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Jeanne de Constantinople: Comtesse de Flandre et de Hainaut

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La comtesse Jeanne a recours au Pape pour obtenir la délivrance de Fernand.—Bulle du Pontife à ce sujet.—Traité de Melun.—Les villes de Flandre refusent sa ratification.—La reine Blanche de Castille consent à modifier le traité.—Délivrance de Fernand en 1226.—Son dévouement à la reine.—Ses expéditions dans le Boulonnais et la Bretagne.—Succession au comté de Namur.—Jeanne et Fernand augmentent le pouvoir municipal en Flandre.—Les Trente-neuf de Gand.—Fernand meurt à Noyon.

Tandis que Jeanne de Constantinople luttait seule en Flandre contre d'étranges vicissitudes, Fernand de Portugal voyait tristement s'écouler sa vie entre les murs du Louvre. Le vainqueur de Bouvines était mort le 14 juillet 1223. Jeanne crut l'occasion favorable pour renouveler ses tentatives auprès du successeur de ce prince; mais Louis VIII avait hérité de l'opiniâtreté de son père. Il ne voulut d'abord rien entendre[151]; seulement le comte fut moins durement traité qu'auparavant, et on lui permit même de recevoir la visite quotidienne de quatre Frères Mineurs choisis par le roi dans les couvents de Paris, pour lui porter, deux à deux, et à tour de rôle, quelques consolations[152]. Jeanne mit en œuvre tous les ressorts possibles pour ébranler le monarque. Elle lui fit écrire par le Pape, par un grand nombre de cardinaux et d'autres personnages influents; chacun employait les termes les plus pressants. Honorius alla jusqu'à menacer de lancer l'interdit sur la Flandre et le Hainaut, d'excommunier le comte et la comtesse, si Fernand, mis en liberté, tentait de se rebeller encore.

Après de nombreuses négociations, Louis VIII consentit enfin à traiter de la délivrance de son prisonnier. Voici les principales clauses de ce traité, conclu à Melun le 10 avril 1225[153].

Le roi s'oblige à faire sortir Fernand de prison, le jour de Noël 1226, à condition que celui-ci lui payera vingt-cinq mille livres parisis avant sa sortie. En outre, il devra, ainsi que la comtesse sa femme, remettre entre les mains du roi les villes de Lille, Douai, l'Ecluse et leurs appartenances, pour garantie d'un second payement de la même somme. Le roi rendra ces villes quand le comte et la comtesse lui auront soldé en totalité les vingt-cinq mille livres; mais il gardera la forteresse de Douai pendant dix ans, et une garnison française y sera entretenue aux frais de la Flandre, à raison de vingt sols parisis par jour.—En vertu de la lettre du Pape, le comte et la comtesse, s'ils n'exécutent pas les clauses du traité, seront excommuniés par l'archevêque de Reims et l'évêque de Senlis, quarante jours après sommation, et les terres de Flandre et de Hainaut seront mises en interdit. Le comte et la comtesse feront jurer sûreté et féauté au roi par les barons, les communes et les villes des deux comtés.—Ils ne pourront faire la guerre au roi ou à ses enfants.—Si quelque chevalier refuse de jurer sûreté au roi, ils le chasseront de sa terre; si c'est une ville, ils s'empareront de ses biens.—Enfin le comte et la comtesse n'auront pas le droit d'élever de nouvelles forteresses en Flandre en deçà de l'Escaut sans l'agrément du roi.

Lorsqu'on lut aux barons et aux villes les conditions du traité de Melun, pour la plupart si pénibles et si outrageantes pour la nationalité flamande, ils les repoussèrent avec dédain, et, comme en 1214, ils s'opposèrent formellement à toute espèce de conventions de cette nature.

Les Flamands, il faut le dire, n'éprouvaient pas de sympathie pour le prince portugais, car ils se rappelaient que son avènement au comté avait été la source d'une multitude de malheurs. S'ils se montraient disposés à faire quelque sacrifice, ce n'était que dans le but de complaire à leur souveraine naturelle. La comtesse Jeanne avait cédé à un sentiment d'affection conjugale qui lui avait fait un moment oublier les véritables intérêts du pays: dans quelle sombre perplexité ne devait pas la jeter cette cruelle alternative où elle était placée?

Heureusement pour Fernand et pour elle, le roi vint à mourir sur ces entrefaites. La reine Blanche, mère et tutrice de Louis IX, consentit, au mois de janvier 1226, à modifier le traité. On se contentait de vingt-cinq mille livres avec quelques garanties, et il n'était plus question de garnison française entretenue au cœur même du pays et aux frais des Flamands. Les barons et les villes souscrivirent alors à ce traité, qui ne put toutefois recevoir son exécution qu'après que le jeune roi eut été sacré[154].

Fernand sortit donc de prison le 6 janvier 1226, après une captivité de douze ans, cinq mois et quelques jours. Le malheureux prince avait bien expié les fautes politiques de sa jeunesse. Eprouvé par cette grande infortune, l'âme de Fernand sembla s'être retrempée. Son esprit avait acquis de la gravité dans cette solitude, où le comte de Flandre n'obtenait de son vainqueur sans pitié que les consolations austères de ces Franciscains dont nous avons parlé plus haut.

Pendant le peu d'années qu'il eut encore à vivre, Fernand se conduisit dans le gouvernement de ses Etats avec sagesse et prudence. Jamais il ne se départit du serment de fidélité qu'il avait juré au roi, et se montra toujours reconnaissant envers lui et sa mère, la reine Blanche, laquelle avait si puissamment contribué à hâter le moment de sa délivrance. D'ailleurs, durant sa captivité, il s'était toujours montré plein de résignation; différent en cela de Renaud de Boulogne, dont l'esprit d'intrigue et les fureurs amenèrent un affreux événement.

Il paraît que, du vivant de Philippe-Auguste, Louis, fils du roi et cousin du comte de Boulogne par sa mère Isabelle, avait vivement intercédé pour obtenir la délivrance du prisonnier et y avait réussi. Il vint un jour au château de Compiègne, où le comte de Boulogne avait été transféré nouvellement, annoncer à ce prince les bonnes dispositions du monarque à son égard. Cette nouvelle jeta Renaud dans un transport de joie qui lui fit perdre la tête à tel point que, se jetant aux genoux de Louis: «Beau cousin, lui dit-il, le service que vous m'avez rendu sera richement récompensé, car avant un mois je vous ferai roi de France[155].» Effrayé d'une telle parole, et s'imaginant que le comte de Boulogne en voulait à la vie de son père, le prince Louis monta incontinent à cheval avec une petite escorte de chevaliers et courut jusqu'à Montbason, où était le roi, auquel il raconta le propos de Renaud. Le châtelain de Compiègne reçut aussitôt l'ordre de jeter le prisonnier dans un cachot et de le charger de fers, sans permettre à personne de l'approcher. Il entra dans la chambre du comte pour mettre cet ordre à exécution. Renaud, joyeux à sa vue, croyait que le moment de sa délivrance était venu. «Eh bien, beau châtelain, quelle bonne nouvelle?» s'écria-t-il. Alors celui-ci lui montra les lettres du roi. Renaud pâlit en les lisant. Saisi d'un mouvement de rage frénétique, il prit à bras-le-corps un de ses chambellans qui était là près de lui, et le serra si fortement contre sa poitrine que l'un et l'autre tombèrent morts à terre avant qu'on eût eu le temps de les séparer[156].

Comme on l'a vu, le roi Louis VIII avait suivi de près son père au tombeau. Il laissait, de sa femme, Blanche de Castille, un fils âgé de dix ans, lequel devait monter sur le trône sous le nom de Louis IX, et y acquérir par ses vertus une renommée que l'histoire et la postérité ont si hautement consacrée. Dans les cérémonies du sacre des rois de France, le comte de Flandre remplissait les fonctions de connétable et portait l'épée de Charlemagne devant le monarque. Lors du couronnement de saint Louis, Fernand était encore en prison. La comtesse sa femme, jalouse de maintenir une si glorieuse prérogative, disputa l'honneur de porter l'épée à la comtesse de Champagne, qui, elle aussi, avait la prétention de faire office de connétable pendant l'absence de son mari, en vertu de je ne sais quel antécédent. L'affaire fut déférée à la cour des pairs. Du consentement de Jeanne, les pairs décidèrent que ce serait Philippe de Clermont, comte de Boulogne, qui tiendrait l'épée, mais que cette exception ne porterait pour l'avenir aucun préjudice au droit des comtes de Flandre.

Ce même Philippe de Clermont, l'année qui suivit celle du sacre, c'est-à-dire en 1227, se ligua avec Pierre de Dreux, comte de Bretagne, et plusieurs grands vassaux, contre la reine Blanche, régente de France pendant la minorité de Louis IX. C'était la première occasion qui s'offrait à Fernand de prouver son dévouement à la mère et au fils. Il la saisit avec empressement. A peine Philippe de Clermont eut-il rejoint les confédérés que Fernand fit irruption sur le Boulonnais, et força le comte à accourir défendre ses propres états. Plus tard, Fernand prit encore part à l'expédition dirigée contre Pierre de Dreux, le plus redoutable, après le comte de Boulogne, de tous les grands vassaux révoltés. Cette guerre dura trois ans et se termina par le traité de Saint-Aubin-du-Cormier, qui assura le triomphe de la royauté sur l'aristocratie.

La succession au comté de Namur avait forcé le comte de Flandre à entrer à main armée dans cette province en 1228; et c'est ce qui l'empêcha de prêter en ce moment-là une aide plus efficace à la régente. Fernand se croyait en droit d'élever des prétentions sur le Namurois, du chef de sa femme. Bauduin le Courageux, grand-père de Jeanne, avait, par testament, laissé le comté de Namur à Philippe, son second fils. Philippe, après avoir gouverné la Flandre et le Hainaut durant la minorité de Jeanne, sa nièce, était mort, comme nous l'avons dit, en 1213, sans laisser d'enfants de sa femme, Marie, fille du roi de France. Le Namurois était alors passé aux mains d'Yolande de Hainaut, sœur de Philippe, avec le consentement, au moins tacite, de Henri, son autre frère, élu empereur de Constantinople après la mort du malheureux Bauduin. Yolande était mariée à Pierre de Courtenai, comte d'Auxerre, lequel devait bientôt aussi monter sur le trône de Byzance. Namur fut donc dévolu successivement aux deux fils de Pierre, puis à leur sœur Marguerite de Courtenai, épouse de Henri, comte de Vianden. Ce fut lorsque ce dernier voulut prendre possession du Namurois que Fernand réclama l'héritage au nom de sa femme, nièce d'Yolande. Ses droits n'étaient guère fondés, comme on le voit. Néanmoins il essaya de les faire prévaloir par la force des armes. Il entra dans le comté de Namur, dont l'empereur Henri lui avait donné l'investiture[157], et s'empara de quelques villes, entre autres de Floreffe, qui soutint quarante jours de siège. Mais l'affaire s'arrangea en 1232 par la médiation du comte de Boulogne, ami des deux parties. Un traité fut conclu à Cambrai en vertu duquel Henri de Vianden conserva le comté de Namur, et Fernand eut pour lui les bailliages de Golzinne et de Vieux-Ville[158]. Quatre ans plus tard, Bauduin de Courtenai, empereur de Constantinople, fils de Pierre, revint en France, en Flandre et en Hainaut. Le roi de France lui rendit les domaines qu'il possédait dans le royaume, et la comtesse de Flandre lui remit également les possessions dont elle avait été investie lors du traité de Cambrai; elle l'aida même[159] à recouvrer le comté de Namur sur Henri de Vianden.

Tout le fardeau des grands et sérieux événements avait pesé sur Jeanne durant la captivité de son mari. Lorsque Fernand sortit de prison, la Flandre jouissait de tous les bienfaits du calme et de la paix. A part les guerres de peu d'importance qu'il dut soutenir, et dont il se tira avec honneur et profit, le comte de Flandre n'eut plus qu'à consolider avec sa femme l'œuvre que celle-ci avait si dignement commencée. Ils y travaillèrent tous deux avec zèle. Sans parler ici des fondations charitables ou pieuses faites avec autant de libéralité que de sagesse, des actes diplomatiques consommés avec beaucoup de prudence, nous devons mentionner le développement que, dans l'intérêt de la bourgeoisie et du peuple, ils s'efforcèrent de donner aux institutions politiques, en Flandre surtout; car en Hainaut, le comte Bauduin y avait pourvu avant de partir pour la croisade.

L'organisation et l'extension du pouvoir municipal, ce contre-poids si nécessaire des envahissements féodaux, paraît encore ici avoir été de leur part le but d'efforts qu'on voit, du reste, se renouveler pendant le règne de Jeanne à chaque intervalle de tranquillité publique. Dans la seule année 1228, le comte et la comtesse reconstituèrent le corps échevinal dans quatre des principales villes de Flandre: Gand, Ypres, Bruges et Douai. Un système électif assez compliqué forme la base de ce nouvel échevinage qui consacre et fixe pour la première fois, d'une manière bien stable, les droits de la bourgeoisie. Voici, pour exemple, les dispositions fondamentales du corps politique connu dans l'histoire sous le nom fameux des Trente-neuf de Gand.

L'élection des échevins de la ville de Gand se fera chaque année, le jour de l'Assomption de la Vierge, de la façon suivante:

Les échevins actuels (de l'année 1228) éliront, après serment prêté, cinq échevins ou bourgeois de Gand, qu'ils croiront les meilleurs. Si, dans l'élection, il survenait quelque difficulté, celui qui aura le plus de voix sera nommé.—Il ne pourra y avoir parmi ces cinq échevins de parents au troisième degré.—Ces cinq élus feront serment d'élire à leur tour trente-quatre autres échevins ou bourgeois qu'ils croiront les plus capables, ce qui formera le nombre de trente-neuf.—En cas de contestation, celui qui obtiendra le plus de voix aura toujours la préférence; mais le père et le fils ou deux frères ne pourront se trouver ensemble.—Ces trente-neuf échevins se diviseront en trois treizaines. La première formera l'échevinage proprement dit; la seconde, le conseil; la troisième restera sans fonctions.—La treizaine qui aura rempli l'échevinage pendant une année sera remplacée par la seconde, celle-ci par la troisième, et ainsi alternativement à perpétuité.—S'il arrive quelque vacance soit par mort ou par retraite, les échevins alors en place en éliront un autre, se conformant aux mêmes formalités et exceptions.—Les échevins prêteront serment entre les mains du bailli de Gand ou de celui qu'il aura légitimement préposé; en cas d'absence, entre les mains des échevins sortants[160].

Le comte Fernand eut sans doute, en 1230, le pressentiment d'une fin prochaine, car au mois de mars de cette même année, il fit son testament. Entre autres dispositions, on y remarque celle-ci: «Mes joyaux et tout ce qui appartient à mon écurie, à ma table, à ma cuisine, à ma chambre, seront mis à la disposition de mes exécuteurs testamentaires pour être vendus, à l'exception toutefois de ce qui aura été réservé par moi; le prix sera employé aux frais d'exécution du testament, et le surplus de l'argent devra être abandonné aux pauvres[161]

Le 27 juillet 1233, comme il se trouvait à Noyon, il succomba aux progrès de la gravelle, maladie dont il avait contracté le germe durant sa longue captivité. Son cœur et ses entrailles furent ensevelis dans la cathédrale de cette dernière ville. Son corps fut, par les ordres de sa femme, rapporté en Flandre. La comtesse Jeanne lui fit élever un mausolée dans l'église du monastère de Marquette, qu'elle avait fondé près de Lille, et où elle avait résolu de reposer elle-même à la fin de ses jours, à côté de l'époux dont elle avait été si longtemps séparée sur la terre.


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