièces blanches. Depuis quelques instants, Jeannot s'était mêlé à la foule et attirait les regards du principal sauvage. A la deuxième reprise, il s'avança et donna une pièce de vingt sous pour en avoir une de vingt francs.

LE SAUVAGE.

Donnez, monsieur; vous allez être satisfait.

Attention, marteau, fais ton office; rends de l'or pour de l'argent!»

Le marteau frappa, Jeannot allongea une main avide, et reçut... un sou.

«Ce n'est pas de l'or, cria-t-il; j'ai donné vingt sous.

LE SAUVAGE.

Recommencez, monsieur, le marteau s'est trompé. Dame! il se trompe quelquefois. Allons, marteau, recommence; récompense ou punis.»

Jeannot donna une seconde pièce de vingt sous.

Le marteau frappa; Jeannot reçut... un sou.

«Vous me volez! s'écria Jeannot en colère.

LE SAUVAGE.

Tout le monde peut voir, monsieur, que je n'ai rien dans les mains, rien dans les poches. Une troisième épreuve, monsieur; essayez, vous n'aurez pas perdu pour attendre.»

Jeannot tendit en grommelant une troisième pièce de vingt sous. Le marteau frappa. Le sauvage fit voir une pièce enveloppée d'un papier.

LE SAUVAGE.

Voilà, monsieur! Ce doit être du bon! La pièce est cachée, et il y a quelque chose d'écrit sur le papier.»

Le sauvage lut:

«A Jeannot.»

Il ouvrit le papier et lut tout haut:

«Voleur! Un sou, dit-il; toujours de même. C'est un marteau magique, messieurs, mesdames; il récompense et punit.»

Jeannot restait ébahi et furieux; la foule répétait: Voleur! Voleur! La peur le saisit; il se retira prudemment et disparut.

Après le marteau magique, les trois sauvages chantèrent des tyroliennes et des chansonnettes gaies et amusantes. La foule applaudissait; la sébile se remplissait; après les chansons vinrent les escamotages, des tours d'adresse; enfin, un roulement de tambour annonça que la représentation était finie. Les sauvages, vivement applaudis, quittèrent l'estrade, se déshabillèrent, se débarbouillèrent dans la baraque et redevinrent Caïn, Abel et Seth. Ils remirent au pauvre charlatan le produit des collectes, qui se monta à plus de cinquante francs; ces pauvres gens témoignèrent une grande reconnaissance aux trois amis, qu'ils remercièrent les larmes aux yeux.

M. Abel et ses amis cherchèrent à rejoindre leur société qu'ils avaient perdue; ils ne tardèrent pas à la retrouver; Jean avait été inquiet un instant de la longue disparition de M. Abel; mais Kersac lui dit que sans doute il était allé au salon de cent couverts pour hâter le dîner. Personne ne l'avait reconnu dans la parade des sauvages. M. Abel invita la société à venir prendre le repas du soir; la proposition fut accueillie avec joie; le déjeuner était loin, et on se proposait de faire honneur au dîner.

Les convives se placèrent; le dîner commença dans le même religieux silence que le déjeuner. De même que le matin, on se mit en train après les premiers plats, et on devint gai et bruyant en approchant du rôti; le dîner était exquis, les vins étaient de premier cru; on chanta; quand vint le tour de M. Abel, il entonna avec Caïn et Seth une des chansonnettes en trio qu'ils avaient chantées sur les tréteaux du saltimbanque. Alors seulement ils furent reconnus, interrogés, applaudis. On rit beaucoup de l'invention du marteau magique et de l'attrape faite à Jeannot. Après le repas, qui dura de sept heures à neuf, les violons se firent entendre, les danses commencèrent. Quand on fut bien en train:

«A nous deux, petit Jean, comme au café Métis, s'écria M. Abel. La leçon de danse.»

Et tous deux, en riant, se mirent en position comme au café Métis, et commencèrent la danse qui avait tant amusé les badauds de la rue, et qui fit son même effet au salon de cent couverts de Saint-Cloud. Tout le monde riait, applaudissait.

La soirée se prolongea ainsi gaiement jusqu'à une heure du matin; on trouva à la gare des voitures retenues par M. Abel pour tous les convives, et chacun rentra chez soi.

Avant de se séparer, M. Abel dit à Jean et à Kersac qu'il irait déjeuner le lendemain chez Mme de Grignan, et qu'il les mènerait à l'exposition des tableaux qui devait ouvrir sous peu de jours, et qui ne l'était encore que pour les artistes.




XXX

L'EXPOSITION

Kersac et Jean étaient fatigués; ils dormirent tard le lendemain; lorsque le petit Roger fit dire à Jean de venir chez lui, Kersac dormait encore et Jean finissait de s'habiller. Il s'empressa de descendre près du pauvre malade, qui le reçut avec son doux et aimable sourire.

ROGER.

«Tu es rentré hier bien tard, Jean. T'es-tu bien amusé?

JEAN.

Beaucoup, monsieur Roger, ce qui n'empêche pas que j'ai souvent pensé à vous, et que j'aurais bien voulu pouvoir m'échapper et venir passer une heure ou deux avec vous.

ROGER.

Merci, mon bon Jean; raconte-moi ce que tu as fait.»

Jean raconta la farce en wagon de MM. Abel, Caïn et Seth et l'écrasement de la grosse petite dame rouge par Kersac, qui croyait la secourir. Puis l'histoire des saltimbanques, du marteau magique; la mésaventure de Jeannot, qui avait perdu trois francs en voulant gagner une pièce d'or. Il raconta le dîner, la leçon de danse, le bal et tout ce qui pouvait amuser Roger et le distraire un instant de ses souffrances. Le pauvre enfant souriait; il n'avait plus la force de rire. Il remerciait Jean du regard; dans les moments où il souffrait trop, il lui faisait signe de s'interrompre. Jean resta ainsi une heure avec lui; il retourna ensuite près de Kersac qui s'éveillait, et qui fut très honteux quand il sut qu'il était dix heures.

KERSAC.

Je n'ai pas l'habitude de ces veillées, de ces fatigues extraordinaires et de ces repas monstres qui vous rendent lourd et paresseux. A la ferme je me fatigue davantage et j'ai moins besoin de repos. J'y serai heureusement demain matin, et dès mon arrivée j'arrangerai mon affaire avec ta mère; le plus tôt sera le mieux. Je lui avais promis de t'emmener; veux-tu venir passer quelques jours avec nous?

JEAN.

J'en serais bien heureux, monsieur, mais je ne puis quitter mon pauvre petit M. Roger dans l'état où il est. Je ne suis pas grand'chose, mais il me demande souvent, et je réussis à le distraire un peu.

«M'a-t-il fait répéter de fois ma rencontre avec M. Abel, quand il s'est fait passer pour voleur, et puis notre voyage en carriole et la bonne journée que vous m'avez fait passer, monsieur. Vous voyez que ce serait mal à moi de le quitter dans ce moment.

KERSAC.

Tu as raison, mon enfant; tu es un bon et brave garçon. M. Abel va arriver bientôt pour nous mener aux tableaux. Nous déjeunerons avant de partir, j'espère bien; j'ai l'estomac creux que c'est effrayant.»

M. Abel arriva, leur dit de se tenir prêts pour une heure; ils furent exacts. M. Abel les fit monter dans sa voiture.

KERSAC.

Vous avez encore là une jolie bête, monsieur, mais elle ne vaut pas celle d'hier. J'en ai rêvé, de l'autre. Si j'avais une bête qui lui ressemblât, je passerais des heures à la faire trotter. Quelle trotteuse! Je l'attellerais rien que pour la voir filer.»

M. Abel l'écoutait en souriant; il paraissait content de l'enthousiasme de Kersac pour sa jument.

Quand ils entrèrent dans la salle de l'exposition, M. Abel les mena d'abord devant les plus beaux tableaux, puis il leur fit voir les siens. Un groupe de quatre tableaux de chevalet attira de suite leur attention. Jean regardait avec une surprise et une joie qui se manifestèrent par des exclamations que M. Abel chercha vainement à arrêter.

JEAN.

Voilà Simon! Me voilà, moi! Et nous voilà dansant! Ah! ah! ah! Vous voilà, monsieur! On ne vous voit que le dos, mais je vous reconnais bien, tout de même! Nous voilà, Simon et moi, avec nos habits neufs! C'est ça! c'est bien ça! Voyez donc, monsieur Kersac. Et voilà Simon et Aimée: c'est comme ils étaient le jour du bal! Oh! monsieur, que c'est beau! que c'est donc joli! que vous êtes heureux de faire de si belles choses!»

Jean ne voyait pas la foule qui s'était rassemblée autour d'eux; on chuchotait, on nommait tout bas M. Abel de N.... Celui-ci avait fait de vains efforts pour arracher Jean à son enthousiasme; il ne voyait que ces tableaux, il n'entendait que sa propre voix. Contrarié, presque impatienté, M. Abel voulut s'en aller; mais la foule, qui se composait d'artistes, les avait cernés, il fallait rester là. Lorsqu'il se retourna pour chercher une issue, toutes les têtes se découvrirent; M. Abel salua et sourit avec sa politesse et son affabilité accoutumées. La foule commença à s'émouvoir, à s'agiter. Quelques vivats se firent entendre.

«Messieurs, de grâce, dit M. Abel en souriant, je demande le passage. Jean, viens, mon ami.

—Jean, il s'appelle Jean», chuchotèrent quelques voix.

Jean sortit enfin de son extase.

«Oh! monsieur! commença-t-il.

M. ABEL.

Chut! nigaud. Silence, je t'en supplie! Et suis-moi.»

Jean suivit machinalement; la foule voulut suivre aussi. M. Abel se retourna, ôta son chapeau:

«Messieurs, je vous en supplie! Permettez que je me retire. Je vous en prie», ajouta-t-il avec dignité, mais avec grâce.

La foule, toujours chapeau bas, obéit à cette injonction; on le laissa s'éloigner, on ne le suivit que du regard; seulement, quand il fut à la porte, des vivats et des applaudissements éclatèrent; M. Abel précipita le pas; longtemps encore, lui et ses compagnons purent entendre éclater l'enthousiasme pour le grand artiste, l'homme de bien et le caractère honorable si universellement aimé, respecté et admiré.

Quand ils furent en voiture:

M. ABEL.

Jolie scène que tu m'as amenée avec ton enthousiasme et tes exclamations!

JEAN.

Pardonnez-moi, monsieur. J'étais hors de moi! Je ne savais ce que je disais. Pourquoi m'avez-vous arraché de là, monsieur? J'y serais resté deux heures!

M. ABEL.

Et c'est bien pour cela, parbleu! que je t'ai emmené. Tu as entendu leurs cris. Cinq minutes de plus, ils me portaient en triomphe comme les empereurs romains. C'eût été joli! Tous les journaux en auraient parlé: je n'aurais plus su où me montrer.»

Jean était honteux, Kersac riait. M. Abel rit avec lui, donna une petite tape sur la joue de Jean, et la paix fut ainsi conclue.




XXXI

MORT DU PETIT ROGER

Kersac devait partir le soir même; il profita du temps qui lui restait pour courir tout Paris avec Jean; en rentrant pour dîner, ils étaient rendus de fatigue.

«Dis donc, Jean, dit Kersac, je voudrais bien, avant de quitter Paris, emporter une bénédiction de votre petit ange. Cela me porterait bonheur. Demande donc si je puis le voir; voici l'heure du départ qui approche. Je ferai mon petit paquet pendant que tu feras la commission.»

Jean revint avant même que le petit paquet fût fini. Roger voulait, de son côté, voir Kersac avant son départ.

Quand ils entrèrent dans sa chambre, Kersac fut frappé de l'altération des traits de l'enfant; la pâleur du visage, la difficulté de la respiration annonçaient une aggravation sérieuse dans son état.

«Venez, mon bon monsieur Kersac, dit Roger d'une voix entrecoupée; venez.... Je ne vous verrai plus,... mais je prierai pour vous.... Adieu,... adieu.... Bientôt... je serai... près du bon Dieu.... Je suis heureux... d'avoir tant souffert! Le bon Dieu me récompensera!»

Kersac s'agenouilla près du lit.

«Cher petit ange du bon Dieu, bénissez-moi une dernière-fois, dit-il en posant sur sa tête la petite main de Roger crispée par la souffrance.

—Que le bon Dieu... vous bénisse! Et vous aussi, Jean.... Adieu!»

Le pauvre petit recommença une crise; Mme de Grignan pria Kersac de sortir; Jean demanda à Mme de Grignan s'il pouvait lui être utile; sur sa réponse négative, il accompagna Kersac.

Le dîner de l'office fut triste; chacun s'attendait à la fin prochaine du petit Roger; tout le monde l'aimait, le plaignait, tous étaient attendris de ses terribles souffrances. Kersac dut partir en sortant de table; il remercia affectueusement le bon Barcuss de ses soins et de son obligeance; il remercia aussi les gens de la maison, qui tous avaient contribué à lui rendre agréable son séjour chez eux. Il chargea Barcuss de ses respects et de ses remerciements pour M. et Mme de Grignan, et partit avec Jean. En revenant du chemin de fer, Jean passa chez M. Abel; fatigué de sa journée de la veille, il était chez lui en robe de chambre.

M. ABEL.

Te voilà, Jean! Eh bien, tu as l'air tout triste! Qu'y a-t-il donc, mon ami?

JEAN.

Je crains, monsieur, que notre cher petit M. Roger ne soit bien près de sa fin; son visage est si altéré, sa voix si affaiblie depuis sa dernière crise! Je suis venu vous prévenir, monsieur.

M. ABEL.

Je te remercie, mon enfant. Je voulais me coucher de bonne heure, le croyant mieux; mais ce que tu me dis m'inquiète, et j'aime trop cette excellente famille pour l'abandonner dans des moments si douloureux.»

M. Abel sonna. Un valet de chambre entra.

M. ABEL.

Allez me chercher une voiture pendant que je m'habille, Baptiste.

BAPTISTE.

Monsieur veut-il que je dise à Julien d'atteler?

M. ABEL.

Non, cela prendrait trop de temps. Une voiture, la première venue.»

Le valet de chambre sortit. M. Abel s'habillait.

«Jean, aide-moi à passer mon habit. J'entends Baptiste qui revient.

—La voiture de monsieur, dit Baptiste en rentrant.

M. ABEL.

Viens, Jean, je t'emmène. Dépêchons-nous.»

Dix minutes plus tard ils étaient à l'hôtel de M. de Grignan.

«Comment va l'enfant? dit M. Abel au concierge en entrant précipitamment.

—Mal, monsieur, très mal, répondit le concierge. Le docteur sort d'ici; on vient d'envoyer chez vous, monsieur, et chez M. le curé de la Madeleine.»

Abel remonta rapidement l'escalier, traversa les salons; la porte de Roger était ouverte; l'enfant était inondé de sueur; ses yeux entr'ouverts, son regard voilé par les approches de la mort, sa bouche contractée par les souffrances de l'agonie, ses mains crispées et agitées de mouvements convulsifs, annonçaient une fin prochaine. M. et Mme de Grignan, à genoux près du lit, contemplaient avec une douloureuse résignation l'agonie de leur enfant. Suzanne, moins forte pour lutter contre la douleur, à genoux près de sa mère, sanglotait, le visage caché dans ses mains. Abel se mit entre la mère et la fille, pria avec eux et commença à réciter les prières des agonisants; un léger sourire parut sur la bouche de l'enfant; il essaya de parler, et, après quelques efforts, il articula faiblement:

«Abel.... Merci!»

M. et Mme de Grignan complétèrent le remerciement de l'enfant par un regard plein de reconnaissance. Le curé entra, s'approcha du mourant, se hâta de lui donner une dernière fois la bénédiction, lui administra le sacrement de l'extrême-onction, et se joignit à M. Abel pour réciter la prière des agonisants.

Au moment où il dit d'une voix plus forte et plus solennelle: Partez, âme chrétienne! un léger tressaillement agita les membres de l'enfant; puis survint l'immobilité complète, et la respiration, déjà si difficile, s'arrêta. Le curé se pencha sur l'enfant, bénit ce corps sans vie, et se releva en récitant le Laudate Dominum. M. de Grignan voulut emmener sa femme; elle se dégagea doucement de ses bras, appuya sa joue sur le visage de son cher petit Roger, pleura longtemps, et se laissa ensuite emmener par son mari.

Suzanne restait à genoux, sanglotant près du corps de son frère, dont elle tenait toujours la main dans les siennes. M. Abel, la voyant oubliée dans ce premier moment d'une grande douleur, la releva, chercha à la consoler en lui disant quelques paroles pleines de coeur sur le bonheur dont jouissait certainement son frère, et la vie cruelle qu'il avait menée depuis si longtemps.

«Je le sais, dit-elle, mais je l'aimais tant! C'était mon frère, mon ami, malgré sa grande jeunesse. Que de fois ce cher petit m'a encouragée, aidée, consolée!... Et à présent!...»

Suzanne recommença à sangloter avec une violence qui effraya M. Abel. Il l'arracha d'auprès du lit de Roger, et, malgré sa résistance, il l'emmena dans le salon. Au bout d'un certain temps elle parut sensible aux témoignages d'affection qu'il lui donnait.

«Ma chère enfant, lui dit-il, je ne puis remplacer le petit ange que vous avez perdu, mais je puis être pour vous un ami, un frère, un confident même, si vous voulez répondre à l'amitié que je vous offre, et payer par la confiance le dévouement le plus absolu.»

Le chagrin de Suzanne prit une apparence plus douce après cette promesse de M. Abel; ses larmes furent moins amères; sa tendresse pour ses parents aurait son complément dans l'affection d'un ami dont l'âge se rapprochait du sien. Elle demanda instamment à M. Abel de la laisser retourner près de son frère.

«Ne craignez pas pour moi, cher monsieur Abel; la prière me fera du bien; Roger a déjà prié pour moi, puisqu'il me donne un ami tel que vous. Laissez-moi le remercier.»

Abel la ramena près du lit de Roger; elle arrosa de ses larmes ses petites mains déjà glacées; en face d'elle priait Abel. Une heure se passa ainsi; M. Abel demanda à Suzanne de prendre quelque repos, elle répondit par un signe de tête négatif.

«Je vous en prie, Suzanne», dit-il doucement.

Suzanne se leva et le suivit sans résistance dans le salon.

M. ABEL.

Suzanne, promettez-moi d'aller vous étendre sur votre lit. Vous êtes pâle comme une morte et vous semblez exténuée de fatigue. Ma chère Suzanne, soignez-vous, croyez-moi. Vos parents ont plus que jamais besoin de vos soins et de votre tendresse.

SUZANNE.

Je vous obéirai, cher monsieur Abel. Mais allez voir papa et maman; ils vous aiment tant! Votre présence leur sera une grande consolation.

M. ABEL.

J'irai, Suzanne. Fiez-vous à mon amitié pour les consoler de mon mieux.»

M. Abel lui serra la main et la quitta pour entrer chez M. de Grignan. Il le trouva luttant contre le désir exprimé par sa femme de retourner près de l'enfant pour l'ensevelir.

«Laissez-la suivre son désir, mon ami, dit M. Abel; elle sera mieux là que partout ailleurs. Laissez la mère rendre les derniers devoirs à son enfant.»

M. de Grignan ne s'opposa plus aux prières de sa femme, qui sortit précipitamment après avoir adressé à Abel un regard éloquent.




XXXII

DEUX MARIAGES

La famille resta plongée dans une profonde douleur, mais jamais un murmure ne fut prononcé; Abel ne les quittait presque pas. Il tint la promesse qu'il avait faite à Suzanne; il fut pour elle l'ami le plus dévoué, le frère le plus attentif. Les mois, les années se passèrent ainsi. La réputation d'Abel avait encore grandi; ses derniers tableaux avaient fait fureur. Il avait reçu le titre de baron après l'exposition où il avait eu un si brillant succès. Il continuait sa vie simple et bienfaisante; il avait restreint de plus en plus le cercle de ses relations intimes; et de plus en plus il donnait son temps à ses amis de Grignan. Suzanne était arrivée à l'âge où une jeune, jolie, riche et charmante héritière est demandée par tous ceux qui cherchent une fortune et un nom. Ces demandes étaient loyalement soumises à Suzanne, qui les refusait toutes sans examen.

«Chère Suzanne, lui dit un jour Abel, votre mère me dit que vous avez refusé le duc de G.... Vous voulez donc rester fille? ajouta-t-il en souriant.

SUZANNE.

Je n'épouserai jamais un homme que je ne connais pas, que je n'aime pas, et qui me demande pour la fortune que je dois avoir.

ABEL.

Mais, chère enfant, vous connaissez le duc de G...: vous l'avez vu bien des fois.

SUZANNE.

Ce que j'en connais ne me convient pas. Il parle légèrement de tout ce qui me plaît, de tout ce que j'aime! Auriez-vous le courage de m'engage à épouser un homme sans religion?

ABEL, vivement.

Non, jamais, Suzanne; je suis trop votre ami pour vous donner un si dangereux conseil.

SUZANNE.

Alors ne me proposez plus personne, jusqu'à ce que....

ABEL.

Achevez, Suzanne; jusqu'à ce que...?

SUZANNE, souriant.

Jusqu'à ce que vous m'avez trouvé un homme qui vous ressemble.

ABEL, après un instant de silence et très ému.

Suzanne,... je sais que vous pensez tout haut avec moi. Je connais votre franchise, votre sincérité. Dites-moi le fond de votre pensée. Que voulez-vous dire par là?

SUZANNE, souriant.

Si vous ne le comprenez pas, demandez-en l'explication à maman; elle vous la donnera. La voici qui vient, tout juste; je me sauve.»

Et Suzanne disparut en courant.

MADAME DE GRIGNAN.

Eh bien, qu'y a-t-il donc, Abel? Suzanne s'enfuit et vous êtes tout interdit.

ABEL.

Il y a de quoi, chère madame. Si vous saviez ce que vient de me dire Suzanne!»

Et Abel répéta mot pour mot sa conversation avec Suzanne.

MADAME DE GRIGNAN.

Elle a parfaitement raison, mon ami. Et je dis comme elle.

ABEL, vivement ému.

Madame! chère madame! Comprenez-vous bien toute la portée de vos paroles? Ne pourrais-je me figurer... que si j'osais... vous demander Suzanne, vous me la donneriez?

MADAME DE GRIGNAN.

Certainement vous pourriez le croire; je vous la donnerais, et avec un vrai bonheur, et Suzanne en serait aussi heureuse que nous le serions, mon mari et moi.

ABEL.

Serait-il possible? Comment! ce voeu que je renfermais dans le plus profond de mon coeur, serait exaucé? Suzanne serait ma femme? de votre consentement? du sien?

MADAME DE GRIGNAN.

Oui, mon ami; vous seriez son mari et mon gendre; le vrai frère de mon cher petit Roger, ajouta-t-elle en prenant les deux mains d'Abel dans les siennes. Ce cher petit! il vous aimait tant! Sa dernière parole a été votre nom.»

Mme de Grignan pleura dans les bras de ce fils qu'elle venait de se donner. Il lui baisa mille fois les mains en la remerciant du fond de son coeur.

ABEL.

Ne puis-je voir Suzanne, chère madame?

MADAME DE GRIGNAN.

C'est trop juste; je vais vous l'envoyer.»

Deux minutes après, Suzanne rentrait, souriante mais légèrement embarrassée.

«Suzanne! dit Abel en allant à elle et lui baisant les mains, Dieu me récompense bien richement du peu que j'ai fait pour son service.

SUZANNE.

Et moi, mon ami? C'est à notre cher petit Roger que je dois ce bonheur, que j'ai si souvent demandé au bon Dieu, et que vous me refusiez toujours.

ABEL.

Moi! Ah! Suzanne, comment n'avez-vous pas compris que je n'osais pas? J'ai beau avoir été chamarré de décorations, avoir été fait baron, je ne croyais pas pouvoir prétendre à la jeune et charmante héritière demandée par les plus grands noms de France. Mon intimité avec vos parents, leurs bontés pour moi, et jusqu'à la grande amitié et préférence que vous me témoigniez en toutes occasions, m'interdisaient toute tentative, par conséquent tout espoir. Mais si vous saviez combien j'ai souffert de ce silence forcé!

SUZANNE, souriant.

A présent, mon ami, vous ne souffrirez plus que de m'avoir fait souffrir, moi aussi. A tout autre que vous (qui êtes mon confident intime, vous savez), je n'aurais jamais osé dire ce que je vous ai dit aujourd'hui. Et pourtant je pensais bien que vous n'en seriez pas fâché.»

A partir de ce jour, le mariage de Suzanne de Grignan avec M. le baron de N... fut le sujet de toutes les conversations; il fut non seulement approuvé, mais extrêmement applaudi; la réputation et la célébrité d'Abel l'avaient mis au rang des grands partis, et plus d'une mère envia le bonheur de Mme de Grignan.

Trois ans avant cet événement, Kersac revenait joyeusement à sa ferme de Sainte-Anne. Son premier soin fut de chercher Hélène, qu'il trouva dans la cuisine, occupée des soins du ménage.

«Hélène, Hélène, s'écria Kersac, me voici! Et bien content d'être revenu.

HÉLÈNE.

Et Jean?

KERSAC.

Jean va très bien; il viendra un peu plus tard. Je vous expliquerai ça. Et moi, je viens vous demander une chose.

HÉLÈNE.

Tout ce que vous voudrez, monsieur; vous savez si j'ai la volonté de vous obéir en tout.

KERSAC.

Oh! il ne s'agit pas d'obéir, il s'agit de vouloir.

HÉLÈNE.

C'est pour moi la même chose; je veux tout ce que vous voulez.

KERSAC.

C'est-il bien vrai, ça? Alors! sac à papier!... j'ai peur. Parole, j'ai peur!

HÉLÈNE.

Qu'est-ce donc, mon Dieu? Est-ce que... mon petit Jean...?

KERSAC.

Il ne s'agit pas de petit Jean! Brave garçon, cet enfant! j'en suis fou;... mais il ne s'agit pas de ça; il s'agit de vous.

HÉLÈNE.

Mais parlez donc, monsieur, vous me faites une peur!

KERSAC.

Hélène, Hélène, vous ne devinez pas?»

Et comme Hélène le regardait avec de grands yeux étonnés, Kersac la saisit dans ses bras, manqua l'étouffer, et dit enfin:

«Je veux que vous soyez ma femme!»

Puis il la lâcha si subitement, qu'elle alla tomber sur un banc qui se trouvait derrière elle.

La surprise et la chute la rendirent immobile! Kersac crut l'avoir blessée sérieusement.

«Animal que je suis! s'écria-t-il. Hélène, ma pauvre Hélène! vous êtes blessée? souffrez-vous?

HÉLÈNE.

Je ne suis pas blessée, monsieur; je ne souffre pas. Mais je suis si étonnée, que je ne comprends pas; je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire.

KERSAC.

Parbleu! ce n'est pourtant pas difficile à comprendre. Vous êtes une brave, excellente femme, active, propre, au fait de l'ouvrage d'une ferme. Je suis garçon, je m'ennuie d'être garçon, et je veux vous épouser. Parbleu! C'est pourtant bien simple et bien naturel. Et je vous dis: Voulez-vous, oui ou non? Si vous dites oui, vous me rendrez bien content; vous me payerez de tout ce que vous prétendez me devoir. Si vous dites non, vous êtes une ingrate, un mauvais coeur; vous me donnez du chagrin en récompense de ce que j'ai fait pour vous. Voyons, Hélène, répondez, au lieu de me regarder d'un air effaré, comme si je venais vous égorger.

HÉLÈNE.

Monsieur Kersac, est-il possible que vous ayez cette idée?

KERSAC.

Il ne s'agit pas de ça. Oui ou non?

HÉLÈNE.

Oui, mille fois oui, monsieur. Pouvez-vous douter du bonheur avec lequel j'accepte ce nouveau bienfait?

KERSAC.

A la bonne heure donc! Ce coquin de Simon! m'a-t-il causé du tourment!»

Et la serrant encore dans ses bras avec une force qui fit crier grâce à Hélène, il courut annoncer à ses gens la nouvelle surprenante de son mariage.

KERSAC.

«Eh bien, vous n'êtes pas surpris, vous autres?

—Pour ça non, monsieur! lui répondit-on en souriant. Chacun le désirait et l'espérait depuis longtemps. Hélène mérite bien le bonheur que lui envoie le bon Dieu. Vous ne pouviez mieux choisir, monsieur.»

Une fois la chose convenue, annoncée, Kersac se hâta de la terminer. Quinze jours après il était marié, et, sauf qu'Hélène fut Mme Kersac et que Kersac fut dix fois plus heureux qu'auparavant, la ferme de Sainte-Anne continua à marcher comme par le passé.

Un fait important qu'il ne faut pas oublier, c'est que, le lendemain de l'arrivée de Kersac, Hélène vint le prévenir qu'un homme et un cheval venaient de lui arriver.

KERSAC.

Un homme! un cheval! Je ne comprends pas; je n'ai rien acheté, moi!»

Il alla voir; à peine eut-il jeté un coup d'oeil sur le cheval, qu'il poussa un cri de joie en reconnaissant la magnifique trotteuse d'Abel. Le palefrenier lui expliqua que c'était un cadeau de M. Abel de N..., et lui présenta une lettre, qu'il ouvrit avec empressement. Il lut ce qui suit:

«Mon cher Kersac, vous avez raison; la vie de Paris ne convient pas à la bête que je vous envoie; elle sera plus heureuse chez vous; rendez-moi le service de l'accepter pour votre usage personnel; c'est à la campagne qu'elle déploiera tous ses moyens. Renvoyez-moi mon palefrenier le plus tôt possible, j'en ai besoin ici. Adieu; n'oubliez pas votre ami.

«ABEL N....»

KERSAC.

«Excellent homme! perle des hommes! coeur d'or! comme dit mon petit Jean. Quel bonheur d'avoir cette bête! Personne n'y touchera que moi! Entrez, monsieur le palefrenier. Venez vous rafraîchir.»

Kersac confia à Hélène le soin de bien faire boire et manger le palefrenier. Il mena lui-même sa belle jument à l'écurie, lui fit une litière excellente, la pansa, la bouchonna, lui donna de l'avoine, de la paille. Quand le palefrenier voulut partir, il lui glissa quarante francs dans la main. C'était beaucoup pour tous les deux. Ils se séparèrent avec force poignées de main.

Cette jument fut une source de joie et de plaisir pour Kersac; tous les jours il faisait naître l'occasion de l'atteler à une voiture légère, et il la faisait trotter pendant une heure ou deux, ne se lassant jamais de la regarder fendre l'air et faire l'admiration de tous ceux qu'il rencontrait. Il emmena Hélène une fois, mais elle demanda grâce pour l'avenir, assurant que cette course si rapide lui faisait peur.

Ils reçurent la visite de Jean peu de temps après la mort du petit Roger; M. et Mme de Grignan étaient allés faire un voyage en Suisse et dans le nord de l'Italie avec leur ami Abel, pour distraire Suzanne de son chagrin. Ils y réussirent en partie, mais Suzanne continua à parler sans cesse avec M. Abel de son frère Roger; et pour tous deux ce souvenir avait un charme inexprimable. Ce fut pendant ce voyage, durant lequel ils n'emmenèrent que Barcuss, que Jean obtint sans difficulté, par l'entremise de M. Abel, la permission de passer le temps de leur absence à Elven.




XXXIII

TROISIÈME MARIAGE

Trois ans après, quand Abel était déjà devenu tout à fait de la famille par son mariage avec Suzanne, Jean lui annonça que Kersac et Hélène étaient dans une grande affliction. Le propriétaire de la ferme que cultivait Kersac depuis plus de vingt ans venait de mourir; la terre était à vendre, et on était en pourparlers avec quelqu'un qui voulait l'exploiter lui-même.

«Ne t'afflige pas, mon ami, lui dit Abel, cette vente n'est pas encore faite; peut-être ne se fera-t-elle pas.»

En effet, peu de jours après, Jean apprit par M. Abel que la ferme était vendue à quelqu'un qui faisait avec Kersac un bail, lequel devrait durer tant que vivrait le fermier.

Jean fut si surpris de cet à-propos, qu'Abel ne put s'empêcher de rire.

«Monsieur, dit Jean, est-ce que M. le Voleur et M. le Peintre n'y seraient pas pour quelque chose?

ABEL, riant.

C'est possible; je sais que M. le Peintre cherchait une terre à acheter en Bretagne.

JEAN.

Oh! monsieur, quel bonheur! votre bonté ne se lasse jamais!»

C'était réellement M. Abel qui avait acheté la ferme de Sainte-Anne pour y bâtir un château et s'y créer une résidence d'été. Cette acquisition fit le bonheur de Kersac et d'Hélène; de Jean, qui se trouvait près de sa mère sept ou huit mois de l'année, et sans compter la famille qui habitait le château.

Quand Marie eut dix-huit ans, Kersac, qui l'aimait tendrement et qui n'avait pas eu d'enfants de son mariage avec Hélène, accomplit son projet d'autrefois; il annonça qu'il adopterait Marie; il restait la seconde partie du projet, la marier à Jean. Ce dernier avait vingt-sept ans; il avait continué son service dans l'hôtel de Grignan, sauf un léger changement, c'est qu'il avait passé au service particulier de son bienfaiteur, de son maître bien-aimé, M. Abel. On pouvait, en parlant d'eux, dire avec vérité: Tel maître, tel valet. L'un était le beau idéal du maître, l'autre le beau idéal du serviteur.

Quand l'adoption de Marie fut annoncée, M. Abel, qui s'entendait avec Kersac pour faire réussir ce mariage, trouva un jour que Jean était devenu pensif et moins gai. Il lui en fit l'observation.

JEAN.

Que voulez-vous, monsieur? En avançant en âge, on devient plus sage et plus sérieux.

M. ABEL, souriant.

Mais, mon ami, tu as vingt-sept ans à peine; ce n'est pas encore l'extrême vieillesse.

JEAN.

Pas encore, monsieur; mais on y marche tous les jours.

M. ABEL.

Écoute, Jean, quand je me suis marié, j'avais trente-quatre ans et je n'étais pas triste, et je ne le suis pas encore, bien que j'aie quarante et un ans.

JEAN, tristement.

Je le sais bien, monsieur.

M. ABEL.

Jean, tu me caches quelque chose; ce n'est pas bien. Toi qui n'avais pas de secret pour moi, voilà que tu en as un, et depuis plusieurs mois déjà.

JEAN.

Pardonnez-moi, monsieur, ce n'est pas un secret, c'est seulement une chose qui me rend triste malgré moi.

M. ABEL.

Qu'est-ce que c'est, Jean? Dis-le-moi. Que crains-tu? Tu connais mon amitié pour toi.

JEAN.

Oh oui! monsieur; et votre indulgence, et votre bonté, qui ne se sont jamais démenties. Voici ce que c'est, monsieur. Je me sens pour Marie un attrait qui me ferait vraiment désirer de l'épouser. Et il m'est impossible de me marier, parce qu'en me mariant ainsi, mon beau-père et ma mère voudraient nous garder près d'eux. Et si je vous quittais, monsieur, je me sentirais si malheureux, si ingrat, si égoïste, que je n'aurais pas une minute de repos et que j'en mourrais de chagrin. D'un autre côté, quand je quitte Marie, il me semble que c'est mon âme qui s'en va et que je reste seul dans le monde. Elle m'a dit que pour elle c'était la même chose, et qu'elle pleurait souvent en pensant à moi. Je lui ai dit ce qui m'arrêtait; elle l'a compris, et nous sommes convenus, elle de rester fille, et moi de rester garçon; je me console par la pensée de ne jamais quitter monsieur et de vivre bien heureux pour monsieur et pour madame.»

Et, en disant ces mots, la voix lui manqua; il se tourna comme pour arranger quelque chose et disparut.

M. Abel resta triste et pensif.

«Heureux! Pauvre garçon! C'est pour moi qu'il sacrifie son bonheur et celui de la femme qu'il aime. Je ne peux pas accepter ça. Il sera marié avant un mois d'ici.»

M. Abel sonna. Baptiste entra.

«Baptiste, allez à la ferme et dites à Kersac de venir me parler.»

Kersac s'empressa d'arriver.

«J'ai une affaire à traiter avec vous, Kersac. Je vous demande votre appui et je vous offre le mien.»

Ils s'enfermèrent pour traiter leur affaire sans être dérangés: une demi-heure après, Kersac se retirait en se frottant les mains.

Lorsque M. Abel revit Jean, il lui dit que Kersac le demandait pour lui communiquer une affaire importante.

«Faut-il que j'y aille tout de suite, monsieur?

—Mais, oui; Kersac paraît pressé.»

Jean s'empressa d'y aller; il le trouva seul.

«Jean, dit Kersac en lui tendant la main, tu es un nigaud, et Marie est une sotte; je vais vous mettre tous deux à la raison.»

Kersac se leva, ouvrit une porte et rentra traînant après lui Marie tout en larmes.

«Tiens, dit-il en la lui montrant, tu vois! C'est toi qui es cause de cela.

JEAN.

Marie, Marie, tu m'avais promis d'être raisonnable.

MARIE.

J'essaye, Jean, je ne peux pas.

KERSAC.

Vous êtes fous tous les deux! Et voilà comment je vous rends la raison.»

Il prit la main de Marie, la mit dans celle de Jean.

«Je te la donne, dit-il à Jean. Je te le donne, dit-il à Marie. D'ici un mois, de gré ou de force, vous serez mariés. Tu resteras près de M. Abel pendant les huit mois qu'il passera ici; quand il s'en ira, tu le suivras ou tu resteras, comme tu voudras. J'aurais bien voulu t'avoir à mon tour, mais M. Abel a tenu bon. Sapristi! il tient à toi comme le fer tient à l'aimant.»

Kersac ne leur donna pas le temps de répondre; il sortit en refermant la porte sur lui. Quand il rentra une heure après, il trouva Jean rendu à la raison; Marie lui avait démontré que son mariage ne nuisait en rien à son service près de son bienfaiteur, et même que M. Abel n'en serait que mieux servi. Il paraît que ces arguments avaient été bien persuasifs, car ils terminèrent la conférence par une discussion sur le jour du mariage; Jean voulait attendre; Marie voulait presser:

«Car, dit-elle, si je te laisse le temps de la réflexion, tu me laisserais là pour M. Abel, et je mourrais de chagrin.»

Jean frémit devant cet assassinat prévu et prémédité, et il consentit au plus bref délai, qui était de quinze jours. C'est ainsi que le sort de Jean fut fixé.

M. Abel se montra fort satisfait de cet arrangement. Il en souffrit un peu, mais le moins possible; Jean lui promit de le suivre partout où il irait.

«Je vous assure, monsieur, lui dit-il, que si vous m'obligiez à vous quitter, je serais réellement malheureux; Marie elle-même me serait à charge. Pensez donc, monsieur! treize années passées avec vous et près de vous, sans vous avoir jamais quitté! Comment voulez-vous que je vive loin de vous?

M. ABEL.

Merci, mon ami! J'accepte ton sacrifice comme tu as accepté celui que j'ai fait en te rendant ta liberté; ta présence me sera d'autant plus agréable qu'elle sera tout à fait volontaire de ta part. Et je t'avoue que tu me manquerais plus que je ne puis te dire, et que je t'aime, non pas comme un maître, mais comme un père. Depuis bien des années je te regarde comme mon enfant. Il me semble, comme à toi, que tu fais partie de mon existence, et que nous ne devons jamais nous quitter. Occupe-toi maintenant de hâter ton mariage; tu comprends que tous les frais sont à ma charge, puisque c'est moi qui l'oblige à te marier.»

Jean sourit et remercia du regard plus qu'en paroles. La noce fut superbe; il y eut deux jours de repas, de danses et de réjouissances, mais pas un instant Jean n'oublia son service près de son cher maître. A son lever, à son coucher, le visage de Jean fut, comme d'habitude, le premier et le dernier qui frappa les regards de M. Abel.

Ils vivent tous, heureux et unis; quelques cheveux blancs se détachent sur la belle chevelure noire de M. Abel. Il a quatre enfants; Suzanne et Abel les élèvent ensemble; Suzanne s'occupe particulièrement de ses filles; Abel dirige l'éducation des deux garçons; l'un d'eux annonce un talent presque égal à celui de son père. Jean, marié depuis six ans, a déjà trois enfants. Ils vivent à la ferme avec leur mère. Kersac et Hélène mènent la vie la plus calme et la plus heureuse; Kersac conserve sa vigueur et sa belle santé; Hélène paraît dix ans de moins que son âge; les enfants de Jean sont superbes; la fille est blonde et jolie comme la mère; les fils sont bruns comme le père.

Ceux d'Abel et de Suzanne attirent tous les regards par leur grâce et leur beauté éclatante; leur bonté, leur esprit et leur charme égalent leurs avantages physiques; le fils aîné a treize ans; le second en a onze. Les filles ont neuf et sept ans.

M. et Mme de Grignan ne quittent pas leurs enfants; jamais un mécontentement, un dissentiment ne viennent troubler l'harmonie qui règne dans la famille. Le petit Roger en est sans doute l'ange protecteur.

La belle jument de Kersac vit encore et continue à exciter l'admiration de son maître; elle a eu quatorze poulains, tous plus beaux et plus parfaits les uns que les autres, que Kersac aurait voulu garder tous; mais il a dû en céder huit à M. Abel et à quelques-uns de ses amis qui les demandaient avec instance; il ne voulait pas en recevoir le payement, mais M. Abel l'a forcé à accepter trois mille francs pour chaque poulain qu'il lui enlevait.




XXXIV

ET JEANNOT?

Et Jeannot?...........................

Hélas! pauvre Jeannot, il est loin de mener la vie douce et heureuse de Jean et de ses amis. Mes lecteurs se souviennent de sa dernière conversation au café avec Kersac et Jean. Il continua sa vie de fripon et de mauvais sujet. Un jour, il tomba malade à force de boisson et d'excès. Ses maîtres s'en débarrassèrent, comme font les maîtres insouciants, en l'envoyant à l'hôpital. Pendant sa maladie, M. Boissec dut faire ses affaires lui-même. Il découvrit ainsi les friponneries de Jeannot. Au lieu de s'en accuser en raison du mauvais exemple, des mauvais conseils qu'il lui avait donnés, il s'emporta contre lui, gémit sur les sommes considérables que Jeannot lui avait soustraites, et résolut de l'en punir sévèrement.

A l'hôpital, Jeannot, comparant son abandon à la position si heureuse de Jean, fit quelques réflexions qui auraient porté de bons fruits si Jeannot avait eu plus de foi et de courage.

Mais quand il sortit de l'hôpital, et qu'il se traîna, pâle et faible, chez ses maîtres, Boissec le reçut avec des injures et des menaces.

JEANNOT.

Que me reprochez-vous donc, monsieur Boissec, que vous n'ayez fait vous-même?

M. BOISSEC.

Moi et toi, ce n'est pas la même chose, coquin. J'étais le maître, tu étais mon subordonné. C'est moi qui t'avais formé....

JEANNOT.

Et à quoi m'avez-vous formé, monsieur? A voler mon maître, comme vous! A ne croire à rien, comme vous! A vivre pour le plaisir, comme vous! Que voulez-vous donc de moi? Si j'avais été honnête, je vous aurais dénoncé à M. le comte! Est-ce ça que vous regrettez? Est-ce ça que vous voulez? Prenez garde de me pousser à bout!

M. BOISSEC.

Serpent! vipère! tu oses menacer ton bienfaiteur?

JEANNOT.

Vous, mon bienfaiteur! Vous êtes mon corrupteur, mon mauvais génie, mon ennemi le plus cruel, le plus acharné!

M. BOISSEC.

Attends, gredin, je vais te faire comprendre ce que je suis. Auguste! Félix! par ici. Mettez à la porte ce drôle, ce voleur; jetez-lui ses effets, et ne le laissez jamais remettre les pieds à l'hôtel.»

Auguste et Félix n'eurent pas de peine à exécuter l'ordre de l'intendant, de l'homme de confiance de monsieur. Ils traînèrent Jeannot jusque dans la rue, et lui jetèrent ses effets, comme l'avait ordonné M. Boissec. Obligé de céder à la force, il ramassa ses effets épars et se trouva heureux de retrouver une bourse bien garnie dans la poche d'un de ses gilets; il prit un fiacre et se logea dans un hôtel. En attendant une place qui n'arriva pas, il mangea tout son argent, vendit ses effets, se trouva sans ressources, se réunit à une bande de vagabonds, se fit arrêter et mettre en prison; il en sortit plus corrompu qu'il n'y était entré, fut arrêté pour vol simple une première fois, et condamné à un an de prison; une seconde fois pour vol avec effraction et menaces, il fut condamné à dix ans de galères; il est au bagne maintenant; on parle de le transporter à Cayenne, à cause de son indocilité et de son humeur intraitable. Il est probable qu'il fera partie du prochain transport de galériens.

Et Simon?

Simon vit heureux et content; il est bon mari, bon père, bon fils et toujours bon chrétien.

Son beau-père l'ennuie quelquefois pour des affaires de commerce. Il trouve Simon trop délicat, trop consciencieux. Simon assure qu'il n'est qu'honnête et qu'il ne fera aucune affaire qui ne soit parfaitement loyale et honorable. Dans le magasin, les pratiques aiment mieux avoir affaire au gendre qu'au beau-père. Ce dernier, s'étant retiré du commerce et ayant cédé les affaires à ses enfants, voit avec surprise l'agrandissement du commerce de Simon. Celui-ci a déjà acquis une fortune suffisante pour vivre agréablement. Il va quelquefois à Sainte-Anne, où il trouve réunis tous ses anciens amis et son frère Jean, qu'il aime toujours tendrement.

Au milieu de cette prospérité il a eu deux peines assez vives; d'abord il n'a pas d'enfants. Ensuite, Aimée, mal conseillée par sa mère, menait une vie trop dissipée, faisait trop de dépenses de toilette, de vanité; elle se révoltait contre Simon, le traitait de sévère, d'avare, d'exagéré. Enfin, il n'y avait pas accord parfait dans ce ménage. M. Abel, qu'il voyait quelquefois à Paris, lui conseillait la douceur, la patience et la fermeté.

«Ne cède jamais pour ce qui est mal ou qui mène au mal, mon ami; pour le reste, laisse faire le plus que tu pourras. Avec les années, Aimée deviendra raisonnable; elle comprendra alors et approuvera ta conduite, elle t'en aimera et t'en respectera davantage.»

Simon attendait, soupirait, espérait. Enfin, le bon Dieu lui vint en aide. Aimée eut la petite vérole, qui la défigura; le monde et la toilette ne lui offrirent plus aucun attrait; son âme s'embellit par suite du changement de son visage; elle devint ce que Simon désirait qu'elle fût; il l'aima laide bien plus qu'il ne l'avait année jolie. Aimée, de son côté, comprit alors les qualités et les vertus de son mari; et quand ils allaient passer quelques jours à la ferme de Sainte-Anne, elle s'entendait parfaitement avec tous les membres de l'excellente famille qui l'habitait. Simon serait donc parfaitement heureux s'il avait des enfants. Mais, hélas! il n'en a pas encore et il n'en aura sans doute jamais, car la jolie Aimée a.... Calculez vous-même son âge. Je préfère ne pas vous le dire.

Et le PETIT Jean?... Il avait quatorze ans quand il vous est apparu pour la première fois.

Et Abel?... Il avait vingt-sept ans!

Et Kersac?... Il en avait trente-cinq!!!



TABLE DES MATIÈRES

I. Le départ

II. La rencontre

III. Le voleur se dévoile

IV. La carriole et Kersac

V. L'accident

VI. Jean Esculape

VII. Visite à Kérantré

VIII. Réunion des frères

IX. Débuts de M. Abel et de Jeannot

X. Suite des débuts de Jeannot et de M. Abel

XI. Le concert

XII. La leçon de danse

XIII. Les habits neufs

XIV. L'enlèvement des Sabines

XV. Friponnerie de Jeannot

XVI. M. le Peintre est découvert

XVII. Seconde visite à Kérantré

XVIII. M. Abel cherche à placer Jean

XIX. M. Abel place Jeannot

XX. Jean chez le petit Roger

XXI. Séparation des deux frères

XXII. Jean se forme

XXIII. Kersac à Paris

XXIV. Kersac et M. Abel font connaissance

XXV. Kersac voit Simon, rencontre Jeannot

XXVI. Emplettes de Kersac

XXVII. La noce

XXVIII. Abel, Caïn et Seth

XXIX. Le marteau magique

XXX. L'Exposition

XXXI. Mort du petit Roger

XXXII. Deux mariages

XXXIII. Troisième mariage

XXXIV. Et Jeannot?

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991-20.—Corbeil Imprimerie Crété.

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