Jean
CHAPITRE XVIII.
JEAN EST AMOUREUX.
Bellequeue était allé voir madame Durand, et celle-ci lui avait appris la toilette extraordinaire que son fils avait faite pour sortir, et le soin qu'il avait mis à bien arranger sa cravate. Pour le coup Bellequeue ne doute plus que son filleul soit en effet très-amoureux. «Vous voyez,» dit-il, «quelle bonne idée, j'ai eue de songer à ce mariage. Jean va devenir un homme charmant?—Il l'était déjà.—Oui, mais il le sera davantage. Il se plaira bien plus en société. Déjà j'ai cru voir qu'il négligeait le billard, les cafés, les guinguettes.—C'est ce qu'il me semble aussi.—Effet de l'amour!... Vous verrez que Jean deviendra galant!—Ça me surprendrait!—Pourquoi donc? mademoiselle Adélaïde a dit en secret à son père et à sa mère, qui me l'ont redit, qu'elle voulait avant peu voir son futur à ses pieds.—Je ne veux pas non plus qu'elle fasse trop soupirer ce cher enfant....—Soyez donc tranquille! vous savez bien que le mariage apaise vite tous ces soupirs-là....—Beaucoup trop vite même.—Il n'y a plus que trois semaines d'ici à l'époque fixée par la belle fiancée... ce temps passera en œillades, en serremens de mains, en soupirs... C'est si gentil le temps où l'on se fait la cour! Ah! ma chère commère, ça n'est pas la lune de miel, mais il y a des gens qui assurent que c'en est le soleil.»
Bellequeue retourne chez lui en songeant déjà à la toilette qu'il fera le jour des noces de Jean, où il se propose bien de danser encore, et en rentrant il va se mettre devant une glace, et cherche à se rappeler quelques-uns des jolis pas qu'il a vu faire aux bals de M. Mistigris.
Mademoiselle Rose regarde son maître d'un air malin, et lui demande ce qu'il fait là. «Je cherche à me rappeler un petit pas pour le jour de la noce de Jean.—Ah!... c'est donc bientôt la noce?—Dans trois semaines...—Alors vous avez le temps de foire vos battemens!—Pas trop; on ne sait pas... Jean devient tellement amoureux qu'on pourrait bien avancer l'époque...—Ah! M. Jean est amoureux... de mamzelle Chopard?—Oui, ma chère... amoureux au point que ça le change... que ça le rend mélancolique... que ce matin enfin il a fait une toilette extraordinaire... Sa mère croit même... cependant elle ne me l'a pas assuré, que Jean a mis de la pommade dans ses cheveux... Ça te fait rire?—Oh! ce n'est pas de ça, c'est une idée qui me passait.—Oh! tu es vexée de voir que les jeunes gens se conviennent si bien, lorsque tu prétendais que ce mariage n'était pas assorti...—Moi, oh! je vous assure que je ne suis nullement contrariée... Qu'est-ce que cela peut me faire?...—Amour-propre de femme qui veut toujours avoir raison. Allons, je vais me rendre chez mon tailleur.—Pourquoi donc faire?—Pour lui commander un pantalon de casimir noir collant, et boutonné par en bas, pour la noce de Jean.—Monsieur, si vous m'en croyez, attendez encore un peu avant de commander votre pantalon collant.—Pourquoi cela?—Attendez, vous dis-je... Sait-on ce qui peut arriver?—Ah! friponne, tu voudrais encore me faire penser que Jean n'adore pas Adélaïde Chopard... Je vais commander mon pantalon.»
Après avoir cassé sa pipe, Jean est sorti de chez lui, il marche au hasard, n'ayant pas de but déterminé, et tout occupé de sa visite du matin chez madame Dorville.
«Elle ne m'a pas dit de revenir;» se dit Jean en soupirant. «Ah! sans doute ma société ne lui plaît pas... Ai-je fait assez de sottises chez elle!... Quelle singulière chose... je voulais avoir de l'assurance... je ne pouvais plus avancer ni reculer... je ne savais que faire de mes bras, de ma bouche, de mon nez... Je suis sûr que je faisais des grimaces épouvantables en voulant me donner un air posé. Mes yeux seuls... Ah! je savais bien où les porter... Elle m'a semblé encore plus jolie ce matin que la dernière fois... Et cependant elle ne m'a pas souri aussi souvent... Il y avait dans ses manières quelque chose de froid qui me faisait mal... mais sa voix est toujours douce... J'aurais du plaisir à l'entendre, même si elle me grondait... Mon Dieu... que je suis bête!... toujours penser à cette dame que je ne reverrai plus maintenant; car je n'ai plus de raisons pour y retourner... elle ne me l'a pas dit... Oh! c'est fini... pensons à autre chose... A quoi bon m'occuper de quelqu'un que je connais à peine... d'une femme... coquette... Sans doute elle se sera moquée de moi avec ses connaissances... et ce mirliflor qui ricanait en dessous... Si j'avais été sûr que ce fût de moi, je l'aurais joliment rossé... Au fait j'ai commis tant de gaucheries!... Quand je voulais parler, je ne savais rien trouver de bien... On m'aura jugé bête comme une oie... Qu'est-ce que cela me fait?... je ne reverrai pas tous ces gens-là... J'aurais bien aimé à voir quelquefois madame Dorville; mais, après tout, à quoi cela m'avancerait-il?... D'ailleurs je n'ai plus de motif pour y aller... et chez elle je me sens si mal à mon aise... Ah! si elle était seule, il me semble que j'y serais mieux... que je saurais mieux lui parler....»
Après avoir long-temps marché, Jean se rend chez un restaurateur, il se fait servir à dîner; mais il n'a pas d'appétit, il ne peut toucher à rien. En sortant il entre dans un spectacle pour se distraire; mais peu habitué à écouter les jeux de la scène, il ne fait aucune attention à ce qui se passe sur le théâtre et reste plongé dans ses pensées; mécontent de lui-même, il sort du spectacle en se disant: «Allons chez les Chopard; là, au moins, je ne serai pas seul; on me parlera, je répondrai, et il faudra bien que je ne pense plus à cette dame... de laquelle je sens que j'ai grand tort de m'occuper.»
Jean arrive chez les Chopard à près de dix heures du soir. Il y avait du monde; on l'avait attendu toute la soirée; Bellequeue s'y était rendu, croyant y voir Jean dans sa grande toilette qu'il avait annoncée à mademoiselle Adélaïde; et celle-ci, en voyant le temps s'écouler sans que son futur arrivât, ne savait que penser.
Enfin Jean se présente au moment où la société se disposait à s'en aller.
«Voilà une belle heure pour venir!» dit mademoiselle Adélaïde avec dépit et en prenant un air boudeur. «—Nous étions inquiets de toi, mon cher ami,» dit Bellequeue. «—Nous avons fait sauter les abricots sans lui!» s'écrie M. Chopard, «mais le gaillard a dit: Je trouverai toujours un petit coin... un petit coing... Oh! oh! oh!... il est bien amené celui-là!»
»—D'où donc venez-vous, monsieur?» reprend mademoiselle Adélaïde. «—Du spectacle, mademoiselle.—Du spectacle!... Quelle idée d'aller ainsi seul au spectacle!... Est-ce que c'est pour aller au spectacle que vous aviez fait une si belle toilette?—Non, je vous assure!...
»—Voyez-vous,» dit Bellequeue à Adélaïde, «la toilette n'était pas pour le spectacle.
»—C'est vrai qu'il est magnifique ce soir!» dit le papa Chopard en admirant Jean. «Il a une tournure... chevaleresque.
»—Et qu'avez-vous vu de si beau au spectacle, monsieur?—Ma foi, mademoiselle y je serais fort embarrassé pour le dire! J'étais tellement distrait, tellement préoccupé d'autre chose, que j'en suis sorti sans savoir ce qu'on avait joué.»
Un sourire de satisfaction reparaît sur la figure de mademoiselle Adélaïde, tandis que Bellequeue dit tout bas aux Chopard: «Eh bien, dites donc... l'est-il? hein! l'est-il d'une fameuse force?...—Ma foi, oui!.... j'ai été très-amoureux de madame Chopard, c'est vrai, mais j'avoue que la veille de nos noces ça ne m'a pas empêché d'aller voir le Pied de Mouton, et de retenir la romance de: Gusman ne connaît plus d'obstacles, que j'ai chantée pour mon hymen.... Te rappelles-tu, ma femme, comme j'ai mis de l'intention en chantant:
Tu dois t'attendre à des miracles,
Et pour toi qui n'en ferait pas!
»Ça faisait presque un calembourg!—Monsieur Chopard, taisez-vous donc... Adélaïde nous écoute!...—Eh ben, quel mal... ne va-t-elle pas se marier?... Ça sera ben une autre chanson... oh! oh! oh!»
Jean fait son possible pour être gai, il se mêle à la conversation, dit tout ce qui lui passe par la tête, répond de travers aux questions qu'on lui adresse, et n'a pas trop l'air de savoir ce qu'il fait; mais la société le trouve charmant. A chaque distraction qu'il commet, on rit aux éclats, on se regarde, on chuchotte, et mademoiselle Adélaïde décide que M. Jean n'a jamais été si aimable.
En sortant de chez les Chopard, Bellequeue propose à Jean, d'entrer fumer quelques cigares dans un estaminet.
«Je ne fume plus,» répond vivement Jean. «—Tu ne fumes plus!» s'écrie Bellequeue en regardant son filleul avec étonnement, «et depuis quand cela?—Depuis... aujourd'hui.—Comment! toi qui aimais tant à fumer...—Je ne l'aime plus...—Est-ce que tu as été malade de la pipe?... Est-ce que...—Non... ce n'est pas cela.... mais j'ai remarqué qu'en général les femmes n'aimaient point l'odeur du tabac... et... je ne veux plus fumer.»
Bellequeue se sent presque attendri de cette marque d'amour, et après avoir tendrement serré la main à son filleul, il entre chez lui en disant: «Ma foi, je n'aurais pas cru qu'il irait si vite... l'amour le retourne comme un gant!... Il ne fume plus! peut-on faire un sacrifice plus délicat!... Il ne fume plus! J'ai joliment fait de commander mon pantalon collant.»
Quelques jours s'écoulent, Jean fait son possible pour écarter de son souvenir l'image de madame Dorville, mais cette image séduisante revient toujours se mêler à ses pensées. Il ne veut plus aller chez Caroline, et cependant chaque jour il soigne davantage sa toilette; il tâche de se mettre comme les jeunes élégans qu'il rencontre, il se dandine moins en marchant, il voudrait avoir une tournure plus posée. Ce n'est plus dans les estaminets, dans les billards qu'il passe son temps; c'est dans le quartier des petits-maîtres, des petites-maîtresses, qu'il va maintenant se promener. Lorsqu'il voit de loin une femme élégante, de la taille, de la tournure de madame Dorville, il court de son côté, dans l'espérance que c'est elle qu'il va rencontrer; mais son espoir a toujours été déçu. Souvent il se rend dans la rue Richer; il passe et repasse plusieurs fois devant la demeure de madame Dorville; il regarde ses fenêtres, puis s'éloigne en soupirant, et retourne tristement dans son quartier.
Le changement qui s'est opéré dans l'humeur de Jean; la recherche de sa toilette, qui contraste si fort avec son laisser-aller d'autrefois; enfin la différence qu'on remarque dans ses goûts, dans ses manières, augmentent chaque jour l'erreur des Chopard et de madame Durand. Mademoiselle Adélaïde trouve, à la vérité, que l'amour rend son prétendu un peu trop mélancolique; mais elle est si fière du changement qu'elle croit avoir opéré, qu'à chaque soupir du jeune homme, elle lance un regard de triomphe à ses parens, tandis que madame Chopard dit à son mari: «Le pauvre garçon me fait de la peine!... Qu'est-ce qu'il deviendrait donc s'il n'épousait pas notre fille?...—Il s'évaporerait en soupirs comme l'esprit de vin quand il n'est pas bien bouché.»
Bellequeue a dit un soir à Jean: «Il ne faut plus qu'un peu de patience, encore dix jours, et tu seras l'heureux possesseur de la belle Adélaïde... Sois tranquille... je me charge de tous les préparatifs... de tous les détails... Ne t'occupe que de ton costume, et ça ira bien...»
Jean est rentré chez lui, en réfléchissant sérieusement au mariage qu'on va lui faire faire, et pour lequel il ne sent plus que de la répugnance; mais comment rompre une affaire si avancée?... Sa mère, les Chopard, tout le monde compte sur sa promesse.
«Dans dix jours!... c'est beaucoup trop tôt» se dit Jean. «Si du moins j'avais le temps de réfléchir... d'oublier... Ah! peut-être en me mariant, je ne songerai plus à... Mais je ne veux pas me marier si vite. Demain j'irai dire cela à mon parrain...»
Et le lendemain matin Jean se rend chez Bellequeue; mais celui-ci était déjà sorti, parce que les préparatifs de la noce l'occupaient beaucoup.
Rose était seule; Jean ne l'avait pas revue depuis le jour de sa visite chez madame Dorville; il savait bien qu'en la voyant, il ne pourrait que l'entretenir de celle qu'il voulait oublier.
Rose est enchantée de revoir Jean, car elle entend toujours dire par son maître que le mariage va se faire, et elle n'y conçoit rien.
«Eh bien! monsieur Jean, qu'y a-t-il de nouveau? Contez-moi cela, je vous en prie,» dit la petite bonne en suivant le jeune homme dans le salon. «On dit toujours que vous allez épouser mamzelle Chopard... Je ne peux pas le croire... car je sais très-bien, moi, que vous n'êtes pas amoureux de mademoiselle Adélaïde... vous avez trop bon goût pour cela. Cependant M. Bellequeue fait toutes ses dispositions pour le jour du mariage; il se fait faire un pantalon collant... A son âge, c'est un peu risquer... mais il dit que c'est la mode, et puis au fait, il est encore très bien fait...»
Jean ne répondait rien, il s'était assis et semblait réfléchir.
«Eh bien! monsieur, vous ne me dites rien... moi, qui suis votre confidente... moi, qui vous aime... de bien bonne amitié!...—Que veux-tu que je te dise, Rose?—S'il est vrai que vous épousez dans dix jours mamzelle Chopard?—On le veut... mais je ne m'en soucie guère.—Eh bien, alors pourquoi l'épouseriez-vous? Est-ce à votre âge, avec votre figure, votre fortune, qu'il faut prendre quelqu'un qui ne vous convient pas?—Mais, Rose, on dit que nous sommes fiancés, parce qu'un soir j'ai tapé dans la main de mademoiselle Adélaïde.—Oh! quel conte! Ah! ben par exemple, être fiancé à une demoiselle parce qu'on lui a tapé dans la main... On m'a tapé bien autre chose à moi, et je n'étais jamais fiancée pour ça... C'est monsieur Bellequeue, ce sont les parens qui vous auront dit cela pour mieux vous enjôler...—Tu penses donc que je suis encore libre, Rose?—Certainement, et vous seriez bien bon d'aller vous sacrifier pour le plaisir des autres... Le mariage, c'est pour la vie, ça... il faut prendre garde à ce qu'on fait... Et... cette dame si jolie, est-ce que vous ne l'avez pas revue?...»
Jean pousse un soupir et répond: «Si fait... je l'ai revue... une fois, le jour où je t'ai quittée si vite...—Et vous n'y êtes pas allé depuis?—Non...—Vous sembliez la trouver si charmante...—Ah! je n'ai pas changé de sentiment...—Pourquoi donc n'y allez-vous plus? Est-ce qu'elle vous à mal reçu?—Non... pas précisément... mais j'ai cru voir... Si tu savais combien chez elle j'étais gauche, embarrassé... Je ne savais comment me tenir.—Bah! bah! on est gauche les premières fois, et puis on s'accoutume...—Non, Rose... non... Je croyais aussi que partout j'aurais la même assurance.... Je ne me figurais pas que rien pût m'intimider, et cependant je me suis aperçu que... dans le grand monde, dans ce qu'on appelle la bonne société, j'ai l'air d'un imbécille ou je ne dis que des sottises...—Allons donc, ce n'est pas possible, vous êtes trop modeste...—Il y avait là des dames qui me regardaient... puis se faisaient des signes, souriaient d'un air moqueur... Un jeune homme qui n'ôtait pas ses yeux de dessus la rosette que j'avais à ma cravate...—Est-ce qu'il faut s'occuper de tout cela?—Dans le monde, Rose, je vois bien que l'on s'occupe beaucoup d'une foule de riens!... que j'aurais bien de la peine à me mettre dans la tête.—Est-ce que vous n'êtes pas bien comme cela?—Je commence à m'apercevoir que je pourrais être beaucoup mieux... Je sentais la pipe... j'ai vu que cela déplaisait...—Ces gens du monde sont aussi quelquefois bien ridicules...—Enfin je m'en suis allé... et elle ne m'a pas engagé à revenir...—On ne peut pas redire cela chaque fois; quand on l'a dit une c'est pour toujours...—Oh! non... son air froid en me reconduisant... Il est vrai qu'après avoir marché sur son chat, je me suis sauvé si vite...—Ah dame, si vous marchez sur les chats, aussi...—C'est fini, Rose, je ne la reverrai plus...—Ne la revoyez plus si vous voulez, mais ce n'est pas une raison pour épouser mamselle Chopard que vous n'aimez pas.—Ce mariage me distraira peut-être.—Se marier pour se distraire!... Voilà une jolie idée! Et si ça ne vous distrait pas, vous n'en serez pas moins l'époux d'une femme que vous n'aimez point, puisque vous en aimez une autre...—J'en aime une autre! mais, Rose, je ne t'ai jamais dit cela...—Est-ce que j'ai besoin que vous me le disiez pour le savoir... Je vois mieux que vous ce que vous avez; vous êtes amoureux de cette belle madame Dorville, mais amoureux... comme un fou, c'est cela qui vous rend tout autre depuis quelque temps.—Moi... amoureux!... oh! tu te trompes, Rose! tu sais bien que je ne l'ai jamais été...—Raison de plus pour que cela vous fasse tant d'effet la première fois.—Je trouve cette dame jolie... parce qu'elle l'est réellement... mais je n'ai jamais eu l'idée...—Je vous dis que vous en êtes amoureux, extrêmement amoureux... Je ne dis pas, par exemple, que vous le serez long-temps, parce que chez les hommes ordinairement cela passe vite; mais enfin vous éprouvez pour elle autre chose que pour mademoiselle Adélaïde?...—Ah! Rose... quelle comparaison!... mademoiselle Chopard m'ennuie... m'impatiente chaque jour davantage!...—Et vous l'épouseriez!... Mais cela n'aurait pas le sens commun!—Tu as raison; Rose, décidément je ne l'épouserai pas...—Et vous ferez très-bien.—Demain je reviendrai voir mon parrain, et je lui apprendrai ma résolution... Mais je t'assure, Rose, que je ne suis nullement amoureux de... cette dame, chez laquelle je suis très-décidé à ne point retourner...»
Jean s'éloigne en disant ces mots, et la petite bonne saute dans la chambre en criant: «Il n'épousera pas mamselle Chopard!... et monsieur en sera pour son pantalon collant.»
Mais les événemens ne marchent pas toujours dans l'ordre où nous les avions prévus. En rentrant chez lui, Jean apprend que sa mère est au lit et se sent très-indisposée; le soir la fièvre se déclare, Jean reste près de sa mère et ne songe plus à son mariage; en peu de jours la maladie fait des progrès rapides, et, malgré tous les soins qui lui sont prodigués, madame Durand meurt neuf jours après s'être alitée.
Jean éprouve le plus profond chagrin de la perte de sa mère; Bellequeue partage sa douleur, et pendant long-temps le deuil et la tristesse remplacent les projets d'hymen et de bonheur.
CHAPITRE XIX.
CHANGEMENT DE CONDUITE.
Pendant les six semaines qui suivent la mort de sa mère, Jean ne sort presque pas; toujours triste et profondément affecté de la perte qu'il a faite, il se refuse à toute distraction; la solitude seule semble lui plaire.
Bellequeue a respecté une douleur si naturelle; cependant, au bout de ce temps, il veut essayer de tirer Jean de sa mélancolie, et pense que pour cela le meilleur moyen est de lui parler de sa future.
«Tu n'as pas encore été voir les Chopard depuis ton deuil,» lui dit-il; «ils respectent ton chagrin et ne peuvent qu'être touchés des regrets que tu donnes à ta mère; mais enfin, mon cher Jean, il n'y a point de mal à aller voir ses amis et celle que l'on aime; je sais très-bien que tu ne lui parleras pas de ton amour maintenant!... Adélaïde est trop raisonnable pour l'exiger, mais elle te consolera, sa vue te fera plaisir; et, de son côté, elle désire vivement te voir.»
»—Rien ne presse!» répond Jean froidement. Bellequeue ne sait comment expliquer cette réponse de la part d'un homme qui paraissait si amoureux.
Cependant les Chopard s'étonnent de ne point voir Jean; mademoiselle Adélaïde l'attend chaque jour. On questionne Bellequeue, et celui-ci répond: «Mon filleul pousse tous les sentimens à l'extrême, je vois bien qu'il craint que la vue de sa prétendue ne lui fasse trop vite oublier sa mère, et c'est pour cela qu'il ne vient pas encore.—Cela fait l'éloge de sa profonde sensibilité,» dit madame Chopard. «—Et cela prouve la violence de son amour pour notre fille,» ajoute M. Chopard.
«—Avec tout cela,» dit Adélaïde, «ça ne m'amuse pas d'être si long-temps sans voir mon futur. Mon Dieu! il ne me parlera pas d'amour; je sais bien qu'à présent nous ne pouvons pas nous marier tout de suite... mais je veux le voir, monsieur Bellequeue, je le veux...»
»—Je vous l'amènerai bientôt, belle enfant; vous savez que pour vous plaire il fait tous les sacrifices: il ne fume plus!...—Il ne fume plus!... mais c'est charmant! Je ne le lui avais pourtant pas défendu.—C'est égal, il m'a dit qu'il s'était aperçu que cela déplaisait aux dames.—Ah! ma fille, tu auras un mari bien délicat.—Ne va pas le faire fumer malgré lui quand il sera marié... Oh! oh!... calembourg!—Ah! mon père!...
»—Enfin,» reprend Bellequeue, «il ne va plus à l'estaminet, ne joue plus au billard, ne court plus les guinguettes avec tous ces bons sujets qui lui empruntaient de l'argent.»
»—C'est très-bien cela...—Oh! il se range déjà!... Quant à la mise, à la tournure, il y a un changement prodigieux; et c'est vous, belle Adélaïde, qui avez opéré ces métamorphoses.—Comme Diane qui changeait son amant en cerf... Ah! ah! ah!...—Ah! mon papa, que vous êtes terrible avec vos jeux de mots!—Écoute donc, j'aime les pointes, moi, je suis pour les pointes!... J'ai de l'esprit, j'en use... donne-moi une prise, ma femme... Calembourg!»
Bellequeue s'est éloigné en promettant d'amener bientôt son filleul; et Jean, pour mettre un terme aux sollicitions de son parrain, consent enfin, un soir, à l'accompagner chez les Chopard.
On reçoit Jean avec cet empressement mêlé de tristesse commandée par la circonstance. Mademoiselle Adélaïde a fait une toilette dans laquelle le noir domine afin de prouver à son prétendu qu'elle partage sa douleur. Madame Chopard ne parle pas des fruits à l'eau-de-vie et des liqueurs faites par sa fille; et M. Chopard a promis de ne pas faire de calembourgs. On garde pendant toute la soirée une tenue sévère; Bellequeue croit même qu'il est de la convenance de ne parler qu'a demi-voix et de marcher dans le salon sans faire de bruit. Tout cela donne à la réunion l'aspect d'une soirée de fantasmagorie de Robertson.
Au bout d'une heure, Jean en a assez; il se lève, salue assez froidement mademoiselle Adélaïde, qui pousse un énorme soupir en lui disant adieu, et lui tend une main qu'il ne songe pas à baiser, et qu'elle est forcée de laisser retomber en se disant: «Il faut qu'il soit terriblement affecté!...»
»—Adieu, mon ami,» dit M. Chopard en prenant le bras du jeune homme. «Aujourd'hui nous n'avons rien pris... parce que la circonstance... c'est naturel; mais Adélaïde a fait un certain brou de noix... auquel incessamment nous dirons deux mots...»
Jean se contente de saluer tout le monde et s'éloigne. Quand il est parti, Bellequeue dit aux Chopard: «Ça s'est très-bien passé!—Le pauvre garçon est encore bien chagrin!» dit madame Chopard. «Je suis sûre qu'il ne t'a pas dit un mot de tendresse, n'est-ce pas, ma fille?—Non, ma mère, pas un seul mot!—Il se sera fait une furieuse violence!» dit M. Chopard. «Mais on ne peut que l'en louer, parce que enfin le devoir et la nature avant tout.»
Quelques jours après cette soirée, sans en prévenir Bellequeue, sans consulter personne, Jean quitte le logement qu'il habitait rue Saint-Paul, pour en prendre un fort joli dans la rue de Provence. Il change une partie de son mobilier contre des meubles modernes et élégans, fait décorer avec soin son nouvel appartement, et prend un valet de chambre à la place de Catherine, qui a désiré s'établir, et à laquelle Jean a donné de quoi élever une petite boutique.
Quoique Jean ne fume plus, et qu'il se mette maintenant comme les jeunes gens du bon ton, sa tournure et ses manières se ressentent de ses anciennes coutumes; on ne perd pas en quelques semaines des habitudes contractées dès l'enfance; Jean jure encore souvent et se sert d'expressions qui ne sont point admises dans le beau monde; mais il est jeune, il a de la fortune, il paraît confiant et généreux, c'est plus qu'il n'en faut pour qu'il lui soit facile d'être admis dans ce monde où souvent, sous le vernis brillant de la politesse et du savoir-vivre, on rencontre bien des gens qui ne valent pas un rustre en sabots.
Jean, qui jusque alors avait fui la société et se moquait des usages, des sujétions qu'elle impose, Jean désire aller dans le monde. Il ne veut pas s'expliquer à lui-même le motif du changement de sa conduite; il ne s'amuse pas au spectacle, dans les jardins publics, à la promenade, dans les concerts; mais il veut y aller afin de s'habituer à un genre de vie nouveau pour lui, et dans l'espoir de rencontrer une personne qu'il adore en secret, et à laquelle il pense sans cesse, sans vouloir s'avouer encore qu'il en est amoureux.
Cependant la famille Chopard attend en vain que Jean revienne la visiter; mademoiselle Adélaïde se consume d'amour et d'ennui; la distillation est négligée, les sciences et les arts sont abandonnés. La jeune personne est chaque jour d'une humeur insupportable. Plus d'un mois s'est écoulé depuis la triste visite que Jean lui a rendue, et on n'entend plus parler du fiancé. Une telle conduite semble extraordinaire.
«Il est très-juste de pleurer la perte de ses parens,» dit mademoiselle Adélaïde, «mais cependant il est un milieu en tout... Si mon prétendu a toujours versé des larmes et poussé des soupirs depuis sa dernière visite, il doit être maintenant sec comme un coucou, et je ne veux pas le laisser venir à rien avant de m'épouser.»
»—Notre fille a raison,» dit M. Chopard, «Jean est trop exalté; comme Adélaïde dit fort bien, il y a un milieu en tout, et ce jeune homme a passé à côté.—Mon père, je veux qu'il vienne, je veux savoir ce qu'il fait, je ne puis pas vivre comme cela!...—Calme-toi, ma fille,» dit madame Chopard, «tu sais que ce pauvre Jean était devenu tout amour!...—Je ne sais pas s'il est tout amour, mais ça me semble très-malhonnête de ne pas venir nous voir. Et M. Bellequeue dont on n'entend plus parler non plus...—Il faut qu'il soit malade.—Mon papa... allez-y donc, je vous en prie.»
M. Chopard cède aux désirs de sa fille, et se rend chez Bellequeue. Depuis cinq semaines le parrain de Jean était retenu chez lui par une légère atteinte de goutte; il passait son temps à jouer aux dames avec sa petite bonne, et, ne voyant pas Jean, était persuadé qu'il ne sortait pas de chez les Chopard.
Mademoiselle Rose est allée ouvrir à M. Chopard; elle a soin ensuite de ne faire qu'aller et venir pour savoir ce qu'il vient dire à son maître.
«Eh bien! mon ami, est-ce que vous avez pris jour pour le mariage?» dit Bellequeue en voyant arriver Chopard. «Il y a plus de trois mois que madame Durand est morte, et je conçois que les jeunes gens qui sont fort amoureux...»
»—Non, mon cher ami, ce n'est pas cela. Je voulais d'abord savoir pourquoi on ne vous apercevait pas.—Vous le voyez, une petite atteinte de goutte... Mais ce n'est plus rien... cela va beaucoup mieux, et j'espère bien être ingambe pour la noce de mon filleul... Il me néglige, ce cher Jean... mais je lui pardonne, parce que je pense bien qu'il ne sort pas de chez vous... n'est-ce pas?
»—Ça n'est pas encore ça, mon ami... Je voulais au contraire vous demander ce qu'il est devenu. Nous ne l'avons pas revu depuis le soir où vous nous l'avez amené.—Ah! mon Dieu!... qu'est-ce que cela veut dire?—Je vous avoue que je crains qu'il n'ait pris cette maladie des Anglais, vous savez... le spleen... et ma fille le craint aussi.—Diable!... mais vous m'inquiétez... Il est certain que s'il pleure toujours... Et ma maudite goutte qui ne me permet pas encore de sortir... Mais il faut aller le voir, vous, mon cher Chopard, il faut absolument consoler ce pauvre garçon.—Au fait, comme son futur beau-père, il me semble que je puis bien aller m'informer de sa santé; cela n'a rien d'inconvenant.—C'est tout naturel, au contraire; allez et revenez me dire dans quel état vous l'avez trouvé.»
M. Chopard s'éloigne, laissant Bellequeue fort inquiet de son filleul, et mademoiselle Rose riant en dessous de ce qu'elle vient d'entendre.
L'ancien distillateur se rend rue Saint-Paul, à la demeure de Jean. Il demande M. Durand, et on lui répond que depuis un mois M. Durand a déménagé, et qu'il demeure maintenant rue de Provence, Chaussée-d'Antin.
M. Chopard est un moment surpris de cette nouvelle; mais il se dit: «Je vois ce que c'est... notre amoureux a pris un logement convenable pour quand il sera marié... Il veut loger sa femme dans le beau quartier... Chaussée-d'Antin... C'est une surprise qu'il lui préparait, mais je devine tout. Allons rue de Provence.»
Et M. Chopard s'achemine vers la rue de Provence; il trouve la demeure de Jean. Il admire la maison, l'escalier, et se dit: «Adélaïde sera enchantée.... Une rampe à dorures... C'est magnifique. A chaque étage des statues dans des niches... On pourra dire ce n'est qu'à niches... Oh! oh! oh!... caniche!... il est bon!... Il faudra que je m'en souvienne pour le redire à madame Chopard.»
Arrivé au troisième, M. Chopard sonne, et le domestique de Jean vient lui ouvrir.
«Le jeune Durand est chez lui?» dit M. Chopard. «—Non, monsieur, mon maître n'y est pas.—Ah! il n'y est pas... diable... Il est donc sorti?—Oui, monsieur.—Il sort quelquefois?—Tous les jours... Monsieur n'est presque jamais chez lui.—C'est égal, je vais toujours entrer... Je ne suis pas fâché de voir son logement.»
Le domestique laisse entrer le monsieur dont l'air de bonhomie n'annonce point de mauvaises intentions, mais il le suit dans chaque pièce dont M. Chopard semble faire l'inspection.
«Peste! quelle élégance!... c'est très-joliment orné, tout cela... Quand je disais qu'il nous ménageait une surprise... Vous a-t-il parlé de la surprise qu'il ménageait?—Monsieur ne m'a rien dit.—Pour un amoureux il est discret!... Voyons; ceci est la salle à manger... On n'y tiendrait pas quinze personnes à table, mais, au fait, quand on ne veut avoir que sa famille... Voilà le salon qui fait chambre à coucher, à ce que je vois...—Monsieur n'a pas de salon, il ne reçoit personne...—Oui, maintenant, mais il recevra. Qu'est-ce que c'est que ça?... Un petit cabinet de toilette... Et ensuite!...—C'est tout, monsieur... avec une chambre que j'ai en haut.—Comment! c'est tout?... Mais c'est trop petit... Et la cuisine?—Il n'y en a pas, monsieur.—Pas de cuisine! Est-ce qu'il est fou? La pièce la plus essentielle d'un ménage.—Mais monsieur est garçon.—Je sais bien qu'il est garçon maintenant... mais il ne le sera pas long-temps... Prendre un logement sans cuisine, à quoi diable pense-t-il?... Dites-moi, mon ami, votre maître est toujours bien triste, n'est-ce pas? Il ne prend aucun plaisir, aucune distraction?...—Oh! pardonnez-moi, mon maître, au contraire, est tous les jours dehors, il suit les spectacles, on le voit dans les promenades, il monte à cheval, fait au moins deux toilettes par jour, il n'a pas un moment à lui.»
M. Chopard ouvre de grands yeux en se disant: «Voilà une singulière manière de se désoler... Je n'y comprends plus rien!... Mais Adélaïde qui a tant d'esprit, trouvera la clef de cette conduite... Il faut aller lui dire tout ce que je viens d'apprendre.»
M. Chopard retourne chez lui, et il fait part à sa femme et à sa fille de la conduite de Jean. Madame Chopard fait des exclamations de surprise, mais elle attend que sa fille parle pour savoir ce qu'elle doit penser. Adélaïde est quelques instans sans répondre; mais on voit qu'il se passe en elle quelque chose de violent. Enfin elle murmure d'une voix éteinte:
«Ma mère... délacez-moi, je vous en prie... j'étouffe...—Ah! mon Dieu!... ma fille qui étouffe... Est-ce qu'elle a fait un troisième déjeuner?» s'écrie M. Chopard. «—C'est la conduite de M. Jean qui me... suffoque... qui m'indigne!...
»—C'est vrai!... elle a raison,» dit madame Chopard. «La conduite de M. Jean est affreuse.—Elle est même fort malhonnête,» dit M. Chopard en frappant du pied et se promenant dans la chambre d'un air courroucé.
«Je sais bien,» reprend Adélaïde, «que le trouble, le chagrin de la mort de sa mère, ont pu lui faire un moment oublier bien des choses, et que son cœur peut être excusable!...
»—Oh! certainement,» dit madame Chopard, «dans une telle circonstance... ce pauvre jeune homme... je conçois qu'il a été bien à plaindre...
«—Je crois aussi que le cœur est bon,» dit M. Chopard en tirant son mouchoir d'un air attendri. «Je n'ai jamais douté de son cœur!...
»—Mais ne pas venir depuis plus d'un mois, ne pas me donner de ses nouvelles, à moi... sa fiancée... presque sa femme... Et cela pour courir le monde, les spectacles, pour dépenser son argent avec je ne sais qui... Ah! c'est trop fort!... cela passe toutes les convenances... c'est un oubli de toutes les politesses!...
»—C'est trop grossier,» dit madame Chopard, «c'est vraiment impoli et impardonnable!...
»—C'est se conduire comme un décrotteur!» s'écrie M. Chopard en faisant un geste menaçant.
«—Et pourtant il m'aimait... Vous avez vu tous comme l'amour l'avait changé... Il ne fumait plus... il devenait d'une coquetterie raffinée.
»—Et sa mélancolie, ma fille, sa douce mélancolie qui peignait si bien sa passion naissante.
»—C'est-à-dire,» s'écrie M. Chopard, «qu'il serait devenu imbécille tant il t'adorait!...
»—Mon papa... ça ne peut pas durer comme cela.... Ce n'est pas que je m'embarrasse de M. Jean, et que je me moque bien de son amour!... Ah! Dieu! comme je m'en moque!...
»—Tu fais très-bien, ma fille,» dit madame Chopard; «toi, qui réunis tout pour séduire, tu ne manqueras jamais de mari!... Et certes, tu en trouveras qui vaudront bien M. Jean Durand.
»—Qui vaudront même beaucoup mieux!» dit M. Chopard, «car après tout, je ne vois pas que le jeune homme ait rien de si beau... et sa figure....
»—Pardonnez-moi, papa, sa figure est très-bien, et sa taille supérieurement proportionnée.
»—Oui, il est fort bien fait,» dit madame Chopard, «on ne peut pas en disconvenir.
»—Et il a une démarche magnifique!» dit M. Chopard.
«—Mais enfin, papa, il faut qu'il s'explique... qu'il revienne: je ne peux pas rester comme ça, moi, je suis dans une fausse position.
»—Notre fille a raison, monsieur Chopard, sa position n'est pas tenable...—Parbleu! je le crois bien, elle ne sait sur quel pied danser, cette chère enfant. Alors, moi, je crois qu'il faut... Qu'est-ce qu'il faudrait faire, alors?
»—Mon père, il faut d'abord aller trouver M. Bellequeue, lui apprendre quelle est la conduite de son filleul, et le prier d'aller voir M. Jean, afin de le faire s'expliquer sur ses intentions... ultérieures.
»—Tu as raison... il faut qu'il s'explique sur ses intentions ultérieures... n'est-ce pas?... Tiens, ultérieures... ça fait presque un calembourg!... Mais à propos, Bellequeue a la goutte, et ne marche pas encore bien.—Eh bien! mon père, il prendra une voiture, voilà tout!—C'est juste!... il prendra une voiture... Elle a réponse à tout, cette chère enfant... Va, ma fille, si tu n'épousais pas Jean Durand, tu trouverais bien des hommes qui seraient trop heureux...—Oui, mon père, mais c'est M. Jean que je veux épouser.
»—Alors, tu l'épouseras, ma fille,» dit madame Chopard, et M. Chopard répète en retournant chez Bellequeue: «C'est tout simple... puisqu'elle en veut, il est clair qu'il faut qu'il l'épouse.
CHAPITRE XX.
JEAN EN GRANDE SOIRÉE.
Ce n'est pas sans dessein que Jean s'est logé rue de Provence; là, il est tout près de chez madame Dorville, et il espère, en demeurant dans son quartier, la rencontrer quelquefois. Il n'est pas un seul jour sans passer dans la rue Richer; vingt fois il a été tenté d'entrer chez madame Dorville, mais quelque chose l'a retenu, il ne veut point s'exposer à être mal reçu; une secrète fierté lui dit que l'amour même ne doit point supporter le mépris; pour sentir cela, il n'y a pas besoin d'éducation.
Mais on est encore dans la belle saison. Ne rencontrant Caroline ni à la promenade, ni au spectacle, Jean présume qu'elle est à la campagne, et il attend avec impatience que l'hiver la ramène à Paris.
Jean s'est lié avec un jeune homme nommé Gersac, qui loge dans sa maison. Ce Gersac passe sa vie à chercher des occasions de s'amuser, et il a déjà offert plusieurs fois à Jean de le mener en soirée, car ses mille écus de revenu n'étant point souvent suffisans pour subvenir à son goût pour les plaisirs, Gersac ne se gêne point pour puiser dans la bourse de ses amis, et celle de Jean ne lui est jamais fermée. Mais du moins Gersac met dans ses actions de la franchise, de l'abandon. Il emprunte, en commençant par dire qu'il ne sait pas quand il pourra rendre, il est le premier à avouer qu'il n'a pas d'ordre, qu'il dépense plus qu'il n'a; et convenir de ses défauts, c'est déjà un moyen de les faire excuser.
Gersac est étourdi, dissipateur; mais il a bon ton, il a de l'esprit, et par sa gaîté se fait pardonner ses travers. Gersac a sur-le-champ jugé Jean dont la franchise et l'originalité lui ont plu.
«Mon cher,» lui dit-il; «vous avez vécu jusqu'à présent dans un autre monde, vous êtes encore tout neuf pour celui que vous voulez connaître, mais il y a chez vous du physique, de l'étoffe et de l'argent; avec tout cela, il est impossible de ne point parvenir à être ce qu'on veut. Vous voulez aujourd'hui être un jeune homme comme il faut; pouvoir vous présenter partout, savoir vous tenir, et marcher dans un salon; comptez sur moi... je réponds de vous... je suis sur de vous former.»
Jean sourit de l'assurance de Gersac, mais il suit ses conseils, et déjà Gersac a mené Jean dans quelques petites soirées où celui-ci, pour ne point commettre de gaucheries, n'a osé ni remuer, ni parler.
Un matin Gersac descend chez Jean et lui dit: «Mon ami, je vous mène ce soir dans une grande réunion... une soirée musicale, un punch... un bal, enfin on fera tout plein de choses; mais ce sera très-bien. C'est chez un vieux richard célibataire qui ne sait que faire de son argent et qui s'ennuierait à la mort, si nous n'avions la bonté de lui faire donner cinq ou six fêtes dans l'année et de lui amener ce qu'il y a de mieux à Paris. Comme il y a dans son hôtel un fort beau jardin, nous arrangeons toujours une fête en été, parce qu'alors on jouit du jardin qui est magnifique. Vous viendrez, n'est-ce pas?—Avec plaisir... quoique je me sente encore bien gauche... bien emprunté dans le monde...—Non, ça commence à aller mieux... vous vous tenez déjà très-bien... Vous avez perdu votre argent avec noblesse dans la maison où je vous ai mené dernièrement; mais pourquoi ne pas souffler mot, ne jamais vous mêler de la conversation?—Je dirais quelque bêtise.—Bah! vous êtes trop timide... et d'ailleurs est-ce que vous croyez qu'il ne s'en dit aucune dans le beau monde? On les dit seulement avec assurance, avec prétention, et cela passe pour des traits d'esprit.—Je ne crois pas que je ferais passer les miennes pour cela...—On chantera, on fera de la musique...—Je n'y connais rien.—C'est égal... il faut toujours juger les talens comme si on s'y connaissait... Il faut avoir une opinion... dire: C'est charmant, c'est divin... au risque de se tromper; cela vaut mieux que de ne rien dire...—C'est toujours cette s... peur de mal parler qui me retient.—Ah! par exemple, il faut supprimer les jurons!... il faut prendre garde à cela, excepté, le diable m'emporte, que vous pouvez dire avec gaîté, avec enjouement, il faut aussi ne point mouiller vos doigts quand vous jouez aux cartes... Ah! fi donc!... c'est du plus mauvais genre... Heureusement que vous avez perdu cinq cents francs la dernière fois que cela vous est arrivé, sans cela, mon cher, on ne vous l'aurait pas pardonné. Mais ce soir, vous verrez ce qu'on appelle une brillante réunion!... des femmes charmantes!... des artistes; des banquiers... un monde fou...—Ah! mon Dieu, vous me faites trembler!...—Eh non, mon ami, au contraire; on est bien plus à son aise au milieu de trois cents personnes que de douze!....»
Jean a promis de suivre les instructions de Gersac, et après avoir fait une toilette élégante, il se rend avec son introducteur à la brillante soirée qui se donne dans un bel hôtel du faubourg Saint-Honoré.
La réunion est nombreuse. Jean n'est pas à son aise, quoique dans la foule on soit moins remarqué; Gersac a rempli la formalité de la présentation; il a conduit Jean à un vieillard septuagénaire, qui a prononcé quelques mots de civilités, auxquels Jean a répondu par un profond salut, puis le vieillard a passé à une autre personne, et Gersac, dit bas à Jean: «C'est fini, mon cher, vous voilà de la connaissance du maître de la maison, vous pouvez maintenant prendre part aux plaisirs de la soirée, et ne plus faire attention à celui qui la donne. Ah çà! je vous quitte, parce que je ne puis être toujours à côté de vous... ça serait ridicule; mais allez, venez, jouez, promenez-vous, amusez-vous... et ne vous tenez pas raide comme un piquet... D'ailleurs nous nous retrouverons.»
Gersac s'est éloigné, et Jean se trouve livré à lui-même dans des salons magnifiques, au milieu de deux ou trois cents personnes qui vont, viennent, se croisent, s'examinent, tantôt en souriant, tantôt en parlant bas à leur voisin. L'éclat des lustres, des toilettes, le bruit de cet échange continuel de paroles qui se font autour de lui, le son de la musique, les regards curieux de quelques jeunes gens, ceux plus malins de quelques jolies femmes; tout cela étourdit Jean qui ne sait plus où il en est, ni ce qu'il doit faire avec tout ce monde, au milieu duquel il n'a personne à qui il puisse parler, Gersac étant déjà perdu dans la foule.
Cependant Jean tâche de cacher son embarras sous un air d'assurance, et son chapeau à la main, parce que Gersac lui a dit que, dans les grandes réunions, il ne fallait jamais se séparer de son chapeau; il se promène dans des salons décorés avec la plus grande élégance, où le jeu, la conversation, la musique, offrent des plaisirs variés à la foule qui s'y presse.
L'appartement est au rez-de-chaussée, et plusieurs pièces donnent sur le jardin dans lequel se promène une partie de la société. Jean a déjà fait plusieurs fois le tour des salons; toutes les fois qu'il rencontre le maître de la maison, il lui fait un profond salut, et celui-ci le regarde d'un air étonné et passe près de lui sans s'arrêter.
Jean se range avec respect, ou se retire en arrière en faisant une inclination de tête quand une dame va passer près de lui; et il s'étonne qu'on ne lui rende pas son salut et qu'on n'ait pas l'air de s'apercevoir de sa politesse. Las de se promener dans les salons, il va dans le jardin où différens jeux sont réunis; des balançoires, des courses de bagues sont bientôt occupées par la société; Jean regarde tout cela de loin, il n'ose prendre part à aucun divertissement, et, son chapeau sous le bras, tâche de dissimuler les bâillemens qui viennent le surprendre au milieu de la foule.
De temps à autre Gersac passe près de Jean et lui dit: «Vous amusez-vous?...—Pas trop.—Faites plaisir...—Je ne connais personne.—C'est égal, on cause, on fait connaissance... Allons, mon cher, animez-vous un peu.»
Gersac s'éloigne de nouveau, et Jean continue de se promener sans rien dire et sans rien faire.
Mais tout à coup l'ennui, l'embarras même ont disparu; un autre sentiment s'est emparé de Jean; tout son sang s'est porté vers son cœur; il reste immobile, tremblant; il ne remarque plus ce qui se passe autour de lui; il ne voit plus qu'une femme qui vient de traverser un des brillant salons: c'est Caroline qu'il vient d'apercevoir.
«Elle est ici, quel bonheur!» voilà la première pensée de Jean, et cependant il reste encore à la même place, il semble qu'il craigne de s'être trompé. Mais déjà Caroline a disparu au milieu de la société. Jean court vers le salon dans lequel il vient de la voir; il s'élance sans faire maintenant attention à la foule; il pousse, il coudoie, il faut absolument qu'il avance; il marche sur le pied d'une dame; il froisse l'habit d'un petit-maître; il fait presque trébucher une vieille marquise; mais il ne songé plus à demander excuse, et ne mit pas attention à toutes les personnes qui le regardent en se disant: «Eh! mais, mon Dieu! à qui en a donc ce monsieur!... Quelle singulière manière de se promener dans un salon... Il bouleverse tout!... On dirait qu'il veut renverser tout le monde... Qu'est-ce que c'est donc que ce monsieur-là?... Il a l'air de se croire à la queue d'un théâtre.»
Jean va toujours son train, il ne s'occupe plus que d'une seule personne. Enfin il l'aperçoit dans une pièce où l'on se dispose à faire de la musique; Caroline est assise auprès d'une jeune dame, et plusieurs messieurs viennent la saluer et causer avec elle.
Jean s'avancera-il? ira-t-il saluer madame Dorville? Il ne l'ose pas. Il voudrait qu'elle l'aperçût; mais on passe et repasse sans cesse devant lui, et le cercle qui entoure Caroline dérobe Jean à ses regards. Il va tristement s'asseoir dans un coin d'où il peut du moins la contempler; et de là regarde avec envie tous ceux qui l'approchent, et s'enivre des sourires qu'elle adresse à d'autres, des grâces qu'elle déploie, du charme répandu dans toute sa personne.
Le concert a commencé; plusieurs personnes se sont fait entendre sur la harpe ou le piano; Jean ne les a pas écoutées, il n'ôte pas ses yeux de dessus Caroline, et il voudrait que tous ses sens passassent dans ses regards. Mais un jeune homme s'est approché de madame Dorville, il lui a pris la main, et l'a conduite devant le piano où une autre personne est assise. Jean a suivi tous ses mouvemens; il regarde avec colère le jeune homme qui cause et rit avec Caroline; c'est bien pis lorsqu'il l'entend chanter et adresser à la jolie femme les plus tendres aveux, et que celle-ci, en faisant entendre une voix charmante, répond au jeune homme qu'elle partage son amour.
Jean sent une sueur froide couler de son visage, il serre les poings, se mord les lèvres, il est plusieurs fois au moment de courir vers le piano pour chercher dispute à celui qui ose parler de sa flamme à madame Dorville.
«Comme c'est bien chanté!» dit une dame placée près de Jean. «Quel goût!... quelle expression!... n'est-ce pas, monsieur?»
C'est à Jean que cette question s'adresse; il ne répond rien, il n'entend que les chanteurs. «C'est un duo des Aubergistes de qualité, n'est-ce pas, monsieur?» dit encore la dame à Jean; et n'en obtenant pas plus de réponse, elle se persuade que le jeune homme est sourd et muet.
Le duo est terminé, madame Dorville est retournée à sa place; on l'entoure, on la complimente; Jean commence à comprendre que ce qu'il vient d'entendre n'est que de la musique; mais il sent tout le bonheur que l'on doit goûter à pouvoir chanter ainsi avec Caroline, et il regrette de n'être pas musicien. Jean ne peut plus y tenir, il faut qu'il lui parle. Il se lève, s'avance brusquement vers la chaise qu'occupe madame Dorville et s'arrête devant elle.
Caroline lève les yeux sur cette personne qui reste immobile devant sa chaise; elle reconnaît Jean, et la surprise se peint dans tous ses traits, pendant qu'elle lui dit d'un ton fort aimable: «Quoi! c'est vous, monsieur Durand?
»Oui, madame, c'est moi,» répond Jean d'une voix étouffée, «vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici?—Non, je l'avoue, car je crois me rappeler que vous m'avez dit que vous n'aimiez pas le monde... les soirées...—C'est vrai, madame... J'étais comme cela... Mais j'ai bou... j'ai terriblement changé depuis... depuis quelque temps...
»—C'est ce que je vois,» répond Caroline en jetant à la dérobée un coup d'œil sur la toilette de Jean.
»Madame, vous venez de chanter divinement!» s'écrie un jeune homme en s'approchant de madame Dorville devant laquelle Jean reste planté. «D'honneur, c'est enchanteur!... c'est ravissant!... c'est le fini, le moelleux de la perfection!...
»—Ah! vous êtes trop indulgent, monsieur,» répond Caroline en souriant.—«Non!... je ne suis que l'écho de tout le salon... Je suis sûr que monsieur vous en disait autant.»
Jean regarde le jeune homme et murmure: «Non, monsieur... Je ne parlais pas de ça à madame.
»—Vous n'aimez pas beaucoup la musique, je crois?» dit Caroline à Jean. «—Si, madame, je l'aime beaucoup à présent.—Il faudrait être un sauvage!... un welche! pour ne pas aimer à vous entendre,» dit le petit-maître en faisant une pirouette, puis il va plus loin, porter ses hommages.
Jean est enchanté que ce monsieur se soit éloigné, et quoiqu'il reste devant Caroline sans rien lui dire, il ne voudrait pas que d'autres personnes vinssent lui parler.
Caroline regarde Jean et semble attendre qu'il lui dise quelque chose; mais celui-ci se contente de la regarder, de soupirer, et de retourner de tous les sens son chapeau qu'il tient dans ses mains.
«Il me semble que je vois un crêpe à votre chapeau,» dit tout à coup Caroline, «Auriez-vous perdu quelqu'un de vos parens?—Oui, madame... j'ai perdu ma mère il y a près de quatre mois.—Votre mère!... Ah! je vous plains... Je conçois que vous cherchiez dans le monde des distractions à votre douleur!...—Oh!... ce ne sont pas des distractions que j'y cherchais... mais je...
»—Eh! c'est madame Dorville! vous êtes donc à Paris maintenant?»
Cette question est adressée à Caroline par un monsieur décoré qui vient se placer entre elle et Jean: celui-ci regarde avec humeur une personne qui l'empêche de causer avec Caroline, mais il ne quitte pas sa place.
«Je suis revenue hier de la campagne pour passer seulement huit jours à Paris, et plusieurs dames de mes amies m'ont presque forcée de venir à cette soirée... car j'étais si fatiguée...—Ces dames ont rendu la fête complète en vous y amenant. Vraiment, on vous voit trop peu dans le monde... Quand on réunit vos talens, c'est faire un vol à la société que de ne point l'embellir plus souvent de votre présence.»
Caroline sourit à ce compliment, le monsieur lui baise galamment la main, et s'éloigne; Jean fait une horrible grimace et ne bouge pas.
«Êtes-vous déjà venu ici?» dit au bout d'un moment Caroline à Jean. «—Non, madame, c'est la première fois... Aussi je commençais à m'embê... à m'ennuyer quand je vous ai aperçue...—Je le conçois, quand on ne connaît personne dans un salon... Vous ne jouez pas? Ah! je trouve assez peu amusant le jeu d'écarté; cependant j'y ai joué il y a quelques jours...—Mais au moins vos yeux ont dû être flattés par la réunion des toilettes, des jolies femmes... Il y en a beaucoup ici.—Beaucoup... ah! je n'en ai vu qu'une... mais celle-là...
»—Madame Dorville, vous chanterez encore quelque chose, n'est-ce pas?» dit un petit monsieur qui tient un lorgnon, et vient saluer Caroline, tandis que Jean murmure entre ses dents: «Que la peste étouffe tous ces maudits bavards!...»
Caroline s'excuse de ne pouvoir chanter de nouveau, et le petit monsieur va plus loin chercher une virtuose; madame Dorville reporte alors ses regards sur Jean qui fait la moue en balbutiant: «Il paraît qu'ici il est impossible de se dire deux mots de suite!...
»—Dans le monde,» répond Caroline «on échange beaucoup de paroles, mais on se dit bien peu de chose!...»
Plusieurs dames s'approchent en ce moment de madame Dorville, et cette fois Jean est obligé de céder la place; mais il va prendre une chaise et revient s'asseoir derrière Caroline, paraissant décidé à lui servir de sentinelle.
Un cercle nombreux s'est formé de nouveau devant la femme aimable qui sait répondre à chacun avec grâce, avec esprit, et que l'on aime à entendre presque autant qu'on aime à la voir. Plusieurs personnes approchent leur chaise de celle occupée par madame Dorville. La conversation s'engage; on parle beaux-arts, nouvelles, littérature, théâtres; des hommes de mérite sont venus se placer près de Caroline parce que les gens d'esprit se recherchent. La conversation est vive, spirituelle, enjouée; Caroline est aimable sans paraître s'en douter, et si quelques traits de malice lui échappent, du moins elle ne cherche point à briller en déchirant ses meilleures amies.
Jean ne prend point part à la conversation. Assis à quelques pas derrière Caroline, il écoute ce qu'on dit, et n'ouvre point la bouche. Quelques personnes le regardent avec étonnement; c'est un observateur, se dit-on, car beaucoup de gens prennent le silence pour de l'observation. Caroline jette de autre sur Jean un regard qui indique qu'elle est peinée de sa situation, car, seule, elle ne se trompe pas sur la cause de son silence.
Mais l'orchestre de la danse se fait entendre, c'est Tolbecque qui le dirige, et ses quadrilles délicieux font venir en foule les danseurs. Caroline est un moment seule, elle se tourne alors vers Jean, et lui dit d'une voix touchante: «Vous n'avez pas voulu causer avec nous?...
»—Moi, causer avec tout ce monde!» s'écrie Jean qui ne peut plus se contenir. «Ne suis-je pas un animal, un sac... un malheureux ignorant?... Aurais-je été mêler mon mot à ce qu'on vous disait, pour lâcher quelque balourdise?... Est-ce que je puis parler de choses auxquelles je ne connais goutte, pour me faire moquer de moi par tous vos gens du monde?... Ah! que je bisque d'être aussi bête... Depuis que je vous connais, madame, je m'aperçois de tout ce qui me manque!... Autrefois je me trouvais bien... très-bien même... Je croyais que l'argent suffisait... qu'un homme qui n'est ni bossu ni bancal et qui a du cœur au ventre, en savait toujours assez; mais aujourd'hui...
»—Comment, belle dame, vous ne venez pas à la danse?» dit un jeune merveilleux en présentant sa main à madame Dorville. «Mais à quoi songez-vous?... On vous demande... On vous réclame... Oh! il faut absolument venir.»
Caroline cède aux instances du jeune homme, elle se lève, lui donne la main et s'éloigne, après avoir jeté encore un coup d'œil sur Jean.
Celui-ci regarde Caroline s'éloigner en frappant du pied avec impatience. Il reste dans le salon où il n'y a plus que quelques couples isolés qui ne font aucune attention à lui.
«Quel supplice!» se dit Jean qui est resté de dépit sur sa chaise. «Ne pouvoir lui parler un moment sans être interrompu... Ah! elle aime mieux danser que de m'écouter... Allons... soyons homme, et ne nous occupons plus d'elle.»
Dans ce moment Gersac traverse le salon où Jean est seul dans un coin, assis sur une chaise, et plongé dans ses réflexions. «Que diable faites-vous là?» dit-il en s'approchant de Jean. «—Mais je réfléchis.—On ne vient point ici pour réfléchir, on vient s'y étourdir au contraire... Pourquoi ne prenez-vous point part aux plaisirs de la soirée? Il faut danser.—Je ne danse pas.—Il faut jouer, il faut faire quelque chose enfin, et ne pas rester là comme un ours. Le punch, les glaces circulent avec profusion... En avez-vous pris?—Non... je ne veux rien.—Et moi, je veux que vous preniez du punch, je veux égayer votre figure rembrunie... Que diable avez-vous ce soir, mon cher? apprenez qu'en bonne compagnie, le premier point est d'avoir l'air gai; il est du plus mauvais ton de faire la moue en société; on garde ces choses-là pour chez soi.»
Gersac passe son bras sous celui de Jean, il l'entraîne avec lui, lui fait boire plusieurs verres de punch, lui fait remarquer les jolies femmes, lui conte quelques anecdotes du jour, et le place enfin à une table d'écarté en lui disant: «Vous êtes du bon côté, vous êtes beau joueur, allez votre train, la fortune va vous sourire.»
Jean se met au jeu pour faire quelque chose; mais il n'a pas la tête à ce qu'il fait; ne songeant qu'à Caroline, il joue de travers et n'écoute pas les personnes qui ont parié pour lui et qui lui disent: «Monsieur, prenez donc garde à ce que vous faites, vous compromettez la partie!... Ça n'est pas ça du tout.»
Jean perd, il parie, il perd de nouveau; il s'entête, et laisse à l'écarté tout ce qu'il a sur lui. Il quitte alors le jeu avec humeur. Gersac revient à lui. «Eh bien! mon ami,» lui dit-il. «—J'ai perdu vingt louis.—C'est une misère... Vous les regagnerez une autre fois.—Je ne chercherai pas à les regagner, parce que votre écarté m'ennuie; non-seulement je perds mon argent, mais il me faut encore recevoir les reproches de ceux qui pariaient pour moi.—C'est l'usage...—Si je ne m'étais retenu, j'aurais envoyé promener tous vos parieurs...—Vous auriez eu l'air d'un rustre... d'un homme sans éducation... Allons boire du punch... Il est délicieux... Moi, j'ai gagné cinq cents francs.—Ah! je ne m'étonne plus que vous trouviez le punch si bon!»
Jean prend encore un verre de punch, et le bruit, la chaleur, la vue de ce monde qui circule dans les salons, commencent à échauffer son sang; il se sent moins embarrassé en se promenant au milieu de la foule, et Gersac lui dit de temps à autre: «C'est bien, mon ami, voilà de l'aplomb... de la tournure... Oh! je savais bien que je ferais quelque chose de vous... Allons, faites le galant, lancez-vous.»
Jean s'est dirigé vers le salon où l'on danse; il aperçoit bientôt Caroline, un grand nombre de jeunes gens l'entoure; on admire la grace de sa danse; c'est à qui aura le bonheur d'être son cavalier. Jean suit des yeux Caroline; il l'admire aussi, mais il souffre de ne pouvoir comme les autres lui offrir sa main; il tourne autour de la quadrille; il est jaloux de tous ceux qui approchent Caroline; il les regarde avec colère, il est prêt à les provoquer, mais de temps à autre Caroline le regarde; il lui semble qu'il y a dans ses yeux quelque chose de tendre, de consolant, qui l'empêche de céder aux mouvemens tumultueux qui l'agitent; ces doux regards le calment, et alors il a la force de se contenir.
Plusieurs contre-danses se sont succédé; Caroline n'a pas été libre un moment; quand elle ne danse pas, un essaim de jeunes gens fait cercle autour d'elle; Jean n'ose plus l'approcher, il se tient à l'écart, mais ne la perd pas de vue. Sa figure contraste avec celle des danseurs que le plaisir anime. Gersac passe près de Jean et lui dit à l'oreille: «Faites donc quelque chose... N'ayez pas l'air de don Quichotte aux noces de Gamache! Pourquoi ne dansez-vous pas?—Je ne sais pas danser...—Qu'est-ce que ça fait? On ne fait plus de pas, on marche, c'est reçu.»
Gersac s'éloigne, Jean hésite... Pendant ce temps une anglaise se forme, on appelle les cavaliers. Jean aperçoit Caroline qu'un jeune homme vient de prendre par la main. Il se monte la tête, et court chercher une danseuse en se disant: «Allons, sacrebleu! ne restons pas là comme un imbécille... Je saurai bien faire comme les autres.»
Les jolies danseuses sont prises, il ne reste plus qu'une dame d'une cinquantaine d'années qui s'est surchargée de fleurs, de rubans, et, depuis le commencement du bal, attend en vain qu'on vienne l'inviter. Jean court offrir la main à cette dame; peu lui importe avec qui il dansera, pourvu qu'il puisse parfois se trouver en face de Caroline.
La dame a donné sa main à Jean en lui jetant le plus aimable regard, auquel celui-ci ne fait aucune attention. «J'ai un peu oublié l'anglaise,» dit la dame en se plaçant en face de Jean. «—Et moi, madame, je ne l'ai jamais sue.—Oh! c'est bien facile, il ne s'agit que de faire comme les autres...—Alors ça ira tout seul.»
Cependant cela ne va pas tout seul, parce que Jean, dont les yeux cherchent toujours Caroline, n'entend pas ce qu'on lui dit de faire; il brouille les figures, marche sur les pieds de ses voisins, prend la dame d'un autre pour la sienne, et quand c'est à son tour de descendre avec sa danseuse, l'entraîne avec tant de précipitation et entortille si bien ses pieds avec les siens, qu'ils tombent tous deux au milieu du salon.
On jette des cris d'effroi, la danseuse de Jean, qui sait qu'à cinquante ans les chutes n'ont point un côté gracieux, se décide à se trouver mal afin de se rendre intéressante. On emporte la dame; cet accident met fin à la danse. Chacun songe à la retraite, et Jean, qui ne s'est pas trouvé mal, mais qui est furieux de s'être laissé tomber au milieu du salon et devant Caroline, se relève en lâchant un juron énergique que dans sa colère il n'a pu contenir, et quitte le salon en repoussant à droite et à gauche tous ceux qui se trouvent sur son passage.
CHAPITRE XXI.
JEAN SE PRONONCE.
Bellequeue, loin de se douter de la conduite de son filleul, dont il ignore même le changement de domicile, craint que la mélancolie de Jean n'ait pris un caractère plus alarmant, et tout en jouant aux dames avec Rose, ne lui dissimule pas les inquiétudes que lui cause la misanthropie du jeune homme et son éloignement pour toute société.
La petite bonne sourit avec malice pendant que son maître parle, puis elle lui répond: «Qui est-ce qui vous dit que M. Jean est devenu misanthrope?—Comment, Rose, mais tu ne sais donc pas ce que Chopard vient de me dire?...—Si fait, j'ai bien entendu.—Depuis plus de cinq semaines que la goutte me retient ici... c'est à toi à jouer, mon enfant; je pensais, moi, que mon filleul ne sortait pas de chez les Chopard, et que la vue d'Adélaïde avait apaisé ses regrets. Eh bien! pas du tout... Jean n'a pas remis le pied chez Chopard...—Je vous souffle, monsieur, vous aviez quelque chose à prendre là...—C'est vrai... tu as raison... Ne pas aller voir sa prétendue, une femme qui l'a rendu si amoureux, que son caractère, ses goûts en ont changé du noir au blanc!...—Si M. Jean ne va pas chez vos Chopard, ça ne dit pas qu'il n'aille point ailleurs...—Où veux-tu qu'il aille?... il n'aimait plus ni le billard, ni l'estaminet... ni le jeu de siam...—Il aime peut-être autre chose que vous ne connaissez pas.—Et moi, qui me réjouissais d'être rétabli... qui espérais mettre bientôt le pantalon collant... Il me va bien, n'est-ce pas, Rose?—Je vous souffle, monsieur, parce que vous pouviez en prendre trois et que vous n'en avez pris que deux.—Ah! c'est ce diable de Jean qui me trotte dans l'esprit... Tu deviens très-forte aux dames, Rose.—Non, c'est vous qui n'y jouez plus si bien depuis quelque temps.»
La partie est encore interrompue par la sonnette. Rose va ouvrir, et voit M. Chopard dont, cette fois, la figure effarée annonce quelque chose d'extraordinaire.
«Eh bien, mon cher Chopard!» s'écrie Bellequeue en voyant l'ancien distillateur; «qu'y a-t-il de nouveau?... Vous avez vu Jean sans doute; que vous a-t-il dit? pourquoi ne va-t-il pas chez vous?»
»—Pour du nouveau, certainement qu'il y en a!» dit M. Chopard en s'essuyant le front. Puis il regarde Rose qui reste là, et fait un signe à Bellequeue pour lui faire entendre qu'il désire être seul avec lui. Alors Bellequeue dit à sa petite bonne d'un air mielleux: «Rose... laissez-nous un moment, ma chère amie.»
Rose jette un regard de colère sur Chopard, et sort du salon en fermant sur elle la porte de manière à faire trembler les cloisons.
«Voyez-vous ce Chopard, qui ne veut pas parler devant moi,» se dit-elle; «un méchant vendeur de ratafia!... Mais ça ne m'empêchera pas de les entendre.»
Et faisant le tour de l'appartement, mademoiselle Rose va se placer contre une porte vitrée qui donne dans le salon. Les vitres sont couvertes d'un rideau vert; de derrière cette porte on entend tout ce qui se dit dans le salon, parce qu'il y a un carreau cassé que mademoiselle Rose n'a jamais voulu faire remettre.
«Mon ami,» dit Chopard, «je vous ai prié de renvoyer votre bonne, parce qu'il s'agit d'affaires de famille... et que cela touche les sentimens de ma fille... Vous sentez bien...—C'est juste... mais j'allais le lui dire de moi-même...»
»—Ça n'est pas vrai,» se dit Rose; «il ne me l'aurait pas dit.»
»—Mon cher Bellequeue, je suis allé chez notre jeune homme...—Eh bien?—D'abord, il ne demeure plus dans ce quartier-ci.—Comment! Jean est déménagé sans m'en prévenir!...—Il loge rue de Provence... Chaussée-d'Antin...—Le quartier des petits-maîtres; le gaillard se lance...—Oh! certainement qu'il se lance!—C'est encore l'amour qui lui aura donné cette idée-là...—Je ne sais pas si c'est l'amour, mais je sais qu'il n'y a pas de cuisine dans son nouveau logement... et l'amour sans cuisine, mon ami, c'est... ma foi... c'est un feu sans flamme... joli, hein?—Et très-vrai... c'est-à-dire que c'est un feu qui fume.—Je suis donc allé rue de Provence trouver notre jeune homme... La maison est belle... décente... J'avais même fait sur son escalier un certain calembourg... Je ne m'en souviens plus.—Vous me le direz une autre fois, continuez...—Enfin j'arrive chez Jean Durand... Il n'y était pas.—Diable! c'est contrariant.—Oui, mais moi, qui suis fin, je fais causer le domestique...—Est-ce qu'il a un domestique mâle?—Tout-à-fait mâle... un jockey en forme de valet de chambre.—Peste! quel ton!—Je fais donc causer le domestique, tout en examinant l'appartement où, comme je vous disais, il n'y a pas de cuisine. Savez-vous, mon cher, à quoi notre jeune homme passe son temps?—A pleurer?—C'est pas ça du tout... A courir les spectacles, les promenades, les soirées, à monter à cheval... et à faire plusieurs toilettes par jour.—Ah! mon Dieu!... se pourrait-il?...—Oui, mon cher Bellequeue, votre filleul... Qui est-ce qui rit donc comme ça?... On dirait que c'est derrière cette porte vitrée...—Je n'ai rien entendu... Vous vous serez trompé.—Eh bien! mon ami, ne trouvez-vous pas comme nous que la conduite de M. Jean est bien extraordinaire?...—Je vous avoue que cela me passe...—Cela nous passe aussi, à ma femme et à moi; mais, comme dit ma fille, ça ne peut pas en rester là.—Oh! soyez tranquille, mon ami, dès demain je vais aller trouver le jeune homme.—C'est cela... D'abord ma fille est dans une fausse position... c'est elle qui l'a dit.—Elle a parfaitement raison.—Il faut que ce garçon s'explique; de deux choses quatre: ou il veut épouser ma fille, ou il ne le veut pas... hein?—C'est très-juste.—Il me semble que c'est de là qu'il faut partir.—Mon cher Chopard, il n'est pas possible que Jean ne veuille point épouser la belle Adélaïde, car enfin vous avez remarqué comme moi combien il en était amoureux...—Certainement, je l'ai remarqué...—Un jeune homme qui d'abord ne songeait nullement à la galanterie et que nous avons vu en si peu de temps devenir coquet... mettre de la pommade... se boucler... renoncer à fumer, porter des gants...—Et pousser des soupirs donc!...—Or, qui a fait tous ces changemens? l'amour; qui allait-il épouser? votre fille; eh bien! il n'est pas possible que cet amour se soit ainsi évaporé sans motifs!...—Non, cela n'est pas possible, c'est mon avis.—Jean est un peu original, un peu étourdi...—Tous les savans le sont.—Il se sera mis à courir les spectacles, le monde, pour se distraire du chagrin que lui causait la perte qu'il avait faite.—C'est ce que j'ai dit à Adélaïde.—Il n'aura peut-être voulu reparaître à ses yeux qu'avec des manières plus élégantes, un ton plus recherché.—Je crois que vous avez mis le doigt sur la chose.—Mais dès demain j'irai le trouver... je lui parlerai... et je ne le quitterai pas que nous n'ayons fixé l'époque de son mariage.—C'est cela... Et vous viendrez nous dire ce qu'il aura répondu.—Il est même probable que je ramènerai l'étourdi dans vos bras.—Dans nos bras... c'est bien, ça fera tableau... Allons, mon cher Bellequeue, je m'en rapporte à vous... Jean connaît les grâces, les talens, l'amabilité de ma fille... Il me semble qu'il ne peut pas se flatter de rencontrer deux femmes comme elle... Ah! je crois que ça ne ferait pas mal de lui dire qu'elle vient de trouver le moyen de conserver des groseilles à l'eau-de-vie... les grappes entières, ce qui ne s'était jamais vu.—Je lui glisserai ça dans la conversation.—Je vais retrouver ces dames... Cette chère Adélaïde est dans une agitation... Elle est extrêmement nerveuse...—Calmez-la, mon ami; je réponds de mon filleul...—Ça suffit alors; nous pouvons compter sur lui... Ah! à propos, ma fille qui a toujours de l'esprit, même quand elle n'y pense pas, m'a dit de vous dire que si votre goutte vous empêchait de sortir, vous n'auriez qu'à prendre une voiture.—C'est bien ce que je compte faire.—Adieu donc... A demain.»
M. Chopard retourne chez lui, et Bellequeue prépare dans sa tête ce qu'il dira le lendemain à son filleul.
Jean était désespéré en quittant le bal; il ne doute pas que madame Dorville ne le trouve sot, gauche et complétement ridicule dans un salon; il croit entendre encore les rires étouffés qui sont partis de tous les points de la salle lorsqu'il est tombé avec sa danseuse; il a vu des regards moqueurs qu'on lui lançait, les chuchotemens dont il était l'objet. Tout cela lui serait fort indifférent si Caroline n'avait pas été là; mais sentir son amour-propre humilié devant la personne à qui l'on voudrait plaire, c'est un supplice dont on garde long-temps le souvenir.
Jean est rentré chez lui; il s'est enfermé dans sa chambre sans dire un mot à son domestique qui juge à l'humeur de son maître, que le bal ne l'a pas amusé. Pendant la nuit entière, Jean qui ne peut trouver le sommeil, ne cesse de penser à Caroline; il ne cherche plus à se cacher ce qu'il éprouve. «Rose a raison,» se dit-il, «je suis amoureux!... Ah! je n'avais jamais aimé avant d'avoir vu Caroline... J'ignorais ce que c'est que l'amour... Je croyais le connaître, je croyais ne pouvoir aimer davantage... Ce n'est que d'à présent que je sens tout ce qu'on éprouve près d'une femme qu'on adore... Je ne pense qu'à elle, je ne puis m'occuper que d'elle... tout ce qui ne tend pas à me rapprocher d'elle m'ennuie, me déplaît, m'est insupportable!... Il me semble avoir entendu dire qu'à mon âge l'amour était le sentiment le plus doux!... et depuis que je le ressens je suis comme un fou, je n'ai pas un moment de calme... de bonheur... Hier cependant, en l'apercevant, je me suis senti hors de moi, il me semblait que mon cœur volait près du sien... mais ce bonheur a peu duré... Ces hommes qui l'entouraient, qui lui parlaient... son air aimable en leur répondant... tout cela me faisait mal... Moi, devenir amoureux d'une femme du grand monde!... d'une petite-maîtresse... qui me regarde comme un rustre! qui ne m'aimera jamais!... sacré mille... Allons, voilà que je jure encore!... et pour causer avec elle il ne faut plus jurer!...»
Gersac vient voir Jean le lendemain du bal; et lui demande s'il s'est amusé à la soirée de la veille.
«Amusé!...» répond Jean, en regardant Gersac avec humeur. «En effet je m'y suis si bien conduit!...—Comment! qu'avez-vous donc fait? Est-ce parce que vous avez perdu à l'écarte?—Oh! non, je n'y songe plus... J'ai joué pour faire quelque chose, cela ne m'occupait guère... Mais ma tournure gauche, empruntée...—Bah! vous êtes trop modeste, vous commenciez à vous tenir très-bien... Il y a mille personnes qui ne vous valent pas, et qui ne passent dans le monde qu'à force d'assurance et de suffisance, cela sert de voile à leur nullité ou à leur sottise.—Et ce que j'ai fait en voulant danser l'anglaise?... Direz-vous encore qu'on ne s'est pas moqué de moi!—Et non vraiment; on n'a ri que de votre danseuse; si vous aviez eu pour partner une jeune et jolie femme, tous les torts auraient été de votre côté; mais heureusement pour vous, que vous dansiez avec un demi-siècle surchargé de fleurs et de plumes... Elle est tombée si drôlement... Ah! ah! vraiment, mon cher, il n'y avait pas moyen de garder son sérieux... On n'a vu qu'elle et on n'a pas songé à vous. Je vous ai cherché après l'anglaise, mais vous êtes parti si brusquement!—Il me semblait que tous les yeux étaient fixés sur moi!... Je me suis sauvé!...—Il est unique! Venez ce soir avec moi, je vous mène encore dans une grande soirée... Vous ne danserez pas l'anglaise, voilà tout.—Non, je vous remercie... Je ne veux plus aller dans le monde que lorsque je me sentirai capable d'y tenir ma place, et en état de me mêler à la conversation, sans craindre de dire quelque balourdise.—Quelle folie! mais ce n'est qu'en allant en société que vous vous formerez.—Je vous le répète, j'ai beaucoup de choses à apprendre avant d'y retourner...—Eh! mon ami, vous êtes jeune et riche; que vous ayez le vernis du savoir-vivre, c'est tout ce qu'il faut.—Mon cher Gersac, je voudrais avoir quelque chose de plus que le vernis.»
Voyant que ses instances sont inutiles, Gersac quitte Jean qui se livre à ses réflexions, lorsqu'on sonne de nouveau, et bientôt Bellequeue est introduit chez son filleul.
«Quoi! c'est vous, mon cher ami!» dit Jean en courant au-devant de Bellequeue qui regarde avec admiration l'appartement.
«—Oui, sans doute, c'est moi... Il faut bien que je vienne, car, Dieu merci, tu me laisserais mourir sans t'en inquiéter!...—Ah! pardonnez-moi... J'ai tort, je l'avoue... mais tant de choses m'occupaient... Auriez-vous été malade?—Un petit accès de goutte, rien que ça, mais je n'y pense plus... Je me sens très-leste aujourd'hui... et ma jambe n'est plus enflée du tout, n'est-ce pas?...—Je n'y vois rien.—Il faut que je m'asseie cependant... Ouf... Je suis venu en voiture... Tu me coûtes de l'argent, mauvais sujet; mais je me flatte que je ne le regretterai pas. Pourrait-on savoir d'abord pourquoi monsieur a déménagé?...—Mon cher parrain, le logement que j'occupais me rappelait trop la perte que je venais de faire... et puis... ce quartier-ci me convenait mieux...—Le quartier est beau, j'en conviens, mais il me semble que le nôtre n'est pas non plus à dédaigner...—Je ne le dédaigne pas, mais...—N'importe, passons l'article du logement, ce n'est pas le plus essentiel; je suis venu pour quelque chose de plus important. Dis-moi un peu comment il se fait que tu ne sois pas retourné chez les Chopard depuis le soir où je t'y ai conduit... On assure que tu cours les spectacles, les promenades, le monde, et tu ne vas pas voir ta prétendue? Je t'avoue, mon ami, qu'on ne conçoit rien à ta conduite, et la belle Adélaïde elle-même en est alarmée. Cependant il y a plus de quatre mois que ta mère est morte... Tu ne peux tarder à reparler de mariage, à fixer l'époque de votre union... Tu sais bien que tous les préparatifs étaient faits avant la maladie de madame Durand... J'avais tout disposé... J'avais mon costume tout prêt... Est-ce que tu veux me faire attendre que les vers se mettent dans mon pantalon collant?...»
Jean ne répond rien, il s'est levé, il se promène dans la chambre avec agitation. Bellequeue, qui est assis dans un fauteuil, suit des yeux le jeune homme.
«Mon cher parrain,» dit enfin Jean en s'arrêtant devant Bellequeue, «j'ai un aveu à vous faire...—Un aveu!... Quelque cadeau que tu veux faire à ta prétendue, je gage, et tu ne sais comment le présenter?...—Ce n'est pas ça du tout... Tenez... cela me coûte à vous dire... car cela va vous fâcher... mais il faut pourtant bien que je vous avoue...—Quoi donc? mon garçon, explique-toi, ne me tiens pas deux heures entre le ziste et le zeste...—Décidément je ne veux pas épouser mademoiselle Chopard.»
Bellequeue a fait un mouvement en arrière dans lequel il manque de tomber avec son fauteuil; cependant il se replace en s'écriant: «Tu ne veux pas!... Qu'est-ce que tu as dit? J'ai sans doute mal entendu.»
Jean répète d'un ton décidé et très-distinctement: «Je ne veux pas épouser mademoiselle Chopard.»
Cette fois Bellequeue se lève et se frappe le front d'un air de désespoir en s'écriant: «Voilà qui passe toute croyance! voilà de ces choses qui vous suffoquent!... Tu ne veux pas épouser ta prétendue... ta future... la belle Adélaïde avec qui tu es fiancé!...—Oh! pour fiancé, mon cher parrain, c'est vous qui avez fait de votre propre chef cette cérémonie-là; je sais qu'on n'est pas engagé avec une demoiselle pour lui avoir serré la main.—Pardonnez-moi, monsieur, on est très-engagé au contraire. Et qu'est-ce que vous voudriez donc lui avoir serré, s'il vous plaît?... Et quand on a pris jour pour un hymen, quand les parens vous regardent déjà comme leur fils, quand la demoiselle compte sur vous, pensez-vous encore qu'on ne soit pas engagé?... pensez-vous qu'on puisse se jouer ainsi d'une famille et d'un cœur de dix-neuf ans!...»
La colère avait presque donné de l'éloquence à Bellequeue; il se promenait dans la chambre et ne sentait plus qu'il venait d'avoir la goutte. Jean s'approche de lui et lui prend la main en lui disant:
«Mon cher parrain, je conviens de mes torts... et je sens parfaitement que j'en ai beaucoup avec la famille Chopard...—A la bonne heure; alors épouse leur fille, et il n'en sera plus question.—Non, je n'épouserai pas leur fille... parce que je ne la rendrais pas heureuse, et que moi-même je serais malheureux avec elle.—Tu serais malheureux avec une femme que tu adores!...—Moi! j'adore mademoiselle Chopard!... Je vous assure bien que je n'y ai jamais songé.—Et moi, monsieur, je vous dis que vous l'avez adorée... Est-ce que nous ne l'avons pas tous remarqué? est-ce que l'amour ne t'a pas changé à vue d'œil?... Et ta nouvelle manière de te mettre... et le jeu, la pipe, que tu n'aimais plus; et tes soupirs, ton air mélancolique... était-ce pour te moquer de nous que tu faisais tout cela?...—Oh! non, je vous le jure!...—Que ton amour se soit passé si vite, c'est ce que je ne conçois pas... mais celui de la demoiselle ne s'est pas éteint comme cela... Tu l'as enflammée, cette jeune fille, c'est bien naturel; elle s'est éprise de toi... et un cœur neuf, ça prend fort, vois-tu!...—Oh! je le sens aussi!...—Certainement mademoiselle Adélaïde Chopard ne manquerait pas de mari!... Une fille superbe!... si bien découplée!... qui sait tant de choses!... qui conserve des groseilles à l'eau-de-vis sans pepin... et qui fait de l'eau de noyaux, comme si elle n'avait jamais habité que la Forêt-Noire... Ça ne se rencontre pas tous les jours, cela, monsieur!...
»—Eh, mon cher parrain! qu'elle mette à l'eau-de-vie tout ce qu'elle voudra... mais je ne puis pas l'épouser... Je conviens que j'aurais dû le lui dire plus tôt... mais... je ne savais comment m'y prendre.
»—Je vous dis, monsieur, que vous l'épouserez; vous êtes trop avancé pour reculer... Et moi, monsieur, moi, qui me suis mis en avant pour vous, est-ce que vous ne sentez pas que je suis compromis dans cette affaire-là... C'est moi qui ai été demander pour vous la main de la superbe Adélaïde...—Je ne vous en avais pas prié.—Non, mais vous n'en avez pas été fâché alors...—Parce qu'alors... je n'avais pas réfléchi...—Eh pourquoi diable as-tu réfléchi? Il fallait te marier, et voilà tout... on réfléchit après.—Je crois qu'il vaut beaucoup mieux réfléchir avant.—Vous n'avez rien dû apprendre sur le compte de la demoiselle qui ait pu effleurer sa réputation... Elle est pure comme une glace!—Non certainement, je rends justice à mademoiselle Chopard, mais je vous dis que c'est moi qui ne me sens pas capable de faire son bonheur.—Mais quand je te dis qu'elle t'adore, cette fille, qu'elle ne rêve qu'à toi, qu'elle te trouve galant, savant même.—Savant!... moi, savant!... Ah! que n'est-ce la vérité! mais non... je n'ai rien voulu faire, rien voulu apprendre... J'en suis bien puni maintenant... Je suis un âne!... et voilà tout...—Tu es un âne?—Oui... mon parrain, je suis un âne.—Écoute, mon garçon, que tu sois un âne ou non, ça n'empêche pas la belle Adélaïde de t'aimer et de te trouver très-bien comme tu es. Allons, mon ami, reviens à la raison... Ne me brouille pas avec la famille Chopard, avec des gens chez lesquels j'ai toujours mon couvert mis... quoique je n'en profite pas souvent maintenant, parce que Rose n'aime pas que je dîne en ville; mais songe que ce mariage était arrangé, décidé du vivant de ta mère.—Ma mère aurait été la première à le rompre si elle eût pensé qu'il me déplût.—Je te dis qu'on compte sur toi, et qu'il faut que tu épouses... On ne va pas pendant si long-temps chez les gens faire la cour à leur fille... on ne boit pas leurs liqueurs pour ensuite les planter là... Ça ne se fait pas, cela, monsieur... Et que voulez-vous que j'aille dire à Chopard, à sa femme... à la tendre Adélaïde, qui m'ont envoyé savoir pourquoi on ne vous voyait pas?—Dites tout ce que vous voudrez!... Faites-leur mes excuses; épousez leur fille même si cela vous fait plaisir...—Il y a quinze ans, monsieur, on ne m'aurait pas dit cela deux fois!... monsieur Jean... Pour la dernière fois... tu ne veux pas épouser mademoiselle Chopard?—Non, mon parrain.—C'est décidé?—Très-décidé.—Adieu, tu n'es plus mon filleul.»
Jean veut retenir et calmer Bellequeue, mais celui-ci est furieux, il a enfoncé son chapeau à trois cornes jusque sur ses sourcils, et, descendant l'escalier aussi vite que sa jambe le lui permet, il se jette dans le fiacre qui l'attendait et se fait reconduire chez lui où il arrive en se disant: «Que vais-je aller annoncer à la famille Chopard? Comment porter un tel coup à la tendre Adélaïde!... Il n'y a que Rose qui puisse me dire de quelle manière je me tirerai de là... Si j'avais écouté ses conseils, je ne me serais point occupé de ce mariage. Décidément un garçon ne devrait rien faire sans avoir consulté sa gouvernante.»
CHAPITRE XXII.
LE PÈRE AMBASSADEUR.
Bellequeue est rentré chez lui; il s'est jeté dans son fauteuil sans demander sa robe de chambre, sans s'apercevoir même qu'il a encore son chapeau à trois cornes sur sa tête; Rose se doute bien qu'il s'est passé quelque chose d'extraordinaire entre le parrain et son filleul, et tout en accourant d'un air empressé avec la robe de chambre et la toque écossaise dont elle avait fait cadeau à son maître au jour de l'an, elle lui dit: «Qu'avez-vous donc, monsieur? comme vous voilà tout bouleversé... est-ce votre goutte qui vous est remontée?
»—Ah! Rose!... si tu savais... je suis désolé, ma chère amie!...—Qu'est-ce qu'il y a... vous faites peut-être une grande affaire de rien?... Voyons... contez-moi cela.—C'est Jean!... c'est ce perfide Jean! qui me met sens dessus dessous...—D'abord, je ne crois pas que M. Jean soit un perfide!... Ensuite, qu'a-t-il donc fait de si mal, ce pauvre jeune homme?...—Pauvre jeune homme... tu prends toujours son parti... il se conduit d'une façon indigne!...—Comment? est-ce qu'il joue? est-ce qu'il fait le diable?—Bien pis que tout cela... il refuse la main de mademoiselle Adélaïde Chopard!...»
Rose recule de quelques pas et se met à rire aux éclats en s'écriant: «Et c'est pour cela, monsieur, que vous revenez avec la figure renversée!... que vous êtes comme un désespéré!...»
Bellequeue regarde la petite bonne d'un air mécontent en murmurant: «Je ne croyais pas, Rose, que vous ririez d'une chose qui me met dans une position fort désagréable!... C'est très-mal... Vous me faites beaucoup de peine, Rose!....»
Bellequeue paraissait tellement affecté que Rose ne rit plus, mais elle se rapproche de son maître et lui dit: «Monsieur, si vous aviez voulu m'écouter, rappelez-vous d'abord que vous n'auriez pas proposé ce mariage-là.—C'est vrai, Rose, je me le rappelle très-bien... mais...—Mais! mais!... je ne vois pas maintenant de raison pour vous rendre malade, parce que votre filleul change d'avis...—C'est que, Rose...—Est-ce vous qui deviez épouser mademoiselle Chopard?...—Non sans doute...—Est-ce votre faute si un jeune homme de vingt et un ans s'aperçoit qu'il n'aime pas celle qu'il allait épouser?—Je ne dis pas...—Faut-il après tout, que pour les beaux yeux de mademoiselle Adélaïde, M. Jean se rende malheureux pour le reste de ses jours en épousant une femme qu'il n'aime pas...—Il est certain...—Est-ce que vous n'aimez pas mieux votre filleul... un garçon que vous avez vu naître, que cette grande Adélaïde, qui a toujours l'air de porter des socques par-dessus des patins?—Sans doute j'aime mieux mon filleul... mais...—Enfin, en vous rendant malade pour ces Chopard, qui ne vous en auront aucune obligation, en serez-vous plus avancé; et cela changera-t-il rien à la détermination de M. Jean?—Ma foi non... au fait.... tu m'ouvres les yeux, Rose.—C'est bien heureux...—Comme tu dis, quand je me ferais du mal... ça ne fera pas épouser Adélaïde à Jean... mais ce qui me tourmente... c'est de savoir comment je dirai cela aux Chopard...—Vous direz tout simplement ce que M. Jean vous a répondu.—Cela va porter un coup affreux à la jeune fille!—Bah! laissez donc!... elle est de force à supporter cela!... Tenez, vous avez encore votre habit, votre chapeau, il ne faut jamais remettre au lendemain les choses désagréables; allez sur-le-champ chez les Chopard, et que ce soit une affaire terminée.»
Bellequeue se lève d'un air résolu en s'écriant: «Tu as raison, Rose, il faut en finir!... Je vais chez les Chopard... Aie!... ma jambe!... je ne suis pas encore bien leste et j'ai congédié mon fiacre... je ne pourrai jamais aller à pied...—Il ne manque pas de fiacres dans le quartier... descendons, monsieur, j'irai vous en chercher un pendant que vous serez en bas...—Je dépense terriblement d'argent, aujourd'hui, Rose!...—Voilà ce que c'est que de vouloir faire des mariages... Allons; venez, je vais vous donner le bras.»
La petite bonne ne laisse pas à son maître le temps de changer d'avis, elle l'entraîne aussi vite qu'il peut aller. Arrivés au bas de l'escalier, Rose court chercher une voiture qu'elle ramène bientôt devant Bellequeue. Au moment de monter dans le sapin, celui-ci, sent faiblir son courage, il se gratte l'oreille, en disant: «Rose, si je n'allais que demain chez les Chopard... Je crois que c'est l'heure de leur dîner.... et il n'est peut-être pas convenable...
»—Non, non, monsieur,» répond Rose, «il n'est qu'une heure et demie; on ne dîne pas à cette heure-là... Allons, tâchez donc d'être ferme... et finissez cette affaire. Il semble que les Chopard soient des sultans, et qu'on ne puisse pas leur parler. Fi! que c'est vilain d'être mou comme cela!...»
Et en disant ces mots, Rose poussait son maître sur le marche-pied. Le cocher a refermé la portière; la petite bonne lui donne l'adresse, en lui disant: «Allez bon train, et vous aurez pour boire.» Le cocher monte sur son siège et fouette ses chevaux, si bien que le pauvre Bellequeue arrive devant la porte des Chopard, balançant encore s'il irait ou non.
«Ah! mon Dieu!... me voilà arrivé!» se dit Bellequeue en voyant le fiacre s'arrêter. Cependant, se souvenant des conseils de Rose, il se monte la tête, descend de voiture, ordonne au cocher de l'attendre, en laissant toujours la portière de son fiacre ouverte, parce qu'il veut être certain que rien ne le retardera pour s'en aller; puis, après avoir mis son chapeau à cornes presque sur ses sourcils, au risque de déranger toute sa coiffure, Bellequeue monte chez les Chopard.
La famille était rassemblée: on attendait Bellequeue avec impatience. Mademoiselle Adélaïde avait déjà pris trois verres d'eau sucrée à la fleur d'oranger; madame Chopard ne cessait de lui répéter: «Calme-toi, mon enfant, notre ami Bellequeue a dit à ton père qu'il ramènerait ton futur dans tes bras...»
»—Oui, certainement,» disait Chopard en se promenant dans le salon. «Bellequeue a pris la chose à cœur... c'est naturel... parce que quand il s'agit d'une affaire d'amour... le cœur est à tout.»
Ici Chopard se retourne et se mord les lèvres en se disant: «Ah! mon Dieu!... le cœur atout!... J'ai fait un calembourg malgré moi!... Certainement ce n'est pas le moment, mais l'habitude d'avoir de l'esprit, ça vous emporte!...»
Enfin on a sonné. «Les voilà!» s'écrie madame Chopard, pendant que mademoiselle Adélaïde cherche quelle mine elle doit faire et si dans sa physionomie la colère doit le céder à l'amour. Mais avant qu'elle soit décidée, la porte s'ouvre, Bellequeue paraît seul, il tient son mouchoir à sa main, et sa physionomie n'annonce rien de bon.
«Vous êtes seul... monsieur Bellequeue!» dit madame Chopard avec surprise.
«—Oui... oui, madame... je suis seul...» répond Bellequeue du ton d'un homme qui a joué toute sa vie les confidens dans la tragédie.
«M. Jean n'a point jugé à propos de vous accompagner?» dit Adélaïde d'une voix étouffée.
Bellequeue qui à tiré d'avance son mouchoir, parce qu'il espérait pleurer en entrant, se décide à se moucher et à le remettre dans sa poche, en balbutiant avec embarras: «Le jeune Durand... mon filleul... Jean autrement dit... n'est pas venu avec moi... c'est vrai... et cependant j'avais un fiacre à l'heure... j'en ai même encore un dans ce moment-ci... car ma jambe... je sens que ma goutte... le temps changera, il n'y a pas de doute.
»—C'est demain nouvelle lune,» dit M. Chopard; en prenant une prise de tabac d'un air de satisfaction, parce qu'il a toujours trois ou quatre calembourgs sur le premier quartier. Mais mademoiselle Adélaïde se lève avec vivacité en s'écriant: «De grâce, mon papa, ce n'est pas pour parler de la lune et des fiacres que M. Bellequeue est venu... Je ne puis pas rester plus long-temps dans cette situation. Que vous a dit M. Jean? Pourquoi ne vient-il pas? Pourquoi n'entend-on plus parler de lui?... Parlez, monsieur Bellequeue, je vous en supplie...
»—C'est vrai,» dit alors M. Chopard, en prenant un air mécontent, «il ne s'agit pas de plaisanter... Qu'a dit le jeune homme?...»
Bellequeue, se voyant pressé ainsi, tire de nouveau son mouchoir, en clignant des yeux de toute sa force pour tâcher de les rendre humides, et dit enfin: «Il m'est bien pénible... il m'est même bien cruel d'être chargé d'un message désagréable... mais enfin, mes chers amis, je ne suis pas mon filleul... si je l'étais, certainement...»
Bellequeue s'interrompt pour se moucher très-longuement de manière à faire croire qu'il pleure, tandis que mademoiselle Chopard s'écrie: «Allez au but, monsieur Bellequeue, je vous en conjure... je suis préparée à tout.»
»—Ma fille vous supplie d'aller au but, mon cher Bellequeue,» dit madame Chopard.
«—Du moment qu'elle est préparée à tout,» dit M. Chopard, «je ne vois pas en effet, mon ami, ce qui vous empêche de toucher le but.»
»—Je vais donc vous dire ce qui en est,» répond Bellequeue en remettant son mouchoir dans sa poche. «Il faut qu'un esprit follet... que le diable plutôt ce soit emparé de ce jeune homme... Jean rend justice aux vertus... aux charmes... aux qualités solides de la belle Adélaïde; il m'en a dit un bien... oh!... un bien!...—Enfin, monsieur Bellequeue...—Enfin, après m'avoir fait son éloge, il m'a annoncé qu'il ne pouvait plus l'épouser...—Il ne veut plus...—Je ne dis pas qu'il ne veut plus!... mais il ne peut plus... parce qu'il ne se sent plus digne d'un si grand bonheur...
»—Maman! je me trouve mal!...» dit Adélaïde en se jetant sur un fauteuil.
«Ma fille perd ses sens,» s'écrie madame Chopard en courant près d'Adélaïde. «Monsieur Chopard... quelque chose, je vous en prie...»
»—Voilà,» dit M. Chopard en courant d'un endroit à un autre. «Qu'est-ce qu'il faut?... un abricot... une prune... une cerise?...»
»—Je vais chercher un médecin,» s'écrie Bellequeue, et, profitant de la circonstance, il sort précipitamment du salon, descend l'escalier double au risque de trébucher, et se jette dans son fiacre, en criant au cocher: «Chez moi... d'où nous venons... ventre à terre... et en arrivant je m'entortille la jambe de flanelle et je fais dire aux Chopard que ma goutte m'a repris en route.»
Au moment où madame Chopard s'avançait avec un flacon et son mari avec un bocal, Adélaïde se relève brusquement et marche à grands pas dans le salon en s'écriant: «Cela ne peut pas s'arranger ainsi... M. Jean a dû dire des raisons... ou du moins il doit en dire...»
»—Certainement! il faut qu'il en dise...» s'écrie M. Chopard en suivant pas à pas sa fille.
»—Eh, bien!» dit Adélaïde, «où est donc M. Bellequeue? Est-ce qu'il serait parti comme cela?»
»—Il est allé chercher un médecin, ma fille,» dit madame Chopard; «tiens, mon enfant, respire ce flacon...»
»—Je ne veux rien respirer, je n'ai pas besoin de médecin... je ne veux que Jean!... c'est lui seul qu'il me faut!... Je meurs si je ne l'épouse pas!...»
»—Chère enfant!... comme son cœur est pris!» s'écrie madame Chopard en soutenant sa fille. «Ah! monsieur Chopard, voilà de la passion!...»
»—C'est de l'essence d'amour!» répond le papa en se frappant le front. «Elle aurait mis son mari dans du sirop!... Cet homme-là ne sait pas ce qu'il refuse.
»—Mon papa, je vous en supplie, allez sur-le-champ trouver M. Jean,» dit Adélaïde en tâchant de reprendre un air plus calme. «Vous sentez bien qu'il me fait un affront qui rejaillit sur vous...
»—Elle a raison, monsieur Chopard, cela rejaillit sur nous. Il faut au moins que M. Jean vous donne des motifs... de bonnes raisons, et M. Bellequeue ne nous a dit que des bêtises...
»—C'est la vérité,» dit Chopard, «Bellequeue n'a pas dit autre chose!...—Je trouve, d'ailleurs, qu'il s'est fort mal conduit dans toute cette affaire!...—Fort mal!...—Vous n'avez nullement besoin de lui pour parler à M. Jean... Allez, papa, allez trouver ce jeune homme... qui m'adorait... et dont la conduite est affreuse... Si j'étais un garçon, certainement cela ne se passerait pas ainsi... et M. Jean me ferait raison... Allez, papa, soyez homme... je ne vous en dis pas davantage!...
Adélaïde serre la main de son père et rentre dans sa chambre pour se livrer à tous les sentimens qui l'agitent. M. Chopard est resté avec sa femme, qu'il regarde d'un air indécis, en murmurant: «Oui... je ferai voir que je suis un homme... et si le gaillard n'épouse pas ma fille... il dira pourquoi...—Point trop d'emportement, monsieur Chopard, je vous en prie!—Ah! c'est que j'ai la tête montée... Si je portais à Jean les nouveaux essais de ma fille... les groseilles en grappes et les prunes sans noyaux...—Cela pourrait ouvrir les yeux à cet étourdi, et en tous cas, c'est un procédé qui ne peut que le toucher.—J'ai toujours des idées excellentes!... Madame Chopard, mettez-moi ces deux bocaux sur chaque bras. Je pars avec cela; si le jeune homme ne se rend pas, ce ne sera pas de ma faute... Je vais l'attaquer dans tous les sens!...
M. Chopard se met en route avec un bocal sur chaque bras et arrive tout en nage chez Jean qui, depuis la visite de Bellequeue, était resté livré à ses réflexions.
Le domestique est allé pour annoncer cette nouvelle visite à son maître, mais Chopard marche sur ses pas et se trouve devant Jean avant que celui-ci ait répondu à son valet.
«C'est moi, mon cher ami,» dit M. Chopard, fort embarrassé de ses bocaux, et regardant autour de lui où il pourra les placer. Jean fait signe au domestique de s'éloigner, et s'empresse de présenter un fauteuil à Chopard, qui vient enfin de mettre chaque bocal sur une console, et s'assied en s'essuyant le front.
«Ouf! c'est encore lourd!...—Comment, monsieur Chopard, est-ce que vous êtes venu à pied avec cela?—Oui, mon ami.... j'étais si préoccupé, que je n'ai pas même songé à prendre une voiture...—Vous avez bien chaud, voulez-vous prendre quelque chose?—Ma foi, oui... au fait... un petit verre de kirch... à condition que vous me tiendrez compagnie!»
Jean fait apporter deux petits verres; il mouille ses lèvres pour faire plaisir à M. Chopard, qui avale le kirch en s'écriant: «C'est bon, le kirch!... c'est très-bon, mais depuis que j'ai des maux de reins, je bois plutôt du rhum... vous ne devinez pas pourquoi?—Non, monsieur.—C'est que j'ai du romarin, oh! oh! oh! fameux celui-là... rhum à reins!... hein?»
Jean tâche de sourire, et M. Chopard se rassied en disant: «Ha çà, un instant, diable! Je ne suis pas venu ici pour faire des calembourgs. Mon garçon, nous venons de voir votre parrain Bellequeue... Il nous a dit que vous ne vouliez plus épouser notre fille... Il faut qu'il y ait erreur là-dedans, ça n'est pas possible autrement... D'abord, de son côté, Adélaïde est toujours très-disposée à vous épouser... vous ne pouvez pas vous fâcher tout seul!... Je me suis dit, moi: Je vais aller trouver Jean, et je suis sur que nous nous entendrons... parce que c'est un bon garçon... qui buvait sec jadis!... et j'ai profité de l'occasion pour vous apporter ces deux essais nouveaux de ma fille!... des groseilles en grappes... Vous m'en direz des nouvelles, mon ami... Voulez-vous que nous les goûtions?»
»Non, monsieur,» dit Jean en s'approchant d'un air peiné de M. Chopard qui semble plus occupé de ses bocaux que du sujet de sa visite. «Je suis vraiment désolé, monsieur, que vous vous soyez donné la peine de venir chez moi... c'était à moi à me rendre près de vous... Je sens tous mes torts, j'en ai beaucoup envers vous et envers mademoiselle votre fille...—Bath! est-ce que nous tenons aux formes nous autres?... Venez dîner demain avec nous... nous ferons sauter les bouchons... et nous prendrons jour pour la noce.
»—Je ne le puis, monsieur; ce que mon parrain vous a dit est le résultat de mûres réflexions... C'est avec chagrin que je me vois forcé de vous le répéter. Je rends justice aux charmes, aux talens, aux qualités précieuses de mademoiselle votre fille... Mais je ne puis plus être son époux... car... je ne ferais pas son bonheur...
»—Si, mon cher ami, vous le feriez, je vous en réponds, elle me l'a encore dit tout à l'heure. Que diable! il ne vous manque rien pour être un bon mari: vous êtes grand, bien bâti, joli garçon...
»—Ah! monsieur, je pense qu'il faut autre chose encore pour captiver le cœur d'une femme!...
»—De quelle autre chose voulez-vous parler, mon garçon... Est-ce que?...
»—Je veux dire, monsieur, qu'il faut s'aimer... car, sans amour, il me semble qu'il est bien triste de s'engager pour la vie...
»—Ah! vous voulez parler d'amour!... C'est là où je vous attendais, mon cher ami, vous êtes justement faits l'un pour l'autre. Adélaïde est prise!... elle ne s'en cache pas, vous avez vaincu sa fierté... aussi ne cesse-t-elle plus de chanter: Tu triomphes bel Alcindor... vous savez, avec les roulades... elle la sait tout entière celle-là. Quant à vous, mon garçon, nous vous avons vu... nous avons remarqué tous les changemens que la passion opérait en vous... c'était aussi visible que les prunes qui sont dans ce bocal... sans noyaux celles-là, et vous ne pouvez pas nier...
»—Je vous le répète, monsieur, on s'est trompé sur les sentimens que j'éprouvais... j'ai agi fort inconsidérément... Je suis très-blâmable sans doute... mais à mon âge convenez, monsieur, qu'il vaut mieux avouer franchement ses torts que de les aggraver en compromettant son bonheur et celui d'une autre.»
M. Chopard, qui s'aperçoit que Jean n'en veut pas démordre, se lève d'un air très-mécontent, enfonce son chapeau sur sa tête et fait quelques tours dans la chambre en regardant toujours ses bocaux du coin de l'œil. Enfin il s'arrête devant le jeune homme... se pince les lèvres et dit: «Tout cela, monsieur, prouve donc que décidément vous ne voulez pas épouser ma fille?
»—Il n'est que trop vrai, monsieur.—Alors, monsieur, je dois vous avertir que je suis venu ici pour vous demander raison... Oh! c'est que je ne suis pas de ces pères sans caractère qui prennent ces choses-là comme un verre d'huile de roses... Non, monsieur, je ne suis pas de ces pères-ci!... Ah!... Dieu! persil!...» murmure Chopard en se retournant; «celui-là s'est fait tout seul.»
Jean regarde Chopard avec surprise; cependant il lui répond d'un air soumis: «Je sens, monsieur, que vous avez le droit d'en agir ainsi... Si vous l'exigez absolument... si l'assurance de mes regrets ne vous suffit pas, ordonnez, monsieur, je suis à vous quand vous le désirerez et vous ferai raison avec les armes que vous choisirez, l'épée.... le pistolet.... ce qui vous plaira enfin.»
M. Chopard recule de quatre pas, et prend un air plus affectueux en s'écriant: «Vous ne m'entendez pas, jeune homme; vous confondez, mon cher ami, je vous ai dit que je vous demandais raison... Il n'est pas question d'épée, ni de pistolet... Ce sont de très-mauvaises raisons que celles-là!... Mais pour ne plus vouloir épouser ma fille... il faut que vous ayez quelque motif... plausible... enfin, quelque bonne raison à donner... Voilà ce que je vous prie de vouloir bien me dire, et il me semble que vous ne pouvez pas me refuser cela.
»—Pardon, monsieur... pardon, si j'ai cru...—Il n'y a aucun mal, mon cher ami...—Vous voulez que je vous dise...—Oui mon garçon, ça me fera plaisir... Au moins on sait à quoi s'en tenir.—Eh bien! monsieur Chopard, si vous l'exigez... Oui, je le sens, je vous dois toute la vérité... Apprenez donc... ce que je n'ai pas dit à mon parrain! Si je n'épouse point mademoiselle Adélaïde, c'est que... j'en aime une autre, monsieur...
»—Vous en aimez une autre, mon garçon?—Oui, monsieur, oui, et c'est en vain que j'ai voulu combattre cette passion qui fera peut-être le malheur de ma vie... Je ne puis en triompher... Cet amour est venu... je ne sais comment... et j'ai sans cesse devant les yeux celle qui l'a fait naître... Eh bien! monsieur, voudriez-vous encore que je devinsse l'époux de votre fille? Irai-je lui offrir un cœur brûlant pour une autre?...
»—Non, mon ami, non certainement je ne le voudrais plus, quand même vous m'en prieriez en pleurant comme un veau!... Eh bien! au moins, voilà une raison... une très-bonne raison... et je suis sûr qu'Adélaïde en sera satisfaite... Mon garçon, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter le bonjour... Quant à ces bocaux... je crois que je puis... Dans ce moment-ci vous ne seriez pas en état d'apprécier ce qu'ils contiennent.—Oh! non, monsieur.—Je vais donc les remporter... Plus tard nous pourrons... Adieu, mon cher ami, je vais retrouver ma fille qui attend impatiemment mon retour.»
M. Chopard reprend les bocaux dans ses bras et sort de chez Jean qui le reconduit jusque sur l'escalier. Mais lorsque M. Chopard est éloigné, Jean dit à son domestique:
«Préparez mes effets... Dès demain je déménage, je quitte ce logement...—Quoi! monsieur... demain... Et vous n'avez pas encore donné congé...—N'importe! je ne veux pas rester ici davantage... Je veux être seul... ne pas être dérangé à chaque instant, ne plus recevoir de visite; et pour qu'on ne sache pas ma nouvelle adresse, vous direz dans la maison que je pars pour... l'Italie... que je vais voyager pendant quelque temps.»
Le domestique s'incline, et Jean sort pour chercher un autre logement qui puisse le recevoir sur-le-champ.
Cependant M. Chopard est arrivé sans accident avec ses bocaux. Adélaïde qui, dans son impatience, s'était mise à la fenêtre pour apercevoir plus tôt son père, court au-devant de lui sur l'escalier, tandis que madame Chopard la suit en disant: «Voilà M. Chopard... nous allons savoir comment il a traité M. Jean.
»—Eh bien! mon papa?... vous l'avez vu?...—Oui certes, je l'ai vu,» dit M. Chopard en continuant de monter son escalier. «Et je me flatte que je n'ai pas fait une course inutile... Ouf! c'est très-lourd, ça...—Mon papa... un seul mot, je vous en prie... Est-il vrai qu'il ait changé de sentimens?...—Je vais te détailler tout cela, ma chère amie... Celui-ci pèse beaucoup plus que l'autre... Oh! j'ai parlé au jeune homme de la bonne manière... D'abord je ne sortais pas de là... Il épousera ma fille, ou il dira pourquoi... Et j'ai réussi.
»—Ah! mon cher père!... que je vous embrasse!» s'écrie Adélaïde en se jetant au cou de M. Chopard. «—Prends garde, ma chère amie... tu vas me faire casser quelque chose.—Il veut donc bien m'épouser à présent?—Non... il ne le veut pas... mais il m'a dit pourquoi.»
A cette réponse mademoiselle Adélaïde se laisse aller sur la rampe de l'escalier, et, en voulant la soutenir, M. Chopard, oubliant ce qu'il tient, étend le bras droit, et le bocal aux prunes tombe et se brise sur les marches de l'escalier.
A la vue de la liqueur renversée, du vase brisé, des fruits qui roulent le long des marches, M. Chopard semble pétrifié, tandis que madame Chopard soutient sa fille en s'écriant: «Ah! mon Dieu! c'est sa onzième faiblesse d'aujourd'hui... Pauvre petite, elle y succombera!... Mais aussi, monsieur Chopard, vous revenez avec un air triomphant!...
»—Madame, j'avais l'air que je devais avoir, «répond M. Chopard d'un ton désespéré, et suivant de l'œil les prunes qui dégringolent l'escalier. «J'avais rempli ma mission très-honorablement, je m'en flatte... et certainement si j'avais su casser ce bocal... je l'aurais laissé à ce jeune homme... parce qu'on peut changer d'avis... de manière de voir... mais ce n'est pas une raison pour... Dieu! quelle odeur!... quel parfum elles avaient!... Ça va embaumer la maison pour huit jours!»
Adélaïde reprend sa fermeté et rentre dans l'appartement; ses parens la suivent; M. Chopard, après avoir dit à sa domestique d'aller réparer le malheur qui vient d'arriver et de tâcher de sauver quelques fruits du naufrage, se rend près de sa fille qui le prie de lui rapporter ce que M. Jean a pu dire pour excuser son indigne conduite.
«Ma chère amie, il m'a donné une raison... et même une assez bonne raison,» dit M. Chopard. «—Ça n'est pas possible, mon père... on n'a point de bonne raison quand on agit ainsi... Mais enfin... voyons donc cette raison...—Eh bien! ma chère, s'il ne t'épouse plus, c'est... qu'il en aime une autre...
»—Il en aime une autre!» s'écrie Adélaïde en devenant dans le même moment rouge, blême et verte. «Il en aime une autre!...
»—Ah! Dieu! elle va avoir une douzième faiblesse!» s'écrie madame Chopard en s'avançant vers sa fille.
«—Non, ma mère,» dit Adélaïde, en faisant les yeux furibonds, et se levant en fermant les poings. «Non... je n'aurai point de faiblesse pour un monstre... un ingrat, un homme indigne d'inspirer un véritable amour... comme il est incapable de le connaître!...
»—Délicieusement parlé!» dit M. Chopard; «certainement qu'il ne connaît pas l'amour, ce garçon-là!... et que jamais...
»—Vous a-t-il nommé l'objet de sa flamme, mon papa?...—Non... ma foi, je n'ai même pas songé à lui demander qui c'était... mais si tu veux que j'y retourne.... sans bocal cette fois...—C'est inutile, papa, je saurai qui... je saurai tout... je découvrirai cette noire perfidie... je connaîtrai celle pour qui on me fait un si sanglant outrage... mais, il aura beau dire... ce n'est pas elle, c'est moi qu'il épousera... je l'ai mis dans ma tête, et je serai sa femme, aussi vrai que je brise ce flacon.»
En disant ces mots, Adélaïde renversait sur le parquet un flacon plein de vieux Cognac; après cet exploit, elle court s'enfermer dans sa chambre. Monsieur et madame Chopard se regardent et restent quelque temps ébahis. Enfin la maman s'écrie: «Je n'y comprends plus rien... elle trouve que c'est un monstre, et elle en veut toujours!...—Ce que je vois, moi, c'est que cette journée a été bien funeste!... Il est fort heureux que nous n'ayons qu'une fille à marier, car la maison y passerait.—Ah! monsieur Chopard, il faut lui pardonner à cette chère enfant! elle a tant de chagrin!... elle savait si bien aimer...—Parbleu! en voilà des preuves!... O amour, amour!... tu nous pousses à de terribles mouvemens de vivacité!—Ah! monsieur Chopard! dans une telle circonstance, il faudrait avoir la patience d'un ange pour ne point se fâcher.—C'est vrai, Madame Chopard, il faudrait la patience d'un ange... et encore n'est-il pas certain que les anges l'eurent.... Ah! Dieu!... les angelures, qu'il est joli celui-là!... Madame Chopard, vous me le demanderez quand nous aurons du monde.»
CHAPITRE XXIII.
L'EMPLOI D'UN AN.
Plusieurs mois se sont écoulés depuis la grande soirée, à laquelle madame Dorville a rencontré Jean. Les beaux jours sont passés; l'hiver est revenu, il a ramené à la ville les femmes à la mode, les petites maîtresses, qui reviennent y chercher des plaisirs, des hommages, des bals et du bruit. Pour quelques-unes de ces dames la campagne n'offre que peu d'attraits, mais il est du bon ton d'être éloigné de Paris pendant quatre ou cinq mois; et il vaut mieux s'ennuyer que de manquer à l'étiquette.
Pour Caroline, la campagne avait des charmes; elle aimait à s'y retrouver, libre d'être à elle-même, éloignée du tumulte du monde, et à l'abri pendant quelque temps de ces complimens, de ces fadeurs dont la continuelle répétition ennuie même celles à qui on les adresse. Sans doute, Caroline était flattée de plaire, d'être recherchée, écoutée avec plaisir; cependant pour un esprit juste et délicat, ces jouissances sont peu de chose; on les goûte par habitude, mais elles tiennent peu de place dans une âme aimante et en laissent encore beaucoup pour le bonheur. Ce n'est que chez une coquette que les jouissances de l'amour-propre sont le premier des biens.
L'hiver a aussi ramené Caroline à Paris, elle retourne dans le monde, plutôt par habitude que par un goût réel. On lui fait de nouveau la cour, car une jeune veuve, riche et jolie, est l'objet continuel des hommages des hommes. Mais Caroline, tout en accueillant avec grace, avec enjouement le nombre toujours croissant de ses adorateurs, ne montre à aucun d'eux une préférence marquée. Chacun de ces messieurs est charmé du sourire aimable avec lequel on a reçu ses complimens, de la gaîté avec laquelle on a écouté les jolies choses qu'il croit avoir dites, mais nul ne peut encore se flatter d'avoir touché le cœur de la jeune veuve, et de l'avoir fait soupirer en secret, ce qui est bien plus difficile que de faire sourire devant le monde.
Cependant madame Dorville est parfois rêveuse. A vingt et un ans un cœur tendre éprouve le besoin d'aimer, et, au milieu des plaisirs, du tourbillon du monde, entouré même d'un essaim d'adorateurs, il ressent un vide, un ennui secret dont quelquefois il ne peut pas se rendre compte.
Parmi les jeunes gens qui faisaient une cour assidue à Caroline, Valcourt était un de ceux qui semblaient le plus épris et qui se montraient le plus empressés, le plus galans près de la jeune veuve. Valcourt avait de la fortune, de la naissance, une jolie figure. Il avait reçu une éducation brillante, et n'était point dépourvu d'esprit. Il ne pensait pas que l'on pût lui résister, et cependant c'était cette persuasion qui le faisait souvent échouer près des femmes; car la fatuité jette un voile sur nos avantages au lieu de les faire ressortir, et laisse toujours présumer peu d'esprit chez ceux qui sont entachés de ce défaut.
Valcourt avait trouvé facilement l'occasion de se faire présenter chez madame Dorville qui recevait toutes les semaines. Madame Beaumont, qui connaissait la famille de notre élégant, avait été son introductrice. Valcourt était bon musicien, il avait une jolie voix, mais il défigurait son chant par les graces qu'il voulait y mettre, par la prétention de ses manières; et son cou tendu, son sourire affecté lorsqu'il chantait un morceau, détruisaient tout le plaisir qu'aurait pu faire sa voix. Cependant Valcourt était fort recherché dans le monde où les prétentions sont bien moins critiquées que le manque d'usage.
Madame Dorville paraissait recevoir Valcourt avec plaisir, elle riait des aveux qu'il lui adressait; elle répondait par quelques plaisanteries aux déclarations qu'il lui faisait, et traitait légèrement ce qu'il semblait vouloir terminer très-sérieusement; car Valcourt était devenu amoureux de la jolie veuve; autant du moins qu'un fat puisse être amoureux; mais il était piqué de voir Caroline recevoir en riant ses hommages, et ne concevait point qu'elle pût résister à ses regards, à ses soupirs; le désir de faire la conquête de madame Dorville devenait chaque jour plus vif chez Valcourt qui aurait voulu être sans cesse chez Caroline, mais il avait assez d'esprit pour ne point s'y rendre importun, et trop d'usage du monde pour abuser de la permission d'aller quelquefois lui faire sa cour.
Au milieu des plaisirs, accablée d'hommages, et à même par sa fortune de satisfaire toutes ses fantaisies, bien des femmes eussent été entièrement heureuses. La femme de chambre de Caroline, jeune fille assez simple, mais fort attachée à sa maîtresse, s'étonnait quelquefois de la voir soupirer, et lorsque cela arrivait devant elle, Louise s'écriait: «Mon Dieu! madame, est-ce que vous avez du chagrin?» Caroline alors regardait sa femme de chambre en souriant et lui répondait: «Non, Louise, je n'ai aucun chagrin. Pourquoi me demandes-tu cela?—C'est que madame soupirait...—Eh bien, est-ce que tu crois qu'on ne peut soupirer que lorsqu'on a quelque peine?—Sans doute, madame.—Tu te trompes, Louise, on soupire souvent... sans savoir pourquoi...—Ah!... c'est drôle! A coup sûr, madame ne doit pas s'ennuyer! Quand on peut faire tout ce qu'on veut... quand on est aimé de tous ses amis, comme madame; quand on se met bien, comme madame, et qu'on peut chaque jour aller au bal ou au spectacle, ou au concert, on ne doit pas avoir un moment d'ennui!—Tu crois cela, Louise... Ah! ma chère, on s'habitue à tout!... Ces plaisirs qui se renouvellent sans cesse, mais qui sont au fond toujours les mêmes, cessent bientôt de nous séduire. Il doit en être de plus vrais... de plus doux!... Quand ma mère vivait, je n'éprouvais jamais auprès d'elle un seul instant d'ennui; nous causions, et souvent de choses bien peu importantes; mais avec les personnes qui nous sont chères les moindres paroles ont du charme; les mots semblent avoir une autre valeur... Il y a dans l'intimité de ceux qui s'aiment tant de choses qui s'entendent sans se dire... Ah! Louise... combien je regrette ces simples conversations avec ma mère.»
Les yeux de Caroline se mouillaient de larmes; alors Louise sentait aussi les siens humides, puis elle ajoutait au bout d'un moment: «Ah! certainement... quand on a sa mère... c'est bien agréable... Mais enfin... quand on est jeune et belle, comme madame, on peut encore avoir... un autre sentiment... et sans doute que madame ne restera pas toujours veuve...»
A cela Caroline ne répondait rien, elle semblait rêver encore, et Louise n'osait pas se permettre un mot de plus.
Déjà une partie de l'hiver s'est écoulée, sans apporter aucun changement dans la situation de la jolie veuve. Valcourt est toujours assidu près d'elle, il voudrait faire croire dans le monde qu'il l'a emporté sur ses concurrens et que c'est lui que madame Dorville préfère; quelques-unes de ces personnes comme il y en a tant, qui ne jugent que sur l'apparence, pensent en effet que le séduisant petit-maître ne tardera pas à devenir l'heureux époux de Caroline; mais celles qui voient plus particulièrement madame Dorville, ne remarquent encore rien qui puisse faire croire au triomphe de l'avantageux Valcourt.
Jean ne s'était plus présenté chez madame Dorville. Les personnes de sa société n'avaient point reparlé de lui. Caroline elle-même n'avait pas une seule fois prononcé son nom, et le pauvre Jean semblait totalement oublié, lorsqu'un soir, que Caroline avait du monde chez elle, on vint à parler de la fête magnifique donnée l'été d'auparavant par le vieillard du faubourg Saint-Honoré.
«C'était fort brillant,» dit une jeune dame. «Comment n'y étiez-vous pas, monsieur Valcourt?—Moi, madame, je crois que j'étais alors à Boulogne, ou j'ai pris les bains de mer. J'ai fort regretté de ne point m'être trouvé à Paris à cette époque; car j'ai su que rien ne manquait pour que la fête fût charmante.»
Un coup d'œil lancé à Caroline veut dire que l'on sait qu'elle était à la fête et que c'est à elle que ce compliment s'adresse; mais elle ne semble pas y faire attention.
«Oh! ce qui m'a surtout amusée,» reprend la jeune dame, «ce que je n'oublierai jamais, c'est ce monsieur qui s'est jeté par terre avec sa danseuse en dansant l'anglaise!...—Bah! d'honneur? ça devait être délicieux...—Tu as dû le remarquer aussi, Caroline... Il m'a semblé que c'était ce même jeune homme que j'ai vu un matin chez toi...
»—Qui?...» dit madame Beaumont, «celui qui sentait si horriblement la pipe...—Justement.—Était-ce lui, ma chère?...»
Caroline répond avec un peu d'embarras. «Oui... oui... c'était lui.
»—Eh! mon Dieu!» s'écrie Valcourt, «comment diable se trouvait-il dans une si brillante réunion?
»—Il me semble, monsieur,» répond Caroline d'un air piqué, «que puisqu'il s'est trouvé chez moi, on a bien pu sans se compromettre le recevoir ailleurs.
»—Ah! pardon!... mille pardons, madame,» reprend Valcourt, qui sent qu'il a commis une faute. «Je n'ai pu avoir l'intention de vous offenser!... mais enfin si ce monsieur est venu chez vous, nous savons tous par quel motif, nous connaissons l'obligation que vous lui aviez... mais vous me permettrez de croire que, sans cela, vous ne vous seriez jamais trouvée en relation avec quelqu'un qui est entièrement hors de votre sphère!...
»—Sans doute,» dit madame Beaumont, «ce jeune homme est fort honnête, je n'en doute pas; il a de la fortune, à ce que tu m'as dit, mais tout cela n'empêche pas qu'il ne soit fort mal placé dans un salon.
»—Mais... il m'y a semblé beaucoup moins gauche, lorsque je l'ai aperçu à cette fête,» dit Caroline; «peut-être est-ce la timidité qui lui donnait cet embarras que vous avez remarqué ici... Mais alors je lui ai trouvé plus d'usage... de maintien...
»—Ah! ma bonne!... ce n'est pas la timidité qui lui faisait sentir la pipe!...—Et ces mots de corps-de-garde qui lui sont échappés!
»—Oh! décidément,» s'écrie Valcourt, «madame Dorville a pris monsieur... Ah! mon Dieu, j'ai oublié son nom, enfin ce monsieur sous sa protection... Mais cela devait être bien drôle de le voir danser l'anglaise... s'il dansait comme il a marché en entrant dans ce salon... ah! ah! ah!»
Caroline rougit; cette conversation semble l'impatienter, et elle répond à Valcourt avec un peu d'aigreur: «S'il fallait, monsieur, relever les ridicules que l'on a sans cesse sous les yeux, on n'aurait pas dans le monde un seul instant à soi.»
Valcourt ne répond rien, mais il est très-piqué de voir Caroline prendre la défense d'un homme qu'il trouve tellement au-dessous de lui. Cependant la conversation a changé, il n'est plus question de Jean. Madame Dorville s'empresse de redevenir aimable pour tout le monde, même pour Valcourt, et on sort de chez elle enchanté de la grâce avec laquelle elle en fait les honneurs.
Jean est-il donc de nouveau totalement oublié? Si Caroline est rêveuse, est-ce à lui qu'elle pense? Est-il présumable qu'une femme du monde, accablée d'hommages, s'occupe d'un homme qu'elle n'a vu que quatre fois, qui ne lui pas adressé un mot galant, et qui ne saurait tourner un compliment d'une manière convenable? Mais que sait-on? Il se passe au fond de notre cœur des choses si bizarres, que nous serions souvent nous-mêmes fort embarrassés de nous expliquer nos sentimens.
Lorsque, après une courte absence, madame Dorville rentrait chez elle, dans la journée ou le soir, elle ne manquait jamais de demander à son portier s'il lui était venu du monde. Lorsque c'était quelques jeunes gens qui étaient venus lui rendre visite, elle se faisait répéter leur nom, puis disait encore: «C'est bien tout? Il n'est pas venu d'autres personnes?—Non, madame,» répétait le concierge, et Caroline rentrait chez elle en roulant dans sa main les cartes de visite.
Enfin l'hiver a passé; il a semblé cette fois bien long à Caroline qui parle souvent du désir qu'elle éprouve de retourner à sa campagne. Déjà les jours sont plus longs, les matinées plus belles, les arbres reprennent leur parure, et Louise dit à sa maîtresse: «Nous allons bientôt retourner à Luzarche, n'est-ce pas, madame?—Oh! oui, bientôt,» dit Caroline.
Cependant la semaine s'écoule, et on ne part point. Au bout de quelques jours Louise dit encore: «Voilà le beau temps qui est revenu... Madame, qui désirait si vivement retourner à la campagne, va sans doute partir avant peu.—Oui, la semaine prochaine,» répond Caroline.
Mais la semaine s'écoulait encore sans que Caroline donnât ses ordres pour les apprêts du départ, et Louise ne concevait pas que sa maîtresse ne fît point au printemps ce qu'elle semblait tant désirer l'hiver.
On est arrivé à la fin de juin, et on est encore à Paris, lorsque ordinairement à cette époque on est aux champs depuis deux mois. La femme de chambre n'ose plus demander à sa maîtresse si l'on partira bientôt pour Luzarche, mais un matin Caroline ordonne enfin que l'on fasse tous les préparatifs pour aller à la campagne.
La veille du jour fixé pour son départ, Caroline a eu beaucoup d'emplettes à faire, car les champs sembleraient un peu monotones si on n'y emportait pas mille choses de la ville. Après avoir recommandé aux marchands de lui envoyer dans la soirée ce qu'elle a choisi, Caroline retourne chez elle. Mais à quelques pas de sa maison, un jeune homme l'aborde timidement. Caroline lève les yeux et reconnaît Jean.
«Quoi... c'est vous, monsieur!» dit la jeune femme avec une expression de surprise qui n'avait rien de désagréable pour celui qui la causait. «—Oui, madame, pardonnez-moi si je prends la liberté de vous arrêter, mais je n'ai pu résister au désir de vous dire adieu... avant votre départ pour la campagne.—Mais, monsieur, si vous aviez ce désir, qui vous empêchait de vous présenter chez moi?—Je voulais, madame, avant d'y aller de nouveau, me sentir digne de ce bonheur... Je voulais ne plus être déplacé dans votre société, afin que vous n'eussiez plus à rougir de m'y admettre.
»—A rougir!... Ah! monsieur, avez-vous pensé que jamais...—Oh! non pas vous, madame, je vous crois trop indulgente pour cela, mais dans le monde on ne l'est pas, et en vérité je méritais bien que l'on s'étonnât de m'y rencontrer.»
Caroline regarde Jean avec étonnement. Le changement de son langage répond à celui de ses manières; ce n'est plus cet homme brusque, déhanché, au ton commun, à la voix perçante; c'est un jeune homme qui semble encore timide, mais dont l'embarras même n'a plus rien de gauche, et qui joint à des formes polies une voix douce qui ne fatigue plus ceux qui l'écoutent.
«En vérité,» dit Caroline, «je ne vous reconnais plus... vous n'êtes plus le même... non, il s'est fait en vous un changement prodigieux!... mais il est tout à votre avantage...—Ah! madame, s'il était vrai...—Il me semble, monsieur, que vous ne devez plus craindre de vous trouver dans le monde.—Oh! pardonnez-moi, madame, j'ai encore tant de choses à apprendre!...—Comment! est-ce que maintenant vous avez pris goût à l'étude?—Oui, madame...—Par quel miracle!... car vous étiez ennemi de tout travail, à ce que vous m'avez dit...—En effet, madame, mais je ne le suis plus, mes goûts, mes désirs ne sont plus les mêmes, depuis...»
Jean n'achève pas; il rougit, et Caroline reprend au bout d'un moment: «On ne vous a pas aperçu de l'hiver, ni dans le monde ni au spectacle.—Non, madame, depuis près d'un an... depuis cette fête où je vous ai rencontrée, je me suis livré à l'étude sans relâche... J'aurais voulu en peu de temps regagner tout celui que j'ai perdu!—Dans l'âge où l'on peut trouver mille distractions, l'étude doit sembler plus pénible.—Non, madame, elle a maintenant du charme pour moi! Je m'y livrais avec ardeur... Il me semblait que cela me rapprochait de... de ce monde que maintenant je veux connaître.—Et vous êtes resté à Paris tout ce temps?—Oui, madame, j'étais là.»
Jean montre à madame Dorville les fenêtres de l'entresol d'une maison qui est devant eux.
«Quoi! vous demeurez dans ma rue... et je ne vous ai jamais rencontré!...—Mais, moi, madame, je vous voyais tous les jours... Assis près de cette fenêtre, tout en travaillant, mes yeux se portaient souvent sur votre demeure... C'est le seul délassement que je me suis permis. Lorsque je me sentais fatigué par quelques heures d'études, lorsque des difficultés nouvelles, quelques recherches arides me rendaient le travail plus pénible, je portais mes yeux sur vos fenêtres, et il me semblait retrouver un nouveau courage, un nouveau désir d'apprendre; quelquefois aussi je vous voyais sortir... passer à quelques pas de moi... Alors ma retraite s'embellissait, mon logement avait pour moi un prix inestimable, et je ne désirais plus sortir, heureux de penser que le lendemain je pourrais peut-être vous apercevoir encore.»
Caroline est émue; elle a écouté Jean avec un intérêt que chaque mot qu'elle entend rend plus vif. Elle éprouve un trouble qui l'étonne. Jean ne dit plus rien, elle attend qu'il parle encore... Tous deux oublient qu'ils sont dans la rue... Quand on a tant de choses à se dire, le temps passe si vite... et les momens d'oubli sont toujours les plus heureux.
Enfin Jean reprend d'un air craintif: «Ce que je viens de dire vous fâche peut-être, madame, et vous trouvez mauvais que je me sois permis de connaître ainsi tous les momens où vous sortiez.—Pourquoi donc, monsieur? vous êtes bien le maître de loger où bon vous semble... de vos fenêtres vous apercevez les miennes... il n'est pas étonnant que vous les ayez regardées quelquefois... En travaillant contre votre croisée vous m'avez vue passer... tout cela est très-naturel... il n'y a rien là-dedans dont je puisse me fâcher... Mais un an de retraite, de travail... à votre âge! voilà ce qui me paraît le plus surprenant!...—Je vous assure, madame, que cette année a passé bien vite, et je voudrais...—Mais, mon Dieu... je ne pense plus que nous causons là dans la rue... Il me semble qu'il serait plus convenable, d'être chez moi...—Je vais vous dire adieu, madame...—Vous ne voulez donc plus venir chez moi, monsieur?—Oh! pardonnez-moi, madame, mais vous avez presque toujours du monde... On ne peut vous parler un instant... et je ne me suis pas encore préparé à cette contrainte qu'il faut s'imposer dans la société...—Quel enfantillage! c'est donc pour lui seul que monsieur s'est livré au travail, à l'étude, qu'il a pris ces manières... polies... aimables... qu'il s'est donné la peine enfin de se changer entièrement?—Ce changement, madame, si j'osais vous dire à qui j'en suis redevable...—Mon Dieu! il faut que je rentre... tout le monde nous regarde... Il y a si long-temps que nous sommes là...—Il me semble qu'il n'y a qu'un moment.—Pour les passans, deux personnes qui causent!... il y a de quoi leur faire dix fois retourner la tête.—Les imbéciles! qu'ont-ils à nous regarder?... ils mériteraient...—Ah! point d'emportement!... Songez que vous n'êtes plus le jeune homme d'autrefois!...—Vous avez raison!... mais j'aurais encore bien besoin de leçons, et demain vous partez pour la campagne...—Sans doute, nous voici bientôt en juillet; il y a long-temps que je devrais être dans ma petite maisonnette. A propos, qui vous a appris que je partais demain?...»
Jean rougit en répondant: «Ah! c'est mon domestique... qui demandait quelquefois... dans le voisinage... si vous étiez bientôt disposée à partir.»
Caroline sourit, puis dit au bout de quelques instans: «Oui, je pars demain pour Luzarche... c'est à sept lieues d'ici; connaissez-vous cet endroit-là?—Non, madame.—C'est fort joli. Les environs surtout sont charmans... des promenades si agréables, des sites ravissans... Aimez-vous la campagne?—Je n'y suis point allé depuis long-temps... Mais je crois que je m'y plairais beaucoup... avec certaines personnes...—Si vous voulez bien me sacrifier quelques momens... et que vous pensiez ne pas trop vous ennuyer avec moi...—M'ennuyer près de vous!... ah! madame, est-ce possible?... lorsque vous voir une minute suffisait au bonheur de toutes mes journées.—Eh bien, monsieur, il faut venir à Luzarche... Vous pourrez d'ailleurs y étudier aussi bien qu'à Paris; à la campagne, liberté tout entière, c'est un de ses premiers agrémens...—Vous me permettez donc, madame, d'aller vous y offrir mes hommages...—Oui, monsieur, et j'espère que là ce ne sera pas comme à Paris, et que vous voudrez bien passer le seuil de la porte.—Ah! madame, que vous êtes bonne, que je suis heureux de...—Oh! pour cette fois il faut que je vous quitte... On finirait par se mettre aux fenêtres pour nous regarder... Adieu, monsieur Durand.—Adieu, madame.»
Caroline fait un aimable sourire à Jean, qui la salue et reste à sa place pour la regarder s'éloigner et la voir plus long-temps. Caroline atteint la porte, elle n'a pas retourné la tête pour voir encore Jean... Mais peut-être en a-t-elle eu grande envie. Enfin elle est rentrée, et Jean, le cœur ivre de joie, retourne lestement à son entresol.
CHAPITRE XXIV.
TENTATIVES INFRUCTUEUSES.
Nous savons maintenant que depuis près d'un an, c'est-à-dire le lendemain de la visite que M. Chopard lui a faite, Jean a quitté son logement de la rue de Provence. Jean n'avait d'abord pour but, en déménageant, que de se soustraire pendant quelque temps aux visites importunes, étant résolu à se livrer à l'étude, et voulant essayer de réparer le temps perdu dans sa jeunesse. Mais en sortant de chez lui pour chercher un autre domicile, les pas de Jean se sont naturellement portés vers la rue Richer; là, il a trouvé le précieux entresol d'où il peut apercevoir la maison occupée par madame Dorville. On juge avec quel transport il s'y est établi; et là, réalisant le plan qu'il a conçu, et aussi impatient de s'instruire qu'il a été jadis ennemi du travail, Jean fait venir chez lui un maître de langues, un professeur de géographie, d'histoire, de littérature, et un maître de musique. Son temps est partagé également avec chacun d'eux, et souvent, cédant à l'ardeur nouvelle qui le domine, Jean passe une partie des nuits à se pénétrer de ce que ses professeurs lui ont enseigné dans la journée.
On trouvera que c'est bien peu d'un an pour connaître tant de choses, mais lorsqu'on en a la ferme volonté et que la nature nous a doués d'un entendement facile, on apprend bien plus vite à vingt et un ans qu'à dix; car on comprend et l'on raisonne sur ce que l'on étudie, tandis que les enfans n'apprennent pendant long-temps que comme des perroquets.
Malgré cela, comme en un si court espace, il est difficile d'approfondir beaucoup de choses, Jean est loin encore d'être en état de parler une autre langue que la sienne; mais du moins il s'exprime purement en français; il ne raisonnera pas sur la littérature, mais les noms de nos grands auteurs et leurs ouvrages ne lui sont plus étrangers; il ne prendra plus pour une scène de carnaval les noces de Thétis et Pélée; enfin il n'est pas encore capable de faire sa partie sur le violon, mais il connaît la musique vocale, la valeur des notes, et saura chanter en mesure lorsqu'on l'accompagnera; il s'est surtout beaucoup appliqué à l'étude de la musique, car il se souvient toujours du charmant duo chanté par madame Dorville à la grande soirée, des choses si tendres qu'un jeune homme lui adressait en musique, et Jean s'est promis d'être en état de lui chanter aussi de ces choses-là.
En quittant son ancien domicile, Jean a dit qu'il partait pour l'Italie et qu'un ami lui achetait ses meubles; par ce moyen il a évité toute visite importune. Bellequeue, qui, en sortant de chez les Chopard, est allé entortiller sa jambe de flanelle, pour ne plus avoir à se mêler du mariage de mademoiselle Adélaïde, Bellequeue ne tarde pas à sentir se dissiper la colère qu'il ressentait contre Jean; et, cédant petit à petit aux insinuations de sa jeune bonne, il finit par convenir qu'il a parlé très-durement à son filleul dans leur dernière entrevue.
«Eh bien!» dit Rose, «il faut vous raccommoder, car enfin il serait bien ridicule que vous restassiez brouillé avec M. Jean, votre filleul, un jeune homme que vous regardiez comme votre fils, et tout cela pour mademoiselle Chopard!—C'est vrai, Rose, ça serait très-désagréable... Mais tu vois bien qu'il ne vient plus me voir, ce diable de Jean.—Pardi! si vous lui avez dit des choses dures, désobligeantes, comment voulez-vous qu'il vienne... Ah! c'est que vous êtes très-sec quand vous vous y mettez.—Oui... j'avoue que je suis quelquefois bien imposant!...—Il faut aller le voir, ce jeune homme...—Mais il me semble, Rose, qu'il serait plus convenable que ce fût lui qui fît la première démarche pour se raccommoder avec moi.—Et s'il n'ose pas... ça fait que comme cela on ne finit rien. Écoutez, si vous voulez, j'irai, moi, chez M. Jean, au moins comme ça...—Non, Rose, non,» s'écrie Bellequeue en ramenant sur ses oreilles sa toque écossaise. «Décidément j'irai... Tout cela est un enfantillage, et je puis bien...—Pourquoi ne pas me laisser le voir d'abord, ça serait bien mieux... N'avez-vous pas peur de me laisser aller seule chez M. Jean!... N'avez-vous pas encore des idées biscornues dans la tête!...—Non, ce n'est pas cela!... je connais ta sagesse... mieux que personne!... mais les mœurs avant tout, ma chère enfant.»
Rose se retourne en souriant, et ce sourire semblait dire bien des choses; Bellequeue, qui craint que sa petite bonne ne persévère dans l'idée d'aller rendre visite à son filleul, se décide à aller sur-le-champ trouver celui-ci. Bellequeue ne se ressent plus de son attaque de goutte, il est leste comme à quarante ans, et presque en état de marcher sur ses pointes. Il part donc pour la rue de Provence; il pouvait y avoir alors deux mois d'écoulés depuis la visite qu'il avait faite à son filleul.
Mais Bellequeue éprouve un véritable chagrin lorsque, arrivé à la maison de la rue de Provence, le portier lui dit: «M. Jean Durand ne loge plus ici depuis deux mois, et à cette époque il partait pour l'Italie; j'ignore s'il en est revenu, mais je ne puis vous donner aucune adresse.»
Bellequeue s'éloigne tristement; il rentre chez lui dire à Rose: «Jean est parti pour l'Italie! parti sans me faire ses adieux... Il est vrai que nous étions brouillés... Mais enfin il devait bien me connaître et savoir que mon cœur ne se fâchait pas comme ma tête!—Comment! il est parti pour l'Italie!» s'écrie Rose; «c'est ben drôle!... Ah! peut-être qu'il aura suivi là quelqu'un... de ses amis...—Qui donc cela, Rose?—Dame! Je ne sais pas!... Mais enfin, s'il est allé en Italie, il en reviendra, et je suis bien sûre, moi, qu'il s'empressera de venir vous voir, et qu'il ne restera pas fâché avec vous.»
Cependant Rose doute un peu de la réalité de ce voyage, et elle regrette beaucoup de n'avoir pas demandé à Jean où demeurait la jolie dame, parce qu'elle présume que par-là elle aurait retrouvé les traces du fugitif. Rose était femme, elle était fine, et en amour les femmes devinent presque toujours juste.
On n'était pas non plus resté oisif chez les Chopard. Mademoiselle Adélaïde, après avoir dans sa colère brisé le flacon de Cognac, en jurant que le perfide serait son époux, avait paru reprendre de l'empire sur elle, et feint pendant quelque temps de ne plus songer à l'ingrat qui l'oubliait. Le papa et la maman étaient enchantés de voir leur fille redevenue raisonnable. «Elle avait trop d'esprit pour ne point triompher de sa passion,» disait la maman Chopard, et son époux lui répondait: «Elle commence à ouvrir les yeux sur ce Jean... qui s'est conduit comme un Jean... Ah! comme ça prête au calembourg! Malgré cela, Adélaïde ne s'est pas encore remise à la distillation, et je ne la croirai entièrement guérie de son amour, que quand je la retrouverai à l'eau-de-vie ou à l'esprit de vin.»
En effet, le calme de la demoiselle n'était qu'apparent. Au bout de quelques semaines, Adélaïde prend un matin le bras de sa maman, elle l'entraîne rue de Provence, elle s'est fait indiquer la demeure de Jean, et elle dit à sa mère: «Entrez, je vous en supplie, chez le portier, et informez-vous de ce que fait ce jeune homme, de ce qu'il devient, de sa conduite enfin.»
«—Quel jeune homme? ma fille,» dit la maman, avec surprise. «—Comment! quel jeune homme!» s'écrie Adélaïde en lâchant le bras de sa mère, «est-ce que nous ne sommes pas devant la demeure de l'ingrat, du malhonnête, du monstre... qui s'est joué de mon cœur!...—Quoi! ma fille, tu penses encore à ce Jean!...—Si j'y pense!... Ah! ben par exemple... si j'y pense!... Je ne fais que ça toute la journée et toute la nuit!...—Je croyais, ma chère amie, que la raison avait enfin...—Ah! il n'est pas question de raison!... ça me tient plus que jamais!... Je suis décidée à mettre Paris sens dessus dessous pour l'épouser...—Mais, ma fille...—Allez donc parler au portier, maman, je vous attends là.»
La bonne maman cède aux désirs d'Adélaïde, elle va trouver le portier, qui lui répond comme à Bellequeue, que M. Jean Durand est parti pour l'Italie; et la maman revient dire cela à sa fille.
«Parti pour l'Italie!» s'écrie Adélaïde en faisant un geste qui finit aller son poing sous le nez d'un petit monsieur qui passait alors près d'elle, lequel trouve très-singulier qu'une dame (car Adélaïde n'a pas l'air d'une demoiselle) gesticule ainsi en plein air. Mais sans songer à demander excuse au petit monsieur qui s'éloigne en murmurant et en se tâtant le nez, Adélaïde reprend: «Parti pour l'Italie!... C'est peut-être un mensonge... Ma mère, allez demander au portier si ce n'est pas une feinte, et donnez-lui quinze sous pour qu'il ne vous cache rien.»
Madame Chopard tire une pièce de quinze sous de son sac et va l'offrir au portier, pais elle revient dire à sa fille: «Ma chère amie, c'est la pure vérité.»
Adélaïde fait quelques pas dans la rue avec humeur, puis elle s'écrie: «Maman, est-ce que vous n'avez pas demandé quand il reviendrait?...—Mais il ne m'a pas...—Allez donc lui demander s'il doit bientôt revenir.»
Madame Chopard retourne chez le portier et revient vers Adélaïde en disant: «Le portier n'en sait absolument rien!—Ce portier-là est une fameuse bête!...»
On fait encore quelques pas pour s'éloigner, puis Adélaïde s'écrie: «Je m'en vais lui parler moi-même à ce portier... car il n'est pas possible... il se sera moqué de vous... et pour quinze sous il devait vous en dire plus long que ça... Attendez-moi là.»
Adélaïde laisse sa mère dans la rue et court jusqu'à l'ancienne demeure de Jean. Mais malgré ses questions, ses prières, ses demandes cent fois répétées, elle ne peut en savoir plus. Elle va enfin rejoindre sa mère, lui prend le bras et s'en retourne avec elle, en faisant une mine affreuse. Madame Chopard dit tout bas, en rentrant, à son mari: «Voilà son amour qui s'est rallumé plus fort que jamais!—J'étais sûr qu'il était mal éteint...» répond M. Chopard. «Je vous l'ai dit: elle néglige ses bocaux, c'est qu'elle pense à autre chose.—Il faut lui pardonner, un premier amour est bien difficile à effacer de notre mémoire.—Comment savez-vous ça, madame Chopard? Je pense que vous n'avez rien eu à effacer depuis que vous êtes mon épouse?—Ah! monsieur Chopard, voilà une question qui me fait de la peine!...—C'était un jeu de mots, ma chère amie.»
Depuis qu'Adélaïde a passé ses vingt ans, elle a bien l'air d'en avoir vingt-cinq, et ses parens la considèrent comme une femme forte, bien capable de se conduire elle-même; aussi la laisse-t-on sortir seule le matin, soit pour faire des emplettes dans le quartier, soit pour quelques détails de ménage. Les Chopard ont trop bonne opinion de la vertu de leur fille pour craindre qu'elle abuse de la liberté qu'ils lui laissent.
Quelques jours après sa course rue de Provence avec sa mère, Adélaïde y retourne seule, et demande au portier s'il a des nouvelles de M. Jean. Le portier fait sa réponse ordinaire; la grande fille s'éloigne, puis elle y retourne deux jours après; elle n'en apprend pas davantage; mais elle ne se rebute pas, et tous les deux jours le portier voit arriver la grande demoiselle dont les visites l'ennuieraient beaucoup si Adélaïde ne lui glissait de temps en temps une pièce blanche pour se conserver ses bonnes graces.
«Ne pas même dire dans quelle ville d'Italie il est allé!» s'écrie parfois Adélaïde, «car au moins on aurait pu... Mon papa, est-ce bien loin l'Italie?
«—Ah! Dieu! si c'est loin!» répond M. Chopard, qui craint qu'il ne prenne envie à sa fille de l'envoyer y chercher Jean. «C'est un pays perdu!... c'est-à-dire que c'est immensément loin!... c'est au-delà de... de toutes les montagnes!...—Bien plus loin que Rouen, où vous m'avez menée une fois?—Ah! cent fois plus loin!... et puis un climat horrible!... On y étouffe toute la journée! et on ne mange que du macaroni pour se rafraîchir. Et des voleurs!... Beaucoup de voleurs sur les routes; il est très-rare qu'on y arrive sans avoir été dépouillé cinq ou six fois en chemin.
»—Ce n'est pas encore ça qui me ferait peur,» dit Adélaïde; «mais quand on ne sait pas de quel côté se diriger... Il aura suivi là sa nouvelle conquête!... C'est peut-être d'une Italienne qu'il est devenu amoureux... Ces femmes-là sont si coquettes... elles emploient tant de manéges pour séduire les hommes...—Elles emploient même des philtres,» dit M. Chopard. «—Alors je suis sûre qu'on aura fait usage de quelque chose comme ça, pour m'enlever le cœur de M. Jean, car certainement il était trop amoureux de moi pour changer naturellement.—Adélaïde a raison,» dit madame Chopard, «on aura jeté un charme sur le jeune homme.
»—Un charme...,» murmure M. Chopard qui cherche un calembourg. «Il est certain qu'avec un charme...
»—Ah! si je découvrais cette femme-là!» s'écrie Adélaïde. «Mon papa, est-ce bien grand l'Italie?
»—Quelle question!... si c'est grand!... Un pays qui contenait à la fois les Romains, les Italiens et les Latins!... C'est un pays trois fois grand comme la Chine.»
Adélaïde soupire et se tait, car elle aurait été bien tentée de faire un petit voyage en Italie.
Depuis le jour où il est venu annoncer la rupture du mariage, Bellequeue n'est pas retourné chez les Chopard. Adélaïde trouve que le ci-devant coiffeur s'est très-mal conduit dans toute cette affaire, et ses parens sont de son avis.
«Certainement M. Bellequeue connaissait la nouvelle conquête de M. Jean,» dit Adélaïde; «pourquoi ne pas avoir été le premier à nous éclairer sur les sentimens de son filleul?...—Il a eu bien des torts,» dit madame Chopard. «—A coup sûr,» dit M. Chopard, «il nous eût éclairés, en nous laissant apercevoir la nouvelle flamme du jeune homme.—Il fait très-bien de ne plus remettre les pieds ici!...—Oh! oh!... qu'il ne s'avise pas d'y revenir,» s'écrie M. Chopard, «car je lui parlerai comme j'ai parlé à son filleul.»
Mais le temps s'écoule, et, malgré ses visites presque quotidiennes au portier de la rue de Provence, Adélaïde ne peut rien apprendre sur Jean. Persuadée que Bellequeue doit avoir des nouvelles de son filleul, et, ne pouvant plus résister aux sentimens qui l'agitent, Adélaïde se décide un matin à se rendre chez le parrain de Jean.
Il était onze heures, et Bellequeue était sorti depuis peu d'instans, lorsque Rose entendit sonner avec violence. «Ah! mon Dieu!» se dit la petite bonne, «c'est comme la sonnerie de M. Jean!» Et elle court ouvrir; mais au lieu de Jean, elle voit mademoiselle Chopard qu'elle connaissait fort bien, mademoiselle Adélaïde ayant quelquefois accompagné son père lorsqu'il allait voir son ami.
«M. Bellequeue est-il chez lui?» demande Adélaïde d'un ton brusque et avec l'air peu aimable qui lui était habituel, lorsqu'elle ne daignait pas adoucir l'expression de sa physionomie.
—«Non, mademoiselle, il n'y est pas,» répond la petite bonne en se mettant sur-le-champ au ton de la personne qui lui parlait.
«—Ah! il n'y est pas... Comment, il sort si tôt que cela!...—Il sort quand ça lui plaît... Ça serait amusant de rester chez soi de peur qu'il ne vienne quelqu'un... D'ailleurs, j'y suis, moi, et les personnes qui viennent savent fort bien que parler à moi ou à monsieur, c'est la même chose.»
Adélaïde laisse échapper un sourire ironique en murmurant: «Ah! c'est la même chose!...» Et Rose fait un léger mouvement de tête en se disant: «Cette péronnelle!... voyez c'tembarras.
»—Reviendra-t-il bientôt?» dit Adélaïde au bout d'un moment. «—Je n'en sais rien,» répond Rose d'un air sec. Adélaïde va s'éloigner. Mais la petite bonne, qui désire cependant connaître le motif de la visite de mademoiselle Chopard, se ravise et lui dit:
«Ah! monsieur ne peut pas tarder à rentrer, car je me rappelle qu'il m'a dit qu'il attendait son tailleur vers cette heure-ci...—Alors je vais l'attendre,» dit Adélaïde en allant s'asseoir dans le petit salon, et Rose la suit avec son plumeau à la main, en se disant: «Tu ne risques rien d'attendre, monsieur est allé visiter le cabinet d'histoire naturelle, et il reste un quart d'heure devant chaque oiseau.»
Adélaïde est quelque temps assise sans rien dire, et Rose reste à épousseter, à ranger dans le salon, en se disant: «Ah! tu ne veux pas parler!... Je te réponds que je te ferai parler, moi.»
Et au bout de quelques minutes, Rose dit avec malice, tout en ayant l'air bien occupé de son ouvrage: «Je crois que c'est mademoiselle qui devait être l'épouse du filleul de monsieur...
»—Ah! vous savez cela!» dit Adélaïde en laissant échapper un sourire amer. «—J'ai déjà dit à mademoiselle que je savais tout... tout ce qui intéresse M. Bellequeue... D'ailleurs j'ai déjà eu l'honneur de voir mademoiselle Chopard.
»—Oui... en effet, je suis venue avec papa... deux ou trois fois.—Oh! oh! avec papa!» se dit Rose en se retournant pour rire. «Cette petite mignonne!... de cinq pieds six pouces qui dit encore papa... Elle devrait tenir aussi une poupée dans ses bras.»
Puis Rose reprend d'un air indifférent: «C'est bien drôle que ce mariage soit resté là... car on disait que c'était une chose très-avancée...
»—Puisque vous savez tout, vous devez savoir la conduite indigne que M. Jean a tenue envers... mes parens... Je ne parle pas de moi, car je m'embarrasse de lui comme d'un cosaque!...
«—Oui! je crois ça!» se dit Rose.
«—De son côté,» reprend Adélaïde, «M. Bellequeue ne s'est pas conduit envers nous comme on devait l'attendre d'un ancien ami. Certainement, quand on a toute l'autorité d'un parrain... et sur un jeune homme qui n'a plus ni père, ni mère, on peut bien le marier à qui l'on veut.
»—Mais dam', mamselle... après tout, pourquoi donc voulez-vous que l'on violente les inclinations de M. Jean?...
»—Que l'on violente!... n'aurait-il pas été bien malheureux? D'ailleurs c'est moi qu'il adorait!...
»—Ah! c'est-à-dire que vous avez cru ça,» répond Rose en souriant.
«—Comment?... Qu'est-ce à dire?» s'écrie Adélaïde en se levant. «J'ai cru... Vous savez donc les secrets de M. Jean; vous connaissez donc le fond de son cœur... vous connaissez peut-être le nouvel objet qui l'enflamme!... Oui, je suis sûre que vous le connaissez... Parlez, la bonne, parlez... parlez donc!....
»—Oh! mon Dieu!... comme vous vous échauffez pour un homme dont vous ne vous embarrassez plus!...
»—Que je m'échauffe ou que je ne m'échauffe pas, ce sont mes affaires, et je vous prie de me répondre.
»—Mais il me semble que vous n'êtes pas venue ici pour causer avec la bonne!...» répond Rose d'un air moqueur. «Et puisque ce n'est qu'à monsieur que vous voulez parler....
»—Ah! je vois bien que vous en savez long, mademoiselle. Oui, c'était au sujet de M. Jean que je voulais voir votre maître. Comme papa est très en colère et qu'il a dit que M. Jean ne périrait que de sa main, je voulais que M. Bellequeue m'apprit où est ce jeune homme, afin de l'engager à éviter la rencontre de papa qui lui ferait un mauvais parti.
»—Oh! si ce n'est que ça! je crois que M. Jean n'a pas peur de la colère de M. Chopard!... D'ailleurs, mon maître ne peut pas dire où est son filleul!... Quant à cet amour que vous avez cru qu'il avait pour vous, lorsque vous avez vu ce jeune homme devenir tout pensif, tout rêveur... oh! c'était bien en effet l'amour qui le rendait comme ça, mais je puis bien vous assurer que vous n'en étiez pas cause!...
»—Achevez... Qui donc aimait-il?» dit Adélaïde en tortillant son mouchoir dans ses mains.
«—Ah! une bien jolie femme... à ce qu'il m'a dit... Oh! une femme du grand genre... élégante... bien tournée...
»—Que ces hommes sont scélérats!... Vous étiez donc sa confidente, la bonne?
»—Mais oui... M. Jean avait beaucoup de confiance en moi, il me disait tout ce qu'il pensait!
»—Et où a-t-il connu cette femme?
»—C'est l'une de celles qu'il a sauvées un soir que des voleurs venaient de les attaquer?
»—Ah! l'horreur! une de ces femmes qu'il a trouvées dans la rue!... quelque malheureuse!... «Et c'est pour un semblable objet que je suis outragée!...
»—Ça n'est pas du tout une malheureuse! car il paraît, au contraire, que c'est une femme noble et millionnaire, qui a trois carrosses et vingt domestiques!»
Et Rose se retourne en se disant: «Faut dire tout ça, parce que ça la vexe.
»—C'est donc une princesse alors? Jolie princesse! qui se promenait seule le soir dans la rue des Trois-Pavillons!... Est-ce qu'elle est Italienne?
»—Ah! j'ignore si elle est Italienne ou Turquoise, M. Jean ne me l'a pas dit; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'aime!... Ah! mais il l'aime d'une force...
»—Quand il l'aimerait comme un Samson, je vous réponds qu'il ne l'épousera pas!...—Bah! qui l'en empêcherait?—Moi.—Vous!—Oui, la bonne, moi!...—C'est peut-être déjà fait seulement!—Qu'il ne s'en avise pas!... Et le nom de cette beauté extraordinaire?—Je n'en sais rien.—Vous n'en savez rien?—Non, M. Jean ne me l'a pas dit.—C'est bien étonnant!... et sa demeure?—Je n'en sais rien.—Vous ne savez pas la demeure... vous la confidente de M. Jean?—Non, mamselle, je ne la sais pas... ou si je la sais, je ne veux pas vous la dire, parce que ce serait trahir les secrets de l'amour!...»
Et Rose se dit tout bas: «Faut lui faire croire que je sais l'adresse.
»—Mademoiselle Rose, je vous prie de me dire l'adresse de cette dame?» s'écrie Adélaïde en faisant des yeux étincelans.
«—Mademoiselle, je ne vous la dirai pas,» répond Rose en recommançant à épousseter.
«—La bonne, prenez garde!... Je retrouverai M. Bellequeue une autre fois; je me plaindrai de vous... et je vous ferai chasser par votre maître, si vous ne me donnez pas cette adresse.»
»—Vous me ferez chasser!» s'écrie Rose en faisant avec son plumeau voler de la poussière sur Adélaïde. «Ah! ben, il est joli, celui-là! mais le malheur c'est que mon maître commencera par m'écouter avant vous, et qu'il pourra fort bien vous prier de rester tranquille chez vot' papa, et de ne pas venir faire ici des jérémiades pour avoir un mari.»
Ces derniers mots mettent le comble à la colère d'Adélaïde, qui s'écrie: «Je ne veux pas me compromettre davantage avec une domestique,» et sort en faisant trembler le parquet sous ses pas. Rose va fermer la porte sur elle en criant: «Ah! mon Dieu!... c'est pis qu'une Danaïde!»
La visite de mademoiselle Chopard chez Bellequeue n'eut point d'autre résultat. L'année s'écoula sans que l'on eût des nouvelles de Jean qui étudiait tranquillement dans son petit entresol de la rue Richer, pendant que Bellequeue s'inquiétait de lui, que Rose s'étonnait de ne point le voir arriver, et qu'Adélaïde courait tous les matins chez le portier de la rue de Provence.
CHAPITRE XXV.
SÉJOUR A LUZARCHE.
Jean ne tarde pas à profiter de l'invitation de madame Dorville, car le désir d'étudier ne tient pas contre celui d'être auprès de Caroline, et d'ailleurs, quand c'est pour plaire à une femme aimable et spirituelle que l'on veut refaire son éducation, c'est toujours auprès d'elle que l'on prendra les meilleures leçons. Les maîtres nous enseignent la science: les femmes nous apprennent à plaire; nous sortons des mains des premiers tout fiers de pouvoir montrer notre érudition; nous apprenons avec les secondes à cacher la sécheresse du savoir sous les formes gracieuses de la galanterie, à aimer de jolis riens qui ont du prix parce qu'ils sortent d'une bouche charmante! enfin auprès des femmes nous savons écouter, et dans le monde c'est le moyen de se faire rechercher; il y a tant de gens qui ne savent que parler!
Jean, qui connaît maintenant les convenances, a laissé à madame Dorville le temps d'arriver, de s'établir dans sa maison de campagne; mais après six jours d'attente il part enfin pour Luzarche, monté sur un joli cheval dont il vient de faire l'acquisition, et suivi de son domestique.
Les sept lieues sont franchies en moins de trois heures. En approchant de l'endroit habité par Caroline, Jean ralentit les pas de son coursier: quand nous touchons au but de nos désirs, il semble qu'une voix secrète nous dise de moins presser le moment du bonheur, car l'espérance est déjà le bonheur même.
Jean n'a point demandé à madame Dorville dans quelle partie du pays est située sa maison, mais il est persuadé qu'il devinera l'endroit qu'elle habite. En apercevant une jolie habitation, décorée avec élégance, Jean s'écrie: «C'est là...» et il descend de cheval, frappe et demande madame Dorville. Une jeune fille vient ouvrir et lui dit: «Monsieur, la maison de madame Dorville est plus loin, au bout du second sentier à gauche.»
Jean remercie et remonte à cheval, fort étonné que son cœur ait pu le tromper, mais si le cœur était toujours sorcier, cela exposerait à beaucoup de désagrémens.
Enfin on aperçoit la maison tant désirée; elle est moins élégante que celle où Jean s'est adressé, mais sa simplicité est de bon goût. Sur le devant est une cour fermée par une grille; cette cour est ornée d'arbustes et entourée d'un treillage en chèvrefeuille; la maison a un rez-de-chaussée, deux étages et des greniers, et le vestibule du milieu, dont la porte du fond est ouverte, laisse voir derrière la maison un jardin délicieux.
Jean n'a pas remarqué tout cela, mais il a vu une dame à une fenêtre du premier, et il a remis son cheval au galop, car cette dame est Caroline qui, par hasard sans doute, regardait alors sur le sentier qui mène à la grande route. Bientôt le jeune voyageur est auprès d'elle, et Caroline trouve que M. Jean se tient fort bien à cheval.
Caroline est descendue pour aller recevoir la visite qui lui arrive. Jean rougit encore en l'abordant et balbutie: «Vous voyez, madame, que je profite de votre invitation.
»—C'est fort aimable à vous... Je ne vous avais pas indiqué de quel côté je demeurais, et je craignais que vous ne me trouvassiez point. Êtes-vous fatigué?—Pas du tout.—Alors je vais vous faire admirer toutes mes possessions, il faut se résigner à cela quand on va visiter des campagnards, je ne vous ferai pas grâce d'un rosier... Mais auparavant, je dois vous présenter aux personnes qui veulent bien me tenir ici fidèle compagnie.»
Jean suit Caroline qui le fait entrer dans un salon du rez-de-chaussée; là, est une vieille dame d'une physionomie respectable, qui s'occupe à lire les journaux, plus loin, devant un piano, est une jeune personne de douze à treize ans. La vieille dame, nommée madame Marcelin, avait été amie de la mère de Caroline; elle était peu fortunée et Caroline profitait de son séjour à la campagne pour engager madame Marcelin à venir lui tenir compagnie, ce que la bonne dame acceptait avec plaisir. La jeune personne, nommée Laure, était fille de gens honnêtes, que des malheurs avaient ruinés et qui ne pouvaient donner à leur fille aucun talent agréable; Caroline amenait Laure avec elle à sa campagne, et là, se plaisait à lui enseigner le piano pour lequel la jeune fille avait de grandes dispositions.
Grâce à cette société, madame Dorville pouvait aussi recevoir à sa campagne qui bon lui semblait, sans donner prise à la médisance, ce qu'elle n'eût point osé faire si elle l'eût habitée seule.
Jean a salué la vieille dame qui a ôté ses lunettes, et quitté un moment ses journaux à son entrée dans le salon. La petite Laure a salué aussi, puis elle continue d'étudier sa musique. «Voilà,» dit Caroline à Jean, «mes fidèles compagnes dans cette maisonnette. Quand vous voudrez augmenter notre société, vous me ferez plaisir. Sans avoir un château, on peut encore loger ceux qui veulent bien nous donner quelques jours. Du reste, ici, liberté entière: on travaille, on lit, on va se promener, on fait ce qu'on veut... A l'heure des repas, seulement, on doit être exact. Ensuite on reste avec nous, quand cela plaît; et comme les causeries des dames n'amusent point toujours les messieurs, eh bien! on souhaite le bonsoir, et l'on rentre chez soi.»
Jean est enchanté de l'aimable réception de Caroline; il aurait cependant préféré la trouver seule dans sa maison de campagne; mais être auprès d'elle, c'est déjà beaucoup, et madame Dorville l'a engagé à lui donner quelques jours, bonheur qu'il n'osait point espérer.
«Venez voir mes domaines,» dit Caroline en prenant elle-même la main de Jean. Celui-ci se laisse conduire, tout ému de sentir la jolie main de Caroline tenir la sienne, et charmé que les manières de la bonne compagnie permissent cette douce familiarité.
On parcourt le jardin qui est très-vaste. On visite un petit bois de noisetiers, une grotte, un pavillon, une prairie. En revenant, Caroline montre sa laiterie et jusqu'au pigeonnier, en s'écriant: «Je vous ai prévenu que je ne vous ferais grâce de rien.» Jean trouve tout admirable, quoiqu'il ne fasse pas toujours attention à ce qu'on lui montre, mais il voit partout son aimable conductrice, et pense qu'habiter auprès d'elle lui rendrait l'étude bien plus facile.
Caroline conduit son hôte dans une petite pièce où sont plusieurs tablettes garnies de livres et de cartons de dessin.
«C'est ici, monsieur, où l'on vient travailler, étudier, ou lire», dit la jeune veuve en souriant. Comme j'habite quelquefois cette campagne pendant cinq mois de l'année, j'aime à y retrouver les auteurs qui me plaisent. Il n'y a là qu'une centaine de volumes, mais lorsqu'ils sont bien remplis, convenez qu'ils peuvent encore apprendre bien des choses. C'est aussi le salon de dessin, j'y donne tous les jours leçon à Laure. Il n'y a que la musique que nous n'ayons pas ici. Maintenant, monsieur, vous voilà de la maison, et lorsque vous me ferez l'amitié d'y venir, vous pourrez tant que vous voudrez travailler dans cette pièce que j'ai décorée du beau nom de bibliothèque.
»—Ah! j'y viendrai souvent!... si vous me le permettez, madame... et si ma présence ne vous est point importune...» dit Jean en regardant Caroline. Celle-ci détourne ses regards des siens en lui répondant: «Si votre présence m'était importune, vous aurais-je engagé à venir me voir?...—Mais dans le monde... on dit que l'on se voit sans... sans avoir de l'amitié l'un pour l'autre.—Ici, nous ne sommes pas dans le monde; j'y reçois bien parfois des visites dont je me passerais volontiers, mais ces personnes-là... je ne les engage jamais à venir étudier chez moi.—Que je suis heureux, madame, d'être du nombre de celles que vous voulez bien admettre dans votre intimité!... Comment ai-je mérité ce bonheur?—Votre franchise m'a toujours prévenue en votre faveur... Il y a si peu de gens sincères dans le monde!... Je souffrais cependant de votre ton... un peu libre... de vos expressions parfois communes... Cela me faisait de la peine pour vous... Pardon... je vous fâche peut-être.
»—Bien loin de là, madame. N'est-ce pas de vous que je puis recevoir les meilleures leçons?... N'est-ce pas à vous que je dois...»
En ce moment le son d'une cloche se fait entendre. «Voilà l'heure du dîner,» s'écrie Caroline, cette cloche nous l'annonce. Oh! tout se fait chez moi comme dans un château. Allons, monsieur, ne nous faisons pas attendre.»
Jean suit sa jeune hôtesse. La vieille dame et la petite Laure étaient déjà dans la salle à manger. On se met à table. D'abord Jean est encore un peu embarrassé; mais bientôt l'amabilité, la gaîté de Caroline, lui font perdre cette contrainte qui l'empêchait d'être lui-même. Il se sent peu à peu entièrement à son aise, il s'exprime avec plus de facilité, il ose dire ce qu'il pense, il ose causer enfin, parce qu'il sait bien qu'on ne se moquera pas de lui; pour la première fois, devant Caroline, il est gai, il est aimable, il a de l'esprit; et cependant Caroline n'en paraît pas étonnée: elle avait deviné que Jean pouvait être tout cela.
Après le dîner on va se promener dans le jardin. Jean est tout surpris d'être déjà avec Caroline comme avec une ancienne connaissance. Cependant il ne se permettrait avec elle aucune liberté, aucune familiarité que la plus stricte décence n'autorisât. Mais l'amabilité, la franchise, l'enjouement, ont un abandon qu'il ne connaissait pas; et il est tout étonné de voir que l'on peut être très-aimable dans le monde, sans cesser de respecter toutes les convenances qu'il impose. Quand la nuit vient on retourne au salon. La jeune Laure se remet au piano, et Caroline dit à Jean: «La musique va vous ennuyer? Vous ne l'aimez pas?
»—Pardonnez-moi,» répond Jean, «je l'aime beaucoup à présent, et je commence même à... à chanter un peu.
»—Comment! monsieur, vous avez aussi appris la musique? Oh! voyons... voyons sur-le-champ votre talent... Je vais vous accompagner... Oh! nous avons là de quoi chanter.»
Caroline se met au piano, Jean se place derrière elle, il choisit un morceau qu'il connaît, et il chante, en tremblant d'abord, puis beaucoup mieux et avec expression, parce qu'étant placé derrière la chaise de Caroline, ses regards ne le troublent pas. Mais au-dessus du piano est une glace, et bientôt Jean y voit les traits de celle qui l'accompagne, et ses beaux yeux qui se portent sur lui. Alors il se perd... il s'embrouille... il ne peut plus se retrouver.
«Eh bien! pourquoi donc vous arrêtez-vous?» dit Caroline. «Cela allait si bien!... Allons, monsieur, continuons... Songez qu'ici il faut travailler.»
Jean achève le morceau. Caroline s'écrie à chaque instant: «C'est étonnant... en si peu de temps... savoir déjà si bien chanter... suivre la mesure!... sentir la musique!...»
Et la jolie femme se retourne et regarde le jeune homme; il y avait dans ce regard quelque chose qui payait Jean de tout ce qu'il avait fait depuis un an.
«Je sais aussi quelques duos,» dit Jean qui a déjà moins peur de chanter. «—Des duos!... Lesquels?...—Mais... d'abord celui que vous avez chanté... à cette grande soirée où... je vous ai rencontrée.—Ah! je me rappelle: le duo des Aubergistes de qualité. Le voilà; nous allons l'essayer ensemble.»
Jean se sent tout ému en entendant la jolie voix de Caroline, il ose à peine unir ses accens aux siens; mais on l'encourage, on le gronde, on le reprend quand il fait mal; enfin on fait semblant de ne point s'apercevoir de l'expression de ses yeux, du tremblement de sa voix lorsqu'il parle d'amour.
«Nous ferons quelque chose de vous,» dit Caroline; «Laure chante bien, elle vous donnera des leçons... Ce serait vraiment dommage de ne point faire de vous un bon musicien.»
Jean s'incline; il ne trouve pas encore tout ce qu'il voudrait dire, ou peut-être sent-il qu'il ne doit pas encore dire tout ce qu'il pense.
Mais déjà la vieille madame Marcelin a fermé son livre et pris sa lumière pour se retirer. Jean ne sait pas encore positivement s'il doit se permettre de rester, si on l'a en effet engagé à passer quelques jours. Dans son incertitude, il se lève, prend son chapeau, et regarde Caroline avec embarras.
«Eh bien! monsieur, qu'allez-vous donc faire?» lui dit la jeune femme en allant à lui. «Est-ce que vous partez?...—Mais, madame... je ne sais...—Mais non, monsieur, vous restez avec nous quelques jours... à moins que vos affaires ne vous permettent pas...—Oh! pardonnez-moi, madame!... je suis entièrement libre!... Mais je craignais... Je ne savais pas si je devais...»
Caroline sourit encore, puis elle sonne sa femme de chambre. Louise paraît, et on lui ordonne de conduire Jean à une des chambres d'amis.
Jean fait un profond salut à la compagnie, et suit la domestique qui le conduit à une jolie pièce du second étage où elle le laisse, et Jean se met au lit encore tout étourdi de son bonheur, et la pensée qu'il couche sous le même toit que Caroline, qu'il est chez elle, qu'il peut y rester plusieurs jours, le tient éveillé toute la nuit... Mais on ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois; et d'ailleurs en est-ce un de dormir lorsque nos idées sont couleur de rose?...
Quand on n'a pas dormi de la nuit, il est naturel de se lever de bonne heure. Au point du jour, Jean était sur pied; il commence par donner ordre à son domestique de retourner à son logement à Paris, car il ne voit pas la nécessité de le garder avec lui chez madame Dorville. Ensuite Jean se rend dans les jardins; il parcourt avec délice ces allées, ces bosquets, ces ombrages embellis chaque jour par la présence de Caroline. Il semblait à Jean que l'air qu'il respirait était plus doux, que la nature était plus belle partout où la femme charmante avait porté ses pas. Qui de nous n'a connu cette influence causée par l'objet aimé, cette magie dont l'amour entoure les amans!... Et il y a des gens qui osent dire qu'il n'y a plus de sorciers, de lutins!... lorsqu'un enfant transforme pour nous une chaumière en un boudoir délicieux; un bois sombre, une grotte obscure en un séjour enchanteur; et que lui faut-il pour cela? de beaux yeux... un pied mignon... un petit nez retroussé!... Les Armide, les Circé, les Médée, n'en savaient pas plus que cet enfant-là.
Jean était absorbé dans ses pensées, arrêté devant un groupe d'arbres près duquel était un banc de verdure. Il regardait ce banc avec attention... ou peut-être il ne le voyait pas, car les amoureux sont comme les miopes; leurs pensées sont quelquefois bien loin de ce qu'ils semblent examiner. Tout à coup une voix bien connue se fait entendre près du jeune homme, et lui dit: «Que regardez-vous donc là avec tant d'attention?...»
Jean se retourne et dit à Caroline: «Je regardais ce banc de gazon...—Ce banc de gazon! Mais je ne lui vois rien d'extraordinaire...—Je pensais que plus d'une fois, sans doute, vous aviez été assise à cette place.»
Jean ne dit rien de plus; mais Caroline est émue de cet aveu si simple, si naïf, qui en disait plus que des complimens arrangés avec art, et débités avec prétention. Pendant quelques minutes elle reste pensive aussi, et Jean ne lui en demande pas le motif.
Mais la petite Laure accourt annoncer que le déjeuner est servi. Déjà Caroline a repris sa gaîté, et l'on retourne à la maison. Après le déjeuner, madame Marcelin développe avec délices les journaux dont la lecture va l'occuper une grande partie de la journée. Caroline et Laure montent à la bibliothèque. Jean les suit. Il lit, pendant que ces dames dessinent, mais de temps à autre ses yeux ne sont plus sur son livre; ils se portent sur son aimable hôtesse, et par hasard, sans doute, les regards de Caroline rencontrent souvent ceux de Jean. Alors elle lui dit en souriant: «Eh bien! monsieur, est-ce que vous ne lisez pas?—Pardonnez-moi, madame, c'est que je... méditais sur ce que je viens de lire...—Ah! c'est très-bien cela, monsieur.»
Le jeune homme mentait alors; mais quand on prend l'usage du monde, il faut nécessairement apprendre à mentir.
Quand Caroline et son écolière ont terminé leur leçon de dessin, elles laissent Jean dans la bibliothèque, et c'est seulement alors qu'il étudie réellement, et qu'il sait ce qu'il lit. Il redescend ensuite au salon, et la jeune Laure lui donne une leçon de solfége. Après le dîner, on se promène dans le jardin ou dans les environs; puis le soir on rentre, et l'on fait encore de la musique.
Plusieurs jours s'écoulent ainsi; Jean est trop heureux pour oser davantage. Cependant il adore Caroline, mais il craindrait, en lui faisant l'aveu de son amour, qu'elle ne se fâchât, et ne lui permît plus d'habiter auprès d'elle. Cette crainte le rend muet; mais si sa bouche ne dit point le secret de son cœur, ses yeux doivent le faire connaître. Lorsque, par hasard, Jean se trouve un moment seul avec Caroline, ses regards cherchent les siens, il y voit toujours une expression bienveillante, mais peut-être n'est-ce que de l'amitié; Caroline est bonne, aimable, mais aura-t-elle jamais de l'amour pour lui? Jean ne se croit pas digne de posséder son cœur; il se voit encore ce qu'il était autrefois.
Huit jours se sont écoulés rapidement; en restant plus long-temps, pour sa première visite, Jean craindrait d'être indiscret, et le matin du neuvième, il fait ses adieux.
«Vous nous quittez!» lui dit Caroline. Et sa voix semble encore plus douce; l'air de reproche dont elle accompagne ces mots enchante Jean qui est prêt à lui répondre qu'il va rester. Cependant il reprend sa résolution, et annonce que quelques affaires l'appellent à Paris.
«Si vous êtes long-temps sans revenir,» dit la petite Laure, «vous oublierez tout ce que je vous ai appris.—Vous l'entendez,» dit Caroline, «votre maîtresse de musique veut que vous reveniez bientôt...»
La jolie femme n'en dit pas plus, mais ses regards semblaient d'accord avec les désirs de Laure. Jean prend timidement la main de Caroline, il la presse dans la sienne, il n'ose pas la porter à ses lèvres... Il y a encore tant de choses qu'il n'ose pas faire!... Et pourtant autrefois il était hardi, entreprenant; mais les extrêmes se touchent, et ce n'est plus le Jean d'autrefois.
Il s'est enfin arrache du séjour enchanté, et il se dit en retournant à Paris: «Je ne suis pas resté plus long-temps, cette fois, par bienséance... Mais, lorsque j'y retournerai, j'y resterai jusqu'à ce qu'elle-même me dise de partir.»
CHAPITRE XXVI.
VISITES, DUEL ET SES SUITES
Jean trouve son petit entresol triste, car madame Dorville n'est plus à quelques pas; il ne peut espérer de la voir passer dans la rue, les journées lui semblent d'une longueur mortelle, l'étude même ne saurait le distraire. Après huit jours qui lui paraissent éternels, Jean n'y tient plus, il part pour la campagne de madame Dorville. «Si elle paraît mécontente de me revoir si tôt, si elle me reçoit froidement», se dit-il, «eh bien! je lui avouerai que je ne puis exister loin d'elle; si ma présence l'importune, qu'elle me laisse au moins respirer l'air qu'elle respire, reposer sous le toit qui l'abrite, et je ne lui parlerai jamais de mon amour.»
Mais quelque chose lui disait en secret que Caroline ne serait pas mécontente de son empressement à la revoir; livré à cet espoir, il presse les flancs de son coursier qui arrive couvert d'écume à Luzarche.
Jean est déjà descendu de cheval, il confie son cheval au jardinier qui sert aussi de palefrenier, et lui demande si madame Dorville est chez elle. «J'ons vu madame tout à l'heure descendre au jardin,» répond le jardinier. Jean, enchanté, glisse une pièce d'or au domestique, et court au jardin sans s'arrêter dans la maison.
Jean connaît tous les détours du jardin, il en a déjà parcouru une partie, et n'aperçoit pas Caroline, lorsque enfin, au bout d'une allée, il voit la jeune femme assise sur le banc de gazon devant lequel elle l'a surpris en contemplation quelques jours auparavant.
Jean s'arrête; Caroline ne peut le voir; il avance doucement la tête pour connaître ce qui l'occupe, mais Caroline ne tient ni livre, ni ouvrage, ni dessin; sa tête est appuyée sur une de ses mains, ses yeux sont fixés sur le gazon, son sein se soulève doucement, elle est toute entière à ses réflexions.
Jean ne bouge pas, mais il soupire en se disant: «A quoi... ou à qui pense-t-elle en ce moment?»
Quelques minutes se passent ainsi, lorsque sortant de sa rêverie, Caroline tourne subitement la tête, et voit Jean immobile à quatre pas d'elle.
«Comment!... c'est vous!... vous, ici!» dit Caroline avec surprise. «—Oui, madame. Je viens d'arriver; on m'a dit que vous étiez au jardin, et je suis venu vous y chercher...—Et vous restiez là sans me rien dire?—Je vous voyais... n'était-ce pas beaucoup?
»—Vraiment, monsieur Jean, je vais trouver que vous prenez trop le ton du monde, car vous faites aussi des complimens.—Des complimens... Non, madame, je n'en veux jamais faire... Je veux garder ma sincérité d'autrefois... puisque alors c'est tout ce que j'avais de bien.—Mon Dieu! comme vous avez chaud!... vous êtes tout en nage.—Je suis venu un peu vite...—Venez donc vous asseoir, au moins.»
Jean ne se fait pas répéter cette invitation, il s'assied près de Caroline qui reprend en le regardant avec intérêt: «Quelle folie! se fatiguer ainsi. Et pourquoi venir si vite!—Mais... pour vous voir plus tôt.—Paris ne vous a donc pas fait oublier cette campagne?—Cette campagne!... Ah! madame, je suis si heureux d'habiter près de vous, qu'à Paris il me semblait ne plus exister... Je n'ai pu résister à ce que j'éprouvais... Peut-être ce désir m'a-t-il fait manquer aux convenances, en me ramenant si vite en ces lieux...—Monsieur Jean, je vous l'ai déjà dit, pour ses amis on doit se défaire de ces formes cérémonieuses... Est-ce que vous ne voulez pas être le mien.—Votre ami? ce titre est bien doux... Cependant... il en est de plus doux encore...»
Un soupir accompagne ces mots, Caroline ne fait pas semblant de l'entendre et s'écrie en riant: «Mais, mon Dieu! comme nous voilà sérieux!... Il semblerait que nous avons un grand sujet de tristesse, et j'espère qu'il n'en est rien. Allons, monsieur, je ne veux pas que l'on ait l'air pensif comme cela.
»—Eh bien! je serai gai, madame,» répond Jean en poussant encore un gros soupir, et Caroline le regarde en souriant, mais les yeux de Jean rencontrent alors les siens, et ils ont une expression si tendre, qu'elle ne peut s'empêcher de rougir et de soupirer aussi.
En ce moment la petite Laure accourt annoncer à sa bonne amie que des voisins viennent lui rendre visite. Caroline se lève en disant à Jean: «Allons au salon.... On se doit à la société.» Et Jean la suit en se disant: «Les convenances ont aussi leur mauvais côté.»
La compagnie qui vient d'arriver se compose du mari, de la femme et de quatre enfans, qui se prétendent voisins de madame Dorville, parce qu'ils ont un pied-à-terre à Chantilly, où du reste ils ne sont jamais, passant la belle saison chez les habitans des environs. Ils vont, sans façon, s'installer tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Caroline, qui se trouve souvent avec eux à Paris, est obligée de faire accueil à une famille fort ennuyeuse, dont le chef est un bavard insupportable, la femme une sotte remplie de prétention, et les quatre petits garçons des diables qui bouleversent tout dans la maison et dans le jardin, tandis que le papa ne cesse de répéter: «Oh! vous pouvez laisser mes garçons courir partout, ils sont trop bien élevés pour toucher à rien.»
Pendant que Caroline reçoit la famille Deschamps, Jean va saluer madame Marcelin, et dire bonjour à la petite Laure; puis, n'espérant plus être un moment seul avec Caroline, il va se rendre à la bibliothèque; mais déjà M. Deschamps s'est emparé de lui, et a commencé, sur les plaisirs de la campagne, une conversation qu'il paraît avoir l'intention de pousser fort loin, sans laisser à son interlocuteur la faculté de placer autre chose que des oui et des non. Fatigué de ce bavardage, Jean bat en retraite sur le jardin, mais M. Deschamps l'y suit, et chaque arbre, chaque buisson, chaque fleur lui fournit de quoi prolonger ses réflexions sur les plaisirs de la campagne. Le pauvre Jean ne voit pas comment il sortira de là; mais Caroline, qui s'est aperçue que depuis deux heures il est la victime de M. Deschamps, se décide à venir le délivrer en lui annonçant que Laure l'attend pour faire de la musique. Jean remercie d'un coup d'œil Caroline, et la laisse avec ce monsieur qui sait si bien détailler les plaisirs de la campagne.
Jean se flattait que la famille Deschamps partirait après le dîner; mais, au dessert, le chef de famille dit à Caroline: «madame Dorville, nous venons, sans façons, passer une huitaine chez vous..... Ensuite, nous irons à Écouen, chez M. de Grandfort, où nous resterons quinze jours... De-là à Pierrefite, chez madame Duparc; puis nous passerons trois semaines à Beaumont et un mois à Louvre... On nous attend partout; nous sommes pris pour tout l'été; mais il faut venir nous voir aussi à Chantilly, madame Dorville, nous serons bien flattés de vous recevoir...»
Avant d'inviter les personnes à aller chez lui, M. Deschamps avait soin de faire savoir qu'il n'y était jamais. Pendant qu'il parlait, Jean regardait Caroline, et ses yeux semblaient lui dire: «Comment! vous allez garder pendant huit jours ces gens-là chez vous?...» Un léger sourire qui parut sur les lèvres de la jolie femme, fît comprendre à Jean qu'elle devinait sa pensée. Cependant elle répondit très-poliment à M. Deschamps: «C'est fort aimable à vous d'être venu me voir; quelques jours plus tard vous ne m'eussiez point trouvée, car on m'attend aussi à une campagne voisine, et j'ai promis d'y être dans quatre ou cinq jours...
»—Alors nous ne resterons que cela chez vous,» reprend M. Deschamps, «et nous passerons trois jours de plus chez M. de Grandfort.
»—Voilà cinq jours qui seront bien amusans!» se dit Jean. En effet, tant que la famille Deschamps est chez Caroline, il est impossible de goûter un moment de tranquillité, à moins de sortir de la maison. Le matin, M. Deschamps poursuit tout le monde, jusque dans la bibliothèque; pas moyen de lui échapper. Dans le jardin, les enfans mettent tout au pillage; ils cueillent les fruits et les fleurs, et trouvent même gentil de déraciner de petits arbres pour les planter ailleurs, et le soir, la voix du papa, se mêlant aux cris de ses quatre garçons, ne permet pas d'entendre ce qu'on fait au piano.
Enfin, le cinquième jour, la famille Deschamps prend congé, et M. Deschamps, après avoir dit: «Partons pour Écouen,» ne manque pas d'engager encore madame Dorville à venir les voir à Chantilly.
Il semble qu'on respire plus librement, débarrassé de la présence de personnages ennuyeux. Après le départ des Deschamps, on reprend chez Caroline les occupations que l'on aime; on se retrouve, on peut enfin se voir, se parler et s'entendre. Jean, qui cherche plus que jamais à mériter les suffrages de la femme charmante, fait de rapides progrès dans la musique, et passe tous les matins plusieurs heures dans la bibliothèque; un regard, un mot de Caroline le paient de son assiduité au travail; être près d'elle est déjà une douce récompense, et lors même qu'on ne se dit rien, lorsque chacun semble livré à ses pensées, Jean trouve que le temps vole. Près de ce qu'on aime les heures s'écoulent si rapidement!
Mais, dix jours après le départ de la famille Deschamps, un joli cabriolet s'arrête à la porte de la maison de madame Dorville, et bientôt madame Beaumont et M. Valcourt se présentent chez Caroline.
Depuis long-temps Valcourt désirait aller à la campagne de la jeune veuve, il avait prié madame Beaumont de l'y conduire, et celle-ci y avait consenti.
Les dames étaient dans le salon du rez-de-chaussée lorsque les nouveau-venus arrivèrent. Caroline les reçoit avec sa grâce habituelle; Valcourt demande pardon de la liberté qu'il a prise d'accompagner madame Beaumont; on l'excuse avec politesse, et l'on s'empresse de faire les honneurs de chez soi.
Valcourt examine tout, admire tout, et pendant qu'il s'écrie: «C'est un séjour délicieux, enchanteur; je voudrais passer ici ma vie,» madame Beaumont annonce à Caroline qu'elle vient lui tenir compagnie pour quelques jours. «C'est bien aimable à vous,» répond Caroline en souriant; mais alors ce sourire n'est pas bien naturel, et quelqu'un d'observateur pourrait n'y voir que de la politesse.
Jean travaillait dans la bibliothèque, pendant que madame Beaumont et Valcourt s'installaient dans la maison; mais la petite Laure est montée dire à Jean: «Il vient encore de nous arriver du monde, des gens de Paris.... C'est contrariant! On ne peut pas si bien chanter quand il y a du monde.»
Jean trouve aussi que c'est très-contrariant, non pas seulement parce que cela empêche de chanter. Mais il faut bien prendre son parti, et ce monsieur et cette dame ne peuvent être aussi ennuyeux que les Deschamps.
Jean va faire une toilette plus soignée avant de descendre au salon, puis il se présente avec cette aisance, cette grâce qu'il acquiert chaque jour près de Caroline. Tout le monde était réuni, madame Beaumont regarde Jean, car sa tournure, ses manières sont tellement différentes d'autrefois, que d'abord elle ne le remet pas; mais Valcourt a sur-le-champ reconnu le jeune homme dont il a tant ri, et ses traits expriment la surprise, le dépit qu'il éprouve en le retrouvant chez madame Dorville.
Jean salue avec politesse, puis va causer avec madame Marcelin, tandis que madame Beaumont dit tout bas à Caroline: «Ma chère amie, quel est donc ce monsieur?... Il me semble l'avoir vu quelque part.—C'est M. Durand...—Comment!... celui qui avait si mauvais ton?—Oui, ma chère amie.—Mais il me fait l'effet de n'être plus le même.—C'est qu'en effet il est entièrement changé... Vous verrez, ma bonne amie, qu'on peut maintenant le recevoir sans se compromettre.»
Ces mots sont accompagnés d'un sourire un peu ironique. Pendant que ces deux dames se parlent, Valcourt ne cesse point d'examiner Jean. Il est désolé de ne rien pouvoir trouver à critiquer dans sa toilette.
La cloche du dîner se fait entendre; Jean présente sa main à madame Beaumont. On va se mettre à table: d'abord on y parle peu, chacun semble s'observer; mais madame Beaumont ne tarde pas à conter les nouvelles de Paris, et Valcourt, qui pense que Jean doit au moins être fort emprunté dans la conversation, cherche à le faire causer. Mais au grand étonnement du jeune fat, Jean répond fort bien, et s'il ne fait pas de périphrases, de métaphores, s'il n'emploie pas avec affectation des termes recherchés, il sait parfaitement soutenir la conversation.
Valcourt se mord les lèvres avec colère; ses yeux se portent, tantôt sur Jean, tantôt sur Caroline, et déjà il a glissé dans ses discours quelques observations malignes qui n'ont point échappé à la jeune veuve, mais auxquelles Jean n'a point fait attention.
Le dîner est terminé, et l'on se rend dans le jardin. Valcourt ne quitte pas une minute Caroline, il fait l'aimable, le galant, et quoique sa gaîté paraisse un peu forcée, elle n'en fait pas moins mal à Jean qui s'éloigne en soupirant, et va se promener dans une allée solitaire en se disant: «J'aimais encore mieux la famille Deschamps.»
La nuit ramène tout le monde au salon. En y entrant, Caroline dit tout bas à Jean: «Pourquoi donc n'êtes-vous pas resté avec nous au jardin?—Je craignais... d'être importun...—C'est très-mal, monsieur... Dorénavant je vous prie de vouloir bien aussi me tenir compagnie.»
Ces mots ont rendu le bonheur à Jean, et Valcourt, qui le voit sourire, fait une grimace horrible, puis va se mettre au piano.
On engage Valcourt à chanter; après s'être fait prier long-temps, il y consent et gazouille deux romances; ensuite il supplie Caroline de chanter un nocturne avec lui. Elle accepte, et Valcourt semble triompher en mariant sa voix à celle de madame Dorville. Jean ne dit rien, il est assis dans un coin, il écoute; mais après le nocturne, Caroline le prie de chanter avec elle un duo. Jean ne se fait pas répéter cette invitation, il court au piano, et Valcourt se jette dans un fauteuil en murmurant: «Nous allons voir comment il chante!»
Au grand regret du jeune présomptueux, Jean chante fort bien; s'il ne fait point de cadences, de roulades, il a du goût et de l'expression, ce qui vaut beaucoup mieux.
«C'est vraiment très-bien!» dit madame Beaumont, «monsieur a une fort jolie voix...—N'est-ce pas, ma chère amie,» dit Caroline, «qu'il eût été dommage que M. Durand n'apprît pas la musique.
»—C'eût été une perte horrible!» s'écrie Valcourt avec ironie. «Il paraît que monsieur a mis le temps à profit... Car je me rappelle qu'il m'a dit, il n'y a pas fort long-temps, que la musique l'embêtait.»
Caroline est piquée de l'observation inconvenante de Valcourt, mais Jean se contente de répondre avec beaucoup de tranquillité: «En effet, monsieur, depuis peu de temps j'ai appris beaucoup de choses, car je voulais mériter la bienveillance de madame, et ne point me conduire chez elle de manière à la faire repentir d'avoir bien voulu m'y recevoir.»
Valcourt se mord les lèvres et ne répond rien. Caroline s'empresse de parler campagne, fleurs, jardinage, mais la conversation languit et l'on se retire de bonne heure, Valcourt en baisant la main à madame Dorville, et Jean en lui jetant un regard auquel les yeux de Caroline ont répondu.
Le lendemain de grand matin Jean est dans le jardin, il espère y rencontrer Caroline seule un moment; mais Valcourt a été aussi matinal que lui, il vient parcourir les allées, admirer les fleurs, la volière, et lorsque Caroline descend au jardin, il se trouve le premier près d'elle. La jolie veuve, qui aperçoit Jean, dirige ses pas de son côté, mais Valcourt ne la quitte pas un moment; il l'accable de complimens, de fadeurs, Caroline rit; et Jean se tait.
Le déjeuner rassemble la société. Caroline est aimable avec tout le monde; Jean est pensif, et Valcourt a repris son ton de persiflage. Persuadé que Jean parle peu parce qu'il craint de commettre quelques bévues, le jeune fat entame tous les sujets de conversation; il parle littérature, politique, modes, peinture, et sourit d'un air moqueur en voyant Jean ne point prendre part à la conversation.
«Je vais lire dans le jardin,» dit madame Beaumont. «—Après le déjeuner, moi, je vais aller me promener dans les environs,» dit Valcourt. «—Moi, je vais étudier à la bibliothèque,» dit Jean.
«—Étudier?» reprend Valcourt d'un air moqueur. «—Oui, monsieur, étudier.—Apprenez-vous par hasard à danser l'anglaise?»
Cette question en rappelant à Jean son aventure à la grande soirée, lui fait monter le rouge au visage; la colère brille dans ses yeux, mais Caroline le regarde et il se contient, tandis que Valcourt, qui est enchanté de le mystifier, reprend en ricanant: «C'est qu'on m'a dit que vous n'étiez pas heureux à cette danse-là... Et puisque vous êtes en train d'apprendre tant de choses, il ne vous en coûtera pas plus d'apprendre à danser.»
Jean ne répond rien; il sort de la salle en saluant froidement les dames. Caroline prend aussitôt le bras de Laure, Valcourt l'arrête et lui demande en souriant si elle va aussi se livrer à l'étude. «—Je suis chez moi, monsieur, je n'ai, je pense, aucun compte à vous rendre... Je vous prie de ne pas l'oublier.»
Ces mots, et le ton dont Caroline les a prononcés, prouvent à Valcourt qu'elle est blessée de ce qu'il a dit à Jean. Le jeune fat est resté seul, il retourne au jardin en se disant: «Est-ce que madame Dorville me préférerait ce... Durand!... Allons! ce n'est pas possible! madame Dorville a trop bon goût... Ce grand dadais aura beau étudier, aura-t-il jamais ce bon genre... ce fini... Ah! ah! il a été bien sot quand je lui ai parlé de l'anglaise!... Il s'est sauvé sans trouver un mot à me répondre...»
En ce moment Valcourt lève les yeux et voit Jean qui sortait d'une allée voisine et venait droit à lui.
«Monsieur,» dit Jean avec beaucoup de calme, «j'attendais l'occasion de vous trouver seul pour m'expliquer avec vous.
»—Qu'est-ce que c'est, monsieur?» dit Valcourt d'un ton impertinent, quoiqu'il commençât à croire que Jean avait trouvé quelque chose à lui répondre.
«—Monsieur, en me conseillant d'apprendre à danser l'anglaise, votre intention a-t-elle été de m'insulter?
»—Ma foi! prenez-le comme vous voudrez!... Est-ce que je vous dois compte de mes intentions?... C'est fort plaisant!
»—Je ne sais pas si cela est plaisant, monsieur, mais je vois avec étonnement qu'un homme qui se pique d'avoir bon ton, se conduise comme vous venez de le faire... Si je n'avais été retenu par la présence de ces dames, je n'aurais pas attendu ce moment pour vous répondre.
»—Ha çà! monsieur, est-ce que vous prétendez me donner des leçons, par hasard?—Justement, monsieur, je veux vous en donner une de savoir-vivre...—Insolent!—Point de propos, monsieur, et surtout point de bruit, ou vous me feriez croire que pour vous battre il faut que vous vous montiez la tête. Je pense d'ailleurs qu'il faut cacher cette affaire à madame Dorville, et que ce n'est point près des lieux qu'elle habite, qu'il est convenable de la terminer. Je vais partir pour Paris; demain matin à cinq heures j'espère vous rencontrer à la barrière de l'Étoile.—Oui, monsieur, j'y serai.»
Jean salue Valcourt, et va prier le jardinier de seller son cheval; puis il monte à la chambre qu'il occupe, fait ses préparatifs de départ et descend en réfléchissant s'il doit s'éloigner sans dire adieu à madame Dorville; mais en traversant le vestibule Jean rencontre Caroline qui vient à lui.
«Où donc allez-vous? Je viens de voir Pierre qui prépare votre cheval.—Je vais... à Paris...—Vous partez... Eh! pourquoi me quitter si brusquement?... Est-ce ce M. Valcourt dont la présence vous fait abandonner ces lieux?... Ah! vous ne pouvez penser que je préfère la société d'un fat, d'un étourdi, à la vôtre... S'il vous a dit ce matin des choses qui vous ont déplu, de grâce n'y faites pas attention... je vous en prie... Ah! mon ami, il y a dans le monde tant de gens que l'on regrette d'être forcé d'entendre!»
Caroline n'avait jamais eu avec Jean un ton si tendre, si affectueux; c'était la première fois qu'elle l'appelait son ami, et ce mot, dans sa bouche, avait tant de douceur que Jean, ému, transporté de plaisir, est un moment indécis et ne sait plus ce qu'il doit faire. Mais le rendez-vous est donné, y manquer serait une lâcheté. Il lui répond au bout d'un moment: «Je me suis rappelé que j'avais ce soir absolument affaire à Paris... Mais je reviendrai bientôt je l'espère... demain peut-être... Ah! madame, ai-je besoin de vous dire que je ne suis bien qu'auprès de vous?»
Caroline tend sa main à Jean en lui disant: «Partez donc... et revenez bientôt.»
Jean prend cette main charmante qu'on lui abandonne, pour la première fois il la couvre de baisers, puis rappelant tout son courage, il monte à cheval et s'éloigne de Luzarche.
Caroline est retournée tristement au salon, elle y cause quelque temps avec les dames. Valcourt vient bientôt se joindre à la société. Il fait encore l'aimable, le sémillant, cependant il est moins gai que le matin.
Au dîner, madame Beaumont demande ce qu'est devenu M. Durand. «Il nous a quittés,» dit Caroline, «il avait affaire ce soir à Paris.»
On n'en demande pas davantage. Mais, le soir, après avoir fait quelques tours de jardin, Valcourt annonce aussi qu'il va retourner à Paris.
«Quoi! vous nous quittez déjà?» dit madame Beaumont. «—Oui, belle dame, j'ai affaire à Paris... Mais j'espère revenir incessamment vous revoir, mesdames...
»—Vous ne me retrouveriez point à cette campagne, monsieur,» dit Caroline; «ne prenez donc plus la peine de vous y rendre.»
Ces mots étaient un congé formel, Valcourt le sent, il est furieux, et il s'éloigne en disant: «Adieu donc, madame... mais si vous attendez incessamment monsieur... Jean Durand!... je crains que vos désirs n'éprouvent quelques contrariétés.
»—Que veut dire M. Valcourt?» s'écrie Caroline dès que le jeune fat est éloigné. «Ce ton persifleur en me quittant...—Ma foi, ma chère amie,» dit madame Beaumont, «Valcourt a bien sujet d'avoir de l'humeur, et la manière dont vous venez de lui parler.....—Eh! madame! comment M. Valcourt s'est-il conduit depuis qu'il est chez moi..... Il persifle..... il offense même une personne dont il n'avait nullement à se plaindre... Dites lequel de lui ou de M. Durand s'est le mieux comporté ce matin..... Mais ce départ subit de tous deux..... Ces mots échappés à Valcourt... O mon Dieu!... quelle affreuse pensée!... S'ils allaient!...—Allons, ma chère! ne croyez-vous pas qu'ils vont se battre... pour une plaisanterie sur la danse!—Le ton de M. Valcourt ne permettait pas que l'on souffrît une telle plaisanterie.—Vous avez bien vu que M. Durand ne lui a rien répondu.—Non... devant nous... Mais peut-être...—Allons! voilà de ces idées qui n'ont pas le sens commun.»
Caroline est triste toute la soirée; on se sépare de bonne heure, et le lendemain matin, madame Beaumont, mécontente de ce qui s'est passé avec son protégé, dit adieu à madame Dorville et retourne à Paris.
Caroline passe la journée dans la plus grande agitation, se plaçant à chaque instant à l'une des fenêtres qui donnent sur la route; elle oublie la musique, le dessin. La bonne madame Marcelin, surprise de sa tristesse, lui demande si elle est indisposée; la petite Laure fait ce qu'elle peut pour la faire sourire. «Je n'ai rien..... rien absolument,» répond Caroline; mais le ton dont elle prononce ces mots ne satisfait pas celles qui l'entourent.
Avec la nuit, la tristesse, l'inquiétude de Caroline ont augmenté, car Jean n'est pas revenu et n'a pas donné de ses nouvelles. La jeune femme se retire de bonne heure dans sa chambre. Sa fidèle Louise la suit. Elle a remarqué aussi le changement d'humeur de sa maîtresse. Louise, quoique fort simple, en devine en partie la cause. Les filles les plus simples ont du tact pour certaines choses, et Louise, qui voudrait faire parler sa maîtresse, dit en la déshabillant:
«Mon Dieu! comme monsieur Durand s'en est allé brusquement hier... sans rien dire à personne... Je croyais, moi, qu'il n'était allé que se promener dans les environs.—Non, Louise... il est retourné à Paris... Mais il devait revenir aujourd'hui... ou donner de ses nouvelles... et je suis étonnée...—Oh! il viendra sans doute demain... Il semble tant se plaire chez madame...—Tu crois, Louise, ah! je voudrais déjà être à demain...—Madame paraît bien agitée... Est-ce qu'il doit arriver quelque chose à M. Durand?—Quelque chose?... J'espère que non... Cependant les hommes se battent quelquefois pour un mot.—Mon Dieu! est-ce que M. Durand est allé se battre?...—Je ne vous dis pas cela, Louise... Vous êtes d'une curiosité!—Pardon, madame.»
La femme de chambre avait fini son service, elle s'éloignait, sa maîtresse la rappelle.
«Louise... attendez... J'ai encore besoin de vous...—Oui, madame.—Tenez... serrez cette robe... Rangez ce tiroir où tout est en désordre.»
Louise s'approche du tiroir où il n'y avait rien de dérangé, mais elle fait semblant d'y être très-occupée, parce qu'elle voit bien que sa maîtresse veut qu'elle reste là. Au bout de quelque temps Caroline lui dit: «Louise..... j'ai oublié à Paris bien des choses dont j'ai besoin.... plusieurs livres... un ouvrage en tapisserie... est-ce que vous ne pourriez pas aller me chercher tout cela?—Si, madame, quand vous voudrez...—Mais le plus tôt possible... demain peut-être... Je vous donnerai la note de ce que je veux...—Oui, madame.—Si, par hasard... vous passiez devant la demeure de monsieur Durand... il est, je crois, notre voisin, rue Richer...—Oh! alors, madame, je passerai naturellement devant chez lui.—Vous pourriez... Il serait peut-être convenable de vous informer... si ce jeune homme n'est point malade... blessé... s'il ne lui est rien arrivé.—Certainement, madame, que je peux demander tout ça...—Sans dire... qui vous envoie...—Oui, madame, ce sera de moi-même... Mais si en effet il était arrivé quelque chose à ce monsieur.—Oh! alors vous iriez le voir, Louise, vous vous assureriez vous-même...—Oui, madame!...—Et vous reviendrez ici le plus promptement possible!—Soyez tranquille.»
Caroline congédie sa femme de chambre un peu plus satisfaite par ce qu'elle vient de lui ordonner. Cependant elle passe la nuit sans trouver le repos, et le lendemain, n'ayant pas de nouvelles de Jean, elle donne à Louise ses commissions pour Paris.
Jean, accompagné seulement de son domestique, s'était rendu au rendez-vous qu'il avait indiqué à Valcourt, et celui-ci ne s'était point fait attendre. Le résultat de cette rencontre fut un coup d'épée que Jean reçut dans le côté; car, comme élève de Bellequeue, quoiqu'il maniât très-bien cette arme, tout en se battant, il ne songeait qu'à Caroline; Valcourt, au contraire, ne pensait qu'à attaquer, et il fut vainqueur; mais aussi poli qu'on doit l'être en pareille circonstance, et trouvant à Jean un meilleur ton, depuis qu'il s'était battu avec lui, Valcourt aida le domestique à placer son maître dans une voiture, puis le salua en le quittant.
La blessure de Jean n'était point dangereuse; mais, dans le trajet, il avait perdu beaucoup de sang, il en résulta une grande faiblesse, et malgré tout son désir de donner de ses nouvelles à Caroline, le lendemain de son duel, il n'était point encore en état de conduire une plume; le médecin lui avait même recommandé beaucoup de calme, s'il voulait être plus tôt guéri.
Mais le calme n'est pas compatible avec l'amour, surtout lorsque l'amour n'est point satisfait. Jean se désolait d'être retenu sur son lit, et il songeait à envoyer son domestique à Luzarche, lorsque Louise parut dans son appartement.
Jean fit un mouvement de joie... puis il devint pâle comme la mort et eut une faiblesse, parce qu'il n'était pas encore en état de supporter la moindre émotion. La femme de chambre courut lui porter secours en s'écriant: «Ah! mon Dieu! ce pauvre jeune homme!... Madame avait bien raison d'être inquiète, de craindre pour lui...»
Malgré sa faiblesse Jean avait entendu ces mots, et, en revenant à lui, il dit en souriant à Louise: «Quoi!... votre maîtresse a eu la bonté d'être inquiète de moi?—Certainement, monsieur.... c'est-à-dire je dois avoir l'air d'être venue de moi-même, mais c'est elle qui m'a envoyée...... Vous vous êtes donc battu, monsieur? Vous êtes donc blessé?—Ce n'est rien, bonne Louise! je serai bientôt guéri, je le sens.... Je suis si heureux de savoir que Caroline... que madame Dorville a pensé à moi... Louise, dites-lui bien que sitôt que je serai en état de sortir, c'est près d'elle que je me rendrai....—Oui, monsieur; mais il ne faut pas faire d'imprudence pour retomber malade ensuite... D'ailleurs, je suis bien sûre que madame m'enverra savoir de vos nouvelles.... ou que je viendrai de moi-même... comme aujourd'hui. Adieu, monsieur, je retourne bien vite près de madame, car elle est bien pressée de savoir de vos nouvelles.»
Louise s'éloigne, et Jean se sent déjà beaucoup mieux, car la certitude que Caroline pense à lui a versé un baume sur sa blessure.
On attendait avec impatience à Luzarche le retour de la jeune fille; Caroline avait avoué le sujet de son inquiétude à ses compagnes fidèles, et celles-ci la partageaient, car madame Marcelin et la petite Laure aimaient beaucoup Jean, qui était avec elles aimable et sans prétention.
Louise revient; on l'entoure, on l'accable de questions. La jeune fille dit tout ce qu'elle sait, et Caroline devient pâle et tremblante en apprenant que Jean est blessé, tandis que madame Marcelin s'écrie: «Quand donc les hommes cesseront-ils de se battre pour des misères!» et que la petite Laure dit: «Il ne devrait être permis de se battre qu'à la guerre... Et encore on ne devrait jamais se faire de mal.»
Lorsque Louise a rassuré ces dames en leur disant que le médecin a déclaré que la blessure n'est point dangereuse, Caroline fait signe à sa femme de chambre de la suivre dans son appartement, et là elle se fait répéter les moindres détails de son entrevue avec Jean, interrompant à chaque instant Louise en s'écriant: «Pauvre jeune homme!... Il t'a dit que j'étais trop bonne... comme si ce n'était pas tout naturel... Je suis presque cause de ce duel... Ce Valcourt!... Ah! jamais, je l'espère, il ne se présentera chez moi...—Ah! j'aime bien mieux monsieur Durand, moi, madame...—Il t'a donc remerciée, Louise... de ce que j'avais... de ce que tu étais allée savoir...—Oui, madame... il prétend que cela le guérira plus vite, d'avoir de vos nouvelles...—Si je le savais.... si je pensais...»
Caroline ne dit rien de plus, mais le surlendemain elle réfléchit qu'elle a encore des commissions pour Paris, et en y envoyant Louise, elle l'engage à aller s'informer de la santé du jeune blessé, et à lui faire connaître l'intérêt que tout le monde prend à son rétablissement.
Jean se sentait déjà plus fort, et malgré la défense de son médecin, il avait passé une partie de ses journées à écrire à Caroline. Il ne voulait que la remercier de l'intérêt qu'elle daignait lui témoigner; mais son cœur conduisait sa plume, sa lettre était brûlante, et à chaque mot il parlait de son amour, tout en croyant ne parler que de son respect.
La visite de Louise enchante le malade. Il lui remet sa lettre, en la priant de la donner à sa maîtresse; une bourse accompagne la missive. Il n'en était pas besoin pour que la femme de chambre se chargeât du billet; cependant une bourse donnée avec grâce ne gâte jamais rien, et, à son retour à la campagne, Louise ne manque pas de s'acquitter de sa commission.
Le billet de Jean porte un trouble nouveau dans l'âme de Caroline, elle le lit cent fois en cachette; elle le porte sur elle pour le relire encore dans le jardin; sa tristesse a disparu; si elle est parfois rêveuse, sa rêverie même semble donner à ses traits une expression plus séduisante. Femme qui pense à l'amour doit être encore plus jolie.
Caroline n'ose pas répondre à la lettre de Jean; mais bientôt Louise reçoit de nouvelles commissions pour Paris, et on l'engage à ne point oublier d'aller voir le jeune blessé. Jamais Louise n'a fait si souvent le trajet de Paris à Luzarche. Mais elle ne s'en plaint pas, car à son arrivée et à son retour, elle fait toujours des heureux.
Louise a revu Jean qui commence à se lever, mais ne peut encore sortir. Jean a remis à la jeune fille une autre lettre pour sa maîtresse, et cette fois, il ose y dire à Caroline qu'il mourra s'il n'obtient pas son cœur. En recevant cette seconde lettre, Caroline, qui serait sans doute bien fâchée que Jean mourût au lieu de guérir, se décide à lui répondre deux mots.
Ces deux mots forment douze lignes, car les amans emploient quelquefois des mots bien longs. En recevant ce billet, que Louise ne tarde pas à lui apporter, Jean fait un bond de joie; en lisant la lettre il manque de se trouver mal de plaisir, car Caroline y disait à Jean: «Qu'elle serait bien fâchée de faire son malheur; qu'elle attendait avec impatience le moment où ils pourraient se revoir, mais qu'elle ne voulait pas qu'il fît d'imprudence, parce que sa santé était bien chère à toutes ses amies de Luzarche.» Et tout cela se trouvait dans les deux mots que la jolie main avait tracés. On conçoit l'ivresse, le délire de Jean, en recevant ce billet qu'il baise et relit cent fois. Il remercie Louise, il remercierait volontiers Valcourt de l'avoir blessé, car c'est à cet événement qu'il doit son bonheur. Enfin il charge la jeune fille d'une nouvelle lettre pour sa maîtresse, dans laquelle il marque à Caroline que sous trois jours il espère être assez bien pour se rendre auprès d'elle.
La femme de chambre a pris la lettre; elle a fait ses adieux à Jean, puis elle est retournée prendre la voiture qui doit la ramener près de sa maîtresse, sans remarquer que dans toutes ses courses elle a été suivie par une grande femme qui l'a regardée d'une façon singulière, et qui est montée avec elle dans la voiture de Luzarche.