Jeanne de Constantinople: Comtesse de Flandre et de Hainaut
Nous avons rappelé tout ce qu'à travers les vicissitudes d'une existence agitée s'il en fut jamais, la comtesse Jeanne de Constantinople avait fait pour le bonheur des peuples dont la destinée lui était confiée. L'extension qu'avec une rare intelligence des besoins de son temps elle donna spontanément aux libertés communales tout en réprimant les velléités tyranniques des châtelains féodaux, les encouragements que l'éducation publique, le commerce et l'industrie reçurent de sa sollicitude éclairée, développèrent, dans une large proportion, les éléments de civilisation et de progrès économique qui, après la féconde période des croisades, préparèrent pour la Flandre un avenir de grandeur et de prospérité sans exemple.
Jeanne, on l'a vu, avait été le palladium de la nationalité flamande après Bouvines. Durant la captivité de Fernand et le veuvage anticipé auquel elle était condamnée, elle accomplit ses devoirs de souveraine et d'épouse avec une sagesse et un dévouement dont témoignent tous les documents de l'histoire et qu'on ne saurait trop admirer. Soit qu'il s'agisse de réparer les maux de la guerre, de travailler à la délivrance de son époux, de lutter contre d'amers chagrins domestiques ou contre les événements aussi étranges qu'imprévus qui vinrent ensuite compromettre non plus seulement son repos, mais encore son honneur et son pouvoir, son inébranlable courage la maintient au niveau de la lourde tâche qui lui est imposée. Voilà pour le rôle politique.
Il importe, pour conclure, d'en résumer rapidement les résultats.
Longtemps comprimées par l'anarchie féodale des siècles précédents, les provinces du nord des Gaules étaient entrées, au début du treizième, dans l'ère nouvelle que lui avaient ouverte les franchises municipales octroyées surtout par l'empereur Bauduin et son auguste fille. Leur industrieuse activité, secondée par une entière liberté et de précieux privilèges, se trouvait encore favorisée par les débouchés inconnus jusque-là que les expéditions d'Orient avaient créés sur tous les points du Levant, si longtemps inexplorés, et où pouvaient aborder désormais les flottes parties des rivages de l'Océan du Nord pour s'y livrer à un commerce d'échange qui ne tarda pas à prendre, au profit de la fortune publique, d'incalculables proportions. Sous la comtesse Jeanne, les marchés et les foires des villes tudesques ou wallonnes de sa domination étaient déjà célèbres entre tous. Nous avons retracé ailleurs le tableau de ce mouvement prodigieux de progrès matériel au niveau duquel s'élevait en même temps le progrès intellectuel et moral des anciennes provinces de la Gaule Belgique[177]. En effet, une véritable révolution se manifeste alors dans les esprits. De grands penseurs, de profonds philosophes se révèlent dans la personne des Simon et des Godefroi de Tournai, des Alain de Lille, le Docteur universel, et Henri de Gand, le Docteur solennel.—La langue romane, fille du latin dégénéré et mère de notre français moderne, se transforme et s'épure. Pour la première fois, nous l'avons dit, les actes publics se rédigent en cette langue. De toutes parts les chroniqueurs et surtout les poètes, car la poésie est la première forme que prend toute littérature naissante, produisent des œuvres qui, pour n'avoir pas eu de modèles, n'eurent point d'imitateurs et conservent une originalité qui en fait le charme principal. L'épopée, inspirée par les traditions chevaleresques, rappelle les hauts faits du cycle de Charlemagne, de la Table ronde ou des Croisades.—Tandis que, pour rendre ses légendes plus populaires, Philippe Mouskes les assujettit au rythme, Gandor de Douai écrit le roman de la Cour de Charlemagne, d'Anseïs de Carthage, et achève le Chevalier au Cygne, consacré aux exploits de Godefroi de Bouillon; Gilbert de Montreuil chante Gérard de Nevers; Gautier d'Arras, Eracle l'Empereur; Guillaume de Bapaume, Guillaume d'Orange. Quantité d'autres chansons de geste d'auteurs inconnus, mais appartenant aux provinces du Nord, émerveillaient alors aussi les esprits, entre autres le roman fameux de Raoul de Cambrai, l'un des plus anciens et des plus remarquables monuments de notre littérature nationale. Mais les trouvères ne s'en tiennent pas aux seules compositions épiques. Aux longs poèmes succèdent les chants des ménestrels, les contes, les fabliaux, les satires. Toute une pléiade de joyeux trouvères surgit sur tous les points du pays: les Adam le Bossu et les Jean Bodel d'Arras, les Jacquemars Giélée de Lille, les Mahieu de Gand, les Gilbert de Cambrai, les Jacques de Cysoing, les Durand de Douai, les Audefroi le Bâtard, et une infinité d'autres poètes au milieu desquels figurent de grands seigneurs, tels que Quènes de Béthune, entre autres, qui avait accompagné l'empereur Bauduin à la croisade, et dont les vers sont des modèles de grâce et de sensibilité.—Ne sait-on pas aussi, et nous l'avons dit déjà, que le père infortuné de la comtesse Jeanne cultivait lui-même la poésie, léguant ainsi à son héritière la tradition et le goût des travaux de l'esprit, qu'elle encouragea, on l'a vu plus haut, au milieu des tristes préoccupations qui l'accablaient?
Sous le rapport des arts, la Flandre devait, dans un prochain avenir, occuper un rang célèbre dans l'histoire, et donner à la postérité une école fameuse entre toutes. Déjà, sous la comtesse Jeanne, le goût des grandes et belles œuvres inspirées par le sentiment religieux et encouragé par la munificence souveraine, se manifeste par l'érection d'une multitude de monuments auxquels le style ogival prête déjà ses inimitables créations, en attendant que les basiliques somptueuses dont la Flandre se couvre, s'enrichissent de ces chefs-d'œuvre sculptés et peints qui devaient en faire pour la postérité autant d'incomparables musées.
A travers les orages qui l'ont trop souvent assombri, le règne de Jeanne, si réparateur et si sage, doit donc encore être admiré dans ses conséquences, au point de vue de ce mouvement civilisateur que nous venons d'indiquer sommairement et auquel il a imprimé un incontestable et large essor.
Et maintenant, si, après avoir envisagé la souveraine dans toutes les phases de son existence, nous reportons une dernière fois nos regards sur la femme prédestinée qui, par ses vertus publiques et privées, mérita à tant d'égards d'être appelée depuis six cents ans la bonne comtesse, il nous est permis de dire que, parmi les grandes figures dont sont illustrées les annales flamandes, il n'en est pas qui ait mieux mérité la reconnaissante vénération des contemporains et de la postérité. C'est un hommage que ne cessera de lui rendre l'impartiale histoire.
FIN