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CHAPITRE VIII.

LE MONSTRE.

Pendant quelques semaines, Jean parcourt avec ses camarades les environs de Paris, s'arrêtant quelquefois plusieurs jours dans un endroit qui leur plaît et où l'on fait bonne chère. Les jeunes voyageurs passent gaîment leur temps à courir, à jouer dans la campagne; mais ils n'oublient jamais de retourner à l'auberge aux heures des repas. Lorsque c'est fête dans un village, ils se livrent à tous les jeux que l'on réunit aux foires de campagne. Jean va tirer à l'oie; Démar joue aux petites loteries; Gervais tourne pour gagner des oublies ou des macarons, ils paient tout sans marchander. Grâce à la garde-robe de Jean, ils sont tous trois fort proprement mis; on les prend pour des jeunes gens de bonne famille qui emploient leurs vacances à courir la campagne. Les paysans les trouvent fort gentils parce qu'ils jurent, qu'ils fument et qu'ils boivent souvent avec eux; et les paysannes, qu'ils font quelquefois danser, ne leur donnent pas toujours des soufflets quand ils veulent les embrasser.

«A la bonne heure!» dit Jean après avoir dansé dans un bal champêtre avec une grosse fille des champs; «au moins on s'amuse en dansant comme ça!... Ce n'est pas comme au bal de mon cousin Mistigris, où il faut d'abord saluer sa dame, puis tenir ses pieds en dehors, et les faire aller en pointe ou en rond pour avoir de la grâce!... Ici, j'ai été prendre une grosse fille par la main, je l'ai menée à la danse; nous avons sauté à droite et à gauche sans nous embarrasser de nos voisins, et je dis que c'est bien plus amusant!...—Certainement,» dit Gervais. «Est-ce qu'on doit jamais se gêner pour se divertir!... Si je ne veux pas aller en mesure, moi, il me semble que je suis bien le maître.—Messieurs,» dit Démar, «les cérémonies... les usages... les révérences, c'est bon pour les sots! Mais, voyez-vous, quand on a de l'esprit, on se met au-dessus de tout cela, parce qu'un homme doit faire voir qu'il est homme.—C'est juste,» dit Jean. «—C'est très-bien parlé!» dit Gervais.

Mais quand on fait trois repas par jour en se faisant servir ce qu'il y a de meilleur, quand on ne se refuse aucun plaisir, et qu'on ne marchande jamais, on a bientôt vu le fond de sa bourse, même lorsqu'elle contenait vingt-quatre louis. Un matin, après avoir comme à l'ordinaire payé la dépense, Jean dit à ses compagnons: «Messieurs, savez-vous qu'il n'y a plus que deux pièces d'or dans ma bourse?

»—C'est bien singulier!» dit Démar. «—C'est bien dommage!» dit Gervais. «—Quand nous aurons dépensé ces deux derniers louis que ferons-nous?

»—Dam'!...» dit Gervais en se grattant l'oreille; «je ne sais pas trop avec quoi nous paierons nos dîners.

»—Eh bien! nous tâcherons de nous en procurer d'autres,» dit Démar. «—Comment cela?...—Comment?... Ah! ma foi, nous verrons!... Ce qu'il y a de certain; c'est que je ne retournerai pas chez mon père...—Ni moi chez mes parens,» dit Gervais; «on voudrait encore me faire travailler, mais bernique!—D'ailleurs, messieurs, nous ne pouvons pas nous quitter, nous sommes inséparables.—Certainement; et puis nous sommes bien mieux ensemble que chez nous.»

Jean ne dit rien; il semble réfléchir. On entre dans une petite ville; c'était à Coulommiers que les jeunes voyageurs venaient d'arriver.

«Oh! c'est gentil ici,» dit Démar. «—Oui,» reprend Gervais, «c'est une ville ceci. On doit y manger de bons poissons, puisque voilà la rivière qui passe là... Oh! messieurs, voici un restaurateur presque aussi beau que ceux de Paris. Entrons dîner.—Mais,» dit Jean, «il faudrait tâcher maintenant de ménager notre argent, et ne pas commander sans savoir...—Bah! bah! nous avons le temps!... Dînons d'abord, nous compterons après.»

On entre chez le restaurateur de Coulommiers, qui présente aux jeunes gens une carte à l'instar de celles de Paris. Gervais s'extasie en lisant les différentes façons dont on accommode le mouton ou le veau, et s'écrie: «Il faudra manger de ça... et de ça... et de ça...

»—Oui,» dit Jean, «et nous dépenserons un de nos louis...—Eh ben! il nous en restera encore un...—Mais après...—Après nous aurons bien dîné; c'est l'essentiel.—Vous ne pensez qu'à manger.—Et toi tu n'es plus bon qu'à faire de la morale. Ce n'était pas la peine de te charger de la caisse pour grogner toutes les fois qu'il faut payer.—Il me semble qu'elle était à moi la caisse.—Non, elle était à nous, puisque nous avons tout mis en commun.—Tout mis... c'est-à-dire que c'est moi qui ai tout mis; vous n'avez rien mis, vous autres.—Tiens! ne vas-tu pas nous faire des reproches, à présent?... Tu fais un fameux ami

Pour la première fois, on se querelle au moment du dîner; l'accord qui régnait, lorsqu'on se croyait riche, est déjà troublé parce que les fonds ont baissé. Mais le potage arrive, et Jean s'écrie: «Après tout! mangeons ce qui nous reste, si vous voulez, ça m'est égal!»

Le dîner achevé, on va se promener dans la ville. Les jeunes gens apprennent que c'est le lendemain jour du marché franc, qui est presque une foire, et attire dans l'endroit beaucoup de monde des environs.

«Pardieu!» dit Démar à ses camarades, «ce serait bien le cas de tâcher de gagner de l'argent en faisant quelques farces aux paysans des environs.—Quelle farce?» dit Gervais. «—Je ne sais pas encore, mais il faut chercher.—Cherchons,» dit Jean; «pour une farce, j'en suis.»

Les jeunes gens retournent à l'auberge où ils comptent coucher, et, tout en soupant, chacun cherche pour le lendemain une manière amusante de gagner de l'argent.

«Si nous faisions des tours de cartes,» dit Démar. «—Oh! les paysans y sont aussi malins que nous.—Moi,» dit Gervais, «je sais me tenir sur mes mains et les pieds en l'air pendant trois minutes.—On a déjà vu ça!—Moi, j'avale de la filasse.—C'est trop usé!—Moi, je m'ôte un centime placé sur le bout de mon nez en faisant tourner un gourdin.—Ça n'est pas assez fort. Gervais, toi qui as un si bon estomac, est-ce que tu ne pourrais pas avaler un couteau?—Oh! non, je ne fais pas ça.—Essaie un peu.—Non, c'est inutile, ça n'irait pas.—Ah! messieurs, si nous avions seulement quelque curiosité à montrer, c'est ça qui serait excellent. Les paysans sont très-curieux, nous gagnerions beaucoup d'argent.—Diable! qu'est-ce que nous pourrions donc leur montrer qu'ils n'auraient jamais vu?...

»—Ah, parbleu! je le sais bien, moi,» dit Gervais en se frappant sur le derrière. «Voilà, ce qu'ils n'ont jamais vu.—Oui,» dit Démar, «mais quand ils l'auraient vu, penses-tu qu'ils s'en iraient sans nous rosser.—Non,» dit Jean, «ça serait trop t'exposer. Ah! messieurs, une idée délicieuse... Montrons-leur un monstre comme on en voit tant sur le boulevart du Temple à Paris.—Un monstre! mais nous n'en avons pas.—Est-ce que vous croyez que tous ceux qui en montrent en ont plus que nous? Il ne s'agit que d'en faire un; à nous trois, il me semble que nous pourrons bien arranger ça.—Ma foi, il a raison, faisons un monstre, faisons une bête, enfin faisons une curiosité.

»—Voyons, messieurs, qui est-ce qui fera la bête... Gervais, hein?—Oui, il est déjà pas mal laid, ça servira.—Je veux bien, moi.—Démar appellera le monde à la porte, et moi je montrerai l'animal, je serai le cornac.—C'est ça.—Il s'agit de savoir maintenant ce que nous en ferons. Un géant?—Oh! non, il faudrait des échasses et des jambes de carton.—Un poisson?...—Il me faudrait un costume pour ça...—Ah! si nous avions seulement des écailles d'huîtres pour en couvrir ta veste et ton pantalon, et puis une douzaine attachée sur tes cheveux, tu ferais un poisson superbe. Tu te mettrais par terre sur le ventre, et tu ferais semblant de nager?—Oui, mais nous n'avons pas d'écailles, cherchons autre chose.—Diable! c'est encore difficile de faire un monstre, surtout quand on n'a pas de costumes.

»—Attendez,» dit Jean en se frappant le front. «Voyez-vous là-bas dans le coin, cette grosse tête de carton qui aura été laissée dans cette auberge par quelque marchande de modes.—Oui, après?—Tu sais te tenir la tête en bas, n'est-ce pas, Gervais?—Oui, pendant un peu de temps, et en m'adossant contre quelque chose.—C'est très-bien, voilà votre monstre trouvé.—Comment?—Tu te tiens sens dessus dessous, nous cachons tes jambes avec ta redingote, nous faisons de faux bras avec de la paille, et nous assujettissons en haut, dans le collet, cette tête que nous ornerons d'une perruque et d'un chapeau. Avec cela nous mettrons un homme qui a deux têtes, l'une en haut et l'autre en bas.—Pas mal, vraiment.—Oui, mais en regardant la tête d'en haut de près, si on reconnaît...—On ne regarde les monstres que de loin. D'ailleurs, tu seras dans un endroit obscur, et puis il faut bien risquer quelque chose.—Allons, c'est adopté, nous ferons voir un homme à deux têtes.»

On juge nécessaire de faire sur-le-champ une répétition. Ces messieurs vont acheter dans la ville une vieille perruque, dont ils affublent leur tête de carton, à laquelle ils font des moustaches et des sourcils avec du bouchon brûlé; ils lui cachent le cou dans une cravate et attachent tout cela en haut de la redingote, dont ils emplissent les manches avec de la paille qu'ils prennent à un de leurs lits.

«Et des mains?» dit Gervais. «—Ah! ma foi, il n'en aura pas; quand on a deux têtes on peut bien ne pas avoir de mains. Toi, Gervais, tu mettras seulement une veste; allons, vite sur la tête, que nous voyions le coup d'œil.»

Gervais se place, on enveloppe ses jambes dans la redingote dont les pans descendent jusqu'à la ceinture, où ils sont attachés par des épingles, et Jean et Démar s'écrient: «C'est admirable! c'est vraiment curieux! nous gagnerons beaucoup d'argent avec toi.—Oui, mais je ne veux pas rester comme ça trop long-temps.—Sois tranquille, quand il n'y aura pas de curieux tu te relèveras, nous n'aurons pas continuellement du monde.—Et une baraque pour montrer notre monstre?—Avec quatre manches à balai et sept ou huit aunes de grosse toile, je me charge de la construire.»

Les trois voyageurs se couchent, enchantés de leur projet dont ils se promettent autant de plaisir que de profit. Le lendemain, après avoir déjeuné et payé la grosse tête dont ils font, disent-ils, emplette pour leur petite sœur, ils se dirigent vers l'endroit où se tient le marché. Ils achètent plusieurs aunes de toile, ce qui leur coûte plus cher qu'ils ne croyaient, et Jean dit à ses camarades: «Pourvu que nous fassions nos frais.—Il faudra prendre très-cher,» dit Gervais.

Il faut encore acheter de grands pieux qui doivent soutenir la maison de toile. Enfin les achats terminés, on cherche l'endroit où l'on s'établira. «Ne nous mettons pas trop en vue,» dit Démar. «Je crois qu'il faut une permission du maire pour montrer une curiosité.—Mais, si on ne nous voit pas, Gervais ne nous rapportera rien.—Bah! il n'y a pas de mal à faire voir un monstre qui n'est pas méchant. Tiens, voilà une place superbe, il faut y bâtir notre maison.»

Les pieux sont plantés. La toile est coupée en plusieurs morceaux, puis étendue par-dessus. Enfin la baraque est achevée tant bien que mal. On peut y tenir à peu près dix personnes en se gênant beaucoup. Deux grands pieux, placés dans le fond, doivent servir de point d'appui à Gervais; on ne voit dans l'intérieur de la maison que par le jour qui pénètre à travers la toile, en sorte qu'on ne voit qu'à demi, mais les jeunes gens pensent que cela ne nuira pas à leur curiosité.

Gervais est affublé comme la veille, mais comme il ne veut pas se tenir la tête en bas une heure d'avance, il est convenu que Démar ne laissera entrer du monde qu'après avoir frappé dans ses mains pour avertir ses camarades de se mettre en mesure. Tout étant disposé, Démar sort de sa baraque en passant par-dessous la toile, et, armé d'une baguette, se met en devoir d'attirer les curieux, en criant:

«Venez voir un être extraordinaire, surnaturel, un homme qui a deux têtes, l'une en haut et l'autre en bas du corps; entrez, messieurs et dames; ce monstre est vivant, il parle, et ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'il parle de préférence avec sa tête d'en bas. Entrez, ne vous gênez pas, il y a encore de la place, il n'en coûte que dix sous par personne, et les enfans au-dessous de deux ans ne paieront que demi-place.»

Quelques curieux approchent de la baraque, mais personne n'entre. Démar crie plus fort en tapant la maison avec sa baguette, mais il n'a point de tableau sur lequel son monstre puisse frapper les yeux des passans, et ceux-ci s'éloignent en disant: «Ah! beau spectacle! ma fine!... ils n'ont pas seulement une petite peinture à la porte.

»—Il paraît que ça va mal,» dit Jean à Gervais, qui est obligé de rester couché à terre, parce que ses pieds sont entortillés dans sa redingote.

«Entrez donc, messieurs, entrez donc,» crie Démar à quelques paysans qui s'arrêtent pour l'écouter. «Combien ça coûte-t-il pour voir ton monstre?» dit l'un d'eux. «—Dix sous par personne, pas davantage.—Dix sous! ah ben! le plus souvent!... Nous avons vu des singes, des serpens et des ours pour deux sous.—Oui, mais un homme à deux têtes!—Ça ne peut pas être plus beau qu'un ours.»

Les paysans s'éloignent et Jean crie à travers la toile: «Démar, baisse ton prix, tu vois bien que personne n'entre, laisse-les voir Gervais pour cinq sous.»

Démar aperçoit quelques curieux qui approchent. Il débite la phrase de rigueur et termine en disant: «On verra aujourd'hui l'homme à deux têtes pour cinq sous, parce que nous avons beaucoup de monde; mais demain si nous n'avons personne, on paiera le double, parce qu'il faut bien que nous fassions nos frais, et que notre monstre nous coûte horriblement à nourrir.»

Un vieux paysan et sa femme s'approchent de Démar et paraissent tentés d'entrer. «Je n'ai jamais vu de monstre,» dit l'homme; «je ne voudrais pourtant pas mourir sans en voir un, ça doit être gentil.—Un homme qui a deux têtes!» dit la femme, «c'est ben étonnant... et vous dites, monsieur, que l'une est en haut et l'autre en bas?—Précisément.—Celle d'en haut comment donc est-elle placée?—Tout comme les nôtres.—Et celle d'en bas, à quel endroit est-elle?—Ah! c'est là l'extraordinaire! entrez et vous le verrez.—Entrons, ma femme....—Ah! un instant... est-il méchant vot' monstre.—Il est doux comme un agneau, il chante même quand on le désire.—Allons... eh ben... comben est-ce?—Dix sous pour vous deux...—C'est ben cher.—C'est au plus juste.—Paie-t-on avant d'avoir vu?—Oh! c'est de rigueur.—Eh ben, not' homme, qu'en dis-tu?—Oui, j'voulons voir ça, ça nous amusera et j'en parlerons cheux nous.»

Le vieux paysan donne ses dix sous à Démar en disant: «Par où donc entre-t-on, je ne vois pas de porte?—Par dessous... On lève un peu la toile; mais attendez que je donne le signal, sans ça notre monstre serait peut-être endormi, et alors vous ne verriez rien, parce que quand il dort, il cache ses têtes sous ses épaules, comme les serins.»

Démar frappe dans ses mains. Aussitôt Jean fait mettre Gervais sens dessus dessous et s'assure que la tête de carton est solide. Dans ce moment, le paysan et sa femme entrent par-dessous la toile, et se frottent les yeux pour y voir clair.

«Ah! mon Dieu! ousque nous sommes donc?» dit la femme, «on n'y voit presque pas!—Voyez, messieurs et dames, voici l'homme à deux têtes qui est devant vous,» dit Jean en se plaçant entre le public et Gervais.

«Ah! je commence à y voir,» dit le paysan; «tiens, ma femme, tiens, v'là le monstre...—Ah! Dieu! mon homme, que sa tête d'en haut est laide... comme il a les yeux fisques!...—Regardez celle d'en bas,» dit Jean, «c'est la plus jolie, c'est celle qu'il remue de préférence...—Monsieur, faites-le donc parler un brin, s'il vous plaît.

»—Parle!» dit Jean en frappant sur le ventre de Gervais. «J'étouffe,» murmure celui-ci, qui commence à devenir pourpre.

«Qu'est-ce qu'il a dit, monsieur?» demande la paysanne. «—Il a dit que vous étiez très-belle femme.—Tiens, il n'est pas trop bête, ce monstre!—On nous a dit qu'il chantait,» dit le paysan. «Faites-lui donc chanter une petite chanson.

»—Veux-tu chanter?» dit Jean en se baissant vers Gervais, et celui-ci lui souffle dans l'oreille: «Non, sacrebleu! je veux me relever... Renvoie-les tout de suite.... je n'en puis plus.

«—Allez vous-en bien vite!» dit Jean en repoussant le vieux paysan et sa femme, «il vient de m'a vouer qu'il avait envie de vous manger.

»—Ah, mon Dieu! sauvons-nous, mon homme!...»

Et les deux villageois se jettent à terre pour passer par-dessous la toile, et Jean les pousse par derrière pour les faire sortir plus vite, parce que Gervais a quitté la position perpendiculaire.

Le vieux paysan et sa femme sortent à quatre pattes de dessous la maison de toile. La femme a son bonnet de travers, le mari a la figure bouleversée; Démar, qui est alors entouré de jeunes villageois, aide le mari et la femme à se relever en leur disant:

«N'est-ce pas que c'est curieux, hein?... vous ne regrettez pas votre argent?

»—Ah! oui,» dit la paysanne en se relevant; «il est gentil votre spectacle!... Et votre monstre que vous disiez doux comme un agneau!... il nous a fait une fameuse peur!...—C'est curieux!» dit le mari, «oh! oh! pour ça, jarni, c'est curieux... mais je n'y retournerais pas pour ben de l'argent!...—Pourquoi donc cela?—Pardi, demandez au cornac ce que vot' homme à deux têtes voulait faire de nous? Si nous ne nous étions pas sauvés ben vite, il nous mangeait, rien que ça!»

Démar tâche de contenir son envie de rire, en répondant: «C'est singulier!... c'est qu'il était dans un de ses mauvais momens, mais c'est fort rare.

»—Allons nous-en, not' homme, je ne suis pas tranquille auprès de c'te maison de toile,» dit la paysanne en prenant le bras de son mari; et le vieux couple s'éloigne en se disant: «Jarni! j'pouvons nous vanter d'avoir eu fièrement peur pour nos dix sous!...»

Les villageois, qui se sont arrêtés devant la baraque, ont entendu une partie de ce que viennent de dire ceux qui ont vu Gervais, et cela pique leur curiosité; ils se consultent pour entrer, mais ils ne veulent pas payer cinq sous. Comme ils sont quatre, Démar consent à les laisser entrer tous pour douze sous; les villageois paient, Démar donne le signal pour que Gervais se mette en position, et le public se glisse sous la toile.

Les villageois, en se relevant, commencent par murmurer du peu de clarté qui pénètre sous la toile, «Pourquoi donc que tu n'as pas éclairé ton monstre?» dit l'un d'eux à Jean. «Est-ce que tu veux nous montrer des chats pour des tigres?»

Jean se contente de faire ranger les quatre villageois le plus loin possible de Gervais, en disant: «Voilà l'homme à deux têtes, messieurs; attachez-vous à la tête du bas, c'est la plus étonnante.»

Les paysans examinent quelques instans Gervais d'un air soupçonneux; l'un d'eux dit à Jean: «Pourquoi donc qu'il ne fait aller ni ses yeux ni sa bouche par en haut, ton homme?—Il est venu au monde comme ça, messieurs, je n'en sais pas davantage...

»—Ah ça, dites donc, vous autres, ça m'a l'air d'une frime,» dit un second paysan en approchant de Gervais. Jean cherche à le repousser en lui disant: «N'approchez pas si près, messieurs; il est quelquefois méchant.

»—Mes amis, j'crois qu'on, nous vole not' argent... Ça n'a jamais été une tête, ça!...»

Pendant ce colloque, Gervais, qui est fatigué d'être renversé, dit à demi voix: «Renvoie-les, Jean, renvoie-les... Je ne veux plus me tenir comme ça...»

Mais les villageois ne sont pas disposés à s'en aller, et pendant que Jean fait son possible pour les empêcher de toucher la tête de carton, Gervais se laisse tomber lourdement tout de son long, et dans cette chute la tête postiche se détache et roule avec la perruque aux pieds des villageois.

«Ah! voyez-vous la subtilité!... c'est une tête de carton, ce sont des fripons,» s'écrient les villageois, et Jean, voyant que cela tourne mal, se glisse par-dessous la toile, pendant que les paysans roulent Gervais à terre en lui disant: «Ah! méchant polisson! tu fais le monstre pour attraper not' argent: attends, nous allons t'apprendre à te faire deux têtes.»

Gervais fait ce qu'il peut pour se débarrasser les pieds de dedans la redingote, mais avant d'y parvenir il est rossé par les villageois. Gervais pleure, crie; dans ce moment, Jean qui est sorti de dessous la baraque pour dire à Démar de venir à leur secours, et ne l'a pas trouvé, imagine un expédient pour sauver son camarade, retire de terre les pieux qui soutenaient la baraque; elle tombe sur les paysans, et pendant qu'ils cherchent à se dépêtrer de dessous la toile, Jean apercevant la tête de Gervais, le tire par les épaules, l'aide à sortir et se sauve avec lui du côté des champs.

CHAPITRE IX.

UN AUTRE TOUR DE DÉMAR.—LA FAMILLE DU LABOUREUR.

On court bien dans l'âge où les barres, le ballon et les cerfs-volans sont nos plus douces récréations. Jean et Gervais étaient sortis de Coulommiers avant que les lourdauds villageois fussent parvenus à se débarrasser de la maison de toile.

Jean voulait s'arrêter, mais Gervais courait toujours, la peur lui donnait des ailes; en sortant d'un petit sentier ils aperçurent quelqu'un qui courait aussi devant eux.

«Ah! mon Dieu!... c'est un de ceux qui m'ont battu,» dit Gervais. «—Eh non,» dit Jean, «c'est Démar, je le reconnais bien.»

C'était en effet Démar, qui, au premier bruit qu'il avait entendu sous la toile, avait jugé prudent de s'éloigner sans attendre ses compagnons.

Les jeunes gens, s'étant rejoints, s'arrêtent enfin derrière des taillis pour reprendre haleine.

«Te voilà donc,» dit Jean à Démar, «tu nous as laissés dans l'embarras sans t'inquiéter comment nous en sortirions!...—Pourquoi ne savez-vous pas bien jouer vos rôles?—C'est Gervais qui ne voulait plus se tenir les pieds en l'air!—Est-ce que vous croyez qu'on peut rester long-temps comme ça, et puis être rossé ensuite pour se remettre!... Ah! si jamais je refais le monstre!...—Moi, je me suis sauvé le premier, parce qu'ayant reçu l'argent je ne voulais pas le rendre.—A propos, voyons la recette, combien avons nous fait?—vingt-deux sous en tout.—C'est gentil!... ce n'est pas seulement ce que nous a coûté la perruque que nous avions mise sur la grosse tête!...—Quand je disais que nous ne ferions pas nos frais...—Et la maison de toile qui est restée au pouvoir des paysans!—C'est ta faute, Jean, avec ton idée de nous faire montrer une curiosité!—Ma foi! messieurs, on ne réussit pas toujours, nous serons peut-être plus heureux une autre fois.—Oui, mais ne comptez pas sur moi pour faire la bête!» dit Gervais en se frottant les reins. «Allons, remettons-nous en route, je ne veux pas rester si près du théâtre de nos exploits.»

Les jeunes voyageurs se remettent en marche, et ne s'arrêtent que dans le petit village de Boissy-le-Châtel qu'ils aperçoivent devant eux. Après s'y être reposés quelque temps, ils jugent prudent de s'éloigner encore de Coulommiers. En chemin, on ne joue plus, car Gervais paraît souffrir, Démar est rêveur, et Jean se dit tout bas: «Ah!... j'étais si bien avec mes parens!... Mon père m'avait enfermé, c'est vrai; mais, au fait, je méritais bien d'être puni pour m'être grisé... Et certainement, ma mère ne m'aurait pas laissé long-temps au pain et à l'eau.»

On arrive à la petite ville de Rebais, mais il ne s'agit plus de chercher le meilleur traiteur; l'entreprise du matin a encore allégé la bourse: Jean ne possède plus qu'une vingtaine de francs, et il déclare fermement qu'il veut que cela dure quinze jours. Démar lui rit au nez, et Gervais répond: «En ce cas, nous ne mangerons plus de perdrix!»

Les jeunes gens entrent dans un méchant cabaret; ils soupent avec une omelette et du fromage, et vont se coucher dans une mansarde où on leur offre un mauvais lit pour eux trois; la nuit se passe à se disputer au lieu de dormir, parce que l'infortune donne de l'humeur, surtout lorsqu'on l'a méritée.

Le lendemain, après le déjeuner, Jean paie le dépense; malgré leur sagesse, elle se monte, avec le coucher, à sept francs; et Jean dit à ses compagnons: «avec toute notre économie, et en dînant mal, les vingt francs n'iront pas loin.—Alors, il vaut autant bien dîner,» dit Gervais.

Démar ne dit rien, il regarde un voyageur qui vient d'entrer dans la maison et qui tient sous le bras une grosse valise qu'il place sur un banc près d'une table devant laquelle il s'assied. La figure de ce voyageur annonce la confiance et la bonhomie; à peine entré, il entame la conversation avec toutes les personnes qui sont près de lui et commence par leur conter ses affaires.

«Allons-nous-en,» dit Jean, «que faisons-nous ici?—Ma foi, je suis fatigué,» dit Démar, «rien ne nous presse... Restons encore, j'espère que ce ne sera pas pour rien...—Comment?»

Démar ne veut pas en dire davantage; il s'étend sur un banc en fumant une pipe; Jean et Gervais vont se promener dans un petit jardin qui est derrière la maison; quelques tables placées sous des arbres, annonçaient que les voyageurs pouvaient venir s'y rafraîchir. Ils étaient depuis un quart d'heure dans le jardin, lorsque Démar vient les rejoindre. Sa figure a une expression singulière: il jette de fréquens regards derrière lui, et semble très-agité.

«Que diable viens-tu donc de faire?» dit Jean qui est frappé du trouble de Démar. «—Une bonne espièglerie,» répond Démar à voix basse et en regardant encore derrière lui. «—Qu'est-ce donc?—Chut!... Parlez bas!... Oh! je n'ai pas perdu mon temps, moi!... Je viens de jouer un bon tour à cet imbécille de voyageur que vous avez vu... Mais je croyais qu'il y avait une porte de sortie dans le fond de ce jardin... Je n'en vois pas...—Eh bien! nous sortirons par la maison... Venez...—Non, non!... Attendez!...» dit Démar en arrêtant Jean qui est prêt à retourner vers la maison; «Je ne voudrais pas repasser par-là... Si cet imbécille s'était aperçu... Cependant il déjeune, et j'espère...—Qu'as-tu donc? Pourquoi trembles-tu ainsi?... Parle...—Réjouissez-vous, nous sommes en fonds!... Nous allons nous amuser de nouveau et pendant long-temps!... Tenez, voyez-vous ce porte-feuille!...

»—Ah! mon Dieu!» s'écrie Jean, frappé d'une idée subite, «achève, ce porte-feuille... à qui est-il?—Il était à ce voyageur qui parlait à tout le monde. Après votre départ je me suis approché de lui... il m'a offert de boire un coup, j'ai accepté, alors nous avons causé... L'imbécille a voulu défaire sa valise pour me montrer les emplettes qu'il porte à sa femme. Il m'a dit qu'il venait de toucher mille écus à Coulommiers, puis il a tiré son porte-feuille pour y chercher une adresse; après l'avoir refermé, il a cru le mettre dans sa poche et l'a laissé tomber sous le banc; aussitôt j'ai mis mon pied dessus, puis j'ai admiré les achats que contenait la valise afin de le distraire, enfin, j'ai ramassé le porte-feuille sans qu'il s'en aperçût, et, lui disant adieu je l'ai laissé à table...—Malheureux! c'est un vol,» dit Jean, en regardant Démar avec indignation.—«Non, ce n'est pas un vol... Pourquoi cet imbécille laisse-t-il tomber son porte-feuille...—Tu l'as vu tomber de ses mains, tu devais le lui rendre...—Ah ben! par exemple! pas si bête, n'est-ce pas, Gervais?

»—Dam'!» répond Gervais, «au fait... puisque ce porte-feuille était à terre... il me semble que nous pouvons...—Il faut le rendre, vous dis-je! Démar, si tu gardais cela, tu serais un malhonnête homme... cela te porterait malheur. Tu appelles une espièglerie prendre le porte-feuille d'un voyageur!—Je ne l'ai pas pris! je n'ai fait que le ramasser.—Il faut reporter ce porte-feuille... Si cet homme s'apercevait qu'il ne l'a plus... si on le trouvait sur toi!... Oh! mon Dieu! nous serions arrêtés comme des voleurs...—Bah! bah!... tu vois tout de suite les choses en noir. Je ne rendrai rien.—Eh bien! je vais... O ciel! il n'est plus temps... Tiens, regarde... on vient nous arrêter...»

Démar et Gervais se retournent; et, à travers les arbres qui les cachent, aperçoivent trois gendarmes qui viennent d'entrer dans le jardin, et se sont arrêtés à l'entrée d'une allée, regardant autour d'eux et paraissant chercher quelque chose.

La tête de Méduse semble avoir pétrifié Démar; il devient blême et demeure immobile, incapable de faire un pas. Par un mouvement qui lui est habituel lorsqu'il a peur, Gervais s'est glissé sur-le-champ sous une table qui est près d'eux; mais Jean, qui frémit à l'idée d'être arrêté comme complice d'un vol, lorsque sa conscience ne lui reproche rien, s'éloigne vivement de ses compagnons, gagne le fond du jardin, et, sans savoir ce qu'on l'on pensera, sans calculer les suites de son action, s'élance par-dessus un mur qui n'a que quatre pieds de haut, saute dans la campagne, et, prenant sa course, fait près d'une lieue sans s'arrêter et sans regarder derrière lui.

N'en pouvant plus, Jean s'arrête enfin; il regarde autour de lui: à gauche est une grande route, derrière et en face des champs, sur la droite, un petit bois. Il écoute: tout est tranquille; quelques laboureurs qui travaillent à la terre, quelques villageoises qui cueillent des herbes, animent seuls ce tableau. Rien n'annonce qu'il soit poursuivi, et cependant le bruit de la charrue ou de la pioche le fait tressaillir; il croit reconnaître les pas des gendarmes qui courent après lui; il tremble, et il est innocent. Que serait-ce donc s'il était coupable!

Jean gagne le petit bois qui est sur la droite, et là s'assied au pied d'un bouquet d'arbres. Il réfléchit à ce que vient de faire Démar, et se dit: «J'ai bien fait de les quitter: Démar est un voleur, et je ne veux pas être l'ami d'un voleur; Gervais ne vaut pas mieux que lui puisqu'il lui conseillait de garder le porte-feuille. Ils sont sans doute arrêtés maintenant. Ces gendarmes les auront pris... S'ils allaient dire que c'est moi qui leur ai conseillé de voler ce voyageur... Démar en est bien capable!... Et peut-être me cherche-t-on pour m'arrêter aussi; j'aurai beau dire que je voulais qu'on rendît cet argent, on ne me croira pas... Ah! mon Dieu! que dirait-on chez mes parens, si on me ramenait à Paris comme un voleur!... Ah! que je suis fâché de m'être fait l'ami de Démar et de Gervais!... Mon père disait que c'étaient de bien mauvais sujets... il avait raison. Il les connaissait mieux que moi... et cependant je les voyais plus souvent que lui...»

Tout en faisant ces réflexions, Jean s'est étendu sur le gazon. Peu à peu la fatigue engourdit ses membres, ses yeux se ferment; il s'endort profondément.

Il est nuit lorsque Jean s'éveille; il a dormi long-temps dans le bois. Il se frotte les yeux, ne distingue rien autour de lui; il ne sait plus où il est. Enfin, en tâtonnant, il touche les arbres qui ont protégé son sommeil; il se rappelle alors les événemens de la journée; il sent aussi qu'il n'a pas mangé depuis le matin, et il se lève en se disant: «Il faut me remettre en route, car ce n'est pas en restant dans ce bois que je trouverai à souper.»

Il ignore entièrement où il est, et ne se souvient même plus par quel côté il est entré dans le bois, et comment il pourra en sortir. Mais Jean n'est pas poltron: l'obscurité, l'isolement dans lequel il se trouve, ne lui causent nulle frayeur; il ne redoutait que la honte d'être arrêté comme complice d'un vol, et cette idée lui fait craindre encore de retourner sans s'en douter près de l'endroit d'où il a fui le matin.

Cependant il ne veut point passer la nuit dans le bois: un estomac de seize ans et demi ne s'accommode pas d'une diète de douze heures. Jean se décide à marcher au hasard: il faudra bien qu'il sorte du bois qui ne lui a pas paru être considérable; il s'avance tenant ses mains en avant pour écarter les branches qui s'opposeraient à son passage, et se dirige vers les endroits les moins sombres, espérant découvrir un sentier qui mènerait à une grande route.

Après avoir marché pendant quelque temps, il se trouve enfin dans un sentier battu; il le suit, et n'a pas fait deux cents pas, lorsqu'une lumière frappe ses yeux.

Un sentiment de plaisir fait battre son cœur; il se dirige en doublant le pas vers cette clarté, et se trouve bientôt sur la lisière du bois, et devant une petite chaumière dont une fenêtre donne sur le sentier qu'il a parcouru.

Jean s'arrête devant l'habitation. «Je puis bien frapper là,» se dit-il, «c'est une maison de paysans; ils ne me refuseront pas à souper et peut-être à coucher en les payant, et j'ai encore treize francs sur moi. J'aimerais mieux coucher là que dans un village; j'y serais plus tranquille... Je ne craindrais pas de rencontrer ces gendarmes dont la vue m'a tant bouleversé... Il faut frapper.»

Jean trouve la porte de la chaumière, et frappe légèrement. Bientôt il entend marcher, et une voix enfantine lui crie: «Est-ce toi, Jean?»

Le jeune voyageur éprouve un sentiment de surprise, un trouble indéfinissable en s'entendant nommer la nuit, dans un lieu inconnu, par les habitans de cette chaumière. Cependant la voix qui s'est fait entendre est si douce, que, cédant à un mouvement naturel, il répond presque aussitôt: «Oui, c'est moi.»

On ouvre la porte: un petit garçon de sept à huit ans, d'une figure douce et naïve, paraît sur le seuil, et, en voyant le jeune voyageur, s'écrie: «Ah! ce n'est pas Jean!...»

Cependant notre voyageur a fait quelques pas, et se trouve à l'entrée d'une chambre pauvrement meublée, et dans laquelle un villageois d'une cinquantaine d'années est assis près d'une table, ayant une de ses jambes posée sur un tabouret. «Qui est-ce donc?» demande-t-il en tournant ses regards vers la porte.

«Monsieur,» dit Jean en s'avançant, «je me suis égaré dans le bois, je ne connais pas ce pays, et je cherchais une maison pour demander mon chemin, et à souper si cela se pouvait, car j'ai très-faim... Mais je paierai, monsieur, oh! j'ai de quoi payer.»

Le villageois sourit en regardant Jean, dont la figure franche et la jeunesse inspirent l'intérêt. «Quand vous n'auriez pas de quoi payer,» lui dit-il, «pensez-vous que je vous refuserais un morceau de pain? Non, ce n'est pas mon habitude. Cependant je ne suis pas riche... mais ça n'empêche pas d'aimer à obliger.

»—Oh! non, nous ne sommes pas riches,» dit le petit garçon, «surtout depuis que notre vache est morte!

»—Tais-toi, Jacques. Allons, entrez jeune homme, asseyez-vous, reposez-vous... Je vais vous donner ce que j'ai; mais tout à l'heure il nous arrivera des provisions: j'attends mon fils aîné qui, en revenant de sa journée, doit nous en apporter. J'ai cru que c'était lui qui arrivait quand vous avez frappé.—Il s'appelle donc Jean?—Oui.—C'est comme moi, monsieur.—Ah! vous vous appelez comme mon fils, raison de plus pour que vous soupiez avec nous.»

Jean va s'asseoir près de la table; le petit Jacques place devant lui du pain bis et du fromage, et le regarde avec curiosité. Pendant que Jean mange avec appétit, le villageois lui adresse quelques questions.

«Est-ce que vous allez loin comme ça, jeune homme?—Je vais à Paris, monsieur.—Treize lieues environ... Et vous venez de chez votre père?—Non... au contraire, je vais le retrouver.—Ah! Vous étiez allé voir queuque parent?—Oui, monsieur...—A Rebais peut-être?—Non!» s'écrie vivement Jean, «je n'ai pas été dans cette ville-là!... Est-ce loin d'ici, monsieur?—Mais, non, à trois quarts de lieue au plus.

»—Ah! mon Dieu!» se dit Jean, «je n'en suis pas plus éloigné!...

»—Y a-t-il long-temps que vous avez quitté votre père?» reprend le villageois. «—Mais... il y a deux mois bientôt...—Vous devez être bien impatient de le revoir!... Deux mois loin de ses parens, c'est long! Je suis sûr qu'on vous attend tous les jours!...»

Jean baisse les yeux, et répond en balbutiant: «Oh! oui... on m'attend.—Papa,» dit le petit garçon en courant près de son père, «moi, je ne te quitterai jamais, n'est-ce pas?—Non, mon garçon, tu seras comme ton frère Jean, tu vivras toujours avec moi... Vous êtes les appuis de votre père.—Je ne suis pas encore assez grand pour travailler aux champs; mais bientôt je pourrai te faire la cuisine, tu verras que je ferai bien la soupe!... Puisque tu as mal à la jambe, il ne faut pas que tu te lèves.»

Le villageois embrasse son fils, et Jean repose sur la table le pain qu'il tenait: son cœur est trop plein pour qu'il sente encore l'appétit.

«Eh ben! vous ne mangez plus?» dit le villageois. «Dame' ça n'est pas ben délicat... mais vous souperez tout à l'heure avec nous... Ah! justement on frappe... c'est mon fils sans doute.»

Le petit garçon court ouvrir et s'écrie avec joie: «Oui, c'est mon frère Jean!»

Un jeune homme de dix-huit ans, fort, bien bâti, mais hâlé par le soleil, entre dans la chaumière, tenant d'une main des instrumens de labourage, et de l'autre un panier. Il court embrasser son père, et tirant de sa veste une pièce de cinq francs et de la monnaie, il met tout dans les mains du vieillard, en lui disant: «Voilà ce que j'ai gagné depuis cinq jours, on vient de me payer. Mais comme le bourgeois est content, il m'a promis de m'augmenter le prix de mes journées.»

»—Eh ben, tu ne gardes rien, Jean?» dit le villageois. «—Est-ce que j'ai besoin d'argent, moi, puisque je mange avec vous le soir, et que le matin j'emporte pour ma journée!... Je voudrais gagner ben davantage, ça serait toujours pour vous, mon père.»

»—Oui, et puis nous pourrions bientôt ravoir une vache,» dit le petit Jacques. «—Allons, soupons, mes enfans. Tiens, mon fils, voilà un jeune voyageur qui sera des nôtres... il retourne à Paris chez ses parens...»

»—Oh! oui, monsieur,» dit Jean en poussant un gros soupir, «et je voudrais déjà être auprès d'eux; mais treize lieues, ce n'est rien, je les ferai demain dans ma journée.»

On met sur la table les provisions que le jeune laboureur vient d'apporter. Le père se place entre ses deux fils, et Jean est tout ému de l'amitié qui règne entre le villageois et ses enfans. Tout en mangeant, le fils aîné dit: «J'ons passé à Rebais aujourd'hui et j'ons été témoin de l'arrestation d'un coquin.»

Jean frémit, il est persuadé qu'il s'agit d'un de ses compagnons.

«—Qu'avait-il fait ce coquin-là?» dit le villageois. «—Il paraît qu'il s'amusait à mettre le feu dans les fermes...—Le misérable!—Mais on était à sa poursuite, les gendarmes l'ont arrêté à Rebais... je l'ai vu emmener.—Vous l'avez vu,» dit Jean, «comment était-il?—Mais... c'est un homme qui avait ben quarante ans, et une mauvaise figure!—Et... on l'a arrêté... tout seul?—Oui, il paraît qu'il n'avait pas de complices.»

Jean respire plus librement. Il lui serait pénible de penser que ses anciens compagnons sont entre les mains de la justice. Le souper s'achève. «Si vous voulez coucher ici,» dit le père de famille, «vous aurez un lit un peu dur... mais dam' c'est celui de mes enfans que vous partagerez. J'étais plus à mon aise autrefois!... mais ben des malheurs sont venus fondre sur nous. D'abord j'ai perdu ma femme... ma bonne Marie, puis je suis devenu paralysé de cette jambe, ce qui m'empêche de travailler; ensuite notre vache est morte, et c'était pour nous une grande ressource! mais je ne puis pas me plaindre, puisque mes fils me restent... et vous voyez comme ils m'aiment... ils ne veulent jamais quitter leur père, n'est-ce pas, mes enfans?»

»—Oh! jamais! jamais!» disent en même temps les deux fils du laboureur en enlaçant celui-ci dans, leurs bras. «Est-ce que ce n'est pas un devoir et un plaisir de rester avec toi?...—Et qui donc te soutiendrait,» dit le petit Jacques, «à présent que tu peux à peiné marcher, si nous te laissions tout seul?... Ça serait joli, qu'un autre que nous vînt donner le bras à not' père.»

Des larmes coulent des yeux du villageois qui embrasse tendrement ses deux fils, et Jean ne cherche pas à retenir les pleurs que lui arrachent, et ce tableau, et le souvenir de ce qu'il a fait.

Le besoin du repos se fait sentir, les habitans de la chaumière se jettent chacun sur leur couchette. Jean partage celle du fils aîné du laboureur. Mais le sommeil ne vient pas fermer ses paupières; trop de pensées agitent et son cœur et son esprit; il se reproche sa fuite, il pense au chagrin que doivent éprouver ses parens, à la manière dont il a payé leur amour, leur faiblesse pour lui. Quelle différence entre sa conduite et celle des enfans du laboureur; entre les sentimens de ces villageois et ceux de ses anciens camarades! Toutes ces idées le troublent, l'agitent, mais en regardant le jeune paysan qui repose paisiblement à son côté, il se dit: «Retournons près de ma mère, et je dormirai aussi tranquillement que lui.»

Le jour paraît enfin, et les habitans de la chaumière sont matinals. On déjeune; le fils aîné prend la pioche, la bêche, embrasse son père et va à ses travaux. Jean demande la route de Paris, avant de partir il voudrait donner tout ce qu'il possède au maître de la chaumière, et celui-ci ne consent à recevoir que fort peu de chose. Mais le petit Jacques se charge de mettre Jean sur la route qu'il faut prendre pour aller à Paris, et, arrivé à l'endroit où il n'a plus besoin de guide, Jean met son argent dans la main de Jacques en lui disant: «Donne cela à ton père, ce sera pour vous aider à ravoir une vache... moi je n'ai plus besoin de rien, je serai ce soir chez mes parens... Au moins, je n'aurai pas fait que des sottises avec l'argent de ma mère.»

Le petit garçon prend ce qu'on lui donne en faisant des bonds de joie et retourne à sa chaumière en criant: «Nous aurons une vache! c'est pour avoir une vache!»

Jean plus content de lui que la veille, se met gaîment en marche, demandant de temps à autre le chemin de Paris, afin de s'assurer s'il suit la bonne route. Il fait six lieues sans s'arrêter, puis il mange dans un cabaret les dix sous qu'il a gardés pour son voyage: il lui reste encore près de sept lieues à faire, mais il a du courage et de bonnes jambes. Cependant ce n'est pas sans peine qu'il atteint Paris; il y arrive enfin et reprend le chemin de son quartier.

Il est nuit depuis long-temps lorsque Jean se trouve dans la rue Saint-Paul. Il éprouve un trouble, un embarras qui redoublent lorsqu'il approche de la demeure de ses parens, et il s'arrête en se disant:

«Si on allait me recevoir mal, me renvoyer?» Il songe alors à son parrain Bellequeue qui a toujours été le médiateur entre lui et son père, et dont il connaît l'extrême indulgence. «Allons d'abord le trouver,» se dit-il, «il me pardonnera, il ira prévenir ma mère, et il apaisera la colère de mon père.»

Enchanté de cette idée, Jean court frapper à la maison où loge son parrain.

CHAPITRE X.

LA MAISON PATERNELLE.—JEAN EST UN HOMME.

Depuis que Bellequeue a quitté les beaux-arts (car on sait que maintenant on est artiste en tout), il a pris un joli logement et une petite bonne de dix-huit ans, ce dont par parenthèse madame Durand n'a point paru satisfaite. Bellequeue est resté garçon, et quoiqu'il conseille toujours à ses amis de se marier, il n'a pas jugé convenable de suivre lui-même les avis qu'il donne aux autres. Bellequeue, tout en marchant sur ses pointes, et en faisant l'aimable près des belles, s'est amassé mille écus de rentes; avec cela un garçon peut vivre très-bien, même lorsqu'il a une jeune bonne. Bellequeue, qui approchait de sa cinquante-troisième année, était bien conservé: son teint avait pris une nuance un peu plus foncée, surtout du côté du nez, mais il avait toujours les dents blanches et les lèvres vermeilles; sa coiffure, qu'il n'avait point changée, était constamment soignée; il ne se servait que de pommade superfine et de poudre parfumée, enfin il était dans sa mise d'une extrême propreté, et son chapeau à trois cornes était aussi luisant que sa chaussure frottée au cirage anglais. Bellequeue pouvait donc encore faire le galant sans paraître ridicule; mais s'il courtisait les dames du quartier Saint-Antoine, il n'en était pas moins rangé dans sa conduite, et ne rentrait jamais chez lui plus tard que onze heures; on assurait d'ailleurs que la petite bonne se permettait de le gronder lorsqu'il se dérangeait.

Cette jeune bonne, qui se nommait Rose, était une brune assez piquante; ses yeux un peu petits étaient d'une extrême vivacité, et son nez, que les voisins nommaient en pied de marmite, mais que son maître assurait être à la Roxelane, donnait quelque chose de comique à sa figure déjà passablement éveillée. Mademoiselle Rose était mise plutôt en femme de chambre qu'en bonne, elle avait de jolis bonnets garnis et des tabliers de soie; sa taille était serrée dans un étroit corset, et elle mettait avec beaucoup de grâce une petite tournure; enfin les mauvaises langues du quartier, scandalisées du ton et de la toilette de mademoiselle Rose, assuraient qu'elle était entrée chez M. Bellequeue pour tout faire, et qu'elle s'était fait annoncer ainsi dans les Petites-Affiches. On avait plaisanté le vieux garçon, on avait été jusqu'à dire qu'un homme qui avait des mœurs ne devait point prendre une bonne de dix-huit ans, coquette comme mademoiselle Rose. Bellequeue n'avait point écouté tous ces propos, il avait pensé qu'à l'automne de sa vie un homme doit pouvoir faire ses volontés, qu'on peut avoir des mœurs avec une bonne de dix-huit ans, aussi bien qu'avec une gouvernante de cinquante; qu'il est plus agréable en rentrant chez soi d'y trouver un joli visage qu'une vieille figure; qu'une, domestique bien mise fait honneur à son maître; enfin qu'il prenait une bonne pour lui et non pour ses voisins; bref, il avait gardé la jeune fille, et il avait bien fait.

Bellequeue venait de rentrer chez lui, il avait ôté son habit noisette, passé sa robe de chambre de basin, et commencé avec Rose une partie de dames, jeu auquel la jeune bonne était encore assez novice, ne concevant jamais qu'une dame couverte pût être prise; mais son maître avait de la patience, et il lui expliquait les coups. Il allait aller à dame, lorsqu'on sonna avec violence.

«Ah! mon Dieu! qui est-ce qui se permet de sonner comme cela?» dit mademoiselle Rose. «—Il est certain que c'est un peu sans façon,» dit Bellequeue; «va voir, Rose... Ah! tu remarqueras que j'allais à dame, nous reprendrons le coup.—Je vais joliment arranger les sonneurs;» dit mademoiselle Rose, en allant avec humeur ouvrir la porte.

Mais Rose n'a pas le temps de gronder; à peine a-t-elle ouvert la porte que Jean entre brusquement, et, renversant une chaise et une table qui se trouvent sur son passage, pénètre dans la chambre de Bellequeue et lui saute au cou avant que celui-ci ait eu le temps de se reconnaître.

«C'est moi, mon parrain,» s'écrie Jean. «—Ah! mon Dieu!... c'est lui!... c'est toi, mon cher Jean!... mauvais sujet! que je t'embrasse! Le voilà donc revenu!... j'avais bien dit, moi, qu'il reviendrait!... A la vérité, j'avais dit aussi que je te retrouverais, et je ne t'ai pas retrouvé! mais te voilà... L'enfant prodigue est de retour... Nous allons tuer le veau gras?... Embrasse-moi encore, mon garçon.»

Bellequeue presse de nouveau son filleul dans ses bras, et mademoiselle Rose regarde Jean avec complaisance, parce que depuis un an qu'elle est chez Bellequeue, elle a déjà eu occasion de le voir souvent.

Cependant Jean, qui est harassé de fatigue, s'est débarrassé des bras de son parrain pour se jeter sur une chaise, en disant: «Ouf! je n'en puis plus.

»—En effet, tu m'as l'air bien fatigué, mon garçon.—Et comme monsieur Jean est couvert de poussière!» dit Rose. «—Tu viens donc de bien loin?—J'ai fait treize lieues aujourd'hui.—Treize lieues! ah! mon Dieu! c'est presque un tour de force... mais pas toujours sur tes pointes, j'espère?—J'ai presque constamment couru!...—Pauvre garçon... comme il est grandi... comme il est fort maintenant... N'est-ce pas, Rose?—Certainement, M. Jean est un homme à présent.—Mais tu dois avoir besoin de prendre quelque chose?—Je crois bien, je meurs de faim et de soif...—Et tu ne dis rien... Rose, allons, vite... apportez tout ce qu'il y a... ce qui reste du dîner... Je vais moi-même... attends, tu auras de mon vin vieux... J'en ai une bouteille de montée.»

Mademoiselle Rose court d'un côté, Bellequeue de l'autre; en un instant un couvert est mis, et chargé de viandes froides, de fruits et de bouteilles. Bellequeue veut lui-même verser à son filleul, il se met à table et trinque avec lui.

«A ta santé, Jean, à ton heureux retour!...—Merci, mon parrain. Mais parlez-moi de mes parens, de ma mère... on a été bien en colère contre moi, n'est-ce pas?... Je vois bien à présent que j'ai eu tort... Mais pour en être convaincu, il fallait que je fisse la sottise... Mes amis étaient de mauvais sujets, oh! de très-mauvais sujets. Je le sais maintenant... mais alors je ne le croyais pas.

»—Du moment que tu conviens de tes torts, tout doit être fini,» dit Bellequeue, «buvons à l'oubli de ta faute.—Oui, mon parrain.

»—Prenez garde, monsieur,» dit Rose en tirant son maître par le pan de son habit, «vous allez vous faire mal, songez que vous avez déjà dîné.—Oui, Rose, soyez tranquille... je me modérerai. Mais je suis si content de revoir ce cher Jean... Ah! tu as eu tort!... grand tort, mon garçon... Tu es grandi de deux pouces, je crois... Si du moins, avant de partir, tu avais prévenu quelqu'un... Comme les voyages forment les jeunes gens!... Hein, Rose, il n'a plus du tout l'air d'un enfant?

»—Et ma mère, elle se porte bien?» dit Jean. «—Très-bien, mon ami... Comme elle va être contente... Comme elle va t'embrasser! nous parlions de toi tous les jours!—Et mon père, croyez-vous qu'il me grondera beaucoup... Vous le verrez le premier, n'est-ce pas, et vous lui parlerez pour moi?»

Bellequeue ne répond rien, il échange un coup d'œil avec Rose, et son front se rembrunit.

«Vous ne me répondez pas,» dit Jean. «Est-ce que vous pensez que mon père ne voudra pas me recevoir, qu'il ne me pardonnera pas?

»—Ce n'est pas cela, mon ami,» dit Bellequeue avec embarras. «Mais je ne pensais pas que tu ignorais... Depuis ton départ... il s'est passé bien des choses.... Sais-tu qu'il y a deux mois demain que tu es parti?—Eh bien! que s'est-il donc passé?—Mon garçon... il faut dans ce monde s'attendre à tout!... c'est une maxime dont on doit se pénétrer afin de ne s'étonner de rien.—Mais enfin, mon père? que lui est-il donc arrivé?...—Il est mort, il y a un mois!...—Il est mort!... ah! mon Dieu!... c'est moi peut-être qui suis cause!...—Non... oh! non, mon garçon, calme-toi. Ton père t'aimait beaucoup, mais il avait pris ton absence bien plus philosophiquement que ta mère; il disait tous les jours: Mon fils sera malheureux, il mangera de la vache enragée, ça lui fera du bien, ça le corrigera, et j'espère qu'il reviendra plus docile. Mais il y a un mois un coup de sang l'a emporté en un instant, quoi qu'il bût tous les matins quelque chose pour éviter ces accidens-là!...—Ah! je ne me pardonnerai jamais de n'avoir pas été près de lui à ses derniers momens; voilà la punition de ma faute!... mais elle est bien cruelle.

»—Allons, Jean, calme-toi... C'est très-bien de pleurer ton père, tu le dois certainement... N'est-ce pas, Rose? Eh bien! vous pleurez aussi, Rose...

»—Oui, monsieur... Ça me fait de la peine de voir pleurer M. Jean.—Je conçois cela; si je me laissais aller, je pleurerais aussi, mais je veux conserver ma fermeté. Il s'agit maintenant d'aller consoler madame Durand en lui ramenant son fils.—Oui, vous avez raison, mon parrain, allons trouver ma mère.»

Bellequeue remet son habit et sort avec Jean qui ne veut pas tarder à aller consoler sa mère. On arrive bientôt chez madame Durand. La boutique est fermée, car il est déjà tard; mais Catherine vient ouvrir, elle pousse un cri de joie en voyant son jeune maître, et quoiqu'on lui recommande de se taire, elle court à sa maîtresse en disant: «Le voilà, madame! M. Jean est revenu, c'est M. Bellequeue qui le ramène.»

Voyant qu'il n'y avait pas moyen de faire taire Catherine, Jean monte aussi vite qu'elle, et il est bientôt dans les bras de sa mère qui l'embrasse bien tendrement.

«Le voilà,» dit Bellequeue, «je vous avais bien dit que je vous le ramènerais... Il est corrigé, oh! il sera sage maintenant; il me l'a promis.»

Madame Durand n'avait pas besoin de cette assurance pour pardonner à son fils; mais Jean, en lui témoignant le chagrin qu'il éprouve de la mort de son père, ne lui cache pas les reproches qu'il se fait. Enfin quand les premiers momens donnés à la tendresse, à la surprise, sont passés, on prie le fugitif de conter ses aventures, et, quoiqu'il soit tard, M. Bellequeue reste pour entendre ce récit. Jean conte tout, hors le dernier tour de Démar, qui l'a déterminé à quitter ses compagnons; un reste d'amitié pour ses anciens camarades le porte à cacher une faute qui, si elle était connue, couvrirait de honte leurs parens. «Nous nous sommes querellés,» dit-il, «et je les ai quittés... Depuis long-temps d'ailleurs, je sentais que je devais revenir près de vous.»

On n'en demande pas davantage à Jean; on le croit, on l'embrasse encore, et après avoir ainsi réinstallé son filleul dans la maison de ses parens, Bellequeue retourne chez lui, enchanté de sa soirée.

Le lendemain, de grand matin, Jean se rend seul au tombeau de son père, et sa mère, en le voyant revenir, l'embrasse en disant: «Je savais bien, moi, que ce n'était pas un mauvais garçon.»

Toute la famille est bientôt instruite du retour du jeune Durand. Mais personne ne vient en féliciter sa mère, parce que tous ses parens l'ayant blâmée de son extrême faiblesse, madame Durand s'est fâchée avec eux. «Il fera bientôt quelque nouvelle escapade,» disent les Renard. «Il ne saura jamais un état,» dit Fourreau. «Il ne sera jamais aimable avec les demoiselles,» dit la cousine Aglaé. «Il ne dansera jamais bien,» dit Mistigris.

Madame Durand s'inquiète peu de ce que disent ses parens. Son fils est revenu, c'est tout ce qu'elle désirait. Madame Moka vient voir le jeune étourdi; car, en son absence, elle a souvent tenu compagnie à madame Durand, acceptant un petit verre, pendant que la maman parlait de son fils, et lui répondant tout en savourant la liqueur: «Il revinssera, madame, j'en suimes assurée.» Quant à madame Ledoux, elle n'est pas fâchée non plus de revoir Jean, pour chercher s'il ressemble à l'un de ses trois maris ou de ses quatorze enfans.

Pendant les premiers temps de son retour, Jean est tranquille et reste souvent près de sa mère. La bonne madame Durand est même alarmée de l'extrême sagesse de son fils; elle craint qu'il ne tombe malade, et est la première à l'engager à se donner un peu de distraction. De son côté, Jean engage sa mère à quitter le commerce et à jouir d'un repos qu'elle a bien gagné. Comme son fils est décidé à ne point faire un herboriste, madame Durand consent à vendre son fonds. Grâce aux soins et aux démarchés de Bellequeue qui se charge de cette négociation, le fonds est bien vendu; l'herboriste avait fait de bonnes affaires et des économies; un an après la mort de son époux, Madame Durand se retire du commerce avec six mille livres de rentes.

Jean, en ayant à peu près autant par ce que lui a laissé sa marraine, madame Durand dit à tout le monde: «Mon fils aura un jour douze mille livres de rentes; avec cela, sa figure et ses qualités, il peut épouser une duchesse.»

Jean, qui a près de dix-huit ans, est en effet un assez joli garçon; mais si sa taille est bien prise, sa tournure n'est nullement distinguée; habitué à fréquenter les tabagies, à préférer les guinguettes aux salons, et la société d'une grisette à celle d'une dame du monde, Jean a des manières de mauvais ton; il n'est pas grossier, mais il est brusque; il ne sait ni faire une galanterie, ni adresser un compliment à une femme, mais il mêle souvent des jurons énergiques dans sa conversation; enfin, ne voulant faire aucun effort pour être aimable, Jean dit: «Il faut qu'on me prenne comme je suis!» Et sa mère lui répond: «Tu es très-bien comme cela, mon garçon.»

Jean, qui ne cherche pas à plaire, et déteste les fats, ne conçoit pas que l'on reste long-temps devant un miroir. Bellequeue lui dit quelquefois: «Mon ami, on peut soigner sa mise sans être fat; il n'y a pas de mal à avoir du goût, à placer ses cheveux avec grâce... Ce n'est pas être coquet que de tenir à ce que notre habit soit bien fait et notre pantalon bien taillé.—Bah!» répond Jean, «pourvu qu'un homme soit propre, est-ce qu'il n'est pas toujours bien?»

Enfin Jean qui ne connaît rien en littérature, en musique et en peinture, qui n'a aucun talent d'agrément et aucune science utile, dit encore: «Quand on a douze mille livres de rentes, est-ce qu'on a besoin de savoir tout cela?» Et la bonne madame Durand lui répond: «Non certainement, mon cher Jean, et tu as assez d'esprit pour parler de tout sans avoir rien appris.»

En revanche, Jean est très fort au billard, il y passe une partie de ses journées; il boit sec sans se griser, et va souvent chez des traiteurs faire assaut avec des jeunes gens de son âge; quelquefois il emmène Bellequeue et lui fait fumer une pipe ou des cigares; il aime peu le spectacle parce qu'il faut y rester trop long-temps à la même place; il ne sait pas ce que c'est que faire la cour à une dame, mais il aime à rire près d'une grisette avec laquelle on est sur-le-champ sans façon.

Tout en allant dîner ou se promener avec son filleul, Bellequeue essaie de le rendre plus galant. «Tu as une jolie voix, mon ami,» lui dit-il, «mais tu ne la conduis pas bien; tu ne sais que des chansons à boire, et tu les chantes avec rudesse... Tu portes mal ton chapeau; ta cravate est toujours mise avec négligence; tu te tiens droit, mais tu ne te donnes pas de grâce en marchant.—La liberté, mon parrain, je ne connais que ça,» dit Jean. «—Sans doute, mon garçon, c'est très agréable de ne faire que ses volontés; mais ça n'empêche pas de boucler ses cheveux proprement, et on est aussi libre de chanter de jolies choses, de petits airs tendres, que des refrains à boire qui font trembler les vitres.—Bah! mon cher parrain, de quoi a-t-on l'air en chantant de ces romances qui font dormir ceux qui les écoutent... On se donne un air mignard, on fait des yeux languissans...—Mon ami, cela ne déplaît pas aux dames.—J'en suis fâché, mais je ne saurai jamais faire tout cela... Je plairai tout naturellement, ou je ne plairai pas! Ça m'est bien égal.—Si tu étais amoureux tu ne dirais pas cela.—Amoureux!... Ah! je vous assure que je n'en serais pas plus bête. D'ailleurs, je l'ai déjà été trois ou quatre fois, croyez-vous que pour cela j'aie poussé de gros soupirs et fait de beaux complimens. Non, quand on me convient, je dis tout de suite à la personne: Savez-vous que vous êtes, sacredieu! jolie; foi d'honnête homme! vous me plaisez beaucoup. L'une se sauve, je ne cours pas après elle; une autre rit, c'est que je lui plais, alors nous sommes bientôt d'accord.—Mon ami, c'est que tu as toujours adressé tes hommages à de petites ouvrières... à des grisettes.—Est-ce que ce ne sont pas des femmes comme les autres?—Si... c'est-à-dire ce sont des femmes qui n'exigent pas qu'on leur fasse une cour assidue.—Ah! si elles exigeaient quelque chose, ça ne me plairait plus.—Et tu crois, que tu as été amoureux, mon cher Jean?—Mais il me semble que oui.—Pas du tout, ce n'est pas là de l'amour.—Que ce soit ce que ça voudra, je ne veux pas faire l'aimable autrement.»

Bellequeue, en rentrant chez lui, dit à Rose: «Jean est un beau garçon, brave, honnête, bien taillé; c'est dommage qu'il ne veuille pas adoucir un peu la rudesse de son ton et de ses manières; alors il ne lui manquerait plus rien. S'il voulait seulement me prendre pour modèle dans la manière de saluer une dame, d'offrir son bras...»

»—M. Jean, est très-bien comme cela,» répond Rose; «sa franchise fait excuser son ton un peu vif; sa rudesse n'a rien de désagréable, il est très-beau garçon et point fat, ça ne l'empêchera pas de plaire. Ah! s'il vous écoutait, on sait bien qu'il ferait le galantin, l'empressé avec toutes les femmes, qu'il serait toujours à sourire à l'une, à offrir son bras à l'autre...»

»—Ah! Rose, tu vas trop loin! Je suis poli; je me présente avec grâce, mais voilà tout.—Je sais très-bien comment vous vous présentez, monsieur; vous connaissez toutes les femmes du quartier! Car vous les saluez toutes. Il n'y a pas de mal que M. Jean reste comme il est!... Il deviendra assez tôt perfide et trompeur.»

Bellequeue ne dit plus rien, mais il se retourne en souriant, et se regarde dans la glace en se disant: «Elle devient terriblement jalouse!»

CHAPITRE XI.

LA PETITE BONNE.—PROJETS DE BELLEQUEUE.

Le temps s'écoulait; Jean avait passé ses dix-neuf ans. Il s'était lié avec plusieurs jeunes gens de son âge, mais il les regardait comme des connaissances, plutôt que comme des amis; le souvenir de Démar et de Gervais lui faisait craindre de donner son amitié à des gens qui n'en auraient pas été dignes; dans ses compagnons de dîner, de jeux, de plaisirs, il voulait de bons enfans, sans façons, et ronds comme lui; mais il voulait des hommes d'honneur, incapables de faire une bassesse. Aussi Jean rompait souvent avec ses connaissances, parce que, parmi ces gens qui passent leur temps à s'amuser, il en est beaucoup qui ne sont pas délicats sur les moyens de se procurer de quoi satisfaire leurs penchans.

Cependant Jean était souvent encore dupe de son bon cœur. On lui empruntait de l'argent, et il ne savait pas refuser; il aimait à obliger, et quand on lui faisait le récit de quelque infortune nouvelle, il vidait sa bourse dans les mains de celui qu'il croyait malheureux.

Mais ceux qui lui empruntaient ne lui rendaient point; ceux auxquels il rappelait leur dette, ne paraissaient plus, et souvent il rencontrait chez un traiteur ou dans un café, faisant sauter le champagne ou buvant du punch, l'infortuné dans les mains duquel il avait vidé sa bourse le matin. Alors Jean jurait après les hommes, et revenait trouver Bellequeue, auquel il contait les tours qu'on lui avait joués. «Mon cher ami,» lui répondait Bellequeue, «je t'ai déjà dit que tu allais trop vite en toute chose, tu suis toujours ton premier mouvement, et, dans le monde il ne faut guère céder qu'au second ou au troisième, sous peine d'être souvent dupe des apparences.—Mon cher parrain, qu'est-ce que vous voulez dire avec tous vos mouvemens? Un homme que je connais me dit qu'il a besoin d'argent; il m'en demande, parce qu'il sait que j'en ai; je lui en donne parce, que je le puis, il me semble que c'est naturel. J'ai quelque fortune: donc je puis obliger; j'ai affaire à un fripon qui ne me rend rien, ou à un drôle qui s'est moqué de moi, pouvais-je deviner cela? Mais quand je rencontrerai l'un ou l'autre, je commencerai par le rosser pour lui apprendre à me voler mon argent.—Alors on te mettra en prison pour avoir rossé un homme.—Il faut donc se laisser escroquer, et trouver cela gentil?—Non, mais il ne faut pas céder à son premier mouvement de colère, il faut remettre ses pièces entre les mains d'un huissier.—Qu'est-ce que c'est que des pièces?—Ce sont des titres qui prouvent qu'on te doit.—Est-ce que j'ai des titres, moi? Est-ce que quand je prête cinq cents francs à une connaissance, je lui dis: Faites-moi bien vite un billet, car vous pourriez être un fripon, et ne plus vouloir me payer?—Tu vois bien, mon garçon que, dans le monde, toutes ces précautions sont nécessaires.—Le monde!... le monde!... il est gentil, il est bien composé ce monde-là!... Je serais bien fâché de me donner la moindre peine pour lui.—Mon garçon, ces saluts, ces sourires, enfin tout cet échange de politesses que l'on fait journellement, ne veulent pas dire que l'on estime, que l'on considère ceux à qui on les adresse; mais cela signifie: je suis aussi malin que vous, j'ai du savoir-vivre, de l'habitude, et vous ne m'attraperez pas.—C'est-à-dire qu'il faut apprendre à être aussi faux, aussi menteur que les autres. Je ne veux pas de votre savoir-vivre. Je veux toujours dire franchement ce que je pense, tourner le dos à ceux qui m'ennuient, et prouver à ceux qui mentent que je ne suis pas leur dupe. La liberté, mon parrain, je ne connais que ça.—Je l'aime beaucoup aussi, mon ami; mais dans le monde, il y a des libertés qu'on ne doit pas se permettre... Il y a des convenances, vois-tu; par exemple: tu verras quelqu'un de mal coiffé, il ne faut pas pour cela lui rire au nez, ce serait malhonnête. Si l'envie de rire te prend, et que tu ne puisses pas te retourner, tu te mords doucement les lèvres en souriant, et cela te donne un air agréable qui ne peut fâcher personne.—Laissez-moi donc tranquille mon parrain, vous croyez que j'irai bonnement me mordre les lèvres, parce que je verrai une figure ridicule, et que j'aurai envie de lui rire au nez?—C'est l'usage dans le monde, mon garçon.—Au diable vos usages!... Je suis bien comme je suis, ma mère le trouve, ça suffit. Que ceux à qui je ne plais pas viennent me le dire... Je suis leur homme à l'épée, au pistolet, au bâton, ou à coups de poing.—Oh! je sais que tu es un brave, un luron.—Eh bien alors, allons fumer, mon parrain.»

Jean, qui allait chez Bellequeue plusieurs fois dans la journée, ne trouvait pas toujours celui-ci chez lui; mais il trouvait mademoiselle Rose qui lui faisait un accueil fort agréable, car nous savons que la brusquerie, et les manières un peu libres du jeune homme ne déplaisaient pas à la petite bonne. Jean causait avec Rose, qui n'était point sotte, et souvent, tout en causant, il lui prenait la main; puis le bras, puis le menton, puis quelquefois autre chose encore; et mademoiselle Rose n'avait pas l'air d'y faire attention, parce que Jean agissait avec un air de franchise et de bonhomie, qui ne permettait pas qu'on se fâchât.

Un matin que Jean n'a point trouvé son parrain chez lui, il s'assied près de la petite bonne, et lui dit: «Rose, on prétend que je suis brusque, impoli même, trouvez-vous cela?—Non certainement, monsieur Jean, je vous ai toujours trouvé très-honnête, au contraire. Dame, vous êtes jeune, vous êtes vif... c'est bien pardonnable... D'ailleurs je n'aime pas les gens lents, moi; ah, Dieu! c'est insupportable!—Ils disent encore que je jure à tout propos.—Ah! quel mensonge... et d'ailleurs quel est l'homme qui ne jure pas quelquefois... Dans les momens de vivacité, est-ce qu'on peut se retenir?... Je connais bien des femmes qui s'en acquittent mieux que des grenadiers!... Ah! par exemple, chez les femmes, c'est vilain; tenez, la femme du portier en face, quand elle parle de son mari, elle dit toujours, ce bigre-là... ce Jeanfesse... ce.... ah! quelle horreur, mais un homme, est-ce qu'on y fait attention seulement.—On dit que je sens toujours la pipe à une lieue de loin.—Eh bien! quel mal de sentir la pipe? ça prouve que vous fumez, voilà tout. Moi, j'aime assez cette odeur-là.—Mon parrain prétend que je marche mal...—Allons! ne voudrait-il pas vous faire marcher comme lui; en choisissant les pavés, et se tortillant comme une anguille?—Il dit que je ne suis pas assez soigné dans ma toilette.—Est-ce parce que vous ne passez pas, comme lui, deux heures à vous mirer tous les matins? Vous êtes très-bien mis... je déteste les fats, moi.—Il assure que je n'ai pas assez d'usage du monde, qu'il faut savoir y mentir, y faire bonne mine à ceux qu'on n'aime pas.—Voilà de jolis conseils!... On veut gâter votre candeur, votre bon naturel.... Ne l'écoutez pas, monsieur Jean, est-ce que vous n'êtes pas assez grand pour savoir vous conduire?—Enfin, il dit que je ne sais pas faire la cour à une femme; que je ne suis pas galant, que je ne ferai jamais de conquête.—Ah! ah! ah! comme si vous aviez besoin de lui pour plaire... Il me semble que vous êtes assez bien pour... enfin vous êtes d'âge à savoir,... et puis ça se devine, ça.»

Soit que mademoiselle Rose eût deviné qu'elle plaisait à Jean, soit que celui-ci eût voulu lui montrer comment il faisait la cour aux dames, la conversation s'était prolongée fort long-temps; et il y avait plus d'une heure que Jean était chez Bellequeue, lorsque celui-ci rentra; comme il avait une clef de la porte, il ne sonna point, et arriva jusqu'au petit salon ou Jean causait encore avec la petite bonne.

Bellequeue fit cette fois une grimace qui ne ressemblait pas à un sourire; il lui sembla que son filleul et la petite bonne causaient de bien près.

Cependant Jean va gaîment au-devant de son parrain en lui disant: «Je vous attendais.—C'est ce que je vois,» dit Bellequeue en se pinçant les lèvres, «et y a-t-il long-temps que tu es ici?—M. Jean ne faisait que d'arriver,» s'écrie Rose.—Bah! laissez donc» dit Jean, «il y a plus d'une heure que je suis là.»

Rose rougit et trouve alors que Jean est beaucoup trop franc, et qu'il lui manque en effet l'usage du monde.

«De quoi causais-tu donc avec Rose?» reprend Bellequeue au bout d'un moment. «M. Jean me parlait de son voyage d'autrefois,» dit Rose. «—Moi... je ne vous si pas dit un mot de cela.... je vous disais que vous étiez fort gentille, Rose.—Ah! c'était pour rire, monsieur.—Non, c'était pour tout de bon... enfin, mon parrain, je l'embrassais quand vous êtes arrivé.—Non, monsieur, vous ne m'embrassiez pas.—Ah! par exemple, c'est trop fort!... tenez, mon parrain, voilà comme je la tenais...

»—C'est bon,» dit Bellequeue en se mettant entre Jean et Rose. «Je devine comment vous la teniez. Rose, allez à votre cuisine.»

Rose sort, en lançant en-dessous un regard à Jean, pour l'engager à se taire, mais celui-ci n'y fait pas attention.

Bellequeue tâche de prendre un air imposant et s'approche de Jean.

«Mon cher ami, je vous ai toujours dit qu'il fallait des mœurs et qu'il y avait certaines libertés qu'il n'était pas convenable de prendre.—Qu'est-ce que j'ai donc pris, mon parrain?—J'ai chez moi pour bonne une jeune fille honnête et sage...—Elle est bien gentille.—Oh! gentille... cela dépend du goût!... elle est très-coquette, voilà ce qui est certain.—Enfin, elle vous plaît comme cela, puisque vous la gardez.—Je ne te dis pas qu'elle me plaît... pourvu qu'elle fasse bien son ouvrage, c'est tout ce que je demande, mais je ne veux pas que tu viennes l'embrasser et lui conter fleurette.—Puisqu'elle ne vous plaît pas, qu'est-ce que cela vous fait qu'elle me plaise?—Parce qu'il faut des mœurs.—Et les mœurs ne vous empêchent pas de l'embrasser toute la journée, si cela vous fait plaisir, n'est-ce pas?—Je te répète qu'elle est honnête et sage.—Eh bien! alors, vous ne devez pas craindre qu'elle m'écoute.—C'est égal, tu ne dois pas l'embrasser, cela n'est pas convenable.—Ça me convenait pourtant beaucoup.—Mon cher Jean, je t'ai déjà dit qu'il ne fallait pas toujours céder à son premier mouvement.—Mon cher parrain, je vous ai déjà répondu que je me moquais des convenances et que j'aimais à faire mes volontés; voulez-vous venir fumer?—Non, merci, je resterai chez moi.»

Jean s'éloigne, et Bellequeue reste seul; il réfléchit et ne semble pas d'aussi bonne humeur que de coutume. Rose revient près de lui, et il ne lui dit rien, elle tourne et retourne dans la chambre; elle tousse, elle chantonne, enfin elle s'approche de son maître et lui dit d'un ton mielleux et en laissant voir ses dents qui sont très-blanches:

«Voulez-vous faire une partie de dames?»

Rose connaît bien son maître; déjà sa colère s'est évanouie, le sourire de la petite bonne a quelque chose de séduisant auquel Bellequeue ne peut pas résister; cependant il tâche de prendre un air grave en répondant: «Rose, je suis très-mécontent de vous.—Pourquoi donc cela, monsieur?—Parce que vous permettez à Jean de prendre avec vous des libertés... des familiarités.—Il n'a rien pris, monsieur; ne croyez-vous pas que M. Jean songe à moi!... lui, qui ne pense pas aux femmes.... Attendez, vous êtes un peu décoiffé par-là... que je vous refasse cette boucle.—Je sais bien que Jean est un étourdi... qui rit et voilà tout... Suis-je mieux maintenant, Rose?—Oh! vous êtes comme un cœur... il n'y a pas un cheveu qui passe l'autre.—Malgré cela, quand mon filleul viendra et que je n'y serai pas, il faut lui dire...—Je sais très-bien ce qu'il faut lui dire, monsieur... mais pourquoi donc avez-vous été si long-temps dehors ce matin? vous avez été sans doute chez la parfumeuse?—Oui, j'y suis entré un moment.—C'est cela, je m'en doutais! Quand monsieur est là, il n'en sort plus!...—Rose, vous me tirez les cheveux!... vous me faites mal!—Tant mieux!... je devrais vous les arracher tous pour vous apprendre à faire moins le galant.

»—Elle est charmante!... elle est très-drôle!» se dit Bellequeue, en se plaçant devant le damier. «Malgré cela, je ne voudrais pas que mon filleul eût souvent des tête-à-tête avec elle.»

Et tout en poussant ses dames, Bellequeue réfléchit à ce qu'il pourrait faire pour que Jean ne pensât plus à Rose. Tout à coup une idée se présente, Bellequeue est enchanté, ravi; il se lève brusquement et reprend son chapeau, laissant la petite bonne au milieu de la partie.

«Eh ben! vous me laissez là, monsieur,» lui dit Rose. «—Oui, j'ai à parler d'affaire à quelqu'un.—Vous n'avez pas achevé la partie.—Nous l'achèverons une autre fois.—C'est bien amusant de rester comme ça à moitié des choses...—Ce soir, Rose, ce soir, je te ferai des coups de quatre.»

En disant cela, Bellequeue sort et se rend vivement chez madame Durand, où il savait bien alors ne pas trouver Jean.

«Ma chère commère, je viens vous parler d'affaire, dit Bellequeue en s'asseyant près de la veuve de l'herboriste, «d'une affaire très-importante et qui vous intéresse, puisqu'il s'agit de votre fils.—De mon fils!» dit madame Durand; «parlez, mon cher monsieur Bellequeue, lui serait-il arrivé quelque chose?...—Non, non, calmez-vous, il est maintenant à fumer ou à jouer au billard, peut-être fait-il les deux choses ensemble; vous voyez que cela n'a rien d'inquiétant; mais ce qui l'est, madame Durand, c'est l'avenir de Jean, c'est son sort futur, et voilà ce dont je veux vous parler.—Comment! l'avenir de Jean vous inquiète? N'est-il par riche? n'a-t-il pas une fortune assurée?—Assurée, oui, s'il ne la dépense pas à droite et à gauche... Les cafés, les traiteurs, les parties de campagne, tout cela coûte, vous le savez.—Mon fils est d'âge à s'amuser; il faut donc qu'il s'amuse.—Vous avez parfaitement raison... Certainement je ne le blâme pas, mais mon filleul a trop bon cœur, il est trop obligeant; il prête à l'un, à l'autre; on ne lui rend jamais; quand il est au café, il paie pour ceux qui n'ont pas d'argent, et cela arrive trop souvent.—Cela prouve sa sensibilité.—Cela prouve aussi qu'il ne calcule pas; il ne faut pas se laisser gruger ainsi, on finit par se ruiner pour des gens qui se moquent de vous. D'ailleurs, cette vie désœuvrée semble commencer à ennuyer Jean... Combien de fois ne vient-il pas le matin me dire en bâillant: Je ne sais que faire de moi aujourd'hui.—C'est vrai, il bâille très-souvent, je l'ai remarqué avec peine?... Auriez-vous inventé quelque jeu pour l'amuser, mon cher Bellequeue?—Je n'ai rien inventé, mais j'ai trouvé ce qu'il fallait à Jean... c'est une femme.—Comment?—Sans doute, il faut le marier.—Le marier... vous croyez?—Eh! pourquoi pas? Jean a vingt ans; par sa taille, ses traits mâles, il en paraît vingt-cinq.—C'est vrai.—On marie des jeunes gens plus tôt que cela. Je suis certain qu'il s'en trouvera très-bien, cela achèvera de le ranger, de le rendre sage... Il ne courra plus autant les tabagies, les guinguettes; il ne prêtera plus son argent à tout le monde, parce qu'il le gardera pour ses enfans; enfin il ne bâillera plus aussi souvent, parce qu'une femme nous donne nécessairement des distractions.»

La bonne maman Durand réfléchit quelques instans et dit enfin: «Je crois que vous avez raison, mon cher Bellequeue, d'abord Jean ne peut faire qu'un excellent mari.—Excellent, c'est mon avis.—Mais alors il faudrait lui trouver une excellente femme!—J'ai son affaire!—En vérité!—Tout à l'heure, en jouant aux dames... avec... ma gouvernante, je pensais à mon cher filleul... car vous savez combien je l'aime... Cette idée de le marier me souriait depuis long-temps. Tout à coup je me sais rappelé la famille Chopard et je me suis dit: Voilà ce qu'il nous faut... voilà la femme de Jean! «—Comment! la famille Chopard?—Permettez donc: vous savez que M. Chopard est un distillateur retiré, vous le connaissez?—Peu, M. Durand ne l'aimait pas.—Ah! parce que Chopard, qui est un farceur, disait à ce pauvre Durand qu'il ne fallait pas autant d'esprit pour vendre des simples que des liqueurs!... Pure plaisanterie, Chopard est très-fort sur les calembourgs. Du reste, c'est un parfait honnête homme, sa femme est fort gaie, fort rieuse!—C'est une grosse bête.—Ça ne fait rien, ce n'est pas sa femme que Jean épousera, c'est sa fille, mademoiselle Adélaïde Chopard, fille unique, belle femme, bien élevée!... qui faisait déjà de l'eau de noyaux à huit ans, enfin qui sera, dit-on, une excellente femme de ménage, et aura soixante mille francs en mariage, sans compter l'avenir qui est certain, puis qu'elle est fille unique et que les Chopard ont au moins dix mille livres de rentes.—Vraiment... vous êtes sûr?...—Oh! je connais les Chopard depuis long-temps, j'y dînais deux fois la semaine avant d'avoir une gouvernante. Leur fille a dix-neuf ans, mais elle en paraît vingt-huit pour la force; cela irait fort bien avec Jean.—Et croyez-vous qu'ils pensent à la marier?—Oui; ils ont refusé dernièrement un riche marchand de vin, parce que mademoiselle Chopard n'a pas voulu aller demeurer à Picpus; mais je suis certain qu'ils ne refuseraient pas mon filleul!—Il faudrait qu'ils fussent bien difficiles; et vous dites que la jeune personne est jolie?—Oh! très-jolie!... une figure carrée, à la grecque, bien proportionnée, un peu forte peut-être, mais en prenant de l'âge, ses joues fondront. Ce sera une très-belle femme.—Reste à savoir maintenant si Jean voudra se marier!—Je crois que oui; s'il voit que cela vous fait plaisir, je gage qu'il y consentira.—Ce cher Jean!... je serais si contente de le voir heureux et bien marié.—Il faut qu'il épouse mademoiselle Chopard... à moins toutefois que les jeunes gens ne se conviennent pas. Car les parens de la demoiselle ne veulent pas plus contraindre leur fille que vous ne voudriez forcer Jean.—Ils ont bien raison. Il faut d'abord que les jeunes gens se conviennent.—Oui, mais pour cela il faut qu'ils se voient. Voulez-vous que j'aille de votre part engager les Chopard à dîner.—N'est-ce pas aller un peu vite?...—Quand il s'agit de mariage, il faut aller vite, sans quoi on n'en finirait aucun. D'ailleurs, je tâterai d'abord les Chopard, puis je leur glisserai un mot de nos desseins...—A l'insu de la demoiselle, je vous en prie!—C'est entendu!... j'aurais bien voulu commencer par y mener Jean, mais c'est le diable pour le faire aller en société, au lieu qu'ici, il faudra bien qu'il y soit; mais ne lui parlez de rien avant qu'il ait vu la jeune personne...—Non, car il serait capable de s'en aller avant l'arrivée des Chopard.—Après tout, un dîner n'engage à rien; et si mademoiselle Adélaïde ne lui plaisait pas, j'en ai encore quatre à vous proposer.—Arrangez tout comme vous l'entendrez, mon cher Bellequeue, je m'en rapporte à vous.—C'est convenu, je vous réponds qu'avant peu mon filleul sera marié.»

Bellequeue, très-content du succès de son projet, dit adieu à madame Durand, et retourne chez lui en se disant: «En mariant Jean avec mademoiselle Chopard, je suis sûr qu'il ne viendra plus si souvent chez moi les matins, et qu'il ne pensera plus à conter fleurette à ma petite bonne.»

C'est ainsi que, dans presque toutes les actions de notre vie, nous songeons à nous, avant d'obliger les autres.

CHAPITRE XII.

LA FAMILLE CHOPARD.

Le lendemain, après avoir terminé sa toilette et engagé Rose à aller causer avec sa voisine, Bellequeue se rend chez les Chopard qui demeurent dans la rue de Berry. Les Chopard étaient de bonnes gens. Le mari aimait à faire des pointes, et riait pendant un quart d'heure d'un vieux bon mot qu'il avait déjà débité cent fois; sa femme riait de confiance dès que son mari ouvrait la bouche, et souvent il lui arrivait, après avoir ri aux larmes, de demander à son époux ce qu'il avait dit. Mademoiselle Adélaïde était idolâtrée de ses parens qui n'avaient eu qu'elle. Bien différente de Jean qui n'avait pas voulu essayer l'état de son père, la petite Chopard avait montré beaucoup de goût pour la distillation; étant toute jeune, elle faisait déjà des essais en cerises et en prunes à l'eau-de-vie, et ses parens émerveillés avaient voulu envoyer à l'exposition des produits de l'industrie un abricot confit par leur fille à l'âge de sept ans; mais l'abricot n'avait pas été reçu.

Cependant mademoiselle Adélaïde était un peu capricieuse, un peu boudeuse, souvent exigeante et toujours volontaire; mais, aux yeux de ses parens, c'était une divinité. Elle avait commencé la musique et le dessin, mais n'y avait rien fait; elle avait voulu ensuite étudier l'astronomie, puis l'histoire, puis la botanique, puis la chimie; bref, elle avait commencé un peu de tout et ne savait rien, excepté la manière de faire d'excellent ratafia; mais les Chopard croyaient leur fille très-savante et baissaient pavillon devant ses jugemens. Mademoiselle Chopard avait atteint ainsi sa dix-neuvième année, elle était grande et assez bien faite; sa figure quoique forte n'était pas désagréable; ses sourcils très-prononcés lui donnaient l'air un peu dur; mais comme elle devait un jour être riche, beaucoup de jeunes gens lui avaient déjà fait la cour. Adélaïde se montrait difficile; elle était tellement habituée aux adulations, aux éloges, que les complimens de ses adorateurs la touchaient peu; et quand ses parens lui disaient: «Veux-tu épouser celui-là?» elle répondait nonchalamment: «Ah! ma foi non!... il m'a dit la même chose que les autres.»

Bellequeue trouve monsieur et madame Chopard en tête-à-tête, et cela sert merveilleusement ses projets. Il parle de la charmante Adélaïde; parler à des parens de leur fille unique, c'est mettre un auteur sur le chapitre de ses pièces, un vieux soldat sur celui de ses batailles, une coquette sur celui de ses conquêtes, un amant sur celui de sa maîtresse: il n'y a plus de raison pour que cela finisse. «Elle est étonnante,» dit madame Chopard, «elle sait tout, cette chère Adélaïde!... elle raisonne de tout avec une aisance extraordinaire.—C'est vrai,» dit M. Chopard, «elle vous parle aussi bien astronomie que musique!... médecine que liqueur!... elle n'est empruntée pour rien.—Dans la moindre des choses, monsieur Bellequeue, elle montre son étonnante sagacité... Dernièrement, dans une soirée où nous sommes allés, elle a joué sur-le-champ au vingt et un; et sans l'avoir jamais appris.

»—C'est extraordinaire,» dit Bellequeue. «—Enfin,» reprend M. Chopard, «elle a tant d'esprit que je n'en reviens pas, moi qui suis son père, et pourtant c'est de ma fabrique, cet esprit-là... hein?... Ah!... ah!... ah! il est bon celui-là...

»—Ah! ah! monsieur Chopard... ne me faites pas rire comme cela, je vous en prie!... Il est vrai que notre fille a reçu une superbe éducation... oh! nous n'avons rien épargné...—Elle a eu douze maîtres, et maintenant c'est elle qui est la maîtresse... Oh! oh! pas mauvais, hein?...»

Pendant que madame Chopard rit de la nouvelle pointe de son mari, Bellequeue reprend: «Comment se fait-il que vous n'ayez pas encore marié cette belle demoiselle?—Oh! ce ne sont pas les amoureux qui ont manqué!... Mais Adélaïde est difficile... oh! elle est très-difficile... C'est naturel. Vous concevez qu'une jeune personne qui sait tout ne peut vouloir pour mari que d'un savant... c'est-à-dire un homme en état de lui tenir tête.

»—Diable!» se dit Bellequeue, «s'ils veulent un savant, je ne crois pas que Jean soit leur fait... C'est égal... essayons toujours.»

Et il reprend en frappant sur le ventre de M. Chopard: «Je connais quelqu'un qui serait bien ce qu'il vous faudrait pour votre fille.—Bah!—Ce n'est pas précisément un savant... mais c'est un gaillard bien en état de tenir tête à une femme... un beau garçon de vingt ans, fils unique, qui aura douze mille livres de rentes.—Eh mais, tout cela convient assez. Et quel est le jeune homme?—C'est le fils de feu Durand, l'herboriste de la rue Saint-Paul.—Le fils de ce pauvre Durand qui aimait tant les simples?... Ah! vraiment, je l'ai vu tout petit!—Mais on en parle comme d'un assez mauvais sujet, il me semble?—Pure calomnie, madame Chopard. Jean Durand est un peu vif, un peu étourdi... il aime le plaisir, c'est de son âge; mais du reste il est franc comme mon diamant, et sensible comme une demoiselle. D'ailleurs c'est mon filleul, je ne l'ai presque jamais perdu de vue; je puis répondre de lui.—S'il en est ainsi, on pourrait... D'ailleurs Adélaïde verrait tout de suite s'il lui convient... elle a un tact étonnant.—Est-ce qu'elle se connaît en hommes, aussi?—En tout, mon cher ami.—Vous avez là une fille bien savante.—Je vous assure que son mari sera bien adroit s'il lui apprend quelque chose!—Écoutez, je ne veux point prendre de détours, je suis chargé par madame Durand de vous engager à venir, sans façon, dîner demain chez elle avec mademoiselle votre fille. Ne disons rien aux jeunes gens, ils verront mieux s'ils se plaisent. Madame Durand n'a point osé venir elle-même; mais entre parens qui désirent marier leurs enfans, on ne fait point de cérémonie. Acceptez-vous?—Ma foi, oui,» dit M. Chopard, «nous irons dîner... Eh bien! si les jeunes gens ne se conviennent pas... ce n'est qu'un dîner de pris... et nous tâcherons de ne pas l'avoir sur le cœur... hein?... Ah! ah! ah!... il est bon... sur le cœur!

»—C'est charmant!» dit Bellequeue. «Je vais aller prévenir madame Durand qu'elle peut compter sur vous demain.»

Au moment où Bellequeue allait sortir, mademoiselle Adélaïde entrait dans l'appartement tenant un petit bocal à la main. Elle court d'un air folâtre à son père en lui disant: «Papa, papa, regardez donc mes prunes... c'est un nouvel essai que j'ai fait sans sucre... Voyez comme elles sont conservées... comme elles sont fermes... comme elles sont vertes!...

»—Superbes!» dit M. Chopard en passant le bocal à sa femme. «Tiens, regarde, madame Chopard.»

Madame Chopard s'extasie devant les reine-claudes. Bellequeue ne peut pas faire autrement que de payer aussi son tribut d'admiration. «C'est de votre ouvrage, mademoiselle?» dit-il. «—Oui, monsieur. Oh! ce n'est rien ça... je veux maintenant conserver des grappes de raisin entières...—Des grappes de raisin!...» dit Chopard. «Elle est étonnante... elle finira par mettre tout à l'eau-de-vie!...»

Et le papa ajoute à l'oreille de Bellequeue: «Mon ami, vous conviendrez qu'une femme qui rend les prunes aussi fermes est un trésor dans un ménage...—Un véritable trésor... nous tâcherons de vous l'enlever. Au revoir, mes chers amis; à demain.»

Bellequeue fait un gracieux salut à mademoiselle Adélaïde, et s'éloigne pour prévenir madame Durand du succès de sa négociation. Quand le ci-devant coiffeur est parti, mademoiselle Chopard dit à ses parens: «Est-ce que M. Bellequeue veut m'épouser?—Non, ma fille, non, ce n'est pas lui,» dit madame Chopard; «mais demain tu verras quelqu'un qui...—Chut! ma femme, il ne faut rien lui dire... il faut qu'elle voie le jeune Durand sans connaître ses intentions; il faut laisser faire le mystère et la sympathie, sans quoi le but est manqué.—C'est juste, monsieur Chopard, ne lui disons rien, à cette chère enfant; elle verra d'ailleurs, demain, le fils de madame Durand puisque nous dînons chez eux. Le hasard fera le reste.

»—Eh bien! je parie que M. Durand veut m'épouser?» dit mademoiselle Adélaïde en souriant. «—Oh! pour le coup! c'est extraordinaire,» dit madame Chopard, «nous ne lui avons rien dit!... Ma foi, elle devine tout, ce n'est pas notre faute.—Elle tient de moi, madame Chopard, je devinais tout étant petit: aussi je me suis dit: Il faut me mettre distillateur puisque je suis devin... Hein? Ho! ho! ho!... il est gentil celui-là... Je le redirai demain à dîner.»

De son côté, madame Durand, qui est bien aise de connaître les sentimens de son fils sur le mariage, attend le retour de Jean la veille du jour où doivent venir les Chopard, et lui dit: «Mon ami, est-ce que tu n'as pas quelquefois envie de t'établir?—De m'établir!» répond Jean, «et quel état voulez-vous que je prenne? je ne sais rien.—Tu ne m'entends pas. Par établissement, on veut dire mariage, parce que, quand un homme est marié... on regarde son sort comme assuré.—Ah! c'est marié que vous voulez dire?... Ma foi! que le diable m'emporte si j'y ai encore pensé!... A mon âge, est-ce que je n'aurais pas l'air d'une fichue bête si je me mariais?—Pourquoi donc cela?... Tu as eu vingt ans il y a cinq mois, et puis tu as l'air si raisonnable!...—Je ne le suis guère pourtant.—Le mariage te rendrait plus posé, plus tranquille; on a une femme, des enfans... Cela occupe.—Au fait, ça m'amuserait peut-être!—Et cela me ferait tant de plaisir de te voir dans ton ménage!—Eh bien! nous verrons... Vous n'aurez qu'à arranger ça avec mon parrain... Et pourvu qu'il n'y ait pas de cour à faire, pas de complimens à dire... et que la femme me plaise pourtant, eh bien! ça m'est égal! je me marierai.—Tu es charmant! Ah! mon cher Jean, fais-moi le plaisir de ne pas dîner dehors demain; j'ai quelques personnes... des amis... je désire que tu y sois.—Ah! si vous avez de la société, et qu'il faille se tenir assis, et faire la conversation avec symétrie, vous savez que cela m'embête!—Non, il n'y a point de cérémonie, ce sont des gens sans façons, fort gais. Tu diras ce que tu voudras... Ton parrain dînera avec nous.—Allons! à la bonne heure. Mais si les individus m'ennuient, je vous préviens que je file tout de suite.»

Le jour du dîner est arrivé. A quatre heures, Bellequeue est chez madame Durand; il a mis l'habit noir et les souliers à boucles. Jean lui dit en l'apercevant: «Pourquoi diable tant de toilette pour venir dîner chez nous?... Vous êtes serré, pincé; vous avez l'air d'une aiguille!—Mon ami, il faut toujours être soigné dans sa toilette quand on va en société.—Est-ce que nous sommes de la société, nous autres?—Certainement, mon ami. D'ailleurs ta mère attend la famille Chopard.—Qu'est-ce que c'est que ça, la famille Chopard?... Je ne connais pas ces gens-là, moi.—Ce sont de très-braves gens... riches... retirés du commerce...—Ce n'est pas ça que je vous demande; qu'est-ce que ça me fait qu'ils soient riches ou pauvres? Sont-ils gais, bons enfans?—Oh! très-gais! Chopard est un boute-en-train!... très-fort sur le rébus.—Fume-t-il... joue-t-il au siam?—Oh! pour fumer, il est probable qu'il n'est pas venu jusqu'à cinquante ans sans fumer... Enfin c'est un bon vivant, et sa femme rit presque autant que ta cousine Aglaé... Quant à leur fille...—Ah! il y a une fille?—Et une fille superbe... Tu m'en diras des nouvelles... Une femme étonnante pour le savoir et l'érudition... et des qualités précieuses!... sachant faire toutes les liqueurs possibles!—Ça n'est pas mauvais, cela.—Nous aurons aussi madame Ledoux,» dit madame Durand; «elle devient vieille, mais elle est si bonne femme!—Ah! oui,» dit Jean, «elle va encore nous parler de ses maris et de ses enfans!—Non, depuis quelque temps, elle en parle moins, parce qu'elle s'embrouille toujours... elle commence à perdre la mémoire... Elle a bien soixante-dix ans, maintenant.»

Avant que le monde arrive, Bellequeue veut mettre quelques papillotes aux cheveux de Jean, mais celui-ci n'y consent pas; il déclare qu'il se trouve bien coiffé, et, malgré tous les efforts de son parrain, ne veut pas refaire le nœud de sa cravate.

La famille Chopard ne tarde pas à arriver. Mademoiselle Adélaïde est en grande toilette: malgré ses sourcils un peu épais et sa figure carrée, elle a de l'éclat et peut passer pour belle femme. Pendant les premières salutations, mademoiselle Adélaïde, tout en baissant les yeux, a déjà regardé Jean. Quant à lui, il est resté dans un coin de la chambre, et n'a pas l'air de s'apercevoir qu'il arrive du monde; il faut que sa mère l'appelle en lui disant: «Mon fils, venez donc saluer M. et madame Chopard.»

Jean s'avance, salue à demi, en prononçant brusquement un: «bien le bonjour,» et retourne en sifflant regarder à la fenêtre, tandis que Bellequeue dit tout, bas aux Chopard: «N'est-ce pas qu'il est bel homme?—Fort bel homme,» répond le papa Chopard. «—Il paraît qu'il aime beaucoup la musique!» dit madame Chopard, qui entend Jean siffler. «—Oh, infiniment,» répond Bellequeue; «il a une manière de siffler qui remplace la flûte.»

Mademoiselle Adélaïde ne dit rien; elle regarde Jean par-ci par-là, d'un air indifférent, et attend qu'il vienne lui faire des complimens et lui dire des douceurs comme tous ceux qui ont aspiré à sa main. Mais Jean continue de siffler et de rester à la fenêtre sans daigner tourner la tête; cela paraît fort singulier à mademoiselle Adélaïde.

Madame Durand et Bellequeue font ce qu'ils peuvent pour animer la conversation. M. Chopard lâche quelques pointes, sa femme rit, mais leur fille ne dit rien. Madame Ledoux arrive, et cela distrait un moment la société. Elle s'excuse d'être venue un peu tard et va embrasser Jean en disant: «C'est un homme maintenant, c'est tout le portrait de... Vous savez bien, ma voisine! un de mes enfans qui était huissier, je crois, ou ébéniste. Non, j'en ai eu un papetier... Vraiment on finit par oublier... C'est égal, votre fils est tout son portrait.»

Enfin Catherine vient annoncer que le dîner est servi. On attendait ce moment avec impatience, car Bellequeue faisait de vains efforts pour entretenir la conversation, et M. Chopard se creusait la tête pour faire un nouveau calembourg.

«La main aux dames,» crie Bellequeue en se levant, et aussitôt il prend celle de madame Chopard, et M. Chopard conduit madame Durand et madame Ledoux. Mademoiselle Adélaïde reste seule dans la chambre avec Jean, et elle attend qu'il vienne lui offrir la main pour la conduire à table, mais Jean, en quittant la fenêtre, ne voyant plus que mademoiselle Chopard, se contente de lui dire: «Eh bien! est-ce que vous n'allez pas dîner? Moi j'ai une faim de loup!» et en disant cela, il court se mettre à table.

Mademoiselle Chopard est restée fort surprise de l'impolitesse de Jean; Bellequeue, qui a vu son filleul entrer seul dans la salle à manger, s'empresse d'aller chercher mademoiselle Adélaïde, à laquelle il dit: «M. Durand est excessivement timide, je suis sûr qu'il n'a pas osé vous offrir la main.—Ah! il est timide... Je n'aurais pas cru que c'était ça!—Oh, c'est un garçon très-singulier... Caractère extraordinaire... Vous verrez: il ne fait rien comme tout le monde.»

Mademoiselle Adélaïde est placée à table à côté de Jean. Celui-ci lui parle peu, mais il ne la laisse manquer de rien, et se contente de lui dire de temps à autre: «Trouvez-vous ça bon? Aimez vous ça? Buvez donc; vous ne buvez pas.» A ces phrases laconiques, mademoiselle Adélaïde répond peu de chose encore; elle attend toujours que son voisin lui fasse des complimens, mais son voisin n'a pas seulement l'air d'y songer; et mademoiselle Adélaïde trouve que Bellequeue a raison, et que Jean ne fait rien comme tout le monde.

Le dîner met M. Chopard en train; il a déjà placé deux calembourgs sur les cornichons, et un sur le pain qu'il n'aime pas sans levain. Madame Chopard rit à se tenir les côtés; madame Durand tâche de rire aussi. Bellequeue boit et mange en homme qui ne songe pas à se marier; madame Ledoux demande toujours ce qu'on a dit. Jean chantonne en mangeant, et madame Chopard dit à Bellequeue: «Il est très-gai, ce jeune homme, il est excessivement gai.»

Comme Jean n'oublie pas de verser à boire, et qu'il a soin de remplir le verre de M. Chopard, celui-ci dit à madame Durand: «Votre fils me paraît être parfaitement élevé.»

Au second service Jean se rappelle ce que Bellequeue lui a dit de mademoiselle Chopard; alors il se tourne vers sa voisine et lui dit: «Vous savez donc faire des liqueurs?»

Mademoiselle Adélaïde se pince les lèvres et répond avec un peu d'humeur: «Je sais bien faire autre chose, monsieur.—Ah! au fait, une femme; il faut que ça s'occupe; ça ne peut pas, comme nous autres, courir dans les cafés... jouer au billard...—Oh, je joue au billard aussi.—Bah, vraiment!—Nous en avons un à la campagne de mon père, j'ai fait souvent la partie du maire et de l'adjoint.—Avec des queues à procédés?—Avec toutes les queues possibles. Je faisais aussi de la musique... Je jouais du forté.—Moi, on a voulu me mettre au violon.—Mais la musique m'agaçait les nerfs.—Oui, ça fait mal aux oreilles.—J'ai appris le dessin... je copiais les modèles antiques, d'après la bosse.—Est-ce qu'ils en ont tous?—J'ai fait un Amour grec qu'on a trouvé très-bien.—Moi, je n'ai fait que des polichinelles, d'après la bosse aussi.—J'avais du penchant pour la botanique... J'aimais à herboriser dans les champs.—Ah! Dieu! herboriser, je m'en souviens, mon père me fouettait pour me faire nommer les plantes en latin... Je ne reconnaissais que les colimaçons.—Mais j'ai laissé cela pour l'astronomie... Ah! c'est si beau l'astronomie, connaître le nom des étoiles, savoir quand Vénus paraît, quand Saturne se couche.—Il doit se coucher quand il a envie de dormir.—Le Chariot, la grande Ourse, l'étoile du Berger...—Mangez donc de la crême, je vous réponds que ça vaut bien la grande Ourse.—Mais tout cela ne vaut pas l'histoire!... C'est si intéressant l'histoire; si amusant!...—Ma nourrice m'en racontait pour m'endormir.—Ces Grecs, ces Romains, ces pères qui tuent leurs fils, ces fils qui tuent leur mère, ces frères qui se battent entre eux.—Ils avaient donc tous le diable au corps!—Cette Iphigénie qui aimait tant... Hector, et ce Tarquin qui a enlevé Hélène... Ah! c'est une chose bien amusante que ce siége de Troie!

»—Ma fille est lancée,» dit tout bas madame Chopard à Bellequeue. «La voilà partie!... c'est fini, elle ne s'arrêtera plus!»

Jean laisse parler mademoiselle Adélaïde et se remet à chantonner entre ses dents. Le papa Chopard fait sauter les bouchons, et boire madame Ledoux qui commence à avoir une pointe de gaîté. Madame Chopard rit des bons mots de son mari et applaudit aux phrases de sa fille. Madame Durand est enchantée de la tenue de son fils, qui a cependant les coudes sur la table, mais on est au dessert, et cela passe pour un aimable abandon. Enfin, mademoiselle Adélaïde semble se faire au ton singulier de Jean, parce que les femmes ont toujours un secret penchant pour les hommes qui ne font pas comme tout le monde.

On reste long-temps à table. M. Chopard s'y plaît, Jean lui tient tête pour trinquer. Bellequeue voit avec plaisir que l'affaire s'entame bien; les dames ne déparlent pas, et après le café madame Ledoux assure qu'elle a eu quatorze maris et trois enfans de chacun.

Madame Chopard, qui trouve que sa fille a une voix superbe, amène la conversation sur le chant; M. Chopard dit que c'était une très-bonne habitude de chanter au dessert, parce que cela faisait rester à table plus long-temps; Bellequeue est aussi de cet avis, et il commence le concert en chantant: Femmes voulez-vous éprouver, romance qu'il chante avec beaucoup de moelleux et qu'il accompagne de tendres sourires aux dames, et Jean s'écrie après le second couplet: «Ah! mon parrain!... vous chantez ça comme si vous n'aviez mangé que du miel depuis quinze jours!...—Il est vrai que c'est doucereux,» dit M. Chopard; «moi, je suis pour le gai, le vif... comme Rendez-moi mon écuelle de bois, ou Dans un verger Colinette, ça sera toujours beau, cela...»

M. Chopard chante plusieurs couplets, que Jean accompagne en sifflant et en frappant sur la table avec son couteau. On engage ensuite mademoiselle Adélaïde à chanter, elle ne se fait pas prier, elle commence un air... puis un autre, parce qu'elle ne se souvient jamais de la fin; après avoir commencé quatre chansons sans les finir et fait une roulade dans chaque, elle déclare qu'elle tâchera de savoir la fin une autre fois, et madame Chopard s'écrie: «Voilà ce que c'est que de trop savoir, ça embrouille; ma fille a au moins trois cents airs dans la tête, et, quand il faut chanter, elle ne peut jamais en trouver un entier... Elle sait vraiment trop de choses!»

C'est au tour de Jean; on le prie de chanter, et il entonne un refrain à boire. «C'est gentil,» dit Bellequeue, «mais pour ces dames nous voudrions quelque chose d'autre qu'une chanson de table.» Alors Jean commence la Béquille du père Barnaba, mais madame Chopard l'interrompt après le second couplet en s'écriant: «Je la connais, mon mari me l'a chantée... autrefois...» Et la maman ajoute à l'oreille de madame Durand: «Cela choquerait l'oreille d'Adélaïde.»

Jean commence alors: Rien, père Cyprien, et madame Chopard l'interrompt encore en s'écriant: «Ah! nous connaissons aussi celle-là!...—Mais, sacrebleu!» dit Jean, «si vous ne me laissez rien finir, pourquoi me priez-vous de chanter?—C'est juste,» dit mademoiselle Adélaïde, «il faut laisser finir monsieur.»

Pour empêcher que l'humeur ne s'en mêle, Bellequeue prie Jean de leur chanter une ronde de Béranger. La ronde est chantée, on fait chorus, on trinque, et cela remet tout le monde de bonne humeur. Bellequeue, craignant que Jean ne voulût ensuite chanter quelque gaudriole, est le premier à faire apercevoir qu'il est tard. Les Chopard se lèvent, et prennent congé de madame Durand en l'engageant, ainsi que Jean, à venir bientôt les voir.

CHAPITRE XIII.

TÊTE-A-TÊTE DES FUTURS.—JEAN EST FIANCÉ.

En rentrant chez eux, les Chopard ne manquent point de demander à leur fille ce qu'elle pense de Jean, car c'était ordinairement d'après l'avis de mademoiselle Adélaïde que le papa et la maman prononçaient. Mademoiselle Chopard a trouvé que M. Jean n'était point un homme comme un autre; elle avoue qu'il est un peu original dans ses manières, mais elle a causé avec lui, et elle prétend qu'il cause fort bien, et qu'il parle sur tout sans être jamais embarrassé.

«C'est un savant,» dit madame Chopard, «je l'avais deviné à son air original; ma fille, il a dû trouver à qui parler avec toi?—Mais.... oui... nous avons approfondi plusieurs sujets.

»—Quant à moi,» dit M. Chopard, «j'ai trouvé au jeune homme des manières rondes, franches.... Oh! il n'a pas l'air d'un suffisant!... Il boit sec! j'aime cela, moi; je ne voudrais pas qu'on appelât mon gendre Boileau... Hein?... il est bon, j'espère, celui-là... Boit-l'eau! ah! ah! ah!...»

Le fait est que la personne de Jean n'avait pas déplu à mademoiselle Adélaïde, et que, surprise de ne recevoir de lui aucun compliment, elle en avait éprouvé en secret un dépit qui, chez les femmes, est souvent le commencement d'un tendre sentiment.

De son côté, madame Durand questionne son fils et cherche à savoir ce qu'il pense de mademoiselle Chopard. Jean paraît assez indifférent pour mademoiselle Adélaïde, il ne la trouve ni très-bien, ni trop mal, mais sa personne ne semble pas lui déplaire, ce qui est déjà beaucoup, et Bellequeue, qui connaît les goûts de son filleul, ne manque pas de lui répéter: «Avec cette femme-là, mon ami, un mari n'aura rien à faire depuis le matin jusqu'au soir; elle tiendrait parfaitement son ménage... et ferait encore des fruits à l'eau-de-vie et toutes les liqueurs possibles.»

Rien à faire, cela plaisait beaucoup à Jean qui ne se connaissait à rien; il regarde son parrain en souriant, et lui dit: «Ma foi!... si cela vous fait tant de plaisir ainsi qu'à ma mère que je sois marié... eh bien! autant mademoiselle Chopard qu'une autre.»

Madame Durand embrasse son fils, et Bellequeue court chez les Chopard, savoir ce que l'on dit de son filleul. Il n'était pas aussi tranquille de ce côté, il craignait que les manières peu galantes de Jean n'eussent déplu à mademoiselle Adélaïde. C'est donc avec une certaine inquiétude qu'il se présente chez l'ancien distillateur, qu'il trouve seul et auquel il demande sur-le-champ ce qu'il pense de Jean.

«Comment donc!» s'écrie M. Chopard, «mais c'est un charmant garçon!... un original, mais un savant!...—Bah! vraiment, vous trouvez?» dit Bellequeue qui craint d'avoir mal entendu. «—Parbleu!... faites donc l'ignorant... Ma fille s'est bien aperçue tout de suite de la chose... Je vous répète que c'est un savant... Ma fille l'a dit, elle s'y connaît...—Oh! je ne vous dis pas que non... mais avec nous, voyez-vous, il aura apparemment caché son jeu!...—C'est possible, mais on n'en fait point accroire à ma fille... et quand elle a affirmé une chose...—Qui diable vous contredit?... Ainsi il ne lui déplaît pas?...—Bien au contraire; cependant il faut que le jeune homme vienne nous voir... qu'il cause avec Adélaïde...—C'est juste, c'est très-juste; je vous l'amènerai demain soir.—C'est cela, ils causeront, ils jaseront... nous n'aurons l'air de rien, nous autres, parce qu'enfin, quand il s'agit de se marier, il faut bien faire d'abord connaissance avant de serrer le nœud... Serrer le nœud... oh! oh! oh!... pas mauvais, hein?...—Très-joli!... A demain donc, mon cher Chopard, je crois d'après cela que notre affaire s'arrangera...—Ma foi, je le crois aussi... Nous aurons un nœud frais... Oh!... qu'il est bon!... ah! ah!... Un nœud frais... Il est à la coque celui-là!...»

Bellequeue s'éloigne enchanté, il rentre chez lui rayonnant, et mademoiselle Rose s'aperçoit qu'il se passe quelque chose. Les jeunes filles sont curieuses, d'ailleurs la jeune bonne exerçait sur son maître une certaine autorité, elle voulait savoir tout ce qu'il faisait; elle s'empresse donc de lui demander ce qui le rend si joyeux.

«Oh! ce n'est rien,» répond Bellequeue d'un air malin. «—Vous mentez,» dit mademoiselle Rose, «je vois cela à votre nez!... Mais ce n'est pas moi que vous tromperez!... Je veux savoir ce que vous avez pour être si content... Je veux que vous me disiez tout!... ou je vous tire les cheveux!»

Cette colère fait sourire Bellequeue, qui se retourne en se disant: «Dieu!... est-elle jalouse!... C'est pis qu'une Africaine!... Si elle me rencontrait avec une femme, je suis sûr qu'elle se porterait à des excès.

»—Eh bien! monsieur,» dit Rose, «êtes-vous enfin fin décidé à me répondre?—Ma chère amie, j'allais tout te dire... mais tu es si pétulante...—Je suis ce que je suis... finissons.—Eh bien, je viens d'arranger une affaire... et c'est cela qui me fait plaisir.—Qu'est-ce que c'est que cette affaire?—C'est... un mariage pour mon filleul.—Un mariage pour M. Jean!... et c'est lui que vous mariez?—Sans doute.—Un jeune homme de vingt ans!...—Vingt ans et demi bientôt.—C'est égal... cela n'a pas le sens commun!... et il faut avoir perdu la tête pour songer à marier un jeune homme qui ne songe encore qu'à s'amuser.»

Mademoiselle Rose se pinçait les lèvres et paraissait de fort mauvaise humeur; de son côté, Bellequeue prend un ton sévère en lui répondant: «Mademoiselle, mêlez-vous de vos affaires... et ne vous permettez plus des réflexions aussi... inconvenantes... je vous en prie.»

Rose se tait et retourne à sa cuisine. Pendant toute la journée elle ne dit plus rien; mais ce jour-là le poulet est brûlé, les côtelettes sont en charbon, la soupe a pris au fond, et la liaison a tourné. Bellequeue fait un fort mauvais dîner, mais il se dit: «Pauvre Rose! je lui ai parlé trop sévèrement... Cela lui aura fait tant de peine qu'elle en a négligé sa cuisine.»

Remettant à un autre moment de calmer mademoiselle Rose, et tout à l'affaire qu'il a à cœur de terminer, Bellequeue, après son dîner, reprend son chapeau, et, au lieu de faire sa partie de dames avec sa bonne, se rend chez madame Durand, à laquelle il apprend les dispositions favorables de la famille Chopard.

Madame Durand n'est nullement surprise que son fils ait plu, et elle répond à Bellequeue: «Je savais bien que mon Jean n'avait qu'à se présenter pour tourner les têtes!... Mademoiselle Chopard doit se trouver très-flattée qu'il veuille bien la prendre pour femme!...—Sans doute,» dit Bellequeue, «mon filleul est bel homme... assurément; mais vous conviendrez que... pour les sciences... je ne m'attendais pas à ce qu'on le trouvât savant!—Et pourquoi donc cela?» s'écrie madame Durand, «est-ce que vous aviez pris mon fils pour un sot, jusqu'à présent?—Non, ma chère commère, ce n'est pas cela... mais...—Eh bien! vous voilà comme son père, qui disait qu'il ne savait rien!... Et moi, j'ai toujours trouvé qu'il savait tout!... Est-ce qu'un garçon d'esprit a besoin d'apprendre une chose pour la savoir?... Belle malice, vraiment!... c'est bon pour les imbécilles, ce ne serait plus la peine d'avoir de l'esprit s'il fallait faire comme tout le monde.—Vous avez raison, assurément, mais...—Mais, mon cher Bellequeue, je vous dis que mon fils séduirait une princesse, s'il en avait la fantaisie.—Je n'en doute pas, ma chère commère, mais tenons-nous en à mademoiselle Adélaïde Chopard, qui n'est pas une princesse, c'est vrai, mais qui rendra, j'en suis certain, mon filleul excessivement heureux.—Oh! je n'en doute pas et ce mariage me convient beaucoup!—En ce cas veuillez donc prévenir Jean, pour qu'il vienne avec nous, demain soir, chez les Chopard.—Soyez tranquille, il y viendra.»

Bellequeue quitte madame Durand, en se disant: «Mon filleul est un savant, je le veux bien, moi, puisqu'ils le veulent tous!... Le principal est que ce mariage se fasse... alors je serai plus tranquille, je ne courrai plus toute la journée pour les autres... je pourrai tout à mon aise jouer aux dames avec Rose, qui n'ayant point sujet d'être jalouse, ne laissera plus brûler mon dîner.»

Madame Durand fait entendre à son fils qu'ils doivent une visite à la famille Chopard, et que mademoiselle Adélaïde aura beaucoup de plaisir à causer avec lui, parce qu'elle s'est aperçue qu'il était très-instruit.

«Alors, il est facile de lui faire prendre des serins pour des aigles,» dit Jean, «et cela me ferait penser que cette demoiselle, qui met tout à l'eau-de-vie, n'est au fond qu'une bête.... Vous savez bien que je ne sais rien, ma mère, que fumer, jurer, boire et jouer au billard.—Tu es trop modeste, mon ami, tu ne connais pas toi-même tous tes talens.—Oh! çà! pour des talens, j'avoue que je ne m'en connais pas un seul!—Enfin, tu viendras chez les Chopard, n'est-ce pas?»

Le mot visite avait toujours fait fuir Jean, qui, étranger à toutes les convenances ainsi qu'aux usages du monde, se déplaisait dans un salon où il ne pouvait pas se conduire comme dans une tabagie; cependant, vaincu par les sollicitations de sa mère, et s'étant aperçu d'ailleurs qu'avec les Chopard on pouvait être fort à son aise, Jean consent à aller chez eux le lendemain soir.

Les Chopard attendaient madame Durand et son fils; on avait invité quelques amis pour faire la partie de vingt et un, les bougies avaient remplacé la chandelle, les housses des fauteuils et du canapé avaient été enlevées et laissaient briller un vieux satin bleu broché, qui depuis une quinzaine d'années n'avait vu le jour que six fois; on avait fait de la toilette; mademoiselle Adélaïde avait mis beaucoup de temps à sa coiffure, éprouvant pour la première fois un désir très-vif de plaire, et pour la première fois aussi, craignant de ne point y réussir; enfin M. Chopard avait rangé sur une console une douzaine de petits bocaux, contenant les produits chimiques de mademoiselle sa fille, qu'il ne manquait jamais de mettre en évidence lorsqu'un épouseur se présentait.

Trois voisins étaient déjà arrivés, et mademoiselle Adélaïde faisait la moue, parce qu'il était sept heures du soir, et que M. Jean ne venait point, lorsqu'enfin la sonnette se fit entendre, et bientôt après la voix de Bellequeue qui donnait la main à madame Durand. La porte du salon s'ouvre... une cuisinière va pour annoncer, mais Jean la retient par son tablier en disant: «Nous nous annoncerons bien nous-mêmes. Est-ce que vous croyez qu'on ne nous reconnaîtra pas?...» et faisant faire un demi-tour à gauche à la domestique, il pénètre dans le salon, ayant encore son chapeau sur la tête, et va frapper sur l'épaule du père Chopard en lui disant: «Comment ça va, mon vieux?»

M. Chopard se retourne, et aperçoit Jean qui a une redingote, des bottes crottées, une cravate de couleur et point de gants; tous les efforts de sa mère et de Bellequeue n'ayant pu parvenir à le faire changer de toilette. Mais comme mademoiselle Adélaïde a trouvé M. Jean savant et original, le papa Chopard ne se formalise pas du peu de frais que le jeune homme a faits pour venir chez lui, il lui presse cordialement la main en s'écriant: «Bonsoir, professeur!...» puis se tournant vers ses amis, M. Chopard leur dit à l'oreille: «Remarquez la mise négligée de ce jeune homme, c'est une suite de son originalité... Les savans ne s'occupent jamais de leur toilette... c'est au-dessous d'eux.»

»—Alors,» dit un des voisins à un autre, «voilà un jeune homme qui doit être très-instruit.»

Mademoiselle Adélaïde ne paraît pas satisfaite du négligé de Jean, cependant elle s'est levée et attend qu'il vienne lui présenter ses hommages; mais Jean n'y songe pas, il s'est arrêté devant les bocaux et s'écrie en frappant sur le ventre de M. Chopard. «Est-ce que nous allons avaler tout ça ce soir?... Sacrebleu! mais alors il faudra revenir en fiacre!...—Et peut-être ventre à terre,» dit M. Chopard. «Oh! oh! oh!... ventre à terre!.... en voilà encore un soigné!...»

Bellequeue, qui s'aperçoit que mademoiselle Adélaïde se mord les lèvres avec colère, en attendant que Jean aille la saluer, va doucement tirer son filleul par sa redingote en lui disant à l'oreille: «Va donc dire bonsoir à mademoiselle Chopard.»

»—Ah! c'est juste!» répond Jean tout haut; «le diable m'emporte si je ne l'avais pas oubliée!»

Et se retournant vers le canapé sur lequel mademoiselle Adélaïde s'est replacée, Jean va se jeter lourdement à côté d'elle en s'écriant: «Eh ben! princesse, qu'est-ce que nous disons ce soir?»

Mademoiselle Adélaïde, tout étourdie de s'entendre appeler princesse par un homme qu'elle voit pour la seconde fois, est un moment sans pouvoir trouver de réponse, et M. Chopard, qui a entendu Jean, dit tout bas à sa femme: «Il a appelé notre fille princesse!... c'est un genre de cour!...—N'ayons l'air de rien,» dit madame Chopard; «mais éloignons-nous du canapé, afin qu'ils puissent causer plus librement.—Oui,» dit Bellequeue, «si nous ne les entendons pas, je crois que ça vaudra mieux.»

Les parens se dirigent alors vers une table sur laquelle on forme un vingt et un, et le canapé étant à l'autre extrémité du salon, les jeunes gens sont presque en tête-à-tête et peuvent causer sans être entendus par la société.

Mademoiselle Adélaïde, troublée par le ton et les manières de Jean, a perdu son assurance habituelle; elle ne peut même plus faire la coquette, et, ne sachant que dire, baisse les yeux en poussant un léger soupir.

«Est-ce que votre dîner vous fait mal?» lui dit Jean en la regardant de très-près. «—Non, certainement, monsieur,» répond vivement mademoiselle Chopard, «est-ce qu'on ne soupire que quand on a trop mangé?—Ma foi!... je croyais... Ah! il est vrai qu'il m'arrive aussi quelquefois de respirer longuement... quand je m'ennuie, par exemple.—Mais, monsieur, je ne m'ennuie pas, moi, je vous prie de le croire.—Quand vous vous ennuieriez à côté de moi, que vous connaissez à peine, qu'est-ce qu'il y aurait là d'extraordinaire?—Monsieur, quand on est bien élevé, on ne s'ennuie jamais en société.—C'est donc parce que j'ai été mal élevé que je m'y ennuie si souvent!—Ah! vous dites cela pour rire!—Non!... que le tonnerre m'écrase si ce n'est pas vrai!...»

»—Ça va bien,» dit tout bas M. Chopard à Bellequeue après avoir jeté un regard sur le canapé. «Les voilà qui s'animent... je suis sûr qu'ils approfondissent un sujet.—Ils se conviennent d'une manière extraordinaire!» répond Bellequeue, qui dans sa joie demande encore des cartes quoiqu'il en ait déjà vingt-quatre, et ne s'aperçoit pas qu'il a crevé.

Après un moment de silence, Jean, qui aime à aller au fait, dit à mademoiselle Chopard: «A propos, je crois qu'on a envie de nous marier?»

Mademoiselle Adélaïde devient violette comme une aubergine, et balbutie: «Mais, monsieur... en vérité... je ne sais pas cela, moi.—Ah! vous ne le savez pas!... Ma foi, je pensais qu'on vous en avait parlé comme à moi; mais c'est égal, à présent que je vous l'ai dit, vous le savez, et nous pouvons causer de cela, car enfin, si nous nous marions, il faut bien nous connaître un peu... Qu'en pensez-vous?...—Moi, monsieur... je pense... je ne sais pas... vraiment... vous me dites tout cela si vite...—Il me semble qu'il n'est pas nécessaire d'être trois heures pour se dire une chose si simple!... On se convient, ou l'on ne se convient pas.—Mais on ne peut pas le dire tout de suite...—Oh! que si! Moi, je serais bien aise de savoir à quoi m'en tenir, parce que je vous avoue que je ne songeais pas du tout à me marier... C'est ma mère, c'est mon parrain, qui ne cessent de me corner aux oreilles que ça me fera du bien, que ça me rendra plus sage, plus posé!... Il me semble que je ne suis pas mal posé maintenant; mais enfin, si on le veut, je me marierai... Et vous?»

Une déclaration si singulière bouleverse toutes les idées de mademoiselle Adélaïde; habituée à s'entendre dire: Je vous adore, je ne puis être heureux qu'avec vous, par tous ceux qui ont aspiré à sa main, elle attend toujours que Jean en vienne à ce chapitre, et ne trouve point de réponse pour ce qu'il vient de lui dire.

Ennuyé de voir mademoiselle Chopard garder le silence et faire des mines en roulant les yeux à droite et à gauche, Jean lui serre familièrement le genou en lui disant: «Est-ce que je vous ai parlé chinois?»

Mademoiselle Adélaïde retire vivement son genou et se recule en disant: «Eh bien! monsieur, à quoi pensez-vous donc... En vérité, je ne suis pas habituée à ce qu'on prenne avec moi de telles libertés, et tout ce que vous me dites me paraît bien singulier... Ce n'est jamais comme cela qu'on m'a fait la cour!...»

Jean regarde la demoiselle et part d'un éclat de rire qui augmente la confusion de mademoiselle Chopard, tandis que monsieur son père, tout en jouant, dit à madame Durand: «Votre fils a pris feu comme du phosphore!... Voyez-vous comme il en conte à ma fille!... Vingt et un d'emblée... ça se paie double... J'avais joué deux liards, c'est un joli coup.»

Lorsque Jean a cessé de rire, il se rapproche de mademoiselle Adélaïde et lui dit: «Est-ce que vous avez cru que je venais ici pour vous faire la cour?... Ce n'est pas ça du tout!... je viens pour vous épouser si ça vous arrange; du reste, il ne faut pas vous gêner; si je ne vous plais pas, n'en parlons plus. Ce sont nos parens qui ont eu cette idée-là, mais nous ne ferons toujours que ce que nous voudrons.—Mais, monsieur... pour s'épouser, est-ce qu'il ne faut pas d'abord être amoureux l'un de l'autre?—Je ne crois pas que cela soit absolument nécessaire... Quant à moi, je vous mentirais si je vous disais que je suis amoureux!...—C'est très-galant!...—Aimez-vous mieux que je vous le dise et que je ne le pense pas?—Je veux que vous le soyez... Il me semble que cela n'est pas si difficile...—Oh! c'est très-difficile pour moi! Quant à être galant, à faire la cour, je n'y entends rien; aussi je vais rondement au fait, et je n'aime pas les mijaurées, ni les prudes... Vous voyez comme je suis... Eh bien, vous réfléchirez au projet des parens; rien ne presse, donnez-vous le temps. Maintenant, je vais goûter un peu de ce qu'il y a dans vos bocaux, parce que je ne suis pas fâché d'apprécier vos talens en distillation.»

En disant cela, Jean se lève, s'approche de la console, prend un bocal rempli de cerises et s'écrie: «Papa Chopard, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de goûter cela?... Vous n'avez sans doute pas mis tous ces bocaux en évidence pour que nous n'en ayons que la vue?

»—Non certainement,» dit M. Chopard en quittant la table de vingt et un, après avoir dit bas à ses voisins: «Continuation de l'originalité du jeune homme,» et, appelant sa domestique, il fait apporter des verres et ouvre le bocal en disant à Jean: «Vous allez m'en dire des nouvelles!... Il n'y a rien de tel que les fruits à l'eau-de-vie; le plus sage a beau jurer qu'il n'en prendra pas... Cela fait oublier tous les sermens qu'on fit... Oh! oh! oh!... il est fameux celui-là... les sermens confits... Madame Chopard, tu tâcheras de t'en souvenir.»

Madame Chopard rit aux larmes et tous les joueurs quittent la table de vingt et un, parce qu'ils aiment autant goûter les cerises que de dire: Je m'y tiens ou j'ai crevé; ce qui est cependant fort récréatif, surtout quand on joue le vingt et un à deux liards.

Après les cerises, Jean propose de goûter d'un autre bocal, puis d'un troisième, et comme à chaque nouvelle dégustation la société adresse force complimens à mademoiselle Adélaïde, les Chopard sont dans l'enchantement et feraient volontiers sauter toutes leurs liqueurs; mais madame Durand, qui craint que cela ne fasse mal à son fils, demande à continuer le vingt et un.

On reprend la partie, Jean se promène dans le salon, regarde jouer, chante ou siffle entre ses dents, et mademoiselle Adélaïde, toujours assise sur le canapé, le regarde de temps à autre en se disant: «Dieu! quel singulier jeune homme!... Qui est-ce qui croirait qu'il est amoureux de moi et désire m'épouser?... Car certainement il est amoureux de moi, quoiqu'il n'en veuille pas convenir!... D'ailleurs M. Bellequeue l'a dit à papa.»

S'apercevant que c'est en vain qu'elle attend que Jean revienne causer avec elle, mademoiselle Adélaïde se décide à aller causer avec lui; elle se lève, reprend un ton gai, rit aux éclats au moindre mot que dit Jean, et finit par se laisser pincer les genoux et tâter le mollet sans se fâcher, parce qu'il faut bien passer quelque chose à un original.

L'heure de se séparer arrive. Les parens sont enchantés, on se quitte de très-bonne humeur. En route, madame Durand demande encore à son fils s'il a été content de mademoiselle Adélaïde, et Jean, qui a trouvé-très ferme tout ce qu'il s'est, permis de tâter, répond que la jeune personne paraît bien en état de se marier.

Les Chopard ont aussi interrogé leur fille pour savoir si le jeune Durand est toujours de son goût, et quoique Jean n'ait point été galant avec mademoiselle Adélaïde, quoiqu'il ne lui ait parlé que fort cavalièrement et se soit conduit de même, mademoiselle Adélaïde répond à ses parens: «Oui, certainement, il me plaît beaucoup, et je suis très-disposée à être sa femme.»

Et la jeune personne rentre dans sa chambre en se disant: «Il ne m'a fait aucun compliment, mais c'est égal, il me plaît... D'ailleurs, il est amoureux de moi, et s'il ne veut pas me le dire, c'est par entêtement.»

Bellequeue, qui craint toujours que Jean ne change d'avis, pense qu'il faut profiter de ses bonnes dispositions pour le mettre dans l'impossibilité de refuser la main de mademoiselle Adélaïde, il ne cesse de courir de chez les Chopard chez madame Durand, et de chez celle-ci chez l'ex-distillateur. Toutes les fois qu'il aperçoit mademoiselle Adélaïde il lui crie: «Mon filleul ne parle plus que de vous... il ne pense qu'à vous; votre image le poursuit même quand il joue au billard, et vous êtes cause qu'il fait fausse queue.» A Jean, Bellequeue dit: «Tu as fait naître une terrible passion dans le cœur de mademoiselle Chopard, elle ne rêve qu'à toi, cette nuit encore elle t'a vu te changer en tourtereau.»

Jean rit; mademoiselle Adélaïde soupire; et les Chopard disent à Bellequeue: «Si le jeune homme est si amoureux, pourquoi donc ne vient-il pas nous voir?»

»—Singularité de caractère,» dit Bellequeue, «il ne peut pas se résoudre à faire l'amour comme tout le monde.»

Cependant à force de courir chez l'un et chez l'autre, Bellequeue parvient à réunir encore Jean et mademoiselle Chopard. Celle-ci rougit beaucoup en voyant le jeune Durand; les parens se regardent d'un air satisfait, et Bellequeue poussant son filleul qui reste tranquillement au milieu de la chambre, lui dit à l'oreille: «Prends la main de la demoiselle, c'est l'usage lorsqu'on a des vues honnêtes.»

»—Allons,» dit Jean, «si c'est l'usage, je le veux bien, moi.» Et s'avançant vers mademoiselle Adélaïde, il lui prend la main et la lui secoue comme à un ancien ami; aussitôt Bellequeue frappe sur le ventre de M. Chopard, en s'écriant: «C'est fini! les voilà fiancés!...

»—Les voilà fiancés ces chers enfans!» dit madame Durand en embrassant madame Chopard, tandis que M. Chopard s'écrie: «Voilà un nœud... d'amour... Oh! oh! oh!... il est coulant celui-là... Ah! Coulant! encore un fameux!...»

Jean tient toujours la main de mademoiselle Adélaïde, qui ne songe nullement à la retirer; le papa Chopard est allé chercher un bocal d'abricots pour célébrer les fiançailles. Jean quitte la main de mademoiselle Adélaïde pour les abricots; on boit, on trinque, on rit, on chante; la soirée se passe très-gaîment, on s'embrasse en se quittant, et tout le long du chemin Bellequeue répète à Jean: «Tu es fiancé, il n'y a plus à t'en dédire... Tu peux déjà regarder mademoiselle Chopard comme ta femme.—Soit,» dit Jean, «mais le diable m'emporte si je m'attendais à être fiancé pour avoir donné une poignée de main à la demoiselle.»

Le souvenir des fiançailles n'empêche pas Jean de dormir. Quant à Bellequeue il rentre chez lui enchanté et s'écrie, en passant sa robe de chambre: «C'est fini; il n'y a plus à reculer... ils sont fiancés...

»—Qui cela?» dit mademoiselle Rose. «—Et parbleu, mon filleul, Jean Durand, avec mademoiselle Adélaïde Chopard!...

»—Beau mariage qu'il a fait là!...» murmure mademoiselle Rose en prenant sa chandelle, «—Rose... une partie de dames... une seule partie... Je suis sûr que je ferai de beaux coups ce soir!...» crie Bellequeue à sa petite bonne; mais celle-ci, sans écouter son maître, rentre dans sa chambre dont elle ferme la porte en disant: «Jouez tout seul... je crois que ça m'amusera autant.»

CHAPITRE XIV.

ÉVÉNEMENT NOCTURNE.—LE SOUVENIR D'UNE JOLIE FEMME.

Depuis huit jours Jean était fiancé à mademoiselle Chopard. On avait fixé l'époque du mariage à six semaines après, parce que mademoiselle Adélaïde, certaine maintenant que Jean sera son mari, n'est pas fâchée d'avoir le temps de faire avec lui plus ample connaissance, se flattant toujours qu'elle parviendra à le rendre amoureux, galant et soumis à ses volontés.

Jean ne s'était point informé de l'époque fixée pour son hymen, peu lui importait que ce fût tôt ou tard. Il allait chez les Chopard, parce qu'il y était aussi libre, aussi à son aise que chez lui; mais il causait avec mademoiselle Adélaïde comme avec toute autre personne, et rien n'annonçait qu'il deviendrait plus empressé et plus galant. Mademoiselle Adélaïde, au contraire, éprouvait chaque jour un penchant plus vif pour le jeune Durand, et, tout en se dépitant en secret de ce qu'il ne se montrait pas plus amoureux, se sentait plus éprise de lui.

Les Chopard, persuadés qu'on ne pouvait pas voir leur fille sans en être enthousiasmé, ne doutaient point des sentimens de Jean, et attribuaient son peu d'empressement près d'elle à la singularité de son caractère! Toutes les fois que le jeune homme venait les voir, ils ne manquaient pas de faire passer en revue les bocaux, en s'étendant sur les talens de leur fille. Jean trouvait cela bon, et madame Chopard courait dire tout bas à sa fille: «Ton prétendu a mangé de tes pêches à l'eau-de-vie avec le plus grand plaisir... Ce garçon-là t'aime sincèrement, ma chère enfant.»

Mademoiselle Adélaïde ne répondait rien, mais elle soupirait et pensait que M. Jean ne l'aimait pas tant que les pêches.

Jean revenait un soir de chez les Chopard; il n'était que dix heures, mais les rues du Marais étaient déjà désertes. En entrant dans la rue des Trois-Pavillons, des voix de femme frappent son oreille, on crie au voleur, et, au même instant, un homme passe en courant tout près de Jean, tenant encore à sa main un châle avec lequel il s'enfuit. Mais Jean l'a déjà atteint, il le saisit au collet, lui arrache le châle des mains et veut l'entraîner avec lui, lorsque le voleur lui dit: «Par pitié, ne me perdez pas!»

La voix de cet homme n'est pas inconnue à Jean, il éprouve un trouble indéfinissable, pendant lequel sa main a involontairement lâché le collet du voleur; celui-ci s'enfuit, et Jean court alors près des deux dames qui avaient appelé du secours.

Ces dames dont la mise était élégante et la tournure distinguée, se tenaient en tremblant contre le mur; elles n'avaient plus la force de marcher, et en voyant venir Jean vers elles, un cri d'effroi leur échappe, parce qu'elles croient que c'est encore un voleur qui vient les attaquer.

Jean rassure les dames et leur présente le châle qu'il a repris au voleur, en leur disant: «Est-ce là tout ce que le coquin vous emportait... Sacrebleu! je suis bien fâché de l'avoir laissé se sauver... Mais sa voix... il m'a semblé... ma foi!... Je l'ai lâché sans savoir ce que je faisais.»

Les dames se confondent en remercîmens; le châle volé était un beau cachemire, et valait bien la peine qu'on remerciât Jean. «Il m'a aussi emporté mon sac,» dit une de ces dames, «mais c'est une perte bien légère, il n'y avait dedans que ma bourse contenant peu d'argent, un mouchoir et un souvenir... qui est ce que je regrette le plus.»

Jean veut courir après le voleur pour lui reprendre le sac, mais les dames s'y opposent, elles le supplient de ne point se donner une peine inutile, et d'avoir seulement la bonté de les conduire jusqu'à une place de fiacre.

Jean offre le bras à ces dames, on l'accepte, et chemin faisant on lui conte comment l'événement est arrivé. Les dames sortaient d'une maison de la rue des Trois-Pavillons, elles n'avaient point voulu qu'on les reconduisît, ne pensant pas qu'à dix heures du soir deux femmes courussent quelque danger dans un quartier qui n'est point désert. D'ailleurs, leur intention était de prendre une voiture à la place la plus proche; mais à peine avaient-elles fait vingt pas dans la rue, qu'un homme s'était approché d'elles, leur avait brusquement arraché un châle et un ridicule et s'était enfui aussitôt.

Les deux dames, auxquelles Jean servait de cavalier, parlaient chacune à leur tour et quelquefois toutes deux ensemble, comme c'est d'usage lorsqu'il vient de nous arriver un événement dont nous sommes encore troublés. L'une de ces dames paraissait avoir une quarantaine d'années, l'autre devait être encore fort jeune. Toutes deux accablaient Jean de remercîmens, puis se disaient réciproquement: «C'est votre faute, ma chère, si nous avons été attaquées!...—C'est plutôt la vôtre, ma bonne amie... Il y a trois quarts d'heure que je voulais m'en aller...—Que voulez-vous! nous venons si rarement au Marais voir madame de Sainte-Luce, et puis cela lui faisait tant de plaisir que nous fissions son boston... Mais elle voulait nous envoyer chercher un fiacre, vous n'avez pas voulu...—Sa bonne est si vieille!... presque aussi impotente que sa maîtresse! Je ne voulais pas qu'elle prît cette peine.—Heureusement nous en sommes quittes à bon marché!...—Grâce à monsieur!...—Mais j'ai eu bien peur!...—Eh moi donc!... Cependant j'ai crié bien fort... La perte du châle n'était pas un grand malheur! mais je craignais tant que ce misérable ne revînt sur nous et qu'il nous tuât!...—Ah! monsieur! nous vous devons peut-être la vie!»

A tout cela Jean répondait: «Parbleu! ce que j'ai fait est tout naturel!... Je regrette seulement d'avoir lâché le coquin sans lui avoir fait rendre le sac! Du reste, je vous assure qu'il ne songeait pas à retourner sur vous quand je l'ai arrêté, il se sauvait au contraire à toutes jambes, et je crois qu'il est bien loin maintenant...»

Mais on est arrivé à une place de fiacres, les dames en prennent un; Jean leur offre de les accompagner jusque chez elles, si elles ont encore quelque frayeur; mais elles le remercient avec beaucoup de grace, et le prient de nouveau de recevoir les expressions de leur reconnaissance. Pour s'y dérober, Jean leur souhaite le bonsoir et s'éloigne de la voiture qui ne tarde pas à partir.

Jean, qui était retourné sur ses pas pour conduire les dames, reprend le chemin de chez lui, en songeant à cette aventure. Ce n'est point des dames qu'il s'occupe, c'est du voleur dont la voix retentit encore à son oreille, et lui rappelle celle d'un de ses deux camarades de pension.

«Serait-il bien possible que ce fût en effet Démar!» se dit Jean en retournant lentement dans la rue qu'il vient de parcourir. «Démar voleur!... L'action qu'il venait de faire lorsque je l'ai quitté n'annonçait que trop son penchant pour ce crime!... Le malheureux!... Peut-être a-t-il aussi entraîné ce pauvre Gervais à commettre de pareilles infamies!... Où en serais-je maintenant si je ne les avais pas quittés!... Et tout devait être commun entre nous!... Mais quelle folie de faire des sermens à quinze ans!... Il serait peut-être plus sage de n'en faire jamais!...»

Tout en se livrant à ses pensées, Jean se retrouvait dans la rue des Trois-Pavillons et à l'endroit même où il avait arrêté le voleur. Quelque chose brille à ses pieds, il se baisse et aperçoit un joli petit ridicule de soie avec des glands et une chaîne en acier.

«Je gage que c'est le sac de cette dame!» s'écrie Jean en ramassant le ridicule. «Comment se fait-il que nous ne l'ayons pas vu en passant là tout à l'heure... Ah! parbleu! elles parlaient tant!... elles m'étourdissaient avec leurs remercîmens!... Nous aurions bien mieux fait de regarder à nos pieds. C'est égal, prenons le sac, et s'il renferme une adresse, ces dames n'auront rien perdu.»

Jean ouvre le sac et trouve dedans un mouchoir, une bourse contenant vingt-cinq francs et un joli souvenir garni d'acier. «C'est bien le sac volé à ces dames,» se dit-il en mettant le ridicule dans sa poche, «il renferme exactement tout ce qu'on a dit. Est-ce à la vieille... est-ce à la jeune qu'il appartient?... Je ne m'en souviens plus; elles parlaient presque toujours toutes les deux à la fois... Je crois pourtant qu'il est à la jeune, car c'est aussi à elle qu'était le châle, et le coquin qui les a attaquées aura saisi tout cela à la fois.»

Jean arrive chez lui; cet événement l'a retardé, il est plus de onze heures. Madame Durand est couchée, Jean rentre sur-le-champ dans son appartement, et, sortant le sac de sa poche, il en tire de nouveau le souvenir qu'il peut maintenant examiner à son aise.

Le souvenir est couvert de maroquin violet, les quatre coins sont revêtus d'acier, et dessus est une plaque sur laquelle est simplement gravé: Souvenir.

«C'est gentil,» dit Jean, «c'est tout bonnement un joujou comme il en faut aux petites-maîtresses!... Et ces dames m'ont fait l'effet d'être ce qu'on appelle du grand genre!... Mais il ne faut pas que mademoiselle Chopard se flatte d'avoir de ces jolies inutilités!... Je ne la mettrai pas sur ce pied-là... A quoi cela peut-il servir?... Qu'un homme ait un porte-feuille, à la bonne heure; mais une femme, est-ce que cela a besoin de prendre des notes comme un courtier-marron? Au reste, je vais voir si le souvenir renferme des choses importantes. Il faut bien que je le visite pour tâcher de découvrir le nom et l'adresse de celle à qui il appartient, puisqu'il n'y a rien dessus. Allons, parcourons le souvenir de la petite maîtresse. Qui sait?... ça m'amusera peut-être!... On ne se doutait pas sans doute qu'un étranger lirait un jour ce qui est écrit là-dedans.»

Jean place une lumière sur une table, s'assied auprès, allume un cigare qu'il met dans sa bouche, et ouvrant le souvenir, en commence la lecture, qu'il interrompt parfois pour faire ses réflexions:

«Madame Derval m'attend à déjeuner la semaine prochaine, je lui ai promis d'y aller; voilà au moins dix fois qu'elle m'invite... Elle ne se rebute pas. Il faudra pourtant que j'y aille pour en finir. Je n'aime point madame Derval, elle est coquette, médisante, elle a un esprit caustique, qui déchire en feignant de ne vouloir que plaisanter; mais dans le monde, si on ne voyait que les gens qu'on aime!...»

»Que ces gens du monde sont bêtes!» se dit Jean, «toujours faire des choses qui ne leur plaisent pas, et cela parce que c'est l'usage!... Comme je m'en moquerais, moi. Et qu'a-t-elle besoin d'aller déjeuner chez sa madame Derval, si elle ne peut pas la souffrir!... Mais que sait-on, elle l'appelle peut-être sa bonne amie!... Continuons:

»Jeudi, bal chez madame de Brémont. N'oublions pas de commander une garniture en roses panachées; celle de Clotilde était charmante, madame Julien était fort bien coiffée avec sa toque ponceau; il m'en faut une pareille. Faire prendre mes bracelets dont j'ai fait changer le tour. On porte des croix à présent; mon peigne n'est plus à la mode...»

»Ah! mon Dieu!... en voilà-t-il sur l'article des colifichets!... Ces dames sont terribles avec leur toilette... Je me doutais bien que celle-ci était coquette! elles le sont toutes! mais, mademoiselle Chopard, si vous m'étourdissez avec des envies de bijoux, de croix et de peignes, je vous prierai d'aller faire du ratafia. Si les tablettes ne parlent que de parure, ça ne m'amusera guère! Voyons encore cependant:

«Que cet enfant était gentil et intéressant!... Il s'appelle Adolphe, il n'a que six ans, sa mère est veuve et malade depuis trois mois!... Pauvres gens!... faubourg Saint-Martin, n. 238, dans les mansardes. J'irai demain matin.»

»Pour une coquette, voilà qui n'est pas mal! elle est bonne au moins.... cela me raccommode un peu avec elle.»

«Le bal de madame de Brémont était charmant... Je n'ai pas manqué une contre-danse... M. Valcourt m'a invitée trop souvent, cela se remarquait... Je crois vraiment qu'il est amoureux de moi!... On a trouvé ma toilette charmante... J'ai promis de donner aussi un bal, pour faire plaisir aux petites Saint-Amand... Ces pauvres petites! elles aiment tant la danse!... J'inviterai leur cousine, puis la famille Dormeuil, puis les Saint-Léon; pour des hommes, on n'en manque pas!... On ne jouera point à l'écarté, parce que je veux que ces dames dansent.»

»Ah çà! mais elle dit toujours je veux, et ne parle jamais de son mari... Est-ce qu'elle n'en a pas... Ce ne serait pas une raison!... Ah! ceci n'est plus de la même écriture... ce sont des vers, je crois... une chanson peut-être:»

Quand on vous voit, aimable Caroline,
Comment ne pas être amoureux?
Vos doux regards, votre grace divine,
Font naître les plus tendres feux.
Mais avec l'heureux don de plaire,
Avec tant d'esprit et d'attraits,
Faut-il donc être si sévère
Pour les malheureux qu'on a faits?

«Ah, mon Dieu! que c'est beau... c'est au moins une déclaration; je n'en saurai jamais faire comme cela, moi... C'est dommage, je suis sûr que ma fiancée se mettrait elle-même à l'eau-de-vie pour qu'on lui en fasse autant!... il y a encore quelque chose d'écrit là-dessous... mais le crayon est presque effacé... A madame Dorville.... par son plus sincère adorateur....

»Madame Dorville, c'est sans doute le nom de la propriétaire du souvenir... Caroline Dorville... c'est cela... il faut trouver l'adresse maintenant... il n'est pas dit que cela sera là-dedans... mais puisqu'on l'appelle madame, elle est donc mariée... et elle se laisse faire des vers et des déclarations!... C'est pas mal! je ne suis pas jaloux de mademoiselle Adélaïde; mais, quand elle sera ma femme, je ne crois pas que je serai d'humeur à laisser un freluquet lui adresser des devises dans ce genre-là.»

Jean lâche une bouffée de fumée et reprend sa lecture:

«Que ces pauvres gens ont semblé heureux de ma visite!... J'ai rendu à l'espérance, à la vie peut-être, cette pauvre mère qui, à vingt-cinq ans, mourait de chagrin et de misère dans un grenier... Son fils sautait de joie, la mère me baisait les mains et embrassait son enfant, en lui disant de me bénir!... Et il n'a fallu que quelques louis pour mettre fin aux souffrances de ces infortunés.... Ah! je ne m'en tiendrai pas là, j'irai les revoir, je trouverai du travail ou une place pour cette jeune femme. Quand je songe qu'il y a beaucoup de gens dans la situation où j'ai trouvé cette pauvre mère, je rougis de dépenser de l'argent en futilités, en colifichets!... Pour un rien j'aurais jeté au feu cette belle garniture qui m'a coûté trois fois plus que je n'ai donné à ces infortunés!»

«C'est très-bien cela... voilà qui me fait oublier son goût pour la toilette... Si elle a des défauts, au moins elle a des qualités, et cela compense. Il y a tant de gens chez lesquels la balance ne peut pas s'établir!

«Samedi, je dîne chez madame Saint-Léon...—Un thé lundi chez madame Dorfeuil.—Faire retenir une loge à l'Opéra pour vendredi.—Mon nécessaire à prendre au magasin de Monbro.—Trois romances nouvelles de Panseron, chez Frère, passage des Panoramas... On les a chantées chez madame de La Roche, elles sont charmantes.—Un nouvel air varié pour le piano, par Hérold.... C'est un peu difficile, mais ce qui est facile n'est trop souvent joué que par les écoliers. Madame de Rémond vient de faire faire son portrait, il est d'une ressemblance parfaite, cette miniature est ravissante; l'adresse du peintre, M. Maricot, rue Meslay, n. 28.—Demander à Constance l'adresse de sa couturière.—Les étoffes bleu-pâle sont en faveur...—Demander à Célestine quelle est sa marchande de modes...»

«Allons! nous voilà retombés dans les bêtises!... A l'autre page, elle était tout sentiment, elle faisait des réflexions fort raisonnables sur la coquetterie, et maintenant la voilà qui ne songe plus qu'aux plaisirs et à la parure!... Ah! c'est bien le souvenir d'une femme!... mais tout cela ne m'apprend pas son adresse. Voyons encore.

«Ne pas oublier d'envoyer un piano à ma campagne, et faire dire à mon jardinier de renouveler toutes mes corbeilles...»

«Ah! nous avons une campagne! Diable! c'est tout-à-fait dans le bon style...

«Que ces hommes sont singuliers! ils me disent sans cesse que je ne resterai point veuve encore une année!... Et pourquoi donc cela?... certes, je ne pense pas à me remarier... Je suis libre, je suis heureuse. Ah! si j'avais eu un enfant, il ne me manquerait rien!...»

«Ah! nous sommes veuve... J'aurais dû le deviner; mais il ne me semble pas qu'on regrette beaucoup le défunt... Voyons la suite des réflexions de la veuve:

«Ils me font tous la cour... même ceux que des liens indissolubles attachent à d'autres... Les premiers me font quelquefois rire, les derniers me donnent presque de la colère. Si je pouvais avoir une faiblesse, me supposent-ils donc capable de former une liaison avec quelqu'un qui est déjà engagé!... mais ils ont tant d'amour-propre... Ils croient que l'on ne pourra résister à leur grâce, à leur esprit, à leurs séductions!... et malheureusement ils réussissent quelquefois! Je ne verrai plus madame de P.... J'aimais beaucoup sa société, mais son mari devient vraiment insupportable, et je tremble à chaque instant que sa femme ne s'aperçoive de son ridicule amour.»

«Il y a des choses qui ne sont pas mal là-dedans! Tout le monde lui fait donc la cour à cette belle Caroline... Il y a peut-être aussi de l'illusion de sa part! Il y a des femmes qui croient qu'on est amoureux d'elles, parce qu'on leur avance une chaise! Ah! sacredié! si tous les hommes me ressemblaient...

«Hortense va venir habiter Paris avec son mari, elle me charge de lui trouver un logement. Il y en a un fort joli, m'a-t-on dit, dans la rue du Sentier, et un autre rue Richer, près du faubourg Poissonnière, presqu'en face de chez moi... J'irai d'abord voir ce dernier.

«Ah! voilà mon affaire!... C'est bien heureux! rue Richer, près du faubourg Poissonnière, et le nom avec cela, c'est tout ce qu'il faut pour trouver la maîtresse de ce souvenir. Demain j'irai le porter à madame Caroline Dorville.... A présent que j'ai lu ces tablettes, je ne serai pas fâché de la revoir... Ce soir, il faisait sombre et je l'ai à peine regardée.... Au total, ce doit être une femme... jolie... élégante... et bonne enfant au fond.»

Jean replace le souvenir dans le ridicule, et se couche en songeant à ce qu'il vient de lire dans les tablettes.

CHAPITRE XV.

LA DAME AU SOUVENIR.

En s'éveillant, le lendemain de l'aventure nocturne, Jean avait déjà oublié les deux dames et ce qu'il avait lu dans le petit souvenir. Il pensait à son prochain mariage avec mademoiselle Adélaïde, aux changemens que cela pourrait apporter dans sa manière de vivre, puis il s'écriait: «Après tout, j'espère bien faire toujours ce qui me conviendra, et fumer chez moi toute la journée, si cela me plaît!... Oh! je veux mettre ma femme sur un bon pied... D'ailleurs, mon parrain dit qu'elle m'adore, et une femme qui adore son mari doit s'habituer à l'odeur de la pipe.»

Jean se retourne, et un doux parfum de jasmin et d'orange frappe son odorat. Il en cherche la cause, et aperçoit, sur une chaise, près de son lit, le petit sac de soie d'où s'exhalait cette douce odeur.

«Ah! c'est le ridicule de cette petite maîtresse!» dit Jean en se levant. «Il faut toujours que ces dames mettent des parfums dans ce qui les approche... Ça sent assez bon quoique ça... C'est comme la crême de fleur d'orange du papa Chopard. A propos, il faut que j'aille reporter ce sac... Si je l'envoyais... Cette dame va peut-être croire que je viens moi-même pour me faire encore remercier!... Dieu sait qu'il n'y a rien qui m'ennuie plus que les remercîmens... Cependant si je donne cela à quelqu'un, saura-t-on trouver cette dame?... On pourrait remettre ce sac à une autre qui le garderait... Non, j'irai moi-même... Après tout, je n'ai pas l'air d'aller demander une récompense honnête!... et puisque je n'ai rien à faire du matin au soir, je puis aussi bien me promener du côté de la rue Richer qu'ailleurs.»

Jean ne juge pas nécessaire de raconter à sa mère son aventure de la veille: après avoir déjeuné, il met le petit sac de soie et tout ce qu'il contient dans sa poche; puis sort pour chercher la demeure de madame Caroline Dorville. Arrivé rue Richer, Jean demande madame Dorville dans la première porte cochère, et le portier lui répond: «Madame Dorville! je ne connais pas ça... Ça n'est pas ici...»

Jean va s'éloigner, le portier le rappelle en lui disant: «Dites donc, monsieur?... Qu'est-ce qu'elle est cette dame-là? Qu'est-ce qu'elle fait?»

»—Avez-vous une madame Dorville dans votre maison?» répond Jean d'un ton brusque. «—Non, monsieur... mais...—Mais alors, qu'avez-vous besoin de savoir ce qu'elle fait ou ce qu'elle ne fait pas?»

Et Jean sort de la maison, laissant le portier retourner à sa loge en murmurant: «Il est bon celui-là... il ne veut rien dire, et il demande quelque chose!... Est-ce qu'il croit qu'on se fatiguera à lui répondre sans vouloir s'instruire?»

Jean entre dans une autre maison. Là, il trouve une portière qui lui fait la même réponse et les mêmes questions, et à laquelle il tourne encore les talons, en se disant: «Il paraît que la curiosité tient à l'état. Mais tout cela ne m'apprend pas où demeure cette dame; est-ce qu'il faudra que je fasse toutes les portes de la rue?... Il paraît que madame Dorville n'est pas très-connue dans le quartier... Cela fait son éloge, et je me défie de ces femmes que tout le monde connaît.»

Mais à la troisième porte où Jean s'adresse, le portier lui répond: «C'est ici, monsieur, montez au second.»

Jean monte un bel escalier et sonne aussi fort que s'il allait chez son parrain, en se disant: «Cette dame n'est peut-être pas encore levée; il n'est que dix heures et demie, une petite maîtresse n'est pas visible de si bonne heure...»

Une jeune bonne ouvre; Jean demande avec le ton sans façon qui lui est ordinaire: «Madame Caroline Dorville... est-ce ici?—Oui, monsieur.—Y est-elle?—Oui, monsieur.—Est-elle levée?»

La domestique regarde Jean, et semble surprise de ses manières; cependant elle lui répond encore: «Oui, monsieur, madame est levée.—Je voudrais lui parler...—Votre nom, monsieur, s'il vous plaît?—Mon nom ne lui apprendra rien du tout; elle ne me connaît pas; mais qu'est-ce que ça fait, est-ce qu'on ne peut pas parler à votre maîtresse sans dire d'abord son nom?... Dieu que de cérémonies!—Mais, monsieur...—Allez lui dire que c'est quelqu'un qui a quelque chose à lui remettre...»

La domestique fait entrer Jean dans un joli salon, et s'éloigne en lui disant qu'elle va prévenir sa maîtresse. Jean se jette sur un beau canapé de satin cramoisi et regarde autour de lui. Le salon est décoré avec élégance, on y voit de fort beaux tableaux, et un piano ainsi qu'une harpe.

«Grand genre tout-à-fait!» se dit Jean; «femme à la mode... coquette... minaudière sans doute. Quoique mademoiselle Chopard ne soit pas très-jolie et qu'elle se blouse lorsqu'elle veut faire de l'esprit, j'aime mieux une femme comme cela, que ces petites-maîtresses devant lesquelles il faut prendre garde à tout ce qu'on dit de peur d'offenser le tympan de ces dames. Cela n'aime que la parure, les complimens... les robes à froufrou!... les...»

Ici, Jean se rappelle le souvenir et les visites que la jeune dame avait faites dans un grenier du faubourg Saint-Martin; alors il pensa qu'on pouvait être petite-maîtresse et avoir des qualités, et se dit: «Cela ne me va guère de censurer les autres, moi, qui ne sais que faire de ma personne depuis le matin jusqu'au soir.»

Dans ce moment on ouvre une porte du salon, et une dame qui peut avoir de vingt à vingt et un ans, s'avance vers Jean. Cette jeune femme est d'une taille un peu au-dessus de la moyenne; ses formes élégantes et bien prises, la grâce de ses mouvemens, donnent quelque chose de séduisant à sa tournure. Sa figure est noble et douce, ses grands yeux bruns ont un éclat qui vous attire sans vous éblouir et sans vous forcer de baisser les vôtres; au contraire, leur aimable expression donne le désir de les regarder encore, et ces yeux-là sont de ceux qu'on aime surtout à rencontrer.

Un nez à la grecque, point trop grand, une bouche pas trop petite, des couleurs un peu prononcées et des sourcils bien dessinés, complétaient l'ensemble d'une figure ovale, que relevait un front haut, orné d'une belle chevelure d'un châtain-clair, dont les boucles, arrangées avec goût, formaient de grosses touffes sur chaque côté de cette charmante physionomie.

Cette dame s'est approchée de Jean, qui s'est levé à son aspect. D'un air fort poli, quoiqu'un peu froid, elle lui demande ce qu'il lui veut; mais Jean, au lieu de répondre sur-le-champ à cette question, examine quelques instans la jeune dame, et s'écrie enfin: «Que le diable m'emporte si je vous aurais reconnue! Il est vrai qu'hier il faisait nuit... et vous aviez de ces grands chapeaux sous lesquels il est impossible de retrouver un visage... Vous ne me reconnaissez pas non plus sans doute?...»

La jeune femme regarde Jean, et cherche à se rappeler ses traits en balbutiant: «Votre voix ne m'est pas inconnue, monsieur; mais je ne sais...—Mon Dieu, madame, c'est moi qui, hier au soir, dans la rue des Trois-Pavillons, ai arrêté un coquin qui vous emportait un châle.—Quoi! c'est vous, monsieur! Ah! pardonnez si je ne vous remettais pas.—Il n'y a aucun mal, madame; et il est probable que vous n'auriez plus entendu parler de moi, si je n'avais, en vous quittant, retrouvé aussi ce petit sac, qui est, à ce que j'ai pensé, celui que le voleur vous avait enlevé, et qu'il aura jeté par peur au moment où je l'ai saisi au collet.—Quoi! monsieur, vous avez eu aussi la bonté...—Il n'y a pas de bonté là-dedans, madame; ce sac est à vous, je vous le rapporte, c'est tout simple. Maintenant, j'ai bien l'honneur...»

Jean saluait et se disposait à s'éloigner; madame Dorville le retient. Depuis qu'elle a reconnu, dans le monsieur qui s'exprime si cavalièrement, celui qui, la veille, a été son protecteur, sa réserve a fait place à un air aimable, gracieux, et ce n'est plus avec une froide politesse qu'elle engage Jean à s'asseoir un moment et à ne point s'éloigner aussi vite.

Jean est peu habitué à se soumettre aux désirs d'une dame. Cependant le ton de celle-ci est si doux, son air est si engageant en le priant de se reposer, que Jean s'arrête, demeure un instant debout sans trop savoir ce qu'il veut faire, puis enfin va s'asseoir près de madame Dorville.

La jolie femme, qui joint à ses grâces et à ses attraits beaucoup d'esprit et d'usage du monde, a vu d'un coup d'œil que Jean n'a aucune habitude de la société; loin de chercher à augmenter l'embarras qu'elle aperçoit dans les manières du monsieur qui est devant elle, elle feint de ne point le remarquer, afin de le mettre plus à son aise. En effet, malgré son assurance habituelle, Jean, qui ne s'est jamais trouvé en pareille compagnie, a de la peine à s'exprimer, et se tient fort gauchement assis près de la petite-maîtresse.

«Vous avez donc aussi retrouvé ce sac, monsieur?» dit la jeune femme, qui s'aperçoit qu'il faut qu'elle commence à parler si elle veut que la conversation s'engage. «—Oui, madame... oui, en vous quittant... Après vous avoir laissée dans le sapin, j'ai repris la rue où je vous avais rencontrée; j'ai vu quelque chose briller à mes pieds... et j'ai ramassé cela. J'ai regardé ce qu'il y avait dedans... c'était bien ce que vous aviez dit, et...—Et vous avez eu la complaisance de me l'apporter vous-même. Vraiment, monsieur, je vous en ai mille obligations.—Oh! pas du tout, madame, il n'y a pas grande complaisance là-dedans... D'abord je n'ai rien qui m'occupe; je flâne toute la journée en mangeant le bien de mon père et de ma tante... je ne sais que faire du matin au soir, ce qui est quelquefois bigrement sciant!...»

Ici la jeune dame comprime une légère grimace, et recule un peu sa chaise de celle de Jean.

«J'ai mieux aimé vous rapporter ce sac moi-même que de le confier à quelque imbécille qui se serait trompé ou ne vous aurait pas trouvée...—Mais, monsieur, comment donc avez-vous su mon nom et mon adresse?»

Cette question embarrasse un moment Jean, qui répond enfin: «Comment j'ai su... votre nom?...—Oui, car vous avez bien demandé madame Dorville... Caroline Dorville même... Ainsi vous savez jusqu'à mon nom de baptême, et cependant je ne me rappelle pas vous avoir dit hier rien de cela.—C'est vrai, madame... Oh! ce n'est pas vous qui me l'avez appris... mais comme il fallait que je le susse pour vous rendre ce qui vous appartenait... ma foi, madame, après avoir regardé dans le sac pour m'assurer s'il ne renfermait pas quelque adresse, n'en ayant pas trouvé, j'ai visité votre souvenir... et j'ai lu ce qu'il y avait dedans...»

La jeune femme rougit et baisse les yeux. Jean s'en aperçoit et s'écrie: «Cela vous fâche peut-être, madame; mais je n'avais pas d'autres moyens pour obtenir quelques renseignemens...»

Un léger sourire reparaît sur les traits de Caroline, qui répond à Jean d'un air affectueux: «Je ne vous en veux nullement, monsieur; vous avez fait ce que la circonstance exigeait... J'avoue seulement que je ne m'attendais pas à ce que quelques pensées... quelques notes prises au hasard, seraient connues d'un étranger... et... convenez que c'est fort drôle, monsieur.»

La jolie femme ne peut s'empêcher de sourire; et Jean, qui croit qu'elle pense à ce qu'il a lu, lui répond: «Mais, oui, il y a des choses assez drôles en effet.»

Il se fait un moment de silence. La jeune femme semble réfléchir, peut-être cherche-t-elle à se rappeler tout ce qui est tracé sur son souvenir. Quant à Jean, il se contente de regarder madame Dorville, puis il porte les yeux vers les tableaux, et, par habitude, chantonne entre ses dents. La jeune dame le regarde un moment à la dérobée, et un léger sourire paraît de nouveau sur ses lèvres. Jean murmure en regardant un tableau qui est en face de lui: «C'est bien, ça—c'est fièrement bien!... Qu'est-ce que c'est que ça?... C'est un particulier qui se trouve mal dans une église?...—C'est la mort du Tasse, monsieur.—Ah! c'est la mort du Tasse... Je ne connais pas ce gaillard-là... Il est tout en noir. Il paraît que c'est un médecin de l'endroit.»

Madame Dorville se mord les lèvres, et regarde Jean d'un air surpris; mais celui-ci ne s'en aperçoit pas, et, continuant ses remarques sur les tableaux, s'écrie: «Ah! voilà qui est plus gai... On danse là-dedans, c'est sans doute une fête... Mais au costume de tous ces gens-là, je présume que ça se passe dans, le carnaval...—Ce sont les noces de Thétis et Pélée.—Thétis et Pélée?... Quels fichus noms pour des époux!—Ce sont des dieux...—Ah! ce sont des dieux... Eh bien! il y en a qui sont bien laids... Le Pelé c'est probablement ce gros qui est là-bas et qui n'a pas de cheveux sur la tête... Et c't autre qui s'est déguisé en diable, qui a mis une queue rouge et des cornes, c'est sans doute le premier garçon de la noce qui vient faire des farces?—C'est la Discorde, monsieur.—Ah! c'est la Discorde...—Vous ne connaissez donc pas le jugement de Pâris?—Le jugement de Pâris? Non... Je connais dans mon quartier un Pâris qui est marchand de vin; mais je ne crois pas qu'il ait jamais été juge dans aucune affaire.»

La jolie femme n'y tient plus; elle rit aux éclats, et Jean, se tournant vers elle, lui dit tranquillement: «Est-ce que c'est moi qui vous fais rire, madame?»

Madame Dorville regarde un moment Jean, puis lui répond enfin: «Oui, monsieur.—Ah!... j'ai donc dit quelque bêtise?...—Je ne dis pas cela, monsieur; mais... tenez, monsieur, excusez-moi si je suis un peu franche...—Vous excuser! je vous en remercierai au contraire... Il n'y a rien que j'aime comme la franchise, ça met tout de suite à l'aise... et vous devez voir, madame, que je ne suis point un homme à cérémonie. Que vouliez-vous me dire, madame?—Que je suis étonnée, monsieur, de votre ignorance sur des choses... que tout le monde sait... et cela me surprend d'autant plus que vous m'avez dit que vous ne faisiez rien... c'est-à-dire vous n'avez pas d'état qui prenne tout votre temps?—Non, madame. Je me nomme Jean Durand; je suis fils unique. Mon père était herboriste dans la rue Saint-Paul... et fort estimé dans le quartier, je m'en flatte... il parlait latin, et connaissait à fond la propriété des simples. On voulait faire de moi un savant; mais, ma foi, je ne mordais à rien... Ça m'ennuyait de rester assis sur les bancs de l'école; j'aimais mieux courir dans la rue... J'ai toujours aimé être libre comme les pierrots... Bref, mon père me fouettait pour que j'apprisse la botanique; mais ma mère m'embrassait, me donnait de l'argent, et me disait toujours que j'en savais assez. Mon pauvre père est mort... sans être fort content de moi; c'est ce qui me contrarie. Je n'ai plus que ma mère, qui, depuis long-temps, a quitté le commerce. J'ai douze mille livres de rentes, et je les mange comme je peux en me promenant avec l'un, avec l'autre, en fumant, en jouant au billard. Maintenant, madame, vous me connaissez comme si nous vivions ensemble depuis dix ans.»

La franchise de Jean plaît à Caroline, qui lui répond: «Vous avez suivi vos penchans... Chacun est maître de ne faire que ce qui lui plaît.—Oui, madame, et il me plaisait de ne rien faire.—Vous avez préféré une vie... libre... aux plaisirs que l'on goûte dans le monde, dans la société, où, avec une fortune suffisante, vous auriez pu occuper un rang agréable...—Comment! est-ce que vous croyez que je ne peux pas aller en société quand ça me fait plaisir?—Oh! je ne dis pas cela, monsieur... mais c'est vous qui m'avez fait entendre que les usages, les coutumes du monde vous ennuyaient.—Ah! que voulez-vous!... je trouve si incommode de rester assis pendant deux heures pour causer de choses insignifiantes... d'être obligé de faire de la toilette... de se lever à chaque instant pour saluer... de prendre garde de jurer... Est-ce que tout cela vous amuse, vous, madame?»

La jeune femme sourit encore de la question et répond à Jean: «Tout dépend, monsieur, de la direction que l'on donne à nos penchans. Dans l'enfance, nous aimons les plaisirs. On m'en a fait goûter dans l'étude de la musique, du dessin, de l'histoire; la conversation de personnes qui encourageaient mes faibles talens était une récréation pour moi, et j'ai trouvé des charmes dans la société, où je jouissais de l'esprit des autres et tâchais d'acquérir de nouvelles connaissances qui pussent me mettre à même de n'être pas trop déplacée dans le monde avec lequel je devais vivre...»

Jean secoue la tête et murmure: «C'est juste... comme vous dites, tout dépend... de la direction des penchans... Mais... je crois que nous aurons de l'eau aujourd'hui!...»

La jolie femme se mord encore les lèvres, tandis que Jean regarde au plafond et ne sait plus trop que faire de sa personne. On reste quelques instans sans rien se dire; enfin madame Dorville se lève et fait à Jean un salut gracieux en lui disant: «Je serai toujours reconnaissante, monsieur, du service que vous m'avez rendu, ainsi qu'à mon amie. Lorsque vous passerez dans mon quartier, j'espère que vous voudrez bien vous reposer un instant chez moi.»

Jean a compris que ce compliment veut dire qu'il est temps qu'il s'en aille; il se lève, salue le mieux qu'il lui est possible en balbutiant: «Madame... certainement... ce sera avec plaisir... d'ailleurs... pour moi, je puis... Ne vous dérangez donc pas... je trouverai bien la porte...»

Au milieu de ces phrases, Jean, qui, malgré lui, se sentait très-embarrassé, se dirigeait vers la cuisine, et allait, au lieu de sortir, entrer dans un buffet; mais la bonne, qui se trouve là, s'empresse de lui montrer le chemin et lui ouvre la porte. Jean salue de nouveau, ôte et remet trois fois son chapeau, et respire à son aise, quand la porte du carré est enfin refermée sur lui.

«Sacredié! que c'est bête d'être embarrassé comme cela devant une femme!» se dit Jean en retournant dans son quartier. «Je vous demande un peu pourquoi?... car enfin... qu'une femme soit coiffée en bonnet ou en cheveux... qu'elle ait une robe de soie ou de toile, est-ce que ce n'est pas toujours une femme? Et pourtant, malgré moi, je me sentais tout bête auprès de cette madame Dorville, qui est fort polie et fort aimable... c'est-à-dire aimable... de ces manières un peu minaudières... mais non, quoique ça! pas trop de prétentions... Un air assez bon enfant, malgré sa belle toilette, et cependant elle est jolie, ah! elle est très-jolie... c'est une justice à lui rendre... Une figure douce... des yeux bleus... bruns, je crois... je n'ai pas trop remarqué la couleur... mais je sais qu'ils sont charmans... Mademoiselle Chopard a de grands yeux à fleur de tête, mais, à côté de ceux de cette dame, ça me fait l'effet d'un œil de verre auprès d'un œil naturel. Par exemple, je ne crois pas que cette dame pense comme mademoiselle Adélaïde, et qu'elle me trouve savant!... Ça ne me fait pas du tout cet effet-là; il est certain que pour me trouver savant, il faut ne se connaître qu'en noyaux de pêches. Cette dame a aussi une voix fort agréable... il me semble qu'on peut causer plus long-temps avec quelqu'un qui a la voix aussi douce, ça ne fatigue pas à entendre... Ce n'est pas la voix de mademoiselle Chopard; celle-là pourrait commander les manœuvres d'un régiment dans la plaine des Sablons... c'est une voix... je ne sais trop comment... c'est drôle qu'il y ait des voix qui se fassent mieux écouter en ne disant cependant que des choses toutes simples!...»

Jean était déjà arrivé chez lui, car, tout en pensant à la dame au souvenir, il ne s'était pas aperçu de la longueur du chemin.

CHAPITRE XVI.

CAROLINE.

Pendant que Jean fait ses réflexions sur la personne avec laquelle il vient de se trouver, mettons-nous à même de faire aussi les nôtres; c'est toujours une connaissance agréable que celle d'une jolie femme, surtout lorsqu'à ses charmes elle semble joindre des qualités et de l'esprit.

Caroline était fille d'un riche négociant nommé Grandpré, qui, tout entier à son commerce, n'avait que peu d'instans à donner à sa femme et à sa fille, quoiqu'il les aimât l'une et l'autre fort raisonnablement; mais madame Grandpré chérissait sa Caroline, et, ayant eu elle-même une bonne éducation, elle put surveiller avec soin celle de sa fille.

Caroline eut des maîtres de musique, de dessin, de langues étrangères; les leçons de sa mère, les caresses dont elle récompensait ses progrès, et une grande facilité pour l'étude, lui firent surmonter rapidement les difficultés qui, dans les arts comme dans les sciences, ne sont franchies qu'avec peine. Caroline devint bonne musicienne, elle chantait agréablement, s'accompagnait très-bien avec la harpe ou le piano, et dessinait avec goût. Sa mère était fière de ses talens et disait souvent à son époux: «Notre fille est charmante, elle a mille talens, et, de plus, elle est bonne et modeste.

»—Tant mieux, tant mieux,» répondait M. Grandpré, «je lui ferai faire un riche mariage; il faut qu'elle trouve au moins trente mille livres de rentes.»

On voit que pour M. Grandpré, comme pour la plus grande partie du genre humain, l'argent était tout. Madame Grandpré ne pensait pas absolument de même; elle trouvait que sa Caroline était assez jolie pour inspirer de l'amour, et elle aurait voulu que le futur aux trente mille livres de rentes, qui ne pouvait tarder à se présenter, fût un beau jeune homme capable de faire éprouver aussi un tendre sentiment à sa fille.

Quant à Caroline, n'ayant alors que quinze ans et ne quittant point sa mère, elle ne pensait encore que vaguement au mariage, et osait à peine songer à l'amour qu'elle ne connaissait que de nom. Allant souvent avec ses parens en société, au bal, en soirée, sans doute quelques jeunes gens galans lui avaient déjà adressé de ces propos flatteurs qui font rougir de plaisir la moins coquette et commencent à faire penser l'innocence, qui se doute qu'il y a encore des choses plus douces à entendre. Mais se livrant avec candeur aux plaisirs de son âge, Caroline mêlait encore sa mère à tous ses projets de bonheur.

A cette époque, une faillite considérable, dans laquelle M. Grandpré se trouva enveloppé, ruina presque entièrement cette famille; c'est-à-dire qu'il ne leur resta de toute leur fortune, que près de trois mille livres de rentes. Avec cela il y a des gens qui se trouveraient riches, il y en a d'autres qui se trouvent ruinés; tout dépend de la position que l'on occupe dans le monde.

M. Grandpré ne put supporter ce revers: habitué aux grandes affaires, aux spéculations, à tous les avantages que donne l'opulence, il ne se fit pas l'idée de redevenir un homme tout simple, de ne plus faire sensation à la Bourse, de n'avoir plus tous les matins des commis à gronder, des lettres à signer et des ordres à donner. Les gens qui n'ont point par eux-mêmes un mérite réel, ne peuvent supporter les revers de fortune; ils sentent leur faiblesse, ils sentent que, privés de cet or qui leur donnait de l'aplomb, du jargon, de la confiance, ils ne seront plus rien, et retomberont à terre comme ces ballons que le vent ne soutient plus.

Six semaines après cette faillite, M. Grandpré mourut de la révolution qu'elle lui avait causée.

Restée pour consolation à sa mère, Caroline redoubla de soins, de zèle, de tendresse. Elle lui disait chaque jour: «Maman, puisque nous avons encore mille écus de rentes, nous ne sommes pas pauvres... Cependant, si tu trouves que ce n'est pas assez, eh bien! je travaillerai, je ferai usage de mes talens, je donnerai des leçons de musique. Tu m'as dit cent fois que c'était une ressource contre l'adversité, et qu'il n'y avait que les sots qui pussent rougir d'en foire usage.»

Madame Grandpré embrassait sa fille et lui répondait: «Nous avons bien suffisamment de quoi vivre, ma Caroline, sans qu'il faille que tu cherches des ressources dans tes talens. Si cela était nécessaire, je n'en rougirais pas!... Grâce au ciel! le préjugé qui pesait jadis sur les artistes est allé rejoindre tous ceux dont le temps et la raison ont fait justice. Mais, avec mille écus, nous pouvons exister encore honorablement; sans doute, il faudra quelques réformes dans notre toilette, de l'économie dans nos plaisirs... Si je regrette la fortune, c'est pour toi, ma fille, que je croyais appelée à tenir un rang dans le monde, où tu étais si bien faite pour briller!...—Moi, ne serai-je pas toujours heureuse avec vous! et puis-je jamais connaître l'ennui avec les talens que je vous dois... Ah! je crois bien, maman, que c'est là la véritable richesse, puisqu'elle charme nos loisirs, nous reste dans l'adversité, et nous fournit même les moyens de pourvoir à notre existence.»

La mère et la fille s'arrangèrent donc pour vivre avec ce qui leur restait. Caroline ne mentait point en disant qu'elle se trouvait aussi heureuse que lorsqu'ils étaient dans l'opulence. A seize ans, il faut si peu de chose pour le bonheur!... Une promenade, de la musique avec quelques amis que l'on avait conservés, une partie de spectacle, c'étaient de grands plaisirs pour Caroline. A la vérité, pour aller en société, on mettait une robe beaucoup plus simple; pour sortir, on portait long-temps le même chapeau, mais quand on est jolie, on ne l'est pas moins avec une parure modeste qu'avec une toilette recherchée; quelquefois même on plaît davantage. Caroline entendait toujours un murmure flatteur, lorsqu'elle entrait dans un salon, ou lorsqu'elle figurait dans une contre-danse. Les mots, qu'elle est bien! qu'elle a de graces! arrivaient souvent à ses oreilles; et, sans être coquette, on sait toujours à qui de telles choses sont adressées. Pouvait-elle donc regretter quelque chose, lorsqu'elle pouvait lire dans tous les yeux qu'il ne lui manquait rien?

Madame Grandpré était moins philosophe que sa fille, parce qu'elle n'était plus dans l'âge des illusions, ou plutôt parce qu'en vieillissant, il nous en faut beaucoup pour être médiocrement heureux. Il lui était pénible d'aller à pied après avoir eu cabriolet; d'être logée au troisième, dans un simple appartement, après avoir habité au premier dans un logement complet, et de n'avoir qu'une bonne, après avoir eu quatre domestiques. Elle soupirait en montant son escalier, et, de temps à autre, il lui échappait quelques exclamations, qui prouvaient à Caroline que sa mère regrettait sa fortune. Caroline courait alors dans les bras de sa mère, et cherchait à la distraire. Madame Grandpré assurait à sa fille qu'elle s'était trompée sur le motif de ses soupirs, mais Caroline voyait bien que sa mère cherchait à s'abuser elle-même. Enfin, madame Grandpré, qui, du temps de sa fortune, voulait d'abord dans le mari de sa fille un jeune et beau garçon, fait pour inspirer de l'amour, se disait maintenant: «Ah! elle ne trouvera pas un époux qui lui apportera trente mille livres de rentes!...» C'est ainsi que nous changeons avec les événemens; et l'on dit que nous sommes des girouettes! Mais qu'il n'arrive aucun changement dans notre situation, dans notre fortune, dans celle de nos amis, et l'on verra si nous changeons de sentimens.

Caroline allait encore souvent dans le monde avec sa mère; celle-ci espérait que sa fille y trouverait un bon parti, et que ses rares talens, ses graces, son esprit, feraient passer sur son peu de fortune. Madame Grandpré ne se trompait pas. Quoiqu'on recherche généralement les dots avant les filles, celles qui joignent aux charmes de la figure, des talens, de l'esprit, et cette douceur, cette modestie que l'on aime surtout dans une jeune personne, celles-là trouvent aussi des époux. Il serait trop malheureux que l'argent seul fît les mariages, et que les vertus, les graces, ne fussent comptées pour rien dans un engagement destiné à nous faire connaître les plus doux sentimens de la nature.

M. Dorville rencontra dans le monde mademoiselle Grandpré; il fut d'abord séduit par sa charmante figure, il fut ensuite captivé par des talens avec lesquels Caroline semblait chercher seulement à se rendre agréable à ses amis, sans songer à en tirer vanité. M. Dorville fut étonné de trouver réuni tant de graces, de mérite et de modestie; cependant, il voulut étudier quelque temps le caractère de Caroline pour s'assurer si ce qui le séduisait dans le monde reposait sur ces qualités solides qui seules nous rendent heureux dans notre intérieur.

Le résultat des observations de M. Dorville fut toujours à l'avantage de Caroline, et il résolut d'en faire sa femme. M. Dorville était un homme de cinquante ans, ancien officier de marine, d'un abord sévère, ayant une physionomie peu aimable, mais une tournure noble et imposante. Il avait quatorze mille livres de rente et une décoration qu'il avait bien gagnée.

A cinquante ans, lorsqu'on a de l'esprit, on ne file point le sentiment avec une jeune personne de seize; on peut lui plaire, lui convenir pour mari, mais on ne doit pas se flatter de lui inspirer une vive passion. M. Dorville, qui n'était ni un sot, ni un fat, ne se fit pas illusion sur tout cela; il alla droit à madame Grandpré, et commença par où finissent les amans honnêtes, par demander la main de la demoiselle.

Madame Grandpré fut très-flattée de cette demande. M. Dorville portait un nom honorable et il avait quatorze mille livres de rente; c'était un fort bon parti pour sa fille, c'était plus qu'alors on n'osait espérer. Il est vrai que M. Dorville avait cinquante ans sonnés, et qu'il n'était pas joli garçon; mais depuis qu'elle avait perdu sa fortune, madame Grandpré ne tenait plus à ces bagatelles-là. Cependant elle ne promit rien à M. Dorville, elle ne voulait pas contraindre ça fille, mais elle lui laissa voir combien elle serait charmée de le nommer son gendre.

Lorsque Caroline apprit par sa mère que celui qui demandait sa main était M. Dorville, elle fit une légère grimace et ne parut nullement enchantée de sa recherche. Madame Grandpré appuya sur tous les avantages de cette union qui assurait le sort de Caroline, et sur la réputation d'honneur, de probité, de M. Dorville. Tout cela était fort beau sans doute, mais à seize ans, la fille la plus sage pense quelquefois à l'amour, à l'hymen; et, dans les rêves de sa jeune imagination, l'honneur et la probité ne suffisent pas pour captiver son cœur. Caroline répondit à sa mère qu'elle ne désirait pas se marier et qu'elle se trouvait parfaitement heureuse près d'elle, avec ce qui leur restait.

Madame Grandpré n'insista pas; mais Caroline s'aperçut bientôt que sa mère était souvent triste, mécontente, boudeuse; elle en conclut qu'elle éprouvait du chagrin de ce qu'elle refusait la main de M. Dorville; et, toujours bonne, toujours prête à sacrifier ses désirs à ceux des autres, Caroline dit à sa mère, qu'après y avoir bien réfléchi, elle acceptait l'époux qui se présentait. Un mois après elle était madame Dorville.

Madame Grandpré habitait avec sa fille et son gendre. Si Caroline n'éprouvait point près de son époux ces doux épanchemens, fruit d'un amour réciproque, du moins avait-elle pour lui une sincère amitié, et elle jouissait de nouveau de tous les avantages que donne la fortune. Madame Grandpré fut pendant deux ans témoin d'une union où la différence d'âge n'avait jamais amené une querelle, et elle mourut tranquille sur l'avenir de sa fille.

Mais un an après, M. Dorville, dont la chasse était le goût dominant, y fut victime de la maladresse d'un de ses amis et reçut une balle destinée à un lièvre. Caroline se trouva donc veuve à dix-neuf ans, et entièrement maîtresse d'elle-même, avec environ dix-sept mille livres de revenu.

Le mariage donne à la jeunesse un rang et de l'assurance dans le monde. Une veuve de dix-neuf ans y tient une place que ne peut occuper une demoiselle de vingt-neuf. Avec sa fortune, sa beauté et ses talens, la jeune veuve de M. Dorville ne pouvait manquer de trouver de nombreux adorateurs et des aspirans à la succession du défunt; mais après avoir passé son printemps à faire les volontés des autres, Caroline se promit de suivre enfin ses penchans et de ne plus engager sa liberté sans avoir consulté son cœur.

Nous connaissons à présent Caroline; ajoutons à ces détails qu'elle a maintenant près de vingt-et-un ans, que l'habitude du monde, que sa position dans la société, lui ont donné cet aplomb, cette aimable confiance, qui laissent plus de liberté à l'esprit, plus de gaîté au caractère, et permettent à la beauté de faire usage de tous les avantages qu'elle a reçus de la nature. Caroline n'était point devenue coquette, mais elle n'était pas fâchée de plaire; elle ne faisait point de frais pour s'attirer des hommages, mais elle ne les repoussait pas; enfin c'était une de ces femmes charmantes qui font les délices de la société, et sur le compte desquelles les autres femmes s'étonnent de ne pouvoir médire.

Après avoir reçu la visite de Jean, le premier soin de Caroline fut de feuilleter son souvenir, elle savait bien qu'il ne contenait rien dont elle pût rougir, mais elle voulait savoir ce qu'elle y avait mis qui avait pu apprendre son nom et son adresse.

Caroline souriait en relisant quelques passages sur les modes, les toilettes, et se disait: «Tout cela a dû paraître bien futile à ce jeune homme... qui n'a rien du tout d'un homme à la mode... qui n'en a même pas assez. C'est dommage qu'avec un heureux naturel... une figure qui n'est pas mal, il n'ait aucune éducation! Mais quelles manières!... quelle tenue!... quelle ignorance des choses les plus simples!...»

Caroline trouve les vers qui lui ont été adressés et se dit: «C'est cela qui lui a fait connaître mon nom... C'est M. Valcourt qui s'est permis d'écrire dans mon souvenir un jour que je l'avais oublié sur mon guéridon. Ce monsieur n'aura pas compris grand'chose à ces vers... Il a compris cependant que cela s'adressait à la maîtresse du souvenir... Et mon adresse... Ah! c'est cela... cette note sur un logement pour Hortense... Ce n'est pas trop maladroit!... Malgré son ignorance... je ne le crois pas sans esprit!... Le pauvre garçon!... il ne savait comment s'en aller! Si je ne m'étais pas levée, il serait resté là jusqu'à demain!...»

Dans ce moment la bonne annonce madame Beaumont, et une dame d'une quarantaine d'années entre dans le salon de madame Dorville qui court au-devant d'elle en s'écriant: «Ah! je suis bien contente de vous voir.—Ma chère amie, je viens savoir si vous êtes remise de notre frayeur d'hier... Quant à moi, je vous avoue que j'ai très-mal dormi cette nuit, j'avais cependant fait coucher ma femme de chambre dans mon appartement, et regardé cinq ou six fois sous mon lit et dans mes armoires; mais c'est égal je croyais voir partout des voleurs, et j'ai rêvé qu'il m'en tombait trois par ma cheminée!

»—Moi, j'ai fort bien dormi, je vous assure. Mais vous ne savez pas la suite de notre aventure?...—Comment! il y a une suite?—Tenez... regardez: voilà mon sac... ma bourse, mon souvenir; je n'ai plus rien perdu.—Ah, mon Dieu! qu'est-ce que cela veut dire?—On vient de me rapporter tout cela...—Qui... le voleur?—Oh! non pas! mais ce monsieur qui hier au soir a arraché mon châle au voleur et nous a reconduites jusqu'à une voiture.—Eh bien?—Eh bien, il a retrouvé aussi mon sac en repassant dans la rue, et il vient de venir me le rapporter.—Oh! c'est bien singulier... Ma chère amie, est-ce que ce ne serait pas un mouchard, que cet homme-là?—Oh! quelle idée!... un tout jeune homme!... à qui nous avons, à qui j'ai du moins tant d'obligations!... Ah! si vous aviez causé avec lui, comme je viens de le faire, vous n'auriez pas cette idée.—Vous l'avez donc vu?—Certainement, il est venu lui-même, et il n'a voulu remettre ce sac qu'à moi.—Comment est-il au jour, cet homme-là? Moi, j'étais si troublée hier que je n'ai pas songé à le regarder.—Mais il n'est pas mal...—Il m'a paru grand.—Oui... assez grand...—Un air commun, à ce que j'ai pu voir.—Non, pas précisément l'air... mais la mise... le ton... Oh! il sentait la pipe à quinze pas!...—Ah! quelle horreur!... et vous avez pu causer avec lui!...—Ma chère, est-ce que cette odeur pouvait diminuer quelque chose au service qu'il m'avait rendu?—Non! oh! certainement, mais je hais tant la pipe, moi!... c'est corps-de-garde tout-à-fait.—Du reste, ce jeune homme est fort original... il n'a aucun usage du monde... il ne sait ni entrer dans un salon, ni en sortir, mais il a une franchise qui plaît. Il m'a sur-le-champ conté toutes ses affaires: il se nomme Jean Durand; son père, qui était dans le commerce, est mort; il demeure avec sa mère et possède douze mille livres de rentes.—Douze mille livres de rentes, et ne pas savoir se présenter en société! c'est impardonnable...—Il m'a avoué qu'il n'avait jamais voulu rien faire, rien apprendre...—Il doit être bien gentil dans un salon, ce monsieur-là.—Vous pensez bien qu'il ne s'y plaît pas! il ne sait que fumer, jurer et jouer au billard!...—Ah! mon Dieu! mais il doit être fort grossier dans ses propos, ce garçon-là!—Non, il a été très-poli... sauf quelques jurons qui lui sont échappés...—Ah! ça me ferait mal aux nerfs!—Cependant après le service qu'il m'avait rendu, après la peine qu'il avait prise de venir encore me rapporter ce sac, j'ai cru devoir l'engager à monter, lorsqu'il passerait dans le quartier; mais je suis bien persuadée qu'il ne reviendra pas et qu'il ne se plairait nullement chez moi.—C'est fort heureux pour vous, ma bonne amie; que feriez-vous d'un pareil homme?... Il nous a rendu un grand service hier, c'est vrai, oh! hier il m'a fait l'effet d'un prince!... Mais nous l'avons remercié, et on ne peut pas pour cela se lier avec des gens qui ne nous conviennent point.»

Caroline ne répond rien; de nouvelles visites lui surviennent, et on ne s'occupe plus de M. Jean.

CHAPITRE XVII.

SECONDE VISITE CHEZ MADAME DORVILLE.

Jean a trouvé chez lui Bellequeue, qui vient, de la part des Chopard, l'engager à passer la soirée chez eux. «Il faut y aller, mon cher ami,» ajoute Bellequeue; «car enfin tu es fiancé avec la superbe Adélaïde, et tu lui dois des prévenances... des petits soins...—Ah! mon parrain, je vous ai déjà dit que je ne savais pas être galant; j'épouserai la superbe Adélaïde, c'est très-bien; mais je ne serai pas aux petits soins pour elle, parce que ce n'est pas dans mon caractère, et que d'ailleurs...—D'ailleurs!...—D'ailleurs... je ne sais pas... enfin cela m'ennuierait de faire l'amoureux avec elle.—Toujours farceur!.... ah! coquin, tu caches ton jeu!—Je ne cache rien du tout, je vous assure.—Si fait... oh! les Chopard le disent bien, et Adélaïde elle-même prétend que tu es un peu en dedans, que tu caches tout... C'est égal, tu lui plais ainsi, elle t'adore, c'est l'essentiel.... tu auras là une fière femme!... Et comme tu seras toujours monté en liqueurs!... A quoi penses-tu donc, mon ami?—A rien, mon parrain.—Ça m'arrive quelquefois aussi. Allons, à ce soir, chez Chopard.»

Jean pense toute la journée à madame Dorville, au petit souvenir, à la visité qu'il a faite à la jolie femme, à la conversation qu'il a eue avec elle; et de temps à autre il se dit: «Comme dans le monde... dans ce qu'on appelle la bonne société, on passe son temps à causer de niaiseries... de choses indifférentes!... ce doit être fort ennuyant... cependant, je ne me suis pas ennuyé ce matin cher cette dame; je ne sais comment cela s'est fait, mais le temps a passé vite... oh! j'y suis resté un quart d'heure au plus... J'y serais reste encore, si elle ne s'était pas levée... mais il me paraît que ce n'est pas du bon ton de faire de longues visites.»

Le soir, Jean se rend machinalement chez les Chopard; mademoiselle Adélaïde lui fait de tendres reproches sur ce qu'il a été trois jours sans venir la voir; elle lui donne même une petite tape sur le bras. Jean se laisse taper et ne répond rien. Mademoiselle Adélaïde le pince, et il n'en dit pas davantage; mais il pousse un léger soupir en tenant ses yeux fixés vers le parquet, et mademoiselle Adélaïde se dit: «Il est pris, c'est fini... le voilà amoureux. Je savais bien que cela viendrait...»

Le soupir de Jean a rendu mademoiselle Chopard d'une gaîté folle, les parens en concluent que les jeunes gens sont très-satisfaits l'un de l'autre, et Bellequeue, qui est toujours là pour tâcher d'animer son filleul, entend mademoiselle Adélaïde dire à sa mère: «Mon futur est fort gentil ce soir!—Je le trouve moins gai qu'à l'ordinaire,» répond madame Chopard. «—Justement, maman, c'est ce que je voulais; c'est l'amour qui le rend mélancolique et distrait... Oh! je vais joliment le faire endêver maintenant... je vais m'amuser à mon tour...»

Et mademoiselle Adélaïde va et vient en sautillant dans le salon; elle court de l'un à l'autre, pousse des éclats de rire pour une mouche qui vole, et ne clôt pas la bouche. Jean la regarde parfois d'un air qui ne ressemble pas à de l'admiration, puis ne fait plus attention à elle. Tandis que le papa Chopard dit à Bellequeue: «Voilà ma fille dans son assiette!... de la folie!... de la coquetterie pour mieux subjuguer le futur époux!... elle connaît déjà joliment son pouvoir!... Ah! les femmes! quand l'amour s'en mêle, on n'y démêle plus rien... ah! fameux le calembourg... oh! oh! l'amour qui s' en mêle!... Madame Chopard, note celui-là!...»

Jean ne prenait point part à la conversation et pensait toujours à son aventure de la veille; il voudrait cependant rire et causer comme à son ordinaire; mais, malgré lui, il est distrait, ses souvenirs le portent ailleurs. Monsieur Chopard le plaisante, en lui demandant ce qui le rend si préoccupé, et Jean conte ce qui lui est arrivé la veille dans la rue des Trois-Pavillons, parce qu'il éprouve encore du plaisir à parler de cela.

Tout le monde exalte le courage du jeune homme. «Arrêter seul un voleur!» s'écrie M. Chopard. «c'est qu'il pouvait être armé!...—Vous vous exposiez terriblement!» dit madame Chopard.

Jean hausse les épaules; Bellequeue, seul, trouve que la conduite de son filleul a été toute naturelle.

«Dans tout cela» dit Adélaïde, «vous conviendrez que ce ne pouvait pas être grand'chose que ces dames-là, qui revenaient seules le soir...—C'est vrai,» dit M. Chopard, «seules... et sans un cavalier... vous avez été bien bon de vous exposer pour elles!...»

Jean lance un regard impatient sur sa future, en murmurant: «Mademoiselle, je sais ce que j'ai à faire....» Et fort mécontent de ce qu'on a dit des dames qu'il a rencontrées, il ne parle pas de sa visite chez madame Dorville, et se hâte de souhaiter le bonsoir à la famille Chopard.

Plusieurs jours s'écoulent. Jean est moins gai qu'autrefois. Il se rend, comme à son ordinaire, au café, au billard; mais il s'y ennuie, et y reste peu de temps. Lorsqu'il va chez les Chopard, il est quelquefois un quart-d'heure sans dire un mot. Mademoiselle Adélaïde est plus que jamais persuadée que c'est l'amour qu'il ressent pour elle, qui rend son prétendu silencieux et mélancolique, et madame Chopard dit à sa fille: «Ma chère amie, il sera peut-être nécessaire d'avancer ton mariage de quelques jours sans quoi ton fiancé se mourra d'amour....—Tant mieux! tant mieux!» dit mademoiselle Adélaïde; «j'ai soupiré... c'est à son tour!... laissez-moi jouir de mon triomphe!—C'est juste,» dit M, Chopard, «elle a soupiré tout bas, c'est à son futur à faire des soupirs haut... Soupiraux!.... ah! ah! ah! c'est mon quatrième d'aujourd'hui.»

Jean ne sait pas lui-même pourquoi il n'est plus aussi gai, pourquoi il s'ennuie de ce qui l'amusait; l'image de madame Dorville se présente souvent à sa pensée; puis il est de mauvaise humeur contre lui-même de s'occuper encore d'une femme qu'il connaît à peine. «Elle est bien jolie!» se dit-il souvent... «oh! elle est charmante... mais qu'est-ce que cela me fait puisque je ne dois plus la voir?... Si je voulais cependant... ne m'a-t-elle pas engagé à aller chez elle... Mais qu'irai-je faire là... dans ces beaux salons, où l'on est tout en cérémonie... où il faut parler, s'asseoir, se lever avec mesure... Bah!... n'y pensons plus!... c'est une société qui ne me convient pas du tout.»

Et pourtant Jean pensait toujours à la petite-maîtresse; il brûlait en secret du désir de la revoir. Pour éloigner cette idée, il cherche à se distraire, mais ses anciens lieux de réunion ne lui offrent plus de charmes, et il se rend un matin chez Bellequeue où depuis long-temps il n'est pas allé.

Bellequeue n'était point chez lui, il était allé faire des visites dans le quartier; n'étant plus jaloux de son filleul, qu'il croyait tout occupé de mademoiselle Chopard, le ci-devant coiffeur surveillait moins la petite bonne, et la laissait seule sans concevoir d'inquiétude.

C'est donc Rose qui ouvre à Jean, et qui fait un mouvement de surprise en le voyant. «Comment, c'est vous, monsieur Jean!...—Oui, Rose, c'est moi...—Vraiment c'est du plus loin qu'on se souvienne!...—Est-ce que mon parrain n'y est pas?...—Non, monsieur... C'est sans doute lui que vous désirez voir?...»

Cette question est faite avec un petit air de dépit. Jean n'y fait pas attention, il entre dans l'appartement et va s'asseoir sur un fauteuil; la petite bonne le suit en arrangeant les boucles de ses cheveux, et en ajustant plus symétriquement les pointes de son fichu.

«Savez-vous, monsieur Jean, que vous n'êtes pas venu ici depuis... depuis...—Oh! je sais qu'il y a quelque temps,» répond Jean d'un air distrait, et sans remarquer les petites mines de Rose.

«—C'était le jour... où monsieur est rentré si brusquement... pendant que nous causions... Vous êtes cause que j'ai été bien grondée! Mais aussi pourquoi allez-vous dire que vous m'embrassiez? Ces choses-là... ça ne se dit pas... et ça n'empêche pas de recommencer quand on en a envie.»

Jean est quelques instans sans répondre, puis enfin il s'écrie: «Bah! bah! ce sont des bêtises tout cela...—Comment des bêtises!... Oh! monsieur était fâché, tout rouge... Au reste, je conçois que cela vous est bien égal!... Quand on a autre chose dans la tête, on ne pense plus... à ce qu'on pensait... Ah ça, c'est donc parce que vous allez vous marier que vous êtes si sérieux à présent?... Vraiment, je ne vous reconnais pas... vous qui étiez si gai, si farceur... Dieu! comme mademoiselle Chopard doit être fière de vous avoir rendu amoureux comme ça!»

Jean regarde Rose, qui est debout devant lui, en murmurant: «Mademoiselle Chopard m'a rendu amoureux?...—Dame! c'est ce qu'on dit partout... et d'ailleurs c'est ben facile à voir que vous avez quelque chose... Mais vous devez être bien content, puisque vous allez épouser votre belle!... C'est drôle que ça m'a étonnée, moi, ce mariage-là... Oui, je ne sais pas pourquoi, mais je n'aurais pas cru... Je sais bien que mademoiselle Adélaïde est belle femme... un peu trop grande pourtant... Quant à la figure, tout dépend du goût, il y a des gens qui prétendent qu'elle a l'air d'un homme; un gros nez, des yeux de bœuf, un menton carré, des sourcils de sapeur... Mais c'est égal!... on peut être bien avec tout ça!»

Jean ne semble pas écouter ce que dit Rose, mais tout à coup il s'écrie: «Ah! si tu savais comme elle est jolie!...

»—Mon Dieu! monsieur, je vous dis que je la connais,» répond Rose avec humeur; «mais je ne vois pas qu'il y ait tant de quoi s'extasier!...

»—Tu la connais?» dit Jean en regardant Rose avec surprise. «—Certainement.—Non, Rose, tu ne la connais pas...—Allons, voilà que je ne connais pas mam'selle Chopard à présent!—Et qui diable te parle de mademoiselle Chopard!» s'écrie Jean en frappant du pied.

Rose regarde à son tour Jean avec surprise en disant: «Comment! monsieur... ce n'est donc pas d'elle que vous parliez, quand vous me disiez qu'elle était si jolie?—Non, Rose, non... c'est d'une autre personne... d'une jeune dame...—Une jeune dame?...—Oui... Et c'est celle-là qui est charmante!...—Qu'est-ce que c'est donc que cette jeune dame-là?...—Je vais te conter cela, Rose.»

En disant ces mots, Jean prend la petite bonne par son tablier et la fait asseoir sur ses genoux.

«Eh bien! monsieur... qu'est-ce que vous faites donc?... Pourquoi me faire asseoir comme ça?... Un homme qui va se marier!...—Allons, Rose, tiens-toi tranquille et écoute-moi... Mon Dieu! il n'est pas question de plaisanter!—Oh! je le vois bien!»

Mademoiselle Rose fait une petite moue en disant cela; mais elle reste sur les genoux de Jean, qui lui conte fort en détail son aventure nocturne et sa visite chez madame Dorville.

Rose a écouté avec attention. Rose est fine; elle voit tout le plaisir que Jean éprouve à parler de madame Dorville, et elle lui fait mille questions à son sujet.

«C'est donc une bien jolie femme, monsieur?—Oh! oui, Rose, une figure... qui plaît tout de suite. Et tu sais que je ne suis pas galant, moi, et que d'ailleurs je remarque peu tout cela... à moins que...—Oui, à moins qu'on ne soit vraiment bien. Et elle est jeune?—Mais vingt ans, je suppose...—Grande?—Une taille ordinaire... mais si bien faite!... si bien tournée!...—Elle était bien mise?—Oui... elle est élégante.—Quelle robe avait-elle?»

Jean fait un mouvement d'impatience, qui fait sauter Rose, en s'écriant: «Est-ce que tu crois que je me suis amusé à tâter l'étoffe de sa robe?... Je te dis que c'est une dame... à la mode enfin!...—Vous n'avez pas parlé de votre visite chez cette dame aux Chopard?—Ma foi non... Pourquoi faire?—Certainement vous êtes le maître de vos actions... et vous seriez bien bon de vous gêner... Et êtes-vous retourné chez cette dame?—Non... Est-ce que tu penses que je puis y retourner, Rose?—Pourquoi pas? cette dame ne vous y a-t-elle pas engagé?... Vous lui avez rendu service; elle sera bien aise de vous revoir, c'est tout simple... et il me semble que ce serait pour vous une connaissance très-agréable.—Tu crois, Rose? Comment! tu crois?...»

Et Jean enchanté serre Rose dans ses bras et l'embrasse à plusieurs reprises, et la petite bonne se laisse embrasser en s'écriant: «Voulez vous finir... Si monsieur revenait... il croirait encore que... et Dieu sait pourtant que nous sommes bien sages!»

Mais Jean, après avoir embrassé Rose encore une fois, se lève brusquement en s'écriant: «Ma foi, tu as raison... et je vais aller voir madame Dorville.

«—Allez, allez, monsieur,» dit Rose à Jean qui s'éloigne en courant; puis la petite se dit en se frottant les mains: «Oh! que je suis contente de savoir cela!... J'y vois de loin!... Ah! M. Bellequeue, vous faites des mariages sans me consulter... c'est bon... nous verrons... M. Jean n'est pas plus amoureux de mademoiselle Chopard que de mon pouce! C'est bien fait.... Je ne puis pas sentir ces Chopard qui ont l'air de me regarder comme une domestique...»

Jean est rentré chez lui; lorsqu'il avait résolu quelque chose, il fallait qu'il l'exécutât sur-le-champ. Il est décidé à se rendre le jour même chez madame Dorville; mais il se rappelle l'élégance de la maîtresse de la maison, et, pour la première fois de sa vie, Jean songe à faire de la toilette. Lorsqu'il est allé rue Richer, il était, selon sa coutume, dans un grand négligé; cette fois il veut être bien mis: «Car enfin,» se dit-il, «je suis à mon aise; et je ne vois pas pourquoi je m'habille comme un cuistre... Je veux que cette dame voie que je puis m'arranger tout aussi bien qu'un autre.»

Jean met un pantalon neuf, des bottes bien cirées, un gilet blanc, et veut faire un joli nœud à sa cravate. Comme il n'en a pas l'habitude, il ne peut parvenir à former quelque chose de bien; il se dépite, frappe du pied; déchire trois cravates, et sa mère entre dans son appartement pour savoir après qui il en a.

«Je ne puis pas venir à bout de mettre ma cravate,» s'écrie Jean d'un air désespéré. «Attends,» mon ami, attends,» dit madame Durand, «ne t'impatiente pas... je vais t'arranger cela.»

La bonne maman fait assez convenablement une rosette à son fils; malheureusement les rosettes ne sont plus à la mode, mais Jean ne sait pas cela, et il se trouve bien. Il met un joli habit bleu, et, ce qui ne lui était jamais arrivé, s'arrête devant la glace, passe ses doigts dans ses cheveux, les boucle un peu sur le côté, puis prend son chapeau et sort, laissant sa mère dans l'extase, s'écrier: «Certainement! il est amoureux, ce pauvre Jean!... Mademoiselle Chopard peut se flatter d'être la première pour laquelle il ait fait une semblable toilette.»

Jean a pris un cabriolet afin de ne point se crotter et d'arriver plus tôt. Le voilà rue Richer, devant la demeure de madame Dorville; il paie le cocher, saute lestement hors du cabriolet et entre dans la maison. Alors le cœur lui bat, il se sent tout ému, il éprouve un trouble dont il ne peut se rendre compte, et c'est en tremblant qu'il demande au portier madame Dorville.

«Montez, monsieur, madame est chez elle,» répond le concierge. «Elle est chez elle!» se dit Jean en montant l'escalier; il lui semble qu'il en est presque fâché, et cependant c'est pour la voir qu'il est venu.

«Comment cette dame va-t-elle me recevoir?» se dit Jean en montant lentement l'escalier. «Peut-être trouvera-t-elle singulier... Cependant elle m'a engagé à revenir... Que vais-je lui dire?... Je lui demanderai d'abord comment elle se porte... C'est tout simple... Il me semble que je suis assez bien mis pour me présenter dans son salon... d'ailleurs je saurai bien... Ah! sacrebleu!... que c'est bête d'être tout sens dessus dessous pour entrer chez quelqu'un! Ne soyons pas comme ça, gauche et embarrassé... Après tout, est-ce que je ne vaux pas cette dame et toutes ses connaissances!... Allons, en avant.»

Jean est devant la porte, il sonne. La domestique vient lui ouvrir. «Madame Dorville...» dit Jean en grossissant sa voix pour se donner de l'assurance.

«—Madame y est, monsieur... Votre nom, s'il vous plaît?—Jean Durand.»

La bonne ouvre la porte du salon et annonce M. Jean Durand. Il était deux heures de l'après-midi. C'est l'heure où les gens du monde font et reçoivent des visites; il y avait alors chez madame Dorville, madame Beaumont, deux jeunes femmes fort élégantes, et un petit-maître, assez joli garçon, mais qui avait trop l'air de le savoir.

En entendant annoncer M. Jean Durand, Caroline semble chercher à se rappeler quelle est la personne qui porte ce nom; le petit-maître se lève et les dames tournent toutes la tête vers la porte, pour voir ce monsieur qu'elles ne connaissent pas, et dont le nom et le prénom piquent leur curiosité.

Tout en voulant se donner un air d'assurance, Jean était rouge comme un coq; il tenait d'une main son chapeau, de l'autre ses gants, qu'il croyait plus distingué de ne pas mettre, et il ne savait plus quelle jambe avancer. Cependant la bonne l'a annoncé, il faut entrer. Il se décide et s'avance d'un pas brusque; mais à l'aspect de toutes ces figures qui ont les yeux sur lui, Jean ne sait plus où il en est; il se recule de côté, ne voit pas madame Dorville; veut saluer et sent qu'il cogne un guéridon; en s'éloignant du guéridon, il renverse une chaise, puis ses pieds s'accrochent sous un tapis; pour se tirer du tapis, il l'entraîne avec lui, et, par suite les meubles qui sont dessus vont tomber dans l'appartement, lorsque le petit-maître court à lui eu s'écriant: «Ah! monsieur! arrêtez-vous de grâce... ne bougez pas... je vais vous démêler.»

Jean n'était plus en état de bouger, il était anéanti, son chapeau et ses gants s'étaient échappés de ses mains, il ne se baissait même pas pour les ramasser, il entendait les rires étouffés des dames, mais il ne voyait plus rien.

Tout ceci a été l'affaire d'un moment; Caroline, qui a reconnu Jean, se lève et va au-devant de lui; le petit-maître a pris le jeune homme par la main, et lui a fait abandonner le tapis; madame Dorville va, d'un air aimable saluer Jean et lui demander des nouvelles de sa santé.

Jean tâche de se remettre et salue en balbutiant: «Mon Dieu, madame, je vous demande bien pardon... si j'ai bouleversé...

»—Oh! monsieur, tout cela n'est rien... Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.»

Caroline avance une chaise à Jean, qui se jette dessus comme un pauvre naufragé qui vient enfin de gagner le rivage. Cependant son chapeau et ses gants l'embarrassent encore, et il se les passe alternativement de la main gauche à la main droite.

«C'est bien aimable à vous, monsieur, de vous être rappelé ma demeure,» dit Caroline qui cherche à dissiper l'embarras de Jean en engageant la conversation.

«Madame, je ne l'ai jamais oubliée,» répond Jean, «et je serais venu plus tôt si j'avais cru... si j'avais pensé...

»—Vous êtes peut-être allé à la campagne?» dit vivement Caroline, qui s'aperçoit que Jean ne sortira pas de sa phrase.

«Non, madame, je suis resté ici...

»—Et vous, ma chère amie, quand allez-vous à votre terre? dit madame Dorville à une des jeunes dames, afin de généraliser la conversation, car elle s'aperçoit que les dames examinent Jean avec curiosité, et que M. Valcourt, c'est le nom du petit-maître, ne peut se lasser de le considérer.

«Je ne sais vraiment pas quand je partirai,» répond la jeune dame en minaudant. «J'ai tant à faire encore à Paris... et pas un moment à moi... tant de visites à rendre... d'emplettes, de préparatifs; et mon mari qui ne se mêle de rien absolument!... Oh! c'est cruel!...

»—C'est madame de Walen, qui était furieuse hier! Figurez-vous que son mari lui amène douze personnes à dîner sans la prévenir... et des gens marquans, des académiciens, des hommes en place!... c'est vraiment très-mal... Deux ou trois personnes, passe, mais douze.

»—M. Beaumont n'en faisait jamais d'autres, mais alors savez vous ce que je faisais, mesdames; je sortais, et je le laissais recevoir seul sa société.....

»—Ah! c'est bien méchant!...—Madame Beaumont a toujours eu du caractère,» dit le petit-maître en se balançant sur sa chaise. «Elle jouerait bien les Athalie, les Agrippine!...—Oh! non!... j'ai les nerfs trop délicats...»

Pendant cette conversation, Jean regarde tantôt en l'air, tantôt à ses pieds; il croise et décroise les jambes, et ne sait quel figure faire. Tout en se balançant, M. Valcourt examine la mise, la tournure et surtout la grosse rosette de Jean; et les dames se lancent de temps à autre des regards significatifs.

Caroline seule, toujours bonne, toujours disposée à l'indulgence, voudrait trouver moyen de remettre Jean à son aise; cependant elle craint aussi qu'en se mêlant à la conversation, il ne lui échappe quelques expressions inconvenantes. De son côté, Jean voudrait parler, et ne sait que dire, mais il regarde Caroline toutes les fois qu'on n'a pas les yeux sur lui.

«Vous n'êtes pas venue à la dernière soirée de madame Dorsan,» dit une des dames à Caroline.—Ah! ma bonne, vous qui êtes si excellente musicienne; vous avez perdu... On a chanté de jolis morceaux!—Ma foi! je n'ai rien entendu d'extraordinaire!» dit le petit-maître; «quoi donc?... Est-ce cette grande demoiselle qui a faussé si cruellement l'air de la Gazza.... Est-ce ce monsieur qui se croit une voix de basse-taille, parce qu'il prend beaucoup de tabac et a un enrouement perpétuel?... Est-ce madame Quinville avec son jeune frère, auquel elle veut faire une réputation de chanteur pour se faire écouter elle-même, en chantant avec lui?... Et mademoiselle Herminie sur la harpe!... Ah! c'est d'un ennui mortel! toujours les variations de Robin des Bois, et vous savez le goût qu'elle y met... Pas de style, pas de brillant!... Quant à ce monsieur qui a pincé de la guitare, vous conviendrez qu'il chante comme du temps du roi Pepin-le-Bref.

»—Ah! monsieur Valcourt! que vous êtes méchant!...—Il emporte la pièce!...—Moi, pas du tout. Je dis ce que tout le monde voit... c'est qu'il n'y a rien d'assommant comme la mauvaise musique... Je gage que monsieur est de mon avis?»

Cette question est adressée à Jean qui, depuis son entrée, écoutait et ne soufflait pas mot. Il se tourne vers Valcourt et répond: «La mauvaise musique?... Ma foi, je ne connais ni la mauvaise, ni la bonne... je suis très-godiche pour tout ça!...»

Le petit-maître laisse errer sur ses lèvres un sourire moqueur; les dames se regardent, et Caroline s'empresse de dire: «Il y a des gens qui n'aiment pas la musique... tout le monde n'a pas le temps de s'y livrer... A propos, qui est-ce qui a vu la pièce nouvelle au Vaudeville? On dit que c'est très-bien.

«—Oui, c'est pas mal... il y a des couplets bien tournés... Je n'aime pas beaucoup le dénouement... L'avez-vous vue, monsieur?»

C'est le petit-maître qui adresse encore cette question à Jean, qu'il semble avec malice vouloir faire parler.

«Je ne vais presque pas au spectacle,» répond Jean en tâchant de prendre de l'assurance. «Il faut rester assis... se tenir à sa place, et je trouve que c'est embêtant!...»

Les dames font toutes un mouvement de surprise. M. Valcourt les regarde en se pinçant les lèvres; et Jean, qui pense que c'est le bon genre de se balancer sur sa chaise, se jette en arrière, et se dandine en fredonnant quelques petits airs pour se donner de l'aplomb. Mais, peu habitué à ce genre d'exercice, il se laisse aller avec trop d'abandon, et tombe avec sa chaise dans un carreau de croisée qu'il brise en éclats.

Cet accident augmente l'embarras de Jean, tandis que les dames et Valcourt murmurent entre eux: «Voilà un monsieur qui paraît décidé à tout briser... C'est un personnage bien aimable dans un salon! Quelle singulière tournure!...—Et sa mise!... Mesdames, faites-moi le plaisir d'admirer sa rosette!...—C'est qu'il a des expressions tout-à-fait déplacées!...—Où diable madame Dorville, qui a un excellent ton, a-t-elle fait une semblable connaissance!»

Caroline reçoit les excuses de Jean au sujet du carreau, et lui répond: «C'est moi, monsieur, qui aurais dû vous avertir qu'il y avait du danger à vous balancer ainsi... mais vous n'êtes pas blessé, c'est l'essentiel.»

Jean est allé mettre sa chaise loin de la fenêtre, et il se trouve alors près des dames. Caroline, qui devine quelle est la cause des chuchotemens qui ont eu lieu, se tourne vers madame Beaumont en lui disant: «A propos, ma chère amie, il faut que je vous présente monsieur. Vous lui devez aussi quelques remercîmens pour le service qu'il nous a rendu, lorsque nous avons été attaquées un soir par un voleur; car, quoique je fusse seule volée, vous étiez bien alors de moitié dans ma frayeur.

»—Quoi! c'est monsieur?...» dit madame Beaumont, tandis que les autres personnes, pour qui ces paroles sont une explication, regardent Jean avec plus de bienveillance.

«Oui, ma chère amie,» reprend Caroline, «c'est monsieur qui, seul, a arrêté le voleur, et nous a ensuite donné le bras jusqu'à une voiture... Vous devez vous rappeler qu'alors nous étions bien tremblantes, et que nous nous estimâmes très-heureuses de la protection que monsieur voulut bien nous accorder.»

Caroline a légèrement appuyé sur ces derniers mots: Madame Beaumont incline la tête en proférant quelques remercîmens auquel Jean répond: «Ça n'en vaut pas la peine, madame; j'aurais agi de même pour la première venue...» Et M. Valcourt sourit encore d'un air moqueur.

«Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc chez toi, ma chère Caroline?» dit bientôt une des jeunes dames assise près de Jean. «Est-ce que vous ne sentez pas?... Si nous étions en hiver, je croirais que c'est ta cheminée qui fume...—En effet... je sens aussi comme une odeur de fumée,» dit madame Beaumont.

«—Ce n'est pas cela précisément, mesdames,» dit Valcourt; «ce que vous sentez est une odeur de pipe, tout bonnement.

»—De pipe!» s'écrient les trois dames en faisant un mouvement de dégoût.

«—Ah! parbleu! il n'y a pas de doute,» s'écrie Jean. «C'est moi qui sens comme cela; cette sacrée odeur de pipe pénètre dans les habits... Je n'ai pourtant pas encore fumé aujourd'hui.»

On ne répond rien; on se regarde en se faisant des mines. Caroline elle-même semble partager l'humeur générale. Bientôt les deux jeunes dames se lèvent vivement, vont embrasser madame Dorville en lui disant: «Adieu, ma chère, il faut que nous nous sauvions... nous sommes pressées,» et elles s'éloignent sans jeter un regard sur Jean.

Celui-ci est resté sur sa chaise; il ne se dandine plus, il se tient bien raide; mais il suit des yeux tous les mouvemens de Caroline.

Le petit-maître ne tarde pas à se lever aussi; il fait quelques tours dans le salon, se regarde dans une glace, dit quelques mots à demi-voix à madame Beaumont; puis va baiser la main de madame Dorville, lui présente ses hommages en souriant de la manière la plus gracieuse, et s'éloigne en pirouettant.

Jean a regardé tout cela en restant sur sa chaise, sur laquelle il semble collé. Madame Dorville revient s'asseoir près de madame Beaumont. La conversation languit; ces dames ne font qu'échanger quelques mots, et Jean n'ose pas se mêler à ce qu'elles se disent. Il regarde toujours Caroline, parce qu'il ne peut se lasser de la voir; mais il se dit en lui-même: «Si tout le monde s'en va, il faut pourtant que je m'en aille aussi.»

Et tout en se disant cela, il ne peut se décider à partir; mais au bout de cinq minutes madame Beaumont s'écrie: «Cette odeur de pipe fait horriblement mal à la tête et au cœur!—Oui... c'est vrai,» répond faiblement madame Dorville, «quand on n'y est pas habitué...»

Ces mots font l'effet de la foudre sur Jean; il se lève brusquement, et va saluer Caroline en murmurant: «Pardon, madame. Si j'avais deviné plus tôt que cette odeur vous déplaisait, il y a long-temps que je serais parti.

»—Mais, monsieur, il ne faut pas que cela vous renvoie,» répond Caroline d'un ton froid mais poli.

«—Oh! pardonnez-moi, madame, je vois bien... je comprends bien que chez vous... il faut...»

Tout en parlant, Jean reculait vers la porte et regardait encore madame Dorville. Tout à coup des miaulemens plaintifs se font entendre; c'est un joli chat dont Jean écrase la queue sans s'en apercevoir.

«Ah! je suis b....... maladroit aujourd'hui!» s'écrie Jean désespéré; et, pendant que la jolie femme se baisse pour prendre son chat dans ses bras, il se jette dans l'antichambre, manque de renverser la bonne en courant vers la porte, et sort enfin de chez madame Dorville.

Jean rentre chez lui de mauvaise humeur, il s'assied, se lève, ne sait ce qu'il veut faire; puis, apercevant sur sa table la pipé dont il se sert habituellement, il la prend avec colère et la brise à ses pieds.

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