Jeanne de Constantinople: Comtesse de Flandre et de Hainaut
Histoire merveilleuse du faux Bauduin.
Jeanne, orpheline dès son enfance, avait, au début de son mariage, vu son pays ravagé et ensanglanté par la guerre; au milieu de ses douleurs patriotiques, elle avait eu le profond chagrin de voir sa jeune sœur devenir, à l'insu de tous, la femme d'un prêtre apostat et rebelle; elle avait vu enfin le comte Fernand, son mari, vaincu à Bouvines, retenu prisonnier dans la tour du Louvre, sans que ses supplications, ses larmes, ses sacrifices pussent l'arracher à l'implacable animosité du roi de France. Il semblait que la coupe de ses infortunes dût être pleine. Il n'en était rien cependant, et il lui restait une cruelle et dernière épreuve à subir.
Il arriva, en effet, vers 1224, un événement des plus étranges, qui produisit partout une grande émotion et faillit causer une révolution complète en Flandre et en Hainaut. Nous avons fait allusion plus haut à cette merveilleuse aventure. Il nous reste à la raconter d'après les historiens du temps qui nous ont laissé à ce sujet des détails d'un piquant intérêt.
En l'année 1215, parurent pour la première fois en Hainaut, dans la ville de Valenciennes, des Frères Mineurs de l'ordre de Saint-François. Voués aux plus humbles labeurs, les uns faisaient des nattes, des paniers, des corbeilles; les autres de la toile; quelques-uns écrivaient et reliaient ces livres que nous admirons aujourd'hui comme les chefs-d'œuvre d'une patience surhumaine[126]. Quels étaient donc ces austères personnages? d'où venaient-ils? Chacun cherchait à pénétrer le mystère dont s'entourait leur pauvre et silencieuse existence. On se livrait à toute espèce de conjectures à ce sujet, quand un incident vint trahir le secret bizarre dont ces religieux semblaient se faire un cas de conscience.
L'an 1222, comme l'on posait les fondements du beffroi, au coin du marché, en la ville de Valenciennes, le sire de Materen, gouverneur de ladite ville pour la comtesse Jeanne, vint assister à cette opération. Il était là, regardant les travaux, quand il aperçut devant lui un Frère Mineur, demandant humblement l'aumône parmi la foule.
«Cet homme, dit-il aux gens de sa suite, me paraît d'une élégante et belle stature; son geste est noble et grave, mais quel vêtement sordide, comme tout cela est bizarre, misérable. Qu'on l'appelle, et faisons-lui l'aumône[127].»
Le Frère s'approcha du gouverneur, et, l'ayant considéré avec attention, il se couvrit le visage de ses mains, puis s'éloigna aussitôt en disant: «Je n'accepterai point d'argent.»
On courut après lui; mais il repoussa tristement la bourse qu'on lui tendait, et se hâta de regagner son couvent.
Cette conduite parut étrange au gouverneur; mille pensées diverses traversèrent son esprit. Il s'enquit du nom de cet homme qui fuyait sa présence si brusquement. On n'en put rien lui dire, sinon qu'on le croyait Flamand et que les autres religieux l'appelaient frère Jean le Nattier, à cause de son adresse à tresser les nattes. Du reste, ajouta-t-on, il porte sur le visage deux profondes cicatrices dont l'une descend du front à l'œil droit, en passant sur le sourcil, et l'autre partage le front transversalement[128]. A ces mots, le gouverneur baissa la tête et demeura pensif. Rentré au logis, il envoie dire au religieux de venir incontinent le trouver. Mais on répond au messager que le Frère a quitté le couvent pour se diriger vers Arras. La nuit se passe, et le lendemain dès l'aube, le sire de Materen, suivi de quelques valets, chevauchait à la poursuite du religieux. Entre Douai et Arras, il rejoignit le Frère qui cheminait en compagnie d'un autre religieux de son ordre, tous les deux pieds nus et couverts de pauvres vêtements.
«Bonjour, Frères, leur dit-il en les abordant.
—Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous!» répondirent ceux-ci.
Et l'on marcha en s'entretenant de choses indifférentes.
Quand le gouverneur fut assuré qu'il ne s'était pas trompé dans ses conjectures, il sauta à bas de son cheval, et, s'approchant du religieux,
«Seigneur Josse, lui dit-il, vous êtes mon oncle, le frère de mon père! Dame Elisabeth, votre sœur, vit encore, et vos deux fils ont été faits chevaliers. Pourquoi donc les seigneurs, vos compagnons d'armes, nous ont-ils annoncé votre mort en nous renvoyant votre armure, la vieille armure de votre aïeul, puisque vous voilà vivant[129]?»
Le religieux, confondu par ces paroles, ne savait plus que dire. Son cœur se remplit d'amertume. Un instant il s'efforça d'échapper à cette position par des subterfuges; mais se voyant reconnu tout à fait, il prit la main du chevalier dans la sienne et lui dit:
«Jurez-moi de ne jamais révéler ce que vous allez apprendre.»
Le chevalier jura.
«Eh bien, oui, je suis votre oncle Josse de Materen, le même qui jadis, comme vous le savez, partit avec Bauduin comte de Flandre et de Hainaut pour la croisade!»
Alors il se mit à raconter les principaux événements de cette grande expédition. Partout et toujours il avait suivi son suzerain depuis la Flandre jusqu'à Venise, depuis Venise jusqu'au siège de Constantinople. Dans les combats, il était près du comte; après les combats, il assistait avec lui au partage des dépouilles. Lors de l'élection de Bauduin à l'empire, il était là présent; à sa confirmation encore, à son couronnement encore. Enfin, il avait pris part à cette sanglante bataille que Bauduin avait livrée aux Blactes et aux Comans devant Andrinople, et dans laquelle le valeureux prince avait trouvé la mort[130].
Puis il se prit à narrer comment les chevaliers flamands, après avoir longtemps combattu en Palestine, s'en allèrent avec Pèdre, roi de Portugal, frère de la reine Mathilde, jadis comtesse de Flandre, envahir le royaume de Maroc; comment beaucoup d'entre les croisés subirent un glorieux martyre sur la plage africaine; comment enfin grand nombre de barons firent vœu d'entrer en religion et y entrèrent en effet. Le gouverneur, ému, écoutait ces récits. Quand il fallut se séparer de son oncle, il le serra sur son cœur avec effusion, et regagna pensif et silencieux la ville de Valenciennes.
Cependant, peu de temps après, le bruit se répandit de tous côtés que les chevaliers qui avaient accompagné le comte Bauduin à la croisade étaient revenus dans leur patrie pour y vivre pauvres et inconnus, sous l'habit de Frères Mineurs, ou sous celui d'ermites mendiants. Cela fit une grande sensation. Ainsi que nous l'avons dit, le peuple n'avait jamais eu une confiance bien robuste dans la mort de l'empereur. Souvent, et dès les premières années de la croisade, il avait espéré voir ce prince reparaître un jour dans le pays. Quand on sut que ses compagnons d'armes se trouvaient en Hainaut, on pensa qu'il pourrait bien être avec eux. Bientôt même ce ne fut presque plus un doute, grâce aux perfides insinuations de quelques-uns de ces grands vassaux dont la comtesse Jeanne comprimait les velléités tyranniques, et qui, pour se venger, cherchaient toutes les occasions de susciter des embarras à leur courageuse souveraine. A leur tête étaient les seigneurs du Hainaut qui avaient embrassé contre la comtesse de Flandre le parti de Bouchard d'Avesnes dont nous avons raconté plus haut la romanesque histoire.
A quatre lieues de Valenciennes, et non loin de la petite ville de Mortagne, se trouvait un bois qu'on appelait le bois de Glançon. Là vivait un ermite, ou pour mieux dire un mendiant que sustentait la charité publique. Un jour que cet homme parcourait les rues de Mortagne tendant la main aux passants, un baron l'aborde. Après l'avoir un instant considéré, il feint la surprise. Comme le mendiant lui en demande la raison, le baron se prosterne et lui dit:
«Seigneur, je vous reconnais; vous êtes véritablement l'empereur Bauduin!»
L'ermite est stupéfait. Plus il cherche à se défendre d'être l'empereur, et plus le chevalier paraît convaincu du contraire[131].
Tout en faisant mille protestations, ce dernier emmène l'ermite en son hôtel et l'y installe en toute révérence. Bientôt de hauts personnages arrivent à la dérobée qui le circonviennent, lui persuadent que, s'il n'est pas l'empereur, il a du moins une telle ressemblance avec Bauduin, qu'on le peut facilement prendre pour ce prince; lui apprennent plusieurs secrets de famille, enfin le façonnent au rôle qu'il doit jouer[132]. Le mendiant se montre d'autant plus intelligent qu'en son temps il avait été jongleur, ainsi qu'on le verra par la suite.
Dans l'intervalle, on exploite la crédulité du peuple. On lui persuade sans peine que l'empereur existe réellement, et qu'il consent enfin à sortir de l'obscurité où il avait voulu finir ses jours pour se rendre à l'amour de ses sujets fidèles. Mortagne d'abord le reconnaît pour son souverain. Les populations se soulèvent de joie. On court à sa rencontre de tous les côtés, et c'est avec un immense cortège qu'il se présente dans les villes de Tournai, de Valenciennes et de Lille, où il est reçu avec acclamation. Un contemporain, le chroniqueur Philippe Mouskes, dit à ce propos que si Dieu était venu sur la terre il n'eût pas été mieux accueilli[133]. A Gand et à Bruges, l'entrée du faux Bauduin fut magnifique. Au milieu de l'enthousiasme général, il traversa ces villes porté sur une litière, revêtu du manteau de pourpre et de tous les ornements impériaux. Un archichapelain portait la croix devant lui[134]. Personne ne se doutait du piège, et quantité de seigneurs des deux comtés y tombèrent et suivirent l'imposteur. Bientôt la comtesse Jeanne se trouva presque abandonnée, sans autre appui qu'un petit nombre d'amis fidèles, qui, sachant parfaitement à quoi s'en tenir sur le sort de l'empereur Bauduin, déploraient avec elle l'astucieuse perfidie de quelques barons, et le fatal aveuglement d'un peuple qui se laissait si facilement entraîner.
Le pouvoir de la comtesse fut sérieusement ébranlé par cette bizarre aventure. La division était dans le pays; des luttes sanglantes s'engageaient déjà entre les seigneurs des deux partis. Au milieu de ce trouble et de cette confusion, l'existence même de la princesse courut des dangers. Dans leur exaltation contre Jeanne, qu'ils considéraient comme une fille rebelle, attendu qu'elle ne pouvait pas croire ce qu'ils croyaient, les partisans du faux Bauduin dirigèrent leurs coups contre elle. Après avoir cherché vainement à vaincre la superstitieuse obstination de tout un peuple et à s'opposer aux envahissements de l'imposteur, Jeanne s'était réfugiée en son château du Quesnoi. Une nuit, ils tentèrent de l'enlever; elle eut à peine le temps de fuir dans la campagne par une issue cachée, de monter à cheval et de gagner la ville de Mons, à travers des chemins affreux et pleins de périls.
En aucune circonstance, Jeanne n'eut à déployer plus d'énergie et d'habileté que dans la triste position où la fortune venait encore une fois de la plonger. Perdre l'héritage de ses pères, le laisser aux mains d'un misérable aventurier, et surtout passer pour une fille dénaturée, parricide, c'était vraiment là un de ces coups imprévus et terribles sous lesquels succombent souvent les âmes les plus fortement trempées.
Pour nous servir de l'heureuse expression d'un vieil historien, la comtesse «jugea bien que ce fuseau ne se devoit pas démesler par force, mais par finesse[135].» Elle essaya d'abord de faire venir l'ermite au Quesnoi. Il y avait auprès d'elle en ce moment une ambassade du roi de France, Louis VIII, composée de trois hauts personnages, Mathieu de Montmorency, Michel de Harnes et Thomas de Lempernesse. Elle espérait confondre devant eux l'imposteur, mais celui-ci se garda bien de se rendre à l'invitation de Jeanne[136].
La situation devenait de plus en plus critique. Le roi d'Angleterre Henri III, partageant ou plutôt feignant de partager l'erreur commune, écrivit au faux Bauduin une lettre de félicitations, en lui offrant de renouveler les anciennes alliances qui avaient uni leurs ancêtres. Il lui rappelait que le roi de France les avait dépouillés l'un et l'autre de leur héritage: il lui offrait enfin et lui demandait des conseils et des secours pour recouvrer les domaines que tous deux avaient perdus[137]. Henri ne pouvait plus compter sur l'appui de Jeanne, laquelle avait de graves motifs pour ne pas offenser le prince qui tenait son mari dans les fers. En favorisant l'imposteur, il espérait s'en faire une créature dévouée, regagner l'amitié des Flamands, et armer de nouveau ceux-ci contre la France, ce qui eût fort bien servi ses intérêts en ce moment-là.
Jeanne, après avoir vainement tenté tous les moyens d'ouvrir les yeux à ses sujets, attendait avec anxiété que la Providence se chargeât de dévoiler elle-même l'iniquité. Elle n'attendit pas longtemps. Le sire de Materen, resté fidèle à sa suzeraine, s'était ressouvenu de la rencontre que naguère il avait faite de son oncle. Il pensa que son appui et celui des Frères Mineurs, s'ils voulaient le prêter, seraient d'un grand secours à la comtesse Jeanne. Il se mit en quête de rechercher cet oncle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à le découvrir dans le refuge de Saint-Barthélemy, près Valenciennes, où il était revenu après l'incident raconté plus haut.
A la suite d'une longue entrevue avec le religieux, le sire de Materen se rendit auprès de la comtesse. Là, devant le conseil assemblé, il rendit compte en secret de tout ce qu'il avait appris. Jeanne et ses conseillers furent profondément émus de ce récit. Ils éprouvaient tout à la fois un mélange de joie et de tristesse. Peu de jours après, la comtesse vint à Valenciennes, croyant y trouver les Frères; mais ceux-ci, fuyant le souffle de la faveur mondaine, dit la chronique, s'étaient dispersés et réfugiés les uns à Liège, les autres à Arras ou à Péronne.
Sans délai, Jeanne informa le roi de France de tout ce qui se passait, lui demandant conseil et protection dans cette périlleuse circonstance[138]. Le roi fit partir pour la Flandre et le Hainaut des envoyés qui trouvèrent le pays en révolution. La plupart des communes obéissaient à l'ermite comme à leur seigneur naturel. De leur côté, la noblesse et le clergé ne savaient plus trop quel parti prendre.
Cependant Jeanne faisait rechercher en toute hâte les personnes qui pouvaient avoir connu son père et surtout les Frères Mineurs dont le gouverneur de Valenciennes avait parlé. On en trouva dix-neuf d'entre eux, dont seize laïques et trois prêtres, qui furent aussitôt mandés devant la comtesse Jeanne et les envoyés du roi, et qui, cette fois, malgré le serment par eux juré de n'avoir aucun rapport avec le monde, n'osèrent pas se soustraire aux ordres de leur souveraine et aux cris plus impérieux peut-être encore de leur propre conscience.
Le fameux Guérin, évêque de Senlis, présidait l'enquête. Ayant demandé aux religieux leurs noms, leur patrie, leur état, ce qu'ils savaient du comte Bauduin, de sa mort; leur ayant fait jurer sur l'Evangile de dire la vérité, l'un de ces Frères répondit à l'évêque au nom de tous:
«Seigneur, voici la vérité; nous avons tous les seize traversé la mer avec le très-illustre prince Bauduin, dont l'âme repose en paix, et depuis lors nous ne l'avons plus quitté un seul instant jusqu'à sa mort. Dans toutes les batailles où il combattait de sa personne, nous étions présents, et dans la dernière qu'il livra aux Comans et aux Blactes, nous l'avons vu vivant, puis mort[139]. Nous le jurons tous. Nous demandons en outre à parler, en présence du roi, à celui qui se dit être Bauduin.»
Le roi fut aussitôt informé du résultat de l'enquête. Quelques semaines après, à la prière de Jeanne, il vint lui-même à Péronne. Il appela les Frères Mineurs devant lui, les interrogea longuement, et quand il eut appris de leur propre bouche tout ce qu'il désirait savoir, il les confina dans un couvent de la ville. Alors il écrivit au prétendu Bauduin, lui mandant de se rendre incontinent auprès de lui pour conférer d'affaires importantes. Il lui envoyait en même temps un sauf-conduit[140]. Le soi-disant comte de Flandre et de Hainaut ne pouvait se dispenser d'obéir aux ordres de son suzerain; il s'achemina donc vers Péronne, suivi d'un cortège nombreux composé de tous ceux qui, parmi les barons et les bourgeois des deux comtés, croyaient voir en lui leur véritable seigneur. Pleins d'assurance et de joie, ces bonnes gens s'imaginaient que le roi de France allait solennellement reconnaître Bauduin de Constantinople et l'investir des fiefs dont il avait été si longtemps dépouillé. L'étrange missive du roi d'Angleterre avait encore augmenté leur aveuglement, et il fallait désormais beaucoup de prudence et d'adresse pour leur ouvrir les yeux, confondre l'imposteur, réduire enfin à néant cet incroyable échafaudage de ruses, de trahisons et de soupçons odieux dressé contre la malheureuse fille de Bauduin.
A son arrivée à Péronne, l'ermite fut reçu avec le même cérémonial que s'il eût été l'empereur en personne. En le saluant, le roi l'appela son oncle; et puis, entrés dans les appartements du château, ils devisèrent quelque temps ensemble, jusqu'à l'heure où l'on corna l'eau pour le repas, suivant l'usage du temps. Alors le roi le pria de dîner avec lui; l'ermite s'en excusa et s'en alla dîner au riche hôtel qui lui avait été préparé dans la ville. Après le dîner, Louis VIII lui envoya un de ses officiers pour l'engager, ainsi que les seigneurs de sa suite, à venir au parlement, c'est-à-dire à l'assemblée où d'habitude les princes et les barons se réunissaient au logis du roi. Cette fois, l'ermite, qui avait déjà refusé de s'asseoir au festin royal, ne crut plus pouvoir se dispenser de retourner chez le roi. Il avait été cependant fort contraint et gêné à la première entrevue; mais il s'était trop avancé et ne pouvait maintenant reculer. Le roi le prit à part et le fit causer de nouveau; il ne tarda pas à voir par toutes ses réponses qu'il n'était qu'un misérable personnage et un effronté menteur[141]. Bientôt l'évêque de Senlis vint l'entreprendre à son tour; il lui parla du siège de Constantinople, des affaires d'outre-mer et de bien d'autres choses que l'empereur Bauduin aurait dû parfaitement connaître[142]. L'ermite, de plus en plus embarrassé, répondit avec hésitation. A la fin, l'évêque, élevant la voix devant tous les seigneurs présents, français, flamands, ou hainuyers:
«Sire, lui dit-il, nous voyons bien à votre contenance que vous devez être un très noble homme; mais il y a encore des gens qui en doutent. Pour ôter tout soupçon, le roi m'ordonne de vous adresser publiquement quelques questions.—Vous rappelez-vous en quel temps et en quel lieu vous avez fait hommage de votre terre de Flandre à notre seigneur le bon roi Philippe, dont Dieu ait l'âme?»
L'ermite, après avoir un moment réfléchi, dit qu'il ne s'en souvenait plus....
Le prélat lui demanda ensuite par qui il avait été fait chevalier; en quelle ville, à quel jour et dans quelle chambre il avait épousé la princesse Marie de Champagne?
Le vieux jongleur ne s'était pas préparé à d'aussi simples questions; il resta muet et confondu[143]. Alléguant son grand âge, ses longs malheurs, son peu de mémoire, il demanda jusqu'au lendemain pour répondre.
Ebahis, les barons de son escorte se regardaient entre eux; mais il leur répugnait encore de croire qu'ils étaient la dupe d'une mystification aussi audacieuse. Ils espéraient que, remis de son trouble, le vieillard se ressouviendrait facilement de choses qu'il est impossible de jamais oublier, et attendirent le lendemain avec impatience.
Dans la nuit, le faux Bauduin s'enfuit dérobant un des meilleurs chevaux des écuries du roi.
Grande fut la stupeur de chacun, surtout quand on s'aperçut que les écrins, coffrets, joyaux, et tout ce que la chambre contenait de précieux, avaient également disparu. Les chevaliers de Flandre et de Hainaut, dupes ou complices de l'imposteur, remplis de honte et de confusion, quittèrent Péronne furtivement, et l'on n'en vit plus reparaître un seul à la cour du roi[144].
Quant à ce prince, après avoir donné congé aux Frères Mineurs et leur avoir offert sa royale bienveillance[145], il retourna à Paris, satisfait du résultat de son voyage, et bien résolu d'obtenir pour la comtesse de Flandre une satisfaction plus éclatante encore. A cet effet, il écrivit aux principales villes de Flandre et de Hainaut, et leur reprocha de s'être laissé si vilainement abuser par un imposteur, et d'avoir ainsi manqué à la foi et à l'amour qu'elles devaient à leur souveraine[146]; en même temps il dépêchait par toutes les provinces du royaume des lettres où il promettait une forte récompense à celui qui livrerait l'homme dont il indiquait le signalement.
Le faux Bauduin, après sa fuite de Péronne, s'était réfugié au village de Rougemont en Bourgogne, où il espérait n'être jamais découvert. Il y séjourna, en effet, pendant un certain temps sans que le moindre soupçon se portât sur lui. Cependant on remarqua bientôt qu'il dépensait beaucoup d'argent et menait un train de vie peu ordinaire; chacun s'en étonna, car on savait dans le pays qu'il était naguère parti sans sou ni maille, gagnant sa vie au jour le jour, et n'ayant d'autre profession que celle de ménestrel ou jongleur. De propos en propos, la chose vint aux oreilles de messire Everard de Castenay, seigneur du lieu. Il fit mettre le vilain à la question pour apprendre d'où lui venaient toutes ses richesses, et celui-ci finit par avouer qu'il les avait gagnées en Flandre et en Hainaut, où il s'était fait passer pour l'empereur Bauduin. On sut alors aussi que le nom véritable de ce jongleur était Bertrand; qu'il était natif de Rains, village à une lieue de Vitry-sur-Marne; qu'enfin il était fils de Pierre Cordel, vassal de Clarembaut de Capes[147]. Everard de Castenay l'envoya sous bonne garde au roi Louis, qui le reconnut parfaitement et le fit conduire en Flandre, en recommandant à la comtesse de lui faire son procès selon toutes les règles du droit[148].
La chronique flamande inédite que nous avons souvent citée en raison des précieux détails qu'elle renferme sur l'histoire du faux Bauduin, retrace en ces termes empreints de beaucoup de véracité le dénouement du drame:
«Sitost que la contesse le tint, et pour lui faire son procès incontinent, elle fist assembler les nobles et gens de conseil et de justice des bonnes villes de Flandre et de Haynaut, et leur montra ledit Bertrand pour savoir si c'estoit celui qui s'estoit voulu faire passer pour Bauduin l'empereur. Si déclarèrent tous que c'estoit lui sans aultre. Et lui mesme confessa, sans contrainte et de sa franche voulenté, que de tant qu'il avoit présumé, il avoit menti par sa gorge; mais que ce avoit esté plus par les plusieurs que il nomma qu'il s'estoit avanchié de ce faire, dont il se repentoit et demandoit pardon à tous. Adonc, publiquement en recognoissant son péchié, il fut jugié par les nobles du pays à estre traisné et puis pendu au gibet[149].»
On conduisit son cadavre aux champs, et on l'accrocha, près de l'abbaye de Loos, à des fourches patibulaires, où il devint la pâture des oiseaux de proie.
Justice était faite; la comtesse de Flandre, dont le cœur était plutôt rempli d'affliction que de haine, résolut alors de pardonner à tous ceux de ses sujets qui avaient tenu le parti du faux Bauduin, et qui, trop longtemps aveuglés, gémissaient enfin de leur erreur. En conséquence, elle publia une charte d'amnistie, qui fut adressée aux principales villes des deux comtés, le 25 août 1225. La princesse disait qu'elle ne gardait plus aucun ressentiment en son âme, qu'elle oubliait tout; et, en échange de cette preuve d'amour, elle ne demandait à ses peuples que de prier le Seigneur Dieu pour elle[150].
Telle fut la péripétie de ce dramatique et singulier événement. Le retentissement qu'il produisit en son temps s'est perpétué d'âge en âge jusqu'à nous; mais souvent singulièrement modifié, quelquefois même dénaturé tout à fait par les traditions dont il a dû traverser la longue filière.