Jean
The Project Gutenberg eBook of Jean
Title: Jean
Author: Paul de Kock
Release date: January 25, 2010 [eBook #31069]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Digital & Multimedia Center, Michigan State University
Libraries.)
ŒUVRES
DE
PAUL DE KOCK.
XI.
JEAN.
PARIS.—IMPRIMERIE D'ÉVERAT, rue du Cadran, nº 16.
JEAN,
par
CH. PAUL DE KOCK.
Notre gloire est souvent l'ouvrage d'un sourire.
Legouvé. Mérite des femmes.![]()
PARIS.
GUSTAVE BARBA, LIBRAIRE,
ÉDITEUR DES ŒUVRES DE PIGAULT-LEBRUN ET DE PAUL DE KOCK.
RUE MAZARINE, Nº 34.
1835.
| TABLE |
JEAN.
CHAPITRE PREMIER.
L'ACCOUCHEMENT.
Une heure après minuit venait de sonner à l'église de Saint-Paul; depuis long-temps le silence régnait dans les rues devenues désertes; les habitans du septième arrondissement dormaient, ou du moins étaient couchés, ce qui n'est pas absolument synonyme. Le quartier populeux de la rue Saint-Antoine n'était plus fréquenté que par quelques retardataires, ou par ces gens qui, par état, se mettent, en course la nuit. Les uns marchaient au pas accéléré, passant volontiers de l'autre côté de la rue lorsqu'ils apercevaient quelqu'un venir contre eux; les autres s'arrêtaient devant chaque maison, et la lune, qui brillait alors, éclairait tout cela; elle éclairait encore bien autre chose, puisqu'il n'y en a qu'une pour les quatre parties du monde, et qu'il faut qu'elle serve de fanal aux habitans de l'Europe et de l'Asie, qu'elle se réfléchisse en même temps dans les eaux du Nil et dans celles du Tibre; que ses rayons éclairent les vastes plaines de l'Amérique et les déserts de l'Arabie; les bords rians du Rhône et les cataractes du Niagara; les ruines de Memphis et les édifices de Paris... On conviendra que c'est bien peu d'une lune pour tout cela.
M. François Durand, herboriste de la rue Saint-Paul, homme de quarante ans alors, qui faisait son état autant par goût que par intérêt, se flattant de connaître les simples mieux qu'aucun botaniste de la capitale, et se fâchant quand on l'appelait grainetier, était couché depuis onze heures, selon son invariable coutume, dont il ne s'était jamais écarté, même le jour de son mariage; et depuis douze ans, M. François Durand s'était engagé sous les drapeaux de l'hymen avec mademoiselle Félicité Legros, fille d'un marchand de drap de la Cité.
M. Durand était donc couché, et il reposait loin de son épouse, pour une raison que vous saurez bientôt; M. Durand dormait fort, parce que la connaissance des simples ne lui échauffait pas l'imagination au point de le priver de sommeil; et il y avait déjà quelques instans que sa domestique Catherine lui secouait le bras et criait à ses oreilles, lorsqu'il ouvrit enfin les yeux et releva à demi la tête de dessus son oreiller en disant:
«Qu'est-ce donc, Catherine?... Qu'est-ce que c'est?... Pourquoi ces cris?...
»—Comment pourquoi, monsieur!.... et voilà dix minutes que je vous dis que madame sent des douleurs... des douleurs qui augmentent à chaque instant, ce qui annonce que l'affaire va bientôt se décider...»
M. Durand relève tout-à-fait la tête de dessus son oreiller, repousse un peu son bonnet de coton qui lui masquait les yeux, et murmure en regardant sa domestique avec surprise: «Est-ce que ma femme est incommodée?
»—Incommodée!» s'écrie la bonne en continuant de secouer le bras de son maître pour qu'il ne se rendorme pas; «incommodée!... Eh bon Dieu! monsieur, est-ce que vous avez oublié que madame est grosse... qu'elle n'attend plus que le moment d'accoucher?»
»—Ah! c'est parbleu vrai, Catherine,» dit M. Durand en se mettant sur son séant. «C'est mon rêve qui fait que ça m'était sorti de la tête!... Figure-toi que je rêvais que j'étais dans une plaine où je cueillais de la bardane, et que tout à coup...—Ah! monsieur, il est bien question de votre rêve... Je vous dis que madame va accoucher; courez vite chercher l'accoucheur et la garde... Vous savez bien, madame Moka, rue des Nonaindières.... Dépêchez-vous, monsieur... moi, je retourne auprès de madame, je ne puis pas la laisser seule...»
En disant cela, la domestique sort de la pièce où couchait M. Durand depuis que son épouse approchait du terme de sa grossesse. Cette pièce servait de magasin, les murs étaient garnis de tablettes surchargées de plantes, de racines, tandis que d'autres séchaient, suspendues à des cordes tendues en divers sens tout le long de la chambre. C'était sous ces aromates que M. Durand couchait provisoirement; aussi, quand il sortait de son lit, le prenait-on pour un sachet ambulant.
«Ça suffit, Catherine, j'y vais... j'y cours,» a répondu l'herboriste en bâillant; puis il reste assis sur son lit en se disant: «Tiens!... c'est singulier que ma femme accouche la nuit... D'après mes calculs, elle aurait dû accoucher le jour... mais, dans ces choses-là, je conçois qu'on puisse se tromper... ce n'est pas comme sur les simples et leur propriété... celui qui me trouverait en défaut serait bien adroit... Je suis sûr que je connais les noms de plus de deux mille plantes... Ah! bien plus que ça... et je les sais en latin, qui plus est!... Mais dans mon rêve c'était de la bardane, et tout à coup ce n'était plus ça, et je ne puis pas me rappeler en quelle plante elle se changeait...»
Tout en pensant à son rêve, M. Durand a laissé retomber sa tête sur l'oreiller, ses yeux se referment, et bientôt il ronfle de nouveau, sans doute pour tâcher de savoir la fin de son rêve précédent.
Catherine est allée retrouver sa maîtresse. Madame Durand donnait de temps à autre des signes de souffrance, elle s'impatientait, elle se tourmentait et pensait que l'accoucheur ne viendrait jamais à temps. Madame Durand était d'autant plus inquiète, qu'elle n'avait pas encore été mère et qu'elle approchait de sa trente-cinquième année. Depuis douze ans qu'elle était mariée, elle désirait avec ardeur avoir un enfant. Dans les premiers temps de son hymen, M. Durand avait répondu à son épouse que cela ne pressait pas, et qu'ils en auraient plus qu'ils n'en voudraient; ensuite comme les années s'écoulaient, et que la famille ne s'augmentait pas, M. Durand avait dit que le commerce allait mal, et qu'il fallait attendre que l'on eût une petite fortune assurée. Mais la fortune de l'herboriste s'augmentant chaque jour, parce que son commerce allait très-bien, M. Durand, pour consoler sa femme, se contentait de lui dire: «Ce n'est pas ma faute... c'est plutôt la vôtre; si nous étions au temps des patriarches, j'aurais le droit de vous répudier ou de prendre une seconde épouse, ou d'avoir des concubines, car la polygamie était permise du temps d'Abraham, d'Isaac et du grand Salomon.»
A cela, madame Félicité Durand répondait: «Si nous vivions à Sparte ou à Lacédémone, vous m'auriez déjà amené un bel et beau garçon, afin de savoir s'il serait plus heureux que vous; car chez les Grecs il n'était pas rare de voir une femme mariée se livrer aux caresses d'un beau jeune homme, avec l'agrément de son mari. Les citoyens applaudissaient à cet acte de complaisance et en attendaient des enfans bien faits et robustes qui fissent honneur à la république.
»—Madame, nous ne sommes pas en Grèce,» avait répondu M. Durand. «—Ni en Egypte, monsieur,» lui avait répliqué sa femme. On assure pourtant que nous avons adopté beaucoup de modes des anciens. Mais revenons à cette pauvre madame Durand que nous avons laissée en mal d'enfant.
«Eh bien! Catherine,» s'écrie-t-elle en voyant revenir sa bonne. «—Monsieur dormait comme un sourd, mais je l'ai réveillé... le v'là qui court chez la garde et chez l'accoucheur...—Ah!... pourvu qu'il se dépêche... Ah! Catherine, quelle douleur!... mais aussi quel plaisir j'aurai à embrasser mon enfant...—Ah! dam', je conçois ben... Après douze ans de ménage.... ça commençait à être tardif... J'ai idée que ce sera un garçon, moi; j'ai parié pour ça une once de tabac avec madame Moka, qui prétend que ce sera une fille...—Ah! fille ou garçon, je ne l'en aimerai pas moins!—J'ai envie d'aller réveiller la voisine, madame Ledoux...—Oh! tout à l'heure, Catherine... mais je n'ai pas entendu fermer la porte de la rue... Es-tu sûre que M. Durand soit parti?...—Pardi! il doit être à présent rue des Nonaindières.—Va donc voir, Catherine...»
La domestique, pour satisfaire sa maîtresse, retourne dans le magasin, et, avant d'être près du lit, entend les ronflemens de M. Durand. Catherine est une grosse fille de vingt-huit ans, vive et franche, qui, par un séjour de huit ans chez l'herboriste, a acquis chez lui une certaine considération. En s'apercevant que son maître s'est rendormi, elle ne se sent pas de colère; elle court au lit et commence par jeter à terre les doubles couvertures sous lesquelles l'herboriste reposait. On était au mois de mars, il faisait froid; Catherine espère que l'air un peu piquant, en frappant sur le corps de son maître, le réveillera plus promptement. Cet expédient lui montrait à la vérité M. Durand dans un fort simple appareil, mais dans les circonstances graves, il n'y a plus ni âge ni sexe.
Le moyen de Catherine a réussi. M. Durand, qui sent le vent de bise souffler sur son abdomen et sur ses clunes, se tourne et se retourne sans obtenir plus de chaleur; enfin, il ouvre les yeux, et paraît fort surpris en se trouvant devant sa bonne et entièrement à découvert.
«Qu'est-ce que cela veut dire, Catherine?» dit M. Durand en rabaissant d'un air grave un des pans de sa chemise. «—Quoi, monsieur!... Est-il possible que vous dormiez encore, quand je vous dis que madame est en mal d'enfant... quand on vous croit parti pour chercher l'accoucheur et la garde!...—Ah!... Dieu!... vous avez raison, Catherine... C'est donc cela que je rêvais que j'étais à un baptême...—Eh! monsieur, avant d'être au baptême, il faut d'abord que madame soit tirée de là...—C'est juste... mais qui diable m'a mis comme cela in naturalibus.—Oh! dam', je ne vous quitte plus que vous ne soyez parti... Tenez, monsieur, v'là votre pantalon... v'là vos bas...—Allons, Catherine, puisque vous n'avez pas peur que je m'habille devant vous...—Peur!... Ah ben, par exemple!... il est ben question de peur!... quand madame souffre.» M. Durand se décide alors à descendre de son lit, et, jetant de côté son bonnet de coton, laisse voir entièrement une petite tête, garnie de cheveux blonds qui descendaient presque sur ses sourcils, de grosses joues, un nez en trompette et de petits yeux gris; tout cela placé sur un corps ni grand ni petit, ni gras ni maigre, faisait de M. Durand un de ces hommes, comme on en voit beaucoup, et qu'il serait difficile de juger sans entendre. «Vl'à vos bretelles....—Il fait terriblement froid cette nuit, Catherine...—Allons, monsieur, un peu vite... Tenez v'là vot' gilet...—Et mes jarretières, Catherine, vous ne me les aviez pas données.—Mon Dieu! quand vous iriez sans jarretières, à l'heure qu'il est...—Tenez, j'en vois une près de ces racines de fraisiers, fraga, fragorum...—Pourvu que l'accoucheur soit chez lui... v'là votre habit, monsieur...—Un instant, Catherine, et ma cravate...—Ah! monsieur; madame accouchera sans qu'on soit là...—Non, Catherine, je suis sûr que nous avons le temps... Je suis presque médecin, moi, et quoique je n'aie pas encore eu d'enfans, je n'en sais pas moins comment ils se font... Ce ne sont probablement encore que des avant-coureurs...—Allons, monsieur, vous v'là habillé... allez bien vite, je vous en prie...—Et mon chapeau donc... Dieu! qu'il fait froid cette nuit...—Courez, monsieur, ça fait que vous aurez plus chaud...—Je vais encore mettre ce foulard autour de mon cou.... Catherine, prenez garde à ce paquet de sauge, salvia salviæ, qui est tombé de sa case...»
Pour toute réponse, Catherine pousse son maître hors de la chambre, descend devant lui l'escalier, ouvre la porte bâtarde de l'allée et la referme brusquement sur le nez de M. Durand, au moment où celui-ci veut remonter pour prendre son mouchoir qu'il a oublié.
Certaine enfin que son maître est parti, Catherine court frapper au second, chez madame Ledoux, et après l'avoir éveillée, redescend près de sa maîtresse.
Madame Ledoux est veuve d'un huissier, d'un ébéniste et d'un papetier; elle a eu de ses trois maris quatorze enfans, dont six sont mariés et établis; cependant madame Ledoux n'a encore que quarante-neuf ans; c'est une grande femme maigre, qui se tient fort droit, a toujours un tour bien frisé et une collerette artistement plissée; aussi madame Ledoux prétend-elle avoir déjà refusé plusieurs fois un quatrième mari.
Quand on a fait quatorze enfans, on doit avoir infiniment de prépondérance aux yeux des femmes enceintes; aussi, madame Ledoux, qui se flattait de pouvoir, au besoin, remplacer une sage-femme, n'était nullement embarrassée en pareille circonstance; c'était un plaisir pour elle que d'être témoin de l'entrée dans le monde d'une innocente créature, et comme toutes les dames n'ont pas ce courage, quand un semblable événement arrivait dans le quartier, il était rare qu'on ne s'adressât pas d'abord à la veuve du papetier, de l'huissier et de l'ébéniste.
Aux premiers mots de Catherine, madame Ledoux a répondu: «Me voilà... J'y suis, je passe une robe et je descends.» En effet, à peine la bonne a-t-elle rejoint sa maîtresse que l'on voit arriver madame Ledoux qui, avec son bougeoir à la main, sa grande taille, sa camisole blanche et son bonnet à barbe, pourrait passer pour un esprit, si elle habitait un vieux château.
«Eh bien, ma voisine! Est-ce que le moment serait venu?...—Oh! oui, madame Ledoux, je crois bien que cette fois c'est pour tout de bon,» répond madame Durand en faisant de légères grimaces que lui arrachaient les douleurs.
«—Tant mieux, ma voisine... il vaut mieux accoucher la nuit que le jour, on a moins de bruit dans les oreilles. Je suis accouchée la nuit de mes trois premiers, de mon cinquième et de mes quatre derniers... Il est une heure; pourvu cependant que cela ne soit pas si long que pour madame Dupont, la charcutière chez qui j'étais samedi... ça lui a pris comme vous; mais, seize heures en mal d'enfant, c'est fatigant!...
»—Et l'accoucheur... la garde... personne n'est là!...—Eh bien, est-ce que je n'en sais pas autant que tout ce monde-là?... A mon huitième enfant... c'était un garçon, celui qui est mort d'une fièvre bilieuse... c'est dommage, un enfant superbe!... un nez à la grecque... c'était de l'ébéniste celui-là; je me trouvais seule comme vous, ma voisine.... j'avais renvoyé ma bonne la veille, parce qu'elle me volait, et mon mari était en course et fort éloigné. Eh bien! je ne me suis pas troublée, j'ai fait moi-même tous mes petits préparatifs...—Catherine, est-ce que M. Durand n'est pas revenu?»
»—Revenu!» dit Catherine; «oh non, madame, il ne peut pas encore être revenu, mais je lui ai dit de courir, d'aller ben vite.—Ah! madame Ledoux!... que je souffre...—Appuyez-vous sur moi, ma voisine, serrez moi, ne craignez pas de me faire mal!... Oh! dans ces cas-là, je sais qu'il faut qu'on presse fortement quelque chose, il semble que cela soulage... A mon quatrième enfant, c'était une fille... c'était de l'huissier celle-là, je me rappelle que je tenais dans ma main un gros bâton de sucre de pomme... J'avais empoigné cela au hasard... mais je le serrais tellement que l'on eut ensuite toutes les peines du monde à le décoller de ma main... Allons, Catherine, préparons tout ce qui est nécessaire.»
Tout en babillant, madame Ledoux, pour qui un accouchement est une chose fort ordinaire, fait disposer ce qu'il faut en pareille circonstance; Catherine exécute ses ordres en courant de temps à autre près de sa maîtresse, et en poussant de grandes lamentations, parce que c'est la première fois qu'elle se trouve à une telle cérémonie. Madame Durand se désole de ne voir arriver ni l'accoucheur ni son mari, et la voisine cherche à la tranquilliser, en lui citant toujours ses couches et celles dont elle a été témoin.
Il y a près de trois quarts d'heure que M. Durand est parti, et personne ne revient; l'accoucheur et la garde demeurent cependant à peu de distance. Madame Durand et Catherine s'impatientent, madame Ledoux les tranquillise.
«Mais si j'allais accoucher sans eux!» s'écrie madame Durand. «—Eh bien, tant mieux, ma voisine, cela prouverait un accouchement facile... C'est ce qui m'est arrivé à mon dixième, c'était du papetier celui-là.... un joli garçon vraiment; parbleu! vous le connaissez, c'est Jules, qui vient d'épouser la fille d'un limonadier du boulevart du Temple. Pour en revenir, j'avais été au spectacle la veille... à la Gaîté; je crois qu'on donnait Huon de Bordeaux, ou l'Épreuve des Amans fidèles.... jolie pantomime à changemens à vue, et dans laquelle on parlait ou on chantait... je ne m'en souviens plus.... je revins donc le soir du spectacle, légère comme une plume; je crois que j'aurais été au bal si mon mari, le papetier, avait voulu m'y mener; eh bien! en arrivant, je n'ai pas plutôt soupé... que... crac! il me prend des douleurs, et crac! six minutes après...—Ah! madame Ledoux... quelle souffrance...—Du courage, ma voisine!... quand vous en aurez fait quatorze comme moi, vous ne serez pas si effrayée.»
Pendant que sa moitié souffrait et gémissait, M. Durand courait dans la rue en soufflant dans ses doigts. Après avoir fait deux cents pas, l'herboriste se rappelle qu'il n'a pas demandé s'il devait aller d'abord chez l'accoucheur ou chez la sage-femme; il s'arrête et se dispose à retourner chez lui; mais cependant il réfléchit que l'accoucheur doit être prévenu le premier, et reprenant son élan, il se dirige vers la rue Saint-Antoine, en se disant: «Diable... il fait extrêmement froid... Cette Catherine qui ne m'a pas laissé le temps de mettre mes jarretières... Si mes bas allaient tomber, je m'enrhumerais infailliblement... Je ne veux plus faire des enfans l'hiver... c'est-à-dire pour l'hiver... Aller seul dans la rue... au milieu de la nuit... ce n'est pas extrêmement prudent... J'aurais dû aller réveiller mon ami Bellequeue; puisqu'il est le parrain, il me semble qu'il pourrait bien faire les courses avec moi... Un parrain est un second père... Et cette femme qu'on a volée il y a huit jours dans la rue du Petit-Musc!... Mais on serait bien adroit si on me volait, je n'ai rien sur moi... pas même de montre... Me voici dans la rue Saint-Antoine... C'est étonnant comme une rue est différente la nuit... C'est tout au plus si je reconnais les maisons... Hum! hum!... je crois que je m'enrhume déjà... Je prendrai en rentrant une infusion de violette, et j'y mettrai des feuilles d'oranger... malus aurea.»
Tout en faisant ces réflexions, M. Durand arpentait la partie de la rue Saint-Antoine que la lune éclairait, se tenant toujours à une distance respectueuse du côté qui était dans l'obscurité. Encore quelques pas, et l'herboriste sera chez l'accoucheur dont il peut déjà apercevoir la maison, quoiqu'elle se trouve du côté de l'ombre, ce qui le contrarie un peu; mais en portant des regards craintifs vers les maisons voisines, M. Durand aperçoit un homme arrêté positivement en face de la demeure du docteur. A cet aspect, l'herboriste s'arrête subitement, puis fait quatre pas en arrière en cherchant son mouchoir dans sa poche, ne se souvenant plus qu'il n'en a pas pris; enfin, il s'essuie le visage avec le foulard qu'il a passé autour de son cou, et, les yeux toujours fixés sur l'homme qu'il aperçoit dans l'ombre, se dit: «Il y a là quelqu'un... il y a là un homme... il y en a peut-être deux... Dans l'obscurité on ne peut pas bien compter... mais ils ne se sont pas mis à l'ombre sans dessein... Qu'est-ce que c'est que cet homme?... Si c'étaient des simples, je dirais tout de suite c'est cela... et voilà à quoi c'est bon... Ce diable d'homme!... Précisément devant la maison de l'accoucheur... Je suis sorti sans arme... Cette Catherine m'a tant pressé... Que faire!... je crois que je devrais aller d'abord chez madame Moka, la garde; je reviendrais ensuite ici... et peut-être cet homme ne serait-il plus là?... C'est singulier, il ne fait plus si froid que tout à l'heure...»
Pendant que M. Durand fait ses réflexions, en se tenant toujours dans le côté éclairé par la lune et à une honnête distance de l'objet de ses inquiétudes, l'homme arrêté devant la maison, et qui n'était autre qu'un ivrogne, regardait à terre en faisant tout son possible pour ne pas se laisser tomber sur le pavé; avant de rentrer chez sa femme il avait voulu compter ce qui lui restait de sa paye, et plusieurs pièces de monnaie étaient tombées de sa main; le pauvre diable faisait de vains efforts pour les retrouver, en murmurant de temps à autre: «Maudite nuit!... pourquoi ne met-on pas des lanternes du côté où il n'y a pas de lune?... J'ai perdu au moins quinze sous... J'aurais mieux fait de tout boire!... Il fait nuit comme dans un four sur ces guerdins de pavés... Ma femme va me rosser... mais ça m'est égal... je lui abandonne le côté où j'ai des durillons... Encore s'il passait un ami pour chercher avec moi!... Oh!... oh!... ces canailles de jambes qui ne veulent pas me tenir ferme... Pas pus de sous que dans mon œil!... ils seront tombés dans la ruelle de queuque pavé!...»
Las de chercher inutilement, l'ivrogne abandonne enfin la place et s'éloigne en murmurant mais sans avoir aperçu Durand. Celui-ci sent que la respiration lui revient, en voyant l'homme s'éloigner lentement au lieu de venir à lui, et il se décide alors à s'approcher de la maison de l'accoucheur en se disant: «Il n'a pas osé s'adresser à moi... ma contenance ferme l'a fait renoncer à ses mauvais desseins... Allons, allons, ce n'est pas moi qui reculerai devant un homme... Quand il s'agit d'avoir un héritier, je ne vois plus les périls... En avant!»
Et M. Durand s'assure encore si l'homme ne revient pas, puis il court vers la maison du docteur, et saisissant la petite sonnette placée auprès de la porte, il la tire avec force en tournant toujours la tête du côté par où l'homme s'est éloigné.
On ouvre une croisée au second et l'on demande ce qu'on veut: «C'est moi, Durand, herboriste de la rue Saint-Paul, qui viens chercher M. le docteur accoucheur, pour ma femme qui a envie d'accoucher,» répond notre homme d'une voix qu'il tâche de rendre ferme.
«—M. le docteur est auprès d'un malade, mais dès qu'il rentrera on l'enverra chez vous.
»—Comment, auprès d'un malade!» s'écrie Durand, «mais il me semble que quand il s'agit d'un nouveau-né dont je suis le père...»
L'herboriste ne finit pas sa phrase, car en ce moment il voit revenir vers lui la personne qui l'a si fort inquiété; l'ivrogne s'était arrêté un peu plus loin, indécis s'il retournerait chercher ses gros sous, lorsque la voix de M. Durand avait frappé, ses oreilles. Il s'était persuadé que c'était à lui qu'il en voulait, et qu'ayant trouvé son argent, on l'appelait pour le lui rendre. Il revenait donc sur ses pas aussi vite que ses jambes le lui permettaient, en criant d'une voix enrouée: «Me v'là, l'ami... me v'là... Attends un peu... c'est à moi c't'argent-là... Attends... j't'aurai bentôt rattrapé...»
Durand, qui ne se soucie nullement d'être rattrapé et qui prend pour des menaces les paroles de l'ivrogne, abandonne la place et se met à courir de toutes ses forces, poursuivi par l'ivrogne dont à chaque instant il s'éloigne davantage, mais qu'il s'imagine avoir sur les talons. Il arrive tout haletant rue des Nonaindières, il ne sait plus quel est le numéro de la maison de madame Moka, mais il se jette sur une porte qu'il croit reconnaître, empoigne le marteau à deux mains, frappe sept ou huit coups de suite, de manière à ébranler la maison et réveiller tout le quartier. Trouvant qu'on ne lui répond pas assez vite, il refrappe encore; plusieurs fenêtres s'ouvrent.
«Que voulez-vous?... Qu'y a-t-il donc?» demandent plusieurs personnes avec inquiétude.
«La garde!... la garde!... la garde!...» répond l'herboriste d'une voix étouffée par la terreur et en faisant toujours aller le marteau quoiqu'on le prie de ne plus frapper.
«Mais où cela la garde?... chez qui?... Qu'est-il arrivé?... Est-ce le feu?...»
»—La garde!... la garde!... Chez moi, la garde... herboriste... rue Saint-Paul...»
M. Durand n'en peut pas dire davantage; il s'aperçoit que l'homme qu'il fuit vient de gagner du terrain et s'approche de lui. Il lâche aussitôt le marteau, se sauve par le haut de la rue, fait plusieurs détours en courant toujours, et, sans trop savoir comment, arrive enfin devant sa porte, l'ouvre avec un passe-partout que Catherine avait mis dans la poche de son gilet, et se jette dans son allée comme un homme qui vient d'échapper à une mort certaine.
Les douleurs de madame Durand ne faisaient qu'augmenter. En entendant refermer avec violence la porte de l'allée, elle s'écrie: «Enfin les voilà!»
Mais on ne voit entrer dans la chambre que M. Durand, pâle, effaré, le front couvert de sueur, son foulard défait, ses bas sur ses talons, et qui est quelques minutes sans pouvoir reprendre sa respiration.
«Ah! mon ami... tu as bien couru,» dit madame Durand qui éprouve un instant de trêve à sa douleur. «Oui, oui... certes, j'ai couru,» répond M. Durand, en regardant autour de lui pour s'assurer qu'il est bien en sûreté. «Nous avons pourtant trouvé le temps long! mon voisin,» dit madame Ledoux.
«Et moi donc... Croyez-vous que j'étais à mon aise dans la rue...—L'accoucheur va-t-il venir, mon ami?—Oui, madame, oui... tout le monde va venir... Ouf! je n'en puis plus!
»—Mais qu'avez-vous donc, monsieur?» dit Catherine; «vous avez l'air tout sens dessus dessous?—Parbleu on le serait à moins... J'ai été attaqué par un voleur... par deux ou trois voleurs... On m'a poursuivi assez long-temps... Si je n'avais pas eu autant de force... pour courir, c'était fait de moi!—Ah! mon Dieu!... mon pauvre ami!—Vous pouvez vous flatter, madame, que cet enfant-là m'aura donné assez de peine.—Eh bien! voisin, c'est comme à mon treizième; mon mari... c'était le papetier, venait de sortir, comme vous, pour aller chercher l'accoucheur; nous demeurions alors rue des Lions, et vous savez que la rue des Lions est mauvaise... oh! elle est très-mauvaise; il était près de trois heures du matin, le temps était vilain, je me rappelle qu'il avait plu toute la soirée; en détournant le coin de la rue des Lions, mon mari entend marcher près de lui... Heureusement j'avais eu la précaution de lui faire prendre son rotin...
»—Ah! mon Dieu! voilà que ça revient!» s'écrie madame Durand dont les douleurs recommencent.
«—Qui est-ce qui revient?» dit vivement l'herboriste en regardant derrière lui.
«—Pardi! monsieur, c'est madame qui souffre,» dit Catherine, «et c't'accoucheur qui ne vient pas!»
Dans ce moment on entend frapper avec violence à la porte de l'allée. La domestique descend en courant et, sans se donner le temps de prendre de lumière, elle court ouvrir la porte, puis remonte aussitôt en criant aux personnes qui sont dans la rue: «Entrez... entrez vite... suivez moi... Oh! il est ben temps que vous arriviez...»
Et la pauvre Catherine est déjà retournée près de sa maîtresse, à qui la douleur arrache des cris violents.
«—N'ayez plus d'inquiétude, madame,» lui dit-elle; «v'là not' monde arrivé.»
En effet, dans ce moment les pas de plusieurs personnes se faisaient entendre dans l'escalier: bientôt on ouvre brusquement la porte; et un caporal, accompagné de quatre fusiliers, entre dans la chambre en criant d'une voix terrible: «Où sont les voleurs?»
Au même instant la crise s'opère: madame Durand met au monde un petit garçon que madame Ledoux reçoit dans ses bras, en s'écriant: «Il sera aussi fort que mon quatorzième!...» M. Durand retombe sur sa chaise, examinant les soldats d'un air surpris, et balbutiant: «Messieurs, c'est un garçon!...—C'est un garçon!...» répète Catherine. Alors le caporal se retourne vers ses hommes, qui se regardent tous avec étonnement, en répétant: «Ah! c'est un garçon!»
CHAPITRE II.
LE BAPTÊME.
Après le premier moment donné au trouble, à la joie, aux exclamations que causait la vue du nouveau personnage qui venait d'entrer dans le monde, en présence d'un caporal et de quatre fusiliers, on commença à se regarder, à se questionner; chacun trouvant fort singulier ce qu'il voyait, et le caporal fut le premier à s'écrier:
«—Ha ça! mon brave homme, c'est donc pour qu'elle soit témoin de la naissance de vot' fils que vous avez été chercher la garde?...»
»—Mais, mon ami, à quoi donc avez-vous pensé?» dit madame Durand.
«—C't'idée de faire venir un régiment pour voir madame accoucher!» murmure Catherine.
«—Par exemple!» s'écrie madame Ledoux, j'en ai fait quatorze, et j'en ai reçu plus de cent dans mes bras; mais voilà la première fois que je vois un accouchement aussi militaire!»
M. Durand qui a eu le temps de se remettre de sa frayeur et de sa surprise, dit enfin: «Je n'ai point été vous requérir, messieurs, et je ne comprends pas pourquoi vous êtes venus.
»—Nous sommes venus à la requête de deux jeunes hommes de la rue des Nonaindières, qui sont accourus au posse, en nous engageant d'aller ben vite chez l'herborisse de la rue Saint-Paul, qui venait de réveiller tout le quartier en criant à la garde: voilà, mon bourgeois.»
M. Durand se pince les lèvres au récit du caporal, Catherine se retourne pour ne point rire au nez de son maître, et madame Ledoux s'écrie: «Il y a eu erreur manifeste, mon voisin, vous aurez sans le vouloir répandu l'alarme dans le quartier.»
M. Durand feint de ne pas comprendre comment cette méprise a pu avoir lieu. Dans ce moment on entend dans l'allée la voix aigre de madame Moka, qui crie: «Éclairez donc; Catherine, éclairez donc, voici M. le docteur...—Il est bien temps!» dit madame Ledoux.
L'accoucheur et la garde arrivaient en effet, lorsque tout était fini; encore madame Moka ne s'était-elle mise en route que pour aller s'assurer si le feu n'était point chez M. Durand.
Le plus pressé est de renvoyer les soldats; mais madame Durand ne veut pas qu'ils aient été témoins de la naissance de son fils sans boire à sa santé. Catherine est chargée de les faire entrer dans la boutique et de leur offrir le petit verre. M. Durand suit les soldats et leur propose à chacun une tasse d'infusion de violette ou de tilleul; mais les militaires préfèrent de l'eau-de-vie.
«A la santé du nouveau-né!» dit le caporal en élevant son verre. Les soldats imitent leur chef; M. Durand fait un profond salut et avale un grand verre d'eau sucrée, en disant: «A la santé de mon jeune fils... primogenitus.—A la santé du petit primogenitus!» répète le caporal, qui croit que ce nom est celui du nouveau-né.
Catherine fait des bonds de joie en s'écriant: «Pardi! ce garçon-là sera un brave homme! ça lui portera bonheur d'avoir été salué tout de suite par des militaires.»
Le caporal se retourne en passant ses doigts dans sa moustache, et sourit gracieusement à la bonne.
«Et à la santé de madame, est-ce que vous n'y boirez pas ben aussi?» dit Catherine.
«Si fait, la belle fille,» dit le caporal en tendant son petit verre; «c'est trop juste, il faut boire à la santé de la maman!»
M. Durand se hâte de se faire un second verre d'eau sucrée, pendant que Catherine emplit les petits verres des soldats qui s'écrient en cœur: «A la santé de l'accouchée!...
»—A la santé de mon épouse... mea uxor,» dit M. Durand en avalant un second verre d'eau.
«Ah! elle mérite ben ça,» dit Catherine; c'te pauvre chère femme, elle a fièrement souffert!...
«—Il me semble,» dit le caporal en se tournant vers ses hommes, «que nous ne devons pas non plus oublier le papa.—C'est juste, il faut boire au papa,» disent les soldats en tendant de nouveau leurs verres que Catherine emplit encore, tandis que l'herboriste se décide à se faire un troisième verre d'eau sucrée.
«Allons, camarades! à la santé du papa!» dit le caporal en élevant son verre. Ses soldats l'imitent; M. Durand s'empresse de trinquer avec eux, et salue plus profondément, en répondant: «A ma santé, messieurs, suum cuique, j'y bois avec grand plaisir.»
Les militaires ont fait rubis sur l'ongle, et seraient disposés à boire encore à la santé d'un parent ou d'on ami; mais M. Durand qui a eu un peu de peine à avaler son troisième verre d'eau sucrée, se hâte d'ouvrir la porte qui donne sur la rue, et congédie le caporal et son monde.
Pendant ce temps le calme s'est rétabli dans la chambre de l'accouchée; le docteur a donné ses ordres, madame Moka a pris son poste, Catherine a embrassé l'enfant qui est emmailloté et placé près de sa mère, pour qui cette vue est un dédommagement de toutes ses souffrances; madame Ledoux rentre chez elle, et M. Durand, après avoir embrassé sa femme sur le front, retourne se coucher en se disant: «Voilà une nuit qui a été bien périlleuse pour ma femme et pour moi!...»
Il était à peine six heures du matin, lorsqu'un petit monsieur alla carillonner à la porte de l'herboriste; ce petit monsieur, qui était encore en veste du matin et en pantalon de laine à pied, et sans chapeau, était déjà coiffé et frisé comme pour aller au bal; ses cheveux artistement crêpés sur le haut de la tête, formaient une bouffette au-dessus de chaque oreille, et par derrière une queue un peu courte, mais très-épaisse, était nouée avec un large ruban noir, et se balançait avec grâce sur le collet de la veste; tout cela était farci de poudre et de pommade, quoique ce ne fût déjà plus la mode d'être poudré, mais le monsieur dont nous venons de décrire la coiffure avait ses raisons pour tenir à la poudre: il était perruquier-coiffeur, et il avait déclaré que tous les changemens politiques de l'Europe ne parviendraient jamais à lui faire couper sa queue.
M. Bellequeue, c'était le nom du coiffeur (et il tenait à être bien nommé), était un homme de trente-six ans, d'une figure ronde et fraîche; son nez, quoiqu'un peu gros, n'était point mal fait; ses yeux, quoiqu'un peu petits, brillaient comme deux diamans, et sa bouche, quoique grande, était assez agréable et laissait voir de fort belles dents; joignez à cela des sourcils bien noirs, des joues colorées, une taille petite mais bien prise, une jambe bien faite, un embonpoint raisonnable, des manières aimables, et l'on aura le portrait de M. Bellequeue, qui avait dans le quartier la réputation d'être très-galant, très-amateur du beau sexe, et de coiffer avec autant de goût qu'au Palais-Royal.
Catherine a ouvert la boutique et Bellequeue entre en s'écriant: «Eh bien! ma chère, c'est donc fini... c'est donc terminé?... Je viens de savoir cela par le docteur qui était chez une de mes pratiques.—Oui, monsieur Bellequeue, c'est fini, Dieu merci!... c'te pauvre dame!... Il paraît que ça fait ben souffrir?...—Et nous avons un garçon?—Oui, monsieur, un beau gros garçon, qui est gentil tout plein...—A qui ressemble-t-il, Catherine?—Dam', monsieur... on n'peut pas encore trop dire... quoique ça j'crois ben qu'c'est plutôt à madame qu'il ressemblera...—Tant mieux, car Durand n'est pas beau... Je serais enchanté de l'embrasser, cet enfant... Je sens là... Oui, c'est drôle... ça me... D'ailleurs je suis son parrain... C'est mon filleul ce garçon...—Oui, monsieur, mais vous ne pouvez pas encore le voir; il est sur le lit de madame qui, je crois, repose maintenant... Nous avons eu tant d'événemens c'te nuit!... monsieur qui a fait venir le corps-de-garde ici pour voir madame accoucher.—Bah!... des soldats?—Oui, monsieur... avec leurs baïonnettes encore!—Ha ça, à quoi pense donc Durand?... et les mœurs... car il faut toujours des mœurs... Catherine, je ne puis pas faire autrement que de t'embrasser pour commencer un si beau jour.—Volontiers, monsieur.»
M. Bellequeue embrasse Catherine sur les deux joues, puis monte lestement au magasin trouver M. Durand qui est en train de s'habiller.
«Bonjour, mon cher Durand... Eh bien! nous sommes donc papa?—Oui, mon cher monsieur Bellequeue, nous le sommes.—Mon compliment bien sincère, mon ami.—Je le reçois avec plaisir... Je sais, monsieur Bellequeue, tout l'attachement que vous portez à ma famille... aussi ai-je pensé, comme ma femme, devoir vous donner la préférence pour être parrain de mon enfant, quoique j'aie quelques parens qui auraient pu avoir droit... mais les amis avant tout...—Croyez, mon cher Durand, que je suis sensible à cette action... Je veux être un second père pour votre fils... je veux qu'il m'aime autant que vous... A propos, qui donc ai-je pour commère?—Une tante de ma femme, une teinturière retirée.—De quel âge?—Cinquante-cinq ans environ, une femme fort respectable.»
Bellequeue se retourne en faisant une légère grimace et murmurant: «Deux boîtes de dragées suffiront;» et M. Durand, tout en achevant sa toilette, conte à son voisin les événemens qui lui sont arrivés dans la nuit.
«Il fallait frapper chez moi,» dit le coiffeur, «j'aurais été avec vous... et vous savez que je suis une bonne lame... J'aurais pris ma canne à dard, et nous aurions attendu les coquins... Qu'est-ce que vous buvez là?—C'est une infusion de tilleul... pour me remettre du saisissement d'hier... J'avais envie de prendre du vulnéraire, mais comme je ne suis pas tombé...—Eh mais... il me semble que j'entends crier... c'est le nouveau-né sans doute?...—Il n'a fait que cela toute la nuit!...—Il aura une voix charmante, cet enfant!... Allons donc l'embrasser... puisqu'il crie, la maman doit être éveillée...»
M. Bellequeue entraîne l'herboriste, et ces messieurs arrivent dans la chambre de l'accouchée, qui est déjà coiffée d'un fort joli bonnet du matin; car, les douleurs passées, le premier soin de ces dames est de chercher à plaire. Madame Durand adresse un gracieux sourire au coiffeur, qui s'approche du lit en marchant sur ses pointes, et madame Moka lui présente l'enfant en disant: «Voyez comme il est joli!»
Bellequeue embrasse tendrement le nouveau-né, qui lui bave sur la figure, et le considère d'un air attendri, tandis que M. Durand s'avance, et dit d'un air grave en regardant son fils: «C'est absolument mon menton et la forme de ma tête!—Oui,» dit Bellequeue, «je crois qu'il y aura quelque chose.»
Madame Moka reprend l'enfant en faisant une révérence au parrain; car madame Moka met de l'intention dans tout ce qu'elle fait, et de la prétention dans tout ce qu'elle dit. Mais quand on a eu l'honneur de garder un général et la femme d'un sénateur, on doit nécessairement avoir de très-bonnes manières; et quoique madame Moka se trompe souvent dans l'emploi des verbes, et fasse cinq repas par jour en répétant qu'elle n'est point sur sa bouche, on s'aperçoit sur-le-champ que c'est une garde qui ne va que dans les bonnes maisons.
«A quand le baptême?» dit Bellequeue. «—Demain, mon compère, si vous voulez bien.—Comment donc, ma jolie commère, mais vous savez que je suis toujours prêt!...—Mais,» dit M. Durand, «si nous attendions que la fièvre laiteuse soit passée?—Oh! non, monsieur, je préfère que le baptême se fasse demain...—Je suis rangée dans l'avis de madame,» dit la garde. «Le plus tôt qu'on pusse est le mieux; au moins ensuite si nous vouliâmes être tranquilles, je ne vois rien qui nous en empêchasse.—Écrivez vite à la nourrice, monsieur Durand... Vous savez, à Saint-Germain...—Saint-Germain-en-Laye, n'est-ce pas?—Oui, mon ami, en Laye. N'oubliez pas non plus les billets de faire-part à la famille, aux amis, aux connaissances... D'ailleurs je vous ai donné une liste.—Oui, madame. Ah! mon Dieu! que d'occupation... Mon cher monsieur Bellequeue... si vous aviez un moment à me donner pour m'aider à faire toutes ces lettres...—Volontiers; il est de bonne heure, et les petites maîtresses que j'ai à coiffer ne se lèvent pas si matin.—Passons alors à mon bureau...»
M. Durand descend à sa boutique, dans laquelle son bureau est établi derrière un petit vitrage. Bellequeue va baiser la main de l'accouchée, donne un regard expressif à l'enfant, et suit l'herboriste en marchant encore sur ses pointes, habitude qu'il a contractée dans la rue en courant chez ses pratiques, chez lesquelles il ne veut pas arriver crotté; et madame Moka dit en le voyant s'éloigner: «Il serait difficile qu'on trouvisse un parrain plus courtois.»
L'herboriste se gratte la tête devant son bureau, et tourne sa plume dans ses doigts en disant: «Comment tourne-t-on ces lettres-là?... comme c'est mon premier enfant, je n'ai pas encore l'habitude d'en écrire... Oh! s'il s'agissait d'une ordonnance pour une tisane pectorale ou laxative, ça serait déjà fait.—Vous êtes donc un peu médecin, mon compère?» dit Bellequeue en s'assayant aussi devant le bureau.—Oh! je suis si versé dans la connaissance des simples!... J'ai herborisé à Pantin, à Saint-Denis, à Fontenay, à Sèvres... Quand je vais à la campagne, je m'arrête à chaque pas... je regarde dans tous les coins.—Vous avez dû voir bien des choses... Mais il s'agit de mon filleul... Il faut faire une circulaire qui serve pour tout le monde.—C'est juste, une circulaire.—Quoique je sois garçon, j'ai souvent aidé des maris de mes amis; on commence toujours ainsi: J'ai l'honneur de vous faire part...—C'est cela même! m'y voilà!... Ce n'était que le début qui me manquait.»
M. Durand prend une feuille de papier et écrit: «J'ai l'honneur de vous faire part... que ma femme est heureusement accouchée de son premier... Est-ce bien?
«—Très-bien,» dit Bellequeue; «continuez.—Le nouveau-né est un garçon...—Parfaitement tourné!—Il est né viable... et toute la famille se porte bien. Il me semble que ça n'est pas mal comme cela, et que ça dit tout.—C'est dicté comme par un écrivain public!... Je vais vite vous en faire plusieurs copies.»
Cette affaire terminée, Bellequeue quitte Durand en lui promettant de venir le revoir dans la journée; et, comme le baptême du lendemain doit être suivi d'un repas de famille, on prépare tout dans la maison de l'herboriste pour célébrer dignement la naissance du petit Durand. Catherine est fort occupée à sa cuisine. M. Durand, forcé de rester à sa boutique, songe déjà à ce qu'il fera de son fils; et, tout en vendant de la camomille ou des feuilles de mûrier, voit son héritier revêtu de la toge de l'avocat, ou de l'habit de colonel. Madame Durand se représente son enfant déjà assez grand pour lui donner le bras, pour lui servir de cavalier à la promenade. Son fils sera joli garçon, bien fait, spirituel. Elle voit déjà tout cela en considérant le petit poupon qui ouvre à peine les yeux, et elle fait des projets... des projets!... Où n'en fait-on pas? Mais ceux d'une mère sont les plus doux à former, et du moins ne sont pas toujours tracés sur le sable.
Au milieu du mouvement qui règne dans la maison, madame Moka va et vient sans cesse dans la chambre, souvent même elle descend à la cuisine; et, tout en disant qu'elle n'est point sur sa bouche, elle glisse cinq gros morceaux de sucre dans son café, et a soin de se verser toute la crême du lait. Puis, deux heures après, elle prend un petit bouillon dans lequel elle trempe un pain mollet, et elle avale par là-dessus un grand verre d'un vieux vin de Beaune destiné à l'accouchée, et qu'elle trouve probablement à sa convenance tout en disant: «Il me falûme toujours bien peu de chose pour que j'attendasse le dîner... Quand je garda la femme du sénateur, je ne prîme souvent rien dans la nuit.»
Bellequeue est revenu dans l'après midi. M. Durand est monté un moment près de sa femme, et ils sont tous deux fort inquiets du nom de baptême que portera leur fils; l'arrivée du parrain doit naturellement décider la question.
«Comment vous appelez-vous, mon cher Bellequeue?» dit l'herboriste en le voyant entrer.—Comment je m'appelle?—Oui, mon compère, c'est votre nom de baptême que nous n'avons pas encore songé à vous demander,» dit l'accouchée, et dans ce moment je cherchais un joli nom pour mon fils.—Ma chère commère je m'appelle Jean Bellequeue, pour vous servir.—Jean? rien que Jean?—Pas davantage, mais il me semble qu'il n'est pas fort nécessaire d'avoir une douzaine de noms; le principal est de faire honneur à celui que l'on porte, d'avoir des mœurs, et d'être galant avec les dames.»
Madame Durand ne répond rien, mais elle fait une légère grimace, parce que le nom de Jean ne lui semble ni pompeux ni distingué, et qu'elle aurait voulu pour son fils un nom à la fois sonore et gracieux. Quant à M. Durand, il murmure entre ses dents: «Jean... Joannes... Oui, c'est un nom facile à prononcer... cependant j'aurais assez aimé un nom qui aurait dit quelque chose, comme par exemple... Géranium, Rosarium ou Stramonium.
»—Ah! mon voisin!... ces noms-là sentent le jus d'herbe en diable.—Pas du tout, mon cher Bellequeue, ces noms-là embaument au contraire, et je puis vous prouver...—Eh, monsieur!» dit madame Durand, «je ne veux pas de tout cela! Est-ce qu'il y a un Géranium dans le calendrier?
»—Je ne présuppose pas qu'on en trouvît, dit madame Moka. «—Parlez-moi d'Édouard, de Stanislas, d'Eugène... c'est joli, c'est doux, c'est gracieux!
»—Ma foi, ma commère, vous appellerez votre fils comme vous voudrez, quant à moi je le nommerai Jean, parce que Jean est un nom qui en vaut bien un autre!—Certainement, mon compère, je suis loin de le trouver laid... il est seulement un peu court.—C'est plutôt dit.—Nous verrons aussi le nom que lui donnera ma tante... je crois qu'elle se nomme Ursule.
»—Je n'appellerai point mon fils Ursule,» dit l'herboriste, «j'aime mieux Jean...—Mais nous déciderons tout cela demain... A quel le heure le baptême?—A midi.—Fort bien, je serai ponctuel.—Vous savez que vous dînez avec nous.—Oui, ma chère commère, je vous laisse et vais faire mes emplettes.—Ah! point de folie, monsieur Bellequeue, point de folie, je vous en prie!...—Soyez tranquille... ceci est mon affaire... à demain.»
Bellequeue sort vivement sans vouloir écouter madame Durand, qui lui crie qu'elle se fâchera s'il fait de la dépense, et madame Moka dit: «Je serais bien étonnée qu'un tel parrain ne fesse pas bien les choses.»
Après une nuit que l'on aurait passée fort tranquillement si le nouveau-né avait bien voulu se taire, ce qu'il ne jugea pas convenable de faire pendant cinq heures consécutives, le jour du baptême s'annonça par une jolie petite pluie ou grésil qui gelait en tombant, ce qui rendait le pavé excessivement glissant, mais heureusement la nourrice arriva à bon port. C'était une paysanne de vingt-quatre ans, fortement constituée, dont le mari louait des ânes aux amateurs de Saint-Germain, pendant que sa femme louait mieux que cela aux nouveau-nés de la capitale. En voyant la nourrice, madame Moka déclare qu'il n'est pas probable que le nourrisson pusse jamais manquer, et madame Ledoux s'écrie qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à la nourrice de son douzième, qui était du papetier.
Quant à celui que cela regardait le plus, il est probable que sa nourrice lui plut aussi, car il se jeta avec avidité sur ce qu'elle lui présentait, et entourant de ses petites mains le globe qui lui promettait l'abondance, il y resta collé pendant une heure, sans qu'il fût possible de le lui faire quitter, ce qui fit dire à madame Moka que l'enfant annonçait beaucoup de caractère.
La nourrice aurait pu repartir le même jour pour son pays, mais madame Durand ne voulait point se séparer si vite de son fils, et, quoiqu'en le mettant en nourrice à quatre lieues de la capitale, elle se promit de le voir souvent, il fut décidé que Suzon resterait au baptême et ne repartirait que le lendemain.
M. Durand s'est mis en noir de la tête aux pieds; il ne trouve rien qui l'emporte sur ce costume sous lequel il croit avoir l'air d'un docteur. Les parens invités pour la cérémonie ne tardent pas à arriver. D'abord, c'est la marraine, madame Grosbleu, qui va embrasser sa nièce, en lui présentant le bonnet de baptême, qui est garni de fine dentelle; puis, veut embrasser son futur filleul, lequel loin de se prêter aux caresses de madame Grosbleu, fait des cris horribles, en remuant des pieds et des mains, et la tante s'écrie: «Il est charmant! c'est tout ton portrait, ma chère Félicité.»
L'accouchée sourit, et monsieur Durand, qui est à quelques pas, fait un profond salut à madame Grosbleu, en murmurant: «Oui, je crois qu'il sera bien!...»
Bientôt arrivent M. et madame Renard, marchands bonnetiers de la rue du Temple, et cousins de M. Durand. M. Renard avait l'intention de faire voir qu'il était piqué de ne pas avoir été choisi pour parrain; mais son épouse lui a fait sentir que c'était de la dépense de moins, sans compter les époques de fêtes et de jour de l'an, auxquelles un filleul ne manque jamais à venir saluer son parrain. M. Renard ayant compris qu'un filleul est une hypothèque indirecte placée sur notre bourse, ne conserve plus de rancune, et s'est promis d'avoir l'air très-agréable.
Viennent ensuite M. Fourreau et mademoiselle Aglaé, sa sœur. M. Fourreau est un bourrelier de la rue Sainte-Avoie, et collatéral de madame Durand. C'est un homme qui tient très-bien sa place à table, mais auquel il ne faut rien demander qui sorte du cercle de ses occupations journalières. Mademoiselle Aglaé Fourreau, qui est sur le point d'attraper sa trentième année, et n'a pas encore rencontré un amoureux pour le bon motif, est douée d'une vivacité qu'elle s'attache, à augmenter encore par une étourderie qui ne semble pas toujours naturelle; mais mademoiselle Aglaé veut encore avoir l'air d'une enfant, et, persuadée que la gaîté, l'enfantillage et la distraction sont l'apanage de la jeunesse, elle s'attache en prenant des années à conserver ce qui était excusable chez elle à dix-huit ans. Sa voix qu'elle prend dans sa tête, fait l'effet d'un flageolet jouant toujours la même note, sans y apporter jamais ni un dièse, ni un bémol; elle rit de tout ce qu'on lui dit, souvent de ce qu'elle dit elle-même; et comme il lui arrive parfois de rire en apprenant une nouvelle fort triste, elle s'en excuse alors en rejetant cela sur sa distraction, qui lui fait penser à autre chose qu'à ce qu'on lui dit, ce qui est très-agréable pour la personne qui lui parle. Du reste, mademoiselle Aglaé a été assez gentille à dix-huit ans, et elle pourrait l'être encore si elle riait moins souvent.
Deux voisins, dont l'un, qui se croit toujours malade, a sans cesse recours aux recettes de M. Durand, et est une de ses plus fortes pratiques, tandis que l'autre, grand amateur de dominos, vient souvent faire la partie de l'herboriste, achèvent de compléter la réunion qui vient rendre hommage à l'accouchée et admirer le marmot, devant lequel chacun répète la phrase d'usage: «C'est un bel enfant!... Dieu! qu'il est fort!... Il aura des yeux superbes!...»
A tout cela, M. Durand fait de profonds saluts en se rengorgeant dans sa cravate, et prononçant d'un air malin: «Je n'en fais pas souvent... mais aussi je les fais supérieurement conformés.»
M. Endolori, c'est le nom du voisin qui a toujours quelque maladie, s'approche de l'herboriste en lui disant: «Est-ce que vous ne lui avez pas encore fait prendre une infusion de simples?—A qui?—A votre enfant.—Je voulais qu'il bût une décoction de pariétaire, helxine, parce que cela prépare admirablement toutes les voies gastriques; la garde a prétendu que c'était trop tôt... Ces femmes-là sont tellement routinières!... Mais ce matin, pendant que mon épouse dormait et que madame Moka déjeunait avec la nourrice, j'ai lestement débarbouillé le petit avec une eau de sureau, sambuceus, qui doit le préserver de tous maux au visage; aussi, voyez quel teint brillant il a déjà!—C'est vrai!... On croirait qu'il a le visage verni.»
Dans ce moment madame Ledoux arrive en grande parure, en criant à tue-tête: «Ah! mon Dieu! quel train vous faites dans la chambre de l'accouchée!... Mais ça n'a pas le sens commun... et tant de monde autour d'elle!... et puis, on la fait causer, ça ne vaut rien... Comment cela va-t-il, ma voisine? La nuit a-t-elle été bonne... Encore bien fatiguée, n'est-ce pas?... Et l'enfant? voyons l'enfant... Ah! comme il sent le sureau... Est-ce qu'il a eu mal aux yeux?...
»—Ce n'est rien,» dit M. Durand. «C'est une petite expérience... une mesure de prévoyance que j'ai mise en usage...
«—Comment, monsieur,» dit madame Durand, «vous avez lavé ce cher amour avec du sureau!... Cela n'a pas le sens commun!...
»—Je vous dis, madame, que c'est pour son bien... Je connais l'emploi des simples, madame...—Eh! monsieur, mêlez-vous de vos simples, et ne faites pas d'expérience sur mon fils!...—Pour moi, j'en ai eu quatorze, mais je ne les ai jamais mis au sureau comme cela.... Mon mari, l'huissier, a fait boire un peu de vin à mon premier, mais cela l'a fait tousser pendant une heure. A mon septième, mon mari, l'ébéniste, a voulu lui frotter les reins avec de l'eau-de-vie, afin qu'il se développât mieux, mais il était bossu quand il est mort; enfin, mon treizième, qui était du papetier, annonçant une vue très-faible, nous lui fîmes porter des cataplasmes sur les yeux, et le pauvre petit est mort aveugle: ce sont les seuls essais que j'ai fait sur mes enfans... Mais il me semble que tout le monde est ici: qu'attend-on encore pour partir?—Et le parrain, ma chère amie.—Ah! c'est juste!... le parrain.—Et mon cousin, M. Mistigris, le professeur de danse... Je serais bien fâchée qu'il nous manquât; c'est un homme si aimable, et qui a toujours sa pochette à la disposition de ses amis... et vous savez comme il joue les contredanses! avec un goût! un fini!...
»—Oh! oui!...ah! ah! ah!... C'est bien drôle!» dit mademoiselle Aglaé, en riant aux éclats. Et madame Ledoux répond: «Je crois que je l'ai entendu une fois jouer dans votre magasin... En effet, il a un bien beau coup d'archet!... avant d'entrer je croyais qu'il y avait au moins quatre aveugles chez vous.
»—Je crois que le violon attaque les nerfs,» dit tout bas M. Endolori à M. Durand. «—Oui,» répond l'herboriste; «mais on prend quelques pincées de menthe, menta mentæ; c'est un antispasmodique.»
Un petit homme de quatre pieds sept pouces au plus, interrompt la conversation en entrant dans la chambre avec la légèreté d'un zéphir, se trouvant, par deux pas de basque, devant le lit de madame Durand. A cette entrée aérienne on a déjà reconnu M. Mistigris, professeur de danse, qui, quoique âgé alors de près de quarante ans, ne tient pas à terre, ayant le corps dans un mouvement continuel, et dont la physionomie a bien l'expression de son état, et annonce un homme qui a sans cesse des pirouettes devant les yeux.
«Nous parlions de vous, mon cher cousin,» dit madame Durand en présentant sa main à M. Mistigris qui la baise en se tenant sur une jambe. «Je craignais que vous ne vinssiez pas!—Je vous avais promis d'être ici avec ma pochette à midi... me voilà. J'ai eu quelques leçons qui m'ont retardé; mais j'ai dit: en deux temps, j'y serai... Cependant le pavé est mauvais; j'ai vu plus d'un particulier faire un écart sur le dos... Bonjour, Durand... où est donc l'enfant?...
»—Le voilà, monsieur,» dit madame Moka; attendez que je le tinsse.—Comment le trouvez-vous, cousin?» dit madame Durand. «—Oh! ce n'est pas la figure qui m'inquiète!... Voyons ses jambes.—Impossible maintenant; il est emmaillotté et habillé pour le baptême.—C'est qu'en voyant ses jambes, je vous aurais tout de suite dit quel homme ce sera; car il ne faut pas s'y tromper, cousine, les jambes sont le point de départ d'après lequel il faut juger chacun... Le mollet plus ou moins gros, bien ou mal placé, voilà des symptômes immanquables d'esprit ou de talent...
»—Ah! ah! ah! Comment! on a l'esprit dans le mollet!» dit mademoiselle Aglaé Fourreau en se dandinant.
«—On y a tout, mademoiselle; j'y place même l'âme.—Quant à l'âme, mon cousin,» dit l'herboriste avec gravité, «Hippocrate la loge dans le ventricule gauche du cœur, Erasistrate dans la membrane qui enveloppe le cerveau, et Strabon entre les deux sourcils.—Eh bien, mon cousin, si ces messieurs mettent l'âme dans le ventre, dans le cerveau, ou entre les sourcils, il me semble que je puis bien, moi, la placer dans le mollet; chacun son système.
»—Encore une fois, messieurs,» dit madame Ledoux, en élevant la voix pour couvrir celle de ces messieurs, «vous faites trop de bruit, vous parlez trop haut; ma voisine aura mal à la tête, puis le poil comme je l'ai eu à mon sixième, qui était de l'ébéniste.
»—Ah! j'aperçusse le parrain,» dit madame Moka. A l'annonce du parrain, le calme se rétablit dans la chambre, les parens voulant examiner avec attention celui que l'on avait jugé digne de tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux, et chacun étant curieux de voir ce qu'il allait apporter à la marraine et à l'accouchée.
M. Bellequeue se présente en frac bleu, dont les boutons brillaient comme autant de petits miroirs, en gilet de piqué blanc et en culotte noire; car il est bon de faire observer que l'on portait encore des culottes en 1805, et que c'est à cette époque que se passaient les événemens que nous avons l'avantage de vous raconter.
Bellequeue, coiffé avec un soin tout particulier, tient à la main son chapeau à trois cornes, et sous chacun de ses bras, des boîtes de dragées; de plus, deux petits paquets entourés de faveur sont suspendus à ses doigts, et un beau bouquet est attaché à l'une des boîtes de bonbons.
Le parrain, quoique un peu embarrassé par tout ce qu'il porte, entre dans l'appartement en se donnant d'abord cet air grave que l'on affecte quelquefois pour tâcher de ne point avoir l'air bête, et qui ne trompe que les sots; mais revenant bientôt à sa physionomie habituelle, Bellequeue sourit à tout le monde; puis, s'avançant vers l'accouchée, lui présente quatre boîtes nouées avec de la faveur bleue, et un petit paquet qui renferme quatre paires de gants.
«J'étais certaine que vous feriez des folies,» dit madame Durand en lançant un regard en coulisse au coiffeur, qui tire de sa poche droite deux petits pots de confiture de Bar et les lui présente en disant: «Ceci est pour l'estomac...—Encore!... Je vais me fâcher, mon compère!...—Et ceci est pour la poitrine,» dit Bellequeue en sortant de sa poche gauche une demi-bouteille de scubac. «—Ah! c'est par trop galant!...
»—Voici votre commère; mon cher Bellequeue,» dit l'herboriste en présentant madame Grosbleu qui fait une grave révérance au parrain. Celui-ci présente alors à la marraine un bouquet assez beau, puis quatre boîtes qu'il s'est décidé à lui acheter ainsi que le petit paquet de gants; mais pendant que madame Grosbleu admire les présens de son compère, Bellequeue s'approche de l'accouchée et trouve moyen de lui dire à demi-voix: «Ses gants sont de Grenoble, les vôtres sont de Paris... Vos dragées sont à la vanille, vous avez beaucoup de pistaches, et elle n'a que des noisettes.»
Madame Durand répond à tout cela par un regard malin, et madame Moka s'écrie, en mettant ses cinq doigts dans une des boîtes que madame Grosbleu vient d'ouvrir: «C'est un baptême conséquent, et je doutasse qu'on en visse de plus beau.
»—A propos, ma chère tante, quel est donc votre prénom?» dit madame Durand. «—Jeanne, ma chère amie. Est-ce que tu ne te souviens plus qu'on me nommait toujours Jeannette...—Il s'ensuit de là que notre filleul doit nécessairement se nommer Jean,» dit Bellequeue; «cependant si la maman veut y ajouter un second nom.—Eh bien! appelez-le Stanislas... J'aime beaucoup ce nom-là.—Jean-Stanislas, c'est entendu... Il est l'heure de partir.—Les deux fiacres sont à la porte,» dit Catherine...
«—Est-ce que tout le monde va me quitter?» dit l'accouchée; «—Moi, je suis inviolable près de vous, madame,» dit madame Moka en suçant la grosse dragée qu'elle a eu soin d'attrapper. «—Je crains que la voiture ne me donne des étourdissemens,» dit M. Endolori. «—Ah! un baptême, ce doit être bien gentil,» dit mademoiselle Aglaé. «—Une minute, que je règle l'ordre et la marche,» dit M. Mistigris, qui, après avoir admiré les jambes du parrain, était allé faire des entrechats dans la salle à manger. «Que l'on donne la main aux dames... et que l'on marche en mesure...»
Et M. Mistigris tirant sa pochette sur laquelle il place une sourdine, se met à jouer une fièvre brûlante de Richard, en marchant à la queue de la société; son intention était même de se placer sur le siége d'une voiture, à côté du cocher, et de jouer une sauteuse aux chevaux pour tâcher de les faire trotter en mesure; mais comme il tombe de la neige, il se décide à entrer dans l'intérieur de la voiture où est l'enfant avec sa nourrice, le parrain, la marraine, M. Renard et mademoiselle Aglaé, et pour charmer la société, il joue tout le long de la route des valses que l'enfant accompagne en criant.
Nous ne suivrons pas la société à la mairie et à l'église; on sait ce que c'est qu'un baptême, et celui-ci ne présente nul fait particulier, si ce n'est que M. Mistigris voulait jouer un menuet dans l'église, ce qu'on ne lui permit pas. Enfin, après avoir dûment constaté que le 15 mars 1805, il était né un fils à monsieur et madame Durand, unis en légitime mariage, le nouveau-né fut nommé Jean-Stanislas, mais le premier nom étant plus facile à prononcer plut davantage à la nourrice, qui appela toujours l'enfant Jean; et celui-ci s'habitua à ne répondre qu'à ce nom qui lui resta, parce que madame Durand s'aperçut que cela flattait le parrain. Or, nous ferons désormais comme la nourrice, et nous n'appellerons plus notre héros que Jean; trouvant comme M. Bellequeue que ce nom en vaut bien un autre, et que s'il y a des Jean de toutes les façons, il doit nécessairement y en avoir de très-aimables, de très-spirituels, de très-honnêtes, et de très-braves. Nous verrons par la suite dans quelle classe se trouva notre Jean.
On remonta dans les fiacres; M. Bellequeue tint constamment son chapeau à sa main, même pour descendre de voiture, et le son de la pochette de M. Mistigris annonça le retour de la société.
Il était près de trois heures, et le déjeuner, ou plutôt le dîner était servi dans la chambre de l'accouchée, qui voulait être témoin de la fête, quoique madame Moka lui eût dit qu'il était à craindre que cela n'embarrassît sa tête. Catherine s'était surpassée, et le fumet du premier service flattait agréablement l'odorat. Madame Durand avait désigné les places: ne se souciant pas que Bellequeue fût à côté de mademoiselle Aglaé, elle le mit entre la marraine et madame Renard; mademoiselle Fourreau se vit forcée de rire avec M. Endolori et le joueur de dominos, qui était gai comme un double six.
Pendant le premier service, on n'entendit que le cliquetis des assiettes, des fourchettes et le bruit des pieds de M. Mistigris qui, tout en mangeant, faisait des battemens sous la table. Au second service la conversation s'engagea; tout en goûtant un mets nouveau, en dégustant le vieux bourgogne de l'herboriste, les complimens allaient leur train sur la beauté de nouveau-né, et les vertus qu'il devait avoir s'il tenait de ses parens; mademoiselle Aglaé riait au nez de M. Endolori, qui lui conseillait de ne point trop manger d'anchois, parce que cela est irritant, et avait soin par prudence de ne point toucher aux champignons qui se trouvaient dans ce qu'on lui servait. Quant à Bellequeue, il buvait et mangeait presque autant que madame Moka, qui faisait disparaître avec dextérité tout ce qui se trouvait sur son assiette, et la présentait de nouveau à chaque plat qu'on servait en disant: «C'est seulement pour que j'y goutasse.» Madame Ledoux mangeait peu, parlant toujours des enfans qu'elle avait eus avec l'huissier, l'ébéniste et le papetier; M. Renard l'écoutait en faisant un air aimable; madame Renard ne disait rien et calculait ce qu'avait pu coûter chaque plat; M. Fourreau ne faisait que tortiller, avaler et se verser; l'amateur de dominos ne boudait devant aucun plat, et M. Durand attendait avec impatience que l'on servît d'un plat d'œufs à la neige dans lesquels, à l'insu de Catherine, il avait jeté une infusion de simples qui devait, d'après son calcul, leur donner un goût excellent.
Les œufs à la neige sont, enfin servis aux convives; l'herboriste ne dit rien, mais il sourit en voyant que chacun paraît surpris du goût qu'ils ont et que l'on se regarde en se demandant ce que cela peut être.
«Je vais vous le dire, moi,» s'écrie M. Durand, «car je crois que vous chercheriez long-temps; c'est un choix de simples, d'herbes excellentes pour le sang, et à la fois aromatiques et fortifiantes, dont j'ai fait un petit extrait que j'ai mêlé en secret à ces œufs, afin de vous faire une surprise agréable; je suis certain qu'à la cour même on ne mange rien de semblable... Hein! c'est délicieux, n'est-ce pas?...»
Les convives se regardent en murmurant: «Oui... c'est drôle... c'est un goût tout particulier...—Oh! j'étais sûr de mon affaire... vous verrez que plus vous en mangerez et plus vous trouverez cela excellent.
»—C'est singulier, je ne m'y fais pas du tout,» dit Bellequeue. «—Ni moi,» dit M. Mistigris, en passant un entrechat sous la table et en envoyant sa jambe gauche dans celles de madame Renard, qui ne sait pas ce que cela veut dire, parce que c'est le cinquième coup de pied qu'elle reçoit depuis le potage.
«Moi, je ne trouve pas que cela sentisse trop,» dit madame Moka. Les autres convives font comme Bellequeue et n'achèvent pas leurs œufs à la neige. Mais M. Endolori ayant entendu que c'était bon pour le sang, s'en fait servir une seconde fois, et en demande une troisième lorsque l'herboriste assure que c'est un plat qui peut préserver de beaucoup de maladies.
Heureusement, M. Durand n'a point fait d'expériences sur le dessert, et l'on y oublie l'entremets aux simples, en buvant à la santé du nouveau-né et de ses parens. Le champagne mousse dans les verres; mademoiselle Aglaé rit aux éclats, parce que le bouchon est allé sur le nez de madame Renard, Bellequeue remplit les verres, et madame Moka, après avoir lestement vidé le sien, boit celui de son voisin et s'écrie ensuite: «Ah! Dieu! est-ce que je m'eusse trompé?
»—Que fera-t-on de mon filleul,» dit madame Grosbleu. «As-tu déjà des projets, ma chère Félicité?—Ma tante, je veux que ce soit un joli garçon,» dit madame Durand: «quant à l'état, nous verrons sa vocation...—Surtout, ayez soin de lui faire apprendre à danser de bonne heure,» dit M. Mistigris, «c'est le moyen de développer son corps et son jugement.
»—Si on faisait de mon filleul un brave militaire,» dit Bellequeue, qui avait servi et parlait toujours avec plaisir de ses campagnes. «Eh! eh!... on avance vite maintenant!... Il faut le faire entrer au service à dix-huit ans, et je gage qu'à vingt, il sera capitaine.
»—Ah! monsieur Bellequeue!... vous allez faire tuer mon fils!...—Non, ma chère commère; mais je dis que l'état militaire peut aujourd'hui mener très-loin...—Moi, je désire que mon fils soit un savant,» dit M. Durand, «je le mènerai herboriser à quatre ou cinq ans; et quand il connaîtra bien les simples, son affaire sera faite.—Il faudra lui acheter un domino,» dit le voisin, «il n'y a rien qui apprenne plus vite à compter.»
M. Endolori ne dit rien depuis quelques minutes, il ne fait que se remuer sur sa chaise, il est pâle, il fait des grimaces, et les trois assiettées d'œufs aux simples qu'il a mangées, semblent le mettre fort mal à son aise.
En attendant que le petit Jean soit un savant ou un héros, Bellequeue propose une rasade à sa santé; mais M. Endolori ne boit pas; il glisse quelques mots à l'oreille de l'herboriste, qui lui répond: «Preuve que cela vous fait du bien?» M. Endolori, ne voulant pas montrer ces preuves-là à toute la société, se lève et sort de la chambre en se tenant en deux. Cependant la gaîté est devenue plus bruyante, Bellequeue veut chanter, Mistigris veut danser, mademoiselle Aglaé ne cesse pas de rire, et madame Moka fait du gloria pour la troisième fois.
Madame Durand avoue enfin qu'elle se sent un peu fatiguée, alors la société songe à se retirer. On fait ses adieux, on s'embrasse, et on sort par la boutique, dans laquelle M. Mistigris propose de danser la gavotte avec mademoiselle Fourreau. Mais comme il fait très-froid dans la boutique, chacun préfère retourner chez soi. M. Endolori, qui vient enfin de reparaître et semble avoir beaucoup de peine à marcher, prie M. Durand de lui donner son bras pour gagner sa porte; l'herboriste reconduit son voisin, en lui assurant qu'il se portera parfaitement le lendemain, et rentre se livrer au repos, en cherchant dans sa tête comment il s'y prendra pour donner à son fils l'amour des simples.
CHAPITRE III.
VOYAGE EN COUCOU.—VISITE A LA NOURRICE.
Le lendemain de cette mémorable journée, le petit Jean âgé de trois jours, quitta le foyer paternel pour celui de Suzon Jomard, chez laquelle il trouva trois petits camarades dont le plus âgé avait à peine six ans, sans compter celui qui venait d'être sevré. On voit que tout en louant des ânes, le père Jomard n'oubliait pas de cultiver ses terres.
Madame Durand avait versé beaucoup de larmes en embrassant son fils, tandis que M. Durand pérorait pour faire comprendre à son épouse que Saint-Germain n'est pas aux Grandes-Indes, et que, quoiqu'on n'y aille pas par un bateau à vapeur, il y a mille moyens de s'y transporter en peu de temps.
Une mère entend mal tout ce qui tend à lui prouver qu'elle a tort de pleurer son fils; d'ailleurs, madame Durand n'avait pas pour habitude d'écouter très-attentivement ce que disait son mari. Suzon, bourrée de cadeaux, et emportant une layette qui aurait pu servir à un petit duc (mais il est certain qu'un petit duc n'aurait pas été autrement fait que le petit Jean), Suzon reçut de la maman toutes les recommandations que peut inspirer la tendresse maternelle. On lui enjoignit surtout de ne jamais laisser crier l'enfant, ce qu'elle promit solennellement et ce qui ne l'empêcha pas de laisser crier M. Jean tout le long de la route.
M. Durand voulait aussi donner ses ordres à la nourrice, mais sa femme lui fit entendre qu'un homme ne doit se mêler d'un enfant que lorsqu'il a cessé de téter. L'herboriste se rendit à la justesse de cette remarque; cependant il remit en cachette à Suzon un paquet renfermant des fleurs de violettes, de mauves et de pavot, et lui recommanda d'en faire prendre en infusion à son fils, toutes les fois qu'elle le verrait éternuer. Suzon le promit encore, et en arrivant chez elle, elle donna le paquet de fleurs et de graines à ses lapins, qui cependant n'avaient pas éternué.
Que tout cela ne vous fasse pas penser que Suzon était une méchante femme et une mauvaise nourrice. Bien au contraire, elle avait grand soin de ses nourrissons auxquels elle s'attachait sincèrement; mais elle ressemblait à la plupart des nourrices, qui pensent qu'elles savent beaucoup mieux élever un enfant que les gens de Paris, et qui, après avoir écouté bien tranquillement ce que leur disent les parens, n'en font jamais qu'à leur tête.
Les couches n'ayant nul résultat fâcheux, au bout de quinze jours madame Moka fut congédiée; mais comme elle avait été très-satisfaite du baptême et des repas qu'elle avait faits chez M. Durand, elle ne s'en alla pas sans annoncer qu'elle revinsserait souvent s'informer de la santé de madame.
Au bout de trois semaines, madame Durand parfaitement rétablie, avait déjà recouvré ses couleurs. Quoique dans sa trente-cinquième année, l'épouse de l'herboriste était une petite brune, fort agréable, d'une fraîcheur et d'un embonpoint qui lui attiraient souvent des complimens de ses pratiques, surtout lorsque Bellequeue avait mis la main à sa coiffure, qu'il avait un tact particulier pour harmoniser avec sa physionomie.
Madame Durand voudrait déjà se rendre à Saint-Germain pour embrasser son fils, mais le docteur lui a défendu de sortir trop tôt; on n'est qu'au mois d'avril, et le temps est froid. Madame Durand braverait les frimas de la Sibérie pour aller voir son enfant, mais son époux va chercher le voisin Bellequeue pour qu'il fasse entendre raison à sa femme. Bellequeue arrive toujours sur la pointe, et, après avoir salué sa commère de la manière la plus gracieuse, prononce qu'il serait imprudent d'aller déjà à la campagne, que d'ailleurs on a reçu des nouvelles du poupon, lesquelles annoncent qu'il est en parfaite santé, et que par conséquent il ne faut pas que la maman se rende malade par amour pour son fils.
A cela, madame Durand s'écrie en poussant un soupir: «Ah! monsieur Bellequeue!... vous n'êtes pas mère!...
»—Non, mais je suis parrain!» répond le coiffeur, «et je me flatte d'avoir pour mon filleul la tendresse la plus vive.
»—Et moi, madame?» dit l'herboriste, «est-ce que je ne suis rien dans tout cela? Il me semble pourtant....
»—Si, monsieur!... mais vous êtes si froid!... vous ne sentez pas le bonheur d'avoir un fils!... vous ne pensez qu'à vos simples!... Ah! Dieu! il doit être déjà si grand, si beau, si aimable...
»—Est-ce que vous croyez par hasard qu'il parle à trois semaines?...—Non, monsieur... je sais bien qu'il ne parle pas pour vous... mais pour moi, c'est différent; une mère comprend tout ce que veut dire son enfant!... Enfin, j'attendrai encore huit jours, puisqu'on le veut, mais alors je n'écoute plus personne, et je pars pour Saint-Germain!»
Et pour se dédommager du temps qu'il lui faut encore être sans voir son fils, madame Durand en parle depuis le matin jusqu'au soir; avec Catherine, ce sont sans cesse des projets pour l'avenir de Jean, et avec toutes les personnes qui viennent dans sa boutique, c'est un mot sur la beauté de son enfant; elle ne donnerait pas une once d'orge perlé, un cornet de graine de lin ou une feuille de poirée, sans dire: «Vous savez que c'est un garçon?... un garçon superbe... des yeux grands comme cela!... de petits trous dans les joues... un amour enfin, un véritable amour...»
Beaucoup de gens, tout occupés de leur maladie ou de leurs malades, lui répondent à cela: «Madame, faut-il que ça bouille long-temps?.... faut-il la faire épaisse?... est-ce bon pour le rhume?»
Et M. Durand, qui craint que sa femme, en parlant de son héritier, ne donne du millet pour de l'orge et du coquelicot pour de la poirée, court au comptoir en disant: «Prenez garde, ma chère Félicité... Festina lentè... Ne prenons pas une chose pour une autre: ceci est de la marjolaine, amaracus... ceci de la joubarbe, sempervivum... Certainement notre fils sera très-beau garçon... c'est bon pour les coupures... et il aura j'espère une éducation parfaite... Laissez bouillir ceci cinq minute seulement; mais il ne faut pas, pour cela, donner à madame un émollient pour un astringent, et vice-versâ.»
Au bout des huit jours, un mal d'yeux qui survint à madame Durand la força de retarder son voyage; une femme qui est encore bien ne se soucie pas de se mettre en voiture publique avec des yeux à la coque, et l'épouse de l'herboriste tenait essentiellement à ses yeux, ce qui est très-excusable. D'ailleurs Suzon écrivait, ou pour mieux dire, faisait écrire toutes les semaines aux parens du petit Jean, et leur annonçait que son nourrisson venait comme un champignon, qu'il était frais et dodu, et faisait l'admiration du pays par sa gentillesse et ses reparties. Il est probable que les reparties étaient en pantomime, parce qu'un enfant de six semaines n'a pas l'habitude de répondre ad rem; mais si l'on prenait au pied de la lettre tout ce que vous mandent les nourrices, on croirait souvent qu'un enfant de quinze mois est en état de chanter au lutrin et de faire sa partie de piquet.
Enfin le mal d'yeux est passé, madame Durand se porte très-bien, il y a un mois et vingt-cinq jours qu'elle est accouchée, rien ne s'oppose plus à ce qu'elle aille voir son enfant. Le jour est arrêté, et l'on n'a point prévenu Suzon de la visite que l'on compte lui faire, parce qu'on est bien aise de surprendre la nourrice. On est au mois de mai, la matinée est belle. Madame Durand a fait une toilette qui tient de la petite-maîtresse et de l'amazone; elle embrasse son époux qui ne va pas avec elle à Saint-Germain, parce qu'ils ne peuvent point s'absenter tous deux de leur boutique, et elle attend le compère Bellequeue qui a offert de lui servir de cavalier, enchanté lui-même de revoir son filleul.
La maman s'impatiente, parce qu'il est déjà neuf heures, et qu'on devrait être aux voitures; M. Durand lui dit d'éviter les courans d'air, et lui donne une boîte de pâte de jujube pour son fils. Enfin, Bellequeue arrive le chapeau à la main; l'herboriste lui recommande son épouse; Bellequeue jure de veiller sur elle de même que si c'était sa femme, en agitant en l'air sa canne, comme s'il allait faire battre la retraite.
Madame Durand a pris le bras du coiffeur, ils gagnent les quais en se disant: «Quel plaisir d'aller à la campagne!... de voir ce petit Jean, de respirer le bon air!... Nous allons passer une charmante journée!» Ils arrivent bientôt aux petites-voitures. Comme, en 1805, il y avait moins de concurrences, de Parisiennes, de Draisiennes et d'Accélérées, la maman et le parrain prirent tout bonnement un coucou, dans lequel le conducteur les fit presque monter de force, en leur assurant que la voiture était complète et qu'il partait tout de suite.
Cependant, deux places du fond étaient seulement occupées par un jeune homme et une grisette, qui causaient tout bas, et parurent assez contrariés en voyant qu'il leur arrivait des compagnons de voyage, espérant peut-être qu'ils iraient en tête-à-tête à Saint-Germain. Le jeune homme se presse contre sa voisine pour faire une place à madame Durand, parce que le cocher a dit d'une voix de Stentor: «On tient trois sur chaque banquette... et même à la rigueur on tiendrait quatre s'il y avait des enfans.»
Mais madame Durand ne pouvait point passer pour un enfant; elle se laisse aller dans le fond, ce qui force presque la grisette à se mettre sur les genoux de son voisin, mais le jeune homme ne s'en plaint pas. On place la barre de bois qui sert de dossier au second banc, et Bellequeue s'assied devant, madame Durand, qui s'écrie: «Eh bien!... partons-nous?... pourquoi ne partons-nous pas?
«—Allons, cocher, mon ami, en route!» dit Bellequeue. Mais le cocher était retourné courir après les passans, afin de compléter sa voiture qui devait toujours partir tout de suite.
Cinq minutes s'écoulent, et point de cocher. Madame Durand ne cesse de répéter: «Ah! Dieu!... nous arriverons trop tard!... Je n'aurai pas le temps d'embrasser mon fils!...
»—Est-ce que ce drôle-là se moque de nous?» dit Bellequeue, en avançant sa tête hors de la voiture.
«Y avait-il long-temps que vous attendiez, monsieur?» dit madame Durand à son voisin. «—Ma foi, madame, il y avait bien une demi-heure que nous étions dons la voiture,» répond le jeune homme en souriant.
«—Une demi-heure!... Ah! c'est affreux... Descendons, mon cher Bellequeue.—Le voilà enfin... calmez-vous.»
En effet, le cocher arrivait alors avec un jeune homme qu'il avait arraché à un de ses camarades, et qu'il jeta presque dans la voiture à côté de Bellequeue, en disant: «Quand je vous disais que j'étais plein et que je partais.»
Le jeune homme qu'à son accent et à sa tournure on reconnaissait sur-le-champ pour un Anglais, jetait autour de lui des regards surpris, n'étant pas encore revenu de la manière dont il avait été porté dans la voiture, et examinant avec humeur sa cravate dont un des bouts était resté dans les mains de l'autre cocher; tandis que Bellequeue disait au conducteur: «Ah çà, j'espère que nous partons, maintenant?—Mais sans doute, mon bourgeois, sans doute...
«—Dites donc, coachman,» dit le jeune Anglais, en remettant son chapeau sur sa tête. «Vous avez pas dit le prix à moi!...—C'est égal... soyez tranquille, mon milord!... c'est toujours la même chose!... N'ayez donc pas peur, je suis bon enfant.»
En disant cela, le cocher court après une nourrice qu'il voit entre plusieurs de ses camarades, tandis que Bellequeue lui crie d'une voix courroucée: «Nous voulons partir tout de suite.
«—Monsieur,» dit l'Anglais en s'adressant à Bellequeue, «voulez-vous bien dire à moi combien coûtait la même chose?...»
Bellequeue regarde l'Anglais, se creuse la tête pour comprendre, se tourne vers madame Durand, et dit enfin: «Je n'ai pas bien entendu.
»—Je demandai à vous combien la même chose que le coachman voulait faire payer?—Ah! j'entends!... c'est le prix de la voiture que vous voulez dire...—Yes.—C'est vingt sous quand on marchande et vingt-cinq sous quand on ne dit rien...—Est-ce que c'était le usage ici que les coachman emportaient les voyageurs de force dans leur voiture?—Est-ce qu'il vous a pris de force?—Yes, il avait disputé moi à un autre, qui me avait saisi par le cravate, en disant toujours que je serais bien content de son petite cheval; heureusement que le cravate avait déchiré, sans quoi il étranglait moi quand celui-ci me emportait.
»—Il est certain,» dit Bellequeue, «qu'ils ont une manière un peu vive de vous engager à monter dans leur voiture.
»—Mais nous ne partons pas,» dit madame Durand, «il est dix heures passées... J'en ferai une maladie d'impatience... Descendons, Bellequeue...
»—Je vais d'abord aller rosser ce drôle-là,» dit le coiffeur en brandissant sa canne hors de la voiture, dont il allait descendre quand le cocher arrive avec la nourrice qu'il amenait en triomphe, et qui, avec sa tête, fit retomber Bellequeue sur sa banquette.
La nourrice se plaça entre Bellequeue et l'Anglais, et le cocher lui passa son nourrisson en disant: «Nous partons tout de suite, dans une seconde nous sommes passé la barrière.
»—Morbleu, cocher, si vous ne partez pas sur-le-champ,» dit Bellequeue avec colère, «vous aurez affaire à moi.—Calmez-vous donc, mon bourgeois, puisque nous v'là complets!... J'espère que ça n'a pas été long.»
Le conducteur se décide à fermer la voiture et à monter sur son siége, mais il ne part pas encore; il se contente de regarder à droite et à gauche en criant de toutes ses forces: «Un lapin, un lapin pour Saint-Germain!
»—Qu'est-ce que il avait donc à appeler ainsi des lapins?» dit l'Anglais à la nourrice, qui lui répond: «Eh bien! pardi, c'est tout naturel, c'est pour faire sa fournée!...»
L'Anglais, qui ne comprend pas, se retourne et ne dit plus mot. Madame Durand qui a examiné le poupon que porte la nourrice, dit tout bas à Bellequeue: «Quelle différence de cet enfant à mon fils!—Autant que d'une titus à une queue!» lui répond le coiffeur. Quant aux jeunes gens placés au fond, ils ne se mêlent de rien, ils ne parlent pas à leurs voisins, ils ont bien assez de choses à se dire entre eux.
Bellequeue, voyant que la voiture n'avance pas, va décidément prendre le conducteur au collet, lorsqu'un petit homme assez mal vêtu, et tenant sous son bras un paquet enveloppé dans un mouchoir rouge, monte sur le siége, et se place près du conducteur après avoir respectueusement salué la société. Le cocher se décide alors à se mettre en route, la voiture s'ébranle; mais elle ne va encore qu'au pas, et le cocher continue de crier: «Encore un lapin pour Saint-Germain!... C'est le dernier, et nous filons.
»—Comment, drôle! vous voulez encore prendre du monde?» dit Bellequeue. «—Pourquoi pas? est-ce qu'il ne faut pas que je gagne ma vie?—Vous voulez donc que votre cheval traîne neuf personnes?—Tiens!... c'est le moins! il en a souvent mené douze.—Et nous n'arriverons pas à Saint-Germain ce matin?—Laissez donc! pus mon cheval est chargé, pus il va vite!... Un lapin!...»
Heureusement une paysanne monte près du cocher; il fouette alors son cheval. Le coucou roule enfin sur la route de Saint-Germain, et madame Durand pousse un soupir en disant: «C'est bien heureux!» Et ses jeunes voisins en poussent aussi, mais sans rien dire, et la nourrice dit à l'Anglais: «Voyez-vous, il a trouvé ses deux lapins.» Et l'Anglais, croyant que la nourrice se moque de lui, tourne la tête avec humeur et n'ouvre plus la bouche.
La paysanne en lapin faisait la conversation avec le cocher, et la nourrice y prenait part quelquefois. Bellequeue jetait des regards en coulisse sur la grisette, puis les reportait sur madame Durand. Le petit homme, qui faisait le second lapin, avait dénoué le mouchoir rouge qu'il tenait d'abord sur son bras, et il en avait sorti une mauvaise culotte qu'il était en train de retourner; car le petit homme était tailleur, et, comme il portait la culotte à une de ses pratiques à Saint-Germain, il achevait en route de coudre les boutons. Il avait aussi sorti du paquet une tabatière, et il offrait du tabac à toutes les personnes qui étaient dans la voiture; mais en avançant son bras vers le fond pour présenter sa tabatière ouverte à madame Durand, un violent cahot la fit sauter, et le tabac vola dans les yeux de l'Anglais, qui ne prit pas la chose en bonne part, et, après s'être frotté les yeux, saisit le petit tailleur au collet, voulant absolument boxer avec lui.
Bellequeue s'interposa pour rétablir la paix, tandis que le cocher criait aux oreilles de l'Anglais: «Voulez-vous ben ne pas battre mon lapin!... Est-il méchant le milord!»
Enfin on finit par s'entendre; tout le monde éternua, parce que la voiture était comme une carotte de Macoubac, et l'on arriva à Nanterre en se disant: «Dieu vous bénisse!»
La voiture s'arrêta, le cocher descendit et donna la main à la paysanne; le petit tailleur se sauva avec sa culotte, et disparut derrière une maison, craignant peut-être qu'il ne prît fantaisie à l'Anglais de recommencer la partie de coups de poings. Les gâteaux, produits indigènes du pays, arrivaient en abondance par toutes les portières.
«Descendons-nous?» dit Bellequeue à madame Durand. Celle-ci voyait avec peine que l'on s'arrêtât; mais le cheval avait bien besoin de reprendre haleine. Elle descendit en soupirant et en disant: «Nous ne serons pas à Saint-Germain à une heure!»
Cette fois les jeunes gens du fond quittèrent leur place et descendirent aussi; mais au lieu d'entrer à l'auberge, où les autres voyageurs prenaient des gâteaux et buvaient du ratafia, ils gravirent lestement une colline, et se perdirent dans une espèce de carrière qui était près du chemin.
Madame Durand accepta des gâteaux pour faire quelque chose. Bellequeue, après s'être assuré dans le seul miroir qui fût dans la salle que sa coiffure n'était pas trop froissée, alla tenir compagnie à sa commère. Une demi-heure se passa qui parut une journée à la maman de Jean. Enfin le cocher prononça le mot: En route, et madame Durand fut une des premières à monter dans la voiture. La nourrice arriva, puis l'Anglais, qui tenait sur ses genoux une douzaine et demie de gâteaux de Nanterre. Le petit tailleur reparut, cousant encore un bouton à la culotte qu'il portait en écharpe; le malheureux sentait le vin et l'ail de manière à garantir toute une ville de la peste. La paysanne remonta aussi; il ne manquait plus que les jeunes gens du fond, et le cocher se mit à les siffler comme des barbets en criant de temps à autre: «Mais où diable sont-ils donc fourrés?... ils n'étaient pas à l'auberge?—Ils ont disparu par là-bas!» dit Bellequeue d'un air malin. «—Certainement ils ne reviendront pas,» dit madame Durand qui voudrait que l'on partît.
Mais en ce moment le jeune couple accourut gaîment, et sauta en riant dans la voiture. Madame Durand remarqua que la grisette avait sa robe chiffonnée, et le monsieur les oreilles bien rouges. Bellequeue, tout en pinçant tendrement le genou de sa commère, lui dit: «C'est fort ridicule de se faire attendre ainsi... car enfin il faut des mœurs... Je ne connais que cela.»
Le reste de la route se fit assez agréablement, sauf le goût d'ail qui avait remplacé l'odeur du tabac. Arrivés à la montée un peu rude qui est avant la ville, beaucoup de voyageurs descendirent, parce que le cheval qui menait facilement douze personnes, ne pouvait pas venir à bout d'en traîner neuf.
Le jeune homme et la grisette quittèrent la voiture, payèrent le cocher, et s'éloignèrent en choisissant les chemins les moins fréquentés. Pour eux tous les endroits étaient charmans pourvu qu'ils y fussent seuls. Nous avons tous éprouvé cela. Les déserts furent faits pour les amans; cependant les amans ne se font pas aux déserts.
Enfin madame Durand est à Saint-Germain; elle respire le même air que son fils. Elle s'empare du bras de Bellequeue, qui voudrait encore choisir les pavés; mais à Saint-Germain ils ne sont pas aussi beaux qu'à Paris, et madame Durand ne tient plus à terre.
On se dirige vers la demeure de Suzon; on se trompe plusieurs fois; on demande à tous ceux qu'on rencontre la maison de M. Jomard, loueur d'ânes, dont la femme est nourrice. Enfin on arrive dans une espèce de ruelle déserte, du côté de la route de Poissy, et on lit sur une porte charretière: Jomard tient des ânes.
Aussitôt madame Durand lâche le bras de Bellequeue et se précipite dans la cour de la maison, où elle aperçoit quatre enfans se roulant sur du fumier avec des poules et des canards, tout en grignotant un morceau de pain dont il est difficile de reconnaître la couleur.
Bellequeue arrive marchant sur ses pointes, c'était bien le cas; il regarde à son tour les quatre enfans, dont le plus petit, qui a seize mois, marche déjà avec ses frères.
«Est-ce qu'il est là-dedans?» dit le coiffeur. «—Eh non!... tout cela est trop âgé... Suzon! madame Jomard!... Suzon, apportez-moi donc mon fils!... ce cher Stanislas!...—Ce joli petit Jean!» dit Bellequeue.
La nourrice sort d'une petite salle basse dans un désordre qui n'avait rien de galant.
«Tiens! c'est monsieur et madame!» s'écrie-t-elle en renouant les cordons d'un jupon qui lui descendait à peine au mollet. «Tiens! c'te surprise!... Ah! ben!... vous surprenez joliment vot'monde!
»—Et mon fils, Suzon, apportez-moi donc mon fils!...—Oh! attendez, il est dans son berceau... Vous allez voir qu'il se porte ben...»
Madame Durand suit Suzon dans la salle basse, où le berceau de son fils est placé près d'un grand lit, dans lequel couche toute la famille Jomard, les parens à la tête, les enfans aux pieds. Le petit Jean dormait. Suzon le prend, et le donne à sa mère qui le couvre de baisers, et convient qu'il est en parfaite santé. «Mais son petit bonnet est un peu noir,» dit la maman. «—Ah! madame! il était tout blanc à c'matin; mais, dam'! les enfans, ça salit si vite... Eh ben! le papa ne vient pas l'embrasser!...
»—Ce n'est pas mon mari, c'est le parrain qui est venu avec moi...—Ah! j'savais ben que je le connaissais tout d'même.»
Bellequeue arrive, madame Durand lui présente l'enfant en disant: «Voyez comme il est beau!...»
Bellequeue s'avance pour embrasser son filleul, mais celui-ci, qui n'est pas content d'avoir été réveillé, met ses petites mains dans les bouffettes bien poudrées de son parrain.
«Il est superbe!» dit Bellequeue en tâchant de sauver sa coiffure endommagée par son filleul.
«Je crois qu'il me ressemblera,» dit madame Durand en prenant avec son enfant la route du jardin que lui indique Suzon. Pendant que la maman de Jean se livre aux douceurs de l'amour maternel, la nourrice conduit Bellequeue près de ses enfans et veut aussi les lui faire admirer; elle lui présente son dernier qui a seize mois et applique sur les joues du coiffeur ses deux petites mains pleines de terre, de fumier et d'autre chose; pendant ce temps, le second garçon arrive par derrière et s'attache aux mollets de Bellequeue; le troisième lui emporte son chapeau à cornes, le met sur sa tête, puis le jette dans un grenier; enfin le plus âgé grimpe sur le dos du beau monsieur et s'amuse à battre la caisse avec sa queue.
Le pauvre parrain ne sait plus où il en est, il ne peut se dépétrer des quatre enfans, il crie: «Holà!... mon chapeau... ma queue... mon habit... Eh bien, petits drôles!... vous me décoiffez!... madame Jomard, faites donc finir vos enfans.»
Mais Suzon rit aux éclats des petites gentillesses que font ses gas et madame Durand, qui revient, ne peut s'empêcher de rire aussi en regardant Bellequeue qui n'est plus reconnaissable, parce que le ruban de sa queue s'étant détaché, ses cheveux flottent sur ses épaules, et reviennent en partie sur son visage noirci par les mains de l'enfant.
«Ah, mon Dieu, mon cher Bellequeue, vous avez l'air d'un homme des bois!» dit madame Durand. Le coiffeur, qui préfère avoir l'air d'un homme policé, envoie un des petits gas sur un tas de paille, et Suzon, prenant un fouet, qui sert également aux ânes et à ses enfans, parvient à faire lâcher prise à ces derniers.
«Vous allez dîner avec nous, madame,» dit la nourrice; «dam', j'étions pas prévenue, mais je vous ferons toujours de quoi manger.—Volontiers, ma chère Suzon, ça fait que je ne quitterai pas mon fils.»
Bellequeue, qui commence à avoir assez de la famille Jomard, préférerait aller dîner chez un traiteur de la ville, et il en fait la proposition à madame Durand; mais celle-ci est décidée à rester; du beurre, du lait et son fils, voilà tout ce qu'il lui faut, et le parrain est forcé de se conformer à ses désirs.
Pendant que Suzon prépare le dîner, en se désolant de ce que son mari est absent, ce qui le prive du plaisir de voir les parens de Jean, Bellequeue parvient à trouver dans la maison un petit morceau de miroir devant lequel, à l'aide d'un petit peigne qu'il a toujours sur lui, il tâche de réparer le désordre de sa coiffure. Pendant qu'il se débarbouille, madame Durand le force à sucer un bâton de sucre d'orge qui a été dans la bouche de son fil», en lui disant: «N'est-ce pas que c'est bien bon?... hein, bonbon, nanan!... Il a souri en le suçant... ce cher amour!...
»—Nanan tout-à-fait!» dit Bellequeue en s'éloignant du sucre d'orge; et ayant cherché en vain de la poudre à poudrer, il se décide à se mettre un œil de farine sur sa frisure.
«—V'la le dîner,» dit Suzon; «asseyez-vous, madame; excusez si vous manquez de queuque chose; mais, dam'! c'est à la bonne franquette.»
On se place. Bellequeue ne trouve qu'un tabouret dont les quatre pieds tiennent encore; à ses côtés se mettent les quatre marmots qui ont si bien joué avec lui dans la cour; Suzon est en face; madame Durand veut, en dînant, tenir son fils sur ses bras.
On sert une soupe qui pourrait passer pour un flanc aux légumes; les enfans s'en bourrent, et présentent de nouveau leurs assiettes en disant: «J'en veux core!...
»—Vous allez les étouffer,» dit Bellequeue.—«Oh! que non, monsieur; ça les rend forts au contraire: voyez comme ils se portent!...»
L'aîné, pour montrer sa force, va tirer le tabouret de son frère; celui-ci tombe sur Bellequeue, en lui envoyant une cuillerée de soupe dans son gilet. Le parrain se lève avec humeur, en disant: «Madame Jomard, faites donc finir vos polisson!...»
Mais Suzon est allée chercher un plat de pigeons, dans lequel elle a mis toute sa science; et Bellequeue, après avoir essuyé son gilet, se remet à table et sert madame Durand qui veut absolument que son fils suce de petits oignons, et les présente ensuite à Bellequeue, en lui disant: «Allons, mangez... votre filleul y a goûté!... C'est bien meilleur.»
Le parrain n'a pas l'air de trouver cela meilleur; mais il avale les oignons, en faisant une légère grimace et en faisant tout son possible pour se garer de ses petits voisins, qui font souvent jouer leurs fourchettes sur son assiette.
«Madame Jomard,» dit Bellequeue, «il me semble que vous devriez apprendre à vos enfans à ne point ainsi dérober dans une assiette qui n'est point devant eux.—Bah! vous voyez ben que c'est pour jouer, pour vous faire des niches!—Certainement,» dit madame Durand. «—Des niches tant que vous voudrez; mais voilà la seconde aile que ce petit drôle me mange.»
Suzon sert une omelette au lard; c'est le plat de dessert. La vue de ce mets met tellement les marmots en gaîté, qu'ils font un concert de cris en avançant tous leur assiette.
«Sont-ils contens!» dit Suzon, pendant que les enfans se battent à qui sera servi le premier; et une des assiettes vole sur les genoux de Bellequeue, repoussée par un des petits gas, tandis que les autres continuent de lui faire des niches.
Mais le repas finit enfin, et Bellequeue s'empresse de tirer sa montre, en disant: «N'oublions pas que nous sommes loin de Paris, que c'est votre première sortie le soir, et qu'il serait imprudent de revenir tard. Déjà cinq heures... Il faut partir, ma chère commère; avant d'être aux voitures et d'arriver à Paris, il sera au moins huit heures.
«—Déjà partir!» dit madame Durand, «déjà quitter ce cher bijou!... C'est bien cruel... mais enfin je reviendrai... Entendez-vous, nourrice, je viendrai souvent le voir.—Oui, madame, et vous le trouverez toujours en bon état. Allons, mes enfans, embrassez madame qui m'a donné de quoi vous acheter des joujous.»
Bellequeue sent que c'est une invitation qu'on lui adresse; il tire sa bourse et donne aussi pour les petits espiègles qui l'ont tant amusé. Les marmots sautent après lui pour l'embrasser, et il voit le moment où son ruban de queue va encore être dénoué; mais après avoir embrassé son filleul, il esquive les quatre petits Jomard, saute lestement dans la cour, enjambe par-dessus les canards, et va se placer sur la porte de la rue, d'où il appelle madame Durand. Celle-ci se décide enfin à s'éloigner de la demeure de la nourrice, non sans y jeter encore de tendres regards.
«C'est une bien bonne femme que cette Suzon!... c'est une excellente famille que ces Jomard!» dit madame Durand à son compagnon. «Oui, excellente,» répond Bellequeue, en doublant le pas, de crainte qu'il ne prenne fantaisie à la maman de retourner embrasser son fils. On arrive aux voitures. Madame Durand déclare qu'elle ne montera que dans celle qu'elle verra presque pleine, afin de ne pas attendre comme à Paris. On trouve bientôt un coucou, dans lequel il y a encore une place dans l'intérieur.
«Montez,» dit Bellequeue, «moi je me mettrai près du cocher, au moins nous partirons sur-le-champ.»
Madame Durand monte; Bellequeue se place en lapin, et l'on fait route pour Paris. Cette fois le chemin semble devoir se faire sans accident; mais arrivés près de la barrière, le cheval s'abat, et Bellequeue, qui n'était pas préparé à cette chute, tombe sur la route et roule dans la poussière.
Heureusement il en est quitte pour quelques bosses à la tête; ce qui ne lui serait pas arrivé, dit madame Durand, s'il avait eu son chapeau dessus. On parvient, non sans peine, à relever le cheval qui enfin atteint sa destination. Madame Durand prend le bras de son compagnon qui boite un peu; et regagne sa demeure en lui disant: «Convenez, mon cher Bellequeue, que nous avons passé une journée bien agréable?—Oui, excessivement agréable!...» répond celui-ci en s'appuyant sur sa canne. «—Nous recommencerons, mon voisin; nous irons souvent voir cette bonne Suzon.»
A cela, Bellequeue ne répondit rien; il se contenta de souhaiter le bonsoir à madame Durand qui venait d'arriver à sa porte.
CHAPITRE IV.
L'ENFANCE DE JEAN.
Nous ne suivrons pas l'enfant dans tous ses développemens, et ne rendrons pas compte de chaque dent qui lui poussa; nous ne retournerons pas non plus chez la nourrice avec madame Durand, Bellequeue fait comme nous, ne se souciant pas de passer encore une charmante journée avec la famille Jomard.
A dix-huit mois le petit Jean marchait tout seul; il savait déjà prononcer quelques gros jurons que le père Jomard lui avait appris; il se battait fort bien avec ses frères de lait; il lançait son croûton ou sa tartine au nez de celui qui le regardait de trop près, et il annonçait de la force et de la santé. On jugea qu'il n'avait plus rien à apprendre chez sa nourrice, et on le fit revenir au foyer paternel.
M. Durand, qui n'avait pas revu son fils depuis le jour de sa naissance, le trouva excessivement grandi. Il le prit sur ses genoux, et l'enfant gigotta pour ne point y rester; il lui mit dans la bouche un petit morceau de gomme arabique, et M. Jean le lui souffla au nez; l'herboriste posa alors son fils à terre, en déclarant qu'il était fort comme un Turc, mais qu'il faudrait tâcher de lui assouplir le caractère.
Madame Durand dit que cela se ferait tout seul; que d'ailleurs il n'y avait pas de mal à ce qu'un homme eût du caractère, mais que son fils annonçait déjà les plus heureuses qualités, quoiqu'il ne sût dire encore que: «Bigre et mâtin.»
Toute la famille vint voir le petit Jean et admirer sa jolie mine, qui en effet n'était point laide, lorsque M. Jean voulait bien ne pas faire la grimace ou tirer la langue à ceux qui le regardaient. Madame Ledoux prétendit qu'il avait quelque chose de son cinquième qu'elle avait eu de l'huissier; M. Renard lui trouva le nez fin; madame Grosbleu l'embrassa en versant des larmes d'attendrissement; mademoiselle Aglaé, en riant; M. Mistigris lui tâta le mollet, jura qu'il en ferait quelque chose, et qu'Alcibiade n'avait pas un plus beau coudepied; enfin madame Moka, qui était aussi accourue pour l'admirer, resta émerveillée et s'écria: «Je ne crume pas qu'il s'eusse formé si vite.
»—Pardi!» disait Catherine, «un enfant qui est venu devant un peloton de grenadiers, et qui ont tous bu à sa santé, est-ce qu'il ne devait pas ben venir!»
Bellequeue, qui venait souvent voir son filleul depuis qu'il n'était plus en nourrice, disait aussi, en le caressant, ou en jouant avec lui: «Oui, ce sera un gaillard! un luron comme son parrain!»
Les premiers temps se passèrent assez bien; on excusait les cris, les trépignemens, les tapes que distribuait l'enfant, parce qu'il était encore trop petit pour qu'on s'en fâchât. On riait quand il jurait; Bellequeue trouvait charmant que son filleul l'appelât vilain mâtin, et madame Durand riait comme une folle lorsque Jean donnait des croquignoles à monsieur son père. On montrait l'aimable enfant comme une merveille à toutes les personnes qui venaient à la boutique, et M. Jean mettait ses doigts dans l'œil de celui qui voulait l'embrasser, ou crachait au nez de celle qui lui tendait les bras; et chacun s'en allait en se disant: «Il est bien gentil en effet!»
Jean atteignit ainsi sa sixième année, ne sachant que jouer, jurer, manger et dormir. A la vérité il n'y avait pas encore de temps de perdu, et au milieu de ses espiégleries, il était facile de voir que le petit Jean n'avait pas un mauvais cœur. Il avait une fois donné tout son déjeuner à un pauvre, et une autre fois il avait pleuré toute la journée, parce qu'en jouant avec un canif, il avait blessé au doigt un de ses petits amis. Jean n'avait pas le fonds méchant; par ses reparties et les tours qu'il jouait, il annonçait aussi de l'esprit; on pouvait donc faire quelque chose de lui; mais il aurait fallu d'abord dompter son caractère, et ne pas ériger en qualités et en gentillesses ce qui ne méritait que des réprimandes ou des corrections.
Quand son fils eut six ans, M. Durand déclara qu'il voulait commencer à s'occuper de son éducation; c'est-à-dire à lui apprendre à connaître les simples, à herboriser et à distinguer toutes les graines qui étaient dans sa boutique. Le petit Jean aimait beaucoup mieux apprendre à se battre avec son parrain Bellequeue, que d'étudier la botanique, et madame Durand trouvait qu'avant de connaître les simples, il fallait au moins que son fils connût ses lettres; mais M. Durand était inflexible sur cet article: il fit asseoir son fils près de lui dans son comptoir, et commença à lui donner des leçons. Le petit Jean pleurait ou trépignait des pieds devant la camomille et le pourpier; le papa lui donna quelques légères corrections, et, lui montrant de la racine de patience, voulut à plusieurs reprises qu'il répétât avec lui le nom de cette plante. M. Jean jeta la patience au nez de son père, qui voulut alors administrer à son rejeton la flagellation scolastique, et dit gravement à son fils: «Monsieur, ôtez votre culotte.»
L'enfant, croyant qu'il s'agissait tout bonnement de faire une autre toilette, ôta sa petite culotte et revint gaîment, la voile au vent, danser devant son père, mais M. Durand, le saisissant dans ses bras, lui donna froidement une demi-douzaine de claques, en lui disant: «Celle-ci est pour vous apprendre à connaître la patience, Lapathum; celle-ci pour que vous nommiez avec moi la camomille, Anthemis; celle-ci pour le pourpier, Portulaca; vous aurez une claque pour chacune; de cette manière, mon cher ami, vous apprendrez la botanique per fas et nefas.»
Le petit Jean, contraint de faire un cours de botanique nefas, jeta les hauts cris, sa mère accourut et faillit se trouver mal, en voyant comment M. Durand faisait étudier son fils; elle lui arracha l'enfant en l'appelant barbare et tyran. Heureusement Bellequeue arriva. Il s'efforçait toujours de rétablir la paix que son filleul troublait souvent: il entendit les deux parties, il donna raison à chacune, ce qui est le meilleur moyen d'arranger une affaire; et comme Jean ne voulait pas encore mordre à la botanique, il proposa aux parens de l'envoyer le matin à l'école, afin qu'il apprît d'abord autre chose.
On se rendit à l'avis de M. Bellequeue. Il fut décidé que Jean irait à l'école depuis le matin jusqu'à cinq heures du soir. Madame Durand choisit celle qui était le plus près de sa demeure; et, après avoir recommandé son fils au maître, comme jadis elle l'avait recommandé à Suzon Jomard, elle conduisit le lendemain matin à l'école le petit Jean, qui avait le panier de provision à la main, et le grand carton pendu à son côté.
Jean se plût d'abord à l'école; il était charmé de se trouver avec une foule de petits garçons de son âge, et de pouvoir s'y livrer à de nouveaux jeux. Dans le commencement, le travail ne l'ennuya point; il apprenait avec une extrême facilité et pouvait savoir en un quart d'heure ce que d'autres passaient une demi-journée à étudier. Mais bientôt sa vivacité, son étourderie, l'habitude de ne faire que ses volontés, lui firent négliger la grammaire pour s'occuper d'espiégleries qu'il jouait à ses camarades. Chaque jour, Jean inventait quelque tour nouveau qui mettait le désordre dans la classe. Il cachait le rudiment de l'un, renversait l'encrier de l'autre, changeait les paniers, déchirait les cahiers, cassait les règles, et allait enfin jusqu'à arracher le battant de la sonnette du maître.
Comme madame Durand faisait souvent des cadeaux au maître d'école, celui-ci était indulgent pour Jean, et se contentait de dire à sa mère: «C'est une mauvaise tête!... mais cela se corrigera!.... Il a beaucoup de moyens!... A la vérité, il ne veut pas en faire usage, mais c'est égal; il a infiniment de moyens.»
Madame Durand embrassait son fils, lui glissait un pot de confitures, ou une brioche, et rentrait chez elle en disant: «Le maître a dit que notre fils était plein de moyens.—Mais il écrit comme un chat et ne peut pas lire couramment,» répondait M. Durand. «—C'est égal, monsieur, du moment qu'il a des moyens, cela suffit.»
Le soir, Jean revenait souvent la culotte déchirée, n'ayant plus de casquette, et avec deux ou trois égratignures au visage. Alors M. Durand lui disait: «Qui vous a mis la figure dans cet état, monsieur?«—Papa, c'est en jouant.—Et votre pantalon, qui l'a déchiré?—C'est en jouant.—Et votre casquette, l'auriez-vous perdue?—C'est en jouant.
»—Mon ami, puisque c'est en jouant,» disait madame Durand, «il ne faut pas le gronder. Voudriez-vous que cet enfant ne jouât pas et se tuât sur ses livres et ses exemples?... Joue, mon fils, profite de cet âge heureux! il passera assez vite.»
Jean embrassait sa mère et courait chez son parrain qui lui apprenait à faire une, deux, à parer quarte, à parer tierce, et à bien s'effacer, puis ensuite jouait volontiers au ballon ou aux quilles avec son filleul, auquel il disait qu'un homme en sait toujours assez quand il fait bien des armes, et qu'il peut se présenter partout, dès qu'il est bien coiffé et se tient bien droit; Jean trouvait cela charmant et préférait la société de Bellequeue à celle de son père, qui en revenait toujours à ses simples et n'abordait son fils qu'avec un paquet de racines à la main.
Jean n'était point le seul mauvais sujet de sa classe, il y avait à son école un nommé Démar, qui était effronté, menteur et voleur, et un certain Gervais, qui était extrêmement paresseux, gourmand et poltron.
Ces messieurs s'étaient bientôt liés avec Jean, qui, du moins dans ses étourderies, était toujours franc et loyal; préférant être battu à mettre sur le dos d'un autre une faute dont on ignorait quelquefois l'auteur, Jean n'hésitait pas à dire: «C'est moi qui ai fait cela,» de crainte que l'on n'accusât un de ses camarades.
Il n'en était pas ainsi de Démar, qui avait un an de plus que Jean. Élevé très-sévèrement par ses parens, cet enfant contractait l'habitude du mensonge, et tâchait de faire subir à ses camarades la correction qu'il avait méritée. Lorsque Jean lui reprochait sa fausseté, Démar, qui avait de l'esprit, lui répondait par quelque plaisanterie ou lui apprenait un jeu nouveau. Jean n'avait point de rancune, et il se raccommodait avec son ami.
Gervais, qui était très-gourmand, allait visiter le panier de Jean et lui prendre une partie de son déjeuner; Jean se fâchait d'abord, mais Gervais se serait laissé battre sans le rendre; il fallait bien lui pardonner, et celui-ci, connaissant le courage de Jean, implorait toujours sa protection lorsqu'il avait des querelles avec ses camarades.
Ces messieurs s'entendaient fort bien sur un point: c'était de ne pas aimer le travail et de ne faire que leur volonté. Ils quittaient ensemble l'école, et au lieu de retourner sur-le-champ chez leurs parens, ils allaient jouer à la fossette ou au bouchon. Jean inventait des niches pour se moquer des passans. Il courait se jeter dans l'éventaire d'une marchande; il s'emplissait les mains de colle et allait tirer un monsieur par son habit; en hiver, il attachait une ficelle au marteau d'une porte cochère, et, caché dans une allée en face, frappait en tirant la ficelle, puis riait avec ses camarades aux dépens du portier qui ouvrait la porte, regardait de tous côtés et ne voyait personne.
Démar se permettait des espiégleries d'un autre genre: il volait quelquefois des pruneaux ou des noisettes chez les épiciers, puis les mangeait en cachette. Quant à Gervais, il se contentait d'emprunter des sous à Jean et ne les lui rendait jamais.
Jean grandissait et ne devenait pas plus docile; il savait lire et écrire passablement; mais c'était tout. Il ne voulait se mettre dans la tête ni latin, ni histoire, ni géographie. Son parrain allait souvent le chercher sur la Place-Royale, où il s'amusait à jouer aux noyaux, au lieu de rentrer.
Bellequeue commençait à prendre des années, et à poser quelquefois le talon à terre; mais il n'en était pas moins coquet et moins soigné dans sa coiffure. Depuis un an, se trouvant suffisamment à son aise, il avait quitté sa boutique, et ne coiffait plus que quelques connaissances, et par amitié. En vieillissant, il s'attachait chaque jour davantage à son filleul. Jean annonçait devoir être grand, il avait des yeux spirituels, de beaux cheveux bruns, un front bien fait, une physionomie franche, quoiqu'il ne cherchât jamais à faire l'aimable, et Bellequeue, tout en passant sa main dans les cheveux de son filleul, lui disait «Oui, oui, tu seras un gaillard... un beau garçon... Ah! si ta mère avait voulu, on t'aurait laissé pousser tes cheveux par derrière, et tu aurait en une queue comme moi!... mais elle prétend que ce n'est plus là mode!... Je ne pardonnerai jamais à la révolution d'avoir détruit les queues, les marteaux, les belles boucles à la chancelière, et les ninons pour les femmes.»
Jean répondait à cela: «N'est-ce pas, mon parrain, que pour devenir un homme comme vous, je n'ai pas besoin de connaître les Romains et les Grecs, de dire musa, la muse, rosa, la rose, et de savoir s'il y a des volcans en Italie et en Irlande.
»—Il est certain,» répondait Bellequeue, «que je ne me suis jamais occupé positivement de tout cela, et je ne crois pas en avoir moins bien fait mon état. Je sais bien que tu ne seras pas coiffeur, que tu auras de la fortune, et que l'on voudrait que tu fusses un savant... Tiens-toi droit, mon garçon. Il est certain encore que si tu te fais médecin ou avocat, un peu de géographie te serait, je crois, nécessaire.—Moi, mon parrain, je ne veux rien être du tout...—Alors, mon garçon, je crois que tu en sauras toujours assez, pourvu que tu te mettes bien en garde, que tu connaisses deux ou trois bottes secrètes, afin de défendre le beau sexe quand l'occasion s'en présentera: voilà tout ce qu'il faut. Et des mœurs surtout!... Mais de la galanterie, des attentions pour les dames... Au reste cela viendrai en son temps.»
Madame Durand pensait à peu près comme Bellequeue. Son fils promettait d'être joli garçon et bien fait; que fallait-il de plus? L'herboriste ne pensait pas de même; il voyait Jean tel qu'il était, ne voulant rien apprendre, n'obéissant point, et prenant avec ses amis de très-mauvaises manières.
M. Durand voulut encore essayer de faire connaître les simples à son fils; mais lorsque Jean avait passé une demi-heure dans le magasin, il était impossible de s'y reconnaître; les herbes étaient mêlées; les fleurs mises à la place des racines, les étiquettes arrachées; il fallait huit jours pour réparer le désordre que l'élève avait commis. Le papa essaya un autre moyen; il emmena son fils promener dans la campagne pour y herboriser avec lui. Mais au lieu de chercher des plantes, M. Jean grimpait aux arbres ou courait après les papillons; et M. Durand, ayant un jour voulu recommencer la leçon, per nefas, son fils, qui avait alors douze ans, se sauva à travers les champs, et revint tout seul à la maison.
«Décidément,» dit M. Durand, «ce garçon-là ne fera jamais rien... ou il faudra employer les mesures sévères... Il ne peut pas se mettre dans la tête une racine de guimauve, et il prend toujours le thym pour du serpolet!... il n'y a rien à en espérer.
»—Vous n'aimez pas votre fils, monsieur,» répondait madame Durand, «vous ne lui trouvez que des défauts!... Un garçon charmant!... qui a des yeux fendus en amande!... de belles dents! qui sera très-grand. Je gage qu'il aura au moins cinq pieds six pouces! Vous devriez être fier d'avoir un fils comme celui-là.»
Bellequeue disait alors, en tendant sa jambe, ou en rajustant une boucle de ses cheveux: «Moi, je crois que le garçon ira... Je sais bien qu'il n'est pas tout feu pour le travail!... Mais il fait très-bien des armes... Il a le coup d'œil juste... Il se tient comme un ange... Vous verrez que ce sera un gaillard.»
CHAPITRE V.
BAL CHEZ UN MAÎTRE DE DANSE.—ADOLESCENCE DE JEAN.
Jean avait treize ans, lorsqu'on jugea convenable de lui faire quitter l'école primaire, où depuis long-temps il repassait sa grammaire sans en retenir un mot. Cependant il lisait passablement, son écriture était presque déchiffrable; madame Durand déclara que son fils avait terminé ses études, qu'il en savait suffisamment du côté de l'utile, et qu'il ne s'agissait plus que de lui donner des talens agréables pour compléter son éducation.
M. Durand ne voyait rien de plus agréable pour un homme que de savoir ce qu'il fallait mettre de son ou de graine de lin dans un remède; mais Jean avait déclaré très-positivement qu'il ne voulait pas être herboriste: il fallut donc que le papa renonçât à l'espoir de voir son fils hériter de ses connaissances.
Madame Durand avait alors atteint sa quarante-huitième année, mais elle se mirait dans son fils. Jean devenait fort gentil; et une mère, en renonçant elle-même à l'espoir de plaire, met toute sa coquetterie dans ses enfans; elle est fière de leur beauté, et elle se fait souvent illusion sur leurs talens.
On ne pouvait guère se faire illusion sur ceux de Jean, qui n'était fort qu'au bouchon et au bilboquet; mais tout en faisant le diable, M. Jean chantait souvent, et l'on s'était aperçu qu'il avait la voix étendue et agréable. Madame Durand n'avait pas été la dernière à remarquer cela, et elle disait à tout le monde: «Mon fils pourrait briller à l'Opéra, si je voulais le mettre au théâtre. L'avez-vous entendu chanter?... Ah! quel beau timbre de voix!... il fredonnait ce matin: Le bon roi Dagobert a mis sa culotte à l'envers; je me suis crue aux Bouffies.»
Il fut décidé que Jean apprendrait la musique; et comme il était temps aussi qu'il sût tenir sa place dans un bal et faire avec grâce la poule et la chaîne anglaise, ou fit avertir M. Mistigris pour qu'il voulût bien faire un zéphyre de Jean.
M. Mistigris commençait à grisonner, ayant alors cinquante-trois ans bien sonnés; mais il prétendait que l'âge le rendait plus léger, et que, chaque année, il faisait les entrechats plus hauts que l'année d'auparavant. D'après cela, pour peu que M. Mistigris fût devenu octogénaire, il aurait fini par sauter aussi haut qu'une maison.
Il y avait long-temps que M. Mistigris avait demandé à entreprendre l'éducation du petit cousin. Il accourut donc avec sa pochette, admira les jambes de Jean, lui dit de tendre le coude-pied, et celui-ci le lui envoya dans le nez; le pria de faire un plié, et Jean se laissa tomber à terre. Le professeur dit que le jeune homme avait de superbes dispositions, et promit qu'il danserait presque aussi vigoureusement que lui.
Le maître de violon en dit autant parce qu'il voulait gagner ses cachets, et l'on donna une pièce de cent sous au petit Jean pour les belles dispositions qu'il n'avait pas montrées.
Jean courut dépenser ses cent sous avec ses amis Démar et Gervais. En quittant l'école, il n'avait pas perdu de vue ses deux camarades, qui demeuraient dans son quartier. Dès qu'il pouvait s'échapper de chez ses parens, il allait rejoindre ces messieurs, qui avaient leur lieu ordinaire de rendez-vous avec plusieurs autres polissons de leur âge.
Jean était toujours le bienvenu, parce que Jean avait constamment de l'argent dans son gousset, sa mère et son parrain voulant qu'il eût de quoi s'acheter ce qui lui était agréable; mais Jean n'était pas gourmand, et son argent passait bientôt entre les mains de ses amis, qui lui juraient une amitié à l'épreuve, et à quatorze ans on croit à de tels sermens. Il y a même des gens qui y croient encore en devenant hommes; cela fait leur éloge: les personnes qui sont de bonne foi ne suspectent point celle des autres.
Démar n'avait jamais d'argent, parce que ses parens, étant fort mécontens de lui, le traitaient avec sévérité, et voulaient lui ôter les moyens de faire des sottises. Gervais, né de gens peu fortunés, ne pouvait que bien rarement en obtenir quelque générosité. On juge avec quelle joie ces messieurs voyaient arriver Jean, qui était le richard de la société.
Démar dit à son ami: «Tu es bien heureux, tu peux avoir tout ce que tu veux... Avec de l'argent, on s'amuse, on dîne bien, on va en voiture... Si nous étions riches tous les trois, il faudrait voyager ensemble. Comme nous nous amuserions!
»—Il est certain,» dit Gervais, «que nous pourrions faire toutes nos volontés depuis le matin jusqu'au soir... Nous ne travaillerions jamais!... Nous irions courir, n'importe où! et le soir on ne nous mettrait pas en pénitence au pain et à l'eau.
»—Et moi,» répondit Jean, «ne veut-on pas maintenant me faire apprendre la musique et la danse!... C'est des bêtises que tout ça! Est-ce que j'ai besoin d'avoir encore des maîtres qui vont m'ennuyer?... Ah! je vais joliment me moquer d'eux pour les dégoûter de revenir... D'ailleurs, mon parrain dit que je fais bien des armes et que je me tiens bien droit... Est-ce que ce n'est pas assez?
»—Tiens, Jean,» reprit Démar qui paraissait réfléchir et méditer quelque projet, «si j'étais à ta place... je demanderais une petite somme à mon parrain... Il t'aime, il ne te refuserait pas. Avec cela nous irions tous les trois nous amuser dans les environs de Paris... Nous trouverions de plus belles places qu'ici pour jouer au bouchon et à la balle.
»—Nous pourrions enlever un cerf-volant; et, pendant ce temps-là, tes maîtres de musique et de danse ne t'ennuieraient pas.»
Jean né répondait rien; il voulait bien s'amuser et aller polissonner avec ses amis, mais il ne lui était pas encore venu dans l'idée de s'absenter pour quelque temps de la maison paternelle. Au milieu de ses étourderies, Jean aimait ses parens, et surtout sa mère qui lui donnait chaque jour tant de preuves de tendresse. Il oublia donc bien vite la proposition de Démar.
Mais le maître de musique, qui tenait à recevoir son cachet, était exact à venir donner sa leçon. Son élève se montrait cependant très-indocile; il ne voulait point solfier; il sifflait quand son maître lui donnait le la; il battait la retraite sur ses cuisses pendant qu'on lui chantait la gamme, et quand on lui plaçait le violon dans les mains, il le laissait tomber à terre.
De telles gentillesses lassèrent enfin la patience du maître. Après quatre mois de leçons, pendant lesquelles Jean ne voulut pas même apprendre à jouer l'air des bossus, le professeur déclara à monsieur et à madame Durand que leur fils ne voulait rien faire, et qu'il ne saurait jamais la musique.
«—J'en étais sûr,» dit l'herboriste. «Quand on n'a pas su se connaître à faire un bain d'herbes émollientes, on ne doit pas pouvoir apprendre la musique: emollit mores.
»—Ce maître-là ne sait ce qu'il dit!» s'écrie madame Durand; «il n'a pas su s'y prendre!... C'est un mauvais professeur; nous en donnerons un autre à mon fils. Au reste, vous voyez bien qu'il n'a pas besoin de connaître la musique pour chanter.»
M. Mistigris n'était guère plus heureux avec Jean, qui cependant s'amusait aux dépens de son cousin le danseur. Quand il s'agissait de faire un pas, il priait M. Mistigris de l'exécuter plusieurs fois devant lui, assurant que cela le lui apprendrait mieux. Le vieux maître à danser ne se faisait pas prier; il sautait, tournait, faisait des ronds de jambe et des entrechats devant son élève, qui, assis tranquillement dans un fauteuil, s'amusait de voir M. Mistigris se mettre en nage. Jean applaudissait lorsqu'il était content; il criait bravo quand son professeur sautait bien haut. La leçon se passait presque toujours ainsi. Jean regardait et Mistigris dansait, de sorte qu'on aurait pu croire que c'était ce dernier qui recevait des leçons de Jean.
Mais cette manière d'enseigner ne dérouillait nullement les jambes de l'élève; et M. Mistigris dansait depuis plusieurs mois devant Jean, sans que celui-ci tînt ses pieds plus en dehors. Le professeur imagina un autre moyen pour donner à son élève le désir de bien danser.
M. Mistigris, suivant l'usage de quelques-uns de ses collègues, rassemblait ses élèves chez lui une fois par semaine; et, quoiqu'il logeât au troisième étage d'une maison de la rue des Gravilliers, il se figurait donner des bals champêtres à l'instar de ceux de la Chaumière et du Wauxhall.
M. Mistigris dit donc un jour à madame Durand:
«Ma chère cousine, comme mon élève, votre fils, n'a pas encore une connaissance parfaite des figures, je crois qu'il serait nécessaire qu'il vînt quelquefois à mes petits bals; il y verra de mes élèves des deux sexes qui vont fort bien. Cela ne peut que lui donner le goût des jolies poses et l'amour des battemens, sans lequel un jeune homme ne sait sur quel pied danser dans le monde.
»—Vous avez parfaitement raison,» dit madame Durand; «mon fils ira à vos bals.—C'est après-demain le jour; faites-moi l'amitié de l'y conduire... Vous verrez une charmante réunion, des gaillards qui sautent jusqu'au plafond, et des demoiselles qui lèvent la jambe à la hauteur de mon épaule.—Ça me fera grand plaisir.—Vous savez le numéro?... D'ailleurs vous entendrez la musique d'en bas.—A quelle heure cela commence-t-il?—Oh! de bonne heure... dès qu'on est deux je forme un quadrille. Je compte sur vous; avec des amis, si cela vous fait plaisir.»
Madame Durand prévient son fils qu'elle va le mener au bal. Comme Jean n'avait jamais été au bal, il ignorait si cela l'amuserait. M. Durand ne voulant point quitter sa boutique pour aller voir danser, on propose à Bellequeue d'être de la partie, et il accepte avec plaisir, parce qu'il a été grand amateur de danse.
Le jour de la réunion étant arrivé, madame Durand fait faire une belle toilette à son fils, qui préférerait à son habit à la mode et à son joli chapeau, la veste du matin avec laquelle il va faire le diable avec ses intimes amis; mais il n'y a pas cette fois moyen de s'esquiver. Madame Durand ne quitte pas son fils; elle ne le perd point des yeux, et lui donne de petites tapes sur les joues en l'appelant mauvais sujet, mais d'un air qui veut dire: Tu es bien aimable.
Bellequeue ne se fait pas attendre. Sa toilette est soignée, sa coiffure exhale de loin la vanille et le jasmin; il a mis plus de poudre qu'à l'ordinaire, afin de mieux dissimuler les cheveux blancs qui commencent à arriver. Il tient d'une main son chapeau à trois cornes, de l'autre des gants serin tout neufs; il semble avoir encore toute la vigueur de sa jeunesse en présentant son bras à madame Durand.
On part, et l'on arrive rue des Gravilliers. Il est sept heures du soir et il fait encore jour; mais madame Durand a oublié le numéro de la maison; heureusement on entend le son d'un instrument, et, en levant la tête, on aperçoit, à la croisée d'un troisième M. Mistigris qui joue, non pas de la pochette, mais du violon, en se tenant presqu'en dehors de la fenêtre et criant les figures dans la rue, comme s'il voulait faire danser les passans.
«C'est là,» dit madame Durand, «le voilà, je le reconnais,—Diable!» dit Bellequeue, «il paraît que le bal est déjà en train, car il dit les figures... Mais où est donc la porte? Ce doit être cette allée... Entrons.»
On entre dans une allée étroite, noire et très-profonde au bout de laquelle on cherche, en tâtonnant, à trouver l'escalier.
«Où allons-nous donc par ce cassecou?» dit Jean. «—Au bal, mon fils.—Il est certain,» dit Bellequeue, «qu'il aurait dû mettre ici un lampion ou une lanterne pour les jours de danse... Mais il y a peut-être un portier... Appelons: holà!... portier!... portière!... Où est l'escalier qui mène au bal?»
On ne reçoit pas de réponse. Bellequeue appelle encore, enfin une voix cassée, qui semble partir du premier, dit: «Qu'est-ce que vous demandez?—Nous demandons le bal de M. Mistigris.—Montez au troisième.—Mais nous ne trouvons pas l'escalier.—Allez à droite, dans l'enfoncement.—Infiniment obligé.»
Et Bellequeue, qui marche en éclaireur, pousse bientôt un cri de joie en disant: «Victoire! je tiens la rampe! Venez me prendre la main, je vous guiderai.»
On suit Bellequeue. Arrivé au premier étage, on commence à distinguer un peu devant soi; au second on voit presque les marches; au troisième il fait jour, et on lit sur une porte: «Mistigris donne des leçons de danses françaises et étrangères; on trouve chez lui des chaussons. Sonnez fort, s'il vous plaît.»
Bellequeue met ses gants, rajuste sa cravate et sonne, tandis que madame Durand arrange sa collerette et frotte le bras de son fils qui a blanchi son habit dans l'escalier. Une bonne d'une cinquantaine d'années ouvre la porte, et introduit la société dans une antichambre d'où on entend dans le lointain le violon de Mistigris.
La bonne prend les chapeaux de ces messieurs et leur donne en échange des cartes sur lesquelles sont des numéros. «Pourquoi faire ça?» dit Jean. «—C'est pour qu'on retrouve plus facilement son chapeau,» dit Bellequeue. «—Oh! il paraît que c'est tout-à-fait dans le grand genre.
»—Désirez-vous des chaussons, messieurs?» dit la bonne. «—Je n'ai pas encore faim,» dit Jean. «—Ce n'est pas cela, mon fils, ce sont des chaussures commodes pour ceux qui dansent ou qui viendraient en bottes; mais vous êtes très-bien, messieurs; d'ailleurs pour la première fois la société aura de l'indulgence.»
Bellequeue présente sa main à madame Durand, en disant à la bonne: «De quel côté le bal?»
La bonne marche devant eux dans un long couloir, au bout duquel on se trouve dans une vaste pièce qui n'est meublée que de banquettes, et dans laquelle on n'aperçoit que M. Mistigris qui continue de jouer du violon et de crier les figures en se tenant bien en dehors de sa croisée.
Bellequeue et madame Durand regardent dans tous les coins et cherchent une autre porte, espérant découvrir les danseurs. M. Mistigris, les apercevant, quitte cependant sa croisée et vient les recevoir en continuant de jouer du violon. «Ah! vous voilà!... C'est bien aimable de vous être rappelé que c'est ce soir mon jour de bal... monsieur Bellequeue, je suis charmé de vous voir... Ah! voilà mon élève! Voyez-vous le gaillard il s'étend déjà sur les banquettes... Il va joliment s'en donner!... La poule!»
Et, après avoir dit cela, M. Mistigris va se remettre contre sa croisée en raclant plus fort que jamais.
«Ha ça, mais où sont donc les danseurs, mon cousin?—Ah! ils ne sont pas encore arrivés... mais on va venir... Oh! on viendra; il n'est pas tard.—Et pourquoi donc criez-vous les figures en jouant du violon, quand vous êtes tout seul?—Ah!... l'habitude, et puis ça fait bien, c'est pour les passans... Ça donne envie de monter et d'apprendre à danser... Vous ne jouez pas de quelque instrument, monsieur Bellequeue?... J'ai un cor de chasse là.—Non, je n'en sais pas jouer.—C'est dommage, vous vous seriez mis à la fenêtre à côté de moi... Mais nous pouvons commencer... Rien n'empêche de former un quadrille; madame Durand avec son fils, monsieur Bellequeue et ma bonne... Oh! elle danse très-bien; elle fait mieux les figures que les ragoûts, elle est si habituée à faire les utilités... Holà! Nanette, ici... Il nous manque un quatrième... Vous allez voir comme elle s'en tire.»
Mais madame Durand ne veut pas absolument danser, et Bellequeue ne se soucie pas d'étrenner ses gants serin avec la bonne. Dans ce moment on entend sonner: la figure de Mistigris s'épanouit, il crie à Nanette: «Voilà du monde, allez donc ouvrir!—Je croyais qu'il fallait danser, monsieur,» dit la bonne, qui a déjà retourné le coin de son tablier pour faire la quatrième. «Allez ouvrir, Nanette, vous danserez si on a besoin de vous.»
Nanette paraît beaucoup aimer à danser, cependant elle va ouvrir, et bientôt on voit arriver un grand jeune homme en pantalon de nankin et en bas bleus, qui met d'abord ses pieds en dehors avant de saluer, et fait ensuite une profonde révérence à chaque personne de la société.
«C'est bien, c'est très-bien, Charlot,» dit Mistigris qui n'a pas quitté sa fenêtre; «un peu plus bas encore... C'est ça... Reposez bien votre tête sur vos épaules... Maintenant une petite scène d'Annette et Lubin avant le bal.»
Le grand Charlot ôte son habit, et met son mouchoir rouge en ceinture, paraissant se préparer à entrer en scène, tandis que Mistigris dit à madame Durand: «C'est un jeune homme qui se destine à la pantomime, et je lui donne des leçons, parce que la pantomime est naturellement fille de la danse... La bonne, asseyez-vous là, vous représenterez la bergère.»
La bonne, qui sert à tout, va se placer sur une banquette; le jeune homme court dans la salle en faisant des glissades; il va ensuite se mettre à genoux à quelques pas de sa bergère et commence, en pantomime, une déclaration, lorsque Jean, qui croit que Charlot a ôté son habit pour jouer au cheval fondu, ôte aussi le sien, et s'élance lestement par-dessus la tête de M. Charlot, de manière à tomber entre lui et Nanette.
«Bravo!» dit Bellequeue, «je n'aurais pas mieux sauté à quinze ans.»
Dans ce moment on entend sonner. La bergère est obligée d'aller ouvrir la porte, et M. Mistigris dit au jeune homme qui est resté à genoux: «Mon ami, j'ai trop de monde aujourd'hui, le bal va s'ouvrir, la pantomime sera pour une autre fois.»
Madame Durand remet à son fils son habit, et le supplie d'avoir une tenue décente. Dans ce moment quatre personnes entrent dans le salon. C'est une maman qui amène ses trois filles. M. Mistigris quitte sa croisée en s'écriant: «Toute la famille Mouton!... Ah! c'est charmant! nous serons au grand complet.»
Madame Mouton est une grande et grosse femme de cinquante ans, bourgeonnée comme un vigneron, et ayant la lèvre supérieure surmontée de petites moustaches brunes qui feraient honneur à un conscrit. Elle est coiffée d'un bonnet de gaze orné de roses, tandis que ses trois filles ont de simples capotes qui leur cachent presque toute la figure. Madame Mouton ne manque jamais d'assister aux leçons de danse de ses demoiselles dont elle prend aussi sa part; c'est une des plus infatigables danseuses des bals de M. Mistigris.
Pendant que la famille Mouton fait des révérences, que le grand Charlot y répond en saluant jusqu'à terre, que Bellequeue remet ses gants en disant: «Ça commence à devenir animé;» et que la bonne murmure avec humeur: «Allons, v'là toute la famille Mouton! on n'aura pas besoin d'une quatrième!» Mistigris est allé chercher un tambourin qu'il place sur la croisée, auprès de lui, et il fait signe à Jean, qui va battre la caisse pour accompagner le violon. Jean ne s'amuse pas à battre en mesure, il ne cherche qu'à faire du bruit; mais c'est tout ce que veut Mistigris, qui s'écrie en regardant par la fenêtre: «On nous écoute dans la rue... Il y a deux personnes arrêtées... Ferme, Jean... La chaîne des dames.»
On sonne de nouveau: ce sont trois jeunes clercs d'avoués qui viennent rire au bal de M. Mistigris, et tâcher d'y faire une connaissance honnête; puis arrive une petite fille de sept ans, avec son papa; puis deux demoiselles ou dames qui paraissent avoir l'habitude d'aller partout, et vont s'asseoir dans le salon, comme si elles se plaçaient au parterre de chez madame Saqui.
«Ça sera très-nombreux,» dit madame Durand à Bellequeue. «Je savais bien que mon cousin avait la vogue.»
Bellequeue ne fait semblant de rien; mais il va regarder dans une glace si sa coiffure n'est point abattue. Mistigris est dans le ravissement d'avoir tant de monde, et sa bonne vient lui dire à l'oreille: «Monsieur, il y a de quoi former deux quadrilles en me faisant faire la quatrième.
»—Allons, en place, en place,» crie le maître de danse, de sa croisée où il a établi son orchestre. «Messieurs, invitez vos dames.»
Deux des clercs invitent les jeunes filles qui sont venues sans papa et sans maman; un troisième prend une des demoiselles Mouton, Bellequeue en invite une autre, et Charlot se place avec la petite fille de sept ans.
Mais il manque un vis-à-vis, et il ne reste plus en fait de cavalier que le papa de la petite fille, qui a la goutte, et M. Jean, qui a déclaré qu'il ne danserait pas. Alors madame Mouton se lève et dit: «Je vais faire l'homme, moi,» et elle se place avec une de ses filles en face du grand Charlot, tandis que Nanette murmure dans un coin de la salle: «Quand cette madame Mouton est ici, il n'y a plus moyen de faire ni la dame ni le cavalier.»
Le signal est donné, les danseurs partent. Madame Mouton, en se disant: «N'oublions pas que je fais l'homme,» s'élance avec tant de force, qu'au premier choc elle jette par terre la petite fille qui lui fait face; mais celle-ci se relève en riant, et la figure va son train.
Bellequeue part ensuite; il danse comme au temps où l'on portait de la poudre. Mistigris lui crie: «On ne fait plus de passes, monsieur Bellequeue, ça n'est plus la mode...—Ça m'est égal,» dit Bellequeue, «je veux en faire, c'est toujours joli.»
A la seconde figure, Jean a crevé le tambourin; Mistigris s'arrête, désespéré de cet accident. «Allez toujours avec le violon,» dit madame Mouton; «nous n'avons pas besoin du tambourin pour marquer la mesure.» En effet, la maman la marquait à chaque pas de manière à faire sauter les banquettes; mais M. Mistigris, qui est bien aise d'avoir un orchestre, va chercher un flageolet qu'il donne à Jean, en lui disant: «Sais-tu souffler un peu là-dedans?—S'il ne faut que souffler,» dit Jean, «vous verrez comme je m'en acquitte.»
On reprend la contre-danse au son du violon et du sifflet de Jean, qui souffle de manière à se faire entendre des deux bouts de la rue. Tout en indiquant les figures, M. Mistigris donne quelques avis à ses élèves en criant à l'un: «Arrondissez les bras!...» A l'autre: «De l'abandon en balançant... Un entrechat ici. Souriez à votre dame... souriez donc.»
Madame Mouton et Bellequeue font leur profit des leçons du maître; l'une sourit toujours, l'autre se donne tant d'abandon que la sueur coule de son front avec la poudre et la pommade. Enfin le quadrille finit. Il était temps pour Bellequeue et madame Mouton, qui semblaient jouter à qui ferait le plus de poussière.
Après la contre-danse, Jean jette de côté le flageolet et fait la roue et la culbute dans le milieu du salon.
«Est-il enfant!» dit madame Durand, «il joue encore comme à six ans!
»—Preuve d'innocence et de candeur, dit Bellequeue. «—C'est vrai,» dit madame Mouton, «je faisais aussi très-bien la culbute, je ne sais pas si je m'en souviendrais encore.»
Comme personne n'est curieux de voir madame Mouton faire la culbute, on se contente d'applaudir Jean, en disant: «Il fait bien chaud ici... Si l'on pouvait se rafraîchir.»
Pour tout rafraîchissement, la bonne, qui a sans doute un bénéfice sur les chaussons, va, après le quadrille, demander si l'on veut changer de chaussure pour mieux danser, et M. Mistigris arrose la salle avec un entonnoir, en disant: «Il n'y a rien qui rafraîchisse mieux que cela.»
On forme une nouvelle contre-danse, et cette fois madame Mouton fait la dame avec Nanette qui fait l'homme, parce que Jean ne voulant plus souffler dans le flageolet, c'est le grand Charlot qui le remplace à l'orchestre, et madame Mouton demande la petite laitière dont elle aime beaucoup la figure.
On danse plusieurs quadrilles dans lesquels madame Mouton s'est montrée infatigable; Jean, qui ne s'amuse pas de voir danser, s'est étendu sur une banquette sur laquelle il dort profondément, et Mistigris dit à madame Durand: «Envoyez-moi votre fils toutes les semaines; vous verrez combien il acquerra en assistant à mes bals. D'ailleurs cela forme un jeune homme, cela lui donne l'habitude des réunions et de la bonne société. J'ai quelquefois plus de monde que cela; il m'est arrivé d'avoir vingt personnes à la fois... Mais alors on paie dix centimes par quadrille... Ce sont les profits de Nanette.»
L'heure du départ est arrivée; madame Mouton voudrait que l'on dansât encore une anglaise. Mais déjà deux des clercs sont partis avec les demoiselles qui ont bien voulu accepter leur bras, et madame Durand va réveiller son fils pour se mettre en route. On échange ses numéros contre ses chapeaux, Nanette éclaire jusqu'en bas, afin qu'on ne se perde pas dans l'allée; on se salue à la porte, et à dix heures et quart le bal du maître de danse est terminé.
Bellequeue est enchanté de sa soirée, quoiqu'elle lui annonce une courbature pour le lendemain, et madame Durand dit à son fils: «Mon ami, vous êtes-vous amusé au bal?—Pas du tout,» répond Jean. «—Comment! cela ne vous a pas donné envie de danser?—Cela ne me donnait qu'envie de dormir.—Parce que vous ne dansiez pas vous-même. Mais comme je veux que vous deveniez un beau danseur, comme votre parrain, vous irez toutes les semaine au bal de M. Mistigris.»
Jean ne répond rien, et sa mère dit tout bas à Bellequeue: «Vous voyez comme il est docile... Son père ne sait pas le prendre, il lui parle toujours latin!... Mais avec de la douceur j'en ferai tout ce que je voudrai. Du reste, vous conviendrez qu'il a été charmant ce soir.—Charmant!» dit Bellequeue, «il s'est conduit comme un homme de cinquante ans.»
Le lendemain, Jean va se dédommager avec ses amis de la soirée passée chez son maître de danse: «On veut que j'y retourne,» leur dit-il, «j'y retournerai... Mais je lui ôterai l'envie de m'avoir à ses bals. Avec leurs jambes tendues, leurs bras en rond, leurs dandinemens, ils avaient tous l'air d'imbécilles!... Jusqu'à mon parrain qui sautait comme un cabri!... Ça me faisait de la peine pour lui! Est-ce qu'un homme doit faire des bêtises comme ça?—Non, certainement,» dit Démar, «Il vaut mieux jouer à digdog, ou monter à un mât de cocagne.»
Le jour du bal arriva. Madame Durand, qui n'aimait plus à sortir souvent, comptait sur Bellequeue pour conduire son fils, mais Bellequeue se ressentait encore des entrechats qu'il avait battus chez M. Mistigris, et il ne pouvait pas se redresser. Jean avait quatorze ans passés, il aurait pu aller seul, mais on craignait qu'alors il n'allât point chez son maître de danse; Catherine était nécessaire à la maison; il fallut donc que M. Durand se décidât à conduire son fils.
Jean ne se souciait pas que son père vînt avec lui, et il répétait sans cesse: «J'irai bien tout seul;» mais M. Durand avait pris son chapeau et son rotin, en disant: «Monsieur mon fils, vous n'êtes pas assez sage pour que l'on se fie à vos promesses. Experto crede Roberto, c'est-à dire, je vais aller avec vous.»
On s'achemine en silence vers la demeure de M. Mistigris; le papa Durand n'aimait à causer que de son état, Jean n'y entendait goutte: voilà pourquoi le père et le fils ne disaient mot.
Cette fois M. Mistigris avait fait placer un bout de chandelle dans le fond de son allée, ce qui annonçait une soirée extraordinaire; et cela fit sourire Jean. On rencontra dans l'escalier la famille Mouton qui arrivait; la maman s'arrêtait à chaque marche pour demander à ses filles si son bonnet était bien placé, parce que la vue du bout de chandelle lui promettait une brillante réunion.
Il y avait en effet, dans la salle de danse, trois dames et deux messieurs de plus que la dernière fois, et M. Mistigris avait loué un petit savoyard, qui était assis sur le bord de la croisée et battait du tambourin, même quand on ne dansait pas.
M. Durand est allé tendre la main à Mistigris, en lui disant: «Salutem tibi», et Mistigris tend la jambe en lui répondant: «Ça va bien, je vous remercie.»
Les dames se placent sur les banquettes, les hommes se promènent dans le salon, Mistigris accorde son violon en disant au petit savoyard; «Donne-moi le la;» et le petit savoyard lui répond ingénument: «Je ne l'ai pas, monsieur; vous ne m'aviez rien donné.»
Mademoiselle Nanette va et vient de l'antichambre au salon, ôtant son tablier toutes les fois qu'elle revient dans la salle de bal et le remettant pour aller ouvrir la porte.
Jean a refusé le flageolet que M. Mistigris lui a offert, il se promène dans la salle et semble attendre avec impatience que l'on se mette en place; enfin le quadrille est formé, on dansera à seize, en comptant Nanette qui est enchantée de figurer. Pendant que Mistigris joue le prélude du pantalon, Jean tire de sa poche une poignée de petites boules qu'il lance dans le milieu de la salle.
«Partez!» crie Mistigris, et les danseurs se mettent en mouvement; mais des détonations éclatent de tous côtés; on se recule, on se retourne avec effroi, et en se reculant, en se retournant, on marche de nouveau sur les pois fulminans que M. Jean a jetés à pleines mains dans la salle. Les demoiselles Mouton poussent des cris affreux; la maman se trouve mal en faisant éclater un pois; les petites filles pleurent; les dames crient au secours; le grand Charlot croît que la maison tombe, et les jeunes clercs rient aux éclats.
M. Mistigris cherche à rétablir le calme en s'écriant: «C'est quelque méchanceté d'un confrère... C'est quelqu'un qui est jaloux de mon bal, qui a fait cette mauvaise plaisanterie;» et M. Durand, qui, en voulant secourir madame Mouton, a fait éclater des pois, cherche de tous côtés son fils, et crie: «Amenez-moi Jean, je vais fouiller dans ses poches.»
Jean n'est plus là: il a disparu au moment où la contre-danse commençait; Nanette sort par le couloir en criant: «Monsieur Jean!... votre papa vous demande.»
Mais M. Jean ne répond pas; la-bonne qui avance toujours, s'aperçoit qu'il n'y a plus de lumière dans la pièce d'entrée qui sert de vestiaire. «Qui est-ce qui a donc soufflé la chandelle?» dit Nanette en allant à tâtons; «c'est très-ridicule... C'est...»
Nanette n'achève pas: quelque chose s'embarrasse dans ses jambes; elle tombe en poussant un grand cri. Le cri de la bonne est entendu dans la salle de bal. «Il se passe quelque chose dans le vestiaire,» dit M. Mistigris! «Est-ce qu'il y aurait des voleurs introduits chez moi... C'est étonnant qu'ils aient choisi pour venir le jour où j'ai du monde.»
Mais déjà tous les jeunes gens se précipitent dans le couloir pour savoir ce qui se passe dans la pièce d'entrée. M. Mistigris les suit, son archet à la main; plusieurs dames en font autant, la curiosité l'emportant sur la peur; mais personne n'a pris de lumière, parce qu'on ne sait pas qu'il n'y en a plus dans l'antichambre.
Arrivé là, à peine a-t-on fait quelques pas dans l'obscurité, que l'on culbute comme Nanette; le nombre des personnes augmente le désordre; les uns crient, les autres rient. Au milieu de la confusion générale, M. Mistigris demande à grands cris de la lumière, et M. Durand, qui n'a pas suivi les curieux, arrive tenant d'une main un flambeau et de l'autre son rotin.
Dès que la scène est éclairée, on veut savoir ce qui a pu occasioner la chute de tant de personnes, et l'on voit deux grandes ficelles qui sont attachées d'un bout à l'autre de la chambre à la hauteur de dix pouces environ.
«C'est une horreur!» s'écrie le maître de danse, qui en tombant s'est foulé le pied. «C'est un tour abominable!... Me faire faire un faux pas avec tous mes élèves... Les pétards pouvaient encore s'excuser, mais ceci est un délit complet.»
Un éclat de rire est la seule réponse que reçoit M. Mistigris, et l'on aperçoit alors la figure de Jean, qui, du carré dont il tient la porte entr'ouverte, s'amuse à considérer tous ceux que son expédient a fait culbuter.
«Voilà le coupable!» dit Mistigris en désignant Jean. «Oui, certainement, c'est lui,» dit M. Durand; «mais je vais venger la société que mon fils a jetée par terre... Tu castigaberis! drôle!... Messieurs et mesdames, je vous enverrai du vulnéraire...»
En disant cela, M. Durand a enjambé par-dessus les personnes qui sont encore à terre; il court vers l'escalier, le redoutable rotin levé, prêt à châtier le coupable. Mais Jean n'a pas attendu son père; il descend lestement l'escalier, enfile l'allée et retourne en courant près de sa mère. L'herboriste continue de poursuivre son fils, il court après lui dans la rue, la canne en l'air, en s'écriant toujours: «Attends-moi, drôle!» Mais Jean ne l'attendait pas; et comme un garçon de quatorze ans court mieux qu'un homme de cinquante-quatre, le fils arriva long-temps avant le père.
En voyant son fils revenir seul, madame Durand lui demanda ce qui s'était passé, pourquoi il revenait de si bonne heure de chez M. Mistigris, et ce qu'il avait fait de son père. Jean répondit en riant que le bal avait été tout de travers, que les danseurs et les danseuses s'étaient amusés à faire la culbute dans l'antichambre, et qu'il avait perdu son père dans la rue.
Mais M. Durand arrive à son tour, essoufflé et furieux; il entre dans la boutique la canne levée, il s'avance vers son fils, et celui-ci, sautant par-dessus le comptoir, échappe à la correction paternelle et court se réfugier et s'enfermer dans sa chambre. Madame Durand retient son époux par le pan de son habit en lui disant: «Qu'avez-vous donc, monsieur? Au nom du ciel, parlez... et ne tenez pas ainsi votre rotin en l'air, en menaçant votre fils... Vous me faites l'effet de Brutus, monsieur!
«—Il n'est pas question de Brutus, madame,» dit l'herboriste en se jetant sur une chaise. «Votre fils est coupable... Il a fait ce soir des siennes... Il mérite une correction, qui benè amat benè castigat, et je veux lui prouver que je suis son père.
«—Et qu'a-t-il donc fait, monsieur, pour vous mettre ainsi en fureur?»
L'herboriste raconte ce qui s'est passé à la soirée de M. Mistigris. «Et c'est pour cela que vous voulez battre mon fils!» dit madame Durand. «Mais, monsieur, ce sont des espiégleries!—Des espiégleries, madame! Effrayer toute une société!—Est-ce qu'on doit s'effrayer pour quelques pétards.—Il y a deux dames qui se sont trouvées mal... Elles en feront peut-être une maladie.—Ce sont des bégueules!—Moi-même, madame, en écrasant sans le vouloir un de ces maudits pois, j'ai ressenti une commotion jusque dans la racine des cheveux.—Si vous aviez été militaire, monsieur, vous n'auriez rien ressenti, et je suis bien sûre que M. Bellequeue aurait dansé au milieu des pétards sans en faire un entrechat de moins.—Et les ficelles tendues pour faire tomber tout le monde, madame, et dix ou douze personnes des deux sexes faisant la culbute dans l'obscurité?—C'est plus décent que s'il y avait eu de la lumière, monsieur.—Et notre cousin Mistigris qui aura peut-être une entorse?—Vous avez des remèdes pour tout, monsieur.—Madame, vous avez beau dire, vous ne parviendrez pas à excuser mon fils à mes yeux. Le jeune homme n'est plus un enfant, il est temps de montrer de la fermeté. Je veux bien lui faire grace des coups de canne en considération du principe: Moneat antequam feriat. Mais qu'il se tienne pour averti, et qu'il garde quinze jours la chambre où il sera nourri cum pane et aquâ. Voilà mon ultimatum.»
Madame Durand n'insiste plus, mais elle va consoler son fils, et pendant les quinze jours suivans, que Jean est censé passer dans sa chambre, Catherine lui donne en secret la clef des champs, en lui portant tous les matins un poulet et une bouteille de bordeaux, ce qui, dit-elle, doit le faire grandir beaucoup plus vite que le pain et l'eau ordonnés par M. Durand.
CHAPITRE VI.
L'ASSEMBLÉE DE FAMILLE, ET QUEL EN FUT LE RÉSULTAT.
La pénitence imposée par l'herboriste à son fils ne le rendit pas plus sage. Il est certain que le vin de Bordeaux et les poulets devaient plutôt lui donner du goût pour les repas particuliers, et que la facilité d'aller ensuite jouer toute la journée loin des yeux de son père, avait fait de la correction un temps de vacance. Mais lorsqu'un père veut punir et qu'une mère veut pardonner, il est bien difficile de rendre un enfant obéissant; avant de former les autres, il faudrait souvent se corriger soi-même. C'est dans l'accord qui règne entre les parens, que les enfans puisent les meilleurs exemples et les plus douces leçons.
Jean avait près de seize ans, quand sa marraine, madame Grosbleu, mourut, laissant à son filleul toute sa fortune qui montait à près de six mille francs de rente; madame Durand dit alors à son époux: «Vous voyez que notre fils sera très à son aise, et qu'il est inutile de lui faire apprendre aucun état.»
M. Durand répondit que si son fils ne faisait rien du matin au soir, il emploierait nécessairement son argent à des folies; que d'ailleurs il fallait qu'un homme fît quelque chose, sans quoi il s'ennuyait et ennuyait les autres. M. Durand avait raison, et il n'avait jamais si bien parlé; mais madame Durand était persuadée que son fils, ne pourrait jamais ennuyer personne, et elle s'écria: «Jean se fera ce qu'il voudra, il a de l'esprit, il sera bel homme et il aura des écus; avec tout cela, monsieur, je crois qu'on peut remplir toutes les charges de l'État.»
M. Durand prétendit que pour le plus mince emploi, il fallait au moins écrire lisiblement et mettre l'orthographe mais sa femme lui répondit que cela pouvait être de rigueur pour les petits emplois et non pas pour les grands.
«Du moins, madame,» dit l'herboriste, «n'apprenez pas à votre fils ce que sa marraine a fait pour lui; s'il sait qu'il a déjà une fortune indépendante, il fera encore plus de sottises.»
Comme Bellequeue fut aussi d'avis qu'il ne fallait pas dire au jeune homme qu'il était riche, la maman consentit à ne point l'en instruire; mais afin qu'il se ressentît déjà de cet accroissement de fortune, elle lui glissa en secret une bourse contenant vingt-cinq louis, en lui disant: «C'est un petit cadeau que ta marraine t'a fait en mourant. Use-s-en, modérément... mais ne te refuse rien.»
Jean mit une pièce d'or dans sa poche et alla retrouver ses bons amis Démar et Gervais; il leur offrit de les régaler de tout ce qu'ils voudraient. Les amis de cet âge ne se font jamais prier pour accepter quelque chose. On se rendit dans un café, où Démar donna à Jean des leçons de billard, pendant qu'on leur préparait un splendide déjeuner à la fourchette. Jean trouva le jeu de billard fort amusant et se promit d'y jouer souvent. Démar demanda à son ami pourquoi il les régalait si bien; Jean tira la pièce d'or de sa poche, en disant: «C'est un cadeau de ma marraine, j'en ai plein un tiroir comme cela.
»—Il faudra manger tout le tiroir,» dit Gervais, pendant que Démar semblait réfléchir en considérant d'un œil avide la pièce d'or que Jean tenait encore dans sa main. Mais le déjeuner arrivant fit cesser toute autre réflexion.
Jean avait demandé ce qu'il y avait de meilleur en mets et en vins; sa mère lui avait dit: «Ne te refuse rien,» et il suivait exactement ce conseil. Les trois jeunes gens firent sauter les bouchons. Gervais ne s'était jamais trouvé à pareille fête, il était gris avant d'être au milieu du déjeuner, parce que des têtes de seize ans ne supportent pas de fréquentes rasades. Bientôt Jean fut dans le même état que Gervais; Démar seul conservait un peu plus de raison, et il s'en servait pour tâcher de faire sentir à Jean tout le bonheur qui les attendait en quittant tous les trois des parens qui voulaient contrarier leur vocation pour le plaisir.
Quoique Jean ne fût nullement contrarié dans sa vocation, il approuvait tout ce que disait Démar; ces messieurs trinquaient à leur amitié, à leur sincère attachement; Gervais balbutiait et devenait à chaque instant plus attendri; le vin le rendait sensible, et il finit par pleurer en embrassant ses deux amis. Jean voulait encore paraître de sang-froid, mais il avait de la peine à tenir son verre, et Démar profita de ce moment pour proposer à ses amis de se lier par un serment dans lequel il serait dit qu'à l'avenir tout serait commun entre les trois amis, et qu'ils partageraient ensemble la bonne et la mauvaise fortune.
Démar et Gervais ne pouvaient que gagner à un tel engagement; cependant Jean fut un des premiers à lever la main et à serrer celle de chacun de ses amis; une nouvelle rasade scella ce pacte des adolescens.
Pauvre Jean!... te voilà engagé avec de bien mauvais sujets!... Où te conduiront de telles liaisons!... Que l'on dise encore que les amitiés d'enfance, que les promesses de collége sont sacrées! Pour qu'un serment ait quelque valeur, ne faut-il pas que ceux qui l'ont prononcé sachent à quoi ils s'engagent? Est-ce dans l'âge des illusions, lorsqu'on ne connaît encore ni le monde, ni les hommes, ni soi-même, que l'on peut décider de son avenir? Et cependant, c'est au collége, c'est dans l'adolescence qu'on est prodigue de sermens.
Tout en buvant et jurant, ces messieurs chantaient et faisaient un bruit qui renvoyait du café les gens honnêtes qui s'y trouvaient. Le maître de la maison, ne se souciant pas de perdre toutes ses pratiques pour trois écoliers qui se grisaient, présente la carte à ces messieurs, en cherchant poliment à leur faire entendre que, pour se livrer à leur bruyante gaîté, ils seraient mieux dehors que chez lui, où cela troublait le paisible habitué qui venait prendre sa tasse de chocolat et lire le journal.
Pour toute réponse, Jean jeta sa pièce d'or sur le comptoir en disant: «Qu'est-ce qu'il baragouine, le limonadier?—Je crois qu'il veut que nous nous en allions,» dit Démar. «—Vraiment!... Est-ce qu'il nous prend pour des gamins! Nous ne nous en irons pas.—Il prétend que nous faisons trop de bruit!» s'écrie Gervais. «—Oui. Eh bien! en ce cas, il faut crier plus fort.»
Et ces messieurs entonnent un chœur avec accompagnement de fourchettes et de couteaux. Le limonadier se fâche, il s'approche de nouveau des jeunes gens et leur dit: «Messieurs, je vous prie de vous retirer, ma maison n'est point un cabaret.»
Les trois jeunes gens lui rient au nez, et frappent sur la table de manière à casser le marbre qui la couvre. Alors le limonadier fait signe à un de ses garçons, qui court chercher la garde au poste voisin. Quatre fusiliers et un caporal arrivent bientôt dans le café. A leur vue, Gervais se cache sous la table, et Jean met sa serviette en turban en lançant des boulettes de mie de pain au nez du caporal.
Les soldats s'avancent. Jean et Démar ne veulent point sortir, tandis que Gervais que la peur a un peu dégrisé se faufile par-dessous les tables et gagne la porte. Cependant le caporal, qui s'ennuie de recevoir des boulettes, dit à ses soldats: «Saisissez ces deux hommes.»
Les deux hommes, qui avaient à peine trente-trois ans à eux deux, veulent faire résistance, et lancent quelques assiettes aux soldats. Mais leur force ne répond pas à leur courage, ils sont bientôt saisis et emmenés au corps-de-garde au milieu d'une foule de badauds que le bruit avait attirés.
Bellequeue rentrait paisiblement chez lui, le chapeau d'une main et la canne de l'autre, lorsque la vue de beaucoup de monde lui fit lever les yeux pour chercher la cause de ce rassemblement; il aperçoit son filleul marchant fièrement entre deux fusiliers. Bellequeue s'arrête, il ne veut point d'abord en croire ses yeux; mais c'est bien Jean que l'on conduit au corps-de-garde avec un autre garçon de son âge.
Bellequeue retrouve toute la vivacité de sa jeunesse, il suit les soldats, perce la foule, et pénètre dans le corps-de-garde presque aussitôt que les deux coupables. Là, Bellequeue court à Jean, se fait expliquer l'affaire, et soulagé en apprenant qu'il ne s'agit que de bruit et d'assiettes cassées, il supplie le commandant du poste de lui rendre son filleul.
Mais les jeunes gens se sont révoltés contre la force armée, le commandant prétend qu'ils doivent être punis. Bellequeue rejette leur faute sur l'ivresse causée par le vin, et le commandant prétend qu'alors il faut les punir pour s'être grisés. Il déclare enfin qu'il ne rendra les jeunes gens qu'à leurs pères. Bellequeue prétend qu'un parrain peut faire le père dans beaucoup d'occasions, le commandant est inflexible, et Bellequeue se décide à aller conter l'affaire au papa Durand.
Bellequeue arrive tout effaré à la boutique de l'herboriste. Il a mis son chapeau sur sa tête, ce qu'il ne fait que dans les cas extraordinaires. «Je viens pour mon filleul,» dit-il en entrant, «il est au corps-de-garde.
»—Au corps-de-garde!» s'écrie madame Durand, «ah, mon Dieu! mon fils s'est engagé!»
Et Catherine est obligée de faire respirer du vinaigre à sa maîtresse qui est sur le point de se trouver mal, tandis que l'herboriste s'écrie: «Mon fils est au corps-de-garde!... Il aura insulté la sentinelle.
»—Calmez-vous,» dit Bellequeue, «le fait n'est point grave; c'est pour un peu de bruit dans un café, après un déjeuner avec des amis... Les jeunes gens étaient gris... C'est une leçon pour eux, cela les dégoûtera du vin. Venez, mon cher Durand, venez dire que vous êtes le père, et l'on vous rendra votre fils.
»—Allez donc, courez donc, monsieur!» dit madame Durand. «—Une minute, madame,» dit l'herboriste. «Mon fils s'est fait mettre au corps-de-garde, ce n'est pas pour rien, et il mériterait que je l'y laissasse!... C'est gentil!... c'est aimable! à seize ans se faire mettre au corps-de-garde! cela promet. S'il avait étudié les simples, madame, il ne serait pas maintenant entre quatre fusiliers: studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant.»
Madame Durand sentit peut-être que son mari avait raison; mais elle le supplia de nouveau d'aller délivrer leur fils, et M. Durand, qui au fond aimait aussi le coupable, se rendit enfin avec Bellequeue au corps-de-garde, où l'affaire s'arrangea. On rendit la liberté aux deux jeunes gens, quoique Démar ne fût pas réclamé par son père; mais Bellequeue voulut bien répondre de lui pour obliger son filleul.
Jean était plus calme; il ne disait mot en suivant son père, et s'attendait à un sermon sévère. Mais M. Durand gardait le silence; et, en arrivant chez lui, il se contenta de conduire lui-même son fils dans sa chambre, de l'y enfermer et de garder la clef dans sa poche; puis il descendit trouver sa femme et lui dit: «Vous voyez, madame, que notre fils ne se conduit pas précisément comme un bijou. Si nous le laissons toujours maître de son temps, il se fera souvent mettre au corps-de-garde, et on finira par vouloir l'y garder; il s'est lié d'ailleurs avec de très-mauvais sujets. Il faut absolument prendre un parti, afin de mettre un terme à tout cela.
»—Eh bien! monsieur, quel est votre avis?» dit madame Durand. «—Mon avis?... Mon avis est de consulter nos parens, et de les réunir pour savoir avec eux par quel moyen nous pourrons rendre Jean plus sage.»
L'aventure du corps-de-garde avait effrayé madame Durand; elle consentit à l'assemblée de famille; et le soir même l'herboriste écrivit à tous ceux qui avaient assisté au baptême de Jean, et qui existaient encore, pour qu'ils vinssent chez lui le lendemain l'éclairer de leurs lumières. Il ne devait donc y manquer que la marraine, l'amateur de dominos, qui était mort de la jaunisse pour avoir boudé cinq fois de suite, et M. Endolori qui venait de rendre l'âme après avoir pris trois médecines à la fois, afin de se mieux porter.
En attendant la réunion du lendemain, M. Durand, qui se méfiait de la faiblesse de sa femme et de Catherine, voulut lui même porter la nourriture à son prisonnier, qui, cette fois, fut mis rigoureusement au pain et à l'eau, ce qui sembla d'autant plus désagréable à Jean, qu'il avait encore dans son tiroir beaucoup de ces pièces d'or avec lesquelles on fait de si bons déjeuners.
Les parens et les amis furent exacts à se rendre à l'invitation de M. Durand; et l'on vit arriver successivement M. et madame Renard, qui étaient toujours bonnetiers, mais qui, outre leurs bonnets de coton, vendaient maintenant de petits bonnets grecs, parce que, depuis seize ans, il s'était fait de grandes révolutions dans les modes comme dans les affaires, et que l'on avait vu souvent les mêmes personnes adopter les couleurs les plus opposées. Mais, au milieu de tous ces bouleversemens, les bonnets de coton avaient tenu bon. Il y a des choses qui ne périront jamais.
Puis M. et mademoiselle Fourreau; car, malgré sa gaîté, ses manières enfantines et sa voix de flageolet, mademoiselle Aglaé est restée fille; ce qui ne l'empêche pas d'être toujours la même quant au moral; pour le physique, c'est différent, elle n'a plus rien d'un enfant.
Vient ensuite M. Mistigris, qui n'a plus voulu donner de leçon de danse à son petit cousin, depuis la soirée aux pétards et aux culbutes. Puis madame Ledoux, qui n'a pas été oubliée, et qui, malgré ses soixante-cinq ans, parle toujours de ses quatorze enfans et de ses trois maris.
Madame Moka a aussi reçu une invitation, parce que, s'étant intéressée à Jean, elle est toujours venue chez l'herboriste, et lui a envoyé beaucoup de pratiques. Enfin Bellequeue complète l'assemblée, et il s'est mis en noir, afin d'avoir plus de poids dans les délibérations.
Quand chacun est assis dans la chambre à coucher, qui sert de salon, M. Durand salue la société et dit: «Mesdames et messieurs, vous savez pourquoi j'ai désiré vous réunir chez moi?
»—Oui, nous le savons,» dit Bellequeue.
«—Moi, je ne le sais pas,» dit M. Renard. «—Je crois que je l'ai oublié,» dit M. Fourreau. «—Je ne pense pas que je le susse,» répond madame Moka. «—Dites-le-nous encore, mon voisin!» s'écrie madame Ledoux, «ça vaudra mieux: mon mari, l'huissier, me répétait toujours deux fois la même chose; c'est une très-bonne habitude.—Ah! ah! ah!... c'est drôle!» dit mademoiselle Aglaé.
«—C'est au sujet de notre fils Jean...—Oui,» dit madame Durand en interrompant son mari, «c'est de mon fils que nous voulons vous parler... Il a eu seize ans le 15 mars dernier.
»—Oh! je m'en souviens,» dit madame Renard; «il faisait même très-froid ce jour-là, et vous aviez oublié votre bonnet de soie noire, monsieur Renard; vous avez attrapé un rhume en revenant.
»—Il faisait très-glissant,» dit M. Mistigris; «sans mon équilibre parfait, je me cassais le nez dans la rue Pastourelle.
»—C'est maintenant un joli garçon que mon cousin,» dit mademoiselle Aglaé; «il est plus grand que moi, hi! hi! hi!
»—Il est bel homme,» dit Bellequeue; «il se tient droit, ses cheveux sont très-bien plantés.
»—Oui,» dit madame Ledoux, «il ressemble beaucoup à mon onzième, qui était de... qui était du... Ah! mon Dieu! je ne me souviens plus bien si c'était du papetier ou de l'ébéniste. C'est étonnant comme la mémoire se perd!
»—Messieurs et dames,» reprend l'herboriste, «nous nous éloignons de la question. Mon fils Jean a seize ans, et il est très-fort, c'est vrai; mais il ne sait rien et ne veut rien faire...
»—Oh! monsieur, vous allez trop loin!» dit madame Durand. «Il ne sait rien!... demandez à son parrain s'il ne sait pas tenir un fleuret.
»—Avec beaucoup de grâce,» dit Bellequeue; «il fume aussi son cigare sans que ça l'étourdisse.
»—Il ne sait pas danser,» dit Mistigris en levant les épaules. «J'ai passé quatre mois sans pouvoir lui mettre un jeté-battu dans la tête; d'où je conclus qu'il a très-peu de moyens.
»—Peu de moyens!» s'écrie madame Durand, en jetant au vieux maître de danse un regard courroucé. «Mon cousin, vous ne pouvez plus à votre âge faire des élèves comme dans votre jeunesse.
»—Ma cousine,» dit Mistigris en se levant pour paraître plus grand, «j'ai encore formé dernièrement deux garçons marchands de vins de la rue Sainte-Avoie; allez à la Grande-Chaumière, regarder comme ils dansent!... Vous verrez si je ne sais plus enseigner.»
Et pour prouver qu'il a encore tous ses moyens, Mistigris essaie une pirouette avant de se rasseoir, et va tomber sur les genoux de madame Moka, en disant: «J'ai rencontré un clou.
»—J'ai eu un de mes garçons qui dansait bien joliment,» dit madame Ledoux. «C'était mon quatrième... ou mon second... ou mon dernier.
»—Revenons à la question,» dit l'herboriste, il faudrait tâcher de ne point en sortir...—Ah! ah! ah! c'est juste,» dit mademoiselle Aglaé en riant, «si on en sort, on n'y sera plus. Hi! hi! hi!...
«—Mon fils sait se battre et fumer... concedo; il sait même jurer très-énergiquement, et il paraît qu'il veut aussi apprendre à se griser.
»—J'ai eu un de mes maris qui se grisait,» dit madame Ledoux. «Je ne sais plus si c'était l'huissier, ou le papetier, ou l'ébéniste!...
»—Du reste,» dit madame Durand, «sur l'article des mœurs et du beau sexe, on peut bien dire que c'est l'innocence même. Il n'a jamais regardé une voisine ailleurs qu'au visage.
»—Quant à cela,» dit l'herboriste, «je conviens qu'il n'y a rien à lui reprocher; et...
»—C'est étonnant,» dit madame Moka; «on voit tant de ces jeunes gens qui se pervertinssent sans qu'on s'en doutisse?
»—Revenons à nos graines,» dit M. Durand. «Mon fils a seize ans; il ne fait rien, du matin au soir, que courir, vagabonder dans les rues, et jouer avec des polissons: cela n'est pas honorable pour un père qui a passé sa vie à étudier les secrets de la nature; et je vous demande ce que nous pourrions faire pour le corriger.
»—S'il savait danser,» dit Mistigris, «je lui aurais tout de suite trouvé un emploi. Je suis reçu dans de grandes maisons, chez des gens en place: mais comment voulez-vous que je présente un jeune homme qui ne sait pas saluer? On se moquerait de moi.
»—S'il avait du goût pour la bonneterie,» dit M. Renard, «on pourrait le pousser dans les bas, dans les gilets de laine... Mais il faut savoir compter et être à cheval sur la règle décimale.
»—Autrefois,» dit Bellequeue, «je vous proposais d'en faire un militaire; mais les temps sont changés, nous sommes en paix, et je ne vois pas la nécessité de l'envoyer passer sa jeunesse dans une caserne.
»—D'abord,» dit M. Fourreau, «moi, je crois que... si le jeune homme... on ne peut pas savoir... au reste, c'est très-embarrassant.
»—Monsieur a bien raison,» dit madame Moka. «Ce n'est pas que je voulûme dire que le mal fusse sans remède!
»—J'ai eu un enfant qui m'a aussi donné bien du tourment,» dit madame Ledoux, «c'était une de mes filles... non, c'était un de mes garçons... je ne sais plus lequel.... c'était toujours d'un de mes trois maris... Je ne sais pas trop quelle sottise il avait commise, mais ce qu'il y a de certain, c'est que... je ne sais plus ce que nous en avons fait.
»—C'est dommage,» dit Mistigris, «ça nous aurait mis sur la voie pour le petit cousin.
»—Mais,» dit mademoiselle Aglaé en minaudant, «si on... hi hi hi... si on le... ah! ah! ah!... si vous oh oh oh!... ça serait bien plaisant... de le marier...
»—Le marier!» dit madame Durand, «y pensez-vous? à seize ans!
»—Ma foi,» dit Bellequeue, «s'il en avait seulement dix-huit, je ne serais pas éloigné de vous le conseiller.
»—Mon fils est encore un enfant,» dit l'herboriste avec gravité, «il est incapable de comprendre les conséquences de l'hymen... il ne sait pas faire une tisane!... comment voudriez-vous qu'il tint un ménage?
»—Et d'ailleurs,» dit madame Durand, «quelle femme voudrait d'un mari si jeune?
»—Ah! on ne sait pas,» répond mademoiselle Aglaé en se dandinant. «Quelquefois... hi hi hi... on trouverait peut-être...
»—Le mariage est inadmissible,» dit l'herboriste, «mais je le répète, mon fils Jean doit faire autre chose que jouer au bouchon, ou aux quilles, ou à la balle avec les mauvais sujets du quartier; passe quand il n'avait que huit ans!... mais à seize on n'est plus un enfant, et les choses ne peuvent pas rester in statu quo.
»—Eh! bien! monsieur,» dit madame Durand avec impatience, «trouvez donc vous-même quelque occupation agréable pour ce cher enfant que vous traitez comme un nègre!... et que vous n'avez jamais aimé parce qu'il n'a point de goût pour la botanique!... Croyez-vous, monsieur, que je veuille l'envoyer aux Iles, aux Grandes-Indes, l'exiler du toit maternel... parce que, doué d'une imagination vive, d'un esprit pétulant, il n'a pas pu se tenir assis dans un comptoir? Répondez, monsieur, répondez donc et ne restez pas vous-même in sta cocu.»
C'était la première fois que madame Durand essayait de parler une autre langue que la sienne, mais sa mémoire l'avait mal servie; la citation, loin de plaire à l'herboriste, sembla augmenter sa mauvaise humeur, et il s'écria: «Madame, je vous prie de ne plus parler latin, vous faites des solécismes.
»—Je ne sais pas ce que je fais, monsieur, mais je le dis devant ma famille et nos amis, c'est votre sévérité qui a fait prendre à mon fils l'étude en aversion.
»—Dites, madame, que c'est votre faiblesse qui l'a gâté, qui a détruit les bonnes qualités qu'il pouvait avoir, qui l'a rendu volontaire et désobéissant.
»—Je me rappelle, monsieur, comment vous vouliez lui faire apprendre votre état, à cet enfant; c'était en lui donnant le fouet...
»—S'il l'avait reçu plus souvent, madame, il saurait aujourd'hui ce que c'est qu'un herbier.
»—Allons, monsieur Durand... ma chère commère,» dit Bellequeue en allant du mari à la femme. «Est-ce que nous allons nous quereller... fi donc! un si joli ménage... l'exemple du quartier... Ce n'est probablement pas pour vous disputer que vous avez invité vos parens et vos amis à venir chez vous...»
Les parens écoutaient tranquillement la querelle sans chercher à la terminer; madame Renard souriait, M. Renard regardait sa femme d'un air malin, mademoiselle Aglaé riait, M. Fourreau ouvrait de grands yeux, Mistigris regardait ses pieds et paraissait content que son petit cousin fût cause d'une dispute; madame Ledoux cherchait à se rappeler avec lequel de ses maris et pour lequel de ses enfans elle avait eu une querelle semblable, et madame Moka murmurait de temps à autre: «Ah, Dieu! vis-je souvent des époux se querellasser.»
L'arrivée de Catherine change la scène; la domestique entre toute troublée dans la chambre, en s'écriant: «Ah! mon Dieu, madame! ah, mon Dieu!... M. Jean est parti.
»—Parti!» s'écrie madame Durand, et tout le monde se lève en désordre, tandis que l'herboriste prie la bonne de s'expliquer.
«Vous savez ben, monsieur,» dit Catherine, «que vous m'avez seulement ce matin donné la clef de la chambre de M. Jean, en me disant: Vous irez le chercher et nous l'amènerez quand il en sera temps. En attendant ça, moi j'ai voulu aller savoir si ce jeune homme n'avait besoin de rien, et s'il ne s'ennuyait pas trop dans sa chambre. Je viens donc d'y entrer, mais j'ai eu beau regarder partout... pas de M. Jean! sa commode est ouverte, ses tiroirs sont vides, il aura fait un paquet de ses effets, et comme sa croisée donne sur le toit qui mène au grenier, c'est par-là qu'il se sera sauvé.
»—Mon fils nous a quittés!» dit madame Durand, et elle retombe sans force sur sa chaise. Catherine et madame Moka la secourent; M. Durand se rend à la chambre de son fils, madame Ledoux va conter cette aventure à toutes les personnes qu'elle connaît, Bellequeue prend sa canne et son chapeau en s'écriant: «Je vous réponds que je le retrouverai,» et les parens retournent tranquillement chez eux en se disant: «Puisque Jean est parti, il est inutile de chercher plus long-temps ce qu'on pourrait faire de lui.»
CHAPITRE VII.
LES TROIS FUGITIFS.
Ce n'est pas quand un jeune homme a atteint sa seizième année qu'il convient de le mettre en pénitence au pain et à l'eau, de le menacer de la férule, de le traiter enfin comme un enfant. Lorsque nous sommes d'âge à comprendre la raison, à sentir la conséquence d'une faute, les suites qu'elle peut avoir, c'est en attaquant notre raison, notre cœur, en cherchant à éclairer notre esprit, à rectifier notre jugement, que l'on peut seulement nous corriger. On me dira peut-être qu'il y a des jeunes gens qui n'ont point d'esprit, point de raison et dont le cœur est fermé à tous les bons sentimens; alors ceux-là sont incorrigibles, et le pain et l'eau ne les rendront pas meilleurs.
Jean, habitué depuis son enfance à ne faire que ses volontés, fut d'abord tout surpris d'être réellement prisonnier dans sa chambre. A chaque instant il attendait la visite de sa mère ou de Catherine, mais sa mère ni Catherine ne venaient pas, et le soir, il ne vit arriver que son père qui lui apportait un repas de trappiste, et s'éloigna en se contentant de lui dire: Suum cuique tribuito. Et comme Jean n'entendait pas le latin, il pensa que cela voulait dire: Vous ne mangerez plus autre chose; et, dans sa colère, dès que son père eut refermé la porte, il donna un coup de pied dans le pot à l'eau, jeta le pain par la fenêtre, puis se coucha en disant: «J'aimerais mieux ne jamais manger que de faire un tel repas.»
Mais le lendemain matin, en s'éveillant, il sentit à son estomac qu'il n'avait pas soupé la veille; alors le pain qu'il avait dédaigné lui revint à la mémoire; il le chercha auprès de lui, puis se rappela qu'il l'avait jeté par la fenêtre et en eut des regrets; c'est ainsi qu'il nous arrive de soupirer après ce que nous avons long-temps dédaigné; mais on fait souvent cette faute-là dans le cours de la vie; elle est donc bien excusable à seize ans.
Jean se promenait avec impatience dans sa chambre; il secouait la porte qui était bien fermée, et murmurait en jurant, car vous savez que c'était ce qu'il faisait de mieux: «Est-ce qu'on va me laisser long-temps m'engourdir dans cette chambre... J'ai faim, sacrebleu! Mon père n'a certainement pas l'intention de me laisser mourir de faim... Il est vrai que si je n'avais pas jeté le pain par la fenêtre, j'en aurais encore pour ce matin. Mais me mettre à un tel régime!... quand j'ai là vingt-quatre pièces d'or avec lesquelles je pourrais si bien me régaler, moi et mes amis... Mes pauvres amis! je ne les ai pas vus depuis notre aventure d'hier... Je suis sûr qu'ils sont inquiets de moi!...»
Chaque instant augmentait l'impatience et l'appétit de Jean, il prenait son or, le comptait, puis frappait du pied avec colère. Enfin, il s'écrie en ouvrant brusquement sa fenêtre: «Non, de par tous les diables! je ne resterai pas ici... Si cela amuse mon père de me tenir en cage, cela ne m'amuse nullement d'y être.»
Jean examine les toits. Il n'y a que trois pas de sa fenêtre à celle d'un grenier. Le chemin quoique court est périlleux, mais à seize ans on risque sa vie en riant: c'est pourtant l'âge où elle est le plus agréable!... et, à soixante, on prend mille précautions pour ne point mourir, même lorsqu'on est accablé d'infirmités!... Nous ne sommes donc guère plus raisonnables à soixante ans qu'à seize?
Jean avait déjà son or dans sa poche et un pied sur les toits; il se ravise, rentre dans sa chambre, ouvre sa commode, et fait vivement un paquet assez volumineux de ses effets, en se disant: «J'ai dans l'idée que je ne reviendrai ni demain, ni après; il faut bien laisser à la colère de mon père le temps de s'apaiser; il est prudent d'emporter ce dont je puis avoir besoin. D'ailleurs tout cela est à moi, c'est ma propriété, et j'en puis disposer.»
Jean, ayant fait son paquet, le tient d'une main en franchissant le toit; en deux enjambées il est dans le grenier; puis sur l'escalier qui donnait dans l'allée. Il descend sans faire de bruit, il craint de rencontrer ses parens, mais ils étaient alors à l'assemblée qui se tenait pour délibérer sur son sort. Jean ne délibère pas, il sort lestement de l'allée et court à la Place-Royale retrouver ses bons amis.
Démar et Gervais étaient en effet fort impatiens de revoir Jean; on n'oublie pas aisément un ami qui nous a donné des déjeuners splendides, et qui peut nous en donner encore. La petite catastrophe, qui avait suivi le banquet de la veille, n'était rien aux yeux des camarades de Jean: ce n'était pas la première fois que ces messieurs se trouvaient dans les disputes, mais l'un s'en tirait toujours en payant d'effronterie et l'autre en jouant des jambes.
«Le voilà! c'est lui, c'est Jean!» s'écrient en même temps Démar et Gervais. «Oui, c'est moi, mes bons amis, et ce n'est pas sans peine!» dit Jean en essuyant la sueur qui coule de son front. «J'ai couru!... couru! car j'avais peur qu'on ne s'aperçût de ma fuite! Vous ne savez pas, vous autres, qu'on m'avait enfermé, mis au pain et à l'eau dans ma chambre, comme un mioche de six ans!
»—C'est affreux! c'est épouvantable!... enfermer un homme de notre âge... car enfin nous sommes des hommes à présent!...—Je crois bien, j'ai cinq pieds trois pouces, moi!... J'espère que c'est respectable, ça!—Et moi donc,» dit Gervais, «qui ai déjà un commencement de moustaches!...—Enfin, messieurs, j'ai pris mon parti, je me suis dit: Je ne suis point fait pour être esclave.—Bravo! c'est tapé, ça!...—Je ne veux pas rester au pain et à l'eau puisque j'ai là de quoi faire des repas de noces.—Parbleu! il aurait fallu être bien jobard.—Alors j'ai mis mon trésor dans ma poche, j'ai fait un paquet de mes effets, j'ai gagné par les toits la fenêtre du grenier, et me voilà, disposé à aller avec vous... ma foi!... au bout du monde.
»—Ce cher Jean!» dit Démar en se jetant au cou du fugitif, «as-tu bien fait de te sauver!... et tu as pris tout ton argent?—Oh! tout, c'est là, dans le gousset. Ha çà! vous viendrez avec moi?—Nous sommes inséparables, c'est entendu.—En ce cas, il faudrait partir au plus vite, car mon parrain Bellequeue pourrait fort bien courir après moi... Mais c'est que vous avez peut-être besoin de retourner chez vous, vous autres?—Pourquoi faire?» dit Démar, «j'ai ma garde-robe sur moi, et il est inutile que j'aille dire adieu à mon père, puisqu'il m'a déjà mis deux fois à la porte en me priant de ne plus revenir.
»—Moi,» dit Gervais, «j'ai encore été rossé ce matin... Ils m'appellent toujours paresseux!... Tiens, si j'aime mieux jouer, moi. J'ai bien encore chez moi un vieux pantalon et une veste, mais tant pis, je les laisse. D'ailleurs, puisque Jean a des effets et que tout est commun entre nous, ça servira à nous trois.—C'est juste,» dit Démar. «—En ce cas, messieurs, partons.—Par quel chemin?—N'importe, gagnons une barrière, puis la campagne... Ah! nous mangerons d'abord, et nous verrons après.»
Les trois écoliers se mettent en marche. Ils gagnent les boulevards, puis les faubourgs, et sortent de Paris par la barrière de Ménil-Montant. Jean mourait de faim, mais il ne voulait s'arrêter qu'en lieu de sûreté.
La barrière passée, on cherche une guinguette de belle apparence où l'on puisse faire un bon repas. Les guinguettes ne manquent pas à Ménil-Montant. Les fuyards entrent dans celle dont la cuisine paraît le plus échauffée, et se font servir à dîner. Mais comme Jean se rappelle l'aventure de la veille, et qu'il ne se soucie pas de voir arriver la garde qui pourrait mettre obstacle à son désir de voyager, cette fois il boit très modérément, et il engage ses amis à l'imiter.
Le plus beau dîner, chez un traiteur de Ménil-Montant, est bien moins cher qu'un déjeuner à la fourchette dans un café de Paris. Jean est fort étonné qu'une de ses pièces d'or ne saute pas pour le dîner, et, après avoir payé la carte, il s'écrie: «Décidément, messieurs, nous avons de quoi nous amuser long-temps.—Amusons-nous,» dit Démar. «—Amusons-nous,» répète Gervais.
On se remet en route, on gagne la campagne, en riant, en courant, en jouant au palet ou au chat. De temps à autre Démar veut faire le raisonneur, et, s'arrêtant dans un joli site ou devant un beau point de vue, il s'écrie: «Voyez, messieurs, comme tout cela est frais et champêtre!... Est-ce qu'on n'est pas cent fois mieux dans cette campagne que dans sa chambre?... Est-ce qu'il ne vaut pas mieux respirer le grand air que de travailler devant un bureau?... Est-ce qu'il n'est pas plus naturel d'être libre que d'être enfermé?
»—Oui, certainement,» dit Gervais, «la liberté... le plaisir, de bons dîners!... voilà comme on doit vivre.
»—Sans doute,» dit Jean, «l'homme est né pour faire sa volonté... D'ailleurs, mon parrain m'a dit souvent que les voyages forment la jeunesse... Eh ben, quand nous serons assez formés, nous retournerons chez nous.»
»—Mais n'oublions pas,» reprend Démar, «le serment que nous avons fait: amitié éternelle et communauté de biens.—Oh! c'est juré! d'ailleurs, nous ne sommes pas des enfants!...—Ni des girouettes.»
»—Ah! messieurs,» dit Gervais, «voilà une place superbe pour jouer au cheval fondu. Ça nous fera faire la digestion et nous donnera de l'appétit pour ce soir.»
La partie est acceptée. Le jeu est mis en train; on court, on saute, mais, au bout d'un moment, Gervais s'aperçoit qu'en sautant par-dessus ses camarades, il a déchiré tout un côté de son pantalon dont l'étoffe était fort usée.
«Ah, mon Dieu! me voilà bien,» s'écrie-t-il; regardez donc, messieurs, je me suis joliment arrangé... Je ne puis pas entrer comme ça dans un village... On se moquera de moi... Comment donc vais-je faire, moi qui n'en ai pas d'autres.»
«—Nigaud! est-ce que je n'ai pas mon paquet,» dit Jean, «tu vas choisir... Oh! j'en ai plus d'un, moi!»
On va s'asseoir sous des arbres. Là, Jean défait son paquet et étale ses effets aux yeux de ses compagnons. Il y avait deux pantalons, l'un gris et déjà passé, l'autre bleu et tout neuf.
«Je vais prendre celui-là,» dit Gervais en s'emparant du bleu que Jean lui donne sans difficulté.
«—Tiens! il n'est pas bête,» dit Démar, «il prend le plus beau, et moi, si je déchire le mien, il faudra que je me contente du gris qui est tout tâché.—Qu'est-ce que ça te fait?» dit Gervais, «ça ne te regarde pas, puisque c'est à Jean.—Ça me regarde autant que Jean, puisque nous avons mis tout en commun et que ce qui est à lui est à moi.
»—Eh ben, si c'est à toi, c'est à moi aussi,» répond Gervais. «—C'est égal, je ne veux pas que tu le mettes,» dit Démar, en arrachant le pantalon des mains de son camarade. «Moi, je veux l'avoir.—Tu ne l'auras pas.—Je l'aurai.»
Et ces messieurs se repoussent l'un et l'autre et finissent par se battre et se rouler sur le gazon pour le beau pantalon bleu.
Jean voyant que la querelle est sérieuse, court au milieu des combattants et parvient à les séparer en leur disant: «Eh bien! messieurs, est-ce là cette amitié éternelle que nous nous sommes jurée? Et parce que tout est commun entre nous, je ne vois pas que ce soit une raison pour vous donner des coups de poing afin de savoir qui mettra le pantalon bleu. Tiens, mets-le, Gervais, puisque le tien est déchiré, et ne faites plus de bêtises comme ça; nous aurions l'air de trois enfants.»
Gervais met le pantalon en laissant échapper un sourire de triomphe. Démar n'ose plus rien dire, il tâche de cacher sa mauvaise humeur. Gervais ayant achevé sa toilette; on va se remettre en route, mais auparavant il montre à ses camarades son vieux pantalon déchiré en disant: «Messieurs, que faut-il faire de cela?
»—Parbleu! c'est bon à jeter,» dit Démar. «—On pourrait peut-être le faire raccommoder par quelque servante d'auberge,» dit Jean, «alors il servirait encore.—A coup sûr, ce n'est pas moi qui le mettrai,» dit Démar. «—Ni moi,» dit Gervais; «allons, décidément, je vais l'accrocher à une de ces branches d'arbre, il servira d'épouvantail aux oiseaux.»
Gervais monte à l'arbre, attache le vieux pantalon sur une branche assez élevée, puis descend, et l'on se remet en route.
Il est nuit quand les jeunes voyageurs arrivent à Bagnolet, ils ont fait peu de chemin dans leur journée, parce qu'ils se sont souvent amusés et n'ont point suivi de route droite.
«Il faut coucher ici,» dit Jean. «—Oui, et y faire un bon souper,» dit Gervais; «et demain après déjeuner nous nous remettrons en voyage.
«—Mais qu'est-ce que c'est donc que cette ville-ci? je n'y vois pas de traiteur.—C'est un village, imbécile.—Ça n'est pas brillant comme à Ménil-Montant!—Messieurs, quand on voyage, il faut s'attendre à des hauts et des bas.—Qu'est-ce que ça veut dire, ça?—Ça veut dire qu'on ne trouve pas toujours de bonnes cuisines!—Ah! messieurs, je sens le fricot... Il y a un traiteur par ici.»
En effet, les voyageurs approchaient d'une auberge. Ils entrèrent d'un air délibéré dans la grande salle qui précédait la cuisine en criant: «Peut-on souper et coucher ici?»
L'hôte, sa femme et sa servante, sortirent ensemble de la cuisine pour voir le monde qui leur arrivait; et parurent surpris de la jeunesse des trois voyageurs.
«Brave homme, pouvez-vous nous loger et nous donner à manger?» dit Démar en prenant un ton important, qui allait assez mal avec sa veste et sa casquette. «Ces messieurs ont fait une partie de campagne?» dit l'hôte en souriant.
«—Tiens! qu'est-ce que ça lui fait?» dit Gervais. «—Oh! nous vous paierons bien,» dit Jean en tapant sur son gousset. «Les noyaux sont là!...—En ce cas, messieurs, nous allons vous traiter de notre mieux.... Nous ne couchons pas ordinairement, mais c'est égal, on vous fera des lits...—Et surtout un bon souper!» dit Gervais. «—Soyez tranquilles, vous serez contents.»
Les jeunes gens s'asseyent devant une table sur laquelle il n'y a jamais eu de nappe, et pendant qu'on leur fait à souper, ils boivent un coup, et l'hôte vient causer avec eux.
«Vous êtes en vacance, n'est-ce pas, messieurs?» leur dit-il. «—Oui, nous sommes en vacance,» répond Jean en souriant, et se tournant vers ses camarades, il leur fait une de ces grimaces d'usage entre les ouvriers quand ils disent un mensonge à quelqu'un. «—Vous êtes venus vous promener par ici... Vous avez eu raison, les environs sont charmants, et il y a de fort jolies maisons de campagne dans notre village.—Comment s'appelle-t-il votre village?—Bagnolet. Ah! vous ne saviez pas que y vous étiez à Bagnolet?...—Ça nous est bien égal!... d'être à Bagnolet ou à Rognolet!» dit Démar en haussant les épaules.
«Messieurs,» reprend l'aubergiste, «si vous voulez, demain, je vous ferai voir la maison où habitait jadis le cardinal Duperron, qui, après avoir bu vingt verres de vin, sauta dans son jardin l'étendue de vingt-deux semelles...—Il sautait plus haut que moi, celui-là,» dit Jean. «—En devenant vieux, il fit faire beaucoup de changements dans son jardin, mais il conserva toujours l'allée où il avait sauté les vingt-deux semelles. Je vous ferai voir encore....—Dites donc, si vous pouviez nous faire voir des pipes, ça nous amuserait mieux.—Comment! est-ce que vous fumez déjà?—Un peu, mon neveu.—On fume donc dans votre pension?—Comme vous dites.—Oh! j'ai toujours des pipes pour les charretiers qui s'arrêtent ici.... Je vais vous en préparer.
»—Est-il bavard et curieux, le cabaretier!» dit Gervais. «—Messieurs,» dit Démar, «avez-vous remarqué que la servante est gentille?—Eh bien! qu'est-ce que ça nous fait?» dit Jean. «—Ça fait que c'est plus agréable, et puis, enfin... on ne sait pas.—Ah! il pense toujours à des bêtises, celui-là!...—Attention, messieurs,» dit Gervais, voilà le souper, c'est plus intéressant que la servante.»
Le souper était composé de veau et de lapin, et les ragoûts poivrés de manière à emporter la bouche. Mais les jeunes gens trouvèrent tout excellent et firent lestement disparaître les mets. Gervais voulait quelque friandise pour le dessert. Mais l'hôte n'avait, en fait de friandises, que du fromage de jérômé; il fallut s'en contenter. A la fin du repas, ces messieurs allumèrent leurs pipes, et l'hôte les regarda fumer avec admiration, en s'écriant: «Encore si jeunes! et déjà fumer comme des charretiers!.... Il faut qu'ils soient dans une bien bonne pension.»
Les voyageurs avaient beaucoup bu; ils ne tardèrent pas à s'endormir sur leurs pipes; alors l'hôte leur conseilla de monter se coucher, et ils suivirent la servante qui les conduisit à leur chambre.
On avait dressé trois lits dans une salle fort grande où se donnaient les repas de noces, quand il s'en faisait à l'auberge, Gervais commence par choisir le lit qui est le plus loin de la porte et de la fenêtre, et il s'assied dessus en disant: «Je me couche là, moi.
»—Eh bien! il n'est pas gêné,» dit Démar, «il choisit l'endroit où on est le mieux.»
Et, s'approchant de Gervais, Démar le prend par les pieds, le fait rouler dans la chambre, et prend sa place sur le lit. Gervais se relève, s'avance vers Démar et veut lui en faire autant, mais Démar l'attendait: il donne à Gervais un vigoureux coup de pied dans le côté. Gervais pousse des cris horribles; Jean est obligé de se relever pour aller mettre la paix.
«Aurez-vous bientôt fini de vous disputer?» leur dit-il. «—C'est ce vilain sournois qui me prend mon lit,» dit Gervais en pleurant et se frottant le côté. «—Pas plus ton lit que le mien,» répond Démar en ricanant. «Il veut toujours les meilleurs endroits... le lit où l'on a le moins de jour dans les yeux!... Mais je ne te céderai pas, j'y suis, et j'y reste.—Allons, Gervais, va te coucher là-bas, et ne crie plus... Est-ce que des amis doivent se battre comme ça à tous momens?»
Gervais va se coucher en murmurant; Jean regagne aussi son lit et s'endort, en se disant: «Ça ne peut pas être pour se disputer toujours qu'on met tout en commun... Et quand chacun est le maître... on n'a pas le droit d'être le maître d'un autre... C'est drôle qu'ils ne comprennent pas ça.»
Jean a dormi fort tard. En s'éveillant, les fumées du vin et du tabac ne troublent plus son cerveau, il regarde autour de lui, il s'étonne de se trouver dans une salle d'auberge. Il se croyait encore dans sa chambre, chez ses parens. Pour la première fois il réfléchit aux suites de sa fuite; il pense à son père, à sa mère; à sa mère surtout, qui l'aime tant et qui sans doute est bien chagrine de son absence; c'est avec l'argent qu'elle lui a donné qu'il compte vivre loin de la maison paternelle... Quelque chose lui dit que c'est en faire un bien mauvais usage. Un soupir lui échappe, des larmes mouillent ses paupières; s'il était seul il retournerait maintenant près de sa mère, dût-il être encore mis au pain et à l'eau. Mais il ne peut se décider à quitter ses camarades, une mauvaise honte le retient; Démar et Gervais se moqueraient de lui... Combien de fautes dans lesquelles on persévère pour ne point essuyer les quolibets de gens méprisables, lorsqu'on devrait s'enorgueillir de ne point agir comme ces gens-là!
Démar et Gervais qui étaient levés depuis long-temps rentrent alors dans la chambre, et cela met fin aux réflexions de Jean. Celui-ci remarque un grand changement dans le costume de ses camarades: Démar a pris dans le paquet un joli habit, un gilet de casimir, le pantalon gris et du linge blanc. Gervais a pensé que pour aller avec le beau pantalon bleu, il lui fallait autre chose que sa veste et son col noir, il s'est emparé de la redingote qui restait dans le paquet, il a complété sa toilette avec un gilet et une cravate blanche; enfin il ne reste plus du volumineux paquet que Jean avait emporté que quelques chemises et des bas.
«Tiens, comme vous voilà beaux!» dit Jean en les examinant. «Oui, nous avons pris dans le paquet ce qui nous convenait,» dit Démar. «—Nous sommes bien mieux, n'est-ce pas?—Parbleu! vous avez mis mes plus beaux habits.—Ça ne te fait rien... puisque tout est commun entre nous, ce qui manque à l'un, l'autre doit le donner s'il l'a. Il me semble que c'est bien juste.—Oh! oui! c'est très-juste,» répond Jean en dissimulant une légère grimace que lui fait faire la vue de ses habits sur le dos de ses camarades.
«A propos,» reprend Démar, «et l'argent!... Comptons donc ce que nous possédons... On sait au moins à quoi s'en tenir.»
Jean tire ses pièces d'or de son gilet et les compte sur une table. «Moi, mon compte sera bientôt fait,» dit Gervais, «je n'ai pas le sou.—Et moi j'avais vingt-quatre sous sur moi,» dit Démar, «les voilà... je les joins à la masse.»
En disant cela, il jette sa monnaie sur l'argent de Jean, «A présent,» dit-il, «il faut partager cela en trois parts égales, et prendre chacun la nôtre.—A quoi bon?» dit. Jean. «—Est-ce que nous n'avons pas juré de partager la bonne comme la mauvaise fortune? L'argent, c'est la bonne, partageons-le donc.—Mais puisque nous ne nous séparons pas, je ne vois pas la nécessité de partager notre argent. Pourvu qu'il y en ait un qui paie, cela suffit.—Au fait,» dit Gervais, «pourvu que Jean paie toujours, c'est tout ce que je demande, moi. Oh! je ne suis pas ridicule!
»—Non, non!» dit Démar, «il faut partager, c'est plus naturel; ça n'empêchera pas Jean de payer quand il voudra.
»—Et moi je ne partagerai point,» dit Jean en remettant tout son argent dans ses poches. «Que vous mettiez mes habits, je le veux bien; mais quant à cet or, si je le dépense avec vous, je veux au moins avoir le plaisir de le donner.»
Jean a dit cela d'un ton très-décidé. Quoique Démar ait dix-sept ans passés, il est beaucoup moins grand et moins fort que Jean; il ne juge donc pas à propos d'insister, et il n'est plus question de partage.
Gervais a songé à commander le déjeuner. La servante vient annoncer aux jeunes gens que le repas est prêt dans la salle où ils ont soupé la veille. Démar, pour se consoler de n'avoir pas une partie des fonds, veut absolument embrasser la servante; mais celle-ci le repousse en l'appelant petit bon homme. Cette épithète, en faisant rire ses camarades, met Démar en courroux; il veut en venir à son honneur, retourne agacer la servante, et, au lieu d'un baiser, reçoit enfin un soufflet.
«Cela t'apprendra à tourmenter les filles!» dit Jean en riant. «—Allons déjeuner,» dit Gervais, ça lui fera oublier sa passion.»
Les trois jeunes gens déjeunent copieusement. Jean paie sans marchander la carte de son hôte; puis les voyageurs se remettent en route en continuant de s'éloigner de Paris. Mais déjà l'union qui régnait entre eux la veille semble refroidie. Démar a encore de l'humeur; Gervais ne joue plus, de crainte de gâter sa belle toilette; et Jean pousse de temps à autre des soupirs en pensant à sa mère et à Paris.