← Retour

Jess: Épisode de la guerre du Transvaal

16px
100%

CHAPITRE XXIII

LE GUÉ DU VAAL

La journée avait été si accablante, que nos voyageurs s'assirent littéralement haletants, à l'ombre du chariot. La brise légère de l'après-midi était tombée, et l'air devenait d'une lourdeur étouffante.

Les deux Boers eux-mêmes semblaient en souffrir, car ils s'étaient étendus sur l'herbe à quelques pas sur la gauche et paraissaient dormir profondément. Quant aux chevaux, ils n'en pouvaient plus, refusaient même de manger et s'éloignaient d'un pas lourd, à longueur de leur licou, mordillant délicatement une bouchée d'herbe par-ci par-là. Le Zulu Mouti semblait seul insensible à cette terrible chaleur; assis sur un petit monticule, exposé en plein aux rayons du soleil couchant, il chantonnait tranquillement un air de sa composition, car les Zulus sont d'aussi grands improvisateurs que les Italiens.

«Encore un œuf, Jess, dit John, cela vous fera du bien.

—Non, merci; il m'est impossible de manger par cette chaleur.

—Essayez; Dieu sait quand nous ferons une autre halte! Je ne peux rien apprendre de notre charmante escorte; elle ne sait rien, ou ne veut rien dire.

—Impossible, John; un orage se prépare et je ne peux jamais manger avant un orage, surtout quand je suis fatiguée.»

La conversation cessa.

«John, reprit enfin Jess, où pensez-vous que nous camperons cette nuit? Si nous suivons la grande route, nous serons à Standerton dans une heure.

—Je ne suppose pas qu'ils aillent à Standerton; nous traverserons sans doute le Vaal à gué et il faudra nous résigner à cheminer sur la prairie.»

A cet instant, les deux Boers s'éveillèrent et se mirent à discuter quelque chose avec animation.

L'immense disque rouge du soleil descendait à l'horizon et semblait teindre le ciel et la terre dans le sang.

A cent mètres environ, le petit sentier escaladait le sommet d'une colline et John suivait du regard le soleil qui, peu à peu, disparaissait derrière la hauteur. Quelque chose détourna son attention et quand il reporta les yeux de ce côté, une silhouette de cavalier immobile se montrait au sommet, sous la brillante lumière de l'astre à son déclin. C'était Frank Muller. John le reconnut instantanément. Le cheval se présentait de profil, de sorte que, même à cette distance, chaque ligne des traits et jusqu'à la détente de la carabine se détachaient nettement sur le fond d'un rouge enfumé. L'homme et le cheval semblaient être en feu; l'effet produit était si extraordinaire, que John le fit remarquer à sa compagne. Elle frissonna involontairement.

«On dirait un démon dans l'enfer, murmura-t-elle; le feu a l'air de courir le long de son corps.

—Certes, c'est un démon, répliqua John, mais malheureusement il n'est pas encore arrivé à destination. Le voici qui vient comme un tourbillon.»

En effet, quelques secondes après, le grand cheval noir s'arrêtait subitement auprès du chariot et Muller, souriant, soulevait son chapeau.

«Vous voyez que je vous ai tenu parole, dit-il; je vous assure que ce n'a pas été sans peine; j'ai cru au dernier moment qu'il me faudrait y renoncer. Enfin, me voici.

—Où nous arrêterons-nous ce soir? demanda Jess; à Standerton?

—Non; c'est plus que je ne puis faire pour vous, je le crains. Mon plan est de traverser le Vaal à un gué que je connais, à douze milles d'ici, et de passer la nuit dans une ferme qui est sur l'autre rive. Ne vous inquiétez pas; je vous affirme que vous dormirez bien tous deux ce soir», ajouta-t-il, avec un sourire qui terrifia Jess.

«Mais ce gué, monsieur Muller, reprit John, est-il sûr? J'aurais cru que le Vaal serait grossi par les pluies récentes?

—Le gué est parfaitement sûr, capitaine Niel. Je l'ai traversé moi-même, il y a deux heures. Je sais que vous avez mauvaise opinion de moi, mais vous n'admettez pas, je suppose, que je vous conduirais à un gué dangereux? Voulez-vous ordonner au Zulu d'atteler vos chevaux?»

De nouveau, il salua et s'éloigna pour rejoindre les deux Boers.

John leva les épaules, puis alla aider Mouti à rassembler les quatre chevaux gris, très occupés, pour le moment, à combattre les mouches qui piquent toujours plus cruellement avant un orage. Les deux chevaux de l'escorte se tenaient à une cinquantaine de pas, connue s'ils eussent compris la situation et refusé d'avoir rien à démêler avec les animaux de l'Anglais maudit.

Les deux Boers se levèrent à la vue de Muller et se rapprochèrent de leurs chevaux, lentement suivis par le Hollandais.

En les voyant, leurs montures s'éloignèrent encore d'une trentaine de mètres; là, les trois hommes se réunirent.

«Écoutez», dit Muller sévèrement.

Les deux Boers levèrent les yeux.

«Continuez de détacher les rênes en écoutant.»

Ils obéirent.

«Vous comprenez les ordres donnés? Répétez-les, vous.»

L'homme à la grande dent se mit à réciter sa leçon, tout en ayant l'air de s'occuper des rênes.

«Conduire les prisonniers au bord du Vaal, les forcer à entrer dans l'eau, où il n'y a pas de gué, le soir, afin qu'ils se noient; s'ils ne se noient pas, tirer sur eux.

—Tels sont les ordres, ajouta «la Bête fauve» avec un ricanement.

—Vous les comprenez?

—Nous comprenons, Meinheer, mais excusez-nous, l'affaire est grave. Vous avez donné les ordres, montrez-nous la preuve qui vous y autorise.

—Oui, oui, dit l'autre; montrez-nous votre autorisation. Ces gens sont assez inoffensifs; montrez-nous l'ordre de les tuer. On ne tue pas ainsi les gens, même des Anglais, sans ordres précis, surtout quand il y a une jolie fille dont on ferait bien sa femme.»

Frank Muller grinça des dents.

«Vous faites de jolis subordonnés, s'écria-t-il. Je suis votre officier; quelle autre autorité vous faut-il? Mais j'ai pensé à cela. Voyez, dit-il, en tirant un papier de sa poche; lisez! Attention! Qu'on ne vous voie pas du chariot.»

Le gros homme flasque prit le papier, et lut, toujours courbé vers les jambes de son cheval:

«Exécuter les prisonniers et leur serviteur (un Anglais, une jeune fille anglaise et un Cafre zulu) comme ennemis de la république, d'après notre décret et selon les ordres de votre commandant. Pour cet acte, ceci sera votre garantie.»

—Vous voyez la signature et vous la reconnaissez? dit Muller.

—Nous la voyons et nous la reconnaissons.

—Très bien; rendez-moi le mandat.»

L'homme à la dent allait obéir; son compagnon l'arrêta.

«Non, dit-il, il faut que le mandat nous reste. Cette commission ne me plaît pas. S'il ne s'agissait que de l'Anglais et du Cafre..., mais la jeune fille? Si nous vous rendons le mandat, qu'aurons-nous à montrer pour nous justifier de l'œuvre de sang? Il faut que le mandat nous reste.

—Oui, oui, il a raison, reprit «l'Unicorne». Mettez le papier dans votre poche, Jan.

—Maudits! rendez-le-moi, dit Muller, les dents serrées.

—Non, Frank Muller, non, répondit l'homme chevelu; si vous insistez pour avoir le papier, on vous le rendra, mais alors nous monterons à cheval, nous partirons et vous ferez votre besogne d'assassin vous-même. Allons, choisissez! Nous ne serons pas fâchés de retourner chez nous, car la tâche nous répugne. Je veux bien tirer sur des chevreuils ou des Cafres, mais pas sur des blancs.»

Frank Muller réfléchit un instant, puis se mit à rire.

«Vous êtes de drôles de gens, vous autres Boers des champs; mais peut-être avez-vous raison. Après tout, peu importe qui garde le mandat, pourvu que la chose soit bien faite. Pas de maladresse; c'est là l'important.

—Oui, oui, riposta le gros homme, fiez-vous à nous pour ça; ce ne seront pas les premiers que nous aurons fait rouler par terre. Si j'ai mon mandat, je ne demande pas mieux que de tirer sur des Anglais toute la nuit. Je ne connais pas de spectacle plus charmant que de voir tomber des Anglais.

—Assez parlé; montez à cheval; le chariot attend. Vous autres imbéciles, vous ne comprenez jamais la différence entre tuer quand c'est nécessaire, ou tuer pour le plaisir de tuer. Ces gens doivent mourir, parce qu'ils ont trahi la patrie

Frank Muller les regarda s'éloigner, tandis qu'un sourire particulièrement méchant se dessinait sur son beau visage. «Ah! mon ami, pensa-t-il en hollandais, ce mandat te faussera compagnie avant longtemps! Eh mais! cela suffirait pour me faire pendre, dans ce bienheureux pays! Le vieux.... ne pardonnerait pas, même à moi, d'avoir pris cette petite liberté avec son nom! Ciel! qu'on a de mal à se débarrasser d'un seul ennemi. Bessie en vaut la peine, mais, sans cette guerre, je ne serais jamais arrivé à mon but. J'ai bien fait de la voler. Je suis fâché pour Jess, de ce qui va arriver, et pourtant il le faut! Je ne veux pas qu'il reste de tout cela un témoin vivant. Ah! nous allons avoir un orage. Tant mieux! il est bon que de tels actes s'accomplissent pendant un orage.»

Muller ne se trompait pas. La tempête s'approchait rapidement, recouvrant les étoiles d'un voile couleur d'encre. Il y a peu de crépuscule dans le midi de l'Afrique; la nuit succède ou jour presque sans transition. A peine le disque sanglant du soleil avait-il disparu, que la nuit et des astres sans nombre avaient envahi le ciel; maintenant l'orage s'approchait et dérobait aux yeux toutes ces beautés. L'air était d'une chaleur étouffante. Vers l'est, les éclairs brillaient sans intermission. Vers l'ouest, une lueur rouge foncé, reflet du soleil couchant, se montrait encore à l'horizon.

Les chevaux avançaient avec peine, dans l'obscurité croissante. Heureusement le chemin était assez bon et Frank Muller marchait en avant, pour guider les autres; sa belle silhouette virile se détachait nettement sur la lueur du couchant. Un silence de mort régnait sur la terre. Ni animaux, ni oiseaux, ni brin d'herbe ou bouffée d'air n'en animaient la surface. Les seuls signes de vie venaient des langues de feu qui se jouaient au sein de l'orage. Les milles s'ajoutaient aux milles sur la lande désolée. On ne devait plus être loin de la rivière et l'on entendait au loin le sourd grondement du tonnerre.

C'était une nuit terrible. De grands nuages couleur de boue s'avançaient sur la prairie, poussés par un vent mystérieux. Tout à coup la lune, entourée d'une auréole sinistre, se leva et jeta sa lumière lugubre sur l'immensité obscure, qui sembla frissonner, comme si elle avait le pressentiment des terreurs si proches. Le chariot arrivait à la rivière, dont on entendait le murmure. A gauche, s'étendait une plaine semée de larges pierres blanches, semblables à des pierres tombales, sur lesquelles se jouaient les pâles rayons de la lune.

«Regardez, John, regardez, cria Jess, avec un rire nerveux; on croirait voir un vaste cimetière, et les ombres qui les séparent, semblent être celles des morts enterrés là.

—Quelles absurdités! répliqua John sévèrement. A quoi pensez-vous donc?»

Il sentait qu'elle perdait un peu son équilibre moral et, comme il n'était pas loin de subir la même impression, il lui en voulait d'autant plus et tenait à se montrer positif et pratique.

Jess ne répondit rien, mais elle avait peur sans pouvoir dire pourquoi. Elle croyait faire un rêve horrible; en outre, l'approche de l'orage ébranlait ses nerfs. Les chevaux eux-mêmes, quoique si fatigués, hennissaient et s'agitaient avec inquiétude.

Les roues avançaient sans bruit sur l'herbe; on venait de franchir le sommet d'une de ces ondulations de terrain dont nous avons parlé.

«Nous avons quitté le chemin», cria tout à coup John à Muller, qui le précédait toujours de quinze ou vingt pas.

«Tout va bien! tout va bien! répondit Frank; nous coupons par le plus court, pour arriver au gué.»

Sa voix résonnait étrange et creuse, dans les profondeurs du silence. A cent mètres, la faible lumière qui brillait encore, se réfléchissait sur la large surface de la rivière.

En cinq minutes, ils furent sur la rive, mais l'obscurité augmentait et l'on ne distinguait pas l'autre bord.

«Tournez à gauche, cria Muller; le gué est à quelques mètres en aval; l'eau est trop profonde ici, pour les chevaux.»

John obéit, suivit le cheval de Muller sur une longueur de trois cents mètres environ et l'on atteignit un endroit où l'eau se précipitait et tourbillonnait en grondant.

«Voici l'endroit, dit Muller; dépêchez-vous; la maison est sur l'autre rive et vous ferez bien d'y arriver avant que l'orage éclate.

—Tout cela est fort bien, répliqua John, mais je ne vois pas à un pouce devant moi et je ne sais où passer.

—Allez tout droit; il n'y a pas plus de trois pieds d'eau et pas une roche.

—Je n'avance pas, c'est mon dernier mot.

—Il le faut, Capitaine; vous ne pouvez pas rester ici, et en tout cas nous ne le pouvons pas. Regardez!» De la main, il montrait l'orient, qui maintenant présentait un spectacle aussi effrayant que magnifique.

Droit devant eux, gonflé par le poids du vent comme le centre d'une voile, se précipitait le grand nuage, chargé de tempête, illuminé sur toute sa surface, par des éclairs incessants, qui l'enlaçaient comme d'immenses serpents de feu. Mais ce qu'il y avait peut-être de plus terrifiant, c'était le silence absolu de la nature, en ce moment. Le grondement lointain du tonnerre se taisait et la grande tempête s'avançait majestueuse et muette, semblable au passage d'une armée d'ombres, sans bruit de pas ni de roues. Seul le vent ailé courait devant elle, et derrière elle s'abaissait un rideau de pluie.

Comme Muller parlait, un courant d'air glacé s'abattit sur le chariot, le fit pencher et les éclairs devinrent encore plus fréquents. L'orage éclatait au-dessus des voyageurs.

«Avancez, avancez, cria Muller, vous serez tués ici; la foudre frappe toujours près de l'eau.»

Au même instant il fouetta énergiquement les chevaux de timon.

«Enjambez le siège, Mouti, et restez près de moi pour m'aider à tenir les rênes», dit John au Zulu, qui obéit aussitôt et se plaça entre lui et Jess.

«Tenez-vous ferme et priez, Jess, car je crois que nous en avons besoin. Doucement, mes chevaux! doucement!»

Ceux-ci reculaient et se cabraient, mais Muller d'un côté et le gros Boer de l'autre les frappaient si cruellement, qu'enfin ils plongèrent dans la rivière.

Le tourbillon d'air avait passé; on n'entendit, pendant quelques instants, que le bruissement de l'eau et le sifflement de la pluie qui s'avançait.

Tout alla bien sur un espace de quinze ou vingt mètres; puis, tout à coup, John découvrit qu'il entrait dans l'eau profonde; les deux chevaux de volée perdaient pied et résistaient avec peine au courant de la rivière grossie.

«Soyez maudit! cria-t-il; il n'y a pas de gué ici.

—Avancez, avancez; il n'y a rien à craindre», répondit la voix de Muller.

John, sans plus rien dire, fit un effort désespéré pour détourner les chevaux. Jess, à ce moment, se retourna sur son siège et un éclair lui montra Muller et ses deux compagnons, à pied sur la rive, le canon de leurs carabines braqué droit sur le chariot.

«Oh, mon Dieu! cria-t-elle, ils vont tirer sur nous!»

A peine prononçait-elle ces mots, que trois langues de flamme jaillirent des carabines et le Zulu Mouti, assis près d'elle, tomba lourdement, la tête la première, au fond du chariot, tandis que l'un des chevaux se cabrait droit dans les airs, avec un cri d'agonie, et plongeait aussitôt dans l'eau jaillissante.

Alors suivit une scène d'horreur qui défie toute description. Au-dessus, l'orage faisait explosion dans toute sa fureur et la foudre frappait à tout instant la rivière.

Le tonnerre résonnait comme la trompette du jugement dernier. Le vent tourbillonnait et faisait écumer la surface des eaux. Tout à coup, il s'engouffra sous la couverture du chariot, enleva celui-ci de dessus les roues et le déposa sur l'eau, où il se mit à flotter. Alors les deux chevaux de volée, affolés par la furie de l'ouragan et par les convulsions du pauvre cheval agonisant, tirèrent avec une telle force sur les traits, qu'ils parvinrent à s'en affranchir et disparurent entre l'obscurité du ciel et celle des ondes bouillonnantes. Le chariot flottait toujours, tantôt touchant le fond, tantôt fendant l'eau comme un bateau, oscillant de côté et d'autre, puis tournant lentement sur lui-même. Avec lui flottait le cheval mort, qui attirait après lui l'autre timonier dont les efforts pour se détacher étaient horribles à voir, à la lueur des éclairs. Enfin il enfonça et fut étouffé.

Et au milieu de tout ce fracas, de ces fureurs de la tempête, on entendait nettes et claires, les détonations des trois carabines, chaque fois qu'un éclair montrait le chariot aux meurtriers debout sur la rive. Mouti gisait immobile, au fond du véhicule, une balle entre ses larges épaules, une autre dans le crâne; mais John se sentait encore bien vivant, quoique quelque chose eût sifflé à son oreille et rasé sa joue. Instinctivement il étendit le bras, attira Jess, la plaça en travers sur ses genoux et se pencha sur elle, avec un faible espoir que son corps la protégerait contre les balles.

Quelque puissance miséricordieuse les protégeait sans doute, car, bien qu'un projectile eût coupé l'habit de John et que deux autres eussent traversé la jupe de Jess, aucun ne les atteignit. Bientôt le tir s'égara et enfin la pluie tomba si dru, les enveloppa d'un voile si épais, que les éclairs mêmes furent impuissants à les révéler aux regards des assassins.

«Arrêtons-nous, dit Frank Muller; le chariot a coulé; ils sont morts! Comment auraient-ils échappé à notre feu et au Vaal débordé?»

Les deux Boers cessèrent donc de tirer. «L'Unicorne», hochant doucement la tête, fit observer à son compagnon que les damnés Anglais ne pouvaient guère être plus mouillés dans la rivière, qu'eux-mêmes sous la pluie. «La Bête fauve» ne répondit pas. Sa conscience était troublée; il lui restait quelque semblant d'imagination. Il songeait aux douces mains qui avaient pansé sa blessure le matin; le mouchoir, son mouchoir, à elle, entourait encore son front à lui! Maintenant ces doigts se crispaient sans doute dans une dernière lutte d'agonie, sur les pierres glissantes du Vaal, à moins qu'ils ne fussent déjà détendus par la mort. C'était une pensée pénible, mais il se consolait, en se rappelant le mandat et aussi en se disant qu'il n'avait certainement tué personne, car il avait eu soin de toujours tirer loin du but, c'est-à-dire du chariot.

Muller aussi pensait au mandat. Il fallait qu'il le reprît d'une manière quelconque, même si....

«Abritons-nous là-bas, sous la berge. Il y a près d'ici, à une cinquantaine de mètres, un endroit où elle s'incline et surplombe. La pluie nous noie; nous ne pouvons pas remonter à cheval, avant qu'elle cesse. Et puis j'ai besoin d'une gorgée d'eau-de-vie. Seigneur tout-puissant! je vois encore la figure de cette jeune fille; l'éclair me l'a montrée, juste au moment où je tirais. Enfin! elle est au ciel, la pauvre enfant! Si toutefois les Anglais vont jamais au ciel!» C'était «l'Unicorne» qui parlait ainsi; «la Bête fauve» ne répondit pas et le suivit pour se rapprocher des chevaux. Les patients animaux attendaient leurs maîtres; l'eau ruisselait de leurs têtes baissées.

Muller, debout près du sien, vit les deux hommes disparaître dans l'obscurité. Comment reprendre ce papier, sans teindre ses mains plus rouges qu'elles ne l'étaient déjà?

La réponse à sa question ne se fit pas attendre. A ce moment même, un éclair aveuglant, suivi aussitôt d'un épouvantable coup de tonnerre, illumina tout le paysage d'une lumière plus éclatante que celle du jour; il n'est pas rare que la tempête se termine ainsi au midi de l'Afrique. Au cœur de ce foyer lumineux, blanc et intense, Muller aperçut ses deux complices et leurs chevaux, à une quarantaine de pas, aussi distinctement que le grand roi de la Bible vit les hommes dans la fournaise. Ils étaient debout; une seconde après, bêtes et gens roulaient sur la terre; puis tout rentra dans l'ombre.

Muller, d'abord ébranlé par le choc, courut en appelant les Boers, mais l'écho seul de sa voix lui répondit. Il arriva près du groupe; la lune commençait à lutter faiblement contre la pluie. Ses pâles rayons tombaient sur deux formes étendues, l'une sur le dos, les traits convulsés, tournés vers le ciel, et l'autre sur le visage; près d'eux étaient les deux chevaux, dont le plus rapproché gisait les jambes en l'air. La foudre les avait frappés tous et les coupables étaient allés rendre leurs comptes à Dieu. Frank Muller vit cela et, oubliant le mandat comme le reste, dans l'horreur de ce qui lui semblait être un effet tangible du jugement suprême, il se précipita vers son cheval et s'enfuit comme un possédé poursuivi par toutes les terreurs de l'enfer.


CHAPITRE XXIV

L'OMBRE DE LA MORT

Le feu avait cessé sur la rive et John, qui gardait sa présence d'esprit, en vrai Anglo-Saxon flegmatique, comprit que, pour le moment du moins, il n'y avait plus de danger de ce côté. Jess restait immobile dans ses bras, la tête posée sur sa poitrine. Une idée horrible traversa le cerveau de Niel. Peut-être Jess avait-elle été atteinte! Peut-être était-elle morte!

«Jess, Jess», cria-t-il, à travers le tumulte de la tempête, «êtes-vous saine et sauve?»

Elle souleva un peu la tête et répondit: «Je le crois; que se passe-t-il?

—Dieu seul le sait! Ne bougez pas; tout s'arrangera.»

Mais, en lui-même, il se disait qu'ils étaient en danger imminent d'être noyés. Ils descendaient, dans un chariot, une rivière en furie; bientôt sans doute le chariot verserait et alors....

Un instant après, une roue frappa quelque chose; le chariot fit un grand bond, puis avança un peu, en grinçant sur le fond.

«Nous y voilà», pensa John, car l'eau envahissait le véhicule et le faisait pencher de côté.

Crac! Le brancard était brisé et le chariot tournait. Ils avaient touché, par le travers, une roche qui s'élevait du lit de la rivière et la force du courant avait entraîné les chevaux morts d'un côté, le chariot de l'autre. En conséquence ils se trouvaient, pour ainsi dire, à l'ancre sur la roche, les cadavres des chevaux faisant office d'ancres et les traits en cuir très épais remplaçant le câble. Aussi longtemps que les traits et le reste du harnachement tiendraient bon, ils seraient relativement en sûreté, mais ils ignoraient cela. Par le fait ils ne savaient plus rien. Au-dessus d'eux grondait l'orage, autour d'eux bouillonnaient les eaux et sifflait la pluie. Ils ne savaient rien, si ce n'est qu'ils étaient là, atomes vivants et sans ressources, ballottés sur les eaux furieuses, par une nuit épouvantable et menacés de mort de tous côtés. Étroitement enlacés, ils se laissaient bercer, lorsque brilla cet éclair terrible qui, à leur insu, frappa deux de leurs ennemis et qui, pour un instant, illumina, malgré le rideau de pluie, les tourbillons d'eau et les deux bords de la rivière.

Il leur fit voir la roche à laquelle ils étaient attachés, la tête de l'un des pauvres chevaux qui, secoué par le courant, semblait lutter contre la mort, et le corps de l'infortuné Mouti couché sur le visage, le bras pendant par-dessus le bord du chariot et laissant filtrer l'eau entre les doigts, comme font souvent (rapprochement ironique et sinistre) les passagers d'une barque de plaisance.

Tout cela disparut en un clin d'œil; mais peu à peu l'orage s'éloigna et la lune se fit jour à travers les nuages. La pluie cessa enfin, la tempête se tut et l'on n'entendit plus que le murmure des eaux agitées.

«John, demanda Jess, pouvons-nous faire quelque chose?

—Rien, chère Jess.

—Échapperons-nous au danger?»

Il hésita.

«Nous sommes dans les mains de Dieu, chère enfant. Si le chariot verse, nous serons noyés. Savez-vous nager?

—Non.

—Si nous pouvons tenir jusqu'au jour, nous gagnerons peut-être la rive, à moins que ces démons ne tirent sur nous. Je ne crois pas que nous ayons grand'chance de leur échapper.

—Avez-vous peur de mourir, John?»

De nouveau il hésita.

«Je ne sais pas trop, ma chérie. J'espère mourir en homme.

—Dites-moi franchement ce que vous pensez. Nous reste-t-il quelque espoir?»

Nouveau silence. Il se demandait s'il devait dire toute la vérité; après réflexion il s'y décida.

«Je n'en vois aucun, Jess; si nous ne sommes pas noyés, nous serons certainement fusillés. Ils nous attendront jusqu'au matin sur la rive et, pour leur propre sécurité, ils n'oseront pas nous laisser vivre.»

Il ignorait que deux des assassins étaient morts et que le troisième avait fui terrifié.

«Chère Jess, reprit-il, à quoi bon mentir? Notre fin peut venir à tout instant; il semble impossible qu'elle ne vienne pas avant le lever du soleil.»

C'étaient là des paroles solennelles et terribles, et le lecteur le comprendra, s'il peut se rendre compte de la situation de nos deux personnages. Il est affreux de se sentir, en pleine force, en pleine jeunesse, face à face avec une mort violente, de savoir que l'on peut, d'un instant à l'autre, entrer dans cet inconnu, plus redoutable peut-être que la vie. John sentait son cœur défaillir devant cette force de la mort. Mais il est quelque chose de plus fort encore: c'est l'amour parfait d'une femme. Contre cela, la mort elle-même ne peut pas prévaloir. Au regard de John, répondait en ce moment le regard de Jess rempli d'une lumière surnaturelle. Elle ne craignait pas la mort, si elle allait au-devant d'elle avec son bien-aimé. La mort était son espoir et sa délivrance. Ici-bas, elle n'attendait rien; au delà elle pouvait trouver tout. Ses fers tombaient, brisés par une main toute-puissante. Le devoir était satisfait, sa mission remplie et elle était libre!... libre de mourir avec son bien-aimé. Oui, son amour était plus profond que la tombe et maintenant il se redressait dans toute sa force, prêt à s'élancer vers les régions de l'amour éternel.

«Vous êtes bien sûr, John? demanda-t-elle encore.

—Oui, chère; oui. Pourquoi me contraindre à vous le répéter? Je ne vois aucun espoir.»

Les bras de la jeune fille enlaçaient le cou de John; il sentait sur ses joues la caresse de ses boucles soyeuses et le souffle de son haleine.

«C'est que j'ai quelque chose à vous dire, John, et je ne peux vous le dire que si nous devons mourir. Vous savez ce que c'est, mais je désire que vous l'entendiez de mes lèvres, avant que je meure. Je vous aime, John, je vous aime, je vous aime! et je suis heureuse de mourir, parce que je peux mourir et quitter ce monde avec vous.»

Il entendit! Et si puisant était cet amour, que le sien, oublié dans la terreur du moment, se réveilla dans toute sa force et son ardeur; lui aussi oublia la mort imminente, pour ne penser qu'à sa passion refoulée jusque-là. Jess était dans ses bras, telle qu'il l'avait prise pour la protéger contre les balles; il baissa la tête pour la mieux regarder. La lune éclairait ce visage pâle et laissait voir dans ses yeux, ce dont aucun homme ne peut se détourner, quand il l'a vu. Une fois encore, même à cette heure et dans ce lieu, le sentiment de soumission complète à la douce tyrannie de Jess s'empara de lui, comme cet autre jour, dans la petite maison de Prétoria. Mais maintenant toute considération terrestre ayant disparu, il n'hésita plus à presser de ses lèvres les lèvres de la jeune fille. Jamais, peut-être, la lune n'avait éclairé scène d'amour aussi saisissante, aussi pathétique. Ces deux êtres goûtaient la joie la plus entière, la plus intense que la vie puisse offrir, tandis que sur eux planait l'ombre de la mort, et qu'à leurs pieds, à moitié caché par les eaux, se raidissait le cadavre du Zulu! Le chariot se balançait dans le courant de la rivière torrentueuse; les corps des chevaux morts plongeaient et reparaissaient selon les ondulations de l'eau, sur laquelle se jouaient les rayons de la lune. Au-dessus des deux amants, le ciel étendait ses profondeurs d'un bleu sombre et parsemées d'étoiles, que tout à l'heure, peut-être, leurs âmes franchiraient; à droite et à gauche, les rives indistinctes allaient se perdre dans l'ombre; mais ils ne voyaient rien de tout cela; ils ne se rappelaient rien, si ce n'est que leurs cœurs s'étaient rencontrés; ils étaient heureux d'un bonheur enivrant, que l'humanité goûte rarement. Le passé n'existait plus; l'avenir allait commencer et entre les deux planait leur passion sanctifiée par la fin prochaine.

Pourquoi les blâmerait-on? Ils avaient été fidèles à leurs promesses et suivi, en se sacrifiant, le chemin du devoir. Mais les engagements de la vie cessent avec elle, et maintenant que l'espérance était morte, que la dernière heure allait sonner, pourquoi auraient-ils refusé ce bonheur, avant d'entrer dans l'inconnu? Raisonnaient-ils ainsi? Raisonnaient-ils encore?

Jess avait posé sa tête sur le cœur de son ami, dans ce muet abandon d'adoration, si rare en ce monde et si supérieur à la passion vulgaire. En plongeant au plus profond des yeux de Jess, Niel était heureux d'avoir vécu et d'arriver ainsi à la mort. Quant à elle, perdue dans l'immensité de son amour, elle soulageait son cœur par des sanglots.

Et les longues heures passaient, sans qu'ils y prissent garde, lorsqu'enfin un air plus froid vint leur annoncer l'approche de l'aube. La mort qu'ils attendaient n'était pas encore venue; elle ne devait pas être loin désormais.

«John, murmura Jess, croyez-vous qu'ils nous tueront avec leurs carabines?

—Oui, répondit-il, d'une voix étranglée; il le faut pour leur propre salut.

—Je voudrais que ce fût fini.»

Tout à coup elle s'arracha du ses bras avec un petit cri, et le chariot oscilla violemment.

«J'oubliais, dit-elle; vous savez nager; pourquoi ne gagneriez vous pas la rive et ne vous sauveriez-vous pas à la faveur de l'obscurité? Il n'y a pas plus de cinquante mètres et le courant n'est plus aussi rapide.»

L'idée de se sauver sans Jess n'était même pas venue à John, et lui parut si absurde, qu'il se mit positivement à rire.

«Ne dites pas d'enfantillages, Jess.

—Mais je le veux. Partez! Il le faut. Qu'importe que je meure maintenant! Je sais que vous m'aimez et je peux mourir heureuse. Je vous attendrai. Oh! John, n'importe où je serai, si je vis et si je me souviens, je vous attendrai, ne l'oubliez jamais. Et maintenant partez, je l'exige; je vous défends de me désobéir; je me jetterai plutôt dans la rivière. Oh! le chariot verse!

—Cramponnez-vous! Tenez-ferme! cria John; les traits sont brisés!»

Il ne se trompait pas; le cuir épais était enfin usé par la friction continuelle sur le roc. Le chariot tourna sur lui-même, puis s'inclina de telle sorte que le cadavre du pauvre Mouti glissa et disparut dans la rivière. Le chariot, allégé de ce poids, reprit un instant l'équilibre, mais n'étant plus soutenu par les corps des chevaux et la force du vent, il se remplit d'eau peu à peu et s'enfonça en tournant sur lui-même. John comprit que tout était perdu et que la mort serait certaine, s'ils restaient dans le véhicule, car ils seraient maintenus sous l'eau par la couverture de toile. Avec une prière muette, il saisit Jess par la taille et sauta dans la rivière; au même instant le chariot sombra.

«Ne bougez pas, au nom du ciel!» cria-t-il, quand il revint sur l'eau.

A la lueur incertaine de l'aube naissante, il pouvait distinguer la rive gauche du Vaal, par laquelle ils étaient entrés dans la rivière le soir précédent. Elle semblait être à une quarantaine de mètres, mais la vitesse du courant était au moins de six nœuds et il comprit qu'avec son fardeau il lui serait impossible d'atteindre le bord. La seule chose à faire était de se maintenir sur l'eau; heureusement elle n'était pas froide et John était un nageur vigoureux. Bientôt il aperçut, à cinquante pas environ, de larges roches éparses dans le lit du Vaal. Alors, saisissant Jess par les cheveux, il fit un effort désespéré. L'eau écumait furieuse autour des roches. A un certain moment, il sentit qu'il avait pied, mais cela ne dura pas et tout à coup il fut emporté et roulé au fond de la rivière, sur de gros galets ronds, qui le contusionnaient douloureusement. Sans savoir comment, il se releva, tenant toujours Jess; deux fois encore il en fut de même. Enfin l'eau ne lui vint plus que jusqu'aux hanches, mais il lui fallait porter Jess dans ses bras. En la soulevant, il éprouva une défaillance qui lui parut mortelle; néanmoins il tint bon et enfin tous deux tombèrent comme une masse sur une large roche plate, où John perdit connaissance.

Lorsqu'il reprit ses sens, il aperçut Jess qui, revenue à elle plus promptement, essayait de lui réchauffer les mains. Il comprit que son évanouissement avait dû être assez long, car le soleil était levé. Se redressant avec peine, il se secoua; il n'avait que des contusions.

«Êtes-vous blessée?» demanda-t-il à Jess qui pâle, faible et meurtrie, les vêtements déchirés par les balles et les roches et ruisselants d'eau, présentait un spectacle vraiment digne de compassion.

«Non, répondit-elle faiblement, pas beaucoup.»

Tous deux, tremblant de froid, s'assirent en plein soleil.

«Que faire? dit John.

—Mourir, répliqua-t-elle farouche. Je voulais mourir; pourquoi m'en avez-vous empêchée? Il est des situations dont on ne sort que par la mort; la nôtre est du nombre.

—Ne craignez rien, dit-il; votre désir sera vite satisfait; les assassins nous poursuivront sans tarder.»

De légères couches de brouillard couvraient le lit et les bords de la rivière, mais elles s'élevaient à mesure que le soleil montait dans le ciel. L'endroit où ils avaient atterri, se trouvait à trois cents mètres en aval de celui où la foudre avait frappé les deux Boers et leurs chevaux. Voyant le brouillard s'élever, John insista pour que Jess se blottît avec lui derrière une roche, afin de pouvoir observer la rive, sans être découverts. Peu après, ils distinguèrent, à deux cents mètres, deux chevaux qui paissaient tranquillement.

«Ah! je m'en doutais, dit John; les bandits ont mis pied à terre là-bas. Dieu merci! j'ai encore mon revolver et les cartouches ne sont pas mouillées. J'ai l'intention de vendre chèrement nos vies.

—Mais, John», s'écria Jess, qui suivait le mouvement de son bras étendu vers la rive, «ce ne sont pas les chevaux des Boers; ce sont nos deux chevaux de volée qui se sont détachés dans l'eau; voyez, ils ont encore leur collier.

—Par Jupiter! ce sont eux. Si nous pouvons seulement les attraper sans être pris nous-mêmes, nous sortirons peut-être d'ici.

—Il n'y a aucun abri aux environs, reprit Jess, et je ne vois pas apparence de Boers. Ils auront cru nous avoir tués et seront partis.»

John porta ses regards alentour et, pour la première fois, un rayon d'espoir se glissa dans son cœur. Ils survivraient peut-être, après tout!

«Allons voir, Jess; à quoi bon rester ici? Il faut que nous cherchions à manger quelque part; je suis d'une faiblesse indicible.»

Elle se releva sans un mot, prit la main qu'il lui tendait et ils se mirent en marche le long de la rive.

Ils n'avaient guère fait que trente pas, lorsque John poussa un cri de joie et se précipita vers quelque chose de blanc, qui s'était pris dans les roseaux. C'était le panier de provisions que la femme de l'aubergiste leur avait donné à Heidelberg. Il avait été enlevé par l'eau et, comme le couvercle était bien attaché, rien ne s'était perdu. John l'ouvrit et retrouva la bouteille d'eau-de-vie, presque tous les œufs, la viande et le pain; ce dernier en bouillie, par exemple. Il se hâta de déboucher la bouteille, remplit à moitié, avec de l'eau, un verre cassé au fond du panier, ajouta la même quantité d'eau-de-vie et fit boire le tout à Jess qui, en conséquence, ressembla bientôt un peu moins à un cadavre. Il répéta la même cérémonie pour son propre compte et il lui sembla qu'une vie nouvelle s'infiltrait en lui. Après cela ils avancèrent prudemment.

Les chevaux se laissèrent prendre sans peine, ne paraissant pas avoir souffert de l'aventure, quoique l'un d'eux eût été égratigné par une balle.

Il y a un arbre là-bas, ou la berge surplombe; nous ferons bien d'y attacher les chevaux, de procéder à notre toilette et de déjeuner, dit John presque gaiement.

Ils se dirigèrent donc vers l'arbre.

Tout à coup, John, qui marchait le premier, recula en poussant un cri de frayeur et les chevaux devinrent rétifs; devant eux, raidis par la mort et déjà gonflés et décomposés, comme il arrive parfois aux gens foudroyés, leurs carabines tordues dans leurs mains, leurs vêtements hachés et enlevés par l'explosion des cartouches, étaient étendus les corps des deux Boers; spectacle terrifiant et de nature à faire réfléchir les plus sceptiques!

«Et il se trouve des gens pour prétendre qu'il n'y a ni Dieu, ni châtiment pour les coupables!» s'écria John.


CHAPITRE XXV

ATTENTE

On se rappelle que John avait quitté Belle-Fontaine pour Prétoria, vers la fin de décembre. Avec lui avaient disparu la vie et la joie de la maison.

«Seigneur! Bessie», dit Silas Croft, le soir qui suivit le départ, «comme cette maison est triste sans John!»

Bessie, qui pleurait secrètement dans un coin, fut entièrement de cet avis.

Puis, quelques jours après, arriva la nouvelle de l'investissement de Prétoria, mais rien de John; tout ce qu'on put savoir, c'est qu'il avait traversé Standerton sain et sauf. Les jours passèrent sans rien apporter et enfin, un soir, Bessie éclata en sanglots convulsifs.

«Pourquoi l'avez-vous envoyé là-bas? dit-elle à son oncle. Je savais bien que c'était absurde. Il ne pouvait aider Jess en rien, ni la ramener; il était certain que tous deux seraient bloqués. Et maintenant il est mort! Je suis sûre que ces Boers l'ont tué; tout cela est de votre faute et, s'il est mort, je ne vous parlerai plus jamais!»

Le vieillard battit en retraite, assez confus et effaré de cette explosion qui n'était pas du tout dans les habitudes de Bessie.

«Les femmes n'en font jamais d'autres, se dit-il; elles deviennent de vraies tigresses, quand il s'agit de l'homme qu'elles aiment.»

Il pouvait y avoir du vrai dans cette observation; mais une tigresse n'est pas agréable, en qualité d'animal domestique, et le pauvre vieux Silas eut le loisir de s'en apercevoir, pendant les deux mois qui suivirent. Plus Bessie réfléchissait, plus elle s'indignait qu'on eût éloigné son fiancé; elle oublia même qu'elle avait consenti à cet éloignement; bref son humeur changea complètement sous l'influence du chagrin, et le jour vint ou son oncle n'osa presque plus prononcer le nom de John.

Pendant ce temps, tout allait aussi mal que possible au dedans, comme au dehors. Le lendemain du départ de John, deux ou trois Boers restés fidèles, et un marchand du lac Chrissie, dans la province de la Nouvelle-Écosse, s'arrêtèrent à Belle-Fontaine et supplièrent Silas Croft de se réfugier à Natal, avant qu'il fût trop tard; ils lui affirmèrent que les Boers tueraient certainement les Anglais sans défense. Il ne voulut rien entendre.

«Je suis Anglais, Civis Romanus sum, répondit-il, de son ton résolu, et je ne crois pas que les gens parmi lesquels j'ai vécu pendant vingt ans me toucheront. En tout cas, je ne vais pas me sauver et laisser mon bien à la merci d'une bande de voleurs. S'ils me tuent, ils auront à en répondre devant le gouvernement anglais; aussi je crois qu'ils me laisseront tranquille. Bessie peut partir, si bon lui semble, mais moi je reste; c'est mon dernier mot.»

Celui de Bessie fut le même et les braves gens repartirent sans délai, déplorant cette confiance imprudente et cet orgueil insulaire. Cette petite scène s'était passée avant le dîner. Après le repas, le vieux Silas eut l'idée de jeter un nouveau défi à ses ennemis. Il se rendit dans sa chambre à coucher, tira d'une armoire un très grand drapeau anglais et se dirigea ensuite vers un espace découvert, situé devant la maison, où un gommier jeune et très élevé servait de mât au pavillon et se voyait de très loin, quand, aux grands jours comme Noël, ou l'anniversaire de la naissance de la Reine, Silas Croft prenait plaisir à l'arborer.

«Jantjé, cria-t-il, venez m'aider à hisser le drapeau»; et aussitôt que les larges plis flottèrent au vent il se découvrit, agita son chapeau et, de sa voix puissante, poussa un hip! hip! hurrah! qui fit accourir Bessie pour savoir ce qui arrivait.

«Voilà! dit-il, d'un air triomphant; j'ai hissé mon pavillon, afin que tous ces gens sachent bien qu'un Anglais demeure ici. «God save the Queen!»

—Amen», répondit Bessie. Néanmoins, elle n'était pas bien sûre que ce défi jeté aux rebelles fût une sage mesure et faite pour calmer leurs passions surexcitées.

En effet, deux jours après, une patrouille composée de trois Boers, ayant aperçu de très loin l'étendard qui flottait au vent, arriva au galop et demanda des explications. Silas vit les hommes venir et, prenant sa carabine, alla se planter sous le drapeau, pour lequel il éprouvait une vénération presque superstitieuse. On n'oserait pas, pensait-il, y toucher ou molester ceux qu'il abritait.

«Que signifie ceci? Om Silas», demanda le chef des trois Boers, que le vieillard connaissait fort bien.

«Cela signifie qu'un Anglais demeure ici, Jan.

—Abaissez ce sale chiffon, riposta le Boer.

—Je vous enverrai au diable d'abord.»

A ces mots, le Boer mit pied à terre, s'avança vers le mât et là se trouva face à face avec le canon du fusil de Silas Croft.

«Il faudra me fusiller d'abord, Jan», lui dit celui-ci.

Les trois hommes se consultèrent, puis partirent.

Le fait est que, tout Anglais qu'il était, Silas Croft était très aimé des Boers, qui, pour la plupart, le connaissaient depuis leur enfance et l'avaient vu siéger deux fois à leur Assemblée nationale. Ce fut à cette popularité qu'il dut de n'être pas sommé, dès le début de la révolte, d'avoir à choisir entre la prison, ou le service actif contre son gouvernement et ses compatriotes.

Pendant quinze jours tout alla bien; mais, au bout de ce temps, arriva la nouvelle de la défaite écrasante, subie au défilé de Laing-Hill par les Anglais. Tout d'abord Silas n'y voulut pas croire. «Aucun général n'aurait été assez fou pour livrer bataille en cet endroit», disait-il. Bientôt, hélas! la nouvelle fut confirmée par les indigènes.

Une semaine s'écoula encore, à la fin de laquelle on apprit la défaite d'Ingogo. Un matin, pendant le déjeuner, Jantjé amena un Cafre sous la véranda. Cet homme raconta qu'il avait vu le combat du haut d'une montagne; les Anglais, complètement bloqués, se battaient admirablement, mais «leurs armes étaient fatiguées» et ils succomberaient avant la nuit. Les Boers ne souffraient pas, car «les Anglais ne pouvaient pas tirer droit!»

La journée se traîna péniblement. A minuit, un espion indigène, que M. Croft avait envoyé chercher des nouvelles, revint dire que le général anglais avait pu rentrer au camp, mais non sans avoir fait des pertes cruelles et abandonné ses blessés dont un grand nombre étaient morts sous la pluie.

Un long intervalle d'incertitude et d'anxiété suivit ces événements; mille bruits couraient, sans apporter de nouvelles positives. Silas reprit courage, quand on lui apprit qu'on envoyait de nombreux renforts aux Anglais.

«Ah! Bessie, ma chérie, dit-il, joyeusement, ils chanteront bientôt un autre air! Et il est grand temps. Je ne peux pas comprendre du tout à quoi l'armée a pensé.»

Le temps continuait sa marche lente et pénible, lorsqu'enfin arriva un jour terrible, jour que Bessie n'oubliera de sa vie. C'était le 20 février, juste une semaine avant le désastre définitif de Majuba Hill.

Bessie, debout sous la véranda, plongeait vaguement ses regards le long de la sombre avenue des Gommiers. Ce lieu paraissait si paisible, que l'on n'aurait certes pas deviné qu'une guerre sanglante se livrait à quelques milles de là. Les Cafres semblaient aller et venir comme d'habitude, pour leurs travaux, mais un observateur attentif aurait remarqué qu'ils s'arrêtaient de temps à autre, pour regarder du côté du Drakensberg et ensuite échanger quelques mots entre eux. Ils se racontaient que des choses extraordinaires se passaient, que les Boers battaient la grande nation blanche, qui était venue par les mers et avait fait trembler leur terre. On profitait de ces confidences pour s'accroupir sur le sol, prendre une prise de tabac et raconter où l'on avait passé la nuit dans les rochers, avec ses femmes, car lorsque les Boers sont appelés pour le service, les Cafres ne couchent pas dans leurs huttes, de crainte d'être surpris et fusillés. Puis on se demandait ce qu'on deviendrait, quand les Boers auraient dévoré les Anglais et repris le pays, et l'on en arrivait généralement à déclarer que mieux vaudrait émigrer au Natal.

Bessie se rendait compte de ce qui se passait, et parfois quelques paroles en harmonie avec ses tristes pensées parvenaient à son oreille. Impatientée, elle se détourna et son attention se fixa sur son vieux lévrier Stomp, tout à l'heure couché à ses pieds, qui maintenant grognait sourdement et dont les poils se hérissaient.

«C'est sans doute un Cafre étranger», se dit Bessie. Stomp détestait les Cafres qu'il ne connaissait pas. Bessie vit aussitôt qu'elle ne s'était pas trompée. Un indigène parut. Cet individu, borgne, à la physionomie scélérate et vêtu seulement d'un pantalon déguenillé, retenu autour de la taille par une ceinture de cuir, avait fixé dans sa chevelure, plusieurs petites vessies gonflées, comme en portent les soi-disant médecins sorciers. De la main gauche, il tenait un long bâton fendu à un bout. Dans la fente était une lettre.

«Ici, Stomp!» cria Bessie, tandis qu'un espoir brillait subitement dans son cœur. «Si la lettre était de John!»

Le chien obéit avec une répugnance évidente, ce Cafre lui déplaisait; aussi celui-ci ne s'approcha-t-il que lorsque Stomp eut été rappelé; du reste il se montra fort insolent, ne s'occupa nullement de Bessie et se contenta de s'accroupir devant elle, dans l'allée.

«Qu'y a-t-il?» demanda-t-elle en hollandais, les lèvres tremblantes.

«Une lettre, répondit l'homme.

—Donnez-la-moi.

—Non, Missie, pas avant que je vous aie bien regardée, pour voir si je ne me trompe pas: cheveux d'or, un» (il comptait sur ses doigts); oui, c'est cela; grands yeux bleus, deux; très bien; grande, blanche et brillante comme une étoile.... Oui, la lettre est pour vous.» Sur ce, il lui poussa le bâton presque dans la figure.

«D'où vient la lettre?» dit Bessie, en reculant et saisie d'un soupçon soudain.

«De Wakkerstroom, en dernier.

—De qui est-elle?

—Lisez-la et vous le saurez.»

Bessie prit la lettre, qui était enveloppée dans un morceau de journal, et la retourna plusieurs fois. Nous éprouvons tous une méfiance instinctive pour les lettres inconnues et singulières. Or celle-ci était particulièrement étrange d'aspect. D'abord elle ne portait pas d'adresse sur son enveloppe fort sale. Ensuite on voyait qu'une pièce de six sous lui avait servi de cachet.

«Êtes-vous sûr qu'elle soit pour moi? reprit Bessie.

—Oui, oui, bien, bien sûr, répliqua l'homme, avec un rire insolent. Il n'y a pas beaucoup de blanches comme vous dans le Transvaal. D'ailleurs je vous ai détaillée.» Et il recommença: cheveux d'or, etc.

Alors Bessie ouvrit l'enveloppe. Elle contenait une feuille de papier ordinaire, couverte d'une écriture hardie et ferme, quoique trahissant un certain manque d'habitude.

Bessie la connaissait bien et la revit avec un pressentiment de malheur. C'était celle de Frank Muller.

La jeune fille eut froid au cœur, mais il lui fallut lire ce qui suit:

«Au camp, près de Prétoria, 15 février.

«Chère Miss Bessie,

«Je regrette d'avoir à vous écrire, mais quoique nous nous soyons querellés dernièrement, vous, votre bon père et moi, je crois de mon devoir de vous envoyer cette lettre par un messager choisi. Hier, les malheureux habitants affamés de Prétoria ont fait une sortie et nos armes ont été de nouveau victorieuses; les habits rouges se sont enfuis, abandonnant leurs ambulances et emportant beaucoup de morts et de blessés. Parmi les premiers était le capitaine Niel....»

Bessie poussa un cri étouffé, laissa tomber la lettre et saisit des deux mains l'un des piliers de la véranda.

Le vilain Cafre ricana, ramassa la lettre et la lui tendit. Elle la prit, sentant qu'il fallait tout apprendre, puis se remit à lire comme en un rêve affreux.

«... qui demeurait chez votre oncle, mais Jan Vanzil l'a tué et plusieurs l'ont vu emporter; ils assurent qu'il était bien mort. Je crains que ceci ne vous fasse du chagrin, mais ce sont les hasards de la guerre et il est mort en combattant bravement.

«Présentez mes compliments respectueux à votre oncle. Nous nous sommes séparés avec colère, mais j'espère, dans les circonstances nouvelles où se trouve le pays, lui prouver que moi, du moins, je n'ai pas de rancune. Croyez-moi, chère Miss Bessie, votre humble et dévoué serviteur.

«Frank Muller.»

Après avoir jeté la lettre dans sa poche, Bessie saisit de nouveau le pilier pour se soutenir. Il lui semblait que la lumière du soleil faisait place à une obscurité glacée. Il était mort! son fiancé était mort! Elle restait seule et désolée. Toute la joie de sa vie disparaissait comme les rayons du soleil.

Elle ne sut jamais combien de temps elle était restée là, les yeux grands ouverts, sans rien voir. Elle avait perdu le sentiment du temps; il n'y avait plus de réel que ce fait écrasant: John était mort!

«Missie!» dit en bâillant le méchant borgne, fixant son œil unique sur ce douloureux visage.

Elle ne répondit pas; il répéta:

«Missie, y a-t-il une réponse? Il est temps que je parte; je veux voir les Boers prendre Prétoria.»

Bessie le regarda vaguement.

«Votre message est de ceux qui n'ont pas besoin de réponse», dit-elle.

La brute se mit à rire. «Non, je ne peux pas porter une lettre au Capitaine, reprit-il. J'ai vu Jan Vanzil le tuer. Il est tombé comme ça!» Et il s'abattit tout d'une pièce sur le sol, comme un homme frappé par une balle. Il continua: «Je ne peux pas lui porter un message, Missie, mais ce que je voulais dire, c'est que je pourrais porter une lettre de votre part à Frank Muller. Un Boer vivant vaut mieux qu'un Anglais mort et Frank Muller fera un beau mari.

—Partez!» commanda Bessie d'une voix étranglée, en lui montrant l'avenue de son bras étendu.

Il y avait dans cet ordre une telle énergie contenue, que l'homme bondit sur ses pieds, et au même instant, Stomp, qui l'avait guetté tout le temps avec des grognements sourds, interprétant le geste de sa maîtresse comme un ordre d'agir, sauta droit à la gorge du messager. Le chien, grand et lourd, frappa l'homme en pleine poitrine, de telle sorte que tous deux roulèrent sur le sol. Ce fut une scène terrible: l'homme se débattait, criait, jurait; le chien le roulait, le mordait de façon à lui laisser des marques ineffaçables.

Bessie, dont l'énergie semblait épuisée, ne paraissait pas voir ce qui se passait. Son oncle accourut avec deux Cafres.

«Holà! holà! cria-t-il de sa forte voix; qu'y a-t-il donc?»

Il réussit enfin, avec l'aide des Cafres, à faire lâcher prise au chien, et l'homme se releva en trébuchant, saignant d'une demi-douzaine de morsures.

Tout d'abord, il ramassa son bâton sans parler. Ensuite il tourna son visage couvert de sang, son œil unique flamboyant de fureur, vers la pauvre Bessie, la menaça de ses deux poings crispés, et l'accabla d'injures.

«Vous me payerez ça.... Frank Muller vous le fera payer. Je suis son serviteur! Je....

—Partez, qui que vous soyez, tonna la voix de Silas Croft, ou, par le ciel! je lance le chien sur vous.» Il montrait, en parlant, Stomp qui luttait furieux avec les deux Cafres.

Le messager le regarda; puis, avec une dernière menace de son poing, il s'enfuit en courant et ne se retourna qu'une fois, pour s'assurer que le chien ne le poursuivait pas.

Bessie le suivit de son regard vague, avec autant d'indifférence qu'elle en avait témoigné pendant la lutte. Tout à coup, elle se redressa et rentra dans le salon.

«Que signifie tout cela? Bessie, demanda son oncle, qui la rejoignait. Que veut dire cet homme, au sujet de Frank Muller?

—Cela veut dire, cher oncle», répondit elle enfin, d'une voix qui hésitait entre le sanglot et le rire convulsif, «que je suis veuve avant d'avoir été mariée. John est mort!

—Mort! mort!» répéta la vieillard, portant la main à son front et tournant sur lui-même avec égarement. «John est mort!

—Lisez, mon oncle», dit Bessie, en lui tendant la lettre de Muller.

Il la prit d'une main si tremblante, qu'il fut très long à la lire.

«Grand Dieu! s'écria-t-il enfin, quel coup! Ma pauvre Bessie!» Il la prit dans ses bras et la baisa tendrement.

Une pensée lui traversa subitement l'esprit. «C'est peut-être un mensonge, comme Frank Muller en fait souvent, dit-il; ou bien peut-être s'est-il trompé.»

Bessie resta muette. Pour le moment du moins, tout espoir l'avait abandonnée.


CHAPITRE XXVI

UN FAMILIER DE FRANK MULLER

L'étude des éléments opposés, qui concourent à former un caractère comme celui de Frank Muller, si intéressante qu'elle puisse être, n'est pas de nature à être essayée ici dans le détail. Un tel caractère, en son entier développement, est heureusement difficile à rencontrer dans un pays très civilisé. La lourde main de la loi pèserait sur lui, jusqu'à ce qu'elle l'eût réduit au niveau de la masse humaine qui l'entourerait. Mais ceux qui ont vécu dans ces contrées à demi sauvages, où une poignée d'hommes appartenant à une race supérieure règne sur des masses d'une race inférieure ont certainement rencontré ses pareils. Les solitudes sont favorables à la production de puissantes individualités. Au contraire, la société des hommes très civilisés leur est adverse. Il en est des hommes comme des arbres; ceux qui croissent isolément dans la plaine développent, d'après les lois de leur nature, toute leur force et leur majesté. Ceux qui croissent dans la forêt, cherchent la lumière partout où elle se trouve; ils prennent pour cela la forme et la direction que leur imposent leurs voisins; avant tout, ils veulent vivre, n'importe comment et au prix de tous les sacrifices.

Ainsi de l'homme: livré à lui-même, ou entouré seulement du rebut de l'humanité, il devient, extérieurement, ce que l'esprit qui l'anime veut qu'il soit; mais placé parmi d'autres hommes, ses semblables, enchaîné par l'usage, retenu par la force de l'opinion publique, il devient aussi pareil aux autres, que les arbres élevés en espalier par la main du même jardinier sont pareils entre eux. Les angles de sa nature disparaissent sous la friction constante de la société; et il devient, superficiellement du moins, identique à ceux qui l'entourent et le pressent.

La place d'un homme comme Frank Muller est sur les confins de la civilisation et de la barbarie. Trop civilisé pour posséder les vertus primitives, qui, telles qu'elles sont, représentent la quantité de bien accordée à l'homme par la nature; trop barbare pour accepter les restrictions adoucissantes d'une société cultivée, il participe aux forces et aux faiblesses des deux états. Animé de l'esprit de barbarie, où domine la superstition, et entièrement dépourvu de l'esprit de civilisation, qui se traduit par la pitié, il se tient entre les deux, insultant à l'un et à l'autre, et offre ainsi le spectacle moral le plus terrifiant qui soit au monde. Un peu plus civilisé, préparé par l'éducation et la réflexion, à maîtriser sa nature si bien armée pour le mal, habitué à vaincre ces fureurs sans frein, qui sont l'apanage de l'homme fort, mais sans culture, Frank Muller eût pu étonner le monde, comme un Napoléon.

Un peu plus sauvage au contraire, plus éloigné de l'influence inconsciente, mais réelle, d'une race de progrès, il eût pu écraser ses semblables et les détruire sans merci, dans l'emportement de sa rage et de ses appétits, comme un autre Attila. Mais ballotté entre deux forces, qu'il ne reconnaissait pas, il devenait le jouet d'une puissance invisible qui transformait en obstacles, sur lesquels il trébuchait, des faiblesses dont il eût pu faire, en des circonstances différentes, les armes mortelles d'une force invincible et se sentait dominé par des accès de terreur superstitieuse.

Voyez-le galoper follement dans la nuit, loin de la scène de meurtre que son cerveau n'a pas craint de concevoir, ni sa main d'exécuter. Il ne croit à aucun dieu et cependant les craintes terribles qui surgissent dans son cœur, semblent prendre corps et lui crier: Nous sommes les messagers d'un Dieu vengeur. Il lève les yeux. Là-haut, sur le fond noir de l'orage, l'éclair écrit ce nom redoutable et la voix du tonnerre le proclame. Il ferme ses yeux éblouis et les pas cadencés de son cheval deviennent un rythme qui répète: Il y a un Dieu! il y a un Dieu!

Et toujours il fuit, dans la nuit, ce qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de laisser derrière lui.


Il était près de minuit, lorsque Frank Muller s'arrêta devant une misérable hutte en terre, perchée dans la solitude, sur la berge du Vaal, et flanquée d'un hangar assez délabré. Le lieu était silencieux comme la tombe; pas même un chien pour aboyer.

«Si cet animal de Cafre n'est pas là, dit Muller tout haut, je le ferai fouetter à mort. Hendrik! Hendrik!»

A cet appel, une ombre se leva à ses pieds mêmes et fit reculer le cheval si violemment, qu'il faillit désarçonner son cavalier.

«Au nom du diable! qui êtes-vous?» cria Frank Muller, dont les nerfs n'étaient plus en état de supporter le moindre choc.

«C'est moi, Baas», répondit l'apparition, se débarrassant de la couverture grise qui l'enveloppait et montrant la vilaine figure du sorcier qui avait porté la lettre à Bessie. Depuis plusieurs années déjà, il suivait Muller comme son ombre.

«Chien maudit! A quoi pensez-vous de vous cacher ainsi? C'est un de vos tours infernaux; prenez garde!» ajouta-t-il, en frappant sur les fontes de ses pistolets, «sinon, un de ces jours, je vous enverrai loin, vous et votre sorcellerie.

—Je suis bien fâché, Baas, gémit le mécréant, mais il y a une demi-heure je vous ai entendu venir; je ne sais pas ce qu'il y a dans l'air cette nuit; on aurait dit que vingt personnes galopaient après vous. Je les entendais distinctement: d'abord le grand cheval noir, puis tous ceux qui couraient derrière lui, comme s'ils vous eussent poursuivi; alors je sortis et je m'étendis pour écouter, et ce ne fut que lorsque vous arriviez, que les autres s'arrêtèrent un à un. C'étaient peut-être des démons!

—Malédiction! Assez de ce jargon de sorcier!» cria Muller, dont les dents s'entre-choquaient de crainte et d'agitation. «Prenez mon cheval et ayez-en grand soin; il a fourni une longue course et nous partons à l'aube. Dites-moi où sont les lumières et l'eau-de-vie! Si vous l'avez bue, je vous fouetterai.

—Tout cela est sur la planche à gauche de la porte, Baas, et il y a aussi de la viande et du pain.»

Muller sauta à bas de son cheval et entra dans la hutte, dont il ouvrit la porte branlante d'un coup de pied. Il trouva les allumettes, mais sa main tremblait si fort, qu'il en brûla plus d'une avant d'allumer la grossière chandelle que font les Boers, avec la graisse du mouton. Près de la chandelle étaient une bouteille d'eau-de-vie de pêche, un gobelet d'étain et une jarre d'eau de rivière. Il remplit le gobelet d'un mélange de liqueur et d'eau et but; puis il essaya de manger un peu, n'y réussit pas et s'en consola en revenant à l'eau-de-vie. Mais, bientôt, il lui sembla qu'il buvait du feu; alors il se mit à fumer.

Au bout de quelques instants, Hendrik vint lui dire que le cheval mangeait de bon appétit. Il allait se retirer, quand son maître lui fit signe de rester. L'homme fut surpris, car Muller ne recherchait guère sa société que lorsqu'il voulait le consulter, ou lui faire exercer son art prétendu de divination; le fait est que, pour le moment, Frank Muller eût été content de parler à un chien. Les événements de la nuit avaient abaissé cet homme terrible, plongé dans l'iniquité, dès sa première jeunesse, au niveau d'un enfant qui a peur dans l'obscurité. Il resta d'abord silencieux devant le Cafre accroupi à ses pieds. Puis les libations répétées produisirent leur effet, et il oublia un peu l'extrême prudence dont il ne se départait jamais, pas même avec son «confident noir», Hendrik.

«Depuis combien de temps êtes-vous revenu? lui demanda-t-il.

—Depuis quatre jours, Baas.

—Avez-vous porté ma lettre à Om Croft?

—Oui, Baas. Je l'ai donnée à la Missie.

—Qu'a-t-elle fait?

—Elle l'a lue; ensuite elle s'est cramponnée à la véranda, comme ça.» Il essaya d'imiter l'attitude et la physionomie de la pauvre Bessie.

«Ainsi, elle l'a cru?

—Certainement.

—Et après?

—Elle a lancé le chien sur moi. Regardez! regardez!»

Il montrait les blessures, mal cicatrisées, que lui avaient faites les crocs de Stomp.

Muller rit un instant. «J'aurais voulu voir ça, noir imposteur, dit-il; cela prouve son courage. Vous êtes sans doute furieux et vous rêvez de vous venger?

—Assurément.

—Qui sait! Nous irons là-bas demain.

—Je le savais d'avance, Baas.

—Nous allons prendre le domaine; nous ferons juger Silas Croft par un conseil de guerre, pour avoir hissé le pavillon anglais et, si le verdict est contre lui, nous le fusillerons, Hendrik.

—Très bien, Baas», répondit le Cafre, en se frottant joyeusement les mains; «mais sera-t-il condamné?

—Je ne sais, répliqua l'autre, en caressant sa barbe d'or; cela dépendra de ce que Missie dira; et du verdict de la cour, ajouta-t-il après réflexion.

—Le verdict de la cour! le verdict de la cour! ricana le méchant conseiller, et le Baas la présidera! Ha! ha! pas n'est besoin d'être sorcier pour deviner le verdict. Et si la cour condamne Silas, qui se chargera de le fusiller, Baas?

—Je n'y ai pas pensé, mais peu importe; on trouvera toujours quelqu'un pour exécuter la sentence.

—Baas, j'ai fait beaucoup pour vous et n'ai pas été très payé. J'ai fait de vilaines choses. J'ai interprété des présages, préparé des filtres et filé vos ennemis. Voulez-vous m'accorder une faveur? Voulez-vous me laisser fusiller Om Croft, s'il est condamné? Ce n'est pas une grande faveur, Baas, et je l'ai méritée.

—Pourquoi désirez-vous le fusiller?

—Parce qu'il m'a fouetté une fois, il y a bien des années, pour ma sorcellerie, et parce que, l'autre jour, il m'a chassé de chez lui. En outre, c'est agréable de tirer sur un blanc. Je serais encore plus content, dit-il, en faisant claquer ses lèvres, si c'était la Missie qui a lancé le chien sur moi. Je....»

En un clin d'œil, Muller saisit à la gorge le gredin stupéfait et lui administra force coups de pied et coups de fouet.

Cette parole brutale, à l'adresse de Bessie, avait remué tout ce qui restait de généreux en lui; en outre, si mauvais qu'il fût lui-même, il aimait trop follement cette femme, pour permettre qu'un homme insultât son nom, surtout un homme dont il pouvait redouter la sorcellerie, mais qu'il mettait d'ailleurs bien plus bas qu'un chien, dans son estime. En ce moment, il n'était pas moins dangereux de jouer avec les nerfs surexcités de Muller qu'avec un taureau furieux.

«Brute! monstre noir! hurla-t-il; si jamais vous osez prononcer ainsi son nom, je vous tuerai malgré toute votre magie.» Et il le lança avec tant de force contre le mur, que la hutte entière en fut ébranlée. L'homme tomba, resta d'abord étendu et gémissant, puis sortit en se traînant sur les mains et les genoux.

Muller le regarda, les sourcils froncés. Quand le Cafre eut disparu, il se leva, ferma la porte à double tour et tout à coup fondit en larmes, brisé sans doute par la fatigue physique et morale, par l'effet de la liqueur et aussi par la passion inassouvie (on ose à peine l'appeler amour), qui lui dévorait le cœur.

«Oh! Bessie, Bessie, gémissait-il; j'ai fait tout cela pour vous! Vous ne pourrez pas m'en vouloir de les avoir tués pour vous! Oh! ma chérie, ma chérie! si vous saviez seulement combien je vous aime! Oh! mon adorée, mon adorée!» Dans son angoisse, il se jeta sur la rude couche de la cabane et s'endormit en sanglotant.

Les crimes de Muller ne le rendaient pas plus heureux, car pour jouir du mal qu'il fait, il faut qu'un homme soit, non seulement sans conscience, mais sans passion; or Frank Muller était tourmenté par la superstition qui peut, au besoin, remplacer la première, et la seconde pesait littéralement sur sa vie entière; car la beauté de la jeune fille exerçait sur lui un pouvoir dominateur, dont certes elle ne se doutait pas.

Aux premières lueurs de l'aube, Hendrik se glissa humblement dans la hutte pour éveiller son maître, et une demi-heure après avoir traversé le Vaal, ils se dirigeaient vers Wakkerstroom.

L'énergie de Muller se raffermissait à mesure que se répandait la lumière du jour; quand le soleil se montra enfin dans toute sa gloire, il lui sembla que le poids du crime et de la terreur cessait de l'oppresser. Il se rendit compte de tout: les deux Boers frappés par la foudre, ce n'était qu'un accident heureux, car autrement il eût été forcé de les tuer lui-même, s'ils avaient refusé de lui restituer l'arrêt de mort. Il avait oublié ce papier, mais qu'importait cela? Il était peu probable qu'on retrouvât les corps, sur cette rive déserte, où les vautours les dévoraient sans doute déjà; si on les découvrait, le papier aurait certainement disparu, enlevé par le vent, ou serait devenu illisible. Du reste rien ne prouvait que Muller eût pris part au meurtre et, au besoin, Hendrik établirait un alibi. C'était un homme utile que ce Hendrik! En outre qui croirait à un meurtre? Deux Boers escortaient deux Anglais jusqu'à la rivière; là, ils se querellaient et tiraient les uns sur les autres, les chevaux plongeaient dans le Vaal, renversaient le chariot et tout était fini.

Muller se disait que tout était pour le mieux et que personne ne pourrait le soupçonner.

Alors il envisagea les résultats de ses honnêtes efforts, et le sang colora ses joues, tandis que la flamme de la jeunesse brillait dans ses yeux. Dans deux jours au plus, Bessie serait dans ses bras! Il ne pouvait plus échouer. Il était le maître absolu. Et puis Hendrik l'avait lu dans les astres, depuis longtemps[3]. Belle-Fontaine serait prise d'assaut le lendemain, s'il le fallait; le vieux Silas et Bessie seraient faits prisonniers, et Muller savait quelle pression il aurait à exercer ensuite. Il n'avait pas en vain parlé de fusiller. Bessie lui céderait, ou le vieillard mourrait et ensuite il la violenterait. Il n'avait plus rien à craindre, puisque le gouvernement anglais rendait les armes. On lui saurait gré de fusiller un rebelle anglais.

[3] Il n'est pas rare de rencontrer en Afrique des blancs qui croient, plus ou moins, aux effets de la sorcellerie indigène, et qui n'hésitent pas, au défi de la loi, à consulter les docteurs-sorciers, surtout s'il s'agit de retrouver un objet perdu.

Oui, tout allait bien. Combien de temps lui avait-il fallu, pour conquérir Bessie? Trois ans! Il l'aimait depuis trois ans! Il aurait enfin sa récompense et, sa passion satisfaite, il appliquerait toutes ses facultés à la réalisation de ses projets ambitieux, dont le but ressemblait fort à un trône.


CHAPITRE XXVII

SILAS EST PERSUADÉ

Bessie fut d'abord accablée par le coup qui l'avait frappée; mais à mesure que les jours s'écoulaient, elle se relevait peu à peu, car elle avait du ressort et confiance dans l'avenir. Certaines âmes absorbent la douleur, comme l'éponge absorbe l'eau, et en sont mortellement atteintes; sur d'autres, au contraire, elle glisse comme l'eau sur le marbre, sans pénétrer au delà de la surface. Bessie appartenait à une catégorie moyenne, saine et vigoureuse; faite pour le bonheur, pour s'épanouir au soleil, elle ne devait pas languir à l'ombre d'un chagrin. Les femmes de sa trempe ne meurent pas de douleur, ne se condamnent pas à un célibat éternel, ne s'immolent pas en holocauste à une chère mémoire. Si leur premier amour leur est enlevé, elles pleurent et souffrent beaucoup, mais, après un laps de temps convenable, elles ne repoussent pas le second qui se présente.

Néanmoins ce fut une très pâle et silencieuse Bessie que l'on vit errer à Belle-Fontaine, après la visite du Cafre borgne. Toute son irritabilité avait disparu; elle ne reprochait plus à son oncle d'avoir envoyé John à Prétoria. Elle ne lui permettait même pas de s'accuser lui-même.

«Que la volonté de Dieu soit faite, mon oncle, lui dit-elle un soir; vous en avez été l'instrument; voilà tout.» Puis elle vint lui passer les bras autour du cou, appuya sa tête charmante sur l'épaule du vieillard, lui dit en pleurant que désormais ils étaient seuls au monde, et il la consola de son mieux. Chose étrange! ils ne pensaient guère à Jess, quand ils s'entretenaient ainsi. Jess était pour eux une énigme, quelque chose en dehors d'eux. Présente, ils l'aimaient et la laissaient libre de vivre à sa manière; absente, elle semblait s'effacer dans une ombre profonde. Une muraille s'élevait entre elle et les siens. Certes ils lui étaient attachés, mais les natures simples s'éloignent involontairement de ce qu'elles ne comprennent pas et ils ne faisaient pas exception à la règle. L'affection de Bessie pour sa sœur était bien peu de chose, comparée à la tendresse profonde, à l'abnégation absolue que Jess lui prodiguait, sans grandes démonstrations extérieures. Bessie lui préférait de beaucoup son vieil oncle. Aussi, dans ces jours d'épreuve, leurs deux cœurs se rapprochèrent-ils plus que jamais l'un de l'autre.

A mesure que le temps passait, tous deux se mirent à espérer de nouveau. N'était-il pas possible, après tout, que Muller eût menti? Ils savaient qu'il n'était pas homme à reculer devant une imposture, s'il y trouvait son compte, et son objectif, en cette circonstance, n'était pas douteux pour eux.

Un dimanche, huit jours après la visite de Hendrik, Bessie, assise sous la véranda, crut entendre un grondement sourd, qui lui parut être celui du canon, dans la direction du Drakensberg. Elle se leva et gravit la colline qui s'élevait derrière l'habitation. Arrivée au sommet, elle embrassa du regard la ligne imposante de la chaîne de montagnes. Au loin, sur la droite, dominait un pic abrupt, appelé Majuba et souvent enveloppé de nuages. Ce jour-là, on le voyait distinctement, et il sembla à la jeune fille que le bruit sourd, apporté par la brise, venait de là. Du reste elle ne vit rien. Bientôt l'écho se tut et elle pensa que, peut-être, elle n'avait entendu que celui d'un orage lointain.

Le lendemain, elle apprit que c'était bien le grondement de la grosse artillerie, couvrant la retraite des troupes anglaises sur les flancs du mont Majuba. Après cela, Silas Croft commença à se sentir quelque peu découragé; les revers se succédaient avec une telle obstination, que même sa foi robuste en la valeur britannique en était ébranlée.

Quatre semaines s'écoulèrent dans l'incertitude. Des bruits incessants couraient dans le pays, apportés soit par des indigènes, soit par des Boers de passage. Silas refusait d'y croire. Bientôt pourtant, il devint certain qu'un armistice était conclu entre les Anglais et les Boers, mais on en ignorait les termes et le but. Silas Croft fut d'avis que les Boers, effrayés par l'approche de forces anglaises considérables, se soumettaient sans plus lutter; quant à Bessie, elle hocha la tête avec incrédulité.

Un jour, c'était celui où John et Jess avaient quitté Prétoria, un Cafre apporta la nouvelle que l'armistice était rompu, que les Anglais s'avançaient en grand nombre, allaient forcer le Défilé et délivrer Prétoria. Les yeux de Bessie brillèrent à nouveau et Silas rayonna de joie.

«Il était temps! s'écria-t-il; depuis près de deux mois, j'avais presque honte de mon titre d'Anglais. Mais tout cela va finir; je savais bien qu'on ne nous abandonnerait pas.»

Et le vieillard, se redressant, se frappant la poitrine, avait l'air brave et fier, comme s'il eût été âgé de vingt-cinq ans, au lieu de soixante-dix.

Le reste du jour et les deux suivants s'écoulèrent sans qu'on reçût d'autres nouvelles; mais le lundi 23 mars, l'orage éclata.

Vers onze heures, Bessie venait de terminer ses occupations du matin, et son oncle, debout dans le salon, s'essuyait le front avec son foulard rouge, car il rentrait de sa tournée quotidienne à la ferme.

«Pas de nouvelles des troupes, Bessie? demanda-t-il, par la porte entre-bâillée.

—Non, mon oncle», répondit-elle, les larmes aux yeux, et soupirant au souvenir de celui dont elle n'espérait plus de nouvelles.

«Enfin! bon courage! ces sortes de choses prennent du temps, surtout avec nos soldats qui sont si lents! On aura dû attendre quelque chose, des canons ou des munitions; mais je suis sûr que nous aurons des nouvelles aujourd'hui.»

Il parlait encore, lorsque Jantjé accourut, tout bouleversé.

«Les Boers, Baas, les Boers! cria-t-il. Ils viennent avec un chariot; ils sont vingt; Frank Muller est à leur tête, sur son cheval noir; Hans Coetzee et le sorcier borgne le suivent. Je me cachais derrière un arbre dans l'avenue, quand je les ai aperçus. Ils vont s'emparer du domaine.»

Sans attendre pour donner d'autres explications, Jantjé se glissa à travers la maison et se cacha quelque part sur la colline, car il était, comme la plupart des Hottentots, extrêmement lâche.

Le vieillard jeta un regard effaré sur Bessie qui se tenait debout, pâle et tremblante, près de la porte. Ayant entendu des pas précipités sur l'avenue qui passait devant la maison, il se dirigea vers la porte-fenêtre. Une demi-douzaine de Cafres, employés à la ferme, avaient aperçu les Boers, jeté leurs outils et fuyaient vers la montagne. Comme ils passaient, un coup de feu retentit et le dernier d'entre eux, un jeune garçon de douze ans, roula sur le sol, frappé d'une balle entre les deux épaules. Bessie entendit ce cri: «Bien tiré, bien tiré!» puis le rire féroce qui suivit la chute de l'enfant et le piétinement des chevaux dans l'avenue.

«Oh! mon oncle, dit-elle, que faire?»

Le vieillard, sans répondre, alla prendre un fusil au râtelier, s'assit dans un fauteuil de bois qui faisait face à la porte-fenêtre et fit signe à sa nièce de venir le rejoindre.

«Nous les attendrons ainsi, dit-il; ils verront que nous n'avons pas peur d'eux. Ne craignez rien, ma chérie; ils n'oseront pas nous toucher; ils craindront les conséquences.»

A peine prononçait-il ces mots, que la cavalcade parut, conduite, ainsi que l'avait dit Jantjé, par Frank Muller, sur son cheval noir; après lui venaient Hans Coetzee, sur son gros poney, et le sorcier Hendrik, monté sur un animal indéfinissable: il portait un fusil et une zagaie à la main. Derrière eux suivaient quinze ou seize hommes armés, parmi lesquels Silas Croft reconnut la plupart des voisins près de qui, depuis vingt ans, il vivait en paix et amitié.

Devant la maison, ils s'arrêtèrent pour regarder autour d'eux. Ils ne voyaient pas encore bien à l'intérieur, à cause du contraste entre la brillante lumière du dehors et l'ombre au dedans.

«Les oiseaux se seront envolés, neveu, dit Hans Coetzee; ils auront eu vent de notre petite visite.

—Ils ne peuvent être loin, répondit Muller. Je les ai fait surveiller et je sais qu'ils n'ont pas quitté ces lieux. Descendez de cheval, Om Coetzee, et vous aussi, Hendrik, et regardez dans la maison.»

Le Cafre obéit avec empressement et dégringola aussitôt de sa monture, mais le Boer hésita.

«L'oncle Silas est très vif, dit-il; il pourrait bien tirer, s'il voyait envahir sa maison.

—Taisez-vous! tonna Frank Muller, et faites ce que je vous ordonne.

—Ah! le diable d'homme!» murmura l'infortuné Hans Coetzee, en se préparant à obéir.

Pendant ce temps, Hendrik avait sauté sous la véranda et, de son œil unique, explorait l'intérieur.

«Les voilà, Baas, les voilà: le vieux coq et la petite poulette.» D'un coup de pied il ouvrit violemment la porte-fenêtre et l'on vit alors le vieillard assis dans son fauteuil, une carabine sur les genoux, et tenant sa belle nièce par la main. Frank mit pied à terre et s'avança, suivi d'une douzaine de Boers.

«Que voulez-vous, Frank Muller? pourquoi venez-vous chez moi avec tous ces hommes armés? demanda Silas Croft, sans se lever.

—Je vous somme, Silas Croft, de vous rendre pour être jugé comme traître et rebelle à la République. Je regrette», ajouta Muller, en saluant Bessie, qu'il n'avait pas quittée des yeux depuis son arrivée, «d'être obligé de vous arrêter devant une dame, mais mon devoir ne me laisse pas de choix.

—Je ne vous comprends pas, répondit Silas. Je suis le sujet de la reine Victoria; je suis Anglais. Comment donc puis-je être rebelle à aucune république? Je suis Anglais», répéta-t-il, d'une voix si forte, que chacun des Boers put l'entendre, «et je ne reconnais l'autorité d'aucune république. Cette maison est la mienne et je vous somme de la quitter, au nom de mes droits de sujet anglais.

—Ici, interrompit Muller froidement, les Anglais n'ont pas de droits, si ce n'est ceux que nous leur accordons.

—Fusillez-le, cria une voix.

—Silas Croft, voulez-vous vous rendre? demanda Muller, de la même voix froide.

—Non! répondit le vieillard avec force; je ne me rends pas à des rebelles armés contre la Reine. Je tire sur le premier qui ose me toucher.» Et se levant, il arma sa carabine.

«Faut-il tirer, Baas? faut-il tirer?» demanda le sorcier borgne, jouant avec la détente de son vieux fusil. Pour toute réponse, Muller lui frappa le visage du revers de sa main et dit à Hans Coetzee:

«Arrêtez cet homme.»

Le pauvre Hans hésita. La nature ne l'avait pas doué d'un grand courage et la vue de ce canon de fusil le faisait défaillir. Il se mit à balbutier des excuses.

«Vous décidez-vous, notre oncle, ou faut-il que je vous dénonce au général, comme ami des Anglais?» lui dit le malicieux Muller, qui se faisait un jeu de la lâcheté bien connue du personnage.

« J'y vais; certainement j'y vais, neveu. Excusez-moi,... une petite faiblesse,... la chaleur du soleil.... Mais je vais saisir le rebelle.... Un de ces jeunes gens aura peut-être l'obligeance de détourner son attention? C'est un homme violent,... je le connais depuis longtemps,... et un homme violent qui tient un fusil.... vous savez, cher cousin....

—Y allez-vous? répéta le maître terrible.

—Oui, oui, certainement. Cher oncle Silas, je vous en prie, déposez ce fusil; c'est si dangereux! Ne me regardez pas comme un taureau furieux, mais acceptez le joug. Vous êtes vieux, oncle Silas; nous ne voudrions pas vous faire de mal. Allons, venez, venez», poursuivit Hans, lui faisant signe de la main, comme à un cheval ombrageux qu'on veut amadouer.

«Hans Coetzee, traître et menteur que vous êtes, lui cria le vieillard, si vous faites un pas, par le ciel! je vous envoie une balle.

—Avancez, Hans, frappez-le sur la tête!» criaient les insulteurs, de la fenêtre, très soigneux, du reste, de s'écarter à droite et à gauche, afin de laisser un passage libre à la balle attendue.

Hans n'y tint plus! Il fondit en larmes, et Muller, le seul qui gardât son sang-froid, le saisit par le bras et, de toute sa force, le lança contre Silas. Il avait ses raisons pour désirer que celui-ci tuât quelqu'un et, comme il méprisait et détestait Hans Coetzee, il le choisissait pour victime.

La carabine fut levée, mais à cet instant, Bessie, qui jusque-là était restée immobile, effarée, comprenant que le sang versé compliquerait encore la situation, se précipita sur l'arme qui partit; seulement la balle dévia et, au lieu de tuer Hans, se contenta de lui couper l'oreille et se perdit ensuite par la fenêtre. En un clin d'œil, la pièce fut remplie de fumée, Hans Coetzee se mit à hurler d'effroi et de douleur et, profitant du désordre, trois ou quatre hommes guidés par Hendrik, se précipitèrent dans la chambre et sur Silas Croft appuyé au mur, son fusil brandi au-dessus de sa tête, en guise de massue.

Quand les assaillants furent près de lui, ils hésitèrent, car, si vieux qu'il fût, il n'avait pas l'air rassurant. On eût dit un vieux lion acculé. Bientôt un des hommes essaya de le frapper, le manqua et, avant qu'il pût battre en retraite, Silas lui asséna un coup de crosse qui l'envoya rouler par terre, comme un bœuf assommé. Alors on l'entoura, mais il continua son jeu de moulinet avec son fusil et repoussa un second assaillant. A ce moment, le sorcier Hendrik, qui guettait l'occasion, frappa sa tête chauve du canon de son vieux fusil et le vieillard tomba. Heureusement le coup n'avait pas été porté avec beaucoup de force, et la blessure ne fut pas profonde. Mais quand les Boers virent Silas à terre, ils se jetèrent tous sur lui et l'auraient sans doute achevé à coups de pieds, si Bessie, poussant un grand cri, ne se fût précipitée sur son corps et ne l'eût entouré de ses bras.

Alors Frank Muller eut peur qu'elle ne fût blessée et intervint. D'un seul bond il fut au milieu des combattants, les jeta de tous côtés, grâce à sa grande force, comme autant de pièces d'un jeu de quilles, et réussit enfin à relever Silas.

«Emmenez-le d'ici», cria-t-il; et le vieillard, sa couronne de cheveux blancs tout ensanglantée, fut saisi, poussé, frappé, insulté, entraîné d'abord sous la véranda, puis dans l'allée, et enfin à l'espace découvert où l'étendard anglais, qu'il avait hissé deux mois auparavant, déployait fièrement ses plis à la brise. Là il tomba sur le gazon, le dos appuyé au mât, et demanda, d'une voix faible, de l'eau.

Bessie qui sanglotait, le cœur déchiré d'angoisse et d'indignation, fendit la foule pour courir à la maison et rapporter le verre d'eau. Une de ces brutes essaya de le renverser, mais elle l'évita et le donna à son oncle qui le but avidement.

«Merci, merci, ma chérie, dit-il; ne vous alarmez pas; je n'ai pas grand mal. Ah! si John eût été ici! Avertis une heure seulement à l'avance, nous aurions défendu la maison contre eux tous.»

Pendant ce temps, l'un des Boers, monté sur les épaules des autres, avait réussi à détacher la corde qui retenait le drapeau, et, après l'avoir renversé, l'avait mis à mi-mât en criant: «Vive la République!»

«Peut-être l'oncle Silas ne sait-il pas que nous sommes de nouveau en République? dit, d'un ton moqueur, l'un des voisins du vieux Croft.

—De quelle république parlez-vous? répondit le vieillard; le Transvaal est une colonie britannique.»

Il y eut un éclat de rire.

«Le gouvernement britannique s'est rendu, riposta le même homme. Il renonce au pays et doit l'évacuer dans les six mois.

—C'est un mensonge! dit Silas, bondissant sur ses pieds; un lâche mensonge. Quiconque prétend que les Anglais ont abandonné le pays à quelques milliers de bandits comme vous, et trahi de loyaux sujets, est un menteur, vomi par l'enfer.»

Il y eut un nouvel éclat de rire et, lorsqu'il prit fin, Frank Muller s'avança.

«Ce n'est pas un mensonge, Silas Croft, dit-il, et les lâches ne sont pas les Boers qui vous ont battus bien des fois, mais vos soldats, qui se sont toujours enfuis et votre gouvernement qui suit l'exemple de vos soldats. Regardez, ajouta-t-il, en tirant un papier de sa poche, vous connaissez cette signature, je pense? C'est celle du Triumvirat; écoutez ce qu'il dit:

«Très cher Herr Muller,

«Les présentes sont pour vous informer que, par la force des armes qui combattent pour le droit et la liberté, et aussi par la lâcheté du gouvernement britannique, de ses généraux et de ses soldats, nous avons, de par la volonté du Tout-Puissant, conclu aujourd'hui une paix glorieuse avec l'ennemi. Le gouvernement britannique cède sur presque tous les points et ne sauve que les apparences. La République sera rétablie et les dernières troupes quitteront le pays dans six mois. Faites savoir ceci à tous et n'oubliez pas de rendre grâces à Dieu pour nos victoires.»

Les Boers acclamèrent cette lecture et Bessie se tordit les mains. Quant au vieillard, il s'appuya au mât et sa tête ensanglantée se courba sur sa poitrine, comme s'il allait s'évanouir. Puis tout à coup il se releva, et, les poings crispés, brandis en l'air, éclata en un tel torrent de malédictions, que les Boers eux-mêmes reculèrent un instant, muets devant l'explosion de cette fureur qui puisait sa force dans un excès d'humiliation.

C'était un spectacle effrayant de voir ce sage et pieux vieillard, le visage meurtri, ses cheveux blancs souillés de sang, ses vêtements en lambeaux, frapper la terre du pied, menacer ceux qui l'entouraient, blasphémer son créateur, maudire le jour où il était né, couvrir d'insultes sa patrie bien-aimée, son titre d'Anglais, le gouvernement qui l'abandonnait et tomber enfin en convulsions, à l'ombre de son drapeau déshonoré!


CHAPITRE XXVIII

BESSIE EST MISE A LA QUESTION

Pendant ce temps, un autre drame se jouait derrière la maison. Après que le sorcier Hendrik eut renversé Silas Croft et aidé à le traîner jusqu'au mât du drapeau, l'idée lui vint qu'il pourrait bien profiter du désordre général, pour son propre compte. En conséquence, au moment ou Frank Muller se mettait à lire la dépêche du Triumvirat, il se glissa dans la maison déserte, afin de voir ce qu'il pourrait voler. Passant par le salon, il s'appropria la montre et la chaîne d'or de Bessie, présents de son oncle aux avant-dernières fêtes de Noël; ensuite il passa dans la cuisine, où il trouva une belle provision de couverts d'argent. Il les engloutit dans les vastes poches de la capote militaire fort délabrée, dont il était vêtu, non sans être troublé par les aboiements de Stomp, le chien qui l'avait si malmené quelques semaines auparavant et qui, pour le moment, était enchaîné à sa niche, près de la cuisine. Ayant reconnu, par la fenêtre, que le pauvre animal ne pouvait se défendre, il se prépara, avec une joie infernale, à se venger de lui. Il avait laissé son fusil sur le gazon, mais il tenait encore sa zagaie. Il sortit par la porte de la cuisine, s'avança jusqu'à quelques pas du chien qui le reconnut aussitôt et devint fou de fureur, s'amusa pendant quelques instants à l'irriter par ses gestes, et enfin, craignant que le vacarme n'attirât l'attention, il transperça tout à coup la pauvre bête de sa zagaie, et s'accroupit ensuite sur le sol, pour mieux jouir des convulsions d'agonie de sa victime.

Il se croyait seul, et se trompait, car le Hottentot Jantjé s'était faufilé à travers les hautes herbes et les broussailles, de l'autre côté du mur, et son corps presque noir se pressait contre les pierres de la même couleur, de telle sorte qu'un œil inexpérimenté n'aurait pu le distinguer à douze pas. De temps à autre, il levait la tête au-dessus du mur, observait le sorcier, sans trop savoir quel parti prendre, et pendant qu'il hésitait, Hendrik tua le chien.

Or Jantjé avait l'amour des animaux qui généralement se rencontre chez les Hottentots et manque, au contraire, absolument aux Cafres. En outre, il affectionnait particulièrement Stomp, qui l'accompagnait toujours dans les occasions assez rares où il lui convenait de marcher comme un homme, au lieu de ramper comme un tigre, ou de se glisser comme un serpent. Le supplice de Stomp lui inspira donc un vif désir de vengeance, mais à la condition cependant qu'il n'y eût pas de péril pour lui. Il en cherchait le moyen, lorsque Hendrik donna un coup de pied au chien, retira sa zagaie du cadavre, et, pris subitement du désir de cacher son méfait, ôta le collier, enleva l'animal dans ses bras, le porta, non sans peine, dans la maison, et le dissimula sous la table de la cuisine. Ceci fait, il revint au mur, construit de pierres sans ciment, en retira une, déposa la montre et les couverts d'argent dans la cavité, et replaça la pierre. Puis, avant que Jantjé pût se rendre compte de ses intentions, il alluma une allumette, regarda autour de lui pour s'assurer que personne ne l'observait, leva le bras autant qu'il put et appliqua l'allumette au chaume épais qui servait de toit à l'habitation. Il n'était pas tombé de pluie depuis plusieurs jours et, grâce au soleil et au vent, le chaume était parfaitement sec. Aussi le feu embrasa le toit en une seconde.

Hendrik s'arrêta, les épaules appuyées au mur derrière lequel se trouvait Jantjé, et se frotta joyeusement les mains en admirant son ouvrage. La tentation fut irrésistible pour le Hottentot; la provocation était trop directe et l'occasion trop belle.

Il tenait le fameux bâton aux entailles. Le soulevant des deux mains, il frappa de toute sa force avec le gros bout le crâne sans défense du coquin.

Malgré la dureté du crâne, le mécréant tomba comme mort. Jantjé se hissa par-dessus le mur, souleva son ennemi évanoui, le traîna par un bras dans la cuisine et le fit rouler sous la table, en compagnie du chien mort. Ensuite, rempli d'une horrible joie, il se glissa dehors, ferma la porte à double tour et rampa jusqu'à une petite plantation située à quatre-vingts mètres environ, sur la droite de la maison, d'où il pourrait voir les progrès du feu et tout ce que feraient les Boers.

Dix minutes plus tard, Hendrik reprit ses sens pour se voir environné de flammes dans lesquelles il périt, sans qu'on pût entendre ses cris désespérés.

Au pied du mât, le pauvre Silas Croft se tordait dans les convulsions, malgré les soins de Bessie; au milieu d'un cercle de Boers qui fumaient, riaient et se donnaient des airs de triomphateurs.

Frank Muller contemplait avec un infernal sourire le beau visage de Bessie baigné de larmes.

Tout à coup il s'arrêta et jeta un cri, en montrant le toit d'où s'échappaient des panaches de fumée bleuâtre.

«Qui a mis le feu? cria-t-il. Par le ciel! je le ferai fusiller.»

Les Boers regardèrent stupéfaits. En un instant, le toit flamba comme de l'amadou, avec une rapidité extraordinaire. C'était l'heure où souvent une brise légère soufflait de la colline et bientôt elle inclina les flammes en un arc immense, vers les Boers qui ne tardèrent pas à sentir la chaleur et la fumée leur brûler le visage.

«Oh! la maison brûle!» cria Bessie, complètement écrasée par ce nouveau malheur.

«Ici tous, ordonna Muller, et voyez si l'on peut sauver quelque chose. On étouffe ici; il faut en sortir.»

A ces mots il se baissa, prit Silas Croft dans ses bras et, suivi de Bessie, le porta dans la plantation où Jantjé s'était réfugié. Au centre se trouvait une petite clairière entourée de jeunes orangers et gommiers. Là, il déposa le vieillard sur une couche d'herbe et de feuilles sèches, et s'éloigna sans un mot, pour se rendre compte des progrès de l'incendie; déjà l'on ne pouvait plus approcher de la maison. En un quart d'heure, l'intérieur ne fut plus qu'un bûcher incandescent; au bout d'une demi-heure, il ne restait debout que les murs extérieurs, épais et faits de pierre, au-dessus desquels s'étendait un sombre voile de fumée. Belle-Fontaine n'était plus qu'une ruine noircie; les communs et dépendances, couverts en fer galvanisé, restaient seuls intacts.

Il y avait à peine cinq minutes que Muller était parti, lorsque, à la grande joie de Bessie, son oncle ouvrit les yeux et put s'asseoir.

«Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? dit-il. Ah! je me souviens. Qu'est-ce que cette odeur de feu? Auraient-ils incendié la maison?

—Hélas! oui, mon oncle», répondit Bessie en pleurant amèrement.

Le vieillard poussa un gémissement.

«Il m'avait fallu dix ans pour la construire, morceau par morceau, presque pierre par pierre, et maintenant tout est détruit! Pourquoi pas? Que la volonté de Dieu soit faite! Donnez-moi votre bras, ma chérie; je voudrais de l'eau; je me sens bien faible.»

Elle obéit, toujours sanglotant. A une courte distance, sur la limite de la plantation, coulait un petit ruisseau; Silas but avidement et lava ensuite son visage et sa blessure.

«Calmez-vous, chère enfant; je n'ai pas grand mal; je me sens mieux. Je crains d'avoir été absurde. Je n'ai pas assez appris à supporter le malheur et le déshonneur et, comme Job, il me semblait que Dieu nous avait abandonnés. Mais à présent je dis: Que sa volonté soit faite! Que vont-ils faire maintenant? Ah! nous le saurons bientôt, car voici notre ami Frank Muller.

—Je suis bien aise de voir que vous avez repris vos sens, oncle Croft, dit Frank poliment, et je regrette d'avoir à vous dire que la maison est perdue. Croyez-moi, si je tenais celui qui a mis le feu, je le ferais fusiller. Je n'avais ni le désir, ni l'intention de détruire votre propriété.»

Le vieillard inclina la tête sans répondre; son ardeur semblait éteinte.

«Quel est votre bon plaisir, monsieur? demanda Bessie. Peut-être, maintenant que nous sommes ruinés, nous permettrez-vous d'aller au Natal; je suppose que le pays est encore anglais?

—Oui, miss Bessie, il est encore anglais, pour le moment; bientôt il sera hollandais, mais je regrette de ne pouvoir vous y laisser aller. J'ai l'ordre de vous faire prisonniers tous deux et de faire juger votre oncle par un conseil de guerre. La remise, poursuivit-il vivement, et les deux petites pièces y attenant, n'ont pas été atteintes par le feu. Je les ferai préparer pour vous et, aussitôt que la chaleur sera supportable, on vous y conduira.»

Il se tourna vers les hommes qui l'avaient suivi et donna rapidement des ordres, que deux d'entre eux allèrent exécuter.

Silas Croft continuait à garder le silence; il ne paraissait même ni surpris, ni indigné de tout cela; mais la pauvre Bessie, absolument anéantie, ne savait plus que dire à cet homme terrible et inaccessible aux remords, qu'elle voyait si calme et si froid devant eux.

Muller s'arrêta un instant et réfléchit en caressant sa barbe, puis s'adressa de nouveau à deux Boers restés derrière lui.

«Vous monterez la garde auprès du prisonnier et vous ne permettrez à personne de communiquer avec lui. Aussitôt que la petite pièce de gauche des écuries sera prête, vous l'y placerez, en ayant soin qu'il soit pourvu de tout le nécessaire. S'il s'échappe, s'il parle à quelqu'un, ou s'il est maltraité, vous serez responsables. Comprenez-vous?

—Oui, Meinheer.

—Très bien; n'oubliez rien. Et maintenant, miss Bessie, je vous demande un moment d'entretien.

—Non, monsieur; je ne veux pas quitter mon oncle.

—Je crains que vous n'y soyez forcée, répondit-il avec un froid sourire. Je vous supplie de réfléchir. Il y va de votre intérêt, à vous et à votre oncle; je vous conseille de venir.»

Bessie hésitait. Elle haïssait cet homme; elle avait de bonnes raisons pour se méfier de lui et pour craindre un tête-à-tête.

Tandis qu'elle hésitait, les deux Boers que Muller avait chargés de surveiller son oncle, se placèrent entre elle et lui. Muller fit quelques pas sur la droite; en désespoir de cause, elle le suivit et le rejoignit sous un oranger touffu, où elle attendit qu'il lui adressât la parole.

«Qu'avez-vous à me dire?» demanda-t-elle enfin, une main pressée sur son cœur pour en calmer les battements. Son instinct de femme lui faisait deviner ce qui allait venir et elle s'efforçait de prendre courage.

«Voici, miss Bessie, dit Frank Muller; depuis des années je vous aime et je désire vous épouser. Une fois encore, je vous demande d'être ma femme.

—Monsieur Frank Muller, répondit-elle, son énergie faisant tête à l'orage, je vous remercie de votre proposition, et tout ce que je peux vous dire, c'est que je la repousse une fois pour toutes.

—Réfléchissez, répéta-t-il. Je vous aime comme les femmes ne sont pas souvent aimées. Vous êtes dans ma pensée jour et nuit. Dans tout ce que j'ai fait, à chaque échelon que j'ai gravi, je me suis dit: C'est pour Bessie Croft que je veux épouser. Tout est bien changé dans ce pays. La rébellion est victorieuse. C'est moi qui ai déterminé la guerre, afin de vous conquérir. Je suis un homme important maintenant, et je le serai davantage. Vous grandirez avec moi. Réfléchissez.

—J'ai réfléchi et je ne veux pas vous épouser. Vous osez me le demander, sur les ruines de ma maison en cendres, après m'en avoir arrachée avec mon pauvre vieil oncle! Je vous hais, entendez-vous? et je ne veux pas vous épouser. Je préférerais épouser un Cafre plutôt que vous, Frank Muller, si grand que vous puissiez être.»

Il sourit. «C'est à cause de l'Anglais Niel que vous me parlez ainsi? Il est mort. A quoi bon rester fidèle à un mort?

—Mort ou vivant, je l'aime de tout mon cœur et, s'il est mort, c'est par la main des vôtres, et son sang s'élève entre nous.

—Il est mort et j'en suis bien aise, reprit-il. Une fois encore, est-ce votre dernier mot?

—Oui.

—Très bien. Alors, moi je vous dis que vous m'épouserez ou....

—Ou quoi?

—Ou que votre oncle, ce vieillard que vous aimez tant, mourra!

—Que voulez-vous dire? demanda-t-elle d'une voix étouffée.

—Ce que je dis; ni plus ni moins. Croyez-vous que je laisserai la vie d'un vieillard s'interposer entre moi et mon désir? Jamais! si vous ne voulez pas m'épouser, Silas Croft sera mis en accusation pour tentative de meurtre et haute trahison, dans le délai d'une heure; dans une heure et demie il sera condamné à mort, et demain, à l'aube, il mourra par mon ordre. Je commande ici, avec droit de vie et de mort, et je vous affirme qu'il mourra! Que son sang retombe sur votre tête!»

Bessie saisit l'arbre pour se soutenir.

«Vous n'oserez pas, murmura-t-elle; vous n'oserez pas assassiner un vieillard innocent.

—Je n'oserai pas! Il faut que vous me connaissiez bien peu, Bessie Croft, pour parler de ce que je n'oserai pas faire, afin de vous conquérir. Pour cela, il n'est rien que je n'ose, ajouta-t-il, de sa belle voix sonore. Écoutez-moi. Promettez de m'épouser demain matin; je ferai venir le prêtre de Wakkerstroom, et votre oncle sera libre comme l'air, quoiqu'il soit traître au pays, quoiqu'il ait essayé de tuer un citoyen, après la conclusion de la paix. Refusez et il mourra. Choisissez.

—J'ai choisi, répondit-elle avec emportement. Frank Muller, parjure et traître, assassin que vous êtes, je ne vous épouserai pas.

—Très bien, très bien, Bessie; comme il vous plaira. Un mot encore. Vous ne direz pas que je ne vous ai pas prévenue. Si vous persistez, votre oncle mourra, mais vous ne m'échapperez pas. Vous ne voulez pas m'épouser? Même en ce pays, où je peux tant de choses, je ne peux pas vous y contraindre. Mais je peux vous forcer à être ma femme de fait, sinon en titre; et cela, je le ferai, quand votre oncle sera couché dans sa tombe. Je vous donnerai le choix une fois encore, mais une seule, après le jugement. Si vous refusez, il mourra, et ensuite je vous enlèverai de force et, dans huit jours, ma belle, vous serez trop heureuse de m'épouser pour couvrir votre honte.

—Vous êtes un démon, Frank Muller, un démon maudit. Mais vous ne m'effrayerez pas jusqu'au déshonneur. Je me tuerai et Dieu m'aidera!»

Elle se couvrit le visage de ses mains et fondit en larmes.

«Vous êtes charmante, quand vous pleurez, dit-il en riant; demain je sécherai vos larmes sous mes baisers. Comme il vous plaira! Holà!» cria-t-il à des hommes qui contemplaient les progrès de l'incendie, «venez ici.»

Quelques-uns obéirent. Il leur donna, au sujet de Bessie, les mêmes ordres qu'il avait déjà donnés pour Silas Croft. Elle devait être enfermée dans la petite chambre de l'autre côté des remises et ne communiquer avec personne. Il ajouta:

«Priez les citoyens de s'assembler dans la remise, afin de juger l'Anglais Silas Croft, pour trahison envers l'État et tentative de meurtre contre l'un de nous, pendant qu'il exécutait les ordres du Triumvirat.»

Deux hommes s'avancèrent, saisirent Bessie par les bras et, se soutenant à peine, elle fut conduite à travers la petite plantation, et ensuite par le chemin qui passait entre la colline et la maison, jusqu'à la pièce qui allait lui servir de prison. C'était une sorte de magasin rempli de sacs de pommes de terre et de farine. Là, on l'enferma.

Cette pièce n'avait pas de fenêtre; il n'y pénétrait un peu de jour que par les fentes de la porte et un trou ménagé dans le mur du fond, pour laisser entrer un peu d'air. Bessie tomba sur un sac de farine à moitié plein, et essaya de réfléchir. Sa première pensée fut de s'évader, mais elle en reconnut vite l'impossibilité. La porte épaisse était bien verrouillée; une sentinelle montait la garde devant; une autre était placée derrière le mur du fond. La jeune fille examina celui qui la séparait de la remise. Les briques dont il était construit s'étaient un peu disjointes, de sorte que, par les fentes, elle pouvait voir ce qui se passait de l'autre côté. Là aussi elle trouverait des hommes armés. Mais, en supposant même qu'elle réussît à s'évader, pouvait-elle abandonner son vieil oncle à son sort?


CHAPITRE XXIX

CONDAMNÉ A MORT

Pendant une demi-heure, le silence ne fut troublé que par les pas des sentinelles et la chute de quelques pans de murs calcinés. L'odeur de poussière et de fumée, la chaleur du soleil sur le toit de zinc, rendaient la petite chambre où se trouvait Bessie presque intolérable, et elle crut s'évanouir. Un peu d'air venait par une des fentes dans le mur de la remise; elle y appuya sa tête, afin de n'en rien perdre et de voir ce qui pourrait se passer. Bientôt plusieurs Boers entrèrent dans la remise et en retirèrent tous les chariots, excepté un seul qu'ils placèrent contre le mur opposé à celui contre lequel s'appuyait Bessie, puis ils disposèrent divers bancs et pièces de bois, et Bessie comprit qu'ils préparaient tout pour le conseil de guerre. Frank Muller n'avait pas menacé en vain.

Peu après, tous les Boers, à l'exception des sentinelles, défilèrent dans la remise et se placèrent sur deux rangs, dans le grand chariot qu'ils avaient gardé. Ensuite parut Hans Coetzee, la tête bandée avec un mouchoir taché de sang; il était pâle, et tremblait un peu, mais Bessie vit bien qu'il n'avait pas grand mal. Après lui entra Frank Muller, pâle aussi et l'air terrible, et aussitôt les rires et les plaisanteries cessèrent. D'ordinaire, le grand obstacle à toute organisation chez les Boers, est la difficulté d'obtenir l'obéissance de tous envers l'un d'eux; mais, très évidemment, il n'en était pas ainsi pour Muller: son ascendant était incontesté et incontestable.

Il s'avança sans hésiter, vers un banc placé seul, dans un espace vide, et s'assit avec sa carabine entre les jambes. Il y eut un silence, puis Bessie vit son vieil oncle amené par deux Boers qui s'arrêtèrent avec lui, au milieu de l'espace vide, à trois pas du président. Au même instant, Hans Coetzee grimpa dans un petit dog-cart qu'on avait disposé pour servir de banc des témoins et Muller tira de sa poche un carnet et un crayon.

«Silence! dit-il. Nous sommes assemblés ici, en conseil de guerre, pour juger l'Anglais Silas Croft. Il est accusé de s'être, par ses actes et par ses paroles, traîtreusement révolté contre le gouvernement, notamment en continuant d'arborer le drapeau anglais, après que ce pays eût été rendu à la république. En outre, d'avoir tenté d'assassiner un citoyen de la République, en tirant sur lui, avec un fusil chargé. Si ces accusations sont prouvées, il méritera la mort, d'après la loi martiale.

«Prisonnier Croft, que répondez-vous à ces accusations?»

Le vieillard, qui semblait calme et maître de lui, regarda son juge et répondit:

«Je suis sujet anglais. Je n'ai fait que défendre ma maison, après que vous aviez tué l'un de mes serviteurs. Je ne reconnais pas votre juridiction et je refuse de me défendre.»

Frank Muller reprit, après avoir inscrit quelques notes:

«Je récuse l'objection du prisonnier, quant à la juridiction de la Cour. Quant aux accusations, nous allons entendre les témoignages. Sur la première, nous sommes fixés, puisque nous avons tous vu flotter le drapeau anglais. Sur la seconde, nous allons entendre le citoyen Hans Coetzee, qui a été attaqué.

«Hans Coetzee, jurez-vous, au nom de Dieu et de la République, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité?

—Au nom du Seigneur tout-puissant, je le jure», répondit Hans Coetzee, du véhicule où il s'était installé.

«Parlez donc.

—J'entrais dans la maison du prisonnier pour l'arrêter, afin d'obéir à vos ordres respectés, quand le prisonnier leva sa carabine et tira sur moi. La balle me coupa l'oreille, me causant une vive souffrance et une abondante perte de sang. C'est là mon témoignage.

—Très bien! c'est la vérité», dirent quelques-uns des hommes assis dans le chariot.

«Prisonnier, avez-vous quelque question à poser au témoin? demanda Muller.

—Aucune; je n'admets pas votre juridiction, répéta le vieillard, avec énergie.

—Le prisonnier refuse d'interroger le témoin et, de nouveau, je récuse son objection. Messieurs, désirez-vous entendre d'autres témoignages?

—Non, non.

—Trouvez-vous le prisonnier coupable de ce dont on l'accuse?

—Oui, oui.»

Muller prit une note et poursuivit:

«Alors, le prisonnier ayant été reconnu coupable de haute trahison et de tentative de meurtre, il ne reste plus qu'à décider du châtiment que la loi doit infliger à de si grands crimes. Tout homme rendra son verdict après avoir dûment considéré s'il peut en aucune façon, d'après la voix sainte de sa conscience et les inspirations de la miséricorde, étendre sa merci jusqu'au prisonnier. En qualité de commandant et de président de la Cour, j'ai le droit de voter le premier et je dois vous dire, Messieurs, que je sais combien est lourde ma responsabilité devant Dieu et devant mon pays; je dois aussi vous recommander de ne pas vous laisser influencer ou entraîner par ma décision, car je ne suis, comme vous tous, qu'un homme sujet à l'erreur.

—Écoutez, écoutez», s'écria-t-on du chariot, quand il s'arrêta pour juger de l'effet produit par son discours.

«Messieurs et citoyens, mon inclination naturelle est en faveur du pardon. Le prisonnier est un vieillard, qui a vécu longtemps parmi nous comme un frère. C'est en réalité l'un des pionniers et, quoique Anglais, l'un des pères du pays. Pouvons-nous condamner un tel homme à une mort sanglante, surtout quand nous savons qu'il est le soutien d'une jeune nièce?

—Non, non, cria-t-on, en réponse à cet adroit appel aux meilleurs sentiments de la nature humaine.

—Messieurs, ces sentiments vous font honneur. Mon propre cœur aussi a, tout d'abord, crié: Non, non! Quelles que soient ses fautes, que le vieillard soit pardonné! Mais la réflexion est venue. Sans doute le prisonnier est vieux, mais son âge n'aurait-il pas dû lui enseigner la sagesse? Ce qu'on pardonne à la jeunesse, doit-il être pardonné à la mûre expérience de l'âge? Un homme a-t-il le droit de tuer et de trahir, parce qu'il est vieux?

—Non, certainement non, crièrent les mêmes voix, sur le chariot.

—Vient ensuite la seconde considération. Il était un ancien, un des pères du pays. N'aurait-il pas dû, en conséquence, refuser de le trahir au profit des Anglais impies et cruels? Car, Messieurs, bien que cette accusation ne soit pas portée contre lui, nous devons nous rappeler, pour comprendre toute sa conduite, que le prisonnier fut un de ces vils traîtres qui vendirent le pays à Shepstone? N'est-il pas contre nature qu'un père vende son propre enfant pour en faire un esclave? N'est ce pas un de ces cas où la justice s'oppose à la miséricorde?

—Certainement, certainement», s'écrièrent ces braves gens qui, presque tous, avaient voté l'annexion.

«Et puis, autre chose encore: cet homme a une nièce et tous les honnêtes gens doivent avoir soin que la jeunesse ne soit pas abandonnée sans ressources et sans protection, de peur qu'elle ne grandisse dans la haine et au préjudice de l'État. Mais en cette circonstance, ceci n'est pas à craindre, car le domaine revient légalement à la jeune fille et ce sera pour elle une bonne fortune d'être délivrée de ce vieillard violent et sans conscience. Et maintenant, vous ayant exposé mes arguments pour et contre, vous ayant adjurés de voter selon votre conscience, je fais connaître mon vote. C'est...», et, au milieu du plus profond silence, il se tourna vers le vieux Silas, dont pas un muscle ne tressaillit, «c'est la mort!»

Il y eut un petit frémissement.

La pauvre Bessie, à qui rien n'échappait, gémit dans l'amertume de son cœur.

Alors Hans Coetzee parla. Il avait le cœur déchiré de devoir élever la voix contre celui qu'il avait considéré comme un frère, pendant bien des années. Mais que pouvait-il faire? Cet homme avait comploté contre leur cher pays, ce cher pays que le cher Seigneur leur avait donné, que leurs pères et eux avaient arrosé de leur sang. Quel châtiment méritait une si noire trahison? et comment maintenir les autres damnés Anglais dans le devoir, sinon en punissant celui-ci? Il ne pouvait, hélas! y avoir qu'une seule réponse, quoique, pour sa part, il ne la donnât qu'avec bien des larmes, et cette réponse, c'était... la mort.

Après cela il n'y eut plus de discours, mais chacun vota selon son âge, sur l'appel du président. D'abord il y eut un peu d'hésitation, car plus d'un avait de l'amitié pour le vieux Silas et ne se décidait pas facilement à le condamner.

Mais Frank Muller avait joué son jeu et, malgré ses adjurations d'indépendance, tous savaient bien ce qui leur arriverait, s'ils votaient contre le président. Tous refoulèrent donc leurs meilleurs sentiments, avec la facilité connue en pareil cas, et votèrent la sentence fatale.

Quand ce fut fini, Muller s'adressa au prisonnier:

«Vous avez entendu la sentence. Je n'ai plus à rappeler vos crimes. Vous avez été jugé impartialement par un conseil de guerre et selon notre loi. Avez-vous quelque raison à donner pour que la sentence ne soit pas exécutée, telle que l'ordonne le jugement?»

Le vieux Silas le regarda de ses yeux pleins de flamme et rejeta en arrière sa couronne de cheveux blancs, comme un vieux lion aux abois.

«Je n'ai rien à dire; si vous voulez commettre un assassinat, libre à vous, mécréant que vous êtes. Je pourrais invoquer mes cheveux blancs, mon serviteur tué, ma maison détruite après dix années de labeur. Je pourrais vous dire que j'ai été un bon citoyen, que j'ai vécu en paix et amitié dans le pays pendant vingt ans, que j'ai souvent fait du bien à beaucoup de ceux qui vont m'assassiner de sang-froid; mais je ne dirai rien. Fusillez-moi, si bon vous semble, et que mon sang pèse lourdement sur vos têtes. Ce matin, j'aurais dit que mon pays me vengerait; je ne peux plus le dire, car l'Angleterre m'a abandonné et je n'ai plus de patrie. Je remets donc ma vengeance aux mains de Dieu qui venge toujours, quoiqu'il diffère souvent pendant longtemps. Je n'ai pas peur de vous. J'ai perdu honneur, foyer, patrie; pourquoi ne perdrais-je pas aussi la vie?»

Frank Muller fixa son œil froid sur le visage vibrant du vieillard et sourit d'un terrible et triomphant sourire.

«Prisonnier, il est maintenant de mon devoir, au nom de Dieu et de la République, de vous prévenir que vous serez fusillé demain, à l'aube. Puisse le Dieu tout-puissant vous pardonner votre endurcissement et avoir pitié de votre âme!

«Emmenez le prisonnier et qu'un homme se rende de toute la vitesse de son cheval, à la maison qui est sur le versant de la colline, à une heure de distance de Wakkerstroom, et ramène avec lui le ministre de Dieu, afin qu'il vienne offrir ses consolations au condamné. Que deux hommes aillent creuser la tombe du prisonnier, dans le cimetière, derrière la maison.»

Les gardes posèrent la main sur les épaules de Silas et il sortit avec eux, sans prononcer une parole. Bessie le suivit des yeux par la fente du mur, jusqu'à ce que la chère et vénérable tête eût disparu; puis enfin, épuisée, anéantie par toutes les horreurs qui se succédaient sans relâche, elle tomba sans vie sur le sol.

Pendant ce temps, Frank Muller écrivait l'arrêt de mort sur une feuille de son carnet. Il laissa au bas la place de sa signature en blanc, pour des raisons à lui connues. Il voulait le faire contresigner par tous les membres du prétendu tribunal, afin de les tenir tous dans sa main, par cette preuve irréfutable de leur complicité. Mais les Boers, si simples qu'ils soient, ne le sont pas assez pour ne pas percer à jour une manœuvre de ce genre. Tous, sans exception, avaient assez volontiers donné leur voix contre Silas Croft, mais en fournir la preuve par acte authentique, c'était une autre affaire. Aussitôt qu'ils eurent compris les intentions de leur redoutable et respecté commandant, ils furent saisis du désir immédiat et simultané de disparaître. Ils découvrirent tous, au même instant, que des affaires les appelaient au dehors; quelques-uns avaient même déjà, sous la conduite du terrible Hans, déserté leurs bancs de juges, pour gagner la porte, quand Muller, devinant leur dessein, cria d'une voix de tonnerre:

«Arrêtez! Personne ne sort sans avoir signé l'arrêt.»

Aussitôt ils se retournèrent d'un air innocent.

«Hans Coetzee, venez signer», dit encore Muller.

Et le malheureux s'avança, d'aussi bonne grâce qu'il put, murmurant en lui-même et très profondément mille malédictions contre «ce démon» Frank Muller. Il fit pourtant contre fortune bon cœur, et apposa sa signature, en souriant faiblement. Puis Muller en appela un autre qui essaya de se dérober, sous prétexte que son éducation avait été fort négligée et qu'il ne savait pas écrire. Vaine excuse! Très tranquillement Frank Muller écrivit son nom et lui fit mettre sa croix en regard. Après cela, aucun obstacle ne surgit et, en cinq minutes, le revers entier de la feuille fut couvert des signatures plus ou moins lisibles de tous les membres du Conseil.

Enfin Muller resta seul, la tête inclinée sur la poitrine, l'arrêt dans une main, tandis que de l'autre il caressait sa belle barbe, selon son habitude.

Bientôt il cessa et demeura immobile comme une statue de marbre. Le soleil déclinait derrière la colline; la vaste remise s'emplissait d'ombre qui, peu à peu, l'enveloppait et le revêtait d'une sombre et mystérieuse grandeur. On eût dit le roi du Mal, car le mal a ses princes comme le Bien, et il les marque de son sceau, les couronne d'un diadème qui sont, l'un et l'autre, les emblèmes de leur puissance; or, parmi eux, Frank Muller était certainement grand. Un petit sourire de triomphe se jouait sur son beau et cruel visage, une lueur brillait dans ses yeux froids. Il eût pu servir de modèle pour un portrait de son maître, le démon!

Il sortit assez promptement de sa rêverie, «Je la tiens, se dit-il, je la tiens comme dans un étau. Elle ne peut pas m'échapper; elle ne peut pas laisser mourir son oncle. Ces lâches m'ont bien servi. On joue d'eux aussi aisément que d'un violon, et je suis un artiste habile! Oui, nous voici bientôt à la fin du morceau!»


CHAPITRE XXX

IL FAUT NOUS SÉPARER

Silencieux et terrifiés, Jess et son compagnon regardaient les cadavres noircis des Boers. Il leur fallut passer devant ces restes défigurés, pour aller attacher les chevaux récalcitrants à l'arbre situé quelques pas plus loin. Jess prit ensuite quelques aliments dans le panier, et s'éloigna en disant à John, qu'elle allait essayer de faire sécher ses vêtements au soleil et qu'elle lui conseillait d'en faire autant. Quand elle fut bien sûre que les rochers la cachaient entièrement, elle entreprit d'enlever l'un après l'autre ses vêtements trempés; y étant parvenue, elle les tordit, les étendit sur de larges pierres plates, chauffées aux rayons du soleil, puis elle lava ses meurtrissures et ses cheveux plains de sable et de boue et, ceci fait, elle s'assit à l'ombre d'une roche et, tout en apaisant sa faim, se mit à réfléchir à sa situation. Elle avait le cœur si gonflé de douleur et d'amertume, qu'elle se prenait à regretter de ne pas être étendue quelque part sous ces eaux écumantes. Elle avait compté sur la mort, et elle vivait! Et elle pouvait vivre longtemps, bien des années, avec sa honte et sa souffrance. Tous les sentiments héroïques, toute la grandeur plus qu'humaine de sa passion spiritualisée par la pensée de sa fin prochaine, tout cela redescendait au niveau d'un attachement défendu, dont il lui faudrait porter le poids. Et ce n'était pas tout! Elle avait trahi Bessie, et elle avait entraîné le fiancé de Bessie, l'avait fait manquer à son serment. La mort aurait absous tout cela. Jamais Jess n'aurait failli, si elle avait cru vivre, mais la mort l'avait trompée et rejetée dans la lutte.

Comment tout cela finirait-il, en supposant qu'ils fussent sauvés? Qu'espérer, sinon la souffrance? Elle n'irait pas plus loin; elle se le jurait, dût-elle briser son cœur et celui de Niel. Tout était changé; le souvenir de ces heures terribles et délicieuses, sur la rivière en furie, pendant lesquelles ils s'étaient donnés l'un à l'autre pour l'éternité, serait un souvenir et rien de plus. Ils avaient fait là un rêve de joie céleste; il fallait maintenant que ce rêve s'évanouît.

Et cependant ce n'était pas un rêve, pas plus du moins que toute sa vie, que cette raison, cette énigme dont elle cherchait en vain la solution. Hélas! ce n'était pas un rêve! C'était une partie de ce passé immortel qui, ayant été, est toujours et ne peut plus changer. Mais désormais il fallait que cette réalité indestructible, impérissable, disparût; il fallait affecter de la croire morte et oubliée. Oh! c'était amer, bien amer!

Que serait-ce donc de partir, de quitter John pour toujours? de le savoir marié à sa propre sœur, de se dire que le charme de Bessie se glissait peu à peu dans la place qu'elle aurait laissée vide? Que l'amour doux et constant de Bessie recouvrait d'oubli le souvenir de la passion ardente, comme le crépuscule efface peu à peu les splendeurs du jour.

Et cependant il le fallait; elle y était résolue. Ah! que n'était-elle morte quand il lui donnait ce baiser sur les lèvres? Et la pauvre enfant sanglotait dans sa détresse, comme Ève devant les reproches d'Adam!

Mais les larmes ne remédient à rien et Jess le comprit. Essuyant donc ses yeux, elle prit le parti de rentrer dans ses vêtements à demi séchés; un petit peigne de poche lui permit de remettre un ordre relatif dans sa chevelure et lorsque, après des efforts surhumains, elle eut réintégré ses chaussures, elle retourna vers l'endroit où elle avait laissé John, une heure auparavant.

Elle le trouva occupé à transporter les selles et les brides des chevaux morts, sur leurs deux chevaux gris.

«Eh mais! vous avez fait toilette, Jess, s'écria-t-il; avez-vous pu sécher vos vêtements? Les miens le sont à peu près.

—Oui», répondit-elle.

Il la regarda et reprit: «Vous avez pleuré, ma chérie. Allons! du courage! notre ciel est sombre, il est vrai, mais à quoi bon pleurer?

—John, dit Jess, presque durement, laissons tout cela. Nous étions morts cette nuit, nous vivons maintenant. Qui sait, ajouta-t-elle avec l'ombre d'un sourire, si vous ne verrez pas Bessie demain?»

Le visage de John se contracta, au souvenir brusquement réveillé de leur terrible et inextricable situation.

«Ma bien-aimée Jess, que faire?» demanda-t-il.

Dans son angoisse elle frappa du pied.

«Je vous ai dit qu'il fallait renoncer à tout cela! A quoi pensez-vous? A partir d'aujourd'hui nous sommes morts l'un pour l'autre. C'est votre faute. Pourquoi ne m'avez-vous pas laissé mourir? Oh! John! John! dit-elle en gémissant, pourquoi m'avez-vous fait vivre? Pourquoi ne sommes-nous pas morts tous deux? Morts, ou... endormis? Il faut nous séparer, John! Il le faut. Et que deviendrai-je sans vous?»

Sa douleur était si poignante, que John n'osa pas lui répondre tout de suite. Enfin il dit:

«Ne vaudrait-il pas mieux tout avouer à Bessie? Je me mépriserais pour le reste de mes jours, mais en vérité je suis presque tenté de le faire.

—Non, non, non! cria-t-elle, avec emportement; je vous le défends. Jurez-moi que jamais vous ne lui direz un mot de tout ceci. Je ne veux pas que son bonheur soit détruit. Nous avons péché; nous devons souffrir. Bessie est innocente et n'a que des droits. J'ai promis à ma chère mère de veiller sur Bessie, de la protéger; je ne la trahirai jamais, jamais. Vous l'épouserez et je partirai. Nous n'avons pas d'autre parti à prendre.»

John la regardait, ne sachant que dire. Un désespoir aigu lui traversait le cœur, tandis qu'il contemplait ce visage pâle et passionné, ces grands yeux obscurcis par les larmes. Comment aurait-il la force de se séparer d'elle? Malgré lui, il lui tendit les bras. Elle les repoussa, presque avec colère.

«Qu'avez-vous fait de votre honneur? lui cria-t-elle. Ne suis-je pas assez malheureuse, sans que vous me tentiez? Je vous dis que tout est fini. Achevez de seller ce cheval et partons. Mieux vaut en finir tout de suite, à moins cependant que les Boers ne nous reprennent et ne nous fusillent, ce que, pour ma part, je souhaite ardemment. Rappelez-vous désormais que je suis votre belle-sœur; rien de plus. Sinon je vous quitte; je pars de mon côté, et je vous laisse aller du vôtre.»

John se tut. La détermination de Jess était aussi écrasante que la nécessité cruelle qui l'inspirait et, chez lui, l'honneur et la raison approuvaient ce qui révoltait sa passion. Il se détourna accablé, regrettant comme Jess que la mort n'eût pas mis fin à leurs souffrances,

Les chevaux étaient prêts. Il n'y avait que des selles d'homme, mais heureusement Jess montait comme une écuyère de profession et pouvait même se tenir sur une selle d'homme, en ayant maintes fois fait l'expérience à Belle-Fontaine. Aussitôt que les chevaux furent sellés, elle surprit John en sautant agilement sur le sien et se déclara prête à partir, après avoir passé un pied dans l'étrier.

«Vous feriez bien de monter autrement, dit John; je sais que ce n'est pas l'usage, mais vous tomberez.

—Vous verrez», répliqua-t-elle avec un sourire. Quand elle eut mis son cheval au petit galop, John remarqua, stupéfait, qu'elle se tenait droite et ferme sur son siège glissant, comme sur une selle de chasse, grâce à un balancement instinctif du corps très curieux à observer. Lorsqu'ils furent en pleine prairie, ils firent halte pour s'orienter, et au même instant Jess montra de la main, à son compagnon, les longues files de vautours qui descendaient se repaître du cadavre des assassins foudroyés.

En suivant la rivière, on arriverait à Standerton, et si l'on pouvait pénétrer dans la ville, ce serait le salut, puisque la ville était aux mains des Anglais. Mais nos fugitifs savaient qu'elle était investie par les Boers et n'osèrent pas tenter de passer. Ils avaient bien le sauf-conduit signé par le général boer; toutefois, après les événements de la veille, ils ne se fiaient guère à l'efficacité des sauf-conduits. Ils décidèrent donc d'éviter Standerton et de poursuivre leur chemin, jusqu'à ce qu'ils trouvassent un gué pour traverser le Vaal. Tous deux connaissaient bien le pays et, de plus, John possédait une petite boussole suspendue à sa chaîne de montre, ce qui leur permettrait de s'orienter avec sûreté, sans suivre les routes tracées. Sur celles-ci ils couraient le risque presque certain d'être découverts, tandis que sur la plaine ils ne rencontreraient fort probablement que des animaux; s'ils apercevaient des habitations, ils pourraient les éviter, et du reste les habitants mâles seraient sans doute à l'armée.

Ils avaient fait environ dix milles, quand ils arrivèrent à un endroit où l'eau leur parut peu profonde. Des traces de roues prouvaient même qu'un chariot avait dû passer là, pendant les jours précédents.

«Essayons», dit John, et ils plongèrent sans hésiter.

Au milieu de la rivière l'eau était profonde, le courant assez fort et les chevaux perdirent pied sur un espace de quelques mètres; mais, sans se laisser effrayer, ils gagnèrent l'autre rive, où, après avoir consulté sa boussole, John piqua droit sur Belle-Fontaine. A midi, ils mirent pied à terre pendant une heure, dans un endroit où se trouvait de l'eau, et dînèrent d'une partie de la nourriture qui leur restait. Ensuite ils reprirent leur route solitaire. De toute la journée, ils ne virent que de grands troupeaux de daims et de chevreuils qui passèrent près d'eux au galop, comme des escadrons de cavalerie, et quelques compagnies de vautours qui se disputaient une proie. Enfin le crépuscule les enveloppa dans le désert.

«Que faire maintenant? dit John. La nuit viendra dans une heure.» Jess glissa de sa selle et répondit:

«Dormir, si nous pouvons».

Elle disait vrai; il n'y avait absolument rien d'autre à faire. John entrava les chevaux et, pour plus de sûreté, les attacha l'un à l'autre, car la situation deviendrait terrible, s'ils s'égaraient.

Pendant ce temps, la nuit tombait et nos deux fugitifs contemplaient la vaste plaine, avec une sorte de désespoir. Ils ne voyaient qu'elle et n'entendaient que le vent, dont le souffle faisait onduler les hautes herbes comme les vagues de la mer. Aucun abri, aucun accident de terrain, si ce n'est deux fourmilières[4], sur lesquelles ils se réfugièrent pour suivre des yeux le déclin du jour.

[4] On sait que, dans ces pays, les fourmilières atteignent les proportions de véritables monticules.

«Ne pensez-vous pas que nous ferions mieux de rester l'un près de l'autre? Nous aurions plus chaud, suggéra John.

—Non, répliqua Jess, d'un ton bref. Je suis très bien comme ça.»

Malheureusement ce n'était pas très vrai, car déjà les dents de la pauvre enfant claquaient de froid. Bientôt ils reconnurent que pour entretenir la circulation du sang, il leur fallait, malgré leur fatigue, marcher de long en large. Au bout d'une heure et demie, la brise tomba et la température devint plus clémente à leurs corps épuisés par le voyage et la faim et, de plus, insuffisamment couverts. Puis la lune se leva et des animaux sauvages, loups et hyènes, rôdèrent en hurlant autour d'eux, sans qu'ils pussent les voir. C'en fut trop pour les nerfs de Jess qui enfin daigna prier John de se rapprocher d'elle. Ils passèrent ainsi toute la nuit, pressés l'un contre l'autre et vraiment, sans la chaleur qu'ils se communiquaient, ils n'en seraient probablement pas sortis vivants, car, si les journées étaient chaudes, les nuits commençaient à devenir froides sur les prairies des hautes terres et surtout après l'orage qui avait rafraîchi l'air.

En outre, une rosée abondante les pénétrait. Ils restaient immobiles, presque sans parler, sans dormir, et cependant ils ne se sentaient pas absolument malheureux, puisqu'ils partageaient leur misère. Enfin une lueur grise parut à l'orient. John se leva, secoua la rosée de son chapeau et de ses habits, et alla, clopin-clopant, à moitié perclus, rejoindre les chevaux dont la silhouette paraissait gigantesque dans la brume. Au lever du soleil, les chevaux étaient sellés; on repartit, mais cette fois John dut enlever Jess dans ses bras, pour la mettre en selle.

Vers huit heures ils s'arrêtèrent, achevèrent leurs maigres provisions, et se remirent ensuite en route, assez lentement, car les chevaux étaient presque aussi fatigués qu'eux et il fallait les ménager, si l'on voulait atteindre avant la nuit Belle-Fontaine, qui devait être encore à seize ou dix-sept milles. A midi, nouvelle halte nécessitée par une lassitude extrême et, environ deux heures plus tard, catastrophe dernière! Ils descendaient une petite colline, au bas de laquelle il fallait traverser une étroite vallée marécageuse, pour remonter de l'autre côté une colline semblable. En arrivant au sommet de celle-ci, ils se trouvèrent tout à coup face à face avec une troupe de Boers à cheval et armés!


CHAPITRE XXXI

JESS TROUVE UN AMI

Les Boers fondirent sur eux comme un faucon sur un moineau. John arrêta son cheval et tira son revolver.

«Arrêtez, lui cria Jess; la douceur est notre seule chance de salut.»

Il lui obéit et souhaita le bonjour au Boer le plus proche.

«Que faites-vous ici?» demanda le Hollandais.

Jess expliqua aussitôt qu'ils avaient un sauf-conduit et se rendaient à Belle-Fontaine.

«Ah! chez Om Croft, répondit le Boer, en prenant le papier; vous trouverez sans doute une assemblée funèbre.»

Jess ne comprit pas ce qu'il voulait dire. Il examina soigneusement le sauf-conduit et voulut savoir pourquoi il portait des traces d'humidité? Jess, n'osant pas révéler la vérité, dit qu'il était tombé dans une flaque d'eau.

Il allait le lui rendre, quand tout à coup ses regards tombèrent sur la selle de la jeune fille.

«Comment se fait-il que vous ayez une selle d'homme? Mais je connais celle-ci; laissez-moi voir de l'autre côté: oui, il y a un trou de balle; c'est celle de Swart Dirk. Comment l'avez-vous eue?

—Je la lui ai achetée, répondit-elle, sans hésiter un instant; je n'en trouvais pas d'autres.»

Le Boer hocha la tête.

«Il ne manque pas de selles à Prétoria et, par le temps qui court, les Boers ne sont pas disposés à vendre leurs selles à des Anglaises. Ah! l'autre est aussi une selle boer. Pas un Anglais n'en a de semblable. Ce sauf-conduit n'est pas suffisant, ajouta-t-il, d'un ton froid; il devrait être contresigné par le commandant local. Je dois vous arrêter.»

Jess essaya de lui donner d'autres explications, mais il répéta: «Il faut que je vous arrête», et donna des ordres en conséquence.

«Nous sommes repris, dit Jess à John; nous n'avons qu'à nous soumettre.

—Ça m'est à peu près égal, s'ils me donnent seulement un peu de nourriture, répondit-il philosophiquement; je meurs littéralement de faim.

—Et moi je suis à demi morte, répliqua Jess, avec un petit rire triste; qu'ils nous fusillent donc et que cela finisse!

—Du courage, Jess; la chance va peut-être tourner.»

Elle secoua la tête, comme quelqu'un qui s'attend au pire. Bientôt l'aimable jeunesse qui l'entourait trouva plaisant et spirituel de s'égayer à ses dépens. Ne préférerait-elle pas monter à califourchon? Avait-elle acheté sa robe à quelque vieille Hottentote qui n'en voulait plus? Et autres aimables saillies, qu'heureusement John ne comprenait presque pas. Un de ces jeunes Boers alla plus loin: il voulut passer des paroles aux gestes et pensa que ce serait fort drôle de faire perdre à la jeune fille l'équilibre qu'elle conservait si adroitement. Il poussa donc son propre cheval si brusquement contre celui de Jess, qu'il faillit renverser le pauvre animal épuisé. Plus prompte que lui, Jess évita la chute en se retenant à la crinière. Un instant après, le jeune homme, appelé Jacobus, revint à la charge et tendit le bras pour pousser sa victime qui supportait tout sans mot dire. Cette fois John le vit et son sang bouillonna dans ses veines. Sans réfléchir à ce qui pouvait en résulter, il fut en un clin d'œil près du misérable et, le prenant à la gorge, l'envoya rouler sur le sol, par-dessus la croupe de son cheval. Il y eut aussitôt une grande mêlée. John tira son revolver, les Boers levèrent leurs carabines et Jess crut que tout était fini. Elle se couvrit le visage de ses mains, mais non sans avoir remercié John dans un éclair de ses beaux yeux. Par un heureux hasard, le Boer qui avait pris le sauf-conduit se trouva être assez brave homme au fond; il avait observé la conduite de son subordonné et la désapprouvait complètement.

«A bas les fusils et laissez ces gens en repos! cria-t-il. C'est bien fait pour Jacobus: il avait essayé de faire tomber la jeune fille. Dieu tout-puissant! ce n'est pas étonnant que les Anglais nous traitent de bêtes brutes, quand ils nous voient faire de pareilles choses. A bas les fusils! vous dis-je, et que l'un de vous aide Jacobus à se relever. Il a l'air aussi malade qu'un jeune chevreuil qui a reçu une balle.»

Le calme fut donc rétabli, et le jovial Jacobus, que Jess voyait trembler de tous ses membres, avec une satisfaction intime, ayant été remis en selle avec quelque peine, acheva la route sans plus donner le moindre signe de gaieté.

Peu après cet incident, Jess montrant à John une colline longue et basse, qui émergeait de la plaine à une douzaine de milles, comme une grosse pierre sur un désert de sable, lui dit tout bas:

«Regardez; voilà Belle-Fontaine enfin!

—Nous n'y sommes pas encore», répondit-il tristement.

Au bout d'une demi-heure qui leur parut bien longue, et comme ils venaient de franchir la crête d'une petite montée, ils aperçurent tout à coup, au bas, la demeure de Hans Coetzee. Ainsi donc, c'était là qu'on les conduisait. A une centaine de mètres de la maison, les Boers firent halte pour se consulter; enfin le chef de la bande vint à Jess et lui rendit le sauf-conduit en disant:

«Vous pouvez vous en aller chez vous, mais il faut que l'Anglais reste avec nous, jusqu'à ce que nous sachions à quoi nous en tenir sur son compte.

—Il dit que je peux partir! que dois-je faire? demanda Jess. Il m'est bien pénible de vous laisser au milieu de ces hommes.

—Partez sans hésiter. Je suis de force à me tirer d'affaire tout seul, et quand même je n'y réussirais pas, vous ne pourriez pas m'aider. Peut-être trouverez-vous du secours à la ferme. En tout cas, partez, il le faut.

—Eh bien? demanda le Boer.

—Adieu, Jess! dit John, que Dieu vous garde!»

Elle répondit:

«Adieu, John», en le regardant bien en face et avec fermeté, puis elle se détourna pour lui cacher les larmes qui lui montaient aux yeux malgré elle.

Ce fut ainsi qu'ils se séparèrent.

Elle connaissait son chemin par la prairie, désormais; elle n'osait suivre la route, mais il y avait un sentier qui descendait derrière l'habitation de Belle-Fontaine, et ce fut de ce côté qu'elle se dirigea, vers cinq heures du soir, accablée de fatigue, torturée par la faim et le cœur plein d'angoisse.

Mais Jess avait une grande force morale, une volonté de fer, et elle persévéra, là où la plupart des femmes seraient mortes. Elle voulait arriver à Belle-Fontaine n'importe comment; elle savait donc qu'elle y arriverait. Cela fait et des secours envoyés à son ami, elle mourrait ensuite, s'il le fallait; peu lui importait.

L'allure de son cheval devenait de plus en plus lente; au lieu de l'amble, qui est la meilleure allure dans ces pays, il prenait à chaque instant un petit trot fort court, qui lui infligeait un véritable supplice, montée comme elle l'était. Bientôt il n'alla plus qu'au pas et enfin, un peu après six heures, le pauvre animal tomba, au pied de la colline qu'il fallait gravir et redescendre pour atteindre Belle-Fontaine. Jess se laissa glisser à terre et essaya vainement de le relever. Elle fit ce qu'elle put, lui ôta la bride et détacha la sangle, afin que la selle glissât, si la malheureuse bête se remettait sur pied. Quand elle s'éloigna, il la suivit du regard, comprenant qu'elle l'abandonnait. D'abord il hennit, puis se releva par un effort désespéré et marcha derrière elle, pendant une centaine de mètres, mais il retomba. Jess se retourna et, malgré son épuisement, se mit littéralement à courir, pour échapper au regard qu'elle vit dans ces grands yeux. Cette nuit-là, il y eut une pluie froide qui acheva le pauvre animal.

Il faisait presque nuit, lorsque Jess atteignit enfin le sommet de la colline et regarda dans la vallée. Elle savait que, de l'endroit où elle se trouvait, on voyait la lumière des fenêtres de la cuisine de Belle-Fontaine. Elle ne vit rien! Qu'est-ce que cela signifiait? Une nouvelle angoisse lui saisit le cœur et elle commença la descente. Elle était à mi-chemin, quand une gerbe d'étincelles jaillit tout à coup du site où devait être la maison; un pan de mur venait de s'écrouler dans les cendres encore brûlantes. De nouveau, Jess s'arrêta stupéfaite et terrifiée. Qu'était-il arrivé? Résolue à tout braver pour l'apprendre, elle s'avança très prudemment, mais à peine avait-elle fait vingt pas, qu'une main se posa sur son bras. Elle se retourna vivement, trop paralysée par la terreur, pour pouvoir crier, et aussitôt une voix bien connue murmura à son oreille: «Missie Jess, missie Jess, est-ce vous? je suis Jantjé!»

Elle poussa un soupir de soulagement et son cœur se remit à battre. Elle trouvait un ami, enfin! Il poursuivit:

«Je vous ai entendue descendre, quoique vous marchiez bien doucement, mais je ne pouvais pas distinguer qui c'était, parce que vous sautiez de roc en roc, au lieu de marcher comme à l'ordinaire. Je me disais bien que c'était une femme chaussée de bottines, mais impossible de rien voir; la lumière s'éteint en tombant sur le flanc de la colline et les étoiles ne sont pas levées. Alors je me suis mis sur votre gauche, parce que le vent souffle de droite, j'ai attendu que vous fussiez passée et je vous ai flairée; de la sorte je me suis assuré que c'était vous, vous ou missie Bessie, mais missie Bessie est enfermée, donc ce ne pouvait pas être elle.

—Bessie enfermée! Que voulez-vous dire?» Jess était si bouleversée, qu'elle ne remarqua même pas l'instinct étrange et animal qui avait guidé le Hottentot.

«Venez par ici, Missie, et je vous dirai tout.»

Il la conduisit à un amas fantastique de roches, où il passait les nuits. Jess connaissait bien cet endroit et plus d'une fois elle avait jeté un coup d'œil sur le chenil du Hottentot, mais sans y pénétrer.

«Attendez un instant, Missie, je vais allumer une bougie; j'en ai ici et l'on ne peut pas voir la lumière du dehors.»

Il disparut pendant quelques secondes, revint, prit Jess par la manche et la conduisit par un dédale entre les roches, jusqu'à une étroite ouverture où filtrait une lueur. Jantjé se glissa sur les genoux et les mains et Jess le suivit. Elle se trouva dans une petite chambre de six pieds carrés, haute de huit pieds et formée par la disposition naturelle de plusieurs roches que recouvrait une large dalle. Elle était fort sale, comme on devait s'y attendre de la part d'un Hottentot, et renfermait une curieuse collection de débris variés. Refusant un tabouret à trois pieds que lui offrait Jantjé, Jess se laissa tomber sur un amas de peaux et put se croire dans le repaire d'un chiffonnier. Le long des parois, s'étalaient en festons toute espèce de vêtements, depuis l'uniforme blanc d'un officier autrichien, jusqu'aux culottes d'un rôdeur du désert; le tout en un état plus ou moins avancé de décomposition et ramassé avec persévérance, pendant bien des années.

Dans les coins étaient des bâtons, des zagaies, des pierres et des os de formes singulières, des manches de couteaux, des débris de fusils, les restes d'une horloge américaine et bien d'autres objets, que cette pie humaine avait volés et entassés là. En somme, c'était un étrange réduit, et Jess se dit, en s'affaissant sur les peaux de bêtes, qu'à part les vieux habits et les fragments d'horloge, elle avait sous les yeux un spécimen assez réussi de la demeure d'un homme primitif.

«Avant de commencer votre récit, dites-moi, Jantjé, si vous avez quelque nourriture ici; je meurs de besoin.»

Jantjé fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire de satisfaction. Il tira de dessous un amas de choses indescriptibles, une gourde recouverte d'un morceau de tôle placé autrefois au fond d'un poêle. Elle contenait du maas, sorte de petit-lait caillé, qu'une femme du voisinage lui avait apporté pour son souper. Si affamé qu'il fût (il n'avait rien mangé de la journée), il n'hésita pas un instant à donner tout à Jess, plus une cuiller de bois; accroupi devant elle, il laissait échapper, en la regardant manger, des exclamations gutturales de satisfaction sincère. Ignorant qu'elle prenait le souper d'un homme à jeun, Jess mangea tout, jusqu'à la dernière cuillerée, reconnaissante et réconfortée à mesure que les tourments de la faim s'apaisaient peu à peu.

«Maintenant, dit-elle, quand elle eut fini, contez-moi tout.»

Sans se faire prier, Jantjé rapporta de son mieux tous les événements du jour. Lorsqu'il dit de quelle manière brutale le vieillard avait été traité, les yeux de Jess lancèrent des flammes et ses dents grincèrent; quant à ce qu'elle éprouva, en apprenant qu'il était condamné à mort et devait être fusillé à l'aube, les paroles manquent pour l'exprimer. Jantjé ne savait rien de ce qui touchait Bessie, si ce n'est qu'elle avait eu un entretien avec Frank Muller dans le petit bois, et qu'à la suite de cet entretien elle avait été enfermée dans le magasin aux provisions. Mais pour Jess, cela suffisait; elle comprenait Muller mieux que personne peut-être, et n'ignorait aucun de ses desseins en ce qui concernait Bessie. Tout fut bientôt clair pour elle. Elle vit pourquoi il lui avait accordé ce sauf-conduit. Il voulait la noyer ainsi que John; elle vit pourquoi son vieil oncle avait été condamné à mort: c'était pour se servir de lui contre Bessie; cet homme était capable de tout. Oui, tout lui semblait clair comme la lumière du jour et dans son cœur elle jura que, malgré sa faiblesse, elle trouverait le moyen d'empêcher ces infamies. Mais comment? comment? Ah! si seulement John eût été là! Mais il était prisonnier et elle serait forcée d'agir seule. Elle pensa d'abord à se présenter hardiment devant Muller et à le dénoncer comme assassin, en présence de ses hommes; bien vite elle reconnut que c'était impraticable. Pour se sauver lui-même, il lui imposerait silence par tous les moyens. Si elle pouvait communiquer avec Bessie? En tout cas, il était indispensable qu'elle sût ce qui se passait. Autant être à cent lieues, que de rester à cent mètres de Belle-Fontaine.

«Jantjé, murmura-t-elle, dites-moi où sont les Boers.

—Quelques-uns sont dans la remise, Missie; d'autres sont placés en sentinelles; le reste est autour du chariot qu'ils ont amené et dételé sous les gommiers.

—Où est Frank Muller?

—Je ne sais pas, Missie; mais il a apporté une tente circulaire, qui est plantée entre les deux grands gommiers.

—Jantjé, il faut que je descende, pour voir ce qui se passe, et que vous veniez avec moi.

—Vous serez prise, Missie. Il y a une sentinelle derrière la remise et deux par devant. Cependant nous pourrions peut-être nous rapprocher; je vais voir quel temps il fait cette nuit.»

Peu après, il revint dire qu'il tombait une pluie fine et qu'il faisait très noir, parée que les nuages couvraient les étoiles.

«Partons tout de suite, dit Jess.

—Missie, vous feriez mieux de n'y pas aller; vous serez mouillée et les Boers vous prendront. Laissez-moi aller seul. Je peux me glisser comme un serpent et si les Boers m'attrapent, peu importe.

—Vous viendrez aussi, Jantjé, mais j'irai avec vous. Il le faut.»

Alors le Hottentot leva légèrement les épaules et céda. Il éteignit les bougies et tous deux, silencieux comme des fantômes, se glissèrent au dehors, dans la nuit.


CHAPITRE XXXII

IL MOURRA!

La nuit était calme et très sombre. Une petite pluie fine et douce, assez semblable à la brume d'Écosse, tombait sans relâche. Cet état de choses favorisait l'entreprise de Jess et de Jantjé et tous deux descendirent la colline sans encombre, jusqu'à quinze pas environ de la remise. Alors le Hottentot posa vivement sa main sur le bras de la jeune fille pour l'arrêter, car on entendait distinctement le pas de la sentinelle placée derrière le bâtiment. Pendant deux minutes, ils restèrent immobiles, ne sachant plus que faire, mais tout à coup ils aperçurent un homme qui tournait l'angle de la remise, une lanterne à la main. A cette vue, la première pensée de Jess fut de s'enfuir; d'un geste, Jantjé lui fit comprendre qu'il fallait rester. L'homme à la lanterne s'avança vers la sentinelle, en tenant la lumière au-dessus de sa tête; il paraissait gigantesque dans le brouillard. Il tourna la tête et Jess reconnut Frank Muller qui attendait l'approche de la sentinelle.

«Vous pouvez aller souper, dit-il à celle-ci, lorsqu'elle fut près de lui; revenez dans une demi-heure; pendant ce temps je suis responsable des prisonniers.».

L'homme grommela quelque chose contre la pluie et s'en alla, suivi de Muller.

«Venez maintenant, murmura Jantjé; il y a une ouverture dans le mur; vous pourrez parler à missie Bessie.»

En cinq secondes Jess fut à la muraille. Elle chercha de la main l'ouverture qu'elle connaissait bien, car souvent, dans leur enfance, les deux sœurs l'avaient utilisée pour les jeux de cache-cache, et elle allait appeler Bessie, quand subitement, la porte placée en face d'elle s'ouvrit, et Frank Muller entra. Il s'arrêta un instant sur le seuil, pour ouvrir la lanterne, afin d'avoir plus de lumière. Il était nu-tête; une sorte de cape en drap brun, jetée sur ses épaules, ajoutait à l'ampleur de sa taille; la lumière, tombant en plein sur lui, faisait briller sa barbe soyeuse, et Jess ne put s'empêcher de penser que jamais elle n'avait vu plus splendide forme humaine. Un instant après, elle apercevait sa chère Bessie, sur qui Muller projetait les rayons du foyer lumineux. Assise sur l'un des sacs de blé à moitié plein, Bessie ouvrit ses grands yeux bleus, avec le tressaillement d'une personne éveillée en sursaut. Ses boucles d'or tombaient en désordre sur son front blanc; son visage très pâle exprimait la souffrance et la terreur; de larges sillons bleuâtres cernaient ses paupières. En apercevant son visiteur, elle se leva vivement et recula aussi loin que le lui permirent les sacs amoncelés.

«Que voulez-vous? dit-elle; je vous ai donné ma réponse; pourquoi venez-vous me tourmenter encore?»

Il plaça la lanterne avec le plus grand soin et Jess comprit qu'il se donnait le temps de réfléchir.

«Récapitulons», dit-il enfin, de sa belle voix pleine et sonore. «Je vous ai, ce matin, laissé le choix entre un mariage immédiat avec moi et la mort de votre oncle et bienfaiteur. Je vous ai déclaré que si vous refusiez de m'épouser, votre oncle serait fusillé et qu'ensuite vous seriez à moi, sans la cérémonie du mariage. N'est-il pas vrai?»

Bessie ne répondit rien.

Il poursuivit, les yeux fixés sur elle et caressant sa barbe d'une main:

«Qui ne dit mot, consent. Je continue: Avant qu'un homme puisse être fusillé, il faut qu'il soit jugé et condamné de par la loi. Votre oncle a été jugé et condamné.

—J'ai tout entendu, cruel assassin que vous êtes, répondit Bessie, relevant la tête pour la première fois.

—Je pensais bien que vous verriez tout par cette fente; c'est pourquoi je vous ai fait enfermer ici; il n'eût pas été convenable de vous amener devant la cour.» Il prit la lanterne pour examiner le mur. «Ces communs sont mal bâtis; tenez, il y a une ouverture dans le mur du fond.» Il s'en approcha et souleva si promptement la lumière, que Jess n'eut que le temps de fermer les yeux, pour n'être pas trahie par la réflexion des rayons lumineux. Elle retint sa respiration et resta immobile comme une morte. Une seconde après, la lanterne était replacée sur un sac.

«Vous dites donc que vous avez tout vu? Cela a dû vous prouver que j'avais parlé sérieusement. Votre vieil oncle s'est bien conduit, n'est-ce pas? C'est un brave et je le respecte. Je suis sûr que pas un de ses muscles ne tressaillira au dernier moment. Voilà le sang anglais; c'est le premier sang du monde et je suis fier de l'avoir dans mes veines.

—Ne pouvez-vous cesser de me torturer et me dire tout de suite ce que vous voulez! demanda Bessie.

—Je n'ai pas l'intention de vous torturer, mais, puisque vous le désirez, je viens au fait. Consentez-vous à m'épouser demain, au lever du soleil, ou me forcerez-vous à faire exécuter la sentence?

—Non! Je refuse. Je vous hais et je vous défie.»

Muller la regarda froidement, puis tira de sa poche l'arrêt de mort et un crayon.

«Regardez, Bessie; voici l'arrêt de mort de votre oncle. Jusqu'à présent, il est sans valeur, car je ne l'ai pas signé, mais j'ai eu soin de le faire signer par tous les autres. Si une fois j'appose ma signature, je ne peux plus me rétracter; il faut que la sentence soit exécutée. Si vous persistez dans votre refus, je signerai devant vous.»

Il plaça le papier sur son carnet et prit le crayon dans sa main.

«Oh!» s'écria la malheureuse jeune fille, en se tordant les mains, «ce serait monstrueux. Vous ne ferez pas cela! Vous ne le ferez pas!

—Je vous assure que vous vous trompez. Je le peux et je le veux. Je suis allé trop loin pour retourner en arrière, afin d'épargner un vieillard anglais. Écoutez-moi, Bessie; votre fiancé Niel est mort, vous le savez?» Jess fut au moment de lui crier: Vous mentez! Mais elle se contint.

«Et de plus, ajouta Muller, votre sœur Jess est morte aussi, depuis deux jours.

—Jess est morte! Jess est morte! Ce n'est pas vrai. Comment le savez-vous?

—Peu importe! Je vous le dirai quand nous serons mariés. Donc, sans votre oncle, vous êtes seule au monde. Si vous persistez, lui aussi sera mort bientôt et son sang retombera sur votre tête, car vous l'aurez tué.

—Et si je consentais, en quoi cela le sauverait-il? s'écria-t-elle, avec égarement. Il est condamné par votre cour martiale; vous me tromperiez et vous le tueriez tout de même.

—Non! sur mon honneur. Avant notre mariage je remettrai ce papier au pasteur et il le brûlera aussitôt la cérémonie terminée. Mais, Bessie, vous ne voyez donc pas que ces imbéciles sont comme de la cire molle dans mes mains? Ce que je ferai, ce que je dirai, ils le feront et le diront. Ils ne désirent nullement fusiller votre oncle et seraient enchantés de ne pas y être contraints. Votre oncle partira pour Natal, ou restera ici, à son choix. Son bien lui sera rendu; on lui donnera des dommages et intérêts pour sa maison; je vous le jure devant Dieu.»

Elle leva les yeux et il vit qu'elle était disposée à le croire.

«C'est vrai, Bessie, c'est vrai. Je rebâtirai la maison moi-même et, si je trouve l'incendiaire, je le ferai fusiller. Voyons, écoutez-moi, soyez raisonnable. Rien ne peut rappeler à la vie l'homme que vous aimez. Il est mort, moi seul je reste. Regardez-moi; ne suis-je pas digne d'être l'époux d'une jeune fille, quoique je sois Boer en partie? Et j'ai mon intelligence, Bessie, mon intelligence qui nous fera grands tous deux. Nous sommes faits l'un pour l'autre; je le sais depuis des années et lentement, lentement, je me suis frayé la route jusqu'à vous, et maintenant vous êtes à ma portée.»

Les bras tendus vers elle, il poursuivit, d'une voix douce et comme en un rêve: «Ma bien-aimée, ma bien-aimée, mon amour, mon désir, cédez, cédez maintenant. Ne me forcez pas à commettre ce nouveau crime.

«Je voudrais devenir bon, pour l'amour de vous. Je voudrais cesser de répandre le sang. Quand vous serez ma femme, je crois vraiment que le mauvais esprit sortira de moi. Cédez et jamais femme n'aura eu un époux tel que moi; je vous ferai une vie belle et douce. Vous aurez tout ce que la richesse et la puissance peuvent donner. Cédez pour votre oncle, cédez au nom de l'amour immense que je vous offre.»

Tout en parlant, il se rapprochait de Bessie qui, peu à peu, semblait subir une sorte de fascination. Quand elle le vit près d'elle, l'infortunée se redressa et jeta ses mains en avant.

«Non, non! cria-t-elle; je vous hais, je ne peux pas le trahir, vivant ou mort. Je me tuerai, je me tuerai!»

Sans répondre, il continua d'avancer, jusqu'à ce qu'enfin ses bras robustes se refermassent sur elle et l'attirassent vers lui, comme un enfant. Alors elle parut céder tout à coup. Dans cet embrassement, elle se sentit vaincue; elle ne lutta plus, ni physiquement, ni moralement.

«Voulez-vous m'épouser, ma bien-aimée? Voulez-vous m'épouser?» murmura-t-il, ses lèvres si près des boucles d'or, que Jess entendit à peine ces mots:

«Hélas! il le faut bien, mais j'en mourrai; je sens que j'en mourrai!»

Il la pressa sur son cœur et couvrit son beau front de baisers. Puis un instant après, il ouvrit les bras. On entendait les pas de la sentinelle qui revenait. Jantjé saisit Jess par la manche et en deux secondes elle se retrouva sur le flanc de la colline, courant vers le réduit du Hottentot.

Elle avait voulu savoir; elle savait maintenant! Donner une idée de son indignation, de sa fureur, de sa soif de vengeance contre le monstre qui avait essayé de les tuer, elle et John, qui menaçait la vie de son vieil oncle innocent et l'honneur de sa sœur chérie, ce serait impossible. Elle ne sentait plus la fatigue; ce qu'elle avait vu et entendu la rendait folle. Elle oubliait jusqu'à sa passion et se jurait que Muller n'épouserait jamais Bessie, tant qu'il lui resterait, à elle, un souffle de vie pour s'y opposer. Si Jess eût été mauvaise, elle se serait dit que le mariage de Bessie avec Muller rendrait possible le sien avec Niel, mais la pensée ne lui en vint même pas. Avant tout elle était droite, généreuse, prête au sacrifice et serait morte, plutôt que de profiter d'une situation semblable.

Ils étaient arrivés au réduit de Jantjé.

«Allumez une bougie», dit-elle.

Jantjé tira d'un amas de débris une boite pleine de bouts de bougies et, par un de ces jeux étranges de l'esprit qui parfois mêlent les idées les plus futiles aux plus terribles, Jess se rappela que depuis des années elle se demandait, sans pouvoir y répondre, où passaient les bouts de bougies de la maison; le mystère était expliqué.

«Restez un peu dehors, Jantjé, dit-elle; j'ai besoin de réfléchir.»

Le Hottentot obéit et Jess, assise sur le tas de peaux de bêtes, le front appuyé sur une main dont les doigts se crispaient dans sa chevelure soyeuse, Jess, disons-nous, se mit à examiner la situation. Elle ne doutait pas que Muller ne tînt parole. Elle le connaissait trop bien, pour en douter un seul instant. Bessie serait le seul prix qu'il accepterait en échange de la vie de son oncle. Il était impossible de laisser consommer ce sacrifice; l'idée était trop horrible.

Comment l'empêcher? Elle pensa à se présenter devant Muller pour l'accuser hardiment, en présence de tous, d'avoir attenté à sa vie et à celle de John.

Mais qui la croirait? Et, si on la croyait, à quoi cela servirait-il? On la jetterait en prison; on la tuerait peut-être et tout serait dit. Elle y renonça donc.

Communiquer avec son oncle, ou avec Bessie, c'était aussi impossible. Où trouver de l'aide? Nulle part. Les indigènes y seraient disposés, mais maintenant que les Boers avaient vaincu les Anglais, les indigènes auraient peur. En outre, il fallait du temps, vingt-quatre heures au moins, pour chercher et réunir des défenseurs, et alors il serait trop tard. Elle ne voyait pas luire le moindre rayon d'espoir. Elle se dit tout haut:

«Qu'est-ce qui peut, en ce monde, arrêter un homme tel que Frank Muller?»

Et tout à coup la réponse surgit dans son cerveau, comme une inspiration:

«La mort!»

Oui, la mort seule le vaincrait.

Pendant une minute ou deux, Jess se familiarisa avec cette idée, puis une autre la suivit rapidement. Il fallait que Muller mourût avant l'aube. C'était le seul moyen de sauver Bessie et son oncle; c'était l'unique solution du terrible problème,

Après tout, il était juste qu'il mourût, puisqu'il avait tué et méditait de tuer encore. Jamais homme n'avait mieux mérité une mort prompte et sans pitié.

Ainsi, cette jeune fille en apparence sans ressources, cette fugitive aux vêtements souillés et déchirés, réfugiée dans le chenil d'un sauvage, citait le puissant chef de parti devant le tribunal de sa conscience, et sans merci, sans colère, le condamnait à mort!

Mais qui serait le bourreau? Une pensée horrible traversa son cerveau et arrêta las battements de son cœur; elle la repoussa aussitôt. Elle n'en était pas encore réduite à cela. Ses regards tombèrent sur les bâtons et les zagaies de Jantjé et une nouvelle inspiration lui vint. Jantjé exécuterait la sentence. John lui avait conté un jour, au Palais, la lugubre histoire de Jantjé et de sa famille massacrée vingt ans auparavant par Frank Muller. Ne serait-il pas juste que ce monstre fût puni par le fils de ces infortunés? Mais le voudrait-il? Elle savait que le petit homme était fort lâche, redoutait beaucoup les Boers et surtout Frank Muller.

«Jantjé», dit-elle tout bas, en mettant la tête hors du réduit.

«Oui», Missie, répondit une voix enrouée; et le corps de singe se glissa à l'intérieur.

«Asseyez-vous, Jantjé; je suis trop seule; je voudrais causer.»

Il obéit en grimaçant un sourire.

«De quoi parlerons-nous, Missie? Voulez-vous que je vous conte une histoire du temps que les bêtes parlaient, comme je faisais quand vous étiez petite?

—Non, Jantjé; parlez-moi du bâton, de ce long bâton qui a un gros bout et des entailles au-dessous. Est-ce que baas Frank Muller n'est pas pour quelque chose dans cette histoire?»

Instantanément le visage du Hottentot devint mauvais.

«Oui, oui, Missie», dit-il, en saisissant le bâton de ses doigts maigres et crochus. «Voyez-vous cette large entaille? C'est pour mon père: baas Frank l'a tué avec son fusil; et celle-ci c'est pour ma mère: baas Frank l'a tuée de même; et cette troisième, c'est pour mon oncle, un homme bien vieux, bien vieux: baas Frank a tiré sur lui aussi. Et ces marques plus petites, c'est pour les coups que j'ai reçus de lui,... oui; et pour d'autres choses aussi. Et maintenant je vais en faire d'autres: une pour la maison qu'il a brûlée; une pour le vieux baas Croft, mon baas à moi, qu'il va fusiller, et une pour missie Bessie.»

En effet, il tira de son côté un très grand couteau de chasse à manche blanc et se mit à creuser ses entailles.

Jess connaissait ce couteau depuis longtemps. C'était le trésor préféré de Jantjé, la grande joie de son pauvre cœur étroit. Il l'avait acheté d'un Zulu, au prix d'une génisse que Silas lui avait donnée pour six mois de gages. Le Zulu le tenait d'un homme qui venait de la baie Delagoa. Par le fait, c'était un couteau samali, fait d'acier du pays, qui coupe comme un rasoir, et dont le manche avait été taillé dans une défense d'hippopotame. Il était long d'un pied, traversé, dans la longueur de la lame, de trois rainures, et très lourd.

«Laissez-moi regarder ce couteau, Jantjé.»

Il le mit dans la main de Jess.

«Il tuerait bien un homme, dit-elle.

—Oh, oui! Bien sûr, il en a tué plus d'un.

—Il tuerait bien Frank Muller, n'est-ce pas?» ajouta-t-elle, se penchant tout à coup vers lui et fixant ses grands yeux sombres sur ceux du Hottentot.

«Oui, oui», fit-il, en se reculant avec un tressaillement. «Il le tuerait net! Ah! que ce serait bon de le tuer! poursuivit-il, avec un rire sauvage.

—Il a tué votre père, Jantjé?

—Oui, oui, il a tué mon père», répéta Jantjé, dont les yeux commençaient à rouler avec fureur dans leur orbite.

«Il a tué votre mère?

—Oui, oui, il a tué ma mère, dit-il d'un air féroce.

—Et votre oncle? Baas Frank a tué votre oncle?

—Et mon oncle aussi; oui, oui.» Il montra le poing et ses longs doigts de pied se tordirent, tandis qu'avec une sorte de cri étouffé, il faisait écho aux paroles de Jess. «Mais, ajouta-t-il, il mourra dans le sang; la vieille femme anglaise, sa mère, l'a dit quand elle était possédée du démon, et les démons ne mentent jamais. Regardez: je dessine le cercle de Frank Muller dans la poussière, avec mon pied; écoutez: je dis les paroles, je dis les paroles (il marmottait rapidement quelque chose); un vieux sorcier m'a appris à faire le cercle et à dire les paroles. Une fois j'ai voulu le faire, mais il y avait une pierre qui m'en a empoché. Cette fois il n'y a pas de pierre, tenez; les extrémités se touchent. Il mourra bientôt, il mourra bientôt; je sais lire dans le cercle.» Et Jantjé brandissait ses poings et grinçait des dents.

«Oui, vous avez raison, Jantjé», reprit Jess, le tenant toujours sous l'influence magnétique de ses yeux noirs, «il mourra dans le sang; il mourra cette nuit, et c'est vous qui le tuerez, Jantjé.»

Le Hottentot tressaillit et pâlit sous son teint jaune.

«Comment? demanda t-il. Comment?

—Baissez-vous, Jantjé, je vais vous le dire.»

Pendant quelques instants, elle murmura à son oreille!

«Oui, oui, oui, dit-il, quand elle eut fini. Oh! que c'est beau d'être habile comme les blancs! Je le tuerai cette nuit, et après je pourrai effacer les entailles du bâton, et les ombres de mon père, de ma mère et de mon oncle ne gémiront plus dans la nuit, comme elles font depuis si longtemps, quand je dors!»


CHAPITRE XXXIII

VENGEANCE!

Ils se parlèrent à voix basse pendant quelques minutes, après quoi Jantjé alla voir ce qui se passait parmi les Boers et si Frank Muller s'était retiré sous sa tente. Aussitôt qu'il s'en serait assuré, Jantjé devait remonter et s'entendre avec Jess, sur les dernières mesures à prendre.

Quand il fut parti, la jeune fille respira. Il lui avait fallu faire un effort terrible, pour exciter la rage et la soif de vengeance du Hottentot; c'était fini et la résolution prise. Qu'en résulterait-il? Elle aurait tué d'intention, sinon de fait, et elle ne s'illusionnait pas sur les tourments qu'elle éprouverait plus tard. Pourtant elle n'avait pas de scrupules, car Muller aurait mérité son sort. Malgré cela, néanmoins, c'était dur d'avoir à tremper ses mains dans le sang, même pour Bessie. Si Muller mourait, si John échappait aux Boers, ils se marieraient, ils seraient heureux; mais elle, que deviendrait-elle? Privée de son amour et poursuivie par le souvenir de ce crime nécessaire, quelle ressource lui resterait-il, autre que la mort? Mieux vaudrait ne jamais revoir John, car la douleur et la honte, ce serait plus qu'elle ne pourrait supporter. Alors tout son pauvre cœur torturé s'absorba dans la pensée de l'absent. Bessie ne l'aimerait jamais comme elle l'aimait; elle en était bien certaine et cependant Bessie serait sa femme, tandis qu'elle s'enfuirait. Elle n'avait pas d'autre parti à prendre. Elle sauverait sa sœur, et ensuite, si elle échappait, elle s'en irait loin, bien loin, ou personne n'entendrait plus parler d'elle. Elle aurait du moins agi en honnête femme. Elle se couvrit le visage de ses mains; il était brûlant, bien qu'elle fût mouillée et glacée jusqu'aux os, par l'humidité froide de la nuit. Une fièvre violente s'était emparée de son corps exténué par les émotions, la faim et les intempéries, mais jamais son esprit n'avait été plus lucide. Chaque pensée, au lieu de se fondre comme à l'ordinaire, parmi les autres, se détachait avec une netteté saisissante, sur un fond noir et vide. Elle se voyait errante, seule, toute seule, à jamais, tandis qu'au loin, John debout et tenant Bessie par la main, la suivait tristement des yeux. Eh bien! puisqu'il fallait qu'il en fût ainsi, elle lui écrirait quelques mots d'adieu; elle ne pourrait partir sans cela.

Dans sa poche était un crayon et dans son corsage le sauf-conduit du général boer, dont le verso lui suffirait pour écrire; elle le tira de sa poitrine, le posa sur ses genoux et se pencha vers la lumière pour tracer les lignes suivantes:

«Adieu! adieu! Nous ne pouvons plus, nous ne devons plus nous revoir en ce monde. En est-il un autre? Je l'ignore. S'il existe, je vous y attendrai, sinon, adieu pour toujours. Pensez à moi quelquefois, car je vous ai bien aimé, plus que jamais personne ne vous aimera, et tant que je vivrai, en ce monde ou en tout autre, je n'aimerai que vous. Ne m'oubliez pas. Je ne serai vraiment morte pour vous, que si vous m'oubliez.»

Chargement de la publicité...