16px
100%

CHAPITRE XXVII.

ADÉLAÏDE CHEZ CAROLINE.—LES VOLEURS.

On n'a point oublié que mademoiselle Chopard se rendait régulièrement tous les jours rue de Provence, à l'ancienne demeure de Jean, et qu'elle y demandait au portier s'il avait des nouvelles de son ancien locataire. Quoique les réponses ne fussent jamais satisfaisantes, Adélaïde ne perdait pas courage. D'ailleurs c'était une occasion de parler de son perfide, et cela fait toujours plaisir, même quand cela fait du mal.

L'année s'était écoulée, et on n'en savait pas plus sur le sort du jeune homme. On commençait à croire que Jean faisait le tour du monde. Bellequeue pensait que son filleul, qui lui avait témoigné tant de regret de n'être qu'un âne, s'était décidé à voyager pour revenir ensuite très-savant. Rose présumait que Jean était dans quelque château auprès de la jolie femme qui l'avait séduit, et mademoiselle Chopard pensait que son perfide courait l'Italie sur les traces de cette femme qui lui avait jeté un charme ou un sort.

Malgré les tourmens que lui causait son amour malheureux, Adélaïde était encore grandie et engraissée. Ses parens la regardaient avec admiration et assuraient qu'on ne trouverait point sa pareille dans tout Paris; les amis disaient: «C'est une superbe femme! mais il faut qu'elle en reste là.» Les jeunes filles s'écriaient: «C'est un colosse! Quel malheur de devenir comme cela!» Et Rose prétendait que bientôt mademoiselle Adélaïde serait forcée de se baisser pour passer sous la porte Saint-Denis.

Les Chopard laissaient à leur fille liberté entière, pensant qu'une demoiselle aussi bien taillée doit savoir se conduire d'elle-même dans le monde et ne faire jamais de faux pas. Cependant une femme de cinq pied six pouces peut avoir le cœur aussi tendre qu'une nabotte, et nous voyons tous les jours que l'embonpoint du corps ne le garantit pas des faiblesses humaines.

Quelquefois la maman Chopard proposait à sa fille un nouvel époux, Adélaïde lui répondait: «Je n'en veux pas.... Je ne veux épouser que Jean!»

Mais plus mademoiselle Chopard devenait grande et forte, et moins il se présentait d'aspirans à sa main; car il y a des hommes qui veulent pouvoir faire sauter leur femme sur leurs genoux, et en considérant Adélaïde, on devait craindre que cela ne fût difficile, ou extrêmement fatigant. Madame Chopard se désolait de l'entêtement de sa fille et désirait la voir mariée, mais M. Chopard lui répondait: «Elle a le temps, il n'y a pas de mal de la laisser se développer... Je veux ensuite lui trouver un gaillard bâti en Hercule... parce qu'il faut des époux assortis... sans quoi nous pourrions voir un nœud brouillé... Oh! un œuf brouillé!... pas mauvais celui-là!»

Quand on va presque journellement du Marais à la rue de Provence, on peut passer par la rue Richer. Un jour que mademoiselle Chopard revenait par ce chemin, qui n'est pas le plus court (mais on était à la fin d'août, le temps était superbe, et Adélaïde aimait à se promener), elle aperçut, à la fenêtre d'un entresol, celui qu'elle cherchait depuis si long-temps. C'était en effet Jean qui, alors retenu chez lui par sa blessure, prenait un moment l'air contre sa croisée, se transportant en imagination à Luzarche.

Adélaïde s'est arrêtée sous une porte cochère, elle s'est assurée que ses yeux ne l'ont point trompée; puis, quand le jeune homme a quitté sa fenêtre, elle se glisse lestement dans la maison qu'il occupe, et prenant son air aimable, va suivant sa coutume trouver le portier.

«C'est ici que demeure M. Jean Durand?—Oui, madame, c'est ici.—Il est chez lui dans ce moment, à ce que j'ai cru voir...—Oui, madame. Oh! il ne peut pas sortir... Il vient d'être malade... c'est-à-dire blessé... A la suite d'une affaire... d'une affaire... d'épée... Oh! il paraît que M. Durand est solide! qu'il est bon là...—Comment! M. Durand vient d'avoir un duel?...—Oh! un duel... Après tout, moi.... Je ne sais pas trop... C'est son domestique qui m'a dit à peu près ça...»

Adélaïde voit que ce portier-là est un bavard, qui ne demande pas mieux que de jaser; pour se le rendre favorable, elle lui met dans la main deux pièces de cent sous, et entre dans sa loge, pendant qu'il y cherche une chaise de disponible pour la lui offrir.

«Mon cher monsieur, je suis amie intime... d'un parent de M. Durand, qui s'intéresse beaucoup à lui; ce parent m'a chargée de prendre des informations... J'espère que vous voudrez bien me servir. Vous devez penser que ce n'est que dans un but honnête!—Oh! madame, ça se voit tout de suite, ça!....—Combien y a-t-il de temps que M. Jean Durand habite votre maison?—Mais, madame.... attendez donc... C'était peu de temps après la mort de ma défunte... Il y a déjà plus d'un an.... un an et queuque chose... Dieu! comme le temps passe depuis que je suis veuf!...—Et il n'a avec lui que son domestique?—Absolument que ça.—Sort-il souvent?—Sortir!... Ah! pendant un an il a vécu comme un ermite... Il ne bougeait pas de chez lui!—En êtes-vous certain?—Est-ce que ce n'est pas moi qui ouvre la porte?... Si ma défunte vivait encore, elle vous dirait même à quelle heure se lèvent et se couchent tous nos locataires.—Quand il ne sortait pas, il recevait du monde... des visites de femmes, sans doute?—Non... Oh! pour ça... je vous assure qu'il ne venait chez lui que trois hommes... Des professeurs, des hommes dans les arts, à ce que m'a dit son domestique... Mais pour des femmes, néante.—Quoi! pas une dame en carrosse... avec des laquais?... On vous aura trompé, portier!—Oh! ça serait difficile... je ne bouge pas de ma loge... Du temps de ma défunte, c'est différent, je sortais queuqu'fois... J'allais même au spectacle, à la grande Opéra... Nous avions un monsieur qui était employé dans les nuages, pour tirer les cordes... Mais à c-t'heure, c'est fini... néante.—Enfin ce duel, cette blessure.... il ne s'est pas fait cela en restant chez lui?...—Ah! c'est différent... j'vais vous dire... Depuis c't'été M. Durand est sorti beaucoup... Il a même été parfois huit... dix jours sans revenir...—Il a découché?...—Il couchait à la campagne... à Luzarche, à ce que m'a dit son domestique qui y est allé une fois avec son maître.—Il va à Luzarche... Chez qui?—Chez une jolie dame... qui est not' voisine, qui demeure là-bas... quatre portes plus loin... J'ai su ça parce que j'ai reconnu la femme de chambre de madame Dorville, quand elle est venue il y a deux jours voir M. Durand...

»—Une dame... ici près... Et il va à sa campagne!...» murmure Adélaïde, en se levant avec agitation. «Ah! je tiens le fil, enfin!—Vous avez trouvé mon fil!...» dit le portier, en regardant à terre. «—Vous dites que cette dame s'appelle madame Dorville?—Oui... Oh! je connais les voisins... Pas si bien que ma défunte, pourtant.—C'est une femme immensément riche, et qui a trois voitures?—Ah! laissez donc!... Elle n'a pas seulement cabriolet. Ah! par exemple, il paraît qu'elle a à Luzarche une propriété conséquente.—Et M. Durand a passé plusieurs jours à sa campagne?—Oh! il n'en sort presque plus... Et dès qu'il sera guéri, il paraît qu'il va y retourner....—Et ce duel! Pourquoi s'est-il battu?—Ah! quant à ça, néante. Je l'ai bien demandé au domestique, mais il n'en savait pas plus que moi...—Et la bonne vient savoir des nouvelles de monsieur?—Elle est déjà venue deux fois... Mais je ne crois pas qu'elle vienne aujourd'hui... son heure est passée.—A quelle heure vient-elle ordinairement?—Le matin... c'est-à-dire vers onze heures et demie.—Il suffit. Demain je reviendrai vous voir... monsieur le portier, je n'ai pas besoin de vous recommander le plus grand silence sur tout ceci!—Oh! soyez tranquille!... Néante!.... C'est mort!... Vous entendez bien que je suis usé sur tout ça!»

Adélaïde regagne à grands pas sa demeure; elle arrive tout effarée, et s'écrie en entrant: «Mes peines ne sont pas perdues... Enfin je suis sur la voie!...

»—Qu'est-ce que c'est donc, ma fille?» demande madame Chopard. «Tu parais émue?—Je vous dis, maman, que je vais connaître tout le fond de l'intrigue... Je suis sur la voie...

«Quelle voie?» dit M. Chopard; «car enfin, ma chère amie, il y a voie et voix...—Vous ne comprenez pas, papa, que j'ai découvert M. Jean.... que je sais où il demeure, et tout ce qu'il a fait depuis quatorze mois que vous avez été chez lui...—Se pourrait-il?—Dieu! qu'elle a d'esprit!—Mais ce voyage?...—C'était un mensonge!... Il était en Italie, rue Richer. Oh! j'en sais long... Je sais quelle est la femme pour qui il m'a abandonnée... Monsieur va passer des quinze jours à sa campagne.... Il paraît même qu'il vient de se battre pour elle... Il a eu un affaire d'épée; une femme pour qui on se bat, ça ne peut pas être grand'chose! Cette insolente Rose, qui voulait me faire croire que c'était une princesse!... Elle n'a pas seulement cabriolet... Mais c'est égal, je verrai cette madame Dorville... Je lui parlerai...—Comment! ma fille, tu veux...—Maman, j'ai mon plan: d'abord il faut que je me venge... Vous pensez bien que je ne vais pas depuis quatorze mois tous les jours chez des portiers pour que ça se passe en complimens.—Mais, ma chère amie....—Mon papa, ne me contrariez pas, je vous en prie, ou je vais me trouver mal.

»—Il faut la laisser suivre ses idées,» dit madame Chopard, «c'est le plus sage. D'ailleurs, elle a trop d'esprit pour faire des sottises.—Je suis de cet avis-là,» répond M. Chopard. «Après tout, une femme de sa taille doit savoir se conduire... On ne peut pas faire naufrage quand on a un si beau port... Joli celui-là.»

Le lendemain Adélaïde rôdait à neuf heures du matin dans la rue Richer, de crainte de manquer l'arrivée de la femme de chambre. A dix heures elle va s'installer dans la loge du portier, et les pièces blanches de M. Chopard glissent encore chez le concierge bavard. Enfin à onze heures et quart Louise entre dans la maison; elle salue, demande M. Durand, et monte.

«Vous ne lui parlez pas,» dit le portier à Adélaïde.—Non... J'aime mieux qu'elle ne me voie point.—Ah!... alors... néante!... A votre place j'aurais un peu jasé avec elle dans ma loge... Vous l'auriez fait causer... C'est ma défunte qui savait joliment entamer les conversations.»

Adélaïde laisse cette fois le portier parler tout seul; elle attend avec impatience que la femme de chambre descende de chez Jean. Louise ne tarde pas à reparaître; elle sort de la maison. Adélaïde quitte la loge et suit la domestique qui, après être entrée un moment à la demeure de Paris, va prendre la voiture de Luzarche; et nous avons vu que mademoiselle Chopard y est montée avec elle.

Pendant la route, Louise, placée derrière Adélaïde, ne l'a point remarquée, et mademoiselle Chopard a gardé le silence, ne parlant à aucun des voyageurs. On arrive bientôt à Luzarche, Louise se hâte de se rendre près de sa maîtresse, et Adélaïde va dans l'endroit tâcher d'avoir des renseignemens sur la conduite de madame Dorville.

Caroline ouvre avec empressement la lettre de Jean. Elle ne cherche plus à cacher ce qu'elle éprouve, et laisse éclater sa joie en apprenant que sous peu de jours il sera près d'elle. Elle questionne Louise sur l'effet qu'a produit son billet, elle lui fait cent fois répéter les moindres détails sur le plaisir que sa lettre a causé à Jean; puis Caroline se dit: «Oui, il m'aime! Oh! il m'aime réellement, je n'en saurais douter!... Tout ce qu'il a fait depuis un an... Son désir de me plaire... Pauvre jeune homme! Je serais bien ingrate de ne point le payer de retour! Mais pourquoi me cacher que je l'aimais aussi en secret... que malgré moi je pensais à lui?... Ne suis-je pas ma maîtresse, et maintenant n'est-il pas digne d'être mon époux?...»

Caroline s'est livrée à ces douces pensées, elle se répétait encore que c'était pour elle que Jean s'était adonné à l'étude et avait perdu ces manières communes, ces habitudes de mauvaise compagnie qui gâtaient les heureux dons qu'il avait reçus de la nature. Elle s'était retirée dans son appartement pour y rêver à son aise à son amour, lorsque Louise vint dire à sa maîtresse qu'une grande dame demandait à lui parler. «Quoi! encore une visite de Paris?—Je ne crois pas, madame, que ce soit de vos connaissances de Paris... Je l'aurais bien reconnue... Elle est si énorme, cette dame... Et pourtant on voit bien qu'elle est jeune... Je crois qu'elle était dans la voiture avec moi en revenant.—Voyons donc cette dame.»

Caroline descend et trouve mademoiselle Chopard que l'on avait fait entrer dans le salon où étaient Laure et madame Marcelin. Le premier soin d'Adélaïde est de toiser sa rivale de la tête aux pieds... Le résultat de l'examen est un air de très-mauvaise humeur, car on ne pouvait pas trouver Caroline laide.

«Que désire madame?» demande la jolie femme avec ce ton doux et cette voix charmante qu'elle ne saurait changer. «Je désire, madame... vous parler en particulier,» répond Adélaïde en fronçant les sourcils et montrant le bout de sa langue.

Caroline est surprise du ton de la grande dame, mais elle lui répond: «Je suis avec mes bonnes amies, madame. Je n'ai aucun secret pour elles, et je pense que ce que vous avez à me dire n'est point un mystère...—Pardonnez-moi, madame, c'est très-mystérieux.»

Caroline ne peut s'empêcher de sourire, mais elle fait passer mademoiselle Chopard dans une autre pièce, tandis que la petite Laure dit à madame Marcelin: «On dirait que cette dame-là est un homme habillé en femme!»

Caroline présente un siége à Adélaïde et s'assied en attendant qu'elle s'explique. Adélaïde est plus embarrassée qu'elle ne le pensait devant madame Dorville, car on ne lui en a dit que du bien dans tous les environs, et les gens honnêtes imposent beaucoup plus que les autres; cependant elle a formé son plan d'après ce qu'elle a appris, et elle commence.

«Madame est madame Dorville?—Oui, madame.—Moi, madame, je suis demoiselle et j'ai eu vingt et un ans à la Saint-Jean.—Pardon, mademoiselle, mais on peut se tromper.—Il est vrai que je suis très-formée pour mon âge, mais aussi je resterai vingt ans comme cela.—Je n'en doute pas, mademoiselle.—Au reste, madame, si je ne suis pas mariée, je devrais l'être... depuis long-temps déjà!... et c'est vous, madame, qui êtes cause que je suis encore fille.—Moi, mademoiselle?—Oui, madame, vous-même. Vous connaissez M. Jean Durand?

»—Monsieur... Durand!... Oui, mademoiselle,» répond Caroline en rougissant malgré elle, et commençant à prendre beaucoup plus d'intérêt à la conversation.

«—Vous avez là, madame, une bien mauvaise connaissance!—Comment, mademoiselle? Expliquez-vous, je vous en prie.—Oui, madame, je vais m'expliquer. C'est pour ça que je suis venue. Vous saurez, madame, que je me nomme Adélaïde Chopard, fille de gens avantageusement connus, je m'en flatte; mon père est un ancien distillateur retiré au Marais... et quand je veux me mêler de mettre quelque chose à l'eau-de-vie, ça pourrait s'y conserver comme les momies d'Égypte...—Mademoiselle, ce n'est pas de cela, je pense, que vous voulez m'entretenir?—Non, madame, mais on est bien aise de faire savoir en passant qu'on a eu de l'éducation, et qu'on peut raisonner sur tout avec aplomb.—J'en suis persuadée, mademoiselle.—Enfin, madame, pour en revenir à M. Jean Durand, vous saurez que nous étions amis intimes de ses parens... et que... dès l'âge le plus tendre on avait résolu de nous unir.—De vous unir... Vous mademoiselle, avec M. Durand?—Oui, madame, moi-même.—Mais souvent les projets formés par des parens ne plaisent nullement à leurs enfans.—Oh! madame, cela nous plaisait très-fort au contraire... Nous étions toujours ensemble... Nous jouions tous deux au papa et à la maman... M. Jean ne pouvait pas être un jour sans me voir; c'est au point que dans le quartier on nous appelait Paul et Virginie

Caroline a peine à cacher l'impression que lui fait le récit d'Adélaïde, et celle-ci, qui s'aperçoit du trouble qu'elle lui cause, jouit déjà de sa vengeance, et se décide à sacrifier même sa réputation pour perdre Jean dans l'esprit de sa rivale. Mademoiselle Adélaïde avait une manière d'adorer les gens bien agréable pour l'objet de sa passion; mais les femmes qui aiment ainsi sont rarement payées de retour. L'amour véritable ne ressemble jamais à la haine.

«Enfin, mademoiselle?...» dit Caroline en s'efforçant de cacher son agitation. «—Enfin, madame, nous avons grandi, et notre amour se développait de plus en plus. M. Jean m'adorait, il ne cessait de me le répéter... Il devenait si brûlant... que nos parens jugèrent qu'il était temps de nous marier. Quand la mère de mon futur mourut, nous étions fiancés depuis six semaines; cet événement retarda notre mariage; mais je pensais que ce n'était reculé que pour mieux sauter... Je regardais déjà M. Jean comme mon mari... Il était souvent seul avec moi... Il était si pressant... si tendre... et moi, je suis si faible que...

»—Je vous comprends, mademoiselle... Il est inutile de m'en dire davantage,» dit Caroline qui respire à peine.

«—Eh bien! madame, croiriez-vous qu'après tout cela... lorsque je devais regarder M. Jean comme ma propriété... lorsque mes parens avaient fait les dépenses et tous les préparatifs de notre union... cet ingrat, ce perfide, a tout à coup cessé de revenir chez nous, et fait dire à mon père qu'il ne pouvait plus m'épouser parce qu'il était amoureux de vous et que vous comptiez sur sa main?

»—M. Jean a dit cela, mademoiselle?—Oui, madame; oh! il est bien capable de le nier sans doute!... Mais demandez-lui s'il connaît Adélaïde Chopard... s'il a dû l'épouser; si le jour de notre mariage n'a pas été fixé... si son parrain ne s'était point fait faire un pantalon collant pour le bal, et, à moins qu'il ne soit le plus fourbe des hommes... ce qui serait possible, vous verrez, madame, s'il ose me démentir.»

Caroline s'est levée, elle marche avec agitation dans la chambre; Adélaïde la suit des yeux et reprend au bout d'un moment:

«Certainement, madame, si je suis venue vous trouver, c'est à l'insu de mes parens. Mais enfin j'aime monsieur Jean... Après tout ce que j'ai fait pour lui, je pouvais me croire sa femme... S'il ne m'épouse point, je suis résolue à me porter aux plus grandes extrémités. Je sais que c'est pour vous qu'il m'a abandonnée... Mais je sais aussi, madame, que vous êtes excessivement vertueuse, et capable des plus grands sacrifices!... J'ai pensé que vous seriez touchée de mon amour... de ma situation... que vous ne voudriez point m'enlever un volage que j'aime encore malgré sa perfidie... et c'est pour cela, madame, que je me suis décidée à venir vous trouver... et à vous avouer avec candeur ma malheureuse position.

»—Vous avez bien pensé de moi, mademoiselle...» répond Caroline en cherchant à surmonter son émotion. «Je serais désolée d'être cause de votre malheur... D'abord, je ne sais pourquoi monsieur Durand a pu supposer que j'accepterais sa main... Il n'a même pas été question d'amour entre nous... J'avais de l'amitié pour monsieur Durand... mais je n'avais rien que cela... Je vous le répète, mademoiselle, si monsieur Durand veut retourner à vous, bien loin d'y mettre obstacle, je serai la première à l'y engager... Au point où en sont les choses... un homme d'honneur ne peut revenir sur ce qu'il a promis.

»—Ah! madame! je n'attendais pas moins de vous!» s'écrie Adélaïde, «et ma reconnaissance...

»—Vous ne m'en devez nullement, mademoiselle, je vous assure que cette résolution me coûte peu... et que vous vous trompiez beaucoup en me supposant de l'amour pour monsieur Durand.

»—En ce cas, madame, je vais m'éloigner légère comme une plume! J'ai tout lieu de croire que l'inconstant reviendra à moi dès qu'il n'espérera plus séduire madame. Du reste, voici mon adresse, et si madame doutait de la vérité de tout ce que je viens de lui dire, je la prie de venir prendre des informations dans le quartier... Elle saura que les Chopard...

»—Oh! je vous crois, mademoiselle!... Cette adresse m'est inutile...—Pardonnez-moi, madame, montrez-la seulement à M. Jean, et vous verrez quelle grimace cela lui fera faire. Madame, je ne veux pas abuser plus long-temps de vos momens; je retourne à Paris, dans le sein de ma famille qui pourrait être inquiète de mon absence. Rappelez-vous, madame, que de vous dépend le bonheur d'une victime de l'amour, et des promesses d'un fiancé.—Il ne dépendra pas de moi, mademoiselle, que monsieur Durand fasse son devoir.»

Adélaïde fait à Caroline une profonde révérence; celle-ci la reconduit jusqu'au vestibule. Là, après une nouvelle révérence, encore plus profonde que la première, Adélaïde s'éloigne, et va prendre une petite voiture qu'il faut qu'elle paie fort cher pour retourner le soir même à Paris. Mais Adélaïde est trop contente du succès de sa démarche pour regarder à l'argent, et elle fait sauter les écus du papa Chopard en se disant: «Les voilà brouillés... brouillés à mort, j'en suis sûre!... Cette femme-là aura trop d'amour-propre pour pardonner, et Jean, qui, au fait, n'est pas aussi coupable que je l'ai dit, ne sollicitera pas son pardon... D'ailleurs j'aurai l'œil sur eux... Je ne suis pas brouillée avec les portiers, moi.»

Lorsque mademoiselle Chopard est partie, Caroline, cédant à la douleur qu'elle s'est efforcée de contenir, va s'enfermer dans son appartement, et là donne un libre cours à ses larmes! «Comme il m'a trompée!» se dit-elle, «moi, qui le croyais la franchise même... Avoir abusé de cette femme... de cette demoiselle!... Après une promesse de mariage... se jouer ainsi des parens... de toute une famille... C'est bien mal!... Mais si cela n'était pas... oh! cela n'est que trop vrai... Il faut que cette demoiselle l'aime bien pour s'être décidée à un pareil aveu... Et lui. Il l'a aimée aussi... J'avoue que je lui aurais cru un meilleur goût... Mais je sois injuste peut-être... Cette femme peut paraître fort bien... Elle est d'une taille superbe... Ah! Jean!... comme vous m'avez trompée!... Cependant tout ce qu'il a fait pour me plaire depuis un an... N'importe, je ne puis plus estimer un homme qui a abusé d'une femme sur la foi d'une promesse de mariage... et je n'épouserai jamais un homme que je n'estime pas.»

On s'aperçoit bientôt dans la maison du changement qui s'est fait dans l'humeur de Caroline. Madame Marcelin et la petite Laure lui en demandent la cause; mais Caroline assure que l'on s'abuse, et qu'elle n'a nul chagrin. Pour ramener le sourire sur les lèvres de sa maîtresse, Louise croit devoir lui parler de Jean. Mais alors la jeune femme prend un ton plus sévère, et lui défend à l'avenir de l'entretenir de M. Durand. Louise, tout étonnée, se tait, mais elle se dit: «C'est depuis la visite de cette grande dame que ma maîtresse n'est plus la même.... Cette grosse femme-là aurait bien dû rester à Paris.»

Deux jours se sont écoulés depuis la visite d'Adélaïde à Luzarche. Caroline est toujours triste; mais à chaque instant elle semble plus agitée, car d'après ce que Jean lui a écrit, le moment approche où elle va le revoir; et cette entrevue doit la convaincre si mademoiselle Chopard lui a dit la vérité. Les personnes qui habitent avec madame Dorville désirent aussi avec ardeur l'arrivée du jeune homme, car elles pensent que sa présence dissipera la tristesse de Caroline.

On dit que le bonheur est le meilleur médecin, et en effet la satisfaction de l'esprit, le contentement de l'âme, sont d'excellens baumes pour les blessures du corps. Le billet de Caroline avait hâté la guérison de Jean, et trois jours après l'avoir reçu, il part de Paris, brûlant d'amour, et se livrant aux plus doux rêves que puisse se créer un amant qui vient d'apprendre qu'il est aimé.

Jean n'est cependant pas allé au grand galop cette fois, car il est encore trop faible pour se tenir à cheval. Un cabriolet l'amène jusqu'à sa destination. Louise, qui le voit descendre de voiture, court au-devant de lui en s'écriant: «Ah! que je suis contente de vous voir, monsieur!...—Merci, ma bonne Louise... Et ta maîtresse!...—Elle est au salon... Ah! j'espère que vous allez lui rendre sa gaîté, d'autrefois!...—Que veux-tu dire?—Que madame n'est plus la même depuis quelque jours... Nous ne pouvons deviner ce qu'elle a!»

Jean n'écoute plus Louise; pressé de revoir Caroline, il se hâte de se rendre au salon. Madame Dorville y est assise près de madame Marcelin et de Laure. A l'aspect de Jean elle ne peut se défendre d'un trouble violent; cependant elle se remet, et le reçoit avec politesse. Mais le ton froid dont elle s'informe de sa santé, l'expression réservée de ses traits, ses manières qui ne sont plus les mêmes, tout glace Jean qui la regarde avec surprise et ne sait à quoi attribuer le changement qu'il remarque en elle.

La petite Laure et madame Marcelin témoignent au jeune homme beaucoup d'amitié, il les remercie de leur tendre intérêt pour sa santé. Mais tout en leur parlant, ses regards sont toujours attachés sur Caroline; il voudrait lire dans ses yeux, mais la femme adorée ne daigne pas porter ses beaux yeux sur lui. Jean s'aperçoit qu'elle est vivement émue, que sa respiration est entrecoupée, qu'une peine secrète semble avoir altéré ses traits charmans. Il est sur le point de se jeter aux genoux de Caroline et de la supplier de lui apprendre le sujet de sa froideur à son égard. Mais Caroline, qui désire elle-même mettre fin à une incertitude qui la tue, sort vivement du salon pour se rendre au jardin, et bientôt Jean est auprès d'elle.

«Au nom du ciel... qu'avez-vous contre moi, madame? Qu'ai-je fait pour mériter d'être reçu de la sorte?» s'écrie Jean en arrêtant Caroline dans le jardin. «—Il me semble, monsieur.... qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans l'accueil que je vous fais aujourd'hui... Je vous ai témoigné le plaisir que j'avais de vous voir rétabli!... et...—Non, madame, vous n'êtes pas la même avec moi; pardonnez-moi d'exiger davantage, mais vous ne m'avez pas habitué à ce ton glacé, à cette politesse cérémonieuse... Et pourquoi vous cacherais-je encore tout ce que j'osais espérer!... Mes lettres vous ont appris le secret de mon cœur!... Oui, madame, je vous aime... Je vous ai aimée dès le premier jour où je vous ai vue! Cet amour a changé tout mon être... C'est dans l'espoir de parvenir à vous plaire que je me suis livré à l'étude... que j'ai cherché à connaître le ton, les usages de ce monde dont vous faites l'ornement. Si je suis quelque chose maintenant, c'est à vous que je le dois; et lorsque vous sembliez me voir avec bonté, lorsque votre lettre a fait naître en mon âme le plus doux espoir et que j'accours ivre d'amour... je vous retrouve tout autre; la froideur, l'indifférence, voilà les seuls sentimens que vous me témoignez!...

»—Vous avez pu, monsieur... vous abuser sur l'intérêt que je vous portais,» répond Caroline, «comme j'ai pu me tromper aussi sur... les sentimens que je vous supposais...—Comment, madame?—Si cependant vous avez quelque amitié pour moi, jurez-moi de répondre avec franchise aux questions que je vais vous adresser?—Je vous le jure, madame.—Connaissez-vous une demoiselle nommée Adélaïde Chopard?

»—Adélaïde Chopard!....» répond Jean tout surpris d'entendre Caroline prononcer ce nom! «Oui, madame... Oui... Sans doute.»

Le trouble de Jean achève de convaincre Caroline qui s'écrie en le regardant fixement: «Vous rougissez, monsieur!... Je vois qu'on ne m'a pas trompée... Vous avez dû épouser cette demoiselle?—En effet, madame...—L'époque de ce mariage était même fixée... Mademoiselle Chopard vous regardait déjà comme... comme son mari.... Est-ce la vérité, monsieur?—Oui, madame, je ne puis le nier.

«—Je n'ai pas besoin d'en savoir davantage, monsieur; un homme d'honneur doit remplir ses engagemens... surtout lorsqu'il a... Mais vous me comprenez, monsieur. Je vous quitte... Je ne vous cacherai point que désormais votre présence ne peut que m'être pénible... Retournez près de celle... qui vous regarde à si juste titre comme son époux... Adieu, monsieur, adieu pour toujours.»

Caroline s'est éloignée, car les larmes la suffoquaient; si ses pleurs eussent coulé devant Jean, il serait tombé à ses pieds, et peut-être une explication plus franche eût-elle dérangé le plan de mademoiselle Adélaïde; mais malheureusement Caroline n'est plus là, et Jean anéanti, mais blessé de se voir traité de la sorte, lorsque sa conscience ne lui reproche rien, Jean, après être resté quelques minutes immobile dans le jardin, reprend sa fierté naturelle, et quitte la demeure de madame Dorville en maudissant les femmes et l'amour.

Louise rencontre le jeune homme au moment où il s'éloignait. «Où donc allez-vous, monsieur?» lui dit-elle. «—Je pars,» répond Jean d'une voix étouffée, «je m'éloigne de ces lieux où je n'aurais jamais dû venir!»

Louise est restée toute saisie: elle ne conçoit rien au brusque départ de celui dont on désirait tant l'arrivée, et elle est encore dans la cour, à en chercher la cause que Jean est déjà bien loin de la demeure de Caroline.

Jean est revenu à Paris, accablé par l'accueil de Caroline et ne concevant point que la connaissance de ce qui s'est passé entre lui et la famille Chopard lui ait fait perdre son cœur. Jean est loin de se douter de tout ce qu'a dit Adélaïde. «Ma conduite a pu être légère,» se dit-il; «j'ai sans doute blessé l'amour-propre de mademoiselle Chopard... Mais devais-je lui sacrifier le bonheur de ma vie, et madame Dorville doit-elle me faire un crime de ce dont elle est seule la cause! C'est elle qui m'a appris à connaître mon cœur. Je n'avais nul amour pour Adélaïde et j'adorais Caroline!... C'est pour cela qu'elle ne veut plus me voir, qu'elle me bannit de sa présence!... Suis-je donc si coupable? Non, c'est qu'elle ne m'aimait pas, qu'elle ne m'a jamais aimé, et que, fâchée de m'avoir écrit une lettre trop tendre, elle a ensuite saisi ce prétexte pour rompre avec moi.»

Jean est rentré chez lui, il s'enferme dans son appartement. Il regrette ses goûts, ses penchans et son indifférence d'autrefois. «Alors,» se dit-il, «j'étais plus heureux! Qu'avais-je besoin de chercher à m'instruire?... On me trouvait bien dans le monde que je voyais... J'ai acquis quelques connaissances, mais j'ai perdu cette insouciance qui suffisait à mon bonheur. C'est pour elle que j'ai voulu me changer... Et voilà comme elle m'en récompense!»

Dans son dépit, Jean jette au loin ses livres, ses cahiers, puis il se met sur son lit en jurant de ne plus penser à Caroline. Mais son image est toujours devant ses yeux, il croit la voir, il lui parle, il l'entend sans cesse.

La nuit n'a point éloigné de sa pensée cette image chérie. Il est une heure du matin, et Jean ne peut trouver le repos, lorsqu'un bruit sourd frappe son oreille: il écoute; le bruit part de sa croisée, il semblerait que l'on force son volet. Jean a laissé une chandelle brûler sur la cheminée, il va se lever, lorsque sa fenêtre s'ouvre entièrement. Ne doutant point que des voleurs ne se soient introduits chez lui, Jean a saisi des pistolets qui sont toujours placés dans sa table de nuit; puis feignant de dormir, il tient ses armes cachées et attend l'événement.

Deux hommes paraissent à la fenêtre. «Il y a de la lumière!» dit l'un d'eux. «C'est singulier. On nous avait dit que le bourgeois couchait ce soir à la campagne.—C'est égal, en avant, puisque nous y v'là... Tant pis pour lui s'il y est.»

Et les deux misérables enjambent la croisée et s'avancent dans l'appartement. Ils se dirigent vers le lit qui est au fond de la chambre.

«Il y a quelqu'un de couché.... Allons-nous-en,» dit l'un. «—Non... non... Il y a de l'argent à gagner ici... Il faut en finir... Et de peur qu'il ne s'éveille... il faut...—Ah!... tu avais dit que nous n'en viendrions pas là....—Je croyais que nous ne trouverions personne.... Mais pour forcer le secrétaire nous ferons du bruit, ça l'éveillerait, il crierait... et je veux l'en empêcher.»

En disant ces mots, le malheureux s'approche du lit, tenant un poignard à la main. Il va lever le bras sur Jean, lorsque celui-ci, se relevant par un mouvement aussi prompt que l'éclair, présente à chaque voleur le bout d'un pistolet.

Les deux misérables sont frappés de terreur. Cependant ils vont fuir, lorsque Jean lui-même laisse tomber ses armes en s'écriant! «O mon Dieu!... n'est-ce point un songe? C'est vous.... Démar!.... Gervais!....

»—C'est Jean!» s'écrient les deux brigands en se rapprochant du lit. Et pendant quelques secondes, tous trois se regardent sans pouvoir dire un mot de plus.

«C'est vous!» reprend enfin Jean, «vous... que je retrouve ainsi!... Démar! tu allais m'assassiner!...—Ma foi oui... Mais je ne savais pas que c'était toi...—Malheureux! voilà donc où vous en êtes venus! Au dernier degré du crime!... Voilà où vous ont conduits l'oisiveté!... le goût de la débauche, et cette haine pour le travail, que vous appeliez amour de la liberté!...»

Gervais semble anéanti, mais Démar s'écrie: «Ah çà! mon petit, est-ce que tu crois que c'est pour entendre de la morale que nous sommes montés chez toi!... Il nous faut de l'or... Tu en as... Te rappelles-tu que tout devait être commun entre nous.»

Jean regarde quelques instans Démar avec indignation; puis, se levant, il va poser ses pistolets sur une table, ouvre son secrétaire, et en tire deux sacs d'argent; il en présente un à Démar et l'autre à Gervais, en leur disant: «Je pourrais vous livrer à la justice, mais je préfère vous donner encore les moyens de changer de conduite. Chacun de ces sacs renferme douze cents francs. Avec cela vous pouvez quitter la France, et aller dans un autre pays chercher du travail, et renoncer à votre infâme métier!

«—Tu as bien plus d'argent ici, peut-être?» dit Démar, qui s'est placé entre Jean et la table sur laquelle sont les pistolets, «et nous pourrions te forcer...—Je ne vous donnerai rien de plus... Je n'ai plus d'armes... tu peux maintenant m'assassiner!...

»—Non! non.....» jamais! dit Gervais en se plaçant au-devant de Jean. «Allons, Démar... fuyons... il est temps.... Je crois entendre du bruit dans la rue!....»

La rue était calme, mais déjà Gervais a repassé par-dessus la croisée. Après un moment d'hésitation, Démar se décide à le suivre, et bientôt les voleurs ont disparu. Alors Jean va se rejeter sur son lit en se disant: «Et ce sont mes camarades de pension! les compagnons de ma jeunesse!... Faites donc des sermens! Faites donc des projets!»

CHAPITRE XXVIII ET DERNIER.

ENCORE LA PETITE BONNE.—DOUBLE MARIAGE.

La vue de ses anciens compagnons de plaisir n'a point fait regretter à Jean d'avoir suivi dans le monde une autre route qu'eux; le lendemain de l'aventure nocturne, Jean ramasse ses livres, ses cahiers, et se dit: «Si elle ne m'aime pas, je lui devrai au moins de n'être pas resté toute ma vie un sot et un ignorant, et je sens qu'il m'est encore doux de lui devoir quelque chose.»

Et Jean reprit goût à l'étude, trouvant que seule elle pouvait lui faire supporter ses ennuis, car depuis qu'il n'allait plus à Luzarche, il ne sortait pas de chez lui. Il pensait sans cesse à Caroline, il sentait bien qu'il ne pourrait cesser de l'adorer, et ne faisait plus de vains efforts pour la bannir de son souvenir; mais elle lui avait défendu de chercher à la revoir, et Jean avait trop de fierté pour braver cette défense. Tout en ne concevant point que Caroline le bannît de sa présence parce qu'il avait dû épouser mademoiselle Chopard, tout en espérant, peut-être au fond de son cœur, que la jolie femme ne l'avait pas totalement oublié, car les amans ont toujours une arrière-pensée, Jean ne voulait faire aucune démarche pour se rapprocher de celle qu'il adorait.

De son côté, Caroline, après son entrevue avec Jean, s'était bien promis, bien juré de ne plus penser à un homme qu'elle ne croyait plus digne de son amour. Mais le cœur est-il toujours d'accord avec les efforts de l'esprit, avec les projets de la raison? Caroline essayait en vain d'être gaie, vive, enjouée comme autrefois, un soupir trahissait sa peine secrète lorsqu'elle affectait de sourire. Autour d'elle on ne prononçait jamais le nom de Jean, parce qu'on s'était aperçu que, lorsqu'on en parlait, cela redoublait sa tristesse. Caroline commençait à trouver que l'on respectait trop bien sa défense... Elle éprouvait en secret le désir de parler de celui à qui elle pensait toujours, mais elle n'osait entamer elle-même cet entretien; elle se disait: «Il ne reviendra plus, car il a de la fierté... Et je lui ai dit que je ne voulais plus le voir... Cependant il fallait qu'il m'aimât bien pour devenir, depuis un an, si différent de ce qu'il était autrefois!... J'aurais peut-être dû m'en souvenir lorsqu'il était là... Et ce duel... N'est-ce pas en quelque façon moi qui en suis cause? C'est par jalousie que ce Valcourt l'a insulté... Si Jean eût été tué, j'en aurais donc été la cause?... Et j'ai oublié tout cela... Mais cette Adélaïde Chopard... ce qu'elle m'a dit m'a fait un mal!... Et il n'a pas même cherché à excuser sa conduite envers elle... Ah! c'est qu'il sentait bien qu'il ne le pouvait pas!...»

Caroline se disait tout cela à elle-même depuis qu'elle n'osait plus parler de Jean; mais elle ne se consolait pas, elle ne reprenait point sa gaîté. Cependant elle ne pouvait pas non plus faire aucune démarche pour revoir Jean, qui de son côté restait enfermé dans son entresol. Voilà donc deux êtres qui s'aiment, qui brûlent de se revoir, et qui peut-être resteront toujours éloignés l'un de l'autre, parce qu'il a plu à une grande fille, méchante et jalouse, de débiter force mensonges et calomnies. Mais on dit qu'il est un dieu pour les amans... Voyons ce qu'il fera en faveur de Jean.

Il y avait trois semaines d'écoulées depuis que Jean était revenu de Luzarche. Trois semaines passent vite quand on s'amuse, elles sont éternelles quand on soupire, qu'on regrette et qu'on n'espère plus. Caroline avait trouvé la campagne monotone, et quoiqu'on ne fût encore qu'à la fin de septembre, elle était revenue habiter Paris. Peut-être aussi pensait-elle qu'elle serait mieux en demeurant tout près de celui qu'elle ne voyait plus; mais Jean, qui croyait Caroline à la campagne, ne pensait point à se mettre à la fenêtre.

Pendant ces trois semaines, mademoiselle Chopard avait fait de fréquentes visites à son cher ami le portier de Jean, et elle avait appris que le jeune homme était revenu de la campagne le même jour qu'il y était allé; que depuis ce temps il ne sortait plus de chez lui, et paraissait être toujours de fort mauvaise humeur. Adélaïde, enchantée, s'était frotté les mains en se disant: «J'ai réussi!... Ils sont brouillés... Ils ne se verront plus!... Je vais encore laisser Jean se désoler quelque temps; puis un beau jour je m'offrirai à ses regards, et je lui dirai: Vous êtes un grand perfide! mais je vous aime toujours, quoique papa et maman me l'aient défendu; épousez-moi, et je vous pardonne. Alors il m'épousera... Et cette jolie femme, que je trouve affreuse, en dessèchera de chagrin!»

Et pour être toujours au courant de ce qui se passe, Adélaïde va souvent rue Richer; elle s'informe s'il ne vient point une femme pour le jeune monsieur de l'entresol, et le portier lui répond: «Néante... Ni femme... ni bonne... ni domestique.» Et pour prix de ces néante, la grande demoiselle lui glisse des pièces blanches.

Un matin que mademoiselle Chopard revenait, suivant son habitude, de prendre des informations qui étaient satisfaisantes, et qu'elle pensait à avoir bientôt une entrevue avec Jean, au coin du boulevart du Temple et de la rue Charlot, elle se trouve en face de Rose qui, le panier au bras, allait faire des emplettes. La petite bonne regarde Adélaïde en faisant la grimace; la grande fille, qui est enchantée de pouvoir prendre sa revanche en mystifiant Rose, s'arrête et lui dit d'un air moqueur:

«Ah! c'est vous, mademoiselle Rose.—Oui, mademoiselle Chopard...—Vous voilà en course de bon matin...—On pourrait vous en dire autant..... Il est vrai que votre papa assure qu'on ne vous enlèvera pas à moins de se mettre à quatre...»

Adélaïde se mord les lèvres et reprend: «Et les amours de M. Jean... en avez-vous des nouvelles?...—Peut-être...—Est-il toujours en Italie?—Non, il est en Sibérie à c't'heure!—Ah! ah!... mademoiselle Rose qui a cru que l'on serait sa dupe!... On est aussi maligne qu'une autre!... On sait que ce pauvre jeune homme ne sortait pas de son entresol de la rue Richer...—M. Jean demeure rue Richer?—Oh! faites donc l'ignorante... Et cette grande dame!... qui avait trois voitures, qui était millionnaire... nous la connaissons aussi bien que vous maintenant, cette belle madame Dorville.....—Vous connaissez...—Allez, mademoiselle Rose, ce n'est pas à moi qu'on cachera rien!... Je sais tout, je vois tout! Je vous ait dit que Jean serait mon mari... Il le sera... Vous connaîtrez avant peu Adélaïde Chopard.»

Adélaïde s'est éloignée, et Rose, qui est restée quelques minutes toute surprise de ce qu'elle vient d'entendre, se dit bientôt: «Comment! elle savait l'adresse de Jean... et je ne la savais pas... Il est à Paris... et j'ignore ce qui se passe... Et cette grande sournoise a l'air de se moquer de moi... Ah! ne perdons pas une minute! Courons rue Richer, il faudra bien que je le trouve aussi, ce vilain Jean qui nous oublie!... Monsieur m'avait envoyée lui acheter une dinde aux truffes, parce qu'il voulait se régaler aujourd'hui! Mais, par exemple, on dînera, ou on ne dînera pas, ça m'est égal, il faut avant tout que je voie M. Jean.»

Et Rose court jusqu'à la rue Richer. Elle demande dans toutes les maisons où il y a des entresols; enfin elle trouve la demeure de Jean. Elle monte, elle entre, elle est chez lui avant d'avoir repris sa respiration.

«C'est Rose!» s'écrie Jean en regardant la petite bonne qui entre tout essoufflée.

«—Oui, monsieur... c'est moi... c'est Rose qui vous retrouve enfin... Vous voilà donc... Ah! que c'est vilain de se cacher ainsi de ses amis, de votre bon parrain qui vous aime tant!... Faire croire qu'on n'est pas à Paris, et y rester depuis quinze mois sans venir nous voir!...—Oui, Rose, c'est vrai... je conviens que j'ai eu bien tort!—Est-ce que vous pouviez penser que M. Bellequeue était encore fâché contre vous?.... lui qui vous aime tant!... Sans cette grande Adélaïde, je ne saurais pas encore votre adresse... Mais j'ai tant couru... je n'en puis plus...—Pauvre Rose!—Embrassez-moi donc, ça me fera oublier la fatigue!....»

Jean embrasse Rose de bien bon cœur, puis la petite bonne demande au jeune homme ce qu'il a fait depuis quinze mois, et où en sont ses amours. Alors Jean lui raconte tout ce qui s'est passé entre lui et Caroline; son bonheur, son ivresse, lorsqu'il s'est cru aimé, et son désespoir depuis trois semaines qu'il ne voit plus celle qu'il adore.

Rose, qui a écouté Jean avec beaucoup d'attention, lui dit: «D'abord, monsieur, il ne faut pas vous désoler, car madame Dorville vous aime toujours.—Tu crois, Rose.—Je ne le crois pas, j'en suis sûre!...—Mais elle m'a dit qu'elle ne voulait plus me revoir.—Parce qu'alors elle était en colère.—Elle m'a traité avec froideur, avec indifférence.—Tout cela ne prouve rien. Ce qui prouve bien plus, c'est cette lettre charmante qu'elle vous écrivait trois jours avant... Pour qu'elle ait changé ainsi, il faut qu'on lui ait fait sur votre compte de faux rapports, d'horribles mensonges... Oh! il y a de la Chopard là-dedans.—Tu crois, Rose?...—J'en suis certaine... N'est-ce pas par cette grande Adélaïde que je viens de savoir votre adresse; elle ne croyait pas alors si bien me servir!... Mais nous verrons si elle sera plus habile que moi... Et madame Dorville demeure ici près?—Oui... mais elle est à la campagne maintenant...—C'est bon... Adieu, monsieur Jean, vous me reverrez bientôt.—Rose, que veux-tu faire?... Songe que je te défends d'aller de ma part chez madame Dorville... que je ne veux pas retourner chez elle.

»—Oui, oui, c'est bon... ça suffit,» dit Rose en sortant, et elle laisse son panier chez Jean, car elle ne songe plus au dîner de son maître, et elle est décidée à partir sur-le-champ pour Luzarche, quoiqu'elle ne sache pas encore quel prétexte elle prendra pour se rendre chez Caroline; mais en passant dans la rue, elle se dit tout à coup:

«Si madame Dorville aime toujours M. Jean, pourquoi ne serait-elle pas revenue à Paris, au lieu de rester loin de lui?... Quand on est près on peut se rencontrer.»

Rose avait deviné juste; le portier lui dit: «Madame Dorville est à Paris depuis huit jours; elle est chez elle, montez.» Rose monte, mais arrivée devant la porte, elle s'arrête cependant pour chercher ce qu'elle dira... ce qu'elle demandera... pourquoi elle viendra: il était temps d'y penser; mais Rose avait beaucoup d'imagination. Après un instant de réflexion, elle a trouvé ce qu'il lui faut, elle sonne chez Caroline.

Louise vient ouvrir, et Rose lui dit: «Mademoiselle... c'est ici chez madame Dorville?—Oui, mademoiselle.—Mon Dieu... je ne sais pas si je dois déranger madame... Je viens pour...—Si vous voulez me dire ce que c'est, mademoiselle?...—Bien volontiers: M. Durand est allé cet été voir madame, votre maîtresse, à sa campagne de Luzarche...—Oui, mademoiselle.—M. Durand... avait emporté un petit livre... couvert en maroquin rouge... Mon Dieu, je ne sais plus le titre... Mais M. Durand y tenait beaucoup parce qu'il lui venait de sa mère... Je viens savoir si vous l'avez trouvé à Luzarche, mademoiselle?

«—Je n'ai rien trouvé, mademoiselle; je ne sais pas si madame a vu le livre dont vous parlez... Attendez un moment, je vais le lui demander.»

Louise va rapporter à sa maîtresse ce qu'on vient de lui dire. Au nom de Jean, Caroline rougit, puis elle répond d'un air indifférent: «C'est... une bonne... qui demande cela?...—Oui, madame...—Est-ce qu'elle est là?—Oui, madame.—Faites-la entrer, car vous vous expliquez si mal que je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites.»

Louise va dire à Rose: «Entrez, mademoiselle,» et Rose sourit en dessous, car elle était bien sûre qu'on la ferait entrer.

La petite bonne se présente devant Caroline avec un air modeste et doux; Caroline la regarde avec bienveillance, puis fait signe à Louise de s'éloigner. Ensuite elle dit à Rose: «Vous venez pour un livre, mademoiselle?...—Oui, madame.—Vous êtes donc au service de M. Durand?—Non, madame, je sers depuis long-temps M. Bellequeue, le parrain de M. Jean... Oh! un bien brave homme qui aime M. Jean comme son fils...—Je sais... M. Durand m'a parlé quelquefois de son parrain avec qui il était, je crois, brouillé...—Oui, madame...—C'est donc M. Durand qui vous envoie?—Oh! non, madame... j'ai pris la liberté de venir de moi-même...—Il est... à Paris M. Jean?...—Oui, madame... Oh! il ne sort pas de chez lui... Il y avait bien long-temps que je ne l'avais vu, et ça m'a fait de la peine de lui trouver l'air si triste, si chagrin...—Comment... vous croyez qu'il a du chagrin?...—Je ne sais pas, madame,—Y a-t-il long-temps que vous connaissez M. Jean?—Oh! oui, madame... je suis entrée fort jeune chez M. Bellequeue, et M. Jean venait souvent voir son parrain.—Vous avez été témoin de ses amours avec mademoiselle Adélaïde Chopard?...—Des amours... de qui, madame?—De M. Jean avec cette demoiselle qu'il connaît et qu'il aime depuis l'enfance...—M. Jean!... connaître mademoiselle Chopard depuis l'enfance! Ah! quel mensonge!... Il ne l'avait jamais vue! il n'avait jamais pensé à elle avant que M. Bellequeue n'eût l'idée de ce mariage-là...—Comment... vous êtes sûre... Asseyez-vous donc, ma petite...»

Caroline montre à Rose une chaise qui est près d'elle, et Rose s'assied modestement sur le bord.

«C'est donc le parrain de M. Jean qui a pensé à le marier avec mademoiselle Chopard?—Oui, madame. Ah! c'est une idée bien sotte que mon maître a eue là; mais alors M. Jean était un peu jeune... un peu étourdi, et on pensait que le mariage le rangerait.—Et il a été bien amoureux de cette demoiselle?—Amoureux de mademoiselle Chopard!... Non, vraiment! il ne l'a jamais été!...—Jamais!... Ah! vous vous trompez!...—Mais non, madame; j'étais bien au fait de tout... car j'étais la confidente de M. Jean; il me contait tout ce qu'il pensait, il ne consentait à ce mariage que pour plaire à sa mère... Il ne connaissait pas l'amour alors!... Mais quand il est devenu amoureux ce n'était pas de mamselle Adélaïde, puisque au contraire c'est de ce moment qu'il s'est résolu à rompre son mariage... Et c'est cela qui a fâché son parrain contre lui.

»—Il se pourrait!... Vous pensez... Ah! dites-moi tout, ma chère enfant, dites-moi bien la vérité... Je... je m'intéresse aussi à M. Jean...»

En disant ces mots, Caroline mettait sa chaise tout contre celle de la petite bonne, puis ôtant d'une de ses mains une jolie bague enrichie d'une fort belle étincelle, elle la passait à l'un des doigts de mademoiselle Rose qui se laissait faire, se contentant de répéter: «Ah! madame, comment avez-vous pu croire que jamais M. Jean ait aimé mamselle Chopard?...—Cependant il a dû l'épouser.—Parce que sa mère désirait ce mariage.—Il regardait mademoiselle Adélaïde comme sa future...—C'est-à-dire qu'il la regardait comme toutes les autres, sans y faire attention.—Ce n'est pas ce que cette demoiselle m'a dit... Elle m'a avoué, au contraire, qu'entraînée par sa faiblesse pour M. Jean... et lui croyant déjà sur elle les droits d'un époux...—Ah! Dieu! quelle horreur!... Elle a osé dire... Faut-il avoir un front!... Ce pauvre jeune homme, lui!... avoir séduit mamselle Adélaïde!... Non, madame, non, cela n'est pas... C'est pour se venger de ce qu'il a rompu son mariage, que mademoiselle Chopard invente de telles faussetés!... Mais si ces parens savaient qu'elle dit cela!... Ah! par exemple, je ne pense pas que M. Chopard ferait un calembourg là-dessus.»

Caroline croit Rose, elle a besoin de se persuader que Jean ne s'est pas conduit comme Adélaïde le lui a dit. Elle fait répéter à Rose tout ce qu'elle sait sur Jean, sur son enfance, sur son caractère, sur le mariage projeté, sur l'erreur de tous ceux qui, témoins du changement d'humeur de Jean, l'attribuaient à son amour pour sa future. Enfin Caroline est convaincue que c'est elle seule que Jean a aimée, qu'il aime encore, et elle s'écrie: «Pour prix de son amour... de tout ce qu'il a fait pour me plaire... je l'ai renvoyé... je l'ai traité avec mépris... Ah! Rose, combien je m'en veux!...—D'un mot, madame, vous pouvez le rendre au bonheur...—Mais ce mot où le lui dire... Il ne veut plus venir... et je ne puis aller le trouver...—Eh! madame, n'y a-t-il pas mille moyens?... Tenez... si...»

Et comme Louise entrait dans l'appartement, Rose parle bas à l'oreille de Caroline qui lui répond: «Oui, Rose... oui... j'y consens. A propos... et ce livre?...—Oh! il est retrouvé, madame,» répond la petite bonne en souriant, puis elle fait à Caroline une belle révérence, et s'éloigne lestement.

Rose remonte chez Jean. Témoin de la joie qui brille dans ses regards, le jeune homme veut la questionner; mais Rose est très-pressée, il faut qu'elle retourne chez son maître qui l'attend, et elle se contente de dire à Jean qu'elle va prévenir son parrain de sa visite dans la journée. «Oui, Rose; j'irai aujourd'hui.—N'y manquez pas, monsieur!»

En disant ces mots la petite bonne s'éloigne, elle retourne chez son maître que la goutte retient maintenant chez lui, et qui ne sait que penser de la longue absence de Rose. Mais en rentrant, celle-ci lui dit: «Je l'ai trouvé... Il va venir... J'ai vu celle qu'il aime... Ah! c'est cela une belle femme!... Une figure!... et des manières! Un ange, enfin!.... Et tenez, regardez comme ça brille...»

Rose met sa bague sous les yeux de Bellequeue qui ne comprend rien à la joie de sa bonne, et lui demande si elle a trouvé ce diamant dans la dinde qu'il lui a dit d'acheter. Pendant que Rose explique à son maître tout ce qu'elle a fait depuis le matin, Jean se décide à sortir pour aller chez son parrain; les paroles de Rose lui ont rendu quelque espérance; cependant il soupire encore, et en sortant de chez lui, il jette tristement les yeux sur la demeure de Caroline.

Jean est arrivé au Marais; il ne revoit pas sans plaisir le quartier témoin des folies de son enfance; dans une grande ville, chaque quartier est une patrie. Après s'être arrêté devant la maison où il est né, Jean se rend enfin chez son parrain.

C'est Rose qui introduit le jeune homme dans un petit salon où Bellequeue est assis. Jean se jette dans ses bras en lui disant: «Pardonnez-moi d'avoir douté un moment de votre amitié... Vous ne m'en voulez plus de n'avoir point épousé une femme que je n'ai jamais aimée.—Non, mon cher Jean,» répond Bellequeue, en pressant tendrement son filleul dans ses bras, «Non... je ne t'en veux plus... Mais j'ai arrangé un autre mariage pour toi...—Ah! mon cher parrain, ne parlons pas de mariage... Il n'est qu'une seule femme que je puisse aimer!...—Il faut pourtant que tu épouses celle que je vais te présenter... et qui est là... dans la chambre voisine.»

Jean regardait autour de lui avec étonnement; mais Rose qui n'y tient plus, a ouvert une porte... et Caroline est devant les yeux de Jean... Elle lui sourit, elle lui tend la main... Et déjà Jean s'est emparé de cette main chérie... Il veut se jeter aux pieds de Caroline... Mais il est bien mieux encore... il est dans ses bras.

Quand on s'aime bien il ne faut pas de longues explications pour s'entendre, en quelques minutes les deux amans en ont dit assez sur le passé; ils ne sont plus qu'au présent qui leur offre amour et bonheur.

Bellequeue regarde Caroline avec admiration, il répète avec Rose: «C'est un ange!» Quant à son filleul, il ne le reconnaît plus, il trouve qu'il a de si belles manières, et s'exprime si bien, qu'il ne sait pas comment parler devant lui.

«Eh bien!» dit Caroline à Jean, «refuserez-vous encore la femme que votre parrain vous propose?»

Pour toute réponse, Jean baise la main chérie, et Caroline reprend: «Mon ami... je puis vous l'avouer enfin, je vous ai aimé dès le premier instant où je vous ai connu... Quelque chose me disait que vous changeriez pour me plaire... N'est-il pas vrai, monsieur, que votre filleul vous plaît mieux ainsi?»

Bellequeue s'incline en murmurant avec prétention: «Il est si bien!... que je ne le reconnaissais point.»

Jean est pressé d'être heureux, Caroline n'a plus d'autres désirs que les siens; le mariage est fixé à dix jours de là. On ne fera point de noce, mais Caroline veut absolument que Bellequeue soit du repas que l'on fera chez elle, et Bellequeue accepte en baisant la main de la femme charmante.

Pendant les dix jours qui précèdent le mariage, on pense bien que Jean est plus souvent chez Caroline qu'à son entresol. Mais mademoiselle Adélaïde, qui continue d'aller chez le portier, apprend bientôt tout ce qui s'est passé; au lieu de lui répondre néante, on lui dit que M. Durand se marie dans huit jours, et qu'en attendant il passe presque toute la journée chez madame Dorville.

Adélaïde est furieuse, elle sort de la loge du portier en renversant la pie et en écrasant un pierrot; elle court chez Caroline, elle monte, elle sonne avec violence; mais Louise, après lui avoir répondu: «Madame ne peut pas vous recevoir,» lui ferme la porte sur le nez; et la grande fille, rouge de colère, revient chez ses parens, et s'écrie en arrivant:

«C'est fini!... M. Jean se marie dans huit jours... Ça m'est égal! c'est un polisson que je n'ai jamais aimé... mais je veux absolument me marier le même jour que lui... Mon papa... voyons vite dans la foule de mes soupirans.»

La foule ne se composait alors que d'une seule personne, c'était M. Courtapatte, négociant en huile, âgé de trente-deux ans, et haut de quatre pieds cinq pouces, qui, suivant l'usage des petits hommes avait une prédilection marquée pour les grandes femmes, et devait, par cette raison, adorer Adélaïde.

«Nous ne pouvons t'offrir maintenant que M. Courtapatte,» dit madame Chopard; «il est un peu petit; mais...—Ça m'est égal, je le prends,» répond Adélaïde, «j'aime mieux les petits hommes... C'est plus commode pour donner le bras.

«—C'est vrai!...» répond M. Chopard, «d'autant plus que tu as un bras de mère... Oh, oh! bras de mer.... Pas mauvais.—Mais songez, papa, qu'il faut que je me marie dans huit jours aussi.»

On va prévenir M. Courtapatte de son bonheur, et pour complaire à Adélaïde, on presse tellement les choses, que son hymen a lieu en effet le même jour que celui de Jean. Mais comme la célébration n'a pu se faire à la même église, madame Courtapatte se fait promener en calèche avec son mari et sa famille, et la voiture a ordre de passer plusieurs fois dans la rue Richer, et on paie la musique de la loterie pour qu'elle s'arrête sous les fenêtres de madame Dorville, devenue alors madame Durand, et le gros tambour s'écrie en frappant sur sa caisse: «C'est pour avoir l'honneur de célébrer le mariage de mademoiselle Adélaïde Chopard avec M. Courtapatte,» et la mariée jette alors des regards fulminans sur les fenêtres de Caroline, et son époux, en voulant lui baiser la main, se trouve presque entièrement caché dans les plis de la robe de sa femme. Et M. Chopard est enchanté de se promener en calèche suivi par la musique, et il s'écrie: «J'espère que ma fille ne se marie point sans tambour ni trompette! Mais aussi quand on a un mari dans les huiles, on peut faire les jours gras toute l'année... Oh! oh! encore un fameux!...»

Quant aux autres mariés, ils s'occupent peu de ce qui se passe dans la rue; tout à leur bonheur, tout à leur amour, ils repartent pour Luzarche le lendemain de leur union. Bellequeue remercie Caroline qui l'engage à venir passer quelque temps à sa campagne, mais Bellequeue n'est plus ingambe, il reste maintenant près de son foyer, heureux de faire encore de temps à autre sa partie de dames avec sa petite bonne.

Marié à celle qu'il adore, Jean jouit du bonheur le plus doux, tandis que Démar et Gervais, ses deux amis d'enfance, vont finir aux galères une carrière flétrie par tous les vices.

Jean donne quelquefois un soupir à ces malheureux, puis il embrasse sa Caroline en lui disant: «C'est toi qui m'as fait ce que je suis.» Et la femme charmante lui répond, en passant doucement son bras autour de son cou: «Mon ami, on voit des hommes de fort bon ton aimer à fumer, à jouer, à jurer même quelquefois; mais, du moins, quand ils le veulent ils reprennent près des dames ces manières aimables qui font le charme de la société. On excuse mille choses chez les gens qui ont de l'éducation; mais celui qui ne veut rien faire, rien apprendre, reste isolé au milieu du monde, et pour n'avoir pas voulu prendre un peu de peine, il se prive de beaucoup de plaisirs.»

FIN.

TABLE DES MATIÈRES.

 pages.
 Chap. Ier.  L'accouchement.1
 II. Le Baptême.20
 III. Voyage en coucou.—Visite à la nourrice.49
 IV. L'enfance de Jean.71
 V. Bal chez un maître de danse.—Adolescence de Jean.82
 VI. L'assemblée de famille, et quel en fut le résultat.107
 VII. Les trois fugitifs.124
 VIII. Le Monstre.140
 IX. Un autre tour de Démar.—La famille du laboureur.155
 X. La maison paternelle.—Jean est un homme.171
 XI. La petite bonne.—Projets de Bellequeue.184
 XII. La Famille Chopard.198
 XIII. Tête-a-tête des futurs.—Jean est fiancé.214
 XIV. Événement nocturne.—Le Souvenir d'une jolie femme.232
 XV. La dame au Souvenir.245
 XVI.Caroline.259
 XVII.Seconde visite chez madame Dorville.272
 XVIII. Jean est amoureux.292
 XIX. Changement de conduite.305
 XX. Jean en grande soirée.318
 XXI. Jean se prononce.336
 XXII. Le père ambassadeur.351
 XXIII. L'emploi d'un an.370
 XXIV. Tentative infructueuse.385
 XXV. Séjour à Luzarche.401
 XXVI. Visites, duel et ses suites.414
 XXVII. Adélaïde chez Caroline.—Les voleurs.438
 XXVIIIe  et dernier. Encore la petite bonne.—Double mariage.      462

Chargement de la publicité...