Jess: Épisode de la guerre du Transvaal
The Project Gutenberg eBook of Jess: Épisode de la guerre du Transvaal
Title: Jess: Épisode de la guerre du Transvaal
Author: H. Rider Haggard
Translator: M. Dronsart
Release date: January 4, 2012 [eBook #38493]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
Credits: Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed
Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
H. RIDER HAGGARD
JESS
ÉPISODE DE LA GUERRE DU TRANSVAAL
—1881—
ROMAN TRADUIT DE L'ANGLAIS AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
PAR
Mme MARIE DRONSART
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1914
Tous droits réservés.
CHAPITRE I
JOHN A UNE AVENTURE
La journée avait été très chaude, même pour le Transvaal, où l'on sait ce que peut être la chaleur jusqu'en automne, lorsque, l'été fini, les orages ne reviennent plus que tous les huit ou quinze jours. Les lis bleus eux-mêmes inclinaient leurs fleurs en forme de trompette, écrasés par le souffle brûlant qui, depuis bien des heures, paraissait s'échapper d'un volcan. Sur les bords du large chemin qui s'étendait indécis et faiblement tracé, à travers la plaine, bifurquait en embranchements et revenait à la ligne principale, l'herbe était complètement recouverte d'une épaisse couche de poussière rouge.
Le vent tombait pourtant, ainsi qu'il fait toujours au coucher du soleil; il ne se manifestait plus que par de petits tourbillons, qui s'élevaient subitement sur la route, tournaient avec force sur eux-mêmes et soulevaient une grande colonne de poussière, haute de cinquante pieds ou plus, et se maintenant longtemps suspendue dans l'atmosphère, avant de se désagréger lentement, pour retomber enfin sur le sol.
A la suite d'un de ces tourbillons capricieux et inexplicables, un cavalier s'avançait sur le chemin. L'homme et le cheval étaient aussi poudreux et aussi las l'un que l'autre, car ils cheminaient par ce siroco depuis quatre heures, sans s'être reposés un instant. Tout à coup, le tourbillon qui s'était approché rapidement, s'arrêta, et la poussière, après avoir tourné plusieurs fois comme une toupie expirante, s'affaissa lentement. Le cavalier s'arrêta aussi et la regarda d'un air absorbé.
«C'est tout juste comme la vie d'un homme, Blesbok, dit-il à son cheval: venant on ne sait d'où, ni pourquoi, produisant une petite colonne de poussière sur la grande route du monde, puis disparaissant et laissant la poussière retomber sur le sol, pour être foulée aux pieds et oubliée.»
Notre personnage, robuste, bien bâti, plutôt laid que beau, malgré d'agréables yeux bleus et une jolie barbe roussâtre, taillée en pointe, paraissait avoir dépassé la trentaine. Il rit un peu de ses réflexions sentencieuses, puis donna un léger coup de cravache à son cheval épuisé: «Avançons, Blesbok, reprit-il, ou nous n'arriverons jamais chez le vieux Croft, ce soir. Par Jupiter! je crois en vérité que nous sommes au tournant», ajouta-t-il, en désignant de son fouet un petit sentier plein d'ornières, qui bifurquait de la grande route de Wakkerstroom, dans la direction d'une colline étrangement isolée, terminée au sommet par un large plateau et qui surgissait de la plaine onduleuse, à une distance d'environ quatre milles sur la droite. «Le vieux Boer a dit: le second tournant, continua-t-il, se parlant à lui-même, mais peut-être mentait-il? On m'a dit que plus d'un s'amusait volontiers à égarer un Anglais. Voyons! On m'a parlé d'une colline au sommet plat, située à une demi-heure environ de la grande route; ceci répond au signalement; j'en cours la chance. Allons, Blesbok!» Et il fit prendre à sa monture une sorte de petit trot à l'amble, qu'affectionnent particulièrement les chevaux de l'Afrique méridionale.
«La vie est une étrange chose, pensait le capitaine John Niel, en trottant doucement. Me voici à trente-quatre ans, sur le point de recommencer la mienne, en qualité d'associé d'un vieux fermier du Transvaal. C'est un joli dénouement à toutes mes ambitions et à quatorze années de service dans l'armée. Enfin! C'est comme ça, mon garçon! Le mieux est d'en tirer le meilleur parti possible.»
A ce moment ses méditations furent interrompues, car, au sommet d'une montée peu rapide, un spectacle extraordinaire s'offrit tout à coup à sa vue. A quatre ou cinq cents mètres devant lui, un poney monté par une femme s'avançait en galopant furieusement et, derrière lui, les ailes étendues, le cou allongé, une grande autruche mâle se précipitait, couvrant douze ou quinze pieds de terrain à chaque enjambée de ses longues échasses. Le poney avait encore à peu près vingt mètres d'avance, mais, quels que fussent ses efforts, il ne pourrait distancer la créature la plus vite du monde. Cinq secondes!... Le grand échassier rejoignait le cheval. Ah! John Niel sentit le cœur lui manquer et ferma les yeux, car il avait vu la grosse patte de l'autruche s'élever très haut et retomber comme un gourdin plombé!
Pan! L'échassier avait manqué l'amazone et frappé son cheval sur l'échine, derrière la selle; l'animal, momentanément paralysé, tomba comme une masse sur la plaine. En un instant, la jeune fille qui le montait, se releva et courut vers John, poursuivie par l'autruche. Le membre terrible se leva de nouveau, mais, avant qu'il pût frapper son épaule, la jeune fille s'était jetée à plat, le visage contre terre. Aussitôt l'autruche monta sur elle, la trépigna, se roula et sembla vouloir l'écraser, jusqu'à ce que mort s'ensuivît. John arrivait. Dès que l'échassier le vit, il laissa la jeune fille et s'avança vers lui, avec un mouvement de valse solennelle, que cet animal affecte souvent avant d'attaquer. Or le capitaine Niel ignorait les façons d'agir de l'autruche et son cheval, qui n'en savait pas davantage, se montrait fort disposé à déguerpir; le maître, en toute autre circonstance, n'aurait pas mieux demandé, mais comment abandonner la beauté en détresse? Ne pouvant plus maîtriser sa monture, il se laissa glisser à terre et, sa cravache en nerf de bœuf à la main, il fit vaillamment face à l'ennemi. Pendant quelques secondes, l'autruche resta immobile, clignant ses yeux brillants et balançant gracieusement son long cou. Puis, soudain, elle étendit ses ailes et fondit comme la foudre sur son adversaire. Celui-ci bondit de côté, sentit le frémissement des plumes et aperçut une grande patte qui frappait dans le vide, près de sa tête. Heureusement l'autruche le manqua et passa comme un éclair; mais, avant que l'étranger pût se retourner, l'ennemi revenait, lui lançait un de ses terribles coups dans le dos et l'envoyait rouler à terre. En une seconde, John se releva, ébranlé, il est vrai, mais non blessé et absolument fou de fureur et de souffrance. L'autruche revenait; il courut à elle et lui asséna son fouet sur le cou, de telle sorte qu'elle s'arrêta. Profitant du répit, il saisit l'échassier par une aile et s'y cramponna désespérément des deux mains. Alors ils commencèrent à tourner, lentement d'abord, puis de plus en plus vite, jusqu'à ce qu'il semblât à John Niel que le temps, l'espace et la terre ne fussent plus qu'une vision tournoyante, fixée quelque part dans les ombres de la nuit. Au-dessus de lui, comme un pivot stationnaire, s'élevait le long cou de l'oiseau; au-dessous de lui, tournaient les pattes semblables à de gigantesques totons et, devant lui, s'étalait une douce masse de plumes blanches et noires, Pan! Un coup et une nuée d'étoiles! John était sur le dos et l'autruche, qui ne semblait pas sujette aux étourdissements, lui infligeait un châtiment terrible. Heureusement elle ne peut frapper très fort un homme étendu; autrement c'eût été la fin de John Niel et nous n'aurions pas à conter cette histoire.
Pendant une demi-minute environ, l'échassier s'en donna à cœur joie, sur le corps de son antagoniste renversé, qui crut toucher au terme de sa carrière terrestre. Au moment où tout devenait indistinct à ses yeux, il aperçut tout à coup deux bras blancs qui se nouaient autour des pattes de l'autruche, et une voix lui cria: «Tordez-lui le cou, sinon elle vous tuera!»
Cet appel le fit sortir de sa torpeur et il se releva chancelant. Pendant ce temps, l'échassier et la jeune fille roulaient enlacés en une masse confuse, au-dessus de laquelle le cou élégant et le bec sifflant se balançaient, semblables au cobra qui va frapper. John se précipita, saisit ce cou des deux mains et, de toute sa force (qui était considérable), il le tordit jusqu'à ce qu'il se brisât. Un craquement, quelques bonds convulsifs et le grand oiseau resta étendu, mort!
Alors John Niel s'assit tout étourdi et embrassa d'un regard la scène du combat. La jeune fille restait sans mouvement comme l'autruche; avait-elle succombé dans la lutte? Trop faible pour aller s'en assurer, John se mit à détailler son visage. Elle avait la tête appuyée sur le vaincu, dont les plumes légères lui faisaient un doux oreiller. Lentement il reconnut que ce visage était très beau, malgré son extrême pâleur: front bas et large, couronné de soyeux cheveux d'or, menton très rond et très blanc, bouche délicieuse, bien qu'un peu grande. On ne voyait pas les yeux, car ils étaient fermés; la jeune fille avait perdu connaissance. Grande et très bien faite, elle paraissait avoir une vingtaine d'années. Bientôt John se remit un peu et, se traînant vers elle (car il était terriblement contusionné), il lui prit la main et essaya de la réchauffer dans les siennes. Elle était belle de forme, cette main, mais brunie, et laissait deviner qu'elle travaillait beaucoup. La jeune fille ouvrit les yeux et Niel remarqua, non sans plaisir, qu'ils étaient beaux et bleus. Puis elle s'assit, et avec un petit rire:
«C'est absurde! dit-elle; je crois vraiment que je me suis évanouie.
—Cela n'a rien d'étonnant», répondit John poliment, et il faisait le geste d'ôter son chapeau, quand il s'aperçut qu'il l'avait perdu dans la bagarre. «J'espère, ajouta-t-il, que vous n'avez pas de mal sérieux?
—Je ne sais trop, répliqua-t-elle incertaine; en tout cas je suis bien aise que vous ayez tué cette méchante bête. Elle était sortie du camp, il y a trois jours, sans qu'on pût la retrouver. Elle avait tué un jeune garçon l'année dernière et j'avais dit à mon oncle qu'il devrait lui tirer un coup de fusil, mais il n'avait pas voulu, parce qu'elle était trop belle.
—Puis-je vous demander, reprit John Niel, si vous êtes miss Croft?
—Oui, je suis une des demoiselles Croft, car nous sommes deux; quant à vous, je devine que vous devez être le capitaine Niel, attendu par mon oncle pour l'aider dans son exploitation.
—Si toutes les autruches ressemblent à celle-ci», répliqua John, en désignant le grand échassier mort, «je crois que mes nouvelles occupations ne me plairont guère.»
La jeune fille se mit à rire, ce qui lui permit de montrer deux charmantes rangées de dents blanches.
«Oh non! fit-elle; c'était la seule méchante parmi nos autruches; mais, Capitaine, j'ai grand'peur que ce séjour ne vous paraisse horriblement ennuyeux. Il n'y a que des Boers dans ce pays; vous ne trouverez pas un Anglais plus près que Wakkerstroom.
—Vous vous oubliez», répondit-il courtoisement, car, en vérité, cette fille du désert avait, dans toute sa personne, quelque chose de très charmant.
«Oh! dit-elle, je ne suis qu'une jeune fille, vous savez, et je n'ai aucune supériorité. Jess (c'est ma sœur), ah! Jess! c'est autre chose; elle a été en pension au Cap et elle a une intelligence supérieure. Moi aussi, je suis allée au Cap; seulement je n'y ai pas appris grand'chose. Mais, Capitaine, les deux chevaux sont partis; le mien a dû rentrer à la ferme et le vôtre l'aura suivi; je voudrais bien savoir comment nous rentrerons à Belle-Fontaine (Mooi-fontein). C'est le nom de notre résidence. Pouvez-vous marcher?
—Je ne sais pas; je vais essayer. Cette bête m'a étrangement secoué.»
Il se releva chancelant, pour retomber aussitôt avec un cri de douleur; une cheville était foulée et il se sentait si raide, si endolori par tout le corps, qu'il pouvait à peine bouger.
«La maison est-elle loin? demanda-t-il.
—A un mille environ, par là. Nous la verrons du haut de la montée. Regardez, moi, je n'ai rien du tout; je le répète, c'est ridicule d'avoir perdu connaissance, mais cette bête m'ôtait la respiration.» Elle se leva et sautilla un peu sur l'herbe pour se rassurer! «Aïe! fit-elle; je souffre de partout. Il faut que vous preniez mon bras, voilà tout; si cependant cela ne vous est pas désagréable?
—Oh! cela ne m'est pas désagréable du tout, je vous assure», répliqua-t-il en riant; et ils partirent bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis.
CHAPITRE II
COMMENT LES DEUX SŒURS VINRENT A BELLE-FONTAINE
«Capitaine Niel», dit Bessie Croft (elle s'appelait Bessie), lorsqu'ils eurent fait péniblement et en boitant une centaine de mètres, «me trouverez-vous impertinente, si je vous adresse une question?
—Pas le moins du monde.
—Qu'est-ce qui a pu vous décider à venir vous enterrer ici?
—Pourquoi me le demandez-vous?
—Parce que je crains que vous ne vous en repentiez. Je ne crois pas, poursuivit-elle lentement, que cet endroit convienne à un gentleman anglais et à un officier. Les Boers vous seront odieux et vous n'aurez pour compagnie que mon vieil oncle et nous deux.»
John Niel se mit à rire.
«Je vous assure, miss Croft, que les gentlemen anglais ne sont pas si difficiles par le temps qui court, surtout quand il leur faut gagner leur vie. Jugez-en par moi, car je peux aussi bien vous dire tout de suite ce qu'il en est. Je suis dans l'armée depuis quatorze ans et j'en ai trente-quatre. J'ai pu vivre à l'armée, parce qu'une vieille tante me faisait une pension de 3 000 francs. Il y a six mois, elle mourut, me laissant le peu qu'elle possédait, car presque toute sa fortune était en viager. Après avoir payé tous les droits de succession, je me trouvai à la tête de 1 200 francs de rente; je ne peux pas vivre avec cela dans l'armée. Après la mort de ma tante, je vins de l'île Maurice à Durban, avec mon régiment qui est rappelé en Angleterre. Le pays me plut; je savais que je n'avais pas de quoi vivre dans le mien; je demandai donc un congé d'un an et je résolus de m'informer et de voir si je ne pourrais pas m'habituer à la vie de colon-fermier. Alors un habitant de Durban me parla de votre oncle, de son désir de céder pour 25 000 francs un tiers de ses intérêts dans son exploitation, parce qu'il devenait trop vieux pour y suffire tout seul; j'entrai en correspondance avec lui et promis de venir à l'essai pendant quelques mois; voilà pourquoi j'arrive juste à temps pour empêcher que vous ne soyez mise en morceaux par une autruche.
—Vous conviendrez en tout cas, répondit-elle en riant, que vous avez été reçu chaudement. Enfin, j'espère que vous ne vous déplairez pas ici.»
Comme le capitaine finissait son histoire, on arrivait au sommet de la montée d'où l'autruche avait poursuivi Bessie Croft, et nos deux personnages aperçurent un Cafre qui venait vers eux, tenant d'une main le poney de Bessie et de l'autre le cheval du capitaine. A quelque distance derrière lui, marchait une dame.
«Ah! dit Bessie, ils ont attrapé nos chevaux et voici Jess qui vient voir ce qui est arrivé.»
La personne en question était maintenant assez proche pour produire sur John une première impression. Elle était petite et plutôt maigre; une épaisse chevelure brune et bouclée encadrait son visage; certes, elle n'était pas charmante comme sa sœur, mais deux choses frappaient en elle: une pâleur extraordinaire et uniforme et les deux plus magnifiques yeux noirs que John Niel eût jamais vus. A tout prendre, et malgré sa petite taille, c'était une personne à remarquer et à ne pas oublier quand on l'avait vue. Avant qu'il eût le loisir de pousser plus loin ses observations, les deux nouveaux venus les avaient rejoints.
«Au nom du ciel! qu'est-il arrivé, Bessie?» s'écria Jess, avec un regard rapide sur le compagnon de sa sœur, et un léger accent africain qui n'est pas sans charme chez une jolie femme. Bessie commença aussitôt le récit de l'aventure, faisant parfois appel à John pour corroborer son dire.
Pendant ce temps, Jess restait immobile et silencieuse et le capitaine se disait qu'il n'avait jamais vu figure si impassible; elle ne changea pas une fois, même aux péripéties les plus émouvantes du drame.
«Quelle femme étonnante! pensait John; elle ne doit pas avoir beaucoup de cœur!»
Mais, juste à ce moment, Jess leva les yeux et John vit où se réfugiait cette physionomie: c'était dans ces yeux extraordinaires. Si impassible que fût le visage, les yeux étaient pleins d'une vie et d'une émotion intérieure qui les faisaient resplendir. Le contraste entre cette figure immobile et ces yeux de feu avait quelque chose d'étrange et de presque surnaturel.
«Vous avez échappé à un grand danger, dit-elle, mais je regrette la pauvre autruche.
—Pourquoi? demanda John.
—Parce que nous étions très bons amis; moi seule pouvais la dompter.
—C'est vrai, reprit Bessie; cette méchante bête la suivait comme un chien; c'était la chose la plus drôle du monde.—Mais partons; il faut rentrer, car il va faire nuit. Mouti (médecine), ajouta-t-elle, en s'adressant au Cafre en zulu, aidez le capitaine Niel à monter son cheval et ayez soin que la selle ne tourne pas; les sangles sont peut-être desserrées.»
Avec le secours du Zulu, John se remit péniblement en selle; la jeune fille fit promptement de même et l'on repartit dans l'obscurité croissante. Peu après, le capitaine s'aperçut qu'on suivait une avenue carrossable, bordée de grands gommiers, et presque aussitôt l'aboiement d'un chien et l'apparition de fenêtres éclairées lui firent comprendre qu'on arrivait à l'habitation. A la porte, ou plutôt en face de la porte, car elle était séparée du chemin par une véranda, les nouveaux venus s'arrêtèrent et descendirent de cheval. En même temps une exclamation de bienvenue partit de la maison et, dans l'encadrement de la porte, se détachant sur le fond lumineux, parut un personnage d'aspect aussi agréable que peu commun: c'était un homme très grand, ou qui du moins l'avait été, mais dont l'âge et les rhumatismes avaient courbé la haute taille. Sa longue chevelure blanche, rejetée en arrière d'un front bombé, retombait sur son cou. Le sommet de la tête, chauve comme la tonsure d'un prêtre, brillait à la lumière des lampes et les mèches blanches formaient une couronne autour de cette calvitie. Le visage, ridé comme une pomme bien conservée, avait aussi la couleur rosée de ce fruit. Les traits étaient aquilins et bien modelés et, sous les sourcils encore noirs et touffus, brillaient deux yeux gris, aussi perçants que ceux d'un faucon; néanmoins il n'y avait rien de dur, ni de déplaisant dans cette physionomie accentuée, empreinte au contraire d'une grande bonhomie et d'une aimable finesse. Vêtu de gros drap gris, chaussé de grandes bottes à l'écuyère, le personnage tenait à la main un chapeau de chasse à larges bords. Tel était l'aspect de Silas Croft, l'un des hommes les plus remarquables du Transvaal, lorsque John Niel le vit pour la première fois.
«Est-ce vous, capitaine Niel? cria une voix de stentor; les naturels du pays m'ont dit que vous arriviez; soyez le bienvenu. Je suis heureux de vous voir, très heureux. Eh mais! qu'y a-t-il donc?» ajouta-t-il, en voyant le Zulu Mouti accourir pour aider John à descendre de cheval.
«Ce qu'il y a, monsieur Croft? Il y a que votre autruche favorite nous a presque tués, votre nièce et moi, et que j'ai tué ladite favorite.»
Alors suivirent les explications de Bessie, et pendant ce temps on fit entrer le capitaine dans la maison.
«Je n'ai que ce que je mérite, dit le vieillard. Quand j'y pense! quand j'y pense! Dieu soit loué, Bessie, ma chérie, de ce que vous avez échappé au danger! Et vous aussi, Capitaine. Holà! garçons! Prenez la charrette écossaise et une paire de bœufs, pour aller chercher la bête. Autant vaut lui enlever ses plumes avant que les vautours la mettent en pièces.»
Après s'être livré à ses ablutions et avoir appliqué un mélange d'eau et d'arnica sur ses contusions, John réussit à gagner la pièce où le souper attendait. Cette pièce, très confortable, était meublée à l'européenne; des peaux d'antilopes remplaçaient le tapis. Dans un coin se trouvait un piano et John devina que la bibliothèque, remplie des meilleurs auteurs, devait être la propriété de miss Jess.
Le souper se passa fort agréablement, puis les jeunes filles se mirent au piano, pendant que les hommes fumaient. Une nouvelle surprise attendait John Niel: après que Bessie, presque entièrement remise de sa secousse, eut joué très convenablement deux ou trois morceaux, Jess, qui jusque-là était restée assez silencieuse, prit sa place au piano. Ce ne fut pas de bon cœur, car elle n'y consentit que sur la demande réitérée, faite par son oncle le patriarche, de sa voix retentissante et joyeuse. Pendant quelques instants elle laissa errer ses doigts sur les touches, frappant de vagues accords, puis tout à coup elle chanta comme jamais le capitaine n'avait entendu chanter. Sa voix magnifique n'était peut-être pas très exercée; elle chantait en allemand, de sorte que John ne comprenait pas les paroles, mais il n'était pas nécessaire de les comprendre pour en deviner le sens. La passion désolée, gardant néanmoins un reste d'espérance, l'amour sans fin et sans bornes trouvaient un écho dans chacune des notes splendides et les pénétraient. La voix divine, ardente et douce à la fois, montait, planait, faisait vibrer les nerfs de l'auditeur comme les cordes d'une harpe éolienne, transportait son âme sur les ailes frémissantes de l'harmonie, jusqu'aux portes du ciel; puis elle retomba subitement, comme l'aigle retombe, et s'éteignit dans une dernière vibration.
John respirait avec peine et son émotion était si forte, qu'il s'appuya au dossier de sa chaise, énervé jusqu'à la faiblesse, par la réaction qui se produisit, lorsque la voix se tut. En levant les yeux, il surprit Bessie qui l'observait avec malice et curiosité. Jess, penchée sur le piano, caressait encore doucement les touches, la tête inclinée sous la couronne de son épaisse chevelure, aux boucles rebelles.
«Eh bien, Capitaine», demanda le vieillard, désignant sa nièce du bout de sa pipe, «que pensez-vous de mon oiseau chanteur? Hein! N'y a-t-il pas de quoi vous empoigner le cœur et vous pénétrer jusqu'aux moelles?
—Je n'ai jamais rien entendu de semblable, répondit John simplement, et j'ai entendu presque toutes les cantatrices célèbres. C'est vraiment beau! Je ne m'attendais certes pas à entendre chanter ainsi dans le Transvaal.»
Jess se retourna vivement et John remarqua que si ses yeux brillaient d'émotion, le reste de son visage était aussi impassible que jamais.
«Je ne sais pas, dit-elle, pourquoi vous vous moquez de moi, capitaine Niel»; et aussitôt, avec un «bonsoir» bref, elle quitta la chambre.
Le vieillard sourit, brandit sa pipe vers la porte par laquelle Jess était sortie et cligna des yeux d'une façon qui probablement en disait long, mais n'avait pas de sens pour son hôte, immobile et muet.
Alors Bessie se leva, lui souhaita le bonsoir de sa voix sympathique, s'informa, avec la sollicitude d'une bonne ménagère, si sa chambre lui convenait, combien de couvertures il désirait avoir sur son lit, lui dit que s'il était incommodé par le parfum des fleurs plantées près de la véranda, il ferait bien de fermer la fenêtre de droite et d'ouvrir celle de gauche.
Enfin, avec un coquet petit signe de sa tête dorée, elle sortit et le capitaine, la suivant des yeux, se disait qu'il était impossible de rêver une jeune créature plus fraîche, plus gracieuse et plus plaisante en tout point.
«Prenez un verre de grog, Capitaine», dit le vieillard, en poussant le flacon carré vers son hôte; «vous devez en avoir besoin, après avoir été roué de coups par cette brute. A propos, je ne vous ai pas assez remercié d'avoir sauvé ma Bessie; mais je vous en remercie de tout mon cœur, croyez-le; je dois vous avouer que Bessie est ma nièce favorite. Jamais il n'y a eu de jeune fille comme elle! Jamais! Elle a les mouvements d'une gazelle, et quels yeux! et quelle taille! et ce qu'elle travaille! Comme trois, je vous l'affirme. Et pas la moindre prétention, pas d'airs de belle dame, quoiqu'elle soit si belle.
—Les deux sœurs paraissent très différentes, dit John.
—Quant à ça, vous ne vous trompez pas; on ne croirait jamais que le même sang coule dans leurs veines. Il y a trois ans de différence d'abord: Bessie est la plus jeune, elle vient d'avoir vingt ans; Jess en a vingt-trois. Seigneur! penser qu'elle a déjà vingt-trois ans! Leur histoire est assez étrange, je vous assure.
—Vraiment? fit John, d'un ton interrogateur.
—Oui», reprit Silas rêveur, vidant sa pipe et la remplissant à nouveau du tabac boer, grossièrement coupé dans un grand pot de terre brune; «je vais vous la conter, si vous voulez; autant que vous la connaissiez, puisque vous allez vivre avec nous.
«Je suis certain, Capitaine, que vous la garderez pour vous.
«Vous savez que je suis né en Angleterre, et bien né même. Je suis du comté de Cambridge, du pays plantureux qui entoure Ely. Mon père était pasteur, peu riche, et quand j'eus vingt ans, il me donna sa bénédiction, trente guinées dans ma poche et le montant de ma traversée jusqu'au Cap; je lui serrai la main, Dieu le bénisse! je partis et depuis cinquante ans j'habite notre vieille colonie, car j'ai eu soixante-dix ans hier. Je vous en dirai plus long sur moi une autre fois; pour le moment, il s'agit des enfants. Environ vingt ans après mon départ, mon bon vieux père se remaria avec une femme encore jeune, assez riche et moins bien née que lui. De cette union il eut un fils, puis mourut. Le peu que j'appris sur le compte de mon demi-frère, fut qu'il avait fort mal tourné, s'était marié et adonné à la boisson. Enfin, il y a douze ans, une chose étrange m'arriva. J'étais assis dans cette même pièce, dans ce même fauteuil, car cette partie de la maison existait déjà (les ailes ont été construites depuis); je fumais ma pipe, écoutant la pluie battre les vitres par une nuit affreuse, quand, tout à coup, un vieux chien pointer que j'avais alors et qui s'appelait Ben, se mit à aboyer.
«Couche-toi, Ben, lui dis-je; ce ne sont que les Cafres.»
«A ce moment il me sembla entendre un faible coup frappé sur la porte et Ben aboya de nouveau; je me levai donc, allai ouvrir et vis entrer deux petites filles enveloppées de vieux châles. Je refermai la porte, après avoir regardé s'il y en avait d'autres dehors et je restai planté là, les yeux et la bouche grands ouverts, devant les deux petites créatures. Elles étaient là, ruisselantes, la main dans la main; l'aînée paraissait avoir onze ans, la plus petite, huit environ. Elles se taisaient, mais l'aînée se détourna pour enlever le châle et le chapeau de sa petite sœur...; c'était Bessie, et je vis alors son doux petit visage et ses cheveux d'or tout mouillés; elle mit un doigt dans sa bouche et me regarda de telle façon que je me crus le jouet d'un rêve.
«S'il vous plaît, monsieur, dit enfin la plus grande, est-ce ici la maison de M. Croft? M. Croft..., république de l'Afrique du Sud.
«—Oui, ma petite, c'est ici sa maison, et la république de l'Afrique du Sud, et je suis M. Croft. Et vous, mes chères petites, qui pouvez-vous bien être? répondis-je.
«—S'il vous plaît, monsieur, nous sommes vos nièces, et nous sommes venues d'Angleterre pour vous chercher.
«—Plaît-il? m'écriai-je abasourdi, comme j'en avais bien le droit.
«—Oh! monsieur, reprit la pauvre petite, joignant ses menottes maigres et humbles, je vous en prie, ne nous renvoyez pas: Bessie est si mouillée! Elle a si froid et si faim! Elle n'est pas en état d'aller plus loin.»
«Sur ce, elle se mit à pleurer et l'autre en fit autant, par sympathie et aussi de peur et de froid.
«Naturellement je les amenai près du feu, les pris sur mes genoux, appelai de toutes mes forces Hébé, la vieille Hottentote qui faisait ma cuisine, et à nous deux, nous les déshabillâmes, pour les envelopper dans de vieux vêtements; nous leur donnâmes un potage et du vin et une demi-heure après, elles étaient tout heureuses, leurs craintes absolument disparues.
«Et maintenant, jeunes personnes, leur dis-je, embrassez-moi et contez-moi un peu comment vous êtes venues.»
«Voici ce qu'elles me contèrent (je n'eus l'histoire complète que plus tard) et le récit fut étrange.
«Il paraît que mon demi-frère avait épousé une charmante jeune fille du Norfolk et l'avait traitée comme un chien. C'était un ivrogne et un gredin que mon demi-frère; il battait sa pauvre femme, la négligeait honteusement et souvent même maltraitait les enfants, de sorte qu'enfin, la pauvre créature, affaiblie par la souffrance et la mauvaise santé, ne put y tenir plus longtemps et conçut l'idée insensée de s'échapper, pour venir ici se placer sous ma protection. Ceci prouve jusqu'où allait son désespoir. Elle réussit à trouver assez d'argent pour payer trois places de secondes jusqu'à Natal et avoir encore quelques livres de surplus, et un jour que sa brute de mari était allé boire et jouer, elle parvint à se faufiler à bord d'un bâtiment à voiles, dans les docks de Londres, et elle était loin en mer avec ses filles, quand il s'aperçut de sa fuite. Mais ce fut son dernier effort, la pauvre âme! et elle en mourut. On n'était pas en mer depuis plus de dix jours, qu'elle prit le lit et succomba, laissant les pauvres enfants seules au monde. Ce qu'elles durent souffrir, du moins Jess qui était en âge de comprendre, Dieu seul le sait! Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle ne s'est jamais complètement remise de ce coup; elle en porte la marque, monsieur. Mais, qu'on dise ce qu'on voudra, il y a une Puissance qui veille sur les faibles et cette Puissance prit sous son aile ces pauvres enfants errantes et sans abri. Le capitaine du navire fut bon pour elles et, lorsqu'on arriva enfin à Durban, les passagers firent une souscription et obtinrent d'un vieux Boer, qui venait de ce côté du Transvaal, de se charger d'elles. Le Boer et sa femme traitèrent les enfants convenablement, mais ne firent rien au delà de leur engagement. Au tournant de la route de Wakkerstroom, que vous avez suivie aujourd'hui, ils firent descendre les enfants (elles n'avaient pas de bagages) et leur dirent qu'en marchant droit devant elles, elles arriveraient à la maison de Meinheer Croft.
«On était alors au milieu de l'après-midi et ce ne fut qu'à huit heures du soir, qu'elles arrivèrent ici, les pauvres chéries, car le chemin n'était pas alors aussi bien tracé qu'aujourd'hui; elles s'égarèrent dans la plaine et seraient mortes de froid, sous la pluie glacée, si elles n'eussent aperçu, par hasard, les lumières de la maison. Et voilà comment mes nièces vinrent ici, capitaine Niel; elles y sont toujours restées depuis, excepté pendant deux ans que je les envoyai en pension au Cap; et je me sentis bien seul, quand elles furent parties.
—Et le père? demanda Niel, que ce récit avait profondément intéressé; avez-vous jamais entendu parler de lui?
—Entendu parler de lui, le coquin! s'écria le vieillard, bondissant de colère; oui, certes! Le croiriez-vous? Les deux mignonnes étaient chez moi depuis environ dix-huit mois, assez longtemps pour que j'eusse appris à les aimer de tout mon cœur, quand un beau matin, comme j'examinais le nouveau mur du kraal[1], j'aperçois un individu qui s'avançait, monté sur un maigre cheval gris. Il vient vers moi et, comme il s'approche, je l'examine: «Toi, me dis-je, tu es un ivrogne et un gredin, c'est écrit sur ta figure, et, qui plus est, je la connais, ta figure.» Vous comprenez, je ne devinais cependant pas que je contemplais un fils de mon propre père; comment l'aurais-je pu?
[1] Enclos, parc, ou tout autre endroit fermé.
«Votre nom est-il Croft? dit-il.
«—Oui, répondis-je.
«—C'est aussi le mien, répliqua-t-il, avec un mauvais regard d'ivrogne sournois; je suis votre frère.
«—En vérité! m'écriai-je, en me redressant, car je commençais à comprendre de quoi il s'agissait; et que pouvez-vous bien me vouloir? Je vous dis en face, sans délai, ni ambages, que si vous êtes mon frère, vous êtes un misérable et que je ne veux ni vous connaître, ni rien avoir à démêler avec vous; et si vous n'êtes pas mon frère, je vous demande pardon de vous confondre avec un pareil drôle.
«—Ah! vous le prenez comme ça! répondit-il, en ricanant. Eh bien! mon cher frère Silas, je veux mes enfants. Elles ont un petit demi-frère à la maison, car je me suis remarié, Silas, et il les attend avec impatience pour jouer avec lui; donc, si vous voulez avoir la bonté de me les remettre, je les emmènerai de suite.
«—Vraiment! Vous les emmènerez si vite que ça? dis-je, tout tremblant de rage et de crainte.
«—Oui, Silas, en vérité. Elles sont à moi de par la loi et je n'entends pas mettre des enfants au monde pour que vous jouissiez de leur société. J'ai consulté, Silas, ajouta-t-il, avec un nouveau ricanement sardonique, et la loi est pour moi.»
«Je me levai: je regardai cet homme, je me rappelai la manière dont il avait traité ces pauvres enfants et leur jeune mère, mon sang bouillonna et je devins fou. Sans un mot de plus, je sautai par-dessus le mur à moitié bâti, j'attrapai ce vaurien par une jambe, car j'étais fort il y a dix ans, et l'arrachai de son cheval. En touchant terre, il laissa tomber sa lourde cravache; je m'en emparai et lui donnai la plus belle volée qu'homme ait jamais reçue. Seigneur! comme il hurlait! Quand je fus las, je lui permis de se relever.
«Maintenant, m'écriai-je, partez, et si vous revenez, je chargerai les Cafres de vous reconduire à Natal, avec leurs zagaies. Nous sommes ici dans la république Sud-Africaine, où l'on se soucie peu de la loi.» C'était vrai dans ce temps-là.
«—Très bien! Silas, dit-il; très bien! J'aurai ces enfants et, pour l'amour de vous, je ferai de leur vie un enfer, comptez-y. République d'Afrique ou non, j'ai la loi pour moi.»
«Il s'éloigna, jurant et blasphémant, et je jetai sa cravache après lui. Ce fut la première et la dernière fois que je vis mon frère.
—Que devint-il donc?
—Je vais vous le dire, rien que pour vous prouver qu'il est une Puissance dont l'œil surveille de tels hommes. Il alla ce soir-là jusqu'à Newcastle, entra à la buvette, se mit à boire en me traitant de la belle façon et s'enivra si bien, qu'enfin le cabaretier appela ses garçons pour le mettre dehors. Or, les garçons étaient rudes, comme le sont volontiers les Cafres, avec un blanc qui est ivre; il se battit et, au plus fort de la lutte, un vaisseau se rompit dans sa poitrine, il tomba mort et tout fut dit. Telle est l'histoire de mes deux jeunes filles, capitaine Niel, et maintenant je vais me coucher. Demain, je vous montrerai la ferme et nous parlerons d'affaires. Bonsoir, Capitaine, bonsoir!»
CHAPITRE III
M. FRANK MULLER
John Niel s'éveilla de bonne heure le lendemain matin, aussi raide et endolori que s'il eût été bien battu d'abord, puis étroitement sanglé ensuite, à l'aide d'un bâton. Il parvint, non sans peine, à s'habiller, et sortit en boitant sous la véranda, par la porte-fenêtre de sa chambre, afin de contempler la vue qui s'offrait à ses yeux. C'était un endroit délicieux. Derrière la maison s'élevait la colline escarpée, plane au sommet et semée de roches rondes; elle s'étendait en demi-cercle, de chaque côté d'un vaste terrain en pente et verdoyant, au milieu duquel se trouvait l'habitation.
La maison proprement dite était construite en pierre brune et couverte d'un chaume épais, d'une belle couleur fauve et dorée. La toiture des remises, hangars et autres dépendances était en fer galvanisé, qui étincelait aux rayons du soleil levant, de façon à faire cligner des yeux aux aigles eux-mêmes. Sur toute la façade régnait une véranda gracieusement envahie, dans ses parties treillagées, par des vignes et des plantes grimpantes aux fleurs variées; au delà, se trouvait une large allée carrossable, tracée dans le sol rouge et bordée d'orangers touffus, chargés de fleurs, ainsi que de fruits, les uns verts, les autres couleur d'or. Au delà des orangers, s'étendaient les jardins entourés de murs bas en pierre brute, les vergers remplis d'arbres fruitiers, et, plus loin encore, les parcs ou kraals aux bœufs et aux autruches, ces derniers encombrés d'échassiers au long cou.
A la droite de la maison, s'élevaient des plantations florissantes de gommiers et autres arbres indigènes; à gauche, on voyait de vastes terres cultivées, irriguées pour les moissons d'hiver, au moyen de la puissante source qui s'échappait du flanc de la colline, à une grande hauteur au-dessus de la maison, et donnait à ce lieu le nom de Belle-Fontaine.
John Niel vit tout cela et bien d'autres choses encore, de son observatoire sous la véranda, mais, pour le moment du moins, tout se perdit dans la merveilleuse et sauvage beauté du panorama immense qui se déroulait à ses pieds, sur la gauche, jusqu'à la grandiose chaîne des montagnes du Drakensberg, couronnée çà et là de neige; panorama borné, sur la droite comme en face, par l'horizon vaste et indécis des plaines onduleuses du Transvaal. C'était une vue superbe, une de ces vues qui font courir plus vite le sang dans les veines d'un homme et font battre son cœur, joyeux de vivre pour la contempler. La terre couverte, à perte de vue, d'une riche verdure qui s'inclinait et frémissait comme un champ de blé au souffle de la brise matinale, le ciel d'un bleu profond, sans un seul nuage pour troubler son immensité et, entre les deux, le vif courant du vent chargé de parfums; sur la gauche, les montagnes imposantes, inspirant des pensées solennelles, élevaient leurs crêtes vers le ciel; couronnées de la neige des siècles, dont elles sont les monuments, elles contemplaient majestueusement les larges plaines et les éphémères fourmilières humaines qui les foulent et se croient, pendant leur courte existence, les maîtresses de leur petit monde. Et au-dessus de tout: montagnes, plaines et cours d'eau étincelants, la glorieuse lumière du soleil d'Afrique et l'esprit de vie passant en ce jour, comme il passait autrefois, sur les eaux plongées dans la nuit.
John, debout, regardait la beauté primitive de cette nature, la comparait dans sa pensée, avec beaucoup d'autres paysages cultivés, et en arrivait à cette conclusion: que si désirable que puisse être la présence de l'homme civilisé dans le monde, on ne saurait affirmer que ses œuvres en augmentent réellement la beauté.
Ses réflexions furent interrompues par le pas ferme encore de Silas Croft, malgré son âge et sa taille voûtée, et il se tourna aussitôt vers lui.
«Eh bien! capitaine Niel, dit le vieillard, déjà levé! C'est bon signe, si vous voulez devenir fermier. Oui, c'est une jolie vue et un joli séjour! C'est moi qui l'ai fait. Il y a vingt-cinq ans, je vins ici à cheval et vis le site. Tenez, vous voyez cette roche, derrière la maison? Je couchai au-dessous, m'éveillai avec le soleil, contemplai cette belle vue et la grande prairie alors peuplée de gibier, et je me dis: «Silas, il y a vingt-cinq ans que tu erres dans cette vaste contrée et tu commences à t'en fatiguer; tu n'as jamais vu un lieu plus beau, ni plus sain; sois sage et restes-y.» Ainsi fut fait. J'achetai six mille arpents pour 250 francs comptant et un tonnelet de gin et me mis à l'œuvre pour faire ce que vous voyez. Oui, c'est bien l'œuvre de mes mains; il n'est pas une pierre, pas un arbre qu'elles n'aient touché, et vous savez ce que cela signifie dans un pays vierge. Enfin! quoi qu'il en soit, j'ai réussi et maintenant je suis trop vieux pour exploiter le domaine à moi seul; c'est pourquoi j'ai fait savoir que je désirais prendre un associé, comme vous l'a dit le vieux Snow, à Durban. Vous savez ce que j'ai dit à Snow: «Il me faut un gentleman; l'argent m'importe peu; j'accepterai 25 000 francs pour une part d'un tiers, si je peux trouver un gentleman; pas de vos Boers, ou de vos blancs inférieurs.»
«J'ai assez des Boers et de leurs façons d'agir; le plus heureux jour de ma vie fut celui où le vieux général Shepstone hissa le drapeau anglais à Prétoria et où je pus reprendre mon titre d'Anglais.
«Seigneur! quand on pense qu'il est des hommes, sujets de la Reine, qui aspirent à être de nouveau les sujets d'une république! Fous! capitaine Niel! Ils sont absolument fous, je vous l'affirme. Enfin! tout cela est fini. Vous savez ce que leur dit, au nom de la Reine, sir Garnet Wolseley, là-bas, sur la rivière Vaal: «Que ce pays resterait anglais jusqu'à ce que le soleil s'arrêtât dans le ciel, ou que la rivière Vaal remontât vers sa source.» Cela me suffit; comme je le dis à ces frondeurs qui voudraient reprendre le pays, maintenant que nous avons payé leurs dettes et battu leurs ennemis: aucun gouvernement anglais ne dément sa parole, pas plus qu'il ne manque aux engagements pris solennellement par ses représentants. Nous laissons ces sortes de choses aux étrangers. Non, non, Capitaine, je ne vous demanderais pas de prendre un intérêt dans cette affaire, si je n'étais pas certain que ce pays restera sous la protection du drapeau anglais. Mais nous reparlerons de tout ceci une autre fois; allons déjeuner.»
Après le repas, comme John boitait trop pour faire le tour de la ferme, la belle Bessie lui proposa de venir l'aider à laver un lot de plumes d'autruche. Le lieu de l'opération était une petite pelouse située derrière un massif d'orangers. Là furent placés un baquet plein d'eau chaude et une bassine en fer battu, contenant de l'eau froide. Les plumes, couvertes, pour la plupart, d'une boue rouge, furent d'abord plongées dans le baquet d'eau chaude, où John les brossa avec du savon, puis les transféra dans la bassine d'eau froide; là, Bessie les rinçait et les étendait ensuite sur un drap, pour les sécher au soleil.
La matinée était délicieuse et John découvrit promptement, qu'il y a au monde beaucoup d'occupations plus désagréables que le lavage des plumes d'autruche, en compagnie d'une charmante fille; car elle était charmante, il n'y avait pas à en douter; un type de vraie femme heureuse et fraîche. Assise sur un tabouret bas, ses manches relevées presque jusqu'à l'épaule, elle laissait voir deux bras qui n'eussent pas déparé une statue de Vénus, riait et babillait sans interrompre son travail. John n'était pas très vulnérable; il avait joué avec le feu; il s'était brûlé les doigts comme bien d'autres jeunes imprudents; néanmoins il se demandait, en face de cette belle jeune fille, qu'il comparait en lui-même à un superbe bouton de rose prêt à s'épanouir, combien de temps il serait possible de vivre avec elle, dans la même maison, sans tomber sous le charme de sa grâce et de sa beauté? Puis il se rappela Jess et le contraste que présentaient les deux sœurs.
«Où est votre sœur? demanda-t-il tout à coup.
—Jess? Oh! je crois qu'elle est allée à la Vallée aux Lions, pour lire ou dessiner. Voyez-vous, dans cet établissement, je représente le travail manuel et Jess l'intellect»; et, avec un joli signe de tête, elle ajouta: «Il y a eu erreur quelque part; elle a pris toute la supériorité d'esprit!
—En tout cas, dit John tranquillement, les yeux fixés sur elle, je ne pense pas que vous ayez à vous plaindre de la manière dont la nature vous a traitée.»
Elle rougit un peu, plutôt du ton dont il avait parlé que de ce qu'il avait dit, et se hâta de reprendre:
«Jess est la meilleure, la plus chère, la plus intelligente des femmes, voilà mon opinion; elle n'a, je crois, qu'un seul défaut: elle me gâte trop. Mon oncle m'a dit vous avoir conté que, lors de notre arrivée ici, j'avais huit ans. Je me rappelle que lorsque nous fûmes égarées dans la prairie ce soir-là, par une pluie battante et glaciale, Jess ôta son châle et l'enroula sur moi, par-dessus le mien. Eh bien! il en a toujours été ainsi; c'est toujours moi qui dois avoir le châle et tout doit me céder. Telle est Jess; quelquefois je la crois froide comme une pierre, mais quand elle aime quelqu'un, c'en est effrayant. Je connais peu de femmes, mais j'imagine qu'il ne peut pas y en avoir beaucoup comme Jess de par le monde. Elle est perdue dans ce désert; elle devrait s'en aller en Angleterre, écrire de beaux livres et devenir célèbre; seulement, ajouta-t-elle d'un petit air profond, je craindrais que tous les livres de Jess ne fussent tristes.»
Bessie s'arrêta brusquement, changea de couleur et laissa retomber dans l'eau, le paquet de plumes qu'elle tenait à la main. Suivant son regard, John tourna le sien vers l'avenue des gommiers et vit un homme très grand, coiffé d'un chapeau à très larges bords et monté sur un magnifique cheval noir, qui s'avançait au petit galop vers la maison.
—Qui est-ce, miss Croft? demanda-t-il.
—C'est un homme que je n'aime pas, dit-elle, en frappant légèrement du pied. Il s'appelle Frank Muller et il est moitié Boer, moitié Anglais. Il est très riche, très habile et possède toutes les terres autour de nous, de sorte que mon oncle est forcé de se montrer poli envers lui, quoiqu'il ne l'aime pas non plus. Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir?»
Le cheval approchait et John croyait que le cavalier allait passer sans les voir, quand tout à coup la robe de Bessie attira son regard à travers les arbres et il s'arrêta. Grand, robuste, extrêmement beau, il paraissait avoir environ quarante ans; ses traits étaient réguliers, ses yeux bleus et froids; sa barbe magnifique et dorée tombait bas sur sa poitrine. Pour un Boer il était élégant, portait des vêtements d'étoffe et de coupe anglaises et de grandes bottes à l'écuyère.
«Ah! miss Bessie! s'écria-t-il en anglais, vous voilà donc avec vos jolis bras découverts. J'ai de la chance d'arriver juste à temps pour les voir. Voulez-vous que je vienne vous aider à laver les plumes? Vous n'avez qu'un mot à dire et....»
A ce moment il aperçut John et s'arrêta.
«Je suis venu à la recherche d'un bœuf noir, marqué d'un cœur et d'un W au milieu. Savez-vous si votre oncle l'a vu quelque part?
—Non, Meinheer Muller, répondit Bessie froidement, mais mon oncle est là-bas (elle montrait un parc situé à un demi-mille environ), si vous désirez aller le lui demander.
—Monsieur Muller, miss Bessie, dit-il, le front curieusement contracté. Meinheer est bon pour les Boers, mais nous sommes tous Anglais maintenant. Quant au bœuf, il peut attendre; avec votre permission je resterai ici jusqu'au retour de l'oncle Croft.» Sans plus de cérémonie, il sauta à bas de son cheval, lui passa la bride sur la tête pour lui faire comprendre qu'il devait rester là, et s'avança vers Bessie, la main tendue. Aussitôt elle plongea ses deux bras dans l'eau jusqu'au coude et John resta persuadé qu'elle avait voulu, par ce moyen, éviter la poignée de main de son visiteur.
«Je regrette que mes mains soient mouillées», lui dit-elle, en lui adressant un froid et léger salut de la tête. «Permettez-moi de vous présenter, monsieur (elle appuya sur ce mot) Frank Muller,... le capitaine Niel, qui vient ici pour seconder mon oncle.»
John tendit sa main, que Muller serra.
«Capitaine? dit-il d'un ton interrogateur; capitaine de navire? je suppose.
—Non, répondit John; capitaine dans l'armée anglaise.
—Oh! un «rooibaatje» (jaquette rouge); alors je ne m'étonne pas qu'après la guerre contre les Zulus, vous vous fassiez fermier.
—Je ne vous comprends pas, répliqua John assez froidement.
—Oh! sans vous offenser, Capitaine! sans vous offenser! Je voulais seulement dire que vous autres, jaquettes rouges, vous n'étiez pas sortis très glorieusement de la dernière guerre. J'y étais avec Pict Nys, et c'était chose à voir, je vous l'affirme. Un Zulu n'avait qu'à se montrer la nuit, et vos régiments prenaient leur course, comme un troupeau de bœufs qui sentent le lion.
«Et ils tiraient, ils tiraient n'importe où, n'importe comment, mais surtout aux nuages, sans qu'on pût les arrêter. C'est pourquoi, voyez-vous, je pensais que vous n'étiez pas fâché de changer votre épée en charrue, comme dit la Bible, mais sans vous offenser, sans vous offenser, croyez-moi.»
Pendant ce discours, John Niel, qui était Anglais jusqu'à la moelle des os et chérissait la réputation de sa profession, presque autant que son propre honneur, bouillait de colère intérieure; d'autant plus qu'il y avait un peu de vrai dans les insultes du Boer. Il eut néanmoins assez de bon sens pour rester calme, au moins en apparence.
«Je n'étais pas à la guerre des Zulus, monsieur Muller», dit-il froidement, et juste à ce moment le vieux Silas Croft arriva à cheval, ce qui mit fin à la conversation.
M. Frank Muller resta pour le dîner et même assez tard dans l'après-midi. Il semblait avoir complètement oublié le bœuf égaré.
Assis près de la belle Bessie, il fumait son cigare, buvait du vin mélangé d'eau, bavardait en anglais, non sans y ajouter du hollandais-boer, que John Niel ne comprenait pas, et contemplait la jeune fille d'une façon que le capitaine trouvait fort déplaisante. Certes ce n'était pas son affaire; il n'était nullement intéressé dans la question, mais néanmoins le remarquable Hollandais lui parut très désagréable.
Enfin, n'y pouvant plus tenir, il s'en alla clopin-clopant au jardin et Jess, de sa façon un peu brusque, lui offrit de le lui montrer.
«Vous n'aimez pas cet homme», lui dit-elle, pendant qu'ils descendaient lentement le terrain en pente, situé devant la maison.
«Non; et vous, miss Jess?
—Je pense, répondit-elle, en appuyant sur chacun de ses mots, que c'est l'être le plus odieux et le plus étrange que j'aie jamais vu»; et elle retomba dans le silence, ne le rompant, de temps à autre, que pour faire quelque remarque sur les arbres et les fleurs.
Une demi-heure après, comme ils revenaient à leur point de départ, M. Muller s'en retournait à cheval, par l'avenue de gommiers. Près de la véranda était un Hottentot nommé Jantjé, qui avait tenu le cheval du Hollandais. C'était un curieux petit homme, desséché, vêtu de haillons et dont les cheveux ressemblaient à la vieille frange d'un tapis de laine noire. Son âge restait indécis entre vingt-cinq et soixante ans; impossible de se prononcer à ce sujet. Pour le moment sa jaune face de singe exprimait la plus intense malignité; debout, en plein soleil, il lançait à voix basse des malédictions en hollandais et montrait le poing au Boer qui s'éloignait; on n'aurait pu imaginer personnification plus parfaite de la rage impuissante et sans frein.
«Que fait-il?» demanda John.
Jess se mit à rire.
«Jantjé n'aime pas Frank Muller plus que je ne l'aime, répondit-elle, mais je ne sais pas pourquoi. Il n'a jamais voulu me le dire.»
CHAPITRE IV
BESSIE EST DEMANDÉE EN MARIAGE
Avec le temps, John Niel guérit de son entorse et autres maux infligés par l'autruche en fureur (par parenthèse, il est humiliant d'être la victime d'une bête à plumes), et se mit à apprendre la routine de la ferme. La tâche ne lui parut pas désagréable, surtout sous les ordres d'un aussi joli moniteur que Bessie, qui s'y entendait à merveille. Doué d'un tempérament énergique et travailleur, il fit des progrès rapides dans ses nouvelles études et, au bout de six semaines, il commençait à parler en connaisseur, du bétail, des autruches, de l'herbe douce et de l'herbe acide. Une fois par semaine, Bessie lui faisait passer une sorte d'examen; de plus elle lui donnait des leçons de hollandais et de zulu, deux langues qu'elle parlait parfaitement; de sorte qu'il ne manquait pas, comme on peut le voir, d'occupations agréables et utiles. En outre, il s'attacha sérieusement au vieux Silas Croft. Le vieillard, avec son beau et honnête visage, son expérience considérable et variée, sa forte nature anglaise, l'impressionna profondément. Il n'avait jamais connu d'homme tout à fait semblable à lui. L'affection fut réciproque, car son hôte le prit en grande amitié. Il expliquait ainsi ses sentiments à sa nièce Bessie: «Voyez-vous, ma chère, il est réservé, discret, et s'il ne sait pas grand'chose du métier de fermier, c'est un parfait gentleman. Quand on a affaire à des Cafres, dans un lieu comme celui-ci, il faut avoir un gentleman. Vos blancs d'ordre inférieur n'obtiendront jamais rien des Cafres; c'est pourquoi les Boers les fouettent et les tuent; ils ne peuvent en rien tirer sans cela. Mais voyez le capitaine Niel; il n'a pas besoin de ces moyens-là. Je crois qu'il est ce qu'il me faut, ma chère; je le crois»; et Bessie était entièrement de son avis. Donc il advint, qu'après un essai de six semaines, le marché fut conclu. John paya ses 25 000 francs et devint associé pour un tiers, dans l'exploitation de la ferme.
Il n'est guère possible, en général, qu'un homme encore jeune comme John Niel, vive sous le même toit qu'une jeune et charmante femme, telle que Bessie Croft, sans courir des dangers plus ou moins grands; surtout si les deux personnes n'ont ni distraction, ni société au dehors, pour détourner leur attention d'elles-mêmes. Non qu'il y eût encore le moindre symptôme d'amour entre eux; seulement ils se plaisaient beaucoup et trouvaient agréable d'être souvent ensemble.
Bref ils suivaient cette route facile et sinueuse, qui conduit aux sentiers montagneux de l'amour. C'est une route large comme cette autre qui mène ailleurs et, comme cette autre, elle aboutit à une large porte. Quelquefois aussi elle conduit à la perdition. Quoi qu'il en soit, elle est charmante à suivre, la main dans la main, en compagnie aimable et sympathique. Et puis on peut s'arrêter si l'on veut; plus tard c'est différent. Quand les voyageurs gravissent les hauteurs de la passion, les précipices s'ouvrent, les torrents se précipitent, l'éclair aveugle et la foudre frappe; et qui peut dire qu'il atteindra ce pic lointain et sublime, que les hommes appellent le bonheur? Les uns disent qu'on ne l'atteint jamais et que l'auréole qui l'illumine, n'est pas une lumière de la terre, mais une promesse et un fanal, une lueur reflétée nous ne savons d'où, et reposant sur la terre étrangère, comme la lumière du soleil repose sur le sein mort de la lune. D'autres prétendent qu'ils ont gravi son sommet le plus élevé, respiré le souffle frais du ciel qui enveloppe ses hauteurs, et même entendu le frémissement des harpes immortelles et le murmure des ailes angéliques; puis tout à coup un brouillard est tombé sur eux, dans lequel ils ont erré, et lorsqu'il s'est dissipé, ils étaient revenus aux sentiers de la montagne et le pic était au loin. Un très petit nombre d'êtres nous disent qu'ils vivent là toujours, écoutant la voix de Dieu; mais ils sont vieux et usés par le voyage; ils ont, hommes et femmes, survécu aux passions, aux ambitions, aux ardeurs brûlantes de l'amour et maintenant, enfermés dans le cercle de leurs souvenirs, ils restent face à face avec le sphinx Éternité.
Toutefois John Niel n'était plus d'âge à s'éprendre du premier joli minois venu. Quelques années auparavant, il avait subi une épreuve qui, pensait-il, l'avait guéri pour toujours. En outre, si Bessie l'attirait à sa manière, Jess ne lui déplaisait pas non plus. Il n'était pas dans la maison depuis huit jours, que déjà John décidait, à part lui, que Jess était la plus étrange femme qu'il eût jamais rencontrée, et, dans son genre, l'une des plus attrayantes. Son impassibilité même ajoutait à son charme, car est-il en ce monde quelqu'un qui n'aime à pénétrer un mystère? Pour lui, Jess était une énigme indéchiffrable. Il s'aperçut vite, à ses rares observations, qu'elle était intelligente et instruite; il savait qu'elle chantait comme un ange; mais quel était le principal ressort de son esprit? autour de quel axe évoluait-elle? A cela il ne pouvait répondre. Évidemment ce n'était pas celui de la plupart des femmes et, moins que tout autre, celui de l'heureuse, bien portante et simple Bessie. Il devint si curieux de pénétrer ces mystères, qu'il rechercha toutes les occasions de se trouver avec elle et s'offrit même, quand il en avait le temps, à l'accompagner dans ses excursions artistiques, lorsqu'elle allait esquisser quelque site, ou peindre des fleurs sauvages. Dans ces cas-là, elle causait souvent, mais toujours de livres, de l'Angleterre ou de quelque question intellectuelle. Jamais elle ne parlait d'elle-même.
Cependant il fut bientôt évident pour John, que sa société plaisait à Jess et qu'il lui manquait, lorsqu'il ne pouvait l'accompagner. Il ne se rendit pas compte, tout d'abord, du plaisir qu'une jeune fille, supérieure par l'intelligence et l'instruction, et que ses aspirations et ses capacités intellectuelles entraînaient bien plus haut encore, devait trouver dans la société d'un homme distingué, intelligent et instruit. John n'avait le cerveau ni vide, ni étroit. Il avait lu et pensé; il avait même écrit un peu et Jess trouvait en lui un esprit qui, bien qu'inférieur au sien, était cependant en sympathie avec lui.
Quoiqu'il ne la comprît pas, elle le comprenait et enfin (que ne le sut-il!) une lueur d'aurore éclaira le crépuscule de sa pensée, la fit tressaillir et la transforma, comme les premiers rayons du matin font tressaillir et transforment l'obscurité de la nuit. Qu'arriverait-il, si elle apprenait à aimer cet homme et lui enseignait à l'aimer? Chez presque toutes les femmes, cette pensée amène celle du mariage et de ce changement de condition qu'elles considèrent généralement comme si désirable. Mais Jess n'y pensa pas beaucoup; elle songea plutôt à l'heureuse possibilité de fondre sa vie en une autre vie, de trouver quelqu'un qui la seconderait, qui briserait les entraves imposées à son génie, afin qu'elle pût s'élever et l'élever avec elle.
Un homme venait enfin qui comprenait, qui était plus qu'un animal, qui possédait ce don divin: une intelligence; don maudit pour elle jusqu'alors, qui l'avait placée au-dessus du niveau de son sexe et séparée, comme par des portes de fer, de ceux qui l'entouraient. Ah! si l'amour parfait, dont les livres lui avaient tant parlé, pouvait leur venir à tous deux! alors peut-être cela vaudrait la peine de vivre!
C'est une chose curieuse, mais, en telles matières, les hommes n'apprennent jamais la sagesse par l'expérience.
Un homme de l'âge de John Niel aurait dû savoir qu'il est toujours périlleux de jouer avec les matières explosibles, et que les substances les plus inoffensives en apparence sont souvent les plus dangereuses; il aurait dû savoir que rechercher la société d'une femme aux yeux aussi éloquents que ceux de Jess, c'était risquer de s'enflammer à leur flamme et de se brûler tous deux; il aurait dû savoir qu'en faisant peser de tout son poids son esprit cultivé sur celui de la jeune fille, en s'intéressant profondément à ses études, en la suppliant de lui montrer les poésies qu'elle écrivait, disait Bessie, sans vouloir les laisser voir à personne; en exprimant son ravissement lorsqu'elle chantait, il aurait dû savoir, disons-nous, que tout cela était bien dangereux; et cependant il le fit sans penser à mal.
Quant à Bessie, elle était enchantée que sa sœur eût trouvé quelqu'un avec qui elle pût causer et qui la comprît. Il ne lui vint pas à l'esprit que Jess pût s'éprendre de lui; Jess était la dernière personne qui courût ce danger. Elle ne pensa pas davantage à ce qui pouvait arriver à John. Jusque-là elle n'avait pas intérêt à se préoccuper du capitaine Niel. Oh, non!
Les choses allèrent donc fort agréablement pendant quelque temps, pour tous les personnages de notre drame, jusqu'à ce qu'un beau matin, les nuées d'orage commençassent à s'amonceler. John avait, comme d'ordinaire, vaqué aux travaux de la ferme jusqu'à l'heure du dîner; après le repas, il prit son fusil et dit à Jantjé de seller son poney de chasse. Il était debout sous la véranda, attendant le poney, et près de lui se tenait Bessie, plus jolie que jamais dans sa robe blanche, lorsque soudain il aperçut le grand cheval de Frank Muller et Frank Muller lui-même dans l'avenue des gommiers.
«Holà! miss Bessie, dit-il, voici venir votre ami.
—Quel ennui!» répliqua Bessie, en frappant du pied; puis avec un regard rapide: «Pourquoi l'appelez-vous mon ami? dit-elle.
—J'imagine qu'il se considère comme tel, à en juger par le nombre de visites qu'il vous fait dans la semaine. En tout cas, il n'est pas le mien et je m'en vais chasser. Au revoir et bien du plaisir.
—Vous êtes méchant», dit-elle à voix basse, en lui tournant le dos.
Un instant après, John s'éloignait et Frank Muller arrivait.
«Comment vous portez-vous, miss Bessie?» dit-il en mettant pied à terre, avec la rapidité d'un homme habitué toute sa vie aux chevaux: «où donc s'en va la Jaquette rouge?
—Le capitaine Niel va chasser, répondit-elle froidement.
—Ah! tant mieux pour nous, miss Bessie; nous pourrons causer agréablement. Où est ce singe noir, Jantjé? Ici! Jantjé! Prends mon cheval, vilain diable, et soigne-le bien, ou je t'ouvre le ventre!»
Jantjé prit le cheval, avec un rire forcé à l'adresse de cette aimable plaisanterie, et partit avec la monture.
«Je ne pense pas que Jantjé vous aime, Meinheer Muller, dit Bessie, avec un malin plaisir, et je ne m'en étonne pas, si vous lui parlez toujours ainsi. Il m'a dit l'autre jour qu'il vous connaissait depuis vingt ans. Est-ce vrai?»
Cette question, faite sans arrière-pensée, produisit un effet remarquable sur le Boer; il pâlit sous son hâle.
«Il ment, le chien! s'écria-t-il, et je lui enverrai une balle, s'il répète cela. Qu'est-ce que je peux savoir de lui, et que peut-il savoir de moi? Puis-je garder le souvenir de chaque misérable homme-singe que je rencontre?»
Et il grommela, dans sa longue barbe, une succession de jurons hollandais.
«Eh bien! Meinheer Muller! dit Bessie.
—Pourquoi m'appelez-vous toujours «Meinheer», demanda-t-il, en se tournant vers elle d'un air si courroucé, qu'elle tressaillit et recula d'un pas. «Je suis Anglais. Ma mère était Anglaise et de plus, grâce à lord Carnarvon, nous sommes tous Anglais maintenant.
—Je ne sais pas pourquoi il vous déplaît tant d'être pris pour un Boer, dit Bessie avec calme; vous étiez autrefois un ardent patriote.
—Autrefois,... oui. Les arbres s'inclinaient vers le nord, quand le vent soufflait du sud, mais à présent ils s'inclinent de l'autre côté, car le vent a tourné. Peut-être, quelque jour, reviendra-t-il au nord. Alors, nous verrons!»
Bessie se contenta de pincer ses jolies lèvres sans répondre, et de cueillir une feuille de la vigne qui courait au-dessus de sa tête.
Le grand Hollandais ôta son chapeau et caressa sa barbe avec embarras. Évidemment il réfléchissait à une chose qu'il n'osait pas exprimer. Deux fois il fixa ses yeux sur le frais visage de Bessie et deux fois il les en détourna. La seconde fois elle s'effraya.
«Excusez-moi un instant», dit-elle, et elle parut vouloir entrer dans la maison.
«Attendez!» s'écria-t-il en hollandais, tant il était agité. Il saisit même, de sa grande main, la robe blanche de la jeune fille.
Elle la lui arracha d'un mouvement vif et le regardant bien en face:
«Pardon, dit-elle, d'un ton qui n'avait certes rien d'encourageant, vous alliez me dire quelque chose.
—Oui. C'est-à-dire... j'allais....» Il s'arrêta.
Bessie conserva son regard poliment interrogateur et attendit.
«J'allais vous dire,... bref,... que je voudrais vous épouser.
—Ah! fit Bessie en tressaillant.
—Ecoutez, reprit-il d'une voix rauque, et reprenant courage à mesure qu'il avançait, comme font les gens peu cultivés, quand c'est leur cœur qui parle. Ecoutez-moi, Bessie; je vous aime depuis trois ans. Chaque fois que je vous ai vue, je vous ai aimée davantage. Ne me dites pas non! Vous ne savez pas combien je vous aime. Je rêve de vous chaque nuit; quelquefois je rêve que j'entends le frôlement de votre robe, que vous venez me donner un baiser et, alors, il me semble que je suis dans le ciel.»
Bessie fit un geste de dégoût.
«Là! Je vous ai offensée! Mais ne m'en veuillez pas. Je suis très riche, Bessie; j'ai mes terres d'ici et, de plus, quatre fermes près de Lydenburg, dix mille arpents dans le Waterburg, et mille têtes de grand bétail, sans compter les moutons, les chevaux et de l'argent à la banque.» Voyant que l'inventaire de ses biens ne la touchait pas, il continua: «Vous ferez tout ce qu'il vous plaira; la maison sera arrangée à l'anglaise; je construirai un nouveau salon et je ferai venir les meubles de Natal. Croyez-moi: je vous aime, je vous le répète; ne me dites pas non!» Et il saisit sa main.
Elle la lui arracha, disant:
«Je vous suis très obligée, monsieur Muller; mais,... en deux mots, je ne peux pas vous épouser. Non, c'est inutile; en vérité, je ne le peux pas. Je vous en prie, n'en dites pas davantage. Voici mon oncle. Oubliez tout cela, monsieur Muller.»
Son adorateur leva les yeux. Oui, le vieux Croft venait, mais il était loin et marchait lentement.
«Est-ce votre dernier mot? demanda Muller, les dents serrées.
—Oui, oui, certainement. Pourquoi me forcez-vous à le répéter?
—C'est cette damnée Jaquette rouge! s'écria-t-il. Vous n'étiez pas comme cela, autrefois. Qu'il soit maudit, ce lâche Anglais! Il me payera cela, et quant à vous, Bessie, vous m'épouserez, que cela vous plaise ou non. Regardez-moi. Croyez-vous que je sois un homme dont on puisse se jouer? Allez à Wakkerstroom et demandez quel homme est Frank Muller. Comprenez-moi bien; je vous veux et il faut que je vous aie. Je ne pourrais pas vivre, si je pensais que vous ne serez jamais à moi. Je vous dis qu'il le faut et peu m'importe qu'il en coûte ma vie et celle de votre Jaquette rouge aussi. Je le veux, quand je devrais susciter une révolte contre le gouvernement. Je vous le jure par Dieu ou par le diable; l'un ou l'autre, ça m'est égal!»
Dans sa fureur il ne pouvait plus articuler ses paroles. Il se tenait devant elle, tremblant de rage, les lèvres frémissantes, serrant et desserrant sa grande main.
Bessie avait grand'peur, mais elle était brave, et la nécessité lui donna du courage.
«Si vous continuez à me parler ainsi, dit-elle, je vais appeler mon oncle. Je vous répète que je ne veux pas vous épouser, Frank Muller, et que rien ne m'y forcera jamais. J'en suis au regret pour vous, mais je ne vous ai jamais encouragé et je ne vous épouserai jamais,... jamais!»
Il la regarda pendant quelques instants, puis éclatant d'un rire sauvage, il reprit:
«Je crois que, quelque jour, je trouverai le moyen de vous y forcer»; et, sans un mot de plus, il tourna sur ses talons et partit.
Deux minutes après, Bessie entendit le galop d'un cheval, leva les yeux et vit disparaître, dans la pénombre de l'avenue des gommiers, la gigantesque stature de son terrible soupirant.
Elle crut aussi entendre un gémissement de douleur derrière la maison et s'y dirigea pour se rendre compte. Près de la porte des écuries, elle trouva Jantjé se tordant, criant et jurant, la main sur son côté, d'où le sang coulait.
«Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.
—Baas Frank! Baas Frank m'a frappé avec son fouet.
—La brute! s'écria Bessie, avec des larmes de colère.
—Calmez-vous, Missie, calmez-vous, répondit le Hottentot, son vilain visage livide de fureur, c'en est un de plus, voilà tout. Je l'ai marqué sur ce bâton.» Il montrait un long et épais bâton sur lequel étaient plusieurs entailles, au-dessous de trois marques profondes, creusées près de la pomme. «Qu'il ait l'œil au guet, qu'il cherche dans les herbes, qu'il se glisse autour du buisson, qu'il soit sur ses gardes tant qu'il voudra; un de ces jours, il trouvera Jantjé et Jantjé le trouvera!»
«Pourquoi Frank Muller s'est-il ainsi enfui au galop? demanda le vieux Croft à Bessie, lorsqu'elle revint à la véranda.
—Nous nous sommes querellés, répondit-elle, ne jugeant pas nécessaire de tout expliquer au vieillard.
—Vraiment? vraiment? Soyez prudente, chère enfant. Il n'est pas bon de se quereller avec un homme comme Frank Muller. Je le connais depuis bien des années et je sais que son cœur est mauvais, quand on le contrarie. Voyez-vous, ma chérie, on peut venir à bout d'un Boer ou d'un Anglais, mais les chiens de races croisées ne sont pas commodes à apprivoiser. Suivez mon conseil; réconciliez-vous avec Frank Muller.»
Ces sages avis n'eurent pas pour effet de relever le moral de Bessie, déjà suffisamment éprouvé.
CHAPITRE V
RÊVES ET FOLIES
Après avoir laissé Bessie sous la véranda, à l'approche de Frank Muller, Niel avait sifflé son chien, Pontac, et était parti sur son poney de chasse, à la recherche des perdreaux.
Il y en a beaucoup et de très gros sur les chaudes pentes des collines, autour de Wakkerstroom, surtout dans les endroits où se trouve ce qu'on appelle l'herbe rouge. C'est un son réjouissant, cet appel que se jettent réciproquement ces nombreux oiseaux, dans toutes les directions, à la pointe du jour; il y a vraiment de quoi mettre en liesse le cœur de tout bon chasseur. En quittant la maison, John gravit la colline située à l'arrière; son poney posait avec soin ses pieds parmi les pierres et Pontac fourrageait en avant, à une distance de deux ou trois cents mètres, car, dans ces contrées, il est nécessaire d'avoir des chiens qui battent volontiers le pays. Bientôt John le vit s'arrêter sous un mimosa épineux et devenir aussi raide que s'il eût été pétrifié; le maître s'approcha; Pontac resta quelques secondes immobile, puis tourna lentement la tête comme si elle eût été mue par un ressort, pour voir si John s'approchait. Celui-ci connaissait ses façons d'agir; trois fois ce remarquable vieux chien tournerait ainsi la tête, puis, si le fusil n'était pas à portée, il courrait certainement au buisson et ferait lever les oiseaux; c'était une règle à laquelle il ne manquait jamais, car sa patience avait des limites. Elles n'étaient pas franchies, lorsque John arriva et, sautant à bas du poney, arma son fusil et monta lentement, rempli d'un doux espoir. Le chien se rapprochait, l'œil froid et fixe, la salive aux lèvres, la tête et la face empreintes d'une expression extraordinaire de férocité instinctive, tendues en avant autant qu'il était possible.
Il était juste sous le buisson de mimosa et jusqu'au ventre dans l'herbe rouge et chaude; où pouvaient être les oiseaux? Whirr! On eût dit qu'un obus emplumé venait d'éclater à ses pieds. Quelle compagnie! Douze couples au moins! et tous avaient été couchés bec à bec, dans un espace pas plus grand qu'une roue de charrette! Le coup partit, hélas! un peu plus tôt qu'il n'eût fallu! Manqué! Vite, le second coup; même résultat! Jetons un voile sur les exclamations profanes qui suivirent. Un instant après tout était fini, et John et Pontac se regardaient avec autant de dédain que de colère.
«C'est ta faute, brute! s'écria John. J'ai cru que tu allais pénétrer dans le buisson et tu m'as fait aller trop vite.
—Abominable tireur! disaient les yeux de Pontac. A quoi bon arrêter pour vous? Il y a de quoi dégoûter un bon chien!»
La compagnie, ou plutôt la collection de vieux perdreaux, car cette espèce se réunit ainsi, un peu avant la saison des couvées, s'était dispersée de toute part et Pontac ne fut pas long à en retrouver quelques-uns; cette fois John fut plus heureux. Quatre fois Pontac tomba en arrêt; chaque fois, un oiseau tomba. Deux couples sans avancer d'un mètre!
La vie a des joies pour tous les hommes; mais en a-t-elle de comparable à celle du chasseur qui vient d'abattre une demi-douzaine de perdreaux, ou quelques faisans, ou mieux encore, une couple de coqs de bruyère. Et c'est une joie qui dure, que rien n'altère, aussi longtemps que le chasseur peut épauler son fusil et poursuivre son gibier.
Ainsi pensait John Niel, en contemplant ses beaux perdreaux, avant de les transférer dans sa carnassière. Mais sa bonne chance ne devait pas s'arrêter là, car à peine avait-il atteint le plateau d'environ cinq cents arpents, qui formait le faîte de la colline, qu'il aperçut, à une distance de cent cinquante mètres, le long cou et la tête étrange d'une grande outarde.
On sait qu'il est inutile d'essayer d'approcher une outarde en droite ligne. Il faut, pour exciter sa curiosité et fixer son attention, décrire autour d'elle un cercle de plus en plus étroit. Mettant son poney au petit galop, John se livra, le cœur battant, à cet exercice. L'outarde disparut sous la touffe d'herbe d'où elle avait émergé. Le dernier cercle décrit par John l'amena à soixante-dix mètres environ de l'oiseau; il n'osa pas courir de nouveaux risques, sauta de son cheval, courut le plus vite qu'il put vers sa proie et tira ses deux coups; l'oiseau tomba. Alors l'imprudent chasseur se précipita vers lui, sans recharger son fusil. Déjà il avançait la main pour saisir sa victime, lorsque tout à coup les grandes ailes s'étendirent et reprirent leur vol. John, d'abord désespéré, le vit se poser à deux cents mètres. Il courut à son cheval et se mit à la poursuite du fugitif; enfin il le tint à portée de son fusil, tira et le roi des oiseaux tomba pour ne plus se relever. A ce jeu, John traversa tout le plateau et arriva au bord de l'abîme le plus extraordinaire qu'il eût jamais vu.
On l'appelait la Gorge aux Lions, parce que trois lions y avaient été un jour enfermés et tués par une compagnie de Boers. Cette gorge était longue d'un demi-mille, large de six cents pieds, et sa profondeur variait de vingt à soixante mètres. Elle devait évidemment son origine à l'action des eaux, car au sommet, juste à la droite de John Niel, un petit ruisseau, issu de sources cachées sur le sommet de la colline, tombait de couche en couche, formant une série de petits lacs, clairs comme le cristal, et de cascades en miniature, jusqu'à ce qu'enfin il atteignît le fond du gouffre et suivît son cours, à demi caché sous les ombelles du mimosa et autres buissons épineux, pour aboutir aux plaines voisines. Sans aucun doute ce petit ruisseau était le père du gouffre qu'il descendait, mais combien de siècles lui avait-il fallu, pensait John Niel, pour produire un résultat si formidable; pour saturer d'abord le sol amoncelé sur et entre les rochers; pour emporter ensuite, à l'aide des pluies et des neiges fondues, ce sol détaché, et enfin pour donner aux débris leur relief actuel et compléter l'œuvre colossale? Que de siècles! que de siècles!
La brèche n'était pas fendue d'un seul trait. Tout le long de ses parois et çà et là, au fond, se dressaient de puissantes colonnes de roches, non pas d'un seul bloc, mais formées de grosses roches arrondies, superposées comme une sorte de maçonnerie; on eût dit que les Titans d'un âge disparu les avaient élevées, se fiant au poids écrasant de chacune d'elles pour maintenir les autres, lors même que l'ouragan mugissait le long de la gorge et venait essayer ses forces contre elles. A cent pas environ de l'extrémité la plus proche, s'élevait, à une hauteur de quatre-vingt-dix pieds au moins, le plus remarquable de ces piliers puissants; il était formé de sept énormes roches, la plus énorme à la base, grosse comme un cottage de dimensions ordinaires, et la plus petite, au sommet, mesurant environ dix pieds de diamètre. La main de la nature avait posé ces roches arrondies par l'action des eaux, comme d'immenses boulets, de sorte qu'elles se maintenaient réciproquement à leur place. Mais il n'en avait pas toujours été ainsi; près de ce pilier si parfait, un autre s'était écroulé et, à l'exception des deux roches de la base, toutes les autres étaient éparpillées sur le sol, ressemblant à de monstrueux boulets de canon pétrifiés. L'une d'elles s'était brisée en deux morceaux et sur l'un de ces fragments John aperçut Jess, assise, occupée en apparence à dessiner et paraissant toute petite au fond du vaste abîme. Il mit pied à terre, examina le terrain autour de lui et découvrit que l'on pouvait descendre en suivant le cours du ruisseau, et en s'aidant des marches naturelles qu'il avait peu à peu creusées dans le roc. Jetant les rênes sur la tête du poney et le laissant, en compagnie de Pontac, reconnaître les lieux, comme les poneys d'Afrique sont habitués à le faire, John déposa son fusil et son carnier et commença la descente; il s'arrêtait de temps à autre, pour admirer ce paysage grandiose et examiner les innombrables variétés de mousses et de fougères qui se suspendaient à toutes les roches, dans toutes les anfractuosités où l'eau et l'écume des cascades leur apportaient une nourriture suffisante. En approchant du fond de la gorge, il vit que sur les bords du ruisseau, partout où le sol était humide, croissaient des milliers de lis arum alors en pleine floraison; il les avait bien aperçus d'en haut, mais ils semblaient si petits, qu'il les avait pris pour des immortelles ou des anémones. En ce moment Jess était cachée par un buisson qui croît au bord des ruisseaux, dans l'Afrique australe, et se couvre, à certaines saisons, d'une profusion de fleurs du plus brillant écarlate, John marchait sans bruit sur l'herbe épaisse, et, lorsqu'il eut contourné le splendide buisson, il vit que Jess ne l'avait pas entendu, car elle dormait. Elle avait ôté son chapeau; sa tête reposait sur sa main. Un rayon de lumière, se jouant à travers le buisson, tombait sur ses boucles brunes et jetait des ombres chaudes sur son visage pâle, son poignet délicat et sa main blanche. John, debout en face d'elle, la regarda et de nouveau il se sentit pris de curiosité et du désir de comprendre cette énigme vivante. Plus d'un avant lui a été victime d'un désir semblable et a vécu pour regretter d'y avoir succombé.
Il n'est pas bon d'essayer de soulever le voile de l'inconnu. Le savoir vient assez vite; combien diront qu'il leur est venu trop tôt et les a laissés désolés! Il n'est pas d'amertume semblable à celle de l'expérience! Ainsi s'écriait le grand Koholeth; ainsi s'est souvent écrié le fils de l'homme qui a suivi la même voie! Ne cherche pas les mystères, ô fils de l'homme! Comprends celle qui se laisse pénétrer; quant aux autres, évite-les, de peur que ton sort ne soit celui d'Ève et de Lucifer, Étoile du matin. Car il est, ci et là, tel cœur humain dont il n'est pas sage de soulever le voile, tel cœur dans lequel sommeillent bien des choses, comme sommeillent les rêves non rêvés encore, dans le cerveau du dormeur. N'écarte pas le voile, ne murmure pas le mot de vie dans le silence où dorment toutes choses, de peur que par ce souffle qui allume l'amour et la douleur, ne s'élèvent des ombres indécises qui prennent forme et t'épouvantent. Une minute à peine s'était écoulée, quand subitement Jess tressaillit, ouvrit ses grands yeux encore chargés d'ombre et regarda John.
«Oh! dit-elle, avec un léger frémissement, est-ce vous, ou mon rêve?
—N'ayez pas peur, répondit-il gaiement, c'est bien moi, en chair et en os.»
Elle se couvrit un instant le visage de la main et, lorsqu'elle la retira, il remarqua qu'en ce seul instant, ses yeux avaient changé d'une manière surprenante. Ils étaient grands et beaux comme toujours, mais ils avaient changé. Tout à l'heure on eût dit que, par eux, l'âme elle-même regardait. Peut-être n'était-ce que l'effet de la dilatation des pupilles par le sommeil?
«Votre rêve? Quel rêve? demanda John en riant.
—Peu importe, dit-elle, avec un calme étrange qui excita plus que jamais sa curiosité. Les rêves ne sont que folies!»
CHAPITRE VI
L'ORAGE ÉCLATE
«Savez-vous que vous êtes une très singulière personne, miss Jess, reprit bientôt John, en souriant; je ne crois pas que vous ayez l'âme heureuse.»
Elle leva les yeux.
«L'âme heureuse! dit-elle; qui peut l'avoir? Pas ceux qui sentent, assurément. En supposant que l'on fasse abstraction de soi-même, de ses petits intérêts, de ses joies et de ses souffrances, comment peut-on être heureux, en face de la misère humaine et de la grande marée de peine et de douleur qui s'avance à vos pieds? On peut être en sûreté sur quelque roc, jusqu'à ce que le grand flot de l'ouragan d'équinoxe vous emporte, ou vous laisse surnager, mais on ne peut, si l'on a un cœur, rester impassible.
—Ainsi, les indifférents seuls sont heureux?
—Oui, les indifférents et les égoïstes, ce qui du reste est la même chose, l'indifférence étant la perfection de l'égoïsme.
—Je crains bien, alors, qu'il n'y ait beaucoup d'égoïsme en ce monde, car il y a beaucoup de bonheur, en dépit du mal. J'aurais cru que le bonheur venait plutôt d'un bon cœur et d'un bon estomac.»
Jess secoua la tête et reprit:
«Je peux avoir tort, mais je ne comprends pas que l'on puisse être heureux dans un monde de maladie, de douleur, de massacre et de mort. J'ai vu mourir, hier, une pauvre femme cafre. Elle était pauvre et sa destinée était dure, mais elle aimait sa vie et ses enfants l'aimaient. Qui peut être heureux et remercier Dieu, quand on vient de voir un tel spectacle? Mais, Capitaine, mes idées sont très rudimentaires et peut-être coupables, et bien d'autres les ont eues avant moi; aussi n'ai-je pas l'intention de vous les infliger. A quoi bon? ajouta-t-elle, en riant. Les mêmes pensées passent par les mêmes cerveaux humains, de siècle en siècle, comme les mêmes nuages flottent dans le même ciel bleu; les uns et les autres finissent en eau ou par des larmes, s'élèvent à nouveau en un brouillard qui aveugle, et tel est le résumé, le commencement et la fin des nuages et des larmes!
—Ainsi, dit John, vous ne croyez pas que l'on puisse être heureux en ce monde?
—Je n'ai pas dit cela! Je ne l'ai jamais dit. Je crois à la possibilité du bonheur. Il est possible, si l'on peut aimer quelqu'un de telle sorte que l'on s'oublie soi-même et qu'on oublie tout pour cette personne; il est possible, si l'on peut se sacrifier pour les autres. Il n'est pas de vrai bonheur en dehors de l'amour et du sacrifice, c'est-à-dire en dehors de l'amour, car l'un renferme l'autre. Cela seul est de l'or; le reste n'est que doré.
—Comment savez-vous cela? demanda-t-il vivement; vous n'avez jamais aimé?
—Non; pas comme vous l'entendez; mais tout le bonheur que j'ai eu dans ma vie, je l'ai dû à mes affections. Je crois que l'amour est le secret du monde; il est comme la pierre philosophale que l'on cherchait autrefois et presque aussi difficile à trouver. Peut-être, quand les anges ont quitté la terre, nous ont-ils laissé l'amour, afin que, par lui, nous pussions remonter vers eux. C'est la seule chose qui nous élève au-dessus de la brute; sans lui, l'homme n'est qu'un animal; par lui, l'homme se rapproche de Dieu; quand tout le reste disparaît, il survit, parce qu'il est immortel. Seulement, il faut que cet amour soit vrai; vous me comprenez?... Il faut qu'il soit vrai!»
John avait vaincu la réserve de la jeune fille. Sa froideur apparente se fondait à la chaleur de sa parole; son visage, d'ordinaire si impassible, reflétait la lumière et la vie de ses yeux et devenait beau, d'une beauté toute personnelle.
En la regardant parler, John commençait à comprendre l'intensité et la profondeur de cette curieuse nature, livrée à elle-même, sans guide et sans règle. Ses yeux l'émurent étrangement, bien que son âge à lui le garantit contre les effets foudroyants des regards d'une jolie femme. Il s'avança vers elle, avec curiosité.
«Être aimé ainsi! Cela vaudrait la peine de vivre», dit-il à mi-voix, se parlant plutôt à lui-même qu'il ne s'adressait à Jess.
Elle ne répondit pas, mais laissa son regard se poser sur celui de John Niel, et dans ce regard elle mit toute son âme; John se sentit comme magnétisé. Quant à Jess, elle comprit à ce moment que, si elle le voulait, elle pourrait s'emparer du cœur de cet homme et le conserver envers et contre tous, car sa nature morale était plus forte que celle de Niel. Elle sentit tout cela en un instant, inconsciemment, mais aussi sûrement qu'elle voyait le ciel bleu au-dessus de sa tête; et lui, en ce moment, le comprit aussi. Ce fut pour elle un grand choc, une révélation, l'annonce de grandes joies ou de grandes douleurs, et tout le reste disparut. Tout à coup, elle baissa les yeux.
«Je crois, reprit-elle avec calme, que nous avons dit des choses absurdes, et je voudrais finir mon esquisse.»
John se leva et la quitta; ses occupations l'appelaient à la maison; il dit, au moment de s'éloigner, qu'il craignait un orage, car le vent était tombé subitement, comme d'habitude, en Afrique, avant la tempête, et l'atmosphère était extraordinairement lourde.
Quand Jess se retourna un instant après, elle le vit qui remontait lentement, le long du précipice, vers le plateau.
L'après-midi était splendide dans sa tranquillité extrême, ainsi qu'il arrive souvent au printemps, dans ces contrées.
Partout la vie s'éveillait. L'hiver était bien fini, et, de sa triste stérilité, s'élançait le jeune été revêtu de soleil et parfumé de fleurs, sur lesquelles brillaient les diamants de la rosée. Jess s'étendit et regarda les profondeurs bleues, au-dessus d'elle. Qu'elles étaient bleues et infinies! Elle ne pouvait apercevoir les nuages menaçants, qui reposaient comme un présage, à l'horizon. Là-haut, bien haut, un point noir tournoyait; c'était un vautour qui la guettait et descendait pour s'assurer si elle était morte, ou seulement endormie.
Involontairement elle frissonna. L'oiseau de mort lui rappela la mort elle-même, toujours suspendue dans l'éther bleu et attendant l'occasion de fondre sur la dormeur. Puis ses yeux tombèrent sur une branche du merveilleux buisson fleuri, sous lequel elle était étendue, si immobile, qu'un papillon aux couleurs de pierreries vint voltiger sur les fleurs, passant de l'une à l'autre comme un éclair multicolore. Son regard se porta ensuite sur la grande colonne de roches qui s'élançait au-dessus d'elle, semblant dire: «Je suis très vieille; j'ai vu bien des printemps, bien des hivers et bien des jeunes filles qui dormaient; où sont-elles maintenant? Toutes mortes, toutes mortes! Et un vieux babouin, caché dans les roches, sembla répéter dans son cri soudain: «Toutes mortes, toutes mortes!»
Autour d'elle étaient les lis épanouis et le printemps dans sa vigueur; l'air était chargé de parfums; l'eau chantait en jaillissant et retombant; le soleil jetait ses barres d'or au milieu des ombres, comme des promesses de jours heureux sur le fond gris de la vie; les innombrables ramiers des roches préparaient leurs nids et rompaient le silence par leur roucoulement et le frémissement de leurs ailes. Le vieil aigle lui-même, perché tout là-haut, sur une pointe de rocher, lissait son plumage d'un air satisfait, sachant que sa femelle avait déposé un œuf dans le creux sombre de la pierre. Tout se réjouissait et chantait le retour du printemps, de la saison d'aimer. Bientôt l'hiver reviendrait, l'hiver mortel, et, l'été suivant, d'autres choses vivraient sous le soleil et celles d'aujourd'hui seraient peut-être oubliées.
Et Jess écoutait et son jeune sang, attiré par la force magnétique de la nature, gonflait ses veines comme la sève dans les arbres qui bourgeonnent, et agitait sa sérénité virginale. Tout son être physique chantait à l'unisson, avec la grande et joyeuse nature qui l'invitait à briser ses liens, à vivre et à aimer, à être femme! Et voilà que son esprit répondit, ouvrit toutes grandes les portes de son cœur, et quelque chose y pénétra, qui était partie d'elle-même et cependant avait sa vie propre, sa vie distincte; quelque chose qui surgissait d'elle et d'un autre et qui désormais serait toujours en elle et ne pourrait plus mourir.
Elle se leva pâle et tremblant comme tremble une femme, au premier mouvement de l'enfant qu'elle porte, se retint au buisson et retomba, sentant que l'ange de sa première vie de jeune fille l'avait quittée et qu'un autre avait pris sa place; il lui fut révélé qu'elle aimait de tout son être et qu'elle était femme!
Elle avait appelé l'amour, comme les désespérés appellent la mort et l'amour était venu dans toute sa force et s'était emparé d'elle; et maintenant elle avait peur; mais la crainte ne dura qu'un instant et la grande joie, cette conscience de sa force et de sa personnalité que la vraie passion donne à certaines natures profondes, lui resta seule. Elle sentit qu'une femme nouvelle était née en elle. Au lieu de partir, comme elle y avait pensé, elle resta étendue, les yeux clos, s'enivrant de cette liqueur inconnue et délicieuse, et si absorbée, qu'elle ne s'aperçut pas que les oiseaux se taisaient et que l'aigle était allé chercher un abri; elle ne se rendit pas compte du silence absolu, solennel, qui avait succédé à toutes les voix joyeuses et qui annonçait la tempête prochaine.
Enfin elle se leva pour partir et, par un instinct bien naturel, se tourna vers l'endroit où son bonheur était venu la trouver, pour le revoir une fois encore, mais elle retomba avec un léger cri. Qu'étaient devenus la lumière, le rayonnement et la vie heureuse qui l'enveloppaient tout à l'heure? Disparus! Et à leur place l'obscurité, le brouillard, des ombres menaçantes. Pendant qu'elle songeait, le soleil était descendu derrière la colline, laissant la nuit se faire dans la gorge; les lourds nuages d'orage avaient couvert le ciel bleu et intercepté la lumière. Un vent sinistre vint s'engouffrer dans le défilé, de larges gouttes de pluie tombèrent une à une, l'éclair brilla capricieusement dans le sein d'un nuage qui s'avançait. L'orage que John redoutait était au-dessus de Jess.
Le calme était effrayant. Jess, tout à fait revenue à elle, savait ce qui l'attendait; elle saisit ses ustensiles de dessin et se réfugia promptement au fond d'une petite grotte creusée par l'eau dans le rocher. Aussitôt, avec un courant d'air glacé, la tempête éclata. La pluie tomba comme un rideau; les éclairs se succédèrent presque sans interruption, dans l'atmosphère chargée de vapeurs; les grondements du tonnerre se répercutèrent effroyables dans les anfractuosités des rochers. Puis vint un instant de silence, suivi d'un éclair aveuglant, et, en même temps, l'un des piliers qui s'élevaient à la gauche de Jess, oscilla comme un peuplier au vent et s'écroula avec un fracas qui couvrit presque celui de la foudre et les cris des babouins affolés de terreur.
Il s'effondra, frappé par l'épée flamboyante, le brave vieux pilier qui avait résisté pendant tant de siècles, faisant jaillir un nuage de poussière et de débris et jetant l'effroi dans le cœur de la jeune fille témoin de sa chute.
L'orage s'éloigna aussi rapidement qu'il était venu, et une pluie fine et grise se mit à tomber.
Jess, effrayée, mouillée jusqu'aux os, parvint à gravir les degrés naturels que l'obscurité et la chute des eaux rendaient presque impraticables; puis elle traversa le plateau détrempé, descendit le sentier rocailleux, longea le petit cimetière où reposait un étranger mort à Belle-Fontaine et atteignit enfin l'habitation, au moment où la nuit l'enveloppait comme d'un nuage. Son oncle l'attendait, une lanterne à la main, à la porte de derrière.
«Est-ce vous, Jess?» cria-t-il de sa voix de stentor. «Seigneur! dans quel état!» ajouta-t-il, lorsqu'elle surgit de l'obscurité, sa robe ruisselante, collée à son corps frêle, ses mains ensanglantées par les roches, sa chevelure défaite lui couvrant les épaules et une partie du visage.
«Seigneur! dans quel état! répéta le vieillard. Mais, où avez-vous été, Jess? Le capitaine est allé vous chercher avec les Cafres.
—J'étais allée dessiner à la Gorge aux Lions et j'ai été surprise par l'orage. Laissez-moi passer, mon oncle; j'ai hâte de changer de vêtements. La nuit est froide.»
Sur ce, Jess se sauva dans sa chambre, laissant sur le parquet une longue traînée d'eau. Le vieux Croft rentra, ferma la porte et éteignit la lanterne.
«A quoi donc me fait-elle penser?» murmura-t-il, en tâtonnant dans le corridor, pour se rendre au salon. «Ah! je sais! Elle me rappelle le soir où elle est arrivée ici, tenant Bessie par la main. Comment a-t-elle fait pour ne pas voir venir l'orage? Elle doit connaître le climat depuis le temps qu'elle est ici. Elle aura rêvé, rêvé! Quelle singulière femme que Jess!»
Il ne savait pas combien il disait vrai et frappait juste. Certes, Jess avait rêvé et, non moins certainement, c'était une étrange femme.
Elle se hâtait, pendant ce temps, de quitter ses vêtements mouillés et de faire disparaître les traces de sa lutte avec les éléments. Mais de l'autre lutte qu'elle avait soutenue, elle ne pouvait effacer les effets. Ainsi que l'amour qui en était né, ils dureraient autant que sa vie. C'était son ancien moi qu'elle avait dépouillé et qui gisait là-bas, comme les vêtements jetés à ses pieds. Tout cela était bien étrange! Ainsi donc, il était parti à sa recherche et ne l'avait pas trouvée? Elle était heureuse qu'il y fût allé, heureuse de penser qu'il la cherchait et l'appelait dans la nuit. Il reviendrait tout à l'heure, quand elle serait prête à le recevoir, et elle se réjouissait de ce qu'il ne l'eût pas vue mouillée, échevelée, couverte de boue. Cela aurait pu le détourner d'elle. Les hommes aiment à voir les femmes propres, parées et jolies.
Ceci lui suggéra une idée. Elle alla vers son miroir, éleva la lumière au-dessus de sa tête et examina attentivement son visage. Elle avait aussi peu de vanité qu'une femme peut en avoir et jamais, jusque-là, elle ne s'était beaucoup préoccupée de sa personne. C'était peu important dans le district de Wakkerstroom au Transvaal. Mais, tout à coup, elle changea d'avis; cela devenait très important; elle contempla donc ses yeux merveilleux, la masse de ses boucles brunes, encore humides et luisantes de pluie, sa pâleur étrange et sa bouche au dessin net et ferme.
«Sans mes yeux et mes cheveux, je serais presque laide, se dit-elle tout haut. Si seulement j'étais belle comme Bessie!» Alors, une autre idée surgit. «S'il allait préférer Bessie? Au fait, n'avait-il pas eu de grandes attentions pour Bessie?»
Un sentiment terrible de doute et de jalousie la traversa comme une flèche, car les femmes telles que Jess savent ce qu'est la jalousie, par la douleur qu'elle leur cause. Si tout devait être en vain! Si ce qu'elle avait donné en ce jour, à pleines mains et pour toujours, de telle sorte qu'elle ne pourrait plus le reprendre, était donné à un homme aimant une autre femme, et cette femme, sa sœur si chère? Elle pourrait le maîtriser, le conquérir; elle l'avait lu dans ses yeux, cet après-midi; mais pouvait-elle, après avoir promis à sa mère mourante de chérir et de protéger cette sœur, que jusqu'à ce jour elle avait aimée plus que tout au monde, pouvait-elle, s'il en était ainsi, lui dérober le cœur de celui qui l'aimait? Mais alors, que deviendrait sa vie, à elle! Elle serait comme le grand pilier abattu tout à l'heure par la foudre: un amas de débris. Elle le sentait déjà, et voilà pourquoi elle restait assise sur son petit lit blanc, pressant une main sur son cœur oppressé d'effroi.
Bientôt elle entendit la voix de John.
«Je ne la trouve pas», disait-il avec inquiétude.
Alors elle se leva, prit sa bougie et quitta sa chambre. La lumière tomba en plein sur le visage et les vêtements trempés de John. Il était pâle et anxieux, et elle s'en aperçut avec bonheur.
«Oh! Dieu soit loué! Vous voilà, s'écria-t-il en saisissant la main de Jess. Je commençais à vous croire perdue. Je suis allé jusqu'au fond de la Gorge aux Lions, où j'ai fait une vilaine chute.
—Que vous êtes bon!» dit-elle à voix basse. Et de nouveau leurs regards se rencontrèrent; cette fois encore il tressaillit sous celui de la jeune fille. Il y avait une lueur si merveilleuse dans les yeux de Jess, ce soir-là!
Une demi-heure après, on servit le souper. Bessie ne parut que vers la moitié du repas et resta silencieuse. Jess raconta son aventure; tout le monde écouta.
Il y avait une sorte d'ombre sur la maison, ou peut-être chacun pensait-il à ses propres affaires. Après le souper, le vieux Silas parla de la situation politique du pays qui l'inquiétait. Il croyait, dit-il, que les Boers méditaient une révolte contre le gouvernement. Frank Muller le lui avait dit et il savait toujours ce qui se passait. Cette nouvelle ne contribua pas à relever le moral du petit cercle et la soirée fut silencieuse comme l'avait été le repas. Enfin Bessie se leva, étendit ses beaux bras, déclara qu'elle était fatiguée et qu'elle se retirait.
«Venez dans ma chambre, murmura-t-elle, en passant près de sa sœur; j'ai à vous parler.»
CHAPITRE VII
JEUNE RÊVE D'AMOUR
Quelques instants après, Jess souhaita le bonsoir à son oncle et à John et alla droit à la chambre de Bessie. Celle-ci était assise sur le bord de son lit, enveloppée dans une robe de chambre bleue qui seyait admirablement à son teint délicat; son beau visage exprimait l'abattement. Elle était de celles qui sont facilement abattues et se redressent non moins aisément.
Jess s'approcha d'elle et l'embrassa.
«Qu'y a-t-il, ma chérie?» demanda-t-elle; et nul n'aurait pu deviner l'anxiété cruelle qui la mordait au cœur en ce moment.
«Oh! Jess! que je suis contente que vous soyez venue! J'ai tant besoin de vos conseils! Ou du moins de savoir ce que vous pensez....» Elle s'arrêta.
«Il faut d'abord me dire de quoi il s'agit, chère Bessie», répondit Jess, s'asseyant en face de sa sœur, de telle manière que son propre visage restât dans l'ombre.
Bessie frappa de son pied nu la natte qui recouvrait le parquet. Il était bien joli, ce pied!
«Eh bien! ma chère bonne, voici la chose en deux mots: Frank Muller m'a demandé de l'épouser!
—Oh! n'est-ce que cela?» s'écria Jess, avec un soupir de soulagement. Il lui semblait qu'on venait de lui enlever un poids énorme, qui lui écrasait le cœur.
«Il voulait mon consentement et, quand je le lui ai refusé, il s'est conduit comme..., comme....
—Comme un Boer? suggéra Jess.
—Comme une brute! s'écria Bessie.
—Ainsi, vous n'aimez pas Frank Muller?
—Il m'est odieux! Vous ne savez pas à quel point je le hais, avec son beau et mauvais visage et ses yeux cruels. Oh! maintenant, je le hais plus que jamais. Mais je vais vous conter comment cela s'est passé.»
Et, en vraie femme, elle le fit avec de nombreux commentaires et parenthèses.
Jess attendit immobile qu'elle eût fini.
«Eh bien! chérie, reprit-elle, vous n'épouserez pas Frank Muller, donc tout est dit. Vous ne pouvez pas le détester plus que moi. Je le surveille depuis plusieurs années, poursuivit-elle avec colère, et je vous affirme que Frank Muller est un menteur et un traître. Cet homme trahirait son propre père, s'il y trouvait son intérêt. Il hait mon oncle, j'en suis certaine, quoiqu'il prétende l'aimer fidèlement. Je suis sûre qu'il a essayé bien des fois de soulever les Boers contre lui. Pendant la guerre de Sikukuni, ce fut Frank Muller qui fit réquisitionner les deux plus beaux chariots de mon oncle, avec leurs attelages, tandis que lui fournissait seulement deux sacs de farine. C'est un mauvais homme et un homme dangereux, Bessie, mais il a plus de cervelle et d'influence qu'aucun autre dans le Transvaal et, si vous n'êtes pas très prudente vis-à-vis de lui, il se vengera sur nous tous.
—Mais maintenant que le pays est anglais, répliqua Bessie, il ne peut pas faire grand chose.
—Je n'en suis pas si sûre. Je ne suis pas du tout certaine que le pays restera anglais. Vous vous moquez de moi, parce que je lis les journaux d'Angleterre, mais j'y vois bien des choses qui me font douter. Le pouvoir n'est plus aux mains du même parti et qui sait ce que feront les nouveaux ministres? Vous avez entendu ce qu'a dit mon oncle ce soir. On pourrait bien nous abandonner aux Boers. N'oubliez pas que les colons, au loin, sont les pions avec lesquels ces gens-là jouent leur jeu.
—Allons donc! s'écria Bessie indignée; les Anglais ne sont pas ainsi; quand ils disent une chose, ils n'en démordent pas.
—Autrefois peut-être», répondit Jess, en se levant pour se retirer.
Bessie agita ses pieds blancs l'un sur l'autre.
«Attendez un instant, chère Jess, reprit-elle. J'ai encore quelque chose à vous dire.»
Jess se rassit, ou plutôt retomba sur son siège et, si pâle qu'elle fût, pâlit encore. Bessie, au contraire, de rose qu'elle était, devint rouge.
«Il s'agit du capitaine Niel, dit-elle enfin.
—Ah!» fit Jess, avec un petit rire faux, et sa voix sonna étrange et froide à ses propres oreilles. «A-t-il suivi l'exemple de Frank Muller? Vous a-t-il fait une déclaration, lui aussi?
—Non,... non,... mais....» Bessie se leva et, s'asseyant sur un tabouret aux pieds de sa sœur, posa son front sur ses genoux. «Non, mais je l'aime, Jess, et je crois qu'il m'aime aussi. Ce matin il m'a dit que j'étais la plus jolie femme qu'il eût vue et la plus charmante, et savez-vous», ajouta-t-elle, en levant la tête et souriant d'un sourire joyeux, «je crois qu'il le pense.
—Plaisantez-vous, Bessie, ou êtes-vous sérieuse?
—Sérieuse! Certes, je le suis, et je n'ai pas honte de le dire. Je commençai à l'aimer quand il tua l'autruche qui s'acharnait sur moi. Il paraissait si fort et si furieux en se battant contre elle! C'est une belle chose de voir un homme déployer toute sa force. Et puis c'est un vrai gentleman, si différent des hommes que nous voyons ici! Oh, oui! Je l'ai aimé de suite et chaque jour davantage, et je crois que s'il ne veut pas m'épouser, mon cœur se brisera. Voilà toute la vérité, chère Jess.» Et sa belle tête dorée s'inclina de nouveau et ses larmes coulèrent doucement.
Quant à Jess, elle restait là sur la chaise, sa main pendant inerte à son côté, son visage pâle aussi fermé, aussi impassible que celui d'un sphinx d'Égypte, ses grands yeux regardant au loin, à travers les vitres contre lesquelles battait la pluie, au loin, dans la nuit et la tempête. Elle pouvait entendre, voir et sentir et cependant il lui semblait qu'elle était morte. La foudre avait frappé son âme, comme tantôt elle avait frappé le pilier de rochers dans la Gorge aux Lions, et tel était le pilier, telle était son âme! La foudre était tombée si vite! Son espoir et son bonheur avaient duré si peu!
Elle était donc assise comme un sphinx de pierre, tandis que Bessie pleurait devant elle, comme une belle suppliante, et toutes deux formaient un tableau et un contraste tels que celui qui étudie la nature humaine, n'en rencontre pas souvent.
Ce fut la sœur aînée qui parla la première.
«Eh bien! chérie, dit-elle, pourquoi pleurez-vous? Vous aimez le capitaine Niel et vous croyez qu'il vous aime. Il n'y a certainement pas là de quoi pleurer.
—C'est vrai, répondit Bessie plus gaiement, mais je pensais combien ce serait affreux si je le perdais.
—Je ne crois pas que vous ayez rien à craindre, chérie. Et maintenant laissez-moi aller me reposer; je tombe de fatigue! Bonsoir, ma chère enfant! Que Dieu vous bénisse! Vous avez fait un très bon choix; le capitaine Niel est un homme que toute femme pourrait être fière d'aimer.»
Un instant après elle était dans sa chambre et là son calme l'abandonna, et il ne resta plus que la femme aimante. Elle se jeta sur son lit, enfouit sa tête dans l'oreiller et éclata en sanglots déchirants, bien différents des douces larmes de Bessie. Ce fut une véritable convulsion de désespoir. Elle mordit ses draps, dans la crainte que John Niel ne l'entendît, car leurs chambres étaient voisines. Cette ironie des choses la frappa, même au milieu de sa souffrance.
Séparé d'elle par quelques pouces seulement de lattes et de plâtre, à quelques pieds de distance, se trouvait l'homme pour qui elle se désespérait ainsi, et il l'ignorait aussi complètement que s'il eût été à l'autre bout du monde. John Niel s'endormant tranquille et heureux au souvenir de sa journée, et Jess étendue sur son lit, à dix pieds de lui, épanchant son pauvre cœur en sanglots dont il est la cause, ne sont, après tout, qu'un exemple de ce qui se passe continuellement dans notre étrange monde.
Bientôt John fut endormi, tandis que Jess, le paroxysme de sa douleur enfin apaisé, marchait de long en large, sans interruption, les pieds nus, sans bruit sur le tapis, s'efforçant d'user par le mouvement la première amertume de son chagrin. Oh! que n'avait-elle le pouvoir d'effacer les dernières heures qu'elle venait de vivre! Pourquoi avait-elle vu ce visage qu'elle ne pourrait plus oublier! Non! jamais! Elle se connaissait bien! Son cœur avait parlé une fois pour toutes! Il n'en est pas ainsi chez toutes les femmes, mais, de temps à autre, il se trouve une nature ainsi faite. Les âmes comme celle de cette pauvre jeune fille sont trop profondes, ont reçu une part trop large de l'immutabilité divine, pour s'adapter aux changements des circonstances humaines. Elles n'ont pas de moyen terme; elles mettent toute leur destinée sur un coup de dé; si elles perdent, elles se brisent et leur bonheur disparaît comme un oiseau de passage.
Pourquoi le grand vent soulève-t-il les eaux profondes? Nous l'ignorons; nous savons seulement que seules les choses profondes peuvent être profondément remuées. C'est le tribut payé par la grandeur. La vraie, la grande souffrance est une de ses prérogatives, et, au fond de cette souffrance, elle trouve une joie surhumaine, car tout a ses compensations. Celui qui ressent le contre-coup des douleurs de ce monde, comme il arrive aux hommes vraiment grands et bons, est parfois rempli de joie, lorsqu'un rayon de la volonté divine l'illumine et lui fait comprendre la pensée qui dirige tout. Ce fut la force du Fils de l'homme, dans ses heures les plus sombres. L'Esprit, qui lui faisait mesurer les souffrances et le pêché du monde, lui donnait en même temps le pouvoir de voir au delà; et il en est de même pour ceux de ses enfants qui prennent part, si obscurément que ce soit, à sa divinité.
Il en fut ainsi pour Jess, en cette heure d'amer et noir chagrin. Un rayon de consolation pénétra dans son cœur, en même temps qu'apparaissaient les premiers feux de l'aurore. Elle se sacrifierait pour sa sœur; elle l'avait résolu et de là vint ce pâle et froid rayon de bonheur, car il y a du bonheur dans le sacrifice, quoi qu'en disent les sceptiques. Tout d'abord sa nature de femme s'était révoltée. Pourquoi renoncerait-elle au bonheur de sa vie? Ses droits valaient bien ceux de Bessie, et elle savait que sa force morale lutterait victorieusement contre la beauté de sa sœur, si loin que fussent allées les choses; et, en femme jalouse, elle les supposait beaucoup plus avancées qu'elles ne l'étaient réellement. Mais bientôt, pendant cette marche douloureuse, le meilleur de sa nature se révolta et dompta son cœur. Bessie aimait John Niel; or Bessie était plus faible qu'elle, moins faite pour souffrir, et Jess avait promis à sa mère mourante, de travailler au bonheur de Bessie en toutes circonstances et de la protéger par tous les moyens en son pouvoir. C'était un serment sans limites qu'elle avait fait là, n'étant encore qu'une enfant; mais sa conscience n'en était pas moins engagée. En outre elle aimait Bessie de toutes les forces de son cœur, plus, bien plus qu'elle-même. Bessie garderait son bien-aimé et ne saurait jamais à quel prix. Quant à elle! eh bien! elle irait se cacher quelque part, comme le chevreuil blessé, et elle y resterait jusqu'à ce qu'elle guérît ou... mourût.
Avec un petit rire amer, elle brossa ses cheveux au moment où la première lueur d'aurore s'étendait sur la prairie brumeuse; mais cette fois elle n'examina pas son visage; peu lui importait désormais. Ensuite elle se jeta sur son lit, pour dormir d'un sommeil d'épuisement, jusqu'à l'heure où il lui faudrait recommencer la lutte contre la vie et sa douleur nouvelle.
Pauvre Jess! son jeune rêve d'amour n'avait duré que trois heures!
«Mon oncle», dit Jess, ce matin même, à Silas Croft qui sortait du kraal où il venait de compter ses moutons, «je vais vous demander une faveur.
—Une faveur? Mais, Seigneur! que vous êtes pâle! Il est vrai que vous l'êtes toujours. Eh bien! de quoi s'agit-il?
—Je voudrais aller à Prétoria, par la malle qui part de Wakkerstroom demain, dans l'après-midi, et y passer deux mois avec mon amie de pension, Jane Neville. Je le lui ai souvent promis et je n'ai jamais tenu ma promesse.
—Est-il possible? s'écria le vieillard. Ma casanière Jess qui veut partir! Et sans Bessie encore! Qu'avez-vous, Jess?
—J'ai besoin d'un changement d'air, mon oncle, je vous l'assure. J'espère que vous ne me refuserez pas?
—Hum! fit-il. Vous voulez partir, voilà ce qu'il y a de certain. Mieux vaut ne pas être trop curieux, quand il s'agit d'une jeune fille. Très bien, chère enfant; partez si vous le désirez, mais vous me manquerez.
—Merci, mon oncle», dit-elle en l'embrassant; et elle le quitta.
Le vieux Croft ôta son grand chapeau de feutre et essuya son front chauve, avec un foulard rouge.
«Cette enfant a quelque chose», dit-il tout haut, paraissant s'adresser à un lézard qui s'avançait prudemment entre les pierres, pour se chauffer au soleil. «Je ne suis pas si borné que j'en ai l'air, et certainement Jess a quelque chose. Elle est plus étrange que jamais. C'est égal, je suis bien aise que ce ne soit pas Bessie. Je ne pourrais pas, à mon âge, me résigner à me séparer de Bessie, pour deux mois!»
CHAPITRE VIII
JESS PART POUR PRÉTORIA
Ce jour-là, pendant le dîner, Jess annonça tout à coup qu'elle irait le lendemain à Prétoria, pour voir Jane Neville.
«Pour voir Jane Neville!» s'écria Bessie, en ouvrant tout grands ses grands yeux bleus. «Mais le mois dernier encore, vous m'avez dit que vous n'aimiez plus Jane, parce qu'elle était devenue trop vulgaire. Vous rappelez-vous, quand elle s'arrêta ici, l'année passée, en allant à Natal et s'écria, en levant au ciel ses mains potelées: «Ah! Jess est un génie! C'est un privilège d'être son amie!» Puis elle voulut vous faire réciter du Shakespeare à son lourdaud de frère et vous lui dites que, si elle ne se taisait pas, elle ne jouirait pas longtemps du précieux privilège. Et maintenant vous voulez aller passer deux mois avec elle! En vérité, Jess, vous êtes singulière. Et de plus, ce n'est pas gentil à vous de vouloir nous quitter pour si longtemps.»
A tout ce babillage, Jess ne répondit qu'en répétant sa décision. John aussi fut très surpris et, en outre, fort mécontent. Depuis la veille, depuis sa visite à la Gorge aux Lions, il comprenait mieux pourquoi Jess l'intéressait. Jusque-là, elle avait été pour lui une énigme; maintenant il en avait deviné une partie et n'en désirait que plus vivement de connaître le reste. Peut-être ne comprit-il à quel point elle l'intéressait, qu'en apprenant qu'elle voulait s'éloigner pour longtemps. Il lui sembla subitement que la ferme serait ennuyeuse, quand on ne verrait plus Jess, avec sa physionomie si attachante, la parcourir de son pas silencieux et résolu. Bessie était certainement belle et charmante, mais elle n'avait ni l'intelligence, ni l'originalité de sa sœur, et John Niel était suffisamment au-dessus de la moyenne ordinaire, pour apprécier entièrement l'une et l'autre chez une femme, au lieu de lui en faire un crime. Elle l'intéressait profondément, pour ne pas dire plus, et, en homme qu'il était, il éprouva une grande contrariété, voire de la mauvaise humeur, à l'idée de son départ. Il lui adressa des regards pleins de reproche, et, dans son irritation, renversa le vinaigre sur la nappe; mais elle évita ses regards et ne fit pas attention au vinaigre. Alors, sentant qu'il avait fait ce qu'il pouvait, il s'en alla voir les autruches, après avoir attendu quelques instants, pour s'assurer si Jess sortirait. Elle n'en fit rien et il ne la revit qu'au souper. Bessie lui dit qu'elle préparait ses bagages, mais, comme on ne peut emporter que vingt livres dudit bagage par la malle, il ne fut pas très convaincu.
Au souper, elle fut, s'il était possible, encore plus impassible qu'au dîner. Quand il fut fini, John lui demanda de chanter; elle refusa, déclara qu'elle renonçait au chant pour le moment et persista dans son refus, malgré l'unanimité des remontrances. Les oiseaux ne chantent que pendant la saison des amours et c'est une chose curieuse, une chose qui semble venir à l'appui de la théorie affirmant que les mêmes grands principes régissent toute la nature, que Jess, atteinte par la douleur, dépouillée de l'amour qui l'avait envahie tout entière, ne voulait plus faire usage de ce don divin. Ce n'était sans doute qu'une coïncidence, mais elle était curieuse.
Il fut convenu que, le lendemain, Jess serait conduite à Wakkerstroom, d'où la malle-poste devait partir vers midi. Partirait-elle? C'était une autre question. Un jour ou deux de retard, ce n'est-pas une affaire dans le Transvaal.
En conséquence, à huit heures et demie, par une belle matinée, s'avança le chariot recouvert d'une tente, posé sur deux roues massives et attelé de quatre jeunes chevaux pleins de feu, à la tête desquels se tenaient le Hottentot Jantjé et le Zulu Mouti, celui-ci succinctement vêtu d'une moocha, de quelques plumes dans sa chevelure laineuse et d'une tabatière en corne, suspendue au lobe de son oreille. John monta le premier, puis Bessie et Jess après elle. Jantjé grimpa derrière; et alors les chevaux, reculant, se cabrant, se précipitant tour à tour, et cherchant à s'enrouler affectueusement autour des orangers, partirent enfin au petit galop; le chariot oscillait d'une manière qui eût épouvanté quiconque n'eût pas connu ce mode de locomotion. John avait grand peine à maintenir les quatre chevaux à une allure presque régulière, ce qui, joint aux bonds et au fracas du véhicule, rendait toute conversation impossible. Ils arrivèrent en deux heures à Wakkerstroom, située à dix-huit milles de Belle-Fontaine.
Les chevaux furent dételés à l'hôtel. John alla retenir la place de Jess dans la malle-poste et vint ensuite rejoindre les jeunes filles au magasin où elles faisaient leurs emplettes. Quand ceci fut terminé, tous trois rentrèrent à l'hôtel pour y dîner, et, comme ils finissaient, ils entendirent le cor plus énergique qu'harmonieux du Hottentot conducteur de la malle. Bessie venait de quitter la salle et il ne se trouvait plus là qu'un garçon métis.
«Combien de temps pensez-vous être absente, miss Jess? demanda John.
—Environ deux mois, Capitaine.
—Je regrette beaucoup que vous partiez, ajouta-t-il, d'un ton convaincu. La ferme sera triste sans vous.
—Vous causerez avec Bessie», répondit-elle, le visage tourné vers la fenêtre et affectant de regarder avec intérêt l'attelage de la malle-poste dans la cour. Puis tout à coup:
«Capitaine, dit-elle.
—Plaît-il?
—Veillez sur Bessie quand je serai loin. Écoutez; je vais vous dire quelque chose. Vous connaissez Frank Muller?
—Oui, je le connais; c'est un individu bien déplaisant.
—Eh bien! il a menacé Bessie l'autre jour et il est très capable de mettre sa menace à exécution. Je ne peux vous en dire plus long, mais je désire que vous me promettiez de protéger Bessie, si l'occasion s'en présente. Voulez-vous me le promettre?
—Assurément. Je ferais bien plus pour vous, si vous me le demandiez, Jess», ajouta-t-il tendrement, car maintenant qu'elle partait, il se sentait étrangement attiré vers elle et désirait le lui laisser voir.
«Ne vous occupez pas de moi», dit-elle, avec un petit mouvement d'impatience. «Bessie est assez charmante pour être protégée pour elle-même, ce me semble.»
Avant qu'il pût ajouter un mot, Bessie rentra, leur dit que le conducteur était prêt et tous trois sortirent.
«N'oubliez pas votre promesse», murmura Jess à l'oreille de John, s'inclinant vers lui pendant qu'il l'aidait à monter, si près que ses lèvres le touchaient presque et qu'il sentit sur son visage l'haleine de la jeune fille, comme l'ombre d'un baiser.
Un instant après, les deux sœurs s'étaient embrassées tendrement, le conducteur avait fait de nouveau retentir son affreux bugle et la malle partait au grand galop, emportant Jess, deux autres voyageurs et les dépêches de Sa Majesté! John et Bessie suivirent quelques moments des yeux les soubresauts désordonnés du véhicule, dans la longue rue qui conduisait aux grandes plaines, puis ils rentrèrent à l'auberge pour se préparer à repartir. Comme ils y arrivaient, un vieux Boer, nommé Hans Coetzee, que John connaissait déjà un peu, les aborda et leur souhaita le bonjour, en leur tendant une main énorme. Hans Coetzee était un excellent spécimen du Boer respectable et se rapprochait réellement du type idéal que l'on prête si souvent à ce peuple simple et pastoral. Très grand et très fort, il avait un beau visage ouvert et de bons yeux. John le mesura du regard et estima son poids à plus de cent kilos!
«Comment vous portez-vous, Capitaine?» dit-il en anglais, car il parlait bien cette langue, «et que pensez-vous du Transvaal? Ne l'appelons pas: république de l'Afrique australe; c'est haute trahison maintenant, ajouta-t-il, avec un clignement d'yeux.
—J'aime beaucoup le Transvaal, Meinheer.
—Ah! c'est un beau pays, surtout de ce côté. Pas d'épidémie sur les chevaux, ni sur les moutons; de beaux pâturages pour le bétail. Vous devez vous trouver fort bien chez l'oncle Croft. C'est la meilleure maison du pays, avec ses autruches et le reste. Non que je tienne pour les autruches dans ces parages. Elles font très bien dans l'ancienne colonie, mais ici elles ne se reproduisent pas autant qu'il faudrait. J'en ai essayé et je sais ce que je dis.
—Oui, c'est un beau pays, Meinheer; j'ai parcouru le monde presque entier et je n'en ai pas vu de plus beau.
—En vérité? Que c'est beau d'avoir voyagé, Dieu tout-puissant! Ce n'est pas que je désire voyager moi-même. Je crois que le Seigneur préfère nous voir rester dans l'endroit pour lequel il nous a faits. Oui, je le répète, c'est un beau pays et (baissant la voix) plus beau, selon moi, qu'autrefois.
—Vous voulez dire que le pays a été cultivé, Meinheer?
—Non, non, je veux dire qu'il est anglais à présent, répondit-il mystérieusement, et quoique je n'ose pas dire cela parmi mes compatriotes, j'espère qu'il restera anglais. Quand j'étais républicain, j'étais républicain, et elle avait du bon la république, mais maintenant que je suis Anglais, je suis Anglais. Je sais que le gouvernement anglais signifie: bon argent et sécurité, et si nous n'avons plus d'assemblée, peu importe. Dieu tout-puissant! Comme on parlait ici! Clack! clack! clack! Comme de vieilles outardes au coucher du soleil! Et où menaient-ils la république, Burgers et ses damnés Hollandais? Dans un fossé de tourbe où elle serait encore, si le vieux Shepstone (ah! quelle langue a cet homme et comme il aime les petits enfants!) n'était venu l'en retirer. Mais voyez-vous, Capitaine, les gens d'ici ne pensent pas comme moi. Et c'est: le maudit gouvernement anglais par-ci et le maudit gouvernement par-là, et des meetings et des discours! Les imbéciles sautent les uns après les autres comme des moutons. Voyez-vous, Capitaine, on se battra bientôt et notre peuple tirera sur les pauvres jaquettes rouges comme sur des chevreuils, et reprendra le pays. J'en pleurerais volontiers, quand j'y pense.»
John sourit à ce triste pronostic et s'apprêtait à démontrer que tous les Boers du Transvaal feraient une assez pauvre figure devant quelques régiments anglais, lorsqu'il s'arrêta, stupéfait du changement d'attitude de son compagnon. Posant son énorme main sur l'épaule du capitaine, Coetzee éclata d'un rire forcé, dont la cause n'était autre que la présence de Frank Muller à cinq mètres environ. Venu à Wakkerstroom avec un chariot de blé qu'il apportait au moulin, il semblait absorbé par la chasse aux mouches, au moyen de son fouet fait d'une queue de buffle, mais, en réalité, il écoutait de toutes ses oreilles les paroles de Coetzee.
«Ah! ah! nef (neveu), dit le vieux Coetzee à John abasourdi, ce n'est pas étonnant que vous aimiez Belle-Fontaine, il n'y a pas que l'eau qui soit belle là-bas. Combien de fois par semaine prolongez-vous la veillée avec la jolie nièce du vieux Croft? Eh! je ne suis pas encore aveugle. Je l'ai vue rougir quand vous lui avez parlé, tout à l'heure, je l'ai vue. Au fait, le jeu est charmant pour un jeune homme, n'est-ce pas, nef Frank? (Ceci s'adressait à Muller.) Je parle que le capitaine brûle une longue chandelle tous les soirs, avec la jolie Bessie. Hein, Frank? J'espère que vous n'êtes pas jaloux? Ma femme m'a dit, il y a quelque temps, que vous tourniez les yeux de ce côté?»
Il s'arrêta enfin, hors d'haleine, et regarda Muller avec inquiétude, attendant une réponse, tandis que John, paralysé par ce flux de paroles, poussait un soupir de soulagement. Quant à Muller, son attitude était singulière. Au lieu de rire, comme le vieux Boer jovial s'y attendait, il était devenu, sans que Coetzee s'en aperçut, de plus en plus sombre et, quand le discours cessa, il tourna sur ses talons, avec une exclamation de fureur qui sembla au capitaine lui être adressée, quoiqu'il ne la comprît pas, et se dirigea vers la cour de l'hôtellerie.
«Dieu tout-puissant!» s'écria le vieux Hans, s'essuyant le visage, avec un mouchoir de coton rouge, «j'ai mis le pied dans un joli trou! Ce chat sauvage de Muller a entendu tout ce que je vous disais; il n'aura garde de l'oublier et, un jour, il le répétera à mes compatriotes, me fera passer pour un traître au pays et me ruinera. Je le connais. Il peut monter deux chevaux à la fois et souffler le chaud et le froid. C'est un démon; un démon! Et pourquoi a-t-il juré comme cela contre vous? Est-ce à cause de la jeune fille? Qui peut le dire? A propos, les Cafres me disent qu'il y a un grand troupeau de daims sur mes terres, à dix milles de Belle-Fontaine. Savez-vous tenir une carabine, Capitaine? Vous me faites l'effet d'un chasseur.
—Oh! certes, Meinherr, répondit John, enchanté à l'idée d'une bonne chasse.
—Je m'en doutais; vous autres Anglais, vous êtes tous des sportsmen. Prenez la petite voiture légère de l'oncle Croft avec deux bons chevaux, venez chez moi lundi prochain, vers huit heures, et vous apprendrez à tirer nos bêtes sauvages.»
Le jovial Boer s'éloigna en secouant sa lourde tête. John le vit partir, monté sur un petit poney bien nourri qui, certes, ne posait pas beaucoup plus que lui et qui, cependant, s'en allait faire ses quinze milles au petit galop, comme s'il portait une plume.
CHAPITRE IX
L'HISTOIRE DE JANTJÉ
Peu après le départ du Boer, John rentra dans l'hôtellerie pour surveiller l'attelage du chariot, et son attention fut aussitôt attirée par le bruit d'une querelle qui devait avoir lieu non loin de là, à en juger d'après la foule, le vacarme et les jurons. Il ne se trompait pas. Dans un coin de la cour, près de la porte des écuries, se tenait Frank Muller entouré de la foule, une lourde cravache en nerf de bœuf levée au-dessus de sa tête: il était sur le point de frapper. Devant lui, ivre de rage, les lèvres relevées comme celles d'un chien hargneux et découvrant deux rangées de dents blanches, qui brillaient au soleil comme de l'ivoire poli, ses petits yeux injectés de sang et tout son visage convulsé, se dressait le Hottentot Jantjé. A travers sa figure, la cravache avait laissé un sillon bleuâtre et dans sa main il tenait un grand couteau qu'il portait toujours.
«Holà! qu'y a-t-il?» s'écria John, se frayant un passage dans la foule, à coups d'épaule.
«Ce noir a volé le fourrage de mon cheval pour le donner aux vôtres!» cria Muller, hors de lui, et il essaya de frapper Jantjé de nouveau. Celui-ci évita le coup en sautant derrière John, de sorte que la mèche du fouet frappa la jambe de l'Anglais.
«Faites attention à votre fouet, monsieur, dit John, avec un grand effort pour rester calme. Comment savez-vous que cet homme a volé le fourrage de votre cheval et de quel droit le touchez-vous? Si vous aviez à vous plaindre, c'était à moi que vous deviez le faire.
—Il ment! Maître! il ment! vociféra Jantjé, d'une voie aiguë et tremblante. Il ment; il a toujours été un menteur. Oui, oui, je peux vous en dire long sur son compte. Le pays est anglais maintenant et les Boers ne peuvent plus tuer les noirs selon leur bon plaisir. Cet homme, ce Boer, Muller, il a tué mon père et ma mère ensuite, et d'un second coup, car elle ne mourut pas du premier.
—Démon jaune! diable à peau et à cœur noirs, menteur, fils de Satan!» hurla le grand Boer, dont la barbe se dressait de colère. «Est-ce ainsi que vous parlez à vos maîtres? Arrière, je veux lui montrer comment nous traitons les menteurs de sa couleur.» Et, sans plus attendre, il se précipita sur le Hottentot.
Mais John, dont le sang bouillait, étendit le bras, se pencha en avant et repoussa Muller de toute sa force. Sans être très grand, il était remarquablement robuste et le Boer recula en trébuchant.
«Gare à vous, Jaquette rouge! cria Muller, livide de fureur. Hors d'ici! ou je laisserai ma marque sur votre joli visage. Je vous dois déjà quelque chose et je paye toujours mes dettes. Arrière, maudit!»
Et de nouveau il voulut se jeter sur le Hottentot. Cette fois, John, presque aussi furieux que son adversaire, ne l'attendit pas, mais il bondit en avant, passa son bras autour du cou de Muller et, avant que celui-ci pût le saisir, il lui donna une secousse terrible qui le fit se renverser en arrière, tandis qu'un adroit croc-en-jambe le jetait, tout grand qu'il était, dans une mare contiguë à l'écurie.
Il tomba lourdement, éclaboussant la foule qui éclata de rire, comme font les foules en pareil cas, et sa tête alla frapper avec force le chambranle de la porte. Pendant quelques secondes il resta immobile, ce qui fit craindre à John qu'il ne fût sérieusement blessé. Bientôt cependant il se releva, et sans nouvelle démonstration hostile, sans un mot, il se dirigea vers la maison, laissant son ennemi se calmer si bon lui semblait. John, comme tout vrai gentleman, détestait les bagarres, bien qu'en bon Anglo-Saxon il ne reculât jamais, quand une fois il y était mêlé.
Par le fait, toute cette affaire l'irritait profondément, car il savait que l'histoire serait contée avec amplifications, par tout le pays et que, de plus, il s'était fait un ennemi implacable. Aussi ressentait-il le besoin de s'en prendre à quelqu'un.
«Tout cela est de votre faute, petit gredin d'ivrogne!» dit-il avec colère au Hottentot, qui, maintenant calmé, pleurnichait, se lamentait et appelait le capitaine son sauveur, d'une voix hébétée.
«Il m'a frappé, Baas (maître), il m'a frappé et je n'avais pas pris le fourrage. C'est un méchant homme ce baas Muller.
—Allons, vite! Attelez les chevaux; vous êtes à moitié ivre», grommela John, et après avoir assisté à l'opération presque entière, il alla retrouver Bessie qui l'attendait à l'hôtellerie, dans la plus parfaite ignorance de ce qui s'était passé. Il ne lui en fit part que lorsqu'ils étaient déjà loin; elle devint très grave en l'écoutant, car elle se rappelait sa propre querelle avec le Boer et les menaces qu'il lui avait adressées. Son vieil oncle fut encore plus contrarié, quand il apprit les faits dans la soirée, après le retour des voyageurs.
«Vous vous êtes mit un ennemi, Capitaine, dit-il, et un méchant ennemi. Certes, vous avez eu raison de défendre le Hottentot; j'en aurais fait autant il y a dix ans; mais Frank Muller n'est pas homme à oublier que vous l'avez jeté sur le dos, devant une foule de Cafres et de blancs. Jantjé doit être dégrisé maintenant; je vais l'appeler pour savoir la vérité au sujet de cette histoire sur son père et sa mère.»
Cette conversation avait lieu le lendemain matin, sous la véranda, où les deux hommes s'étaient assis après le déjeuner.
Le vieux Croft revint bientôt, suivi du petit Hottentot sale et en guenilles; celui-ci ôta son chapeau, s'accroupit sur l'allée, l'air honteux et désolé, exposé aux rayons brûlants du soleil d'Afrique, qu'il ne paraissait même pas sentir.
«Maintenant, Jantjé, écoutez-moi, dit le vieillard. Hier vous vous êtes encore grisé, malgré ma défense; je ne veux vous dire que ceci: la première fois que cela vous arrivera, vous quitterez Belle-Fontaine.
—Oui, Baas, répondit-il humblement; j'étais gris, c'est vrai, mais pas beaucoup; je n'avais bu qu'une demi-bouteille de fumée du Cap!(Rhum.)
—Par votre ivresse, reprit le vieux Croft, vous avez été cause d'une querelle entre baas Muller et le Capitaine. Quand baas Muller vous a frappé, vous avez dit qu'il avait tué votre père et votre mère. Était-ce vrai, ou non?
—Ce n'était pas un mensonge, Baas, répondit Jantjé avec animation. Je l'ai dit et je le répète. Ecoutez, Baas, je vais vous conter toute l'histoire. Quand j'étais jeune (il désigna, du geste, la taille d'un Cafre d'environ quatorze ans), nous, c'est-à-dire mon père, ma mère, mon oncle, un homme très vieux, bien plus vieux que vous, Baas, et moi, nous étions squatters autorisés, sur des terres appartenant à Jacob Muller, le père de baas Frank, là-bas, près de Lydenburg. C'était une ferme dans la plaine et la vieux Jacob y venait dans l'hiver, avec ses troupeaux, quand il n'y avait plus d'herbe pour son bétail, sur les hautes terres; avec lui venaient sa femme, une Anglaise, et le jeune baas Frank, celui que nous avons vu hier.
—Combien y a-t-il de temps?» demanda Silas.
Jantjé compta sur ses doigts, puis leva une main, et l'ouvrit quatre fois de suite. «Voilà, dit-il. Vingt ans, l'hiver dernier. Baas Frank était jeune alors; il n'avait qu'un léger duvet au menton. Une année, quand baas Jacob s'en alla, il laissa six bœufs qui étaient trop maigres pour le suivre et dit à mon père de les soigner comme ses propres enfants. Mais les bœufs étaient ensorcelés. Trois moururent de pleurésie; un lion en mangea un quatrième; un serpent en tua un cinquième et le dernier s'empoisonna en mangeant des tulipes sauvages. Quand le vieux Jacob revint, il entra dans une grande colère contre mon père, le battit avec une grosse courroie, jusqu'à ce qu'il fut tout en sang, et quoiqu'on lui montrât les os des bœufs, affirma que nous les avions volés et vendus.
«Le vieux Jacob avait un bel attelage de seize bœufs noirs, qu'il aimait comme ses enfants; ils venaient au joug quand il les appelait et présentaient la tête d'eux-mêmes. Ils étaient dressés comme des chiens. Maigres à l'arrivée, ils engraissèrent promptement et, au bout de deux mois, voulurent courir le pays, comme font leurs pareils. A cette époque, nous avions recueilli un Basutu qui s'était blessé au pied. Quand le vieux Jacob l'apprit, il se mit fort en colère, sous prétexte que tout Basutu était un voleur, et dit à celui-ci qu'il fallait partir le soir même. Le lendemain matin, la porte du kraal était renversée et les bœufs avaient disparu. Toute la journée on les chercha en vain. Alors le vieux Jacob devint fou de rage et le jeune baas Frank lui affirma qu'un des jeunes Cafres lui avait dit avoir entendu mon père vendre les bœufs au Basutu, pour payer des moutons dont le prix serait dû au printemps. C'était un mensonge, mais baas Frank haïssait mon père, à cause d'une femme zulu. Le lendemain matin, au petit jour, nous dormions encore, le vieux Jacob, baas Frank et deux Cafres entrèrent dans la hutte, nous firent sortir tous et nous attachèrent à des mimosas, avec des rênes de buffle. Puis le vieux Jacob demanda à mon père où étaient les bœufs. Mon père répondit qu'il l'ignorait. Alors le Baas ôte son chapeau, adressa une prière au Grand Homme dans le Ciel et, quand il eut fini, baas Frank approcha tout près avec un fusil, tira et tua mon père. Il tomba en avant, sur ses liens, et sa tête toucha ses pieds. Ensuite baas Frank rechargea son fusil et tua mon oncle et enfin tira sur ma mère. Mais la balle ne la toucha pas et coupa le lien. Elle s'enfuit; il courut après elle, tira de nouveau et elle tomba morte. Il revint sur ses pas pour me tuer. J'étais jeune alors; je ne savais pas qu'il vaut mieux mourir que vivre comme un chien et je le suppliai de m'épargner, pendant qu'il chargeait son fusil. Mais le Baas ne fit que rire et dit qu'il apprendrait aux Hottentots à voler le bétail, et le vieux Jacob pria tout haut, disant qu'il était désolé, mais qu'il exécutait la volonté du Seigneur. Et juste au moment où baas Frank levait son fusil, il le laissa retomber, car doucement, doucement, au sommet de la colline, parmi les buissons, se montraient les seize bœufs! Ils étaient partis pendant la nuit, pour aller chercher dans quelque gorge une nourriture nouvelle, et une fois rassasiés et ennuyés d'être seuls, ils étaient revenus! Le vieux Jacob devint tout pâle, se gratta la tête, tomba sur ses genoux et remercia le cher Seigneur de ce que ma vie eût été sauvée. A ce moment, l'Anglaise, la mère de baas Frank, arriva pour savoir ce que signifiait cette fusillade, et quand elle vit tous ces morts et moi vivant, attaché à un arbre et pleurant, elle devint folle, car elle avait le cœur bon, quand elle n'avait pas bu. Elle s'écria qu'une malédiction tomberait sur eux et qu'ils mourraient tous de mort sanglante. Puis elle prit un couteau et coupa mes liens, malgré baas Frank qui voulait me tuer, pour m'empêcher de parler. Aussitôt je me sauvai, me cachant le jour, marchant la nuit, car j'avais très peur, jusqu'à mon arrivée à Natal et là je m'arrêtai; j'y travaillai jusqu'à ce que le pays devînt anglais et que baas Croft me louât pour conduire son chariot de Maritsburg ici, où, pour mon malheur, j'ai retrouvé baas Frank, plus grand et plus gros, mais du reste tout comme autrefois, excepté sa barbe.
«Voilà toute la vérité, rien que la vérité. Je hais baas Frank, et baas Frank me hait, parce qu'il ne peut pas oublier son crime, dont j'ai été le témoin; car, ainsi que l'on dit chez nous: on hait toujours celui qu'on a blessé avec sa lance.»
Ayant terminé son récit, le misérable petit homme ramassa son vieux feutre graisseux, orné de deux plumes d'autruche déchiquetées, l'enfonça sur ses oreilles et se mit à tracer des cercles dans le sable, avec ses longs doigts de pied. Ses auditeurs se regardèrent. Une histoire si atroce n'admettait pas de commentaires; ils ne doutèrent pas un instant qu'elle ne fût vraie. La manière dont cet homme la racontait, était convaincante. Du reste, de tels faits ne sont pas rares dans les parties sauvages de l'Afrique australe, bien qu'on exagère parfois.
«Vous dites, remarqua Silas Croft, que l'Anglaise leur prédit une malédiction et une mort sanglante. Sa prédiction s'est réalisée. Il y a douze ans, le vieux Jacob Muller et sa femme furent assassinés par une bande de Cafres, sur cette même plaine de Lydenburg. Cela fit grand bruit, je m'en souviens; mais il n'en résulta rien. Baas Frank était absent, à la chasse; cela le sauva; il hérita des terres et des troupeaux de son père et vint vivre ici.
—Je savais que cela arriverait, dit le Hottentot, sans montrer le moindre étonnement, mais je regrette de n'avoir pas été là pour le voir. J'avais bien vu que la femme anglaise était possédée d'un démon et qu'ils mourraient comme elle l'avait dit. Quand les gens sont possédés d'un diable, ils disent toujours la vérité, parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Regardez, Baas: je fais un cercle sur le sol avec mon pied; je dis des paroles et enfin les deux extrémités se touchent. Là, c'est le cercle du vieux Jacob et de sa femme l'Anglaise. Les extrémités se sont touchées et ils sont morts. Un vieux docteur sorcier m'a enseigné à tracer le cercle de la vie d'un homme et les paroles qu'il faut dire. Maintenant je trace celui de baas Frank. Ah! une pierre m'arrête en chemin. Les deux bouts ne se touchent pas. Mais je travaille avec mon pied et je dis et redis les paroles, et enfin les extrémités se rencontrent. Il en sera de même pour baas Frank. Quelque jour une pierre surgira, mais les extrémités finiront par se rejoindre et lui aussi, mourra dans le sang. Le démon de la femme anglaise l'a dit et les démons ne peuvent ni mentir, ni dire la moitié de la vérité. Et maintenant voyez, j'efface les cercles avec mon pied et ils disparaissent. Cela signifie que, lorsqu'ils seront morts, leur mémoire mourra avec eux et qu'ils seront tout à fait oubliés. Leurs tombes même seront inconnues.»
Sur ce, avec une grimace qui voulait être un sourire, Jantjé demanda avec le plus parfait sang-froid:
«Le Baas veut-il que je donne à la jument grise une ou deux bottes de verdure?»
CHAPITRE X
JOHN L'ÉCHAPPE BELLE!
Le lundi suivant, John, avec Jantjé pour conducteur, partit dans une charrette écossaise attelée des deux meilleurs chevaux de Belle-Fontaine, afin d'aller chasser le daim chez Hans Coetzee.
Il arriva vers huit heures et demie et comprit, au nombre des véhicules et des chevaux, qu'il n'était pas le seul invité. La première personne qu'il aperçut en arrivant, fut même son antagoniste Frank Muller.
«Regardez, Baas, dit Jantjé, voilà baas Frank qui parle à un Basutu.»
John, comme on peut le croire, ne fut pas charmé de la rencontre. Il avait toujours détesté cet homme, et depuis l'affaire du vendredi précédent et surtout depuis le récit de Jantjé, il ne pouvait plus le voir sans répulsion. Il descendit de voiture et allait faire le tour de la maison, afin de l'éviter, quand soudain Muller parut s'apercevoir de sa présence et s'approcha de lui avec la plus grande cordialité.
«Comment vous portez-vous, Capitaine?» dit-il, en lui tendant sa main que John effleura. «Vous êtes donc venu chasser le daim chez l'oncle Coetzee? Vous allez nous donner une leçon, à nous autres gens du Transvaal. Eh! voyons, Capitaine, ne soyez pas aussi raide que le canon de votre carabine. Je sais à quoi vous pensez: à cette petite affaire de l'autre jour, à Wakkerstroom. Eh bien! je vous l'avoué, j'avais tort et je ne rougis pas d'en convenir d'homme à homme. J'avais bu un verre de trop, voilà le fait, et je ne savais plus guère ce que je faisais. Il nous faut vivre en voisins ici; oublions donc tout cela et soyons bons amis. Je ne garde jamais rancune, moi, jamais. Le Seigneur le défend. Oubliez donc tout cela. Sans ce petit singe», ajouta-t-il, en montrant du doigt Jantjé, qui se tenait à la tête des chevaux, «cela ne serait jamais arrivé, et il ne convient pas que deux chrétiens se querellent pour un être de son espèce.»
Muller débita ce long discours en phrases hachées, à la façon d'un écolier qui répète une leçon apprise avec peine, agitant ses pieds et jetant ses regards indécis deçà et delà, en parlant.
Il fut évident pour John, qui l'écoutait dans un silence glacial, que ce discours, loin d'être improvisé, avait été soigneusement préparé.
«Je ne veux me quereller avec personne, Meinheer Muller, dit-il enfin; je ne le fais jamais, à moins d'y être contraint et alors, ajouta-t-il, d'un ton significatif, je m'applique à rendre la chose désagréable pour mon adversaire. L'autre jour, vous avez attaqué mon serviteur d'abord et moi ensuite. Je suis bien aise que vous reconnaissiez vos torts et, pour ma part, je considère que l'incident est clos.» Sur ce, il se détourna pour entrer dans la maison.
Muller le suivit jusqu'à l'endroit où se tenait Jantjé; là il s'arrêta, mit sa main dans sa poche, en tira une pièce de deux shillings et la jeta au Hottentot, en lui criant de l'attraper.
Jantjé tenait ses chevaux d'une main et dans l'autre il portait le long bâton dont il ne se séparait jamais, celui-là même qu'il avait montré à Bessie. Pour attraper la pièce d'argent, il le laissa tomber, et le regard vif de Muller aperçut les entailles faites au-dessous de la pomme; il le ramassa aussitôt pour l'examiner.
«Que signifient ces crans, mon garçon?» demanda-t-il, en montrant les entailles petites et grandes, dont quelques-unes devaient évidemment avoir été creusées depuis plusieurs années.
Jantjé toucha son chapeau, cracha sur «l'Écossais», comme les naturels de ce pays appellent une pièce de deux shillings[2], et la mit dans sa poche avant de répondre. Le meurtre de ses parents par le donateur, ne rendait pas à ses yeux le don moins acceptable, le sens moral des Hottentots n'étant pas des plus élevés.