Jess: Épisode de la guerre du Transvaal
[2] Parce qu'un jour, un Écossais produisit une grande impression sur l'esprit naïf des indigènes de Natal, en faisant passer, chez eux, quelques milliers de florins (pièces de 2 shillings ou 2 fr. 50) pour des demi-couronnes (pièces de 3 fr. 10).
«Voyez-vous, Baas, dit-il, avec un sourire grimaçant, c'est comme cela que je compte. Si quelqu'un bat Jantjé, Jantjé fait une entaille dans le bâton et chaque soir, avant de s'endormir, il le regarde et se dit: «Un jour tu frapperas deux fois l'homme qui t'a frappé une fois, et ainsi de suite.» Voyez combien il y en a, Baas. Un jour je payerai tout cela, Baas Frank.»
Muller laissa brusquement tomber le bâton et suivit John vers la maison.
C'était une habitation très supérieure à celles dont les Boers se contentent habituellement; la pièce de réunion, quoique sans autre parquet qu'un mélange d'argile et de bouse de vache, était presque entièrement tapissée de peaux de gazelle; au milieu se trouvait une table faite d'un joli bois du pays et entourée de chaises et de divans recouverts de peaux de divers animaux. Dans un grand fauteuil placé au fond de la pièce, très occupée à ne rien faire, se prélassait Tanta Coetzee, la femme du vieux Hans, forte et pesante dame, qui avait dû être assez belle; sur les divans étaient assis une demi-douzaine de Boers, leur fusil de chasse à la main, ou entre les jambes.
John crut remarquer, en entrant, que quelques-uns ne paraissaient pas charmés de sa présence, et entendre un jeune homme, à l'air ironique et sournois, murmurer quelque chose sur «ces damnés Anglais», à l'oreille de son voisin, d'une voix plus haute qu'il n'était nécessaire. Quant au vieux Coetzee, il vint à sa rencontre avec cordialité et dit à ses deux filles, belles jeunes personnes, très élégantes pour des Hollandaises du Transvaal, de donner une tasse de café au capitaine. John fit, selon l'usage, le tour de la chambre pour saluer tout le monde, en commençant par la grosse dame, et reçut de chacun une poignée de main plus ou moins moite et faible; les Boers ne se levèrent pas; ce n'est pas leur habitude; ils se contentèrent d'étendre leur large patte, en mâchonnant leur mystique monosyllabe «daag», pour bonjour. C'est une cérémonie assez pénible, tant qu'on n'y est pas habitué, et John s'arrêta haletant, pour boire une tasse de café brûlant dont il n'avait pas envie, mais que la politesse le forçait d'accepter.
«Le Capitaine est un Rooibaatje?» dit la vieille dame, tante Coetzee, d'un ton interrogateur et cependant avec la certitude de quelqu'un qui énonce un fait.
John répondit affirmativement.
«Pourquoi le Capitaine vient-il dans le pays? Est-ce comme espion?»
Toute l'assemblée écouta très attentivement la question de l'hôtesse, puis tourna la tête pour écouter la réponse.
«Non, dit John; je suis venu pour aider Silas Croft à exploiter sa ferme.»
Il y eut un sourire général d'incrédulité. Est-ce qu'un Rooibaatje pouvait s'occuper d'une ferme? Certainement non.
«Il y a trois mille hommes dans l'armée anglaise», déclara la grosse dame, d'un ton doctoral et avec un regard sévère au loup déguisé en brebis, à l'homme de sang qui prétendait être un fermier.
De nouveau tout le monde regarda John et attendit sa réplique dans un silence glacial.
«Il y a cent mille hommes dans l'armée régulière, autant dans l'armée des Indes et deux fois autant de volontaires», dit-il, d'une voix un peu irritée.
Cette assertion fut aussi reçue avec l'incrédulité la plus décourageante.
«Il y a trois mille hommes dans l'armée anglaise», répéta la vieille dame, d'un ton si positif qu'il en était écrasant.
«Yah! yah!» crièrent quelques-uns des plus jeunes Boers.
«Il y a trois mille hommes dans l'armée anglaise, recommença la triomphante vieille femme. Si le Capitaine dit qu'il y en a plus, il ment. Il est naturel qu'il mente au sujet de sa propre armée. Le frère de mon grand-père était au Cap, du temps du gouverneur Smith, et il y vit l'armée anglaise tout entière. Il compta les hommes; il y en avait juste trois mille. Je dis qu'il n'y en a pas plus dans l'armée anglaise.
—Yah! yah!» recommencèrent les Boers, tandis que John regardait cette femme terrible, avec une exaspération impuissante.
«Combien d'hommes commandez-vous dans l'armée? reprit-elle, après une pause solennelle.
—Cent! répliqua John sèchement.
—Ma fille, dit la vieille, s'adressant à l'une des jeunes personnes, vous avez été à l'école et vous savez compter. Combien de fois cent dans trois mille!»
La jeune personne ricana, devint confuse et demanda du secours au jeune Boer à l'air sardonique, qu'elle allait épouser; il secoua tristement la tête, voulant faire comprendre, par cette pantomime, qu'il n'était pas sage de pénétrer de pareils mystères. Réduite à ses propres ressources, la demoiselle se plongea dans des calculs profonds, auxquels ses doigts prirent une part animée, et annonça enfin, qu'en trois mille, il y avait vingt-six fois cent, très exactement.
«Yah! yah! s'écria le chœur; vingt-six fois exactement.
—Le Capitaine», reprit la vieille, qui conduisait rapidement John à la folie furieuse, «le Capitaine commande la vingt-sixième partie de l'armée anglaise et prétend qu'il vient ici pour être fermier avec l'oncle Silas Croft. Il dit cela, poursuivit-elle, avec un dédain écrasant, donc il est évident qu'il ment. Il est naturel qu'il mente; tous les Anglais mentent, surtout les Rooibaatjes anglais, mais il ne devrait pas mentir si mal. Il y a de quoi impatienter la cher Seigneur d'entendre mentir si mal, même par un Anglais et un Rooibaatje.»
John n'y tint plus; il se précipita hors de la maison et se mit à jurer furieusement, aussitôt qu'il fut dehors. Et vraiment il faut espérer que son péché lui fut pardonné, car la provocation était par trop forte. Être accusé de mentir et, de plus, de mentir maladroitement, ce n'est pas agréable.
Une minute après, Hans Coetzee le suivit et lui caressa amicalement l'épaule, d'une façon qui semblait dire: «Si les autres prétendent que vous ne savez pas mentir, moi, je vous crois très capable de vous en bien tirer». Puis, sans transition, il annonça qu'il était temps de partir. Tout le monde monta, soit dans son véhicule, soit sur son cheval. John remarqua que Frank Muller montait son beau cheval noir.
Après avoir suivi pendant une demi-heure une route charretière à peine tracée, la première voiture, dans laquelle se trouvaient le vieux Hans, un cocher malais et un jeune nègre du Cap, tourna sur la gauche, en pleine prairie, et les autres suivirent.
Quand on eut atteint le sommet d'une montée, d'où l'on apercevait un plaine immense, Hans s'arrêta et fit signe de la main à ses compagnons de l'imiter. En regardant la vaste plaine, John vit pourquoi l'on faisait halte: à un demi-mille environ paissait un troupeau de chevreuils; il y en avait bien trois cents et, un peu plus loin, étaient une soixantaine d'animaux beaucoup plus grands, à l'air plus sauvage, ornés d'une queue blanche et désignés, dans le pays, sous le nom de «Vilderbeestes». Plus près, dispersées çà et là, on voyait vingt-cinq ou trente gracieuses gazelles d'Afrique.
On tint conseil; il fut décidé que les cavaliers (Frank Muller était du nombre) envelopperaient les animaux et les pousseraient du côté des voitures, placées aux différents endroits vers lesquels ils se dirigeraient probablement.
Après une attente de douze à quinze minutes, du sommet de la montée qui lui faisait face, John vit flotter dans l'air deux bouffées de fumée blanche et l'un des «Vilderbeestes» roula sur le dos, secoué par des convulsions désespérées. Aussitôt tout le troupeau se détourna et, formant une longue ligne en travers de la plaine, poussa droit aux chasseurs avec un bruit de tonnerre: les gazelles d'abord, puis les chevreuils, qui, grâce à leur façon singulière de tenir leur longue tête baissée en courant, ressemblaient à un troupeau de chèvres à longue barbe. Derrière eux venaient les «Vilderbeestes», qui tournaient sur eux-mêmes et sautaient en l'air, comme s'ils avaient perdu la tête. Cette manière d'avancer rend très difficile de distinguer la partie de l'animal qui se présente aux regards; tantôt ce sont les cornes, tantôt les pieds, ou bien la queue, puis ils s'enchevêtrent les uns dans les autres, de telle sorte que la vue se brouillé. Le grand troupeau faisait trembler la terre; les Boers montés le poursuivaient; de temps à autre, l'un d'eux sautait de son cheval, tirait un coup, un pauvre animal tombait, le chasseur remontait et poursuivait sa route.
Bientôt quelques bêtes furent à portée des voitures et une véritable fusillade commença. Une vingtaine de chevreuils firent bande à part et passèrent non loin de John. Sautant à terre, il tira ses deux coups, hélas! hélas! sans les toucher! Rechargeant bien vite, il tira de nouveau, à une distance de deux cents mètres, et au second coup un animal tomba; mais il savait que c'était un coup de hasard; il avait visé une bête et en avait tué une autre. Le fait est que cette espèce de tir est très difficile, quand on n'y est pas habitué et, en ce jour de début, il ne put, à son grand dépit, se distinguer beaucoup, de sorte que ses bons amis, les Hollandais, restèrent convaincus que le Rooibaatje anglais tirait aussi médiocrement qu'il mentait!
Il remonta en voiture, laissant son gibier sur la plaine, pour le moment, ce qui n'est pas très sûr dans un pays où il y a tant de vautours; Jantjé mit les chevaux au galop et l'on repartit grand train. C'était une façon d'aller bien faite pour secouer le sang que cette course furieuse, fusil en main, à travers une plaine où les fourmilières sont grosses comme des fauteuils et innombrables.
Il fallait s'attendre à toute sorte d'agréables surprises, aux trous dans les fourmilières, aux petits marais dans les creux; mais la surexcitation est trop grande pour qu'on pense à son cou et l'on va, on vole, se retenant de son mieux aux parois du véhicule et s'en remettant, pour le reste, aux soins de la Providence. Grâce à l'habileté du Hottentot, les dangers furent conjurés. De temps à autre, on stoppait, quand le gibier était à portée. John sautait de la voiture, la laissait continuer sa route, tirait, la rejoignait et y remontait. Cela dura presque une heure, pendant laquelle il brûla vingt-sept cartouches, tua trois bêtes et en blessa une quatrième qu'il poursuivit. Mais elle était atteinte à la croupe, ce qui lui permettait de courir longtemps et très vite; si bien que plusieurs milles avaient été parcourus, lorsqu'elle s'arrêta un instant, pour repartir encore, quand ses ennemis s'approchèrent. Enfin, au sommet d'une petite montée, John crut voir son animal mort. Un second regard lui prouva que ce n'était pas le sien, car, celui-ci, debout et tête basse, se reposait à environ cent vingt mètres plus loin que le premier, venu là pour mourir. Jantjé fit observer à John qu'il ferait bien de descendre de voiture, de se traîner à genoux jusqu'à l'animal mort et, caché derrière lui, de viser à son aise son propre gibier, avant de tirer.
En conséquence Jantjé se mit hors de vue avec sa voiture et ses chevaux, grâce à un mouvement de terrain; John prit la posture qu'il lui avait conseillée et s'avança prudemment. Tout alla bien, jusqu'à ce qu'il fût tout près de l'animal mort, et il se félicitait déjà du coup qu'il allait pouvoir tirer à son aise, lorsque tout à coup quelque chose frappa violemment la terre, sous sa poitrine, et fit jaillir un petit nuage de terre et de poussière. Il s'arrêta stupéfait et aussitôt entendit un coup de feu sur sa droite. Évidemment quelqu'un tirait sur lui; il se releva promptement, jeta ses bras en l'air et cria afin qu'on ne pût se méprendre sur la place qu'il occupait. Une minute après, il vit un homme s'avancer vers lui, au petit galop de chasse: c'était Frank Muller. John ramassa son chapeau traversé d'une balle, et, furieux, il se rapprocha de Muller.
«Par le diable! s'écria-t-il, pourquoi tirez-vous sur moi?
—Dieu tout-puissant! mon cher ami,» lui fut-il répondu avec le plus grand sang-froid, «je vous ai pris pour un chevreuil; j'avais poursuivi la femelle et je l'avais tuée. Elle avait un petit avec elle et quand j'eus rechargé, ce qui me prit un peu de temps parce qu'une des cartouches adhérait, je levai les yeux et je crus voir le petit. Je pris donc mon fusil et je tirai une fois, puis deux, et quand vous fûtes debout, les bras en l'air et criant, et que je vis que j'avais tiré sur un homme, je fus près de m'évanouir. Grâce au Tout-Puissant, je ne vous ai pas touché!»
John écoutait froidement, «Je suppose qu'il me faut vous croire, Meinheer Muller; mais on m'a dit que vous aviez la vue la plus merveilleuse qu'on connût dans ce pays, et il est singulier qu'à trois cent mètres, vous preniez un homme à genoux pour un jeune chevreuil.
—Le Capitaine pense-t-il donc que j'ai voulu l'assassiner, après lui avoir serré la main ce matin?
—Je ne sais pas ce que je pense, répondit John, regardant Muller bien en face; tout ce que je sais, c'est que votre étrange erreur a été tout près de me coûter la vie. Voyez!» Il prit une mèche de cheveux bruns, qui tenait encore à son chapeau troué et la montra à Muller. «J'espère, dans votre intérêt et dans l'intérêt de ceux qui chassent avec vous, que cette erreur ne se renouvellera pas. Bonjour.»
Le beau Boer, ou plutôt Anglo-Boer, monté sur son cheval noir, caressant sa belle barbe, suivit John d'un regard singulier, pendant qu'il retournait à sa voiture. Bien entendu l'animal blessé avait disparu depuis longtemps.
«Est-ce que par hasard nos anciens auraient raison? Est-ce qu'il y aurait un Dieu?» se dit Muller tout haut, en reprenant tranquillement sa route. (Frank Muller était suffisamment imbu des idées modernes, pour être libre penseur.) «On le dirait, continua-t-il, autrement, comment se fait-il que la première balle ait passé sous lui, et que la seconde ait effleuré sa tête sans le toucher? J'ai cependant visé avec soin, et je ne manquerais pas un tel coup, une fois sur vingt. Bah! un Dieu! Allons donc! Le hasard est le seul dieu. Le hasard pousse les hommes çà et là, comme l'herbe morte, jusqu'à ce que la mort les dévore, comme le feu dévore la prairie. Il y en a qui traitent le hasard comme un jeune poulain; qui font servir ses ruades et ses emportements à leurs fins, le laissant courir jusqu'à ce qu'il soit fatigué, puis le montent paisiblement, le long du chemin qui mène au triomphe. Moi, Frank Muller, je suis un de ces hommes. Je n'échoue jamais, en fin de compte. Je tuerai cet Anglais. Peut-être tuerai-je le vieux Croft, et le Hottentot par-dessus le marché. Bah! Ils ne savent pas ce qui les attend. Moi je le sais; j'ai aidé à charger la mine et, s'ils ne se soumettent pas à ma volonté, c'est moi qui allumerai la mèche. Je les tuerai tous, je prendrai Belle-Fontaine et j'épouserai Bessie. Elle luttera. Cela n'en rendra la chose que plus délicieuse. Elle aime ce Rooibaatje; je le sais; je l'embrasserai, elle, sur son cadavre. Ah! voici les voitures. Je ne vois pas le Capitaine. Il est parti chez lui, sans doute, pour calmer ses nerfs. Il faut que je parle à ces imbéciles. Quels niais avec leurs beaux discours sur la patrie et le maudit gouvernement anglais! Ils ne savent pas ce qui leur est bon. Moutons stupides! dont Frank Muller sera le berger! Oui, ils auront Frank Muller un jour, pour président, et il sera leur maître. Je hais les Anglais, c'est vrai, mais je n'en suis pas moins bien aise d'être à moitié Anglais, car c'est à cela que je dois ma cervelle. Mais ces Boers! Imbéciles! imbéciles! Enfin! ils danseront à mes pipeaux!»
«Baas, dit Jantjé à John, pendant qu'ils retournaient chez eux, baas Frank a tiré sur vous.
—Comment le savez-vous?
—Je l'ai vu. Il poursuivait la bête blessée et ne cherchait pas du tout un petit. Il n'y en avait pas. Il allait tirer sur le chevreuil blessé, quand il se retourna et vous vit; alors il mit un genou en terre et vous visa, et tira avant que je puisse rien dire. Vous ayant manqué, il tira de nouveau et je ne sais comment il vous manqua, car c'est un merveilleux tireur; il ne manque jamais son coup.
—Je ferai juger cet homme pour tentative de meurtre», dit John, frappant de la crosse de son fusil le fond de la voiture. «Un pareil mécréant ne doit pas échapper à la loi.»
Jantjé ricana. «C'est inutile, Baas; il serait acquitté, car je suis le seul témoin. Un jury ne veut pas croire un noir dans ce pays et, de plus, ne punirait jamais un Boer pour avoir tiré sur un Anglais. Non, Baas; cachez-vous quelque jour dans la plaine, par où il doit passer, et tirez sur lui; c'est ce que je ferais, moi, si je l'osais!»
CHAPITRE XI
SUR LE BORD
Pendant les quelques semaines qui suivirent l'aventure de John Niel à la chasse, aucun événement important n'eut lieu à Belle-Fontaine. Les jours se succédaient dans une monotonie charmante, car, malgré ce que peuvent dire les gais mondains, la monotonie est aussi pleine de charme qu'un jour d'été quand le ciel est couvert. «Heureux est le pays qui n'a pas d'histoire!» dit la voix de la sagesse; la même remarque peut s'appliquer, avec plus de vérité encore, à l'individu. Se lever le matin, plein de force et de santé, remplir jusqu'au soir la tâche habituelle, se retirer ensuite sainement fatigué, pour dormir du sommeil du juste, voilà le secret du bonheur! Mais, hélas! la nature n'admet pas le statu quo et veut que la lutte soit la condition de l'existence.
En somme, le genre de vie que John menait dans l'Afrique australe, répondait à ses espérances. Il avait beaucoup d'occupations; il en avait même trop parfois, grâce aux autruches, aux chevaux, au grand bétail, aux moutons et aux moissons. Le manque de société civilisée le troublait peu, car il lisait beaucoup et pouvait avoir autant de livres qu'il en désirait, de Natal et du Cap; et de plus la poste hebdomadaire apportait une abondante provision de journaux. Le dimanche, il lisait tout haut les articles politiques de la Revue du Samedi, au vieux Silas Croft, dont les yeux se fatiguaient et qui appréciait fort cette attention.
Silas était instruit et, tout en ayant passé sa longue vie dans un pays à demi civilisé, il était toujours resté très au courant de ce qui se produisait d'intéressant dans le monde. Autrefois cette tâche de lire la Revue à haute voix, incombait à Bessie, mais son oncle fut très content du changement de lecteur. L'esprit de Bessie n'était pas au diapason de la profonde revue, et son attention s'égarait parfois aux passages les plus marquants. Bientôt une tendre et profonde affection unit le vieillard et son jeune associé. On s'attachait facilement à John, la vieillesse surtout, à laquelle il rendait volontiers mille petits services.
En outre il y avait, dans sa nature, un mélange de gaieté calme et de franche honnêteté qui séduisait jeunes et vieux. Mais ce qui le recommandait surtout à Silas Croft, c'est qu'il était instruit, expérimenté, et homme comme il faut, dans un pays où tout cela était rare. De semaine en semaine, le propriétaire du domaine lui témoignait de plus en plus de confiance et lui donnait une plus grande part d'autorité.
«Je vieillis, Niel, dit-il un soir, je vieillis beaucoup; «la sauterelle me devient un fardeau»; et voyez-vous, mon enfant», ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur l'épaule de John, «il faudra que vous soyez mon fils, comme Bessie a été ma fille.» John leva les yeux sur le bon et beau vieux visage, couronné de ses cheveux d'argent, rencontra le regard de ces autres yeux intelligents et perçants, très enfoncés sous les sourcils épais, et cette vue lui rappela son vieux père à lui! mort depuis longtemps; l'émotion le gagna et lui fit venir des larmes. Prenant la main de M. Croft, il lui dit:
«Certes, monsieur, je ferai de mon mieux.
—Merci, mon garçon, merci! Je n'aime pas beaucoup à parler de ces choses, mais comme je vous le disais, je vieillis; le Tout-Puissant peut m'appeler un de ces jours à rendre mes comptes et, si cela arrive, je m'en repose sur vous, pour protéger ces deux jeunes filles. Elles en auront besoin; c'est un pays peu sûr que celui-ci et l'on n'est jamais bien certain du lendemain. Quelquefois, je regrette d'être encore ici. Mais allons nous coucher. Je commence à croire que ma tâche en ce monde est à peu près achevée. Je m'affaiblis, John, il n'y a pas d'illusions à se faire.»
A partir de ce jour, il appela toujours Niel par son nom de baptême.
On avait peu de nouvelles de Jess personnellement. Elle écrivait chaque semaine, il est vrai, et rapportait fidèlement tout ce qui se passait à Prétoria, mais elle était de ces gens dont les lettres ne disent absolument rien d'eux-mêmes, ni de ce qui absorbe leur esprit. On aurait aussi bien pu leur donner pour titre: «Lettres de Prétoria», comme Bessie le dit un jour avec colère, après avoir lu trois feuilles de la droite et curieuse écriture de Jess. «Une fois que l'on perd Jess de vue, on ne sait pas plus ce qui la touche, que si elle était morte. Il est vrai qu'on n'en sait pas beaucoup plus, quand elle est présente, ajouta-t-elle par réflexion.
—C'est une femme singulière», répondit John pensif.
Tout d'abord elle lui avait beaucoup manqué, car, si étrange qu'elle fût, elle avait fait vibrer en lui une corde nouvelle, et il n'en avait eu conscience qu'à son départ. Et cette corde avait même fortement vibré pendant quelque temps; mais les vibrations s'éteignaient peu à peu, comme celles d'une harpe dont l'artiste retire ses mains. Si elle était restée une ou deux semaines de plus, l'effet aurait probablement été plus durable.
Mais elle était partie et Bessie était restée! Elle s'éloignait même fort peu de lui et l'entourait de ces soins dont une femme ne peut s'empêcher de combler l'homme qu'elle aime. Sa beauté se mouvait dans l'habitation, comme un rayon de lumière dans un jardin, car elle était vraiment ravissante et aussi pure, aussi bonne qu'elle était belle. John ne put ignorer longtemps ses sentiments pour lui. S'il n'était nullement vain, il était intelligent; or Bessie, sans jamais franchir les limites que la réserve impose à une jeune fille, ne prenait pas la moindre peine pour cacher sa préférence. Non qu'elle fût animée, comme sa sœur, du souffle brûlant et quasi divin de la passion; don bien rare et (tout bien considéré) aussi peu adapté aux conditions ordinaires de notre vie prosaïque et laborieuse, qu'il est rare. Mais elle était tendrement éprise, à la manière ordinaire des jeunes filles, et toute prête à faire une épouse aimante et fidèle pour John Niel, si celui-ci voulait bien l'y inviter.
Comme les semaines s'écoulaient, John se mit à envisager la question de savoir s'il ne ferait pas bien de demander Bessie en mariage. Il n'est pas bon pour l'homme de vivre seul, surtout au Transvaal, et il ne lui était pas possible de vivre auprès de tant de grâce et de beauté, sans songer à créer entre lui et celle qui en était douée, des liens plus étroits.
S'il eût été plus jeune et moins expérimenté, il aurait succombé plus vite à la tentation. Mais il n'était ni très jeune, ni très novice; dix ans auparavant, comme nous l'avons dit, il s'était brûlé les doigts assez sérieusement et cet incident de sa carrière l'avait jusqu'alors rendu très prudent. Et puis il était arrivé à l'âge où les hommes ne tendent pas le cou au joug sans réfléchir. A trente-trois ans, les responsabilités de la famille prennent un aspect tout différent de celui qu'elles ont dix ans plus tôt. La tentation peut être grande, mais en posant le pour et le contre, il est permis de s'alarmer, et dût John Niel perdre un peu dans l'estime de ceux qui prennent la peine de lire son histoire, la vérité nous oblige à reconnaître qu'il réfléchissait et par cela même hésitait un peu. Le fait est que, si jolie et si aimable que fût Bessie, il n'était pas éperdûment épris d'elle et, à trente-trois ans, c'est une condition nécessaire pour s'exposer aux périls du mariage. Néanmoins, si prudent que soit un homme, il est toujours exposé à ce que la tentation devienne assez forte pour vaincre sa prudence et se moquer de ses plans stratégiques. Et il devait en être ainsi pour notre ami John Niel.
Une huitaine de jours environ après sa conversation avec Silas Croft, John se dit tout à coup que l'attitude de Bessie envers lui, était assez étrange depuis quelque temps. Il lui semblait qu'elle avait évité sa société au lieu de sinon la rechercher, du moins laisser voir qu'elle lui était agréable. Elle avait été pâle et préoccupée, presque irritable, ce qui n'était pas dans son humeur habituelle, égale et douce.
Un tel changement, dans une personne de qui dépend le charme de la vie quotidienne, suffit bien pour étonner, voire pour contrarier. Il ne vint pas à l'esprit de John, que ce changement pouvait provenir de ce que Bessie l'aimait et souffrait, inconsciemment peut-être, de son indifférence apparente. C'était pourtant là l'explication du changement en question. Bessie, étant droite et simple, et un peu fâchée contre John (sans se l'avouer à elle-même), traduisait par son attitude ce qui se passait dans son esprit.
«Bessie, dit John, certain jour, vers la fin de l'après-midi (il l'appelait toujours Bessie maintenant), je vais à la jeune plantation, voir comment elle se comporte; si vous avez fini vos opérations culinaires (car Bessie était occupée, comme bien d'autres jeunes filles dans les colonies, à confectionner un gâteau), vous devriez mettre un chapeau et venir avec moi; je crois vraiment que vous n'êtes pas sortie aujourd'hui.
—Merci, Capitaine; je n'ai pas envie de sortir.
—Pourquoi pas?
—Oh! je ne sais pas,... parce qu'il y a trop à faire. Si je sors, cette fille stupide laissera brûler le gâteau.» Elle désignait du doigt une jeune fille cafre, vêtue d'une robe bleue et d'une plume dans sa laine, très occupée à regarder, en souriant doucement et suçant ses doigts noirs, les mouches du plafond. «En vérité», poursuivit Bessie, avec un petit coup de son pied sur le parquet, «il faut avoir la patience d'un ange pour supporter la stupidité de cette fille. Hier encore, après avoir brisé le plus grand plat, elle m'en a apporté les morceaux en souriant d'une oreille à l'autre, et m'a demandé de le remettre en un seul morceau. Les blancs étaient si habiles! Cela ne me donnerait pas grand'peine. S'ils pouvaient faire le plat blanc d'abord et ensuite y faire pousser des fleurs, il devait leur être facile de le remettre en son état primitif. Je ne savais quel parti prendre, rire, pleurer, ou lui jeter les débris à la figure.
—Écoutez, jeune personne», dit John, prenant la coupable par le bras et la conduisant solennellement au four tout ouvert pour recevoir le gâteau, «si vous laissez brûler ce gâteau pendant que l'inkosikaas (dame-chef) sera sortie, quand je reviendrai, je vous fourrerai là dedans, pour y brûler avec le gâteau. J'ai fait cuire une fille de Natal comme ça, l'année dernière, et en sortant du four, elle était toute blanche.»
Bessie traduisit cette menace diabolique et la jeune fille, riant de plus belle, murmura: Koos (chef) d'une voix fort gaie. Une fille cafre ne s'effraye pas, par un bel après-midi d'été, à l'idée d'être enfournée le soir; c'est trop loin! Et puis la menace venait de John Niel, et les naturels de Belle-Fontaine le connaissaient bien alors. Ses menaces étaient épouvantables, mais il n'en résultait pas grand'chose. Une seule fois il avait eu une prise de corps sérieuse, avec un grand garçon qui avait cru pouvoir abuser de sa taille; mais Niel lui avait administré une telle correction, que jamais depuis on ne s'était frotté à lui.
«Je crois, dit-il, que le gâteau est en sûreté maintenant; donc vous allez venir.
—Merci, Capitaine», répliqua Bessie, le regardant d'une petite manière ensorcelante, qu'elle savait très bien prendre; «non, merci, je n'ai pas envie de marcher.» Ce fut là ce qu'elle dit, mais ses yeux ajoutèrent: «Je suis fâchée; je ne veux rien avoir à démêler avec vous!
—Très bien, répondit John; il faut donc que je sorte seul!» Et il prit son chapeau de l'air d'un martyr.
Par la porte ouverte de la cuisine, Bessie regarda les rayons et les ombres qui se jouaient sur le flanc rebondi de la colline, derrière la maison.
«Il fait vraiment bien beau, dit-elle; irez-vous loin?
—Non; seulement autour de la plantation.
—Il y a trop de couleuvres par là; je déteste les serpents», reprit Bessie, s'obstinant à trouver un prétexte pour ne pas sortir.
«Oh! je me charge des couleuvres; venez donc.
—Eh bien! j'y vais», dit-elle, en abaissant ses manches, qu'elle avait relevées jusqu'aux épaules pour faire son gâteau, et cachant ses beaux bras blancs; «j'y vais, non parce que j'en ai envie, mais parce que vous m'y forcez. Je ne sais pas comment cela se fait», ajouta-t-elle, avec un petit coup impatient de son pied, tandis que ses yeux bleus se remplissaient de larmes, «mais on dirait qu'il ne me reste plus de volonté du tout. Quand je veux faire une chose et que vous voulez que j'en fasse une autre, c'est toujours moi qui cède; cela ne me plaît pas du tout, Capitaine, et je serai très maussade pendant la promenade, je vous en préviens.»
Sur ce elle glissa devant lui, pour aller chercher son chapeau, de cette façon particulièrement gracieuse qu'ont parfois certaines femmes en colère, et John Niel se dit que jamais, ni en Europe, ni ailleurs, il n'avait vu femme plus délicieusement séduisante!
Il avait envie de tout risquer et de lui proposer de l'épouser; mais si elle refusait? Cette idée ne lui souriait nullement. La première jeunesse passée, peu d'hommes aiment à se mettre dans une situation qui les livre pieds et poings liés, à la malice d'une femme. Car malheureusement, jusqu'à ce que le contraire soit bien démontré, beaucoup d'hommes croiront que bien des femmes sont, par nature, capricieuses, légères et peu sûres; et John Niel, grâce peut-être à la petite expérience dont nous avons parlé, partageait ces erreurs insignes!
CHAPITRE XII
LE SAUT
En quittant la maison, Bessie et John s'engageront dans l'avenue des Gommiers. Silas était très fier de cette avenue, car, plantés depuis vingt ans seulement, ces arbres, qui poussent avec une rapidité extraordinaire, dans le climat divin et le sol si riche du Transvaal, étaient presque tous très élevés et aussi gros que des chênes de cent cinquante ans. L'avenue n'était pas très large et les arbres, plantés fort près les uns des autres, s'élançaient comme de grandes colonnes, dépourvus de toute branche, jusqu'à une hauteur considérable, tandis qu'au faîte leurs ramures s'enchevêtraient et formaient un tunnel touffu, au bout duquel on voyait le paysage comme au bout d'un télescope.
Arrivés à l'extrémité de cette charmante avenue, John et Bessie tournèrent à droite, pour suivre un petit sentier capricieusement tracé à travers les roches qui soutenaient le plateau de la colline sur le flanc de laquelle s'élevait l'habitation. Ce sentier aboutissait à une partie stérile de la plaine, lieu fort dangereux pendant un orage, mais sauvegarde de la maison et des arbres du voisinage, car le minerai de fer s'y montrait à la surface, et de l'habitation l'on pouvait voir les éclairs frapper cette surface et même y courir en zigzags. Sur la gauche s'étendaient des terres cultivées, au delà desquelles était la plantation que John désirait examiner.
Ils marchèrent jusque-là sans mot dire. La plantation était entourée d'un fossé et d'un mur en terre, assez bas, sur lequel Bessie vint s'asseoir. Il fut convenu qu'elle attendrait là le retour du capitaine, parce qu'elle avait, dit-elle, peur des vipères dont une nombreuse famille s'abritait sous bois.
John la laissa faire et déclara qu'il enverrait une colonie de porcs pour détruire ces vilaines bêtes qu'il peuvent manger avec impunité. Entré sous bois, il se fraya adroitement un passage à travers les jeunes branches légères comme des plumes, et revint bientôt, sans avoir vu le moindre reptile.
En arrivant à la lisière de la plantation, il s'arrêta pour regarder Bessie assise sur le petit mur et encadrée dans la splendide lumière du soleil couchant.
Elle avait ôté son chapeau, car la chaleur était grande, et la main qui le tenait, pendait inerte à son côté, tandis que ses yeux admiraient les splendeurs de ce coucher de soleil africain. Il contemplait avec délice ce doux visage et cette gracieuse silhouette, qui lui rappelaient certaine poésie, lue autrefois, quand elle se retourna et le vit.
«Que regardez-vous? demanda-t-elle: le coucher du soleil?
—Non; c'est vous que je regardais.
—Eh bien! vous auriez mieux fait de regarder le soleil, répondit-elle, en détournant vivement la tête. Voyez-le. Avez-vous jamais contemplé son pareil? Même ici, nous n'avons ces couchers de soleil qu'à cette époque de l'année, quand les orages sont dans l'air.»
Elle avait raison. C'était incomparable. Les nuages lourds, qui, deux heures auparavant, couraient tout noirs sous la voûte d'azur, étaient maintenant en flamme. Quelques-uns ressemblaient à d'immenses forteresses en feu; d'autres avaient le rouge terne de la bouille qui brûle. A l'est, le ciel était une plaine d'or bruni qui lentement devenait rouge, puis orange et enfin rose très pâle. A gauche, les rayons semblaient se poser avec amour, avant de disparaître, sur les arêtes des monts Quathlamba, embrasant jusqu'aux neiges éternelles du pic le plus élevé, comme pour inscrire sur leur blancheur le passage d'un jour nouveau. Plus bas dans le ciel, flottaient de petits nuages, flocons de flamme tombés des masses supérieures, et sur la terre s'étendaient de grandes ombres profondes, que traversaient des traînées de lumière.
John admirait immobile, et toute cette splendeur semblait enflammer son imagination, comme elle enflammait le ciel et la terre, de telle sorte que l'amour descendit dans son cœur, aussi brûlant que les rayons du soleil sur la crête des montagnes.
Était-ce ce spectacle des gloires de la nature? car il y a toujours un grain de mélancolie dans les choses les plus belles; était-ce une autre cause? toujours est-il que le visage de Bessie se couvrait d'un voile de tristesse que John ne lui avait jamais vu, et qui ajoutait à son charme, comme l'ombre ajoute au charme de la lumière.
«A quoi pensez-vous, Bessie?» lui demanda-t-il.
Elle leva les yeux; il s'aperçut que ses lèvres tremblaient un peu.
«Imaginez-vous, répondit-elle, que je ne sais pourquoi: je pensais à ma mère. C'est à peine si je me rappelle son doux visage émacié. Je me souviens qu'un soir, elle était assise sur le devant d'une maison, au coucher du soleil, comme en ce moment, et je jouais près d'elle, quand tout à coup elle m'appela, m'embrassa et, me montrant les nuages rouges amassés dans le ciel, me dit: «Penserez-vous à moi, chérie, quand j'aurai franchi ces portes d'or?» Je ne compris pas alors ce qu'elle voulait dire, mais je me suis souvenue de ses paroles, et quoiqu'elle soit morte depuis si longtemps, je pense souvent à elle.»
Bessie se tut et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.
Peu d'hommes peuvent voir sans émotion une jolie femme en pleurs, et ce petit incident vint mettre en déroute toute la prudence de John.
«Bessie, chère Bessie, dit-il, ne pleurez pas! Je ne peux pas vous voir pleurer.»
Elle leva les yeux comme pour répondre, mais les baissa de nouveau sans rien dire.
«Écoutez-moi, Bessie, reprit-il, un peu gauchement: j'ai quelque chose à vous dire. Je veux vous demander si..., si..., bref, si vous consentiriez à m'épouser? Attendez; ne répondez pas encore. Vous me connaissez assez bien maintenant. Je ne suis plus un enfant, chère Bessie, j'ai vu le monde et j'ai eu, comme bien d'autres, une ou deux petites affaires de cœur. Mais, Bessie, je n'ai jamais vu de femme aussi charmante et, si vous me permettez de vous le dire, aussi délicieusement belle que vous; et, si vous m'acceptez, il me semble que je serai l'homme le plus fortuné de l'Afrique australe.»
Il s'arrêta.
Quand elle eut compris où il voulait en venir, Bessie avait rougi jusqu'aux yeux, puis était devenue blanche comme un lis. Elle aimait cet homme; ses paroles la charmaient et elle s'en contentait, quoique d'autres eussent pu se montrer plus exigeante; mais Bessie n'était pas exigeante.
Enfin elle parla.
«Êtes-vous bien sûr, dit-elle, de sentir tout ce que vous me dites là? Parfois on parle sous l'impulsion d'un premier mouvement et ensuite on regrette ce qu'on a dit. S'il en était ainsi, après que je vous aurais répondu oui, ce serait embarrassant, n'est-ce pas?
—Mais je suis bien sûr de ce que je dis! s'écria John, avec indignation.
—C'est que, voyez-vous», poursuivit Bessie, traçant des cercles sur le sol, avec la baguette qu'elle tenait, «vous vous exagérez peut-être mes mérites. Vous me trouvez jolie, parce que vous ne voyez que des Hottentotes ou des Boers; et il en est de même pour tout le reste. Je ne suis pas digne d'épouser un homme comme vous, ajouta-t-elle, désolée. Je ne connais rien et je n'ai rien vu. Je ne suis qu'une jeune fille ignorante, élevée dans une ferme, sans fortune et n'ayant pour elle qu'un peu de beauté. Vous, c'est différent: vous êtes un homme du monde et si jamais nous retournions en Angleterre, je serais une chaîne pour vous. Vous auriez honte de moi et de mes manières coloniales. Si c'était Jess, ce serait tout autre chose, car elle a plus d'intelligence dans son petit doigt que moi dans toute ma personne.»
Ce nom de Jess produisit un effet pénible sur les nerfs de John. Ce fut comme une bouffée d'air froid au milieu d'une journée brûlante. Il désirait oublier Jess, pour le moment.
«Chère Bessie, dit-il, pourquoi supposer de telles choses? Je vous assure que si vous paraissiez dans un salon de Londres, vous y éclipseriez la plupart des femmes. Du reste, il est fort peu probable que je fréquente les salons de Londres désormais, ajouta-t-il.
—Oh, oui! je peux être jolie, je ne dis pas le contraire, reprit Bessie; mais comprenez-moi bien: je ne veux pas que vous m'épousiez seulement pour cela, comme les Cafres épousent leurs femmes. Si vous m'épousez, je veux que ce soit parce que vous m'aimez, moi, mon vrai moi, et non pas seulement mes yeux et mes cheveux. Oh! je ne sais que vous répondre! En vérité, je ne le sais pas!» Et elle se mit à pleurer doucement.
«Bessie! chère Bessie! s'écria John, qui ne savait plus trop où il en était, dites-moi franchement, loyalement si vous m'aimez. Je ne vaux peut-être pas grand'chose, mais peu importe, si vous m'aimez.» Il lui prit la main, la fit glisser du mur et elle se trouva debout devant lui, presque aussi grande que lui, car elle était d'une taille élancée.
Deux fois elle leva ses beaux yeux pour lui répondre, deux fois le courage lui manqua et enfin son secret lui échappa; ce fut presque un cri:
«Oh! John je vous aime de tout mon cœur!»
Il est des choses sacrées, sur lesquelles on doit jeter un voile, et le premier aveu d'une femme pure comme Bessie est au nombre de ces choses.
Bornons-nous à dire qu'ils resteront assis sur ce mur du terre, aussi heureux qu'ils pouvaient et devaient l'être, jusqu'à ce que la splendeur de l'Occident eût disparu, laissant la terre froide et pâle; jusqu'à ce que le crépuscule cachât les montagnes et que les étoiles fussent seules à regarder, avec eux, l'immensité sombre du désert.
Pendant ce temps, une scène très différente se jouait à l'habitation.
Dix minutes après que John et sa belle compagne furent partis pour cette promenade mémorable à la plantation, on pouvait voir Frank Muller, monté sur son coursier noir, s'avancer lentement vers l'avenue des Gommiers.
Jantjé se faufilait entre les troncs des arbres, à la manière serpentine des Hottentots, manière qu'ils ont sans doute acquise à la suite des siècles pendant lesquels ils ont poursuivi les fauves et se sont dérobés à leurs ennemis. Il se glissait d'arbre en arbre, comme s'il s'attendait toujours à se trouver inopinément en face d'une zagaie embusquée, ou d'une bête sauvage aux aguets. Il n'y avait aucune raison pour qu'il agît ainsi. Il satisfaisait simplement un instinct naturel, dans un moment où il savait ne pas être aperçu. La vie à Belle-Fontaine était décidément trop calme et trop civilisée au goût de Jantjé; il avait besoin de s'offrir parfois des récréations de ce genre.
Tout à coup et malgré la distance, il perçut le bruit des sabots d'un cheval; il se redressa, écouta, puis se coucha sur le sol, y appuya son oreille et laissa échapper un grognement guttural de satisfaction.
«C'est le cheval noir de Baas Frank, murmura-t-il; il a un talon fendu et pose un pied plus légèrement que l'autre. Pourquoi Baas Frank vient-il ici? Pour Missie, bien sûr. Il serait fou de rage, s'il savait que Missie est allée à la plantation avec Baas Niel. On va aux plantations pour s'embrasser (Jantjé n'était pas loin de la vérité!) et Baas Frank serait fou s'il savait cela. Il me frapperait, si je le lui disais; sans cela, je n'y manquerais pas.»
Les pas du cheval se rapprochaient; Jantjé se glissa aussi naturellement qu'un serpent, sous une touffe de hautes herbes, et attendit. Personne ne se serait douté que cette touffe cachât un corps humain, pas même un Boer, à moins qu'il n'eût marché droit à l'espion, et encore celui-ci eût-il probablement réussi à échapper à son pied et à ses yeux. Nous le répétons, tout ceci n'avait de raison d'être que le bon plaisir du sauvage.
Le cheval approchait; l'homme-serpent leva un peu la tête et regarda de ses yeux ronds comme des perles noires, à travers les brins d'herbes gros comme de la paille. Son regard tomba sur Muller, évidemment plongé dans des réflexions qui excitaient sa colère. Profondément absorbé, il laissa son cheval mettre le pied dans un grand trou qu'un fourmilier s'était amusé à creuser la nuit précédente, au beau milieu de l'allée.
«A quoi donc pense Baas Frank?» se dit Jantjé, comme l'homme et la cheval passaient à quatre pas de lui. Puis il se leva, traversa l'avenue, se glissa par un sentier détourné et se trouvait debout à la porte des écuries, le visage dénué de toute expression, quelques secondes avant l'arrivée de Frank Muller sur sa monture.
«Je vais leur offrir encore une fois le moyen de se sauver, pensait le Boer, ou plutôt le métis, car nous savons que sa mère était Anglaise et, s'ils le rejettent, que leur sort retombe sur leur tête. Demain je vais à l'assemblée de Paarde Kraal, pour me consulter avec Paul Krüger, Prétorius et les autres «Pères de la Patrie», comme ils s'intitulent. Si j'oppose mon veto à la rébellion, il n'y en aura pas; sinon, elle sera, et si l'oncle Silas ne veut pas me donner Bessie, si Bessie ne veut pas m'épouser, j'exciterai le pays à se révolter, quand je devrais le plonger dans les horreurs de la guerre, depuis le Cap jusqu'à Waterberg. Patriotisme! Indépendance! Taxes! Ils crient tout cela depuis si longtemps, qu'ils commencent à y croire. Ce n'est pas pour ça que je ferais la guerre, moi! Mais l'ambition et la vengeance, ah! ça, c'est autre chose. Je les tuerais tous, s'ils me barraient le chemin, tous, excepté Bessie. Si la guerre éclate, qui donc lèvera la main pour défendre les «maudits Anglais»! Ils auraient tous peur. Ce n'est pas ma faute. Puis-je m'empêcher d'aimer cette femme? Est-ce ma faute si je me dessèche à penser à elle, si le sommeil me fuit la nuit, si je pleure, oui, moi, Frank Muller, qui ai vu les cadavres de mon père et de ma mère assassinés, sans verser une larme, parce qu'elle me hait et me repousse?
«O femme! femme! On parle d'ambition, d'avarice, de bien d'autres choses encore, comme étant les moteurs de nos actions, mais peut-on les comparer à la force de la femme, cette petite chose fragile, ce jouet si facile à briser et qui cependant peut ébranler le monde et faire couler le sang à flots. Me voici près de la roche; elle tremble sur sa base; que je la touche et elle bondira, écrasant tout sur son passage. Peu m'importe! Que Bessie et Om (oncle) Silas choisissent.
«Je tuerais tous les Anglais du Transvaal pour avoir Bessie, se disait-il, et tous les Boers aussi et les naturels par-dessus le marché.
«Et alors, quand j'aurai Bessie, quand j'aurai chassé tous ces Anglais du pays, au bout de peu d'années, je mènerai ce paye; et ensuite? Eh bien! ensuite j'exciterai le sentiment national hollandais dans le Natal et dans l'ancienne colonie du Cap; nous pousserons les Anglais dans la mer, nous nous débarrasserons des indigènes, nous n'en garderons que ce qu'il faudra pour nous servir, et nous aurons les États-Unis de l'Afrique Australe. Qu'on me donne seulement quarante ans de vie et de force, et nous verrons!»
A ce moment, il arrivait devant la véranda et, faisant trêve à ses visions ambitieuses, il mit pied à terre et entra. Dans le salon, il trouva Silas Croft qui lisait un journal.
«Bonjour, Om Silas, dit-il, la main tendue.
—Bonjour, Meinheer Frank Muller», répondit le vieillard assez froidement, car Niel lui avait raconté l'incident de la chasse, qui avait failli se terminer tragiquement, et quoiqu'il n'eût rien dit alors, il n'en avait pas moins tiré ses conclusions.
«Que lisez-vous dans le National, Om Silas? L'affaire de Bezuidenhout?
—Non! qu'est-ce qu'il y a?
—Il y a que les Boers se soulèvent contre vous autres Anglais, voilà tout. Le shériff saisit l'autre jour le chariot de Bezuidenhout pour arriéré d'impôts, et le mit en vente à Potchefstroom; mais les habitants chassèrent à coups de pied le commissaire-priseur du chariot et le poursuivirent tout autour de la ville. Et maintenant le gouverneur Lanyon envoie Raaf pour assermenter des constables et faire respecter la loi. Il pourrait aussi bien essayer d'arrêter le cours d'une rivière, en y jetant des pierres. Le grand meeting qui devait avoir lieu le 18 décembre, à Paarde Kraal, aura lieu le 8, et nous saurons alors si c'est la paix ou la guerre.
—La paix ou la guerre? répliqua le vieillard, avec humeur; il y a des années qu'on crie cela. Combien y a-t-il eu de grands meetings depuis que Shepstone a annexé le pays? Six, je crois. Qu'en est-il résulté? Rien que des mots. Et après tout, supposez que les Boers se battent, quel sera le dénouement? Ils seront vaincus, beaucoup de gens seront tués et voilà tout. Vous n'admettez pas, je pense, que l'Angleterre céderait à une poignée de Boers? Qu'a dit le général Wolseley l'autre jour, au banquet de Potchefstroom? Que le pays ne serait jamais abandonné, parce qu'aucun gouvernement, conservateur, libéral ou radical ne l'oserait. La nouvelle administration Gladstone a télégraphié la même chose; il est donc bien inutile de s'arrêter à ces enfantillages.»
Muller répondit en riant:
«Vous êtes vraiment simples, vous autres Anglais. Ne savez-vous pas qu'un gouvernement est comme une femme qui dit non, non, non! et se laisse embrasser tout le temps? Si l'on fait assez de bruit, votre gouvernement oubliera ses grands mots et récusera Wolseley, Shepstone, Bartle Frère, Lanyon, etc. Il s'agit d'une affaire plus sérieuse que vous ne pensez, Om Croft. Bien entendu, ces meetings et ces discours sont choses préparées à l'avance. Les Boers sont mécontents, parce que les Anglais protègent les indigènes, et parce qu'il y a des taxes à payer. Ils se disent que maintenant que vous avez payé leurs dettes et chassé Sikukuni et Cetewayo, ils aimeraient bien reprendre le pays. Cependant le danger n'est pas là. Laissés à eux-mêmes, les Boers se borneraient à parler, car beaucoup d'entre eux sont enchantés que le pays appartienne aux Anglais. Mais ceux qui tiennent les fils des marionnettes, sont au Cap. Ils veulent chasser tous les Anglais de l'Afrique australe. Quand Shepstone annexa le Transvaal, il fit pencher la balance du côté opposé aux Hollandais et réduisit à néant le projet de créer, dans le pays tout entier, une grande république anti-anglaise. Si le Transvaal reste anglais, adieu à leurs espérances, car l'État Libre survit seul, et il est enveloppé. Voilà pourquoi ils sont en colère et pourquoi leurs instruments soulèvent les Boers. Ils veulent qu'ils se battent et je crois qu'ils y arriveront. Si les Boers sont vainqueurs, les gens du Cap lèveront le masque; sinon les Boers payeront les frais de la guerre et les autres se tairont. Ils sont très habiles les patriotes du Cap, et savent très bien se tirer d'affaire.»
Silas Croit demeura silencieux et sombre. Frank Muller se leva et alla regarder par la fenêtre.
CHAPITRE XIII
FRANK MULLER JETTE LE MASQUE
Quelques instants après, Muller se retourna et dit:
«Savez-vous pourquoi je vous ai conté tout cela, Om Silas?
—Non.
—Parce que je veux vous faire comprendre que vous et tous les Anglais, vous êtes ici dans une situation très dangereuse. La guerre est imminente et, quelle qu'en soit l'issue, vous en souffrirez. Vous autres Anglais, vous avez beaucoup d'ennemis. Vous avez tout le commerce et la moitié de la terre et vous défendez toujours les noirs que les Boers haïssent. Les temps seront durs pour vous, si la guerre éclate. On tirera sur vous, on brûlera vos maisons, et si vous êtes vaincus, ceux qui échapperont, devront fuir le pays. Alors le Transvaal sera pour ceux du Transvaal et l'Afrique pour les Africains.
—Eh bien! Frank Muller, si tout cela arrive, qu'en adviendra-t-il? Où voulez-vous en venir? Vous ne vous démasquez pas ainsi pour rien.»
Le Boer rit. «Non, bien entendu, Silas. Eh bien! si vous voulez le savoir, je vais vous dire à quoi j'en veux venir. Je veux vous dire que moi seul, si les mauvais jours arrivent, je peux vous protéger, vous, les vôtres et vos biens. J'ai plus d'influence dans le pays que vous ne le pensez. Peut-être même pourrais-je empêcher la guerre, et je le ferais, si j'y trouvais mon compte. En tout cas, je pourrais éloigner de vous le danger; mais j'y mets mon prix, Silas Croft, comme tout le monde, et c'est argent comptant qu'il faut payer; je ne fais pas crédit.
—Je ne comprends pas vos paroles mystérieuses, répliqua le vieillard, froidement. Je suis un homme droit et loyal, et si vous me dites ce que vous voulez, je vous répondrai.
—Très bien! Je vais vous dire ce que je veux. Je veux Bessie. J'aime votre nièce et je désire l'épouser; oui, je veux l'épouser et pour cela tous les moyens me seront bons. Or, elle ne veut pas m'entendre.
—Qu'y puis-je, Frank Muller? Elle s'appartient. Je ne peux pas disposer d'elle, quand même je le voudrais, comme d'un poulain ou d'un bœuf. Plaidez votre cause et acceptez sa réponse.
—J'ai plaidé ma cause, et j'ai reçu sa réponse, reprit le Boer, avec emportement. Ne comprenez-vous pas qu'elle ne veut pas entendre parler de moi? Elle aime ce damné Rooibaatje Niel, que vous avez amené ici. Elle l'aime, vous dis-je, et n'a pas un regard pour moi.
—Vraiment? répliqua Silas Croft, avec calme. S'il en est ainsi, elle prouve qu'elle a bon goût, car John Niel est un honnête homme, Frank Muller, ce que vous n'êtes pas. Écoutez-moi», poursuivit-il, avec une explosion soudaine de colère; «en vérité, je vous le dis, vous êtes un malhonnête homme et un coquin. Vous avez assassiné de sang-froid le père, la mère et l'oncle du Hottentot Jantjé, quand vous étiez encore presque un enfant. L'autre jour, vous avez essayé d'assassiner John Niel, sous prétexte que vous le preniez pour un jeune chevreuil. Et maintenant, vous qui avez pétitionné pour que la Reine prît ce pays, vous qui avez crié partout à haute voix votre loyalisme, vous venez me dire que vous conspirez pour faire éclater l'insurrection et la guerre, et vous me demandez Bessie pour prix de votre protection! Eh bien! moi, Frank Muller, je vous dis», ajouta le vieillard en se levant, les yeux flamboyants, redressant sa taille courbée et montrant la porte: «Sortez immédiatement par cette porte et n'en repassez jamais le seuil. Je m'en remets à Dieu et à la nation anglaise pour me protéger, non pas à vos pareils, et j'aimerais mieux voir ma chère Bessie dans son cercueil, que mariée à un misérable, un traître, un assassin tel que vous. Sortez!»
Le Boer devint livide de rage. Deux fois il essaya de parler; deux fois il n'y put parvenir et, quand il y réussit, ses paroles, étranglées par la fureur, étaient presque inintelligibles. Ces accès de colère en face de la contradiction étaient le côté faible de son caractère. Plus maître de lui, il eût été un coquin parfait et triomphant, tandis que ses audacieux et ténébreux projets, médités pendant des années, étaient souvent exposés à se voir déjoués par ces emportements soudains et irrépressibles.
C'est ainsi qu'il s'était laissé entraîner à assaillir John et l'avait mis en garde contre lui.
«Fort bien, Silas Croft, dit-il enfin; je pars, mais je reviendrai, n'en doutez pas, et quand je reviendrai, ce sera avec des hommes armés de fusils. Je brûlerai votre jolie demeure, dont vous êtes si fier, je vous tuerai, vous et votre ami l'Anglais. J'emmènerai Bessie et elle sera trop heureuse d'épouser Frank Muller, s'il veut l'épouser; mais il ne le voudra plus, quand même elle le lui demanderait à genoux, je vous en réponds. Nous verrons alors ce que Dieu et la nation anglaise feront pour vous protéger. Appelez-en aux moutons et aux chevaux, aux rochers et aux arbres; ils vous répondront mieux que votre Dieu et votre nation anglaise!
—Sortez! répéta le vieillard, d'une voix tonnante, ou par le Dieu que vous blasphémez, je vous envoie une balle (il saisit une carabine placée au-dessus de la cheminée), à moins que je ne vous fasse chasser à coups de fouet par mes Cafres.»
Frank Muller n'attendit pas davantage. Il sortit. L'obscurité était venue, mais il y avait encore de la lumière dans le ciel, au bout de l'avenue des Gommiers, et il aperçut la svelte et gracieuse silhouette de Bessie, qui se détachait doucement sur le crépuscule. John l'avait quittée, pour aller voir quelque chose à la ferme et elle rentrait lentement, tout entière à sa joie nouvelle, redoutant de rompre le charme, si elle reprenait trop vite la routine de ses occupations.
Elle apparaissait là comme le type et le symbole de ce qu'il y a de plus beau et de plus gracieux en ce monde grossier, le cœur plein de reconnaissance pour Celui qui nous donne tout ce qui est bon; les yeux brillants d'une lumière nouvelle, douce, heureuse et charmante, incarnation de pureté, de joie et de grâce.
Tout à coup, elle entendit les pas du cheval et leva la tête; la faible lumière frappa en plein son visage, dont elle idéalisa la beauté émue par la passion, et l'enveloppa d'un reflet vraiment céleste. Il y avait en elle, ce soir-là, un quelque chose indéfinissable, une splendeur dont l'amour seul empreint l'humanité, et le cœur même de l'homme sauvage et mauvais, qui l'adorait avec toute la violence d'une nature terrible, en fut pénétré.
Il s'arrêta un instant, partagé entre la crainte et le regret.
Était-il sage de méditer sa ruine et celle de tous ceux qu'elle aimait? Ne ferait-il pas mieux de la fuir, de la laisser vivre en paix? Était-ce bien une femme qu'il voyait là, ou un être d'un monde supérieur? Les natures puissantes, mais indisciplinées, telles que celle de Frank Muller, sont généralement superstitieuses, sans religion, et en ce moment cet instinct prit le dessus. N'existerait-il pas, quelque part, un juge pour punir celui qui jetterait cette fleur dans la boue mêlée peut-être au sang des siens?
Pendant quelques secondes, il hésita. S'il renonçait à tout cela? s'il abandonnait la rébellion à elle-même? s'il épousait une des filles de Hans Coetzee et s'en allait au Cap, ou ailleurs? Il serra la bride comme pour faire tourner son cheval à gauche et, par ce moyen, éviter Bessie; mais tout à coup le souvenir de son rival heureux lui traversa l'esprit avec la rapidité de l'éclair. La laisser à cet homme? Jamais! Il la tuerait plutôt de sa propre main! En un clin d'œil, il mit pied à terre et se trouva face à face avec Bessie, avant même qu'elle l'eût reconnu.
«Ah! je me doutais bien qu'il venait pour Missie», se dit Jantjé, qui rôdait autour de la maison, en se cachant dans les hautes herbes. «Que va dire Missie maintenant?»
«Comment vous portez-vous, Bessie?» dit Muller, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme.
En le regardant, la jeune fille comprit que la voix mentait. Toutes ses passions se reflétaient sur son visage, dont la beauté réelle ne servait qu'à rendre cette expression plus frappante.
«Je vais très bien, merci, monsieur Muller», répondit-elle, en essayant de continuer sa route, car elle se sentait grand'peur, ainsi isolée. Elle connaissait assez son admirateur pour redouter de se trouver seule avec lui, si loin de tout secours; personne aux environs et la maison à trois cents mètres au moins!
Il se plaça devant elle, de telle sorte qu'elle ne pouvait passer sans le repousser.
«Pourquoi êtes-vous si pressée? demanda-t-il; vous étiez immobile tout à l'heure.
—Il est temps que je rentre et que je m'occupe du souper.
—Le souper peut attendre un instant, Bessie, et moi, je ne le puis. Je pars demain matin pour Paarde Kraal et je veux vous dire adieu.»
Elle lui tendit la main.
«Adieu», dit-elle, plus effrayée que jamais de son attitude contrainte.
Il prît sa main et la garda.
«Laissez-moi passer, je vous prie, monsieur Muller.
—Pas avant que vous ayez entendu ce que j'ai à vous dire. Je vous aime de toute mon âme, Bessie. Vous croyez, je le suis, que je suis un simple Boer; mais je suis plus que cela. Je suis allé au Cap. J'ai vu le monde. J'ai une intelligence, je vois et je comprends bien des choses, et si vous consentez à m'épouser, je vous ferai une belle place. Vous serez une des plus grandes dames de l'Afrique australe, quoique je sois tout simplement Frank Muller, aujourd'hui. De grands événements se préparent en ce pays, et je serai l'un des chefs du mouvement politique. Non; n'essayez pas de m'échapper. Je vous dis que je vous aime, et vous ne savez pas à quel point. J'en meurs. Oh! ne pouvez-vous me croire, ma bien-aimée, mon adorée! Un baiser! Je veux un baiser!» Et dans un paroxysme de passion, que la résistance enflammait davantage, il jeta ses bras robustes autour de la jeune fille et l'attira malgré ses efforts, sur sa poitrine.
Mais, à ce moment, se produisit une diversion inattendue, grâce à l'invisible Jantjé. Voyant que les choses se gâtaient et n'osant se montrer, de peur que Muller ne le tuât sans hésiter, il trouva un autre expédient dans le talent de ventriloque qu'il possédait, comme un grand nombre de ses compatriotes. Subitement le silence fut troublé par un long et terrible gémissement qui parut planer au-dessus de la tête de Bessie, pendant qu'elle se débattait, puis bientôt on put distinguer le mot Frank. L'effet produit sur Muller fut magique.
«Dieu tout-puissant! s'écria-i-il, en levant les yeux; c'est la voix de ma mère!
—Frank», gémit de nouveau la voix.
Muller, rempli d'étonnement et de crainte, lâcha Bessie et se retourna pour essayer de découvrir d'où venait le son. Bessie en profita aussitôt pour s'enfuir.
«Frank, Frank, Frank!» reprit la voix, gémissant et hurlant, tantôt en haut, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sous la voûte sombre des Gommiers, jusqu'à ce que Muller, mystifié et terrifié, se précipitât vers son cheval qui s'ébrouait et tremblait de tous ses membres. Il est presque aussi facile d'agir sur la crainte superstitieuse d'un chien ou d'un cheval, que sur celle d'un homme. Mais Muller ignorait cela, et l'état de sa monture fut pour lui la preuve de la nature surhumaine de la voix. D'un bond il sauta en selle et au même instant la voix de femme gémit: «Frank, tu mourras dans le sang, comme moi, Frank!»
Muller devint blême et une sueur froide inonda son visage. C'était cependant un homme brave et hardi, mais l'épreuve était trop forte pour ses nerfs.
«C'est la voix de ma mère et ce sont ses propres paroles», s'écria-t-il; alors, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il s'enfuit comme un éclair, de ce lieu maudit, et ne s'arrêta que chez lui, à dix milles de là.
Quand le bruit des sabots du cheval se fut presque éteint, Jantjé sortit d'une de ses cachettes, se jeta de tout son long au milieu du chemin poudreux, et se roula avec délices, en proie aux transports d'une joie intense, que sa prudence de sauvage ne lui permettait pas d'exhaler à haute voix.
«La voix de sa mère! Les paroles de sa mère! se répétait-il. Comment saurait-il que Jantjé se rappelle la voix de la vieille dame, et les paroles prononcées par le démon qui la possédait, Hi! hi! hi!»
Enfin, il en releva pour aller souper d'un morceau de bœuf qu'il avait coupé sur un infortuné animal, mort le matin de maladie mystérieuse. Jantjé était heureux! Il n'avait pas venu en vain, ce jour-là!
Bessie courut sans s'arrêter, jusqu'aux orangers plantés devant la véranda; là, rassurée par les lumières qui brillaient aux fenêtres, elle voulut réfléchir. Non qu'elle fût préoccupée des mystérieux gémissements de Jantjé; dans sa frayeur, elle n'y songeait même pas. Ce qu'elle se demandait, c'était de décider si elle parlerait de sa rencontre avec Frank Muller. Pourquoi exciter inutilement la colère, et qui sait? peut-être la jalousie de John? Après tout, Muller n'avait pas réussi à prendre ce baiser si violemment demandé. Bessie, en personne pratique, résolut de ne rien révéler à son fiancé et d'en dire juste assez à son oncle, pour qu'il fermât sa maison à Frank Muller, ce qui était déjà fait, comme nous l'avons vu. Ensuite, elle cueillit une branche de fleurs d'oranger qu'elle mit à son corsage, s'assura qu'aucun désordre ne régnait dans sa toilette, et, grâce à sa nature fort peu nerveuse, se calma complètement et rentra dans la maison, comme s'il ne lui fût rien arrivé. La première personne qu'elle rencontra, fut John, qui revenait de l'autre côté de l'habitation. Il la complimenta en riant de son bouquet symbolique et se préparait à commettre le larcin essayé par Muller, lorsque l'oncle Silas ouvrit tout à coup la porte du salon et se trouva en face de ce charmant et sentimental tableau.
«Eh bien! eh bien! que signifie ceci, Bessie?» demanda le vieillard.
Que faire, sinon entrer dans le salon et raconter exactement les choses? Ce fut le parti que prit John, avec une gaucherie fort divertissante, tandis que Bessie, plus rose qu'une rose épanouie, se tenait près de lui, la main sur son épaule.
Le vieil oncle écouta sans interrompre, avec un sourire sur les lèvres, et un petit clignement d'yeux plein d'indulgence.
«Ainsi, jeunes gens, dit-il, quand John eut fini, c'est à cela que vous avez passé votre temps, eh? Vous désirez avoir un intérêt plus considérable dans la ferme, n'est-ce pas, John? Sur ma parole, je ne vous blâme pas; vous auriez pu chercher plus loin, à moins bon escient. Il paraît que ces choses-là viennent toujours par séries. Une autre personne m'a demandé votre main aujourd'hui, Bessie; ce coquin de Frank Muller, par ma foi! (En prononçant ce nom, son visage s'assombrit.) Je l'ai reçu de la belle manière, je vous en réponds! Si j'avais su ce que je sais maintenant, je l'aurais adressé à John. C'est un mauvais homme et un homme dangereux; ne parlons plus de lui. Il est en train de faire la corde avec laquelle on le pendra. Mes chers enfants, vous m'apportez la meilleure nouvelle que j'aie reçue depuis bien des années. Il est temps de vous marier tous deux; il n'est bon ni pour l'homme, ni pour la femme, de vivre seul; c'est ce que j'ai fait et c'est la conclusion à laquelle je suis arrivé après cinquante années de réflexion. Oui, vous avez mon consentement et en outre ma bénédiction, et vous aurez quelque chose de plus, avant qu'il soit longtemps. Prenez-la, John, prenez-la. Malgré la vie assez rude que j'ai menée, je connais un peu les femmes et je vous le dis en vérité: il n'en est pas une, dans toute l'Afrique australe, qui soit plus charmante, plus jolie, ou meilleure que Bessie Croft; en la choisissant, vous avez fait preuve de bon sens et de bon goût. Que Dieu vous bénisse! mes chers enfants; et maintenant, Bessie, venez embrasser votre vieil oncle. Tout ce que j'espère, c'est que vous ne permettrez pas à John de me chasser de votre cœur, car, voyez-vous, ma chérie, n'ayant pas d'enfants à moi, je vous ai aimée tendrement depuis douze ans.»
Bessie s'approcha du vieillard et l'embrassa de tout son cœur.
«Non, mon oncle, dit-elle; ni John, ni personne, ni rien au monde ne pourrait faire cela!» Il suffisait de la voir et de l'entendre pour être persuadé qu'elle sentait comme elle parlait. Bessie avait le cœur trop large pour que personne, en effet, pût prendre la place qu'y occupait son oncle et bienfaiteur.
CHAPITRE XIV
JOHN, A LA RESCOUSSE!
Les importants événements domestiques, rapportés dans le chapitre précédent, se passaient le 7 décembre 1880, et pendant une douzaine de jours tout fut calme et heureux à Belle-Fontaine. Chaque jour, Silas Croft se montrait plus ravi du dénouement auquel étaient arrivés nos jeunes gens, et, chaque jour aussi, John se félicitait davantage du parti qu'il avait pris. Dans l'intimité plus grande où il se trouvait avec sa fiancée, il découvrait en elle cent charmes et grâces de nature et de caractère, qu'il n'avait pas soupçonnés jusque-là. Bessie était comme une fleur; elle s'épanouissait au soleil de son amour et répandait, autour d'elle, un parfum dont la douceur pénétrante était restée jusqu'alors inconnue.
Il en est ainsi de toutes les femmes, mais surtout des femmes faites comme elle, pour aimer et être aimées, jeunes filles, épouses et mères. Sa beauté avait sa part de ce développement soudain; son teint admirable prenait une nuance plus riche; ses yeux devenaient plus expressifs et plus profonds. Elle était en toutes choses, excepté une seule, tout ce qu'un homme pouvait désirer dans sa femme, et encore cette exception eût-elle plaidé en sa faveur, auprès de bien des hommes; elle n'était pas douée d'une intelligence supérieure, quoiqu'elle possédât une dose très suffisante de bon sens et d'esprit. Or, John avait, lui, une intelligence au-dessus de la moyenne et le goût très vif des choses intellectuelles. En outre il appréciait fort cette supériorité chez les femmes. Mais après tout, quand on vient de se fiancer à une belle jeune fille, ce n'est pas son intellect qui préoccupe le plus. Ces réflexions-là ne viennent que plus tard.
Ils étaient donc très heureux et flânaient avec joie autour de Belle-Fontaine, sans laisser troubler leur sérénité par le grand meeting des Boers qui devait avoir lieu à Paarde Kraal. Il y avait eu si souvent des bruits de rébellion, que l'on commençait à les considérer comme faisant partie de l'état normal des affaires.
«Oh! les Boers!» disait Bessie, en secouant gracieusement sa tête aux cheveux d'or, un matin qu'ils étaient assis sous la véranda, «j'en ai par-dessus la tête des Boers et de leurs grandes phrases. Je sais ce que tout cela signifie. C'est tout bonnement un prétexte pour quitter leurs femmes et leurs enfants, perdre leur temps et faire de beaux discours en buvant le plus possible. Vous voyez ce que Jess dit dans sa dernière lettre. Les gens de Prétoria sont persuadés que tout cela ne signifie rien du tout et je crois qu'ils ont parfaitement raison.
—A propos, Bessie, demanda John, avez-vous écrit à Jess pour lui annoncer nos fiançailles?
—Certes; je le lui ai écrit il y a quelques jours, mais la lettre n'est partie qu'hier. Elle en sera contente. Chère Jess! quand donc reviendra-t-elle? Il y a bien assez longtemps qu'elle est partie.»
John continua de fumer son cigare, sans répondre, se demandant si Jess serait vraiment aussi contente que cela d'apprendre la nouvelle.
Quelques instants après, il aperçut Jantjé qui se faufilait parmi les orangers, comme s'il désirait appeler l'attention sur lui.
«Sortez de là, petit coquin, lui cria John, et cessez de vous glisser d'arbre en arbre comme un serpent. Qu'est-ce que vous voulez? Vos gages?»
Ainsi interpellé, Jantjé s'avança et s'assit, selon son habitude, au beau milieu de l'allée, en plein soleil.
«Non, Baas, pas les gages; ils ne sont pas encore dus.
—Eh bien! quoi alors?
—Voici, Baas. Les Boers ont déclaré la guerre au gouvernement anglais et ils ont dévoré les Rooibaatjes près de Middelburg, à Bronker's Spruit. Joubert les a fusillés tous avant-hier.
—Qu'est-ce que vous me dites là», s'écria John, si stupéfait qu'il laissa tomber son cigare. «Ce doit être un mensonge. Près de Middelburg,... avant-hier,... c'est-à-dire le 20! Et quand avez-vous appris cela?
—Ce matin, au point du jour, Baas. C'est un Basutu qui me l'a dit.
—Alors je n'y crois pas. La nouvelle n'aurait pu arriver jusqu'ici en trente-huit heures. A quoi pensez-vous de venir me raconter pareille histoire?»
Le Hottentot sourit.
«C'est tout à fait vrai, Baas. Les mauvaises nouvelles volent comme les oiseaux.»
Sur ce, Jantjé se releva et retourna à son travail. Malgré l'impossibilité apparente de la chose, John était inquiet; il savait avec quelle rapidité les nouvelles voyagent chez les Cafres; le cavalier le mieux monté n'irait pas aussi vite. Quittant Bessie qui était un peu alarmée, il se mit à la recherche de Silas Croft, le trouva dans le jardin et lui rapporta ce que Jantjé venait de dire. Le vieillard ne savait que croire, mais il branla tristement la tête, au souvenir des menaces de Frank Muller.
«Si c'est vrai, répondit-il, ce misérable Muller y est pour quelque chose. Je vais rentrer et voir Jantjé; donnez-moi votre bras, John.»
Au bout du sentier assez raide qu'ils remontaient, ils aperçurent le gros Hans Coetzee cheminant à l'amble, sur son petit, mais robuste poney.
«Ah! reprit Silas Croft, voici l'homme qui nous dira ce qu'il en est»; et il cria de sa voix de stentor: «Bonjour, Om Coetzee; bonjour, quelles nouvelles apportez-vous?»
Le jovial Boer roula d'abord à bas de son cheval, lui jeta la bride sur la tête, et s'approcha d'eux.
«Dieu tout-puissant! Om Silas; les nouvelles sont mauvaises. Vous avez entendu parler du meeting à Paarde Kraal. Frank Muller voulait m'y emmener; j'ai refusé. Et voilà qu'ils ont déclaré la guerre au gouvernement britannique et envoyé une proclamation à Lanyon. On se battra, Om Silas; le sang coulera comme de l'eau et l'on tuera les pauvres Rooibaatjes comme des chevreuils.
—Les Boers, voulez-vous dire», grommela John, qui n'entendait pas que l'on parlât de l'armée de sa Majesté avec cette pitié dédaigneuse.
Hans Coetzee hocha la tête, en homme qui sait ce qu'il dit, puis écouta très attentivement le récit de Silas Croft, d'après la version de Jantjé.
«Dieu tout-puissant! gémit Coetzee, que vous disais-je? Les pauvres Rooibaatjes tués comme des chevreuils et la terre couverte de sang! Et maintenant Frank Muller va me forcer d'agir et d'aller tirer sur ces pauvres Rooibaatjes! et je ne les manquerai pas! Tels efforts que je fasse, je ne pourrai pas les manquer. Et quand nous les aurons tués, le vieux Bürgers reviendra sans doute, et il est fou! Oui, oui, Lanyon ne vaut guère, mais Bürgers est encore pire.»
Ce disant, le gros homme poussa un profond gémissement, à la pensée des difficultés dans lesquelles il allait être plongé, puis il s'éloigna par un sentier qui conduisait au sommet de la colline, après avoir déclaré que, vu la tournure des événements, il n'aimerait pas qu'on ébruitât sa visite à un Anglais.
«Ils pourraient croire que je ne suis pas fidèle au pays, ajouta-t-il, en manière d'explication; le pays que nous avons payé de notre sang, nous autres Boers, et que nous rachèterons de notre sang, quoique fassent ces pauvres troupeaux de Rooibaatjes! Ah! ces pauvres, pauvres Rooibaatjes!
«Un seul Boer en fera fuir vingt à travers la plaine, si toutefois ils peuvent courir avec leurs grands havresacs et la batterie de cuisine qui leur bat les flancs comme ceux d'une charrette de bohémiens! Que dit le livre saint? Mille fuiront devant la menace d'un seul, et devant la menace de cinq, vous fuirez! Du moins je crois que c'est là le texte. Le cher Seigneur savait ce qui arriverait, quand Il écrivit le Livre! Il pensait aux Boers et aux pauvres Rooibaatjes!»
Sur ce, il s'éloigna, en hochant tristement la tête.
«Il était temps! s'écria John, car, encore un peu, il aurait fui devant la menace d'un seul «pauvre Rooibaatje», je vous en réponds!
—John! dit tout à coup Silas Croft, il faut que vous alliez à Prétoria chercher Jess. Croyez-moi, les Boers assiégeront Prétoria et, si nous ne la faisons pas revenir tout de suite, elle sera enfermée là-bas.
—Oh! non, non! s'écria Bessie terrifiée; je ne peux pas laisser partir John.
—Je regrette de vous entendre parler de la sorte, quand votre sœur est en danger, répondit l'oncle sévèrement; mais c'est peut-être naturel. Où est Jantjé? Il me faudra le chariot du Cap et les quatre chevaux gris.
—Vous avez raison, cher oncle; John partira; j'ai parlé sans réfléchir; cela m'a paru un peu dur tout d'abord.
—Certes, il faut que je parte, dit John. Ne vous inquiétez pas, chère aimée; je serai de retour dans cinq jours. Ces quatre chevaux peuvent faire vingt lieues par jour, pendant ce temps-là, et plus. Ils sont trop gras et ce n'est pas l'herbe qui manque sur la route. En outre, le chariot sera presque vide, de sorte que je pourrai emporter un muids de grain et cinquante bottelées de foin. J'emmènerai le jeune Zulu Mouti; il ne s'entend guère à soigner les chevaux, mais c'est un garçon courageux, qui ne m'abandonnerait pas dans le danger. On ne peut pas compter sur Jantjé; il disparaît à chaque instant et se griserait juste au moment où l'on aurait besoin de lui.
—Oui, oui, John, vous avez raison, dit l'oncle Silas; je vais m'occuper des chevaux et faire graisser les roues.
«Il faudrait partir dans une heure et passer la nuit chez Luke; vous pourriez aller plus loin, mais la place est bonne pour y coucher; vous y serez bien soigné; vous pourrez repartir à trois heures du matin, être à Heidelberg demain soir à dix heures, et à Prétoria dans l'après-midi du jour suivant.» Ayant dit, il s'éloigna pour hâter les préparatifs.
«O John! dit Bessie en pleurant, j'ai peur de vous voir aller parmi ces sauvages Boers. Vous êtes officier anglais et, s'ils le découvrent, ils vous fusilleront. Vous ne savez pas quelles brutes ils peuvent être, quand ils n'y voient pas de danger. O John! John! je ne peux me résigner à vous laisser partir.
—Rassurez-vous, ma chérie, répondit John, et, pour l'amour du ciel, ne pleurez pas, car cela me bouleverse. Il faut que je parte. Votre oncle ne me pardonnerait jamais, si je refusais, et, bien plus, je ne me pardonnerais pas davantage. Personne ne peut y aller que moi et comment laisser Jess enfermée dans Prétoria, pendant des mois peut-être? Quant au danger, dame! il y en a un peu, mais c'est un risque à courir; je ne le crains pas, ou du moins je ne le craignais pas du tout, mais vous me rendez un peu lâche, chère Bessie. Allons! Un baiser, ma chérie, et venez m'aider à emballer ce qu'il me faut. Dieu aidant! je reviendrai sain et sauf, avec Jess, dans une semaine au plus.»
Dès lors, Bessie, qui était très raisonnable et très pratique, sécha ses yeux, prit un air souriant, malgré l'angoisse de son cœur, et se mit à préparer avec zèle, tout ce qu'elle imagina pouvoir être utile au voyageur, dans ce pays sauvage et dénué de ressources.
Ensuite on servit un repas que John expédia en toute hâte et à peine finissait-il, que le chariot était à la porte; Jantjé, comme d'habitude, se tenait à la tête des chevaux et le robuste Zulu Mouti, dont le seul bagage semblait consister en un faisceau de zagaies et de bâtons enveloppés dans une natte d'herbe, allait et venait d'un air placide, vêtu, malgré la chaleur, d'une immense capote militaire.
«Adieu, John, cher John, disait Bessie, s'efforçant de refouler ses larmes; adieu, mon bien-aimé!
—Dieu vous garde, ma bien-aimée! répondit-il simplement, en l'embrassant. Monsieur Croft, j'espère vous revoir d'ici à huit jours.»
Déjà il était dans la voiture et rassemblait les longues rênes; Jantjé quitta la tête des chevaux; Mouti cessa de bayer aux étoiles et sauta dans la voiture avec une légèreté surprenante; les chevaux prirent le petit galop, et bientôt tout disparut dans un nuage de poussière.
Pauvre Bessie! l'épreuve était dure pour elle, et maintenant que ses larmes ne pouvaient plus troubler John, elle s'enferma chez elle, pour leur donner un libre cours.
John arriva chez Luke, dont l'établissement combinait ingénieusement les attributions de l'hôtellerie, du magasin et de la ferme. On en rencontre fréquemment de semblables, dans les pays peu peuplés. Comme ce n'était pas par le fait une véritable hôtellerie, il fallait l'aborder avec une certaine prudence, si l'on désirait y trouver un abri pour bêtes et gens; autrement on courait le risque d'être prié de continuer sa route. Il faut, en pareil cas, s'avancer chapeau bas et demander l'hospitalité comme une faveur. Plus d'un voyageur habitué aux attentions obséquieuses de l'hôtelier civilisé, l'a appris à ses dépens. Il n'y a pas d'autocrate qui égale l'aubergiste amphibie de l'Afrique australe. Il est tellement maître de la situation! Si vous n'êtes pas content, allez au diable! Voilà sa réponse au voyageur furieux.
En cette circonstance, John fut assez heureux; d'abord il connaissait les gens de l'endroit, très polis si l'on s'approchait avec humilité; ensuite ils étaient tous plongés dans un état de surexcitation si peu agréable, qu'ils étaient enchantés de trouver un autre Anglais avec qui discuter les évènements. Le bruit courait du désastre de Bronker's Spruit, de l'investissement probable de Prétoria, de l'approche d'un corps nombreux de Boers qui venaient prendre possession du défilé de Laing, au delà du Drakensberg, mais on ne savait rien de positif.
«Vous n'arriverez pas à Prétoria, dit un chevalier de la triste figure; ce n'est pas la peine d'essayer. Les Boers vous attraperont et vous tueront, voilà tout. Vous feriez mieux d'abandonner la jeune fille à son sort et de retourner à Belle-Fontaine.»
John ne l'entendait pas ainsi.
«J'essayerai toujours», répondit-il.
Il avait une sorte de ténacité bouledogue, qui le disposait à croire que, s'il voulait bien faire une chose, il en viendrait à bout, à moins de circonstances échappant tout à fait à son contrôle. Un sentiment pareil mène un homme bien loin. C'est lui qui a fait l'Angleterre ce qu'elle est. Il s'affaiblit par exagération de législation et les effets commencent à s'en faire sentir par une diminution de puissance. On ne peut pas gouverner l'Irlande? Eh bien! qu'on lui cède! qu'on lui donne le Home-Rule! Les responsabilités d'empire colonial pèsent à l'Angleterre? Qu'elle s'en débarrasse! Et ainsi de suite! Mais les Anglais d'il y a cinquante ans ne parlaient pas ainsi.
L'Angleterre a été faite, non par les gouvernements, mais, pour la plus grande partie, en dépit d'eux, par les efforts indépendants d'un certain nombre d'individus. La tendance actuelle est d'absorber l'individu dans le gouvernement, de limiter, votre de détruire l'initiative et la responsabilité individuelles. On veut des lois pour, ou contre toute chose. Le système n'est encore qu'à son début. Quand il se sera développé, l'empire deviendra une vaste machine sans âme, qui, un jour, se désorganisera, puis se brisera. Le pays doit plus aux hommes résolus, obstinés, si l'on veut, de la trempe de John Niel, qu'il n'est disposé à le reconnaître, en ces jours de lumière.
John reprit son dangereux voyage le lendemain matin, une heure avant le jour. Personne ne se montrait et comme il eût été impossible de découvrir les Cafres dans les divers coins où ils dormaient, Mouti et son maître furent obligés d'atteler eux-mêmes, tâche assez difficile dans l'obscurité. La note avait été payée la veille au soir; ils purent donc partir aussitôt leurs préparatifs terminés. Ils n'avaient pas fait quarante pas, qu'une voix les somma d'arrêter, John obéit et aperçut une seconde après, tenant une chandelle allumée qui ne vacillait même pas dans l'air humide et immobile, le prophète de malheur de la veille, entièrement drapé dans une couverture sale.
Il s'approcha lentement et avec dignité, comme il convenait à un prophète, et fit une telle peur aux chevaux, qu'ils faillirent s'emporter.
«Qu'y a-t-il?» demanda John d'assez mauvaise humeur, car il n'était pas disposé à se laisser retarder.
«J'ai seulement voulu vous dire, répondit le fantôme, que je suis sûr d'avoir raison et que les Boers vous fusilleront. Je ne voudrais pas que vous pussiez me reprocher plus tard de ne pas vous avoir averti.» Puis, élevant sa lumière de manière à ce qu'elle frappât John en plein visage, il lui adressa du regard un tendre adieu.
«Allez au diable! cria John furieux; si vous n'aviez que cela à me dire, vous auriez mieux fait de rester couché.» Et fouettant les chevaux de volée, il les fit bondir de telle sorte, que la chandelle du prophète s'éteignit et que le prophète lui-même faillit rouler dans le ruisseau!
CHAPITRE XV
UN VOYAGE DIFFICILE
Les quatre chevaux gris étaient jeunes, bien portants et traînaient un poids léger, de sorte que, malgré le mauvais état des voies qu'on appelle routes en Afrique, John avança rapidement.
Vers onze heures du matin, il arriva à la petite ville de Standerton, sur le bord du Vaal, près de laquelle l'attendaient, sans qu'il s'en doutât, des émotions terribles.
Là, on lui confirma la nouvelle du désastre de Bronker's Spruit; il écouta les dents serrées, les yeux en flamme, ce récit d'une trahison et d'un massacre sans pareils, dit-il, dans l'histoire des guerres civilisées. On lui répéta qu'il lui serait impossible de passer à travers les Boers à Heidelberg, ville éloignée de Prétoria de vingt lieues environ, où le triumvirat de Krüger, Prétorius et Joubert avait proclamé la république. De nouveau il répondit qu'il irait jusqu'à ce qu'on l'arrêtât et repartit un peu réconforté en apprenant que l'évêque de Prétoria, pressé de rejoindre sa famille, avait passé quelques heures auparavant; peut-être, en se hâtant, pourrait-il le rattraper.
Il repartit donc; les heures passaient sur la grande plaine déserte et il ne rejoignait pas l'évêque. A quarante milles de Standerton, il vit un chariot arrêté sur un côté de la route et espéra obtenir quelques renseignements de son conducteur; mais en s'approchant, il se rendit compte, après examen, que le chariot avait dû être dépouillé de tout ce qu'il contenait et les bœufs emmenés. Il y avait des traces plus évidentes et plus terribles de violence. En travers du limon, les mains encore crispées sur le manche d'un fouet en bambou, comme s'il avait voulu en faire usage pour se défendre, était étendu le cadavre du conducteur, un naturel du pays. John remarqua le calme de son visage; on eût pu croire qu'il dormait, si ce n'eût été de l'altitude et d'un petit trou rond et net au milieu du front.
Au coucher du soleil, John détela ses chevaux fatigués et leur donna, à chacun, deux des bottelées de foin dont il s'était muni. Laissant Mouti veiller sur eux, il alla s'asseoir à quelque distance, sur un petit monticule, pour réfléchir. Le paysage qui l'entourait était sauvage et triste. Partout la plaine immense, ondulant comme une mer figée; et au loin, sur la route de Heidelberg, les collines appelées Rooi Koopies. Le ciel présentait le spectacle d'un de ces couchers de soleil éblouissants et brûlants, comme on en voit parfois en été, dans l'Afrique du Sud. De tous côtés se pressaient, menaçants, des nuages d'un rouge de sang. L'herbe reflétait cette lueur et l'air même semblait rouge. On eût dit que le ciel et la terre avaient été trempés dans le sang et l'on ne peut s'étonner que John en fût impressionné, surtout après avoir vu le cadavre du pauvre charretier et entendu raconter le massacre de Bronker's Spruit.
Bien que peu enclin aux pressentiments sombres, il ne put s'empêcher de se demander s'il faisait son dernier voyage et si une balle boer n'allait pas lui révéler le mystère de la vie et de la mort.
Quand les chevaux eurent terminé leur repas et repris le mors bien malgré eux, la splendeur lugubre du ciel s'était éteinte et la nuit s'étendait, comme un voile funèbre, sur la plaine tout à l'heure embrasée. Il y avait heureusement un brillante demi-lune, qui bientôt éclaira la route, pendant le long trajet qui lui restait à faire. Enfin vers onze heures Niel aperçut les lumières de Heidelberg, où il allait apprendre si son voyage était fini ou non. Le seul parti à prendre était de pousser droit devant lui et d'essayer de passer.
Bientôt il traversa un petit ruisseau et distingua au loin un chariot, autour duquel se mouvaient des hommes et deux lanternes. C'était sans doute l'évêque arrêté par des Boers! Arrivé tout près du véhicule, il le vit repartir et, une seconde après, il entendit la voix d'une sentinelle et vit luire le canon d'un fusil.
«Qui va là? demanda la voix.
—Ami!» répondit John gaiement, quoiqu'il ne fût rien moins que gai.
Il y eut un silence. Puis la sentinelle appela un homme qui s'approcha en bâillant et dit quelque chose en hollandais. L'oreille tendue, John saisit ces mots: «de la suite de l'évêque».
Ceci lui suggéra une idée.
«Qui êtes-vous? Anglais?» dit en anglais le nouvel arrivant, d'une voix rude. Et il leva sa lanterne pour bien voir Niel.
«Je suis le chapelain de l'évêque», répondit celui-ci, s'efforçant d'assumer l'aspect pacifique d'un membre du clergé», et je désire le suivre à Prétoria.»
L'homme à la lanterne l'examinait de près. Heureusement Niel portait un vêtement sombre et un chapeau de feutre mou, d'aspect assez clérical, celui-là même que Frank Muller avait troué d'une balle.
«C'est un prédicateur bien sûr, reprit l'homme; regardez; il est habillé comme un vieux corbeau. Que disait le laissez-passer de Om Krüger? Est-ce un chariot ou deux que nous devions laisser continuer? C'était un seul, je crois?
—Non; deux, il me semble.»
Le brave homme ne voulait pas avouer à son compagnon qu'il ne savait pas lire. «Oui, maintenant que j'y pense, je suis sur que c'était deux.»
L'autre se gratta la tête.
«Peut-être ferions-nous bien d'aller trouver Om Krüger et de le lui demander?
—Om Krüger sera couché, et c'est un vrai porc-épic quand on le réveille.
—Eh bien! gardons le damné Anglais jusqu'à demain.
—Je vous en prie, messieurs, laissez-moi passer, dit John, de sa voix la plus douce. On a besoin de moi à Prétoria, pour prêcher la parole du Seigneur et veiller près des blessés et des mourants.
—Il n'en manquera pas, reprit la première sentinelle. Ce sera comme pour les «Rooibaatjes» à Bronker's Spruit! Seigneur! quel spectacle!
—Eh bien! laissons-nous passer le vieux corbeau? demanda la sentinelle.
—Si nous le gardons, il nous faudra nous rendre au quartier général et j'ai envie de dormir, répliqua l'autre en bâillant.
—Eh bien! qu'il passe! Je crois que vous avez raison et que le laissez-passer disait deux chariots. En route, damné Anglais!»
John n'en demanda pas davantage; il donna un vigoureux coup de fouet aux chevaux.
«J'espère que nous avons bien fait, dit l'homme à la lanterne, tandis que le chariot s'éloignait. Je ne suis pas bien sûr que ce fût un révérend, après tout. J'ai presque envie de lui envoyer une balle?»
Mais son compagnon, qui avait grand sommeil, n'encouragea pas cette idée à laquelle l'autre renonça.
Quand, le lendemain matin, le commandant Frank Muller, averti du départ du capitaine Niel avec le chariot du Cap et les quatre chevaux gris, apprit qu'un véhicule répondant à cette description avait passé librement au milieu de la nuit, il fut d'une humeur plus facile à imaginer qu'à dépeindre.
Il fit juger les deux sentinelles par une cour martiale et les envoya travailler aux fortifications pour le reste de la guerre.
Heureusement pour John, malgré cette halte de quelques minutes, il put rejoindre l'évêque. Par un hasard providentiel, Sa Grandeur avait été arrêtée sur la route, par la rupture d'un trait; autrement son soi-disant chapelain n'aurait certes pas traversé les rues montueuses de Heidelberg, cette nuit-là. Toute la ville était encombrée de chariots boers, où dormaient leurs propriétaires. Au-dessus d'un amas de véhicules et de tentes, John distingua la drapeau du Transvaal flottant à la brise de nuit, blasonné aux armes symboliques du pays: un chariot attelé de bœufs et gardé par un Boer armé; c'était sans doute le quartier général du Triumvirat. Une fois, le chariot qui précédait celui de Niel, fut arrêté par une sentinelle et repartit après l'échange de quelques paroles, comme celui de notre héros.
Ce fut une tâche ardue que cette traversée de Heidelberg et pleine de terreurs pour Niel, qui s'attendait sans cesse à être pris et envoyé ignominieusement en prison. En outre les chevaux épuisés faisaient des efforts désespérés pour s'arrêter à chaque maison. Ils avaient enfin traversé la petite ville, quand une fois encore ils furent retenus; de nouveau le premier chariot prit de l'avant, mais cette fois John fut moins heureux.
«Le laissez-passer disait un chariot, dit une voix.
—Oui, oui; un chariot», appuya une autre voix.
John reprit son air clérical pour conter ingénument sa petite histoire, mais ni l'une ni l'autre des deux sentinelles ne parlait un mot d'anglais; elles se dirigèrent donc vers une voiture placée à cinquante mètres environ, afin de chercher un interprète.
«En route, Maître, en route!» murmura le Zulu Mouti.
John suivit le conseil et fouetta les chevaux, tandis que Mouti, penché sur le tablier, frappait les deux premiers avec une lourde cravache. L'attelage, lancé au grand galop, avait déjà couru cent mètres, quand les sentinelles se rendirent compte de ce qui se passait. Alors elles se mirent à courir en criant, mais le chariot se perdit bientôt dans l'ombre.
Quoique John et Mouti n'épargnassent pas les chevaux, ils ne purent rejoindre le premier chariot, dont l'attelage était plus frais. A minuit la lune disparut et il fallut avancer dans l'obscurité. Mouti fut même obligé de descendre plusieurs fois et de conduire par la bride les pauvres bêtes, dont l'une tombait de temps en temps et qu'il fallait battre cruellement pour la forcer à se relever. Une fois le chariot faillit verser; une autre fois, rouler dans un précipice.
Vers deux heures du matin, John reconnut que les chevaux étaient absolument à bout de forces. Ayant heureusement trouvé de l'eau à quinze milles de Heidelberg, il s'arrêta, fit boire les chevaux et leur donna autant de fourrage qu'ils en purent manger. L'un d'eux se coucha et refusa la nourriture, signe certain d'épuisement; un second mangea couché, les deux autres prirent leur repas comme à l'ordinaire. Alors il fallut attendre l'aurore. Mouti dormit un peu, mais John n'osa pas. Tout ce qu'il put faire, fut de manger quelques bouchées de gibier conservé, de boire un demi-verre d'eau mêlée d'eau-de-vie et de s'asseoir ensuite, son fusil entre les jambes.
Enfin le jour parut et de nouveau il donna la provende aux chevaux. Une autre difficulté se produisit. Le cheval qui avait refusé de manger, était évidemment trop faible pour tirer; il fallut changer le mode d'attelage, mettre un cheval en arbalète et attacher le malade à l'arrière du chariot. Puis on se remit en route.
A onze heures, les voyageurs atteignirent une auberge située à vingt milles de Prétoria; il n'y restait que deux chats et un chien errant. Les habitants avaient fui devant les Boers. Là, John mit ses chevaux à l'écurie et leur donna tout le fourrage qui lui restait, avant de repartir pour la dernière étape. Le chemin était affreux et Niel savait que le pays devait être infesté d'ennemis, mais il eut l'heureuse chance de n'en pas rencontrer un seul. Il lui fallut quatre heures pour faire ces vingt milles et, au sommet d'une montée d'où l'on descendait dans Prétoria, il aperçut deux hommes à cheval, sur la crête d'une colline rocheuse, à six cents mètres environ de l'endroit où il se trouvait. Il crut d'abord qu'ils allaient descendre, mais ils changèrent d'avis et mirent pied à terre.
Pendant qu'il se demandait ce que cela signifiait, il vit un petit nuage de fumée blanche, puis un second et, un instant après, deux balles sifflèrent successivement, l'une à trois pieds de sa tête, l'autre sous le ventre du premier cheval. Les Boers tiraient sur lui.
Pressé de ne plus servir de cible, il mit ses chevaux au galop et se déroba derrière un accident de terrain, avant que l'ennemi pût recharger. Après cela il ne vit plus rien.
John arriva enfin en vue de Prétoria, qui est la plus jolie ville de l'Afrique australe, avec ses maisons blanches et rouges, ses grands bouquets d'arbres, ses haies de rosiers et sa ceinture de vertes plaines. La lumière dorée de l'après-midi embellissait encore tout cela, et John rendit grâces à Dieu. Il se savait en sûreté désormais; aussi permit-il à ses chevaux fatigués de descendre lentement et de traverser au pas, la petite plaine qui le séparait encore de la ville. A sa gauche étaient la prison et la caserne, autour desquelles se trouvaient rassemblés des centaines de chariots et de tentes. Il se dirigea de ce côté. Évidemment les habitants avaient abandonné la ville et campaient. Lorsqu'il ne fut plus qu'à un demi-mille, un piquet de cavaliers suivi d'une foule bigarrée, à cheval et à pied, s'avança au-devant de lui.
«Qui va là?» cria une voix, dont l'accent anglais ne laissait aucun doute.
«Un ami, bien content de vous voir», répondit John, avec la satisfaction d'un homme à qui l'on vient d'enlever un poids écrasant.
CHAPITRE XVI
PRÉTORIA
Revenons à Jess, qui ne passait pas le temps bien gaiement à Prétoria, même avant la déclaration de guerre. Tous ceux qui ont fait un grand effort moral et sont entrés dans la voie douloureuse du sacrifice, ont ressenti la réaction qui se produit aussi certainement que la nuit succède au jour. On est fort pour renoncer à la passion et chanter son chant d'adieu, mais on l'est moins, quand une fois on se trouve seul dans les ténèbres. Tout d'abord le souvenir vous soutient, puis il s'affaiblit; «on ne voit que la nuit, n'entend que le silence», et l'épreuve est d'autant plus dure, lorsqu'on a soi-même choisi sa prison, et qu'on s'y est enfermé.
Jess s'était ensevelie de ses propres mains, et elle le savait. Ce qu'elle avait fait n'était pas absolument inéluctable; elle avait agi d'après sa propre volonté et assez naturellement elle le regrettait quelquefois. L'abnégation est un ange au visage austère, avec lequel il faut lutter longtemps, pour qu'il consente à murmurer doucement des paroles de consolation. C'est là une de ces choses que le temps nous révèle plus tard, quand il lui plaît; le moment n'était pas encore venu pour Jess. Extérieurement elle ne laissait rien voir de la souffrance qui lui rongeait le cœur; elle était pâle et silencieuse, il est vrai, mais ne l'avait-elle pas toujours été? Seulement elle avait renoncé à la musique et au chant.
Les semaines s'écoulèrent donc assez tristement pour la pauvre fille qui, en apparence, vivait comme tout le monde à Prétoria. Le jour vint où elle pensa qu'il serait indiscret à elle, de prolonger davantage son séjour et qu'elle devrait retourner à Belle-Fontaine. Elle redoutait ce retour; elle priait ardemment pour être «délivrée de la tentation». Elle ignorait presque complètement ce qui se passait chez elle. Bessie et son oncle lui écrivaient, sans lui dire ce qu'elle désirait le plus savoir. Les lettres de Bessie étaient, il est vrai, pleines d'allusions à ce que faisait le capitaine Niel, mais elle n'allait pas plus loin. Néanmoins sa réticence en disait plus à l'esprit observateur de sa sœur, que ses paroles mêmes. Pourquoi cette réticence? Sans doute parce que rien n'était encore décidé. Alors elle pensait à ce que tout cela signifiait pour elle et, de temps à autre, elle se laissait entraîner à une explosion de jalousie dont un témoin eût été péniblement affecté.
Noël approchait; on avait tant pressé Jess de rester pour les fêtes, qu'elle avait consenti à ne rentrer à Belle-Fontaine que pour le jour de l'an. Bien qu'on parlât beaucoup des Boers à Prétoria, Jess était trop préoccupée de ses propres affaires, pour prêter grande attention à ces propos. Du reste l'opinion publique demeurait assez calme; on était habitué depuis longtemps aux bravades des Boers qui, jusqu'alors, s'en étaient tenus aux paroles. Mais tout à coup, le 18 décembre, se répandit la nouvelle que la république venait d'être proclamée!
La surexcitation fut grande. On parla aussitôt de camper et Jess, malgré son vif désir de retourner à la ferme, n'en vit plus la possibilité. Deux jours après, un sous-officier blessé, portant le drapeau du 94e régiment caché sous ses habits, entra en boitant dans Prétoria. Il avait vu le massacre de Bronker's Spruit; le récit qu'il en faisait, glaçait le sang dans les veines.
La confusion devint indescriptible; la loi martiale fut proclamée; la ville fut abandonnée; les habitants reçurent l'ordre d'aller camper sur la colline qui la dominait. Jeunes et vieux, enfants et femmes, malades, tous se réfugièrent sous la protection de la forteresse, n'ayant que des tentes, des chariots et des hangars pour abris. Jess fut obligée de partager un chariot avec son amie, la mère et la sœur de celle-ci, et n'y trouva que bien juste une place pour se coucher. Quant à dormir au milieu des bruits du camp, il n'y fallait pas songer.
Ce fut le lendemain de cette première nuit d'épreuve, qu'elle reçut par la malle (la dernière qui devait arriver à Prétoria) la lettre dans laquelle Bessie lui annonçait ses fiançailles. Elle s'éloigna du camp, jusqu'à un endroit appelé «le Signal», où elle savait qu'on ne la dérangerait pas et, sous un bouquet de mimosas, elle s'assit et rompit le cachet. Avant la fin de la première page, elle vit ce qui allait suivre et serra les dents. Puis elle lut tout, jusqu'au bout, sans broncher, quoique les expressions de tendresse la brûlassent comme un fer rouge.
Ainsi donc le dénouement était venu! Eh bien! elle s'y attendait et l'avait même préparé; elle n'avait donc aucune raison de s'en plaindre. Au contraire, elle devait s'en réjouir et, pendant quelques instants, elle se réjouit en vérité du bonheur de sa sœur; elle aimait tant Bessie!
Et pourtant elle en voulait à John, comme on en veut à ceux qui vous ont blessé sans le savoir. Pourquoi était-il en son pouvoir de la faire souffrir ainsi! Cependant elle espéra qu'il serait heureux avec Bessie! Ensuite elle espéra que ces misérables Boers prendraient Prétoria et qu'une balle la délivrerait une fois pour toutes. Elle ne désirait plus vivre. Que ferait-elle? Épouserait-elle n'importe qui, pour élever une nichée d'enfants! Cela lui serait matériellement impossible. Non! Elle s'en irait en Europe, se jetterait dans un grand courant de vie, lutterait et essayerait de se faire une place parmi ses contemporains. Elle en avait la force; elle le savait et, maintenant qu'elle échappait à la passion, elle aurait d'autant plus de chance de réussir, car le succès est aux impassibles. Elle ne resterait pas à la ferme après le mariage de John et de Bessie; elle y était bien résolue et même, si c'était possible, elle ne retournerait pas à Belle-Fontaine avant le mariage. Elle ne le verrait plus, jamais, jamais! Hélas! pourquoi l'avait elle rencontré?
Plus calme, sinon plus heureuse, une fois son parti bien pris, elle se leva pour retourner au camp, mais elle fit un détour par la route de Heidelberg, car elle désirait être seule le plus longtemps possible. Elle marchait depuis une dizaine de minutes, lorsqu'elle aperçut un chariot dont l'aspect lui sembla familier, et quatre chevaux gris, qu'elle crut reconnaître aussi; trois étaient attelés, le quatrième suivait, attaché derrière le chariot. Des hommes marchaient à côté du véhicule et parlaient tous à la fois. Elle s'arrêtait pour laisser passer la petite troupe, quand tout à coup elle reconnut John Niel parmi les hommes et le Zulu Mouti sur le siège. Il était là, celui qu'elle venait de jurer de ne plus revoir, et sa vue lui causa une telle impression de faiblesse, qu'elle faillit se laisser tomber sur le sol. Il y avait dans cette apparition quelque chose de surnaturel, qui semblait se produire pour lui prouver son impuissance en face du destin. Elle le sentit. En un instant cette pensée l'envahit, qu'elle ne pouvait se sauver, qu'elle était simplement un instrument aux mains d'une puissance supérieure, dont sa passion accomplissait la volonté et pour laquelle sa destinée individuelle importait fort peu. C'était un raisonnement insensé, une doctrine dangereuse, mais il faut convenir que les circonstances leur donnaient une apparence de vérité. Après tout, la limite qui sépare le fatalisme du libre arbitre n'a jamais été tracée par personne, pas même par saint Paul. Comment décider que Jess avait tort ou raison? Si supérieure qu'elle fût, elle ne pouvait, pas plus que d'autres, trancher la question.
La petite bande se rapprochait. Tout à coup, en levant la tête, John aperçut ces deux yeux sombres qui, par moments, semblaient vraiment refléter l'âme de Jess. Il dit quelque chose aux hommes qui l'entouraient, puis à Mouti, qui continua sa route avec la voiture, et s'avança souriant et les mains tendues vers la jeune fille.
«Comment vous portez-vous, Jess? dit-il. Enfin je vous retrouve et en sûreté!
—Pourquoi êtes-vous venu? répondit-elle, presque avec colère; pourquoi avez-vous quitté Bessie et mon oncle?
—Je suis venu parce qu'on m'a envoyé et aussi parce que je l'ai désiré. Je voulais vous ramener avant que Prétoria fût assiégée.
—Vous étiez donc fou? Comment avez-vous pu croire que nous retournerions à Belle-Fontaine? Nous allons être enfermés ici tous les deux maintenant.
—C'est ce que je vois. Eh bien! après tout, ce n'est pas un si grand malheur, ajouta-t-il gaiement.
—C'en est un très grand au contraire», répliqua Jess, en frappant du pied; et tout à coup elle fondit en larmes.
John était trop simple et trop droit, pour attribuer ce chagrin à autre chose que l'inquiétude causée par les circonstances et la perspective d'une longue captivité dans une ville qui pouvait être prise vi et armis. Pourtant il fut un peu blessé de cette réception après son long et périlleux voyage, et vraiment il en avait bien le droit.
«En vérité, Jess, reprit-il, vous pourriez, ce me semble, me parler un peu plus amicalement, eu égard à..., à bien des choses. Voyons, ne pleurez plus. Tout le monde va bien à Belle-Fontaine, où nous retournerons quelque jour, j'y compte bien. Ce n'est pas sans peine que je suis arrivé ici, je vous en réponds.»
Elle cessa subitement de pleurer et sourit; la pluie d'orage était passée.
«Comment avez-vous pu passer, Capitaine? Contez-moi tout cela.»
Elle l'écouta en silence, pendant qu'il racontait les principaux incidents de son voyage et, quand il eut fini, elle lui dit d'un ton tout différent:
«Que vous êtes bon d'avoir ainsi risqué votre vie pour moi! Seulement je ne conçois pas qu'à vous tous, vous n'ayez pas vu que ce serait complètement inutile. Nous allons être enfermés ici et ce sera bien triste pour vous et pour Bessie.
—Ah! vous savez donc que nous sommes fiancés? dit-il.
—Oui; j'ai reçu la lettre de Bessie, il y a environ deux heures; le vous félicite tous deux. Vous aurez la plus charmante et la plus jolie femme de la contrée, capitaine Niel, et Bessie aura un mari dont toute femme pourrait être fière.»
Ce disant, elle lui fit un signe, demi-salut, demi-révérence, d'un petit air de dignité gracieuse, tout à fait séduisant.
«Merci, dit-il simplement; oui, je crois que je suis un heureux homme.
—Maintenant, reprit Jess, il faut nous occuper du chariot et lui trouver une place dans ce misérable camp. Vous devez mourir de faim et de fatigue.»
Au bout de quelques minutes, ils retrouvèrent la voiture que Mouti, après avoir dételé les chevaux, avait placée près de celle de Mme Neville, et la première personne qu'ils virent, fut cette dame elle-même. C'était une bonne et maternelle personne, habituée à la vie rude de la colonie et peu émue d'un incident comme celui qui se produisait en ce moment.
«Bonté du ciel! capitaine Niel», s'écria-t-elle, aussitôt que Jess eut fait la présentation, «vous êtes un homme résolu, d'avoir forcé le blocus au milieu de ces affreux Boers! Les brutes! J'aurais été moins étonnée, s'ils vous avaient tiré une balle, ou flagellé avec un nerf de bœuf. Ce n'est pas que votre venue serve à grand'chose, car vous ne sortirez pas d'ici avant que l'armée de secours du général Colley arrive, et pour cela il faudra deux mois. Enfin! Jess pourra coucher dans le chariot, c'est toujours ça! Quant à vous, on vous donnera une tente et vous la placerez à côté. Ce ne sera peut-être pas strictement convenable, mais, dans le cas où nous sommes, on n'y regarde pas de si près. Allez trouver le gouverneur. Je parle qu'il sera enchanté de vous voir. Je l'ai aperçu à l'autre bout du camp, il y a cinq minutes. Pendant ce temps-là, nous ferons le ménage.»
Quand John revint une demi-heure après, il vit avec plaisir que Mme Neville avait tenu parole, et surtout que Jess lui avait préparé un beefsteak, qu'elle lui servit sur une petite table, placée près du chariot. Assis sur un escabeau, il fit honneur au repas improvisé, servi par Jess, tandis que Mme Neville bavardait à son aise.
«A propos, dit-elle, Jess m'a raconté que vous étiez fiancé à sa sœur. Je vous félicite. Un homme a besoin d'une femme dans un pays comme celui-ci. Ce n'est pas comme en Angleterre où, cinq fois sur six, il ferait aussi bien de se couper la gorge que de se marier. C'est une économie ici et les enfants sont une bénédiction, selon le vœu de la nature, au lieu d'être une charge, ce qui arrive souvent dans les pays civilisés. C'est une jolie fille que Bessie; je ne la connais guère du reste, mais elle n'a pas l'intelligence de Jess. Au fait, j'y pense, puisque vous allez être le beau-frère de Jess, vous pourrez avoir soin d'elle, sans qu'on y trouve à redire.»
Jess écouta tout ce bavardage et eut l'idée d'aller demander aux religieuses du couvent de lui donner asile, mais Mme Neville ne voulut pas en entendre parler.
«Des religieuses, quand votre beau-frère est là; du moins il sera votre beau-frère, si les Boers ne nous envoient pas tous dans l'autre monde! Allons donc! Les religieuses auront bien assez à faire pour leur propre compte.»
Quant à John, il mangeait son beefsteak et ne disait rien. L'arrangement proposé lui paraissait tout à fait convenable.
CHAPITRE XVII
LE 12 FÉVRIER
John s'habitua vite à l'existence du camp, moins désagréable en somme qu'on aurait pu le croire, car les ennuis en étaient un peu compensés par le charme de la nouveauté. Quoiqu'il fût officier dans l'armée anglaise, il préféra, voyant que ses services en cette qualité n'étaient pas indispensables, s'engager comme volontaire dans la compagnie des carabiniers de Prétoria, avec le rang modeste de sergent, que lui octroya le commandant des troupes. Il était actif et ses devoirs militaires lui donnaient une occupation très suffisante. Le soir, quand il revenait au chariot près duquel il couchait, afin de protéger Jess en cas de danger, il la trouvait toujours prête à le bien recevoir et à lui donner tout le confort que permettaient les circonstances. Peu à peu, ils trouvèrent plus commode de faire leur petit ménage en dehors de celui de leurs amis, et de prendre leurs repas sur une petite table confectionnée au moyen d'une caisse d'emballage. Ils avaient l'air d'un jeune ménage jouant au pique-nique, pendant leur lune de miel! Tout cela n'était pas parfaitement commode et pourtant ne manquait pas d'un certain charme. D'abord Jess, quand on arrivait à la bien connaître, était, pour un homme tel que John Niel, la plus délicieuse compagnie qu'il pût imaginer. Jamais, avant ce long tête-à-tête, il n'avait deviné toute la richesse et l'originalité de son intelligence, et encore moins à quel point elle pouvait être spirituelle, quand elle le voulait. Il y avait en elle une véritable veine humoristique et le plaisir qu'éprouvait John en l'écoutant, était d'autant plus vif, qu'il s'aperçut promptement du privilège qu'on lui accordait. Personne, parmi les parents et les amis de Jess, n'avait jamais soupçonné chez elle ce côté d'esprit. Une autre chose le frappa au bout de quelque temps. Jess devenait belle! Maigre et plus pâle que jamais, à l'arrivée du capitaine, elle était, un mois après, positivement rondelette et elle y gagnait d'une façon extraordinaire. Une teinte rosée se jouait capricieusement sur son visage pâle, et ses beaux yeux devenaient encore plus beaux et plus profonds.
«Qui dirait que c'est la même personne!» s'écria Mme Neville, un jour qu'elle regardait Jess gravement occupée à faire griller une côtelette; «la pauvre petite créature chétive est aujourd'hui réellement belle. Et cela, au milieu d'une existence qui me réduit à l'état d'ombre et qui a déjà tué à moitié ma pauvre chère fille.
—C'est peut-être l'effet du grand air», répondit John, qui, dans sa simplicité, ne songeait pas un instant que le remède merveilleux agissant sur Jess, pouvait être le bonheur.
Et pourtant ce n'était pas autre chose! Tout d'abord il y avait eu lutte, puis apaisement et enfin une idée lui était venue.
Pourquoi ne jouirait-elle pas de la société de John, pendant qu'elle le pouvait? Il avait été jeté sur sa route, sans qu'elle le voulût. Elle n'avait aucun désir de le détacher de Bessie. Il était, lui, parfaitement innocent; pour lui elle était la jeune personne qui se trouvait être la sœur de celle qu'il allait épouser; pas autre chose. Pourquoi ne cueillerait-elle pas les roses qui s'offraient à elle? Elle oubliait que la rose a un parfum dangereux, qui peut troubler les sens et faire tourner la tête. Elle se donna donc libre carrière et fut, pendant quelques semaines, plus près de connaître le vrai bonheur, qu'elle ne l'avait jamais été. Quelle chose merveilleuse que l'amour d'une femme, dans sa force et sa simplicité! Comme il idéalise les choses les plus banales de la vie et met de la joie dans les services les plus infimes! Plus la femme est fière, plus elle se réjouit de s'abaisser devant son idole. Peu de femmes savent aimer comme Jess, et, quand elles aiment, elles commettent généralement quelque fatale erreur, grâce à laquelle leur trésor d'affection gaspillé devient une cause de honte ou de douleur, pour elles-mêmes et pour d'autres.
Ils étaient enfermés depuis un mois à Prétoria, lorsque John eut, à son tour, une idée magnifique. A un quart de mille environ du camp, s'élevait une petite maisonnette, appelée par plaisanterie: le Palais. Elle était abandonnée comme les autres et le maître en était même absent. Un jour, en se promenant, John et Jess traversèrent le petit pont jeté sur l'écluse du canal, pour aller examiner la maisonnette. Par une allée bordée des deux côtés de jeunes gommiers, ils arrivèrent au cottage couvert en zinc; il n'y avait que deux pièces: une chambre à coucher et un salon assez grand, où se trouvaient encore une table et quelques chaises; derrière le cottage étaient la cuisine et l'écurie. Ils entrèrent, s'assirent près de la porte et regardèrent.
Le jardin descendait en pente, jusqu'à une vallée verdoyante, bornée en face et sur la droite par des collines boisées. Ce jardin, planté de vignes chargées pour le moment de raisins mûrissants, était entouré d'une belle haie de rosiers du Bengale en pleine floraison; près de l'habitation était une corbeille de roses doubles, d'une beauté et d'une richesse inconnues en Europe. En somme, c'était un délicieux petit endroit, un vrai paradis, après le bruit et l'agitation du camp; ils y restèrent longtemps, causant beaucoup de Belle-Fontaine, de Silas Croft et un peu de Bessie.
«Qu'on est bien ici!» dit Jess, paresseusement appuyée, les deux mains derrière la tête, et embrassant d'un regard le paisible paysage.
«Oui, répondit John. Au fait, j'ai une idée! Si nous établissions notre quartier général ici, pendant le jour, bien entendu? Nous pourrions nous y installer pour nos repas; nous y serions parfaitement en sûreté, car ces braves Boers n'essayeront jamais de prendre la ville d'assaut, j'en réponds.»
Jess réfléchit et conclut très vite que ce serait un arrangement charmant, de sorte que, dès le lendemain, elle mit le petit cottage en aussi bon état que le permettaient les circonstances et se transforma en maîtresse de maison. Elle et John furent ainsi plus que jamais rapprochés l'un de l'autre. Le siège traînait en longueur; aucune nouvelle n'arrivait du dehors, mais les habitants, persuadés que Colley venait à leur secours, s'en préoccupaient assez peu et s'amusaient à faire des paris au sujet de l'arrivée des troupes. De temps en temps, une sortie avait lieu; généralement sans résultat. John sortait naturellement avec les autres et alors Jess endurait des tourments d'autant plus cruels, qu'il lui fallait les cacher! Toutefois rien de fâcheux n'arriva et les choses suivirent un cours uniforme jusqu'au 12 février. Ce jour-là, on attaqua un endroit appelé la Maison-Rouge, occupé par les Boers.
Le détachement, formé de troupes régulières et de volontaires, quitta Prétoria avant le point du jour. John en faisait partie. Il fut très surpris en s'approchant du chariot où couchait Jess, pour chercher un objet dont il avait besoin, de trouver la jeune fille, assise sur une malle, malgré la rosée de la nuit, tenant en main une tasse de café brûlant, qu'elle avait préparée pour lui.
«Qu'est-ce que cela signifie, Jess? dit-il sévèrement. Je vous défends de vous lever au milieu de la nuit pour me faire du café.
—Je ne me suis pas levée, répondit-elle avec calme; je ne me suis pas couchée.
—C'est encore pis!» répliqua John, tout en dégustant son café avec satisfaction, tandis qu'assise sur sa malle, elle le regardait.
«Mettez un châle, reprit-il, et couvrez-vous la tête; vous serez traversée par la rosée de la nuit. Tenez, vos cheveux sont tout mouillés.»
Alors elle parla.
«John, dit-elle, car elle l'appelait toujours John maintenant, je voudrais que vous fissiez quelque chose pour moi: voulez-vous me le promettre?
—Que c'est bien d'une femme, de demander une promesse avant de dire de quoi il s'agit!
—C'est pour l'amour de Bessie, reprit-elle.
—Eh bien! que demandez-vous, Jess?
—Que vous n'alliez pas à cette sortie. Vous savez que vous pouvez facilement en être dispensé, si cela vous convient.»
Il se mit à rire et répondit:
«Quelle petite folle! Et pourquoi cela?
—Oh! je ne sais pas. Ne vous moquez pas de moi, si j'ai peur que quelque chose ne vous arrive.
—Dame! répliqua John par manière de consolation, toute balle a son billet de logement et je n'y peux rien.» Jess insista.
«Pensez à Bessie, dit-elle.
—Voyons, Jess! répondit-il, avec un peu d'humeur, à quoi bon essayer de m'ôter tout mon courage? Si je dois être frappé, à la grâce de Dieu! Je ne tournerai certes pas casaque, même pour l'amour de Bessie; donc calmez-vous et laissez-moi partir.
—Vous avez parfaitement raison, John, répondit-elle tranquillement, et je n'aurais pas aimé vous entendre parler autrement, mais je n'ai pas pu me taire. Adieu, John; que Dieu vous garde!» Elle lui tendit une main qu'il serra; puis il partit.
«Ma parole! elle m'a tout remué, se disait-il, en marchant avec la troupe, dans le brouillard blanc de l'aube. Elle pense probablement que je vais à la mort. C'est possible. Comment Bessie prendrait-elle la chose? Elle aurait sans doute bien du chagrin, mais j'imagine qu'elle se consolerait. Quant à Jess, si elle venait un jour à perdre son fiancé, je ne crois pas qu'elle s'en consolerait jamais. Voilà précisément la différence entre les deux sœurs: l'une est tout fleur, et l'autre est tout racine.»
Ensuite il se demanda comment se portait Bessie, ce qu'elle faisait, si elle pensait à lui, puis sa pensée revint à Jess; quelle charmante compagnie que la sienne! Comme elle était bonne et prévenante! Et dans le secret de son cœur, il espéra qu'elle resterait près d'eux, quand ils seraient mariés. Sans s'en rendre compte et très innocemment, ils en étaient arrivés à ce degré d'intimité où deux personnes se deviennent réciproquement tout à fait nécessaires dans leur vie quotidienne. Il ne savait pas encore quelle place tenait, dans ses pensées habituelles, cette jeune fille aux yeux profonds, ni à quel point son individualité absorbait la sienne propre. Il savait seulement qu'elle avait le don de le rendre parfaitement heureux en sa société. Quand il lui parlait, ou même quand il restait silencieux auprès d'elle, il se sentait envahi par une sensation de repos et de confiance, qu'il n'avait jamais éprouvée auprès d'une autre femme.
C'était, il est vrai, l'hommage inconscient, rendu par la nature la plus faible à la nature la plus forte, mais il y avait quelque chose de plus; il y avait l'influence de cette entière sympathie, de cet accord parfait, qui sont les signes les plus certains de l'affection la plus élevée. Quand ils s'unissent à la passion proprement dite, ce qui est assez rare, car ils se rencontrent plutôt dans les relations d'individus du même sexe, ils donnent à la tendresse quelque chose de plus qu'humain, et l'amour fondé sur cette sympathie, qu'il existe entre une mère et son fils, entre deux époux, ou bien entre ceux qui, malgré leur désir, n'en espèrent rien, cet amour-là ne meurt jamais.
Les réflexions de John furent assez promptement interrompues par la nécessité de revenir aux détails pratiques et désagréables de la situation.
Il vit tomber mort, l'homme qui marchait à côté de lui, et lui-même fut atteint par une balle qui passa entre sa selle et sa cuisse. Nous n'avons pas à entrer ici dans les détails de cette rencontre, aussi peu glorieuse pour les armes anglaises, que presque tous les combats de cette malheureuse guerre, pendant laquelle la défense de quelques villes fut seule de nature à consoler un peu l'orgueil national. L'issue du combat fut désastreuse et quelques heures après son départ du camp, John revenait, ayant pris en croupe un homme grièvement blessé (car l'ambulance était tombée aux mains des Boers). Pendant ce temps, des rapports exagérés circulaient parmi la population et, entre autres choses, on racontait que le capitaine Niel avait été tué. Un homme affirma l'avoir vu tomber, frappé d'une balle à la tête.
Mme Neville, l'ayant entendu, partit toute bouleversée pour en faire part à Jess.
Aussitôt le jour venu, Jess, selon sa coutume, s'était rendue à la petite maison qu'elle habitait pendant la journée. D'abord elle voulut travailler et ne put y parvenir; alors elle prit un livre qu'elle avait apporté, mais cela ne lui réussit pas mieux. Ses yeux ne suivaient pas les lignes, et ses oreilles entendaient anxieusement le bruit sourd du canon répercuté par les collines. Elle ne pouvait échapper au pressentiment de malheur qui s'était emparé d'elle. La plupart des gens doués d'imagination ont souffert de ce mal et en ont reconnu la folie, mais cette fois Jess était bien près de la vérité; il ne s'en fallut que d'une ligne que John fût tué.
Ne trouvant pas Jess au camp, Mme Neville prit la route du «Palais» sans pouvoir retenir ses larmes, car la bonne dame s'était fort attachée au capitaine Niel. Jess, avec cette finesse particulière de l'ouïe qui accompagne souvent la surexcitation nerveuse, entendit le léger bruit de la petite grille qui se refermait au bout du jardin, et courut aussitôt à l'angle de la maison pour voir qui entrait.
Un seul regard jeté sur le visage inondé de larmes de son amie, lui suffit. Elle comprit ce qu'on allait lui dire et saisit un des jeunes gommiers qui bordaient l'allée, afin de ne pas tomber.
«Qu'y a-t-il? dit-elle d'une voix faible; est-il mort?
—Hélas! oui, chère enfant; frappé à la tête», dit-on.
Jess, sans rien répondre, se soutint au jeune arbre; il lui semblait qu'elle allait mourir aussi et elle l'espérait. Ses yeux égarés se portèrent du visage de Mme Neville au sol dévasté de la prairie. Devant la grille «du Palais» passait un chemin qui se trouvait être le plus court pour revenir du lieu du combat, et par ce chemin, s'avançaient quatre Cafres portant quelque chose sur une civière que suivaient quatre carabiniers à cheval. Un habit recouvrait le visage du corps étendu sur la civière, mais on voyait les jambes bottées, éperonnées et dont les pieds tombaient écartés, de cette manière flasque dont la signification n'est que trop claire.
«Regardez, dit Jess, en étendant la main.
—Ah! le pauvre homme! le pauvre homme! s'écria Mme Neville; on l'apporte ici pour l'ensevelir.»
Alors les beaux yeux de Jess se fermèrent et l'arbre cédant sous son poids, elle s'inclina avec lui; puis il se brisa et, avec un petit cri, elle tomba sans connaissance, au moment où le cadavre passait devant elle.
Deux minutes après, John, ayant appris qu'on faisait courir le bruit de sa mort, et craignant qu'il ne parvînt aux oreilles de Jess, arriva au galop, mit pied à terre aussi vite que sa blessure le lui permit et s'avança en boitant dans l'allée.
«Grand Dieu! capitaine Niel, dit Mme Neville à sa vue; nous vous croyions mort!
—Et voilà ce que vous lui avez sans doute conté», répondit-il sévèrement, les yeux fixés sur le visage mortellement pâle de Jess; «vous auriez pu attendre d'en être sûre. Pauvre enfant! Cela lui a donné un coup!»
John se baissa, passa ses bras sous le corps de la jeune fille, la souleva, non sans peine, la porta, toujours boitant, dans la maison, où il la déposa sur un divan et, avec l'aide de Mme Neville, fit de son mieux pour la ranimer; mais son évanouissement était si profond, que leurs efforts restèrent infructueux; alors Mme Neville, effrayée, courut au camp chercher de l'eau-de-vie, laissant à John le soin de lui frictionner les mains et de lui asperger le visage d'eau froide.
La bonne dame n'était partie que depuis trois ou quatre minutes, lorsque tout à coup Jess ouvrit les yeux et crut, en apercevant John, qu'elle allait s'évanouir de nouveau; car ses lèvres devinrent toutes blêmes et elle fut saisie d'un tremblement convulsif qui la secoua des pieds à la tête.
«Jess! Jess! s'écria-t-il, calmez-vous, au nom du ciel! Vous me faites peur!
—Je croyais que vous étiez..., je croyais que vous....» Elle ne put achever, éclata en sanglots et tomba sur la poitrine de John, qui sentit sur son visage, la caresse de ses boucles brunes.
Comment ne pas être ému? John n'était qu'un homme, et la vue de cette femme étrange, à laquelle il s'attachait davantage chaque jour, plongée dans une émotion violente à son sujet, devait, à n'en pas douter, lui remuer le cœur profondément. Une corde vibra en lui, dont il ne se rendit pas compte tout d'abord, mais qui l'effraya et le charma en même temps. Que signifiait-elle?
«Jess! chère Jess! ne pleurez plus, je vous en prie; cela me fait trop de mal.»
Elle leva la tête et resta debout devant lui, appuyée d'une main sur la table. Elle le regardait. Son visage, inondé de larmes, ressemblait à un lis couvert de rosée, et dans ses yeux si beaux, brillait une flamme que jamais John n'avait vue dans des yeux de femme. Elle ne dit rien, mais sa physionomie était plus éloquente que toutes les paroles du monde, car les traits peuvent parfois traduire une pensée dans un langage à eux, plus subtil que tous ceux qu'on parle. Elle était là, devant lui, la poitrine soulevée par l'émotion, comme les flots par la tempête, incarnation vivante de l'amour le plus profond qu'une femme pût ressentir. Soudain quelque chose sembla passer devant ses yeux et l'aveugler; une puissance supérieure s'empara d'elle, absorbant tous ses doutes et toutes ses craintes; elle céda à une force qui, tout en faisant partie d'elle-même, la maîtrisait; et pour la première fois, son amour étant en cause, elle mit en jeu toute sa force. Elle savait, elle avait toujours su qu'elle pourrait dompter Niel, si elle le voulait. Comment le savait-elle? Elle l'ignorait, mais cela était, et, maintenant, cédant à une impulsion irrésistible, elle voulut.
Elle resta muette et immobile, le regard fixé sur John. Il balbutia:
«Pourquoi avez-vous eu si peur pour moi?»
Elle ne répondit pas; il sembla au jeune homme qu'une puissance invincible le dominait. Tout disparut devant l'intensité surhumaine de ce regard qui ne le quittait pas. Bessie, honneur, promesse, tout fut oublié; le feu qui couvait, jaillit en flamme et il comprit qu'il aimait cette femme, comme jamais il n'avait aimé créature vivante. Si fort qu'il fût, il trembla comme une feuille devant elle et, d'une voix étranglée, il murmura:
«Jess! que Dieu me pardonne, car je vous aime!»
Et il s'inclina vers elle, pour lui donner un baiser. Elle levait son visage vers lui, quand, tout à coup, elle s'arrêta et, posant une main sur la poitrine de John:
«Vous oubliez, dit-elle, que vous allez épouser Bessie.»
Accablé de honte et de douleur, le capitaine se détourna et sortit en trébuchant.
CHAPITRE XVIII
ET APRÈS?
Devant la porte du Palais et près d'une corbeille de fleurs quelque peu envahie par les mauvaises herbes, se trouvait une chaise en bois, dépourvue de son dossier. John n'eut pas plutôt franchi le seuil de la petite maison, qu'il se sentit près de s'évanouir comme Jess. C'était l'effet de la fatigue, de la perte de son sang et des fortes émotions qu'il venait de subir. Il s'assit donc promptement, et bientôt aperçut Mme Neville qui revenait, une bouteille d'eau-de-vie à la main.
«Ah! pensa-t-il, voilà juste ce qu'il me faut; si je ne bois pas un verre de cette eau-de-vie, je vais rouler à bas de mon siège, c'est certain.»
«Où est Jess? demanda Mme Neville, hors d'haleine.
—Là, dans la maison; elle est revenue à elle.»
Et il ajouta mentalement: «Il aurait mieux valu pour nous deux qu'elle ne revînt pas du tout.»
«Seigneur! quelle mine vous avez, Capitaine!» s'écria Mme Neville, en s'éventant avec son chapeau. «Si vous saviez dans quel état on est au camp! Les volontaires jurent qu'ils se vengeront des militaires qui les ont abandonnés; ils ont refusé de me croire, quand je leur ai dit que vous n'étiez pas mort. Mais, bonté du ciel! votre botte est pleine de sang! vous êtes blessé après tout.
—Seriez-vous assez bonne pour me donner un peu d'eau-de-vie?» dit John, d'une voix faible.
Elle courut à un petit ruisseau qui coulait le long du chemin, remplit à moitié le verre qu'elle tenait et ajouta une autre moitié d'eau-de-vie. John but et se sentit mieux.
«Eh bien! vous faites une jolie paire à vous deux! reprit Mme Neville. Si vous aviez vu cette petite s'abattre sur le sol, quand je lui ai dit qu'on vous croyait mort! Dites donc, Capitaine, soyez prudent; si cette jeune fille ne vous aime pas encore, elle n'en est pas loin. Une jeune fille ne tombe pas comme ça pour le premier venu. Pardonnez à une vieille femme de vous parler franchement. C'est une fille étrange que Jess; elle en vaut dix pour ce qui est de l'intelligence, et si vous n'y prenez pas garde, vous vous trouverez dans une situation fort embarrassante, vu que vous allez épouser sa sœur. Jess n'est pas capable d'avoir une petite «flirtation» pour passer le temps, vous pouvez m'en croire.» Elle secoua la tête d'un air solennel, comme si elle soupçonnait le capitaine de jouer avec le jeune cœur de sa future belle-sœur et, sans attendre un mot de réponse, rentra dans la maison.
Quant à John, il se borna à pousser un gémissement; que pouvait-il faire de plus? La situation ne lui laissait aucun doute et si jamais homme eut honte de lui-même, ce fut John Niel en ce moment.
Profondément honorable, il souffrait cruellement de penser qu'il avait agi contrairement à l'honneur.
Il avait été coupable en disant à Jess qu'il l'aimait et d'autant plus coupable, que c'était vrai. Il l'aimait! Il s'était senti comme submergé par une vague immense, pendant qu'elle était debout devant lui, les yeux fixés sur les siens, réduisant à néant son affection pour Bessie, à qui l'unissaient les liens sacrés de l'honneur.
Quelle chose étrange et merveilleuse que cette passion sortie tout armée de son âme, pour en chasser tout ce qui n'était pas elle! Et malheureusement il le sentait; c'était une passion aussi durable que puissante.
Il se maudissait avec honte et colère, tout en essayant de reprendre son équilibre physique et en nouant un mouchoir aussi serré que possible autour de sa blessure.
Avait-il été assez fou! Pourquoi n'avait-il pas attendu plus longtemps, afin de se bien assurer de sa préférence pour l'une des deux sœurs? Pourquoi Jess était-elle partie et l'avait-elle laissé exposé à la tentation, auprès de sa sœur si jolie? Il était sûr maintenant que Jess l'avait aimé tout de suite.
Quelle situation désolante! Une seule chose lui paraissait certaine: il n'irait pas plus loin et ne romprait pas avec Bessie, mais ce n'en était plus consolant ni pour lui, ni pour Jess!
Il en était là de ses réflexions, lorsque le bandage, de sa blessure glissa et le sang se mit à couler en telle abondance, qu'il fut bien forcé de rentrer en boitant, pour demander du secours.
Jess, en apparence remise de son agitation, parlait à Mme Neville, qui s'efforçait de lui faire boire un peu d'eau-de-vie. Aussitôt qu'elle aperçut le visage livide de John et la traînée de sang qu'il laissait derrière lui, elle s'écria en saisissant son chapeau:
«Couchez-vous sur le vieux lit qui est dans la petite chambre; je cours chercher le docteur.»
Il ne fut que trop heureux de suivre ce conseil, avec l'aide de Mme Neville, mais, longtemps avant l'arrivée du médecin, il avait, à son tour, et à la grande terreur de la pauvre femme qui s'efforçait en vain d'arrêter l'hémorragie, perdu entièrement connaissance. Le médecin, après avoir examiné la plaie, déclara que la balle avait frôlé l'enveloppe d'une des artères de la cuisse, sans la couper, mais que, depuis, l'artère s'était ouverte et qu'il était maintenant nécessaire de la rattacher. Avec l'aide du chloroforme, l'opération réussit. L'opérateur fit observer cependant que beaucoup de sang avait été perdu.
Quand tout fut fini, Mme Neville demanda si l'on pouvait transporter John à l'hôpital; le docteur s'y opposa formellement, disant que Jess devait rester pour le soigner et qu'il allait lui envoyer la femme d'un soldat pour la seconder.
Aux objections de Mme Neville, il répondit que, pendant le transport, le bandage de soie pourrait glisser et le blessé avoir une hémorragie mortelle.
Quant à Jess, elle ne dit rien, mais se mit aussitôt à faire les préparatifs nécessaires. Le destin les rapprochait de nouveau; elle acceptait avec joie une situation qu'elle n'eût certes pas cherchée.
Une heure après, au moment où John se remettait des effets pénibles du chloroforme, la femme du soldat arriva. Jess découvrit bientôt qu'elle était, non seulement d'une nature grossière, mais ignorante et sans soin et qu'elle ne pourrait guère remplir que la partie la plus infime de la tâche. Quand John s'éveilla et vit quelle était la personne inclinée vers lui, et dont la main fraîche lui pressait le front, il poussa un gémissement sourd et se rendormit, mais Jess ne dormit pas. Elle resta assise là toute la nuit, jusqu'à ce que la froide lueur du matin vint éclairer le visage pâle de l'homme qu'elle aimait. Il dormait toujours et, comme la nuit était très chaude, elle n'avait laissé qu'un drap sur lui. Avant d'aller prendre un peu de repos, elle se retourna pour lui jeter un dernier regard et tout à coup elle vit le drap se teindre de sang.
L'artère s'était rouverte!...
Après avoir expédié la femme du soldat au médecin, elle éveilla aussitôt son malade, qui aurait sans doute passé paisiblement de son sommeil actuel à un autre plus profond. A eux deux ils firent de leur mieux pour arrêter ce flux mortel; Jess noua son mouchoir autour de la jambe et le serra au moyen d'un bâton, tandis que John appuyait son pouce sur l'artère coupée. Malgré leurs efforts, ils ne réussissaient qu'à demi et Jess commençait à croire qu'il allait mourir dans ses bras. Quelle torture de voir ainsi minute par minute, cette vie si chère s'écouler avec le sang!
«Je crois que je n'irai pas beaucoup plus loin, Jess, dit John. Soyez bénie, ma chérie. Tout commence à tourner autour de moi.»
Pauvre âme! elle ne pouvait que serrer les dents et attendre la fin!
Tout à coup le doigt du blessé cessa de presser l'artère, et il s'évanouit; mais, par une coïncidence étrange, le sang coula beaucoup moins fort.
Encore cinq minutes d'angoisse mortelle, puis elle entendit le pas rapide du docteur sur le gravier.
«Dieu soit loué! Vous voilà! s'écria-t-elle.
—J'étais près d'un pauvre garçon frappé par une balle au poumon et cette stupide femme, au lieu de venir me chercher, a attendu chez moi que je revinsse. Je vous ai amené une ordonnance pour la remplacer. Par Jupiter! il a saigné, en effet! Ordonnance, le chloroforme!»
Alors suivit une demi-heure d'horreur, et quand le pauvre John rouvrit les yeux, trop faible pour parler, il ne put que sourire. Pendant trois jours il fut en grand danger, car si l'artère se fût ouverte une troisième fois, il lui restait si peu de sang, qu'il serait probablement mort, avant qu'on eût le temps de le secourir. Parfois le délire causé par la faiblesse devenait violent; c'étaient là les heures dangereuses, car il était alors presque impossible de le faire tenir tranquille, et chaque mouvement jetait Jess dans une terreur folle. Tout était perdu, elle le savait, si les liens de soie glissaient. Elle n'avait qu'un moyen de le calmer: c'était de lui abandonner sa petite main fraîche et blanche, ou de la lui poser sur le front; cela seul produisait l'effet désiré sur son cerveau enfiévré. Pendant des heures elle restait ainsi, quoique son bras fût tout endolori et que son dos semblât devoir se briser, et enfin elle était récompensée par le calme qui revenait aux yeux du malade, calme bientôt suivi d'un sommeil paisible.
En dépit de tout, cette semaine fut peut-être la plus heureuse de sa vie. Il était là, celui qu'elle aimait avec l'intensité de sa nature profonde; elle le servait, le soignait; elle sentait qu'il l'aimait et qu'il avait besoin d'elle, comme un petit enfant de sa mère. Dans son délire, il avait sans cesse le nom de Jess sur les lèvres et presque toujours ce nom était accompagné d'une expression de tendresse.
Pendant ces sombres heures de maladie et d'alarme, elle sentait que leurs deux vies se confondaient dans une identité divine, qu'elle ne pouvait ni analyser, ni comprendre. Elle sentait qu'il en était ainsi, et que cela étant, quel que fût son sort à venir, cette union ne pourrait jamais être brisée; et elle était heureuse, quoiqu'elle sût que la guérison de John, c'était leur séparation pour la vie. Car, bien que Jess, dans une circonstance où elle avait perdu son empire sur elle-même, eût cédé à sa passion, elle n'entendait pas y donner suite. Elle avait, hélas! fait assez de mal à Bessie, en lui prenant le cœur de son futur mari. A cela il n'y avait plus de remède, mais elle n'irait pas plus loin. Sitôt guéri, John retournerait près de sa sœur.
Assise près du blessé, les regards fixés sur lui, elle passait ainsi les longues heures de la nuit et elle était heureuse. Là était sa joie! Bientôt il lui serait enlevé et elle resterait seule et désolée! Mais aussi longtemps qu'il resterait étendu là, il serait à elle!
Il y avait pour son cœur de femme, une douceur infinie à le voir s'endormir, quand elle lui posait une main sur le front, car ce désir de veiller sur le sommeil de l'être aimé, est une des plus hautes et des plus étranges manifestations de la passion! Un poète, qui connaissait bien le cœur humain, a pu dire en toute vérité, qu'il n'est pas de joie semblable à la joie d'une femme qui regarde dormir celui qu'elle aime.
Le temps passait. Aucun accident ne survint et enfin, un matin, John put interroger le pâle et expressif visage penché sur lui. Évidemment il essayait de se rappeler quelque chose.
«J'ai été très malade, Jess? dit-il, lentement.
—Oui, John.
—Et vous m'avez soigné?
—Oui, John.
—Est-ce que je vais guérir?
—Mais certainement.»
De nouveau il ferma les yeux:
«Il n'y a pas de nouvelles du dehors?
—Rien de nouveau; tout est dans le même état.
—Pas de nouvelles de Bessie?
—Aucune. Nous sommes tout à fait bloqués.»
Il se tut. Peu après, Jess reprit:
«John, je désire vous dire quelque chose. Quand on a le délire, ou qu'on va l'avoir, on dit parfois des choses dont on n'est pas responsable et qu'il vaut mieux oublier.
—Oui, répondit-il, je comprends.
—Donc, poursuivit-elle, du même ton mesuré, nous oublierons tout ce que vous pourrez imaginer avoir dit, ou que j'ai pu dire, depuis le moment où vous êtes rentré blessé et m'avez trouvée évanouie.
—Parfaitement, je renie tout.
—Nous renions tout», dit-elle, avec un petit signe de tête solennel; puis elle soupira, et ainsi fut ratifié cet audacieux pacte d'oubli!
Mais c'était un mensonge et tous deux le savaient bien. Si l'amour avait existé auparavant, y avait-il dans la faiblesse de l'un et dans le long et tendre dévouement de l'autre, quelque chose qui pût l'amoindrir! Hélas, non! Leur sympathie n'en était que plus complète et leur entente plus parfaite.
C'était un mensonge, comme on en voit chaque jour dans la vie. Tout le monde peut jouer plus ou moins la comédie, se peindre le visage, affecter de sourire, mais, malheureusement ou heureusement, on ne sait trop, on ne peut se tromper soi-même. Il y a certainement en nous une étincelle de l'éternelle vérité, car on ne peut mentir à son propre cœur.
Il en fut ainsi pour John et Jess. A partir de ce jour, ils affectèrent d'oublier cette heure, pendant laquelle l'une avait fait ployer l'autre devant sa force magnétique, comme le roseau devant la tempête.
Il fallait attribuer cela au délire.
Ils oublièrent que maintenant, hélas! ils s'aimaient d'un amour qui puisait sa force dans son désespoir. Ils parlaient de Bessie, du mariage de John, des projets européens de Jess, comme si tout cela n'était pas, pour eux, des questions de vie et de mort spirituelles. Bref, s'ils s'étaient égarés un court instant, désormais, disons-le à leur honneur, ils suivaient le chemin du devoir d'un pied ferme et sans crier quand les pierres les blessaient.
Mais, néanmoins, c'était un mensonge vivant et ils le savaient; car entre eux s'élevait le souvenir du passé irrévocable, qui les avait unis par des liens indissolubles.
CHAPITRE XIX
HANS COETZEE VIENT A PRÉTORIA
Une fois commencée, la convalescence de John fut rapide. Sa constitution vigoureuse répara promptement la perte de sang qu'il avait subie et, un mois après sa blessure, il était presque aussi fort qu'auparavant.
Un matin (le 20 mars), ils étaient, lui et Jess, assis dans le jardin du Palais. Étendu dans un long fauteuil américain, que Jess avait emprunté ou volé à quelque maison abandonnée, John fumait paisiblement. Près de lui s'étalaient de magnifiques grappes de raisin cueillies par Jess, et sur ses genoux était ouvert ce curieux journal, les Nouvelles du Camp, remarquable surtout par l'absence de toute nouvelle. Il n'est pas facile de composer un journal dans une ville assiégée.
Tous deux gardaient le silence, lui, faisant jaillir des petits nuages de fumée de sa pipe, elle, les mains croisées sur son ouvrage, les regards perdus au loin, sur les jeux d'ombre et de lumière qui zébraient les collines boisées.
C'était une journée délicieuse. Trop éloignés du camp pour souffrir du bruit, les habitants du petit cottage n'entendaient que le murmure des ruisseaux et de la brise embaumée qui agitait le feuillage raide et gris des gommiers.
Ils étaient assis à l'ombre de la petite maison que Jess avait appris à aimer, comme jamais elle n'avait aimé aucun autre lieu; autour d'eux s'épandaient les flots de la lumière d'or et au delà de la ligne rouge qui terminait le jardin, où les fleurs éclatantes des grenadiers semblaient vouloir humilier les roses, l'air embrasé frémissait au-dessus du mur en pierre brute, comme si des millions d'elfes eussent pris leurs ébats. Partout la paix et, au sein de cette paix, l'épanouissement d'une nature merveilleuse.
En contemplant cette richesse, cette splendeur radieuse, Jess croyait voir un coin du ciel; et pourtant, entraînée par cet étrange courant de mélancolie qui faisait partie de sa nature, elle se demandait combien d'êtres avaient subi en ce même lieu, les mêmes impressions, avant de rentrer dans l'oubli du passé; combien d'autres lui succéderaient, lorsqu'à son tour elle serait tombée dans le gouffre sans écho? Mais qu'importait tout cela? Les siècles s'ajouteraient aux siècles, le soleil continuerait à inonder la terre de sa lumière d'or, l'eau à murmurer dans sa course, les papillons à butiner sur les fleurs et les femmes à rêver les mêmes rêves!
Où serait-elle alors? vivrait-elle, aimerait-elle, souffrirait-elle, ailleurs, ou tout cela n'était-il qu'un mythe cruel? N'était-elle que poussière, ou possédait-elle une individualité au delà de la terre? Qu'est-ce qui l'attendait après le coucher du soleil? Le sommeil? Elle avait souvent souhaité que ce ne fût pas autre chose; mais maintenant elle ne voulait plus de cet espoir. Sa vie s'était concentrée en un sentiment nouveau qui ne mourrait jamais, elle le sentait, tant que la vie resterait en elle. Elle voulait un avenir maintenant, car s'il y en avait un pour elle, il y en aurait un aussi pour lui et le jour viendrait où ils seraient réunis. Oh! doux rêve, brillant comme une auréole au-dessus de la triste existence terrestre! Qui ne l'a fait et qui peut dire qu'il ne soit pas la vérité? Pourquoi n'existerait-il pas un lieu où l'amour survivrait à la passion, où Jess découvrirait qu'elle n'a pas en vain ouvert son cœur pur à l'espoir d'un bonheur dont, pendant quelques instants, l'ombre s'est approchée d'elle?
John ne fumait plus et, sans qu'elle s'en aperçût, contemplait son visage qui, en ce moment où elle ne se surveillait plus, avait perdu son impassibilité et semblait refléter la tendre et radieuse espérance flottant dans son esprit. Ses lèvres étaient entr'ouvertes et ses grands yeux, pleins d'une lumière étrange et douce, tandis que toute sa physionomie exprimait une aspiration ardente, un désir spiritualisé, semblables à ceux qu'il avait vus sur le visage de la Vierge mère, dans quelques tableaux des anciens maîtres. En ce moment, John trouvait à Jess une beauté plus divine que toutes celles dont ses yeux eussent jamais été frappés. Cette beauté le pénétrait, l'attirait, non pas comme l'avait attiré celle de Bessie, mais faisait appel à cette autre partie de sa nature dont seule Jess possédait la clé. Elle avait, en cet instant, le visage d'un esprit bien plus que d'une créature humaine, et John en fut presque effrayé.
«Jess, dit-il enfin, à quoi pensez-vous?»
Elle tressaillit et reprit aussitôt son expression habituelle; on eût dit qu'on lui mettait un masque.
«Pourquoi me demandez-vous cela? dit-elle.
—Parce que je voudrais le savoir; je ne vous ai jamais vue ainsi.»
Elle eut un petit rire.
«Vous me trouveriez absurde, si je vous disais à quoi je pensais! Peu importe! Tout cela s'en est allé où s'en vont les rêves. En compensation, je vais vous dire à quoi je pense maintenant: c'est qu'il est temps que nous partions d'ici. Mon oncle et Bessie doivent être à moitié fous.
—Il y a deux mois que le siège dure; la colonne de secours ne peut tarder à se montrer», répondit John. Car ces bonnes gens de Prétoria nourrissaient le doux espoir qu'un beau matin, ils auraient le plaisir de voir briller au soleil, une longue file de baïonnettes anglaises, qui disperseraient les Boers comme un vent d'orage.
Jess hocha la tête. Elle commençait à ne plus croire aux armées de secours qui n'arrivaient jamais.
«Si nous ne faisons pas un effort, je suis d'avis que nous serons réduits par la famine; du reste nous n'en sommes pas loin. En attendant je vais chercher nos rations. Avez-vous tout ce qu'il vous faut?
—Oui, merci.
—Eh bien! restez tranquille jusqu'à ce que je revienne.
—Mais, répondit John en riant, je suis fort comme un cheval.
—C'est possible, mais c'est l'ordre du docteur. Au revoir.»
Jess prit son panier et sortit. Elle n'avait pas fait cinquante pas, qu'elle aperçut tout à coup une silhouette bien connue, montée sur un poney non moins connu. L'un et l'autre étaient gros et gras. Le personnage n'était autre que Hans Coetzee lui-même.
Jess n'en pouvait croire ses yeux. Le vieux Hans à Prétoria! Qu'est-ce que cela signifiait?
«Om Coetzee! Om Coetzee!» appela-t-elle, le voyant s'avancer à l'amble, vers la route de Heidelberg.
Le vieux Boer arrêta son poney et regarda autour de lui, d'un air tout mystifié.
«Par ici, Om Coetzee, par ici.
—Dieu tout-puissant! s'écria-t-il, en faisant faire demi-tour à son poney. Vous, missie Jess, vous! qui aurait cru vous voir ici!
—Et vous donc, Om Coetzee?
—Oui, oui, cela paraît étrange, je m'en doute bien; mais je suis un messager de paix, comme la colombe de Noé dans l'arche, vous savez? Le fait est», continua-t-il, en regardant autour de lui, pour voir si quelqu'un écoutait, «que j'ai été envoyé par le gouvernement, pour faire accepter un échange de prisonniers.
—Mais quel gouvernement?
—Quel gouvernement? Le Triumvirat, bien entendu, que le Seigneur bénisse et fasse prospérer! Ah! que c'est beau d'être patriote! Le cher Seigneur donne la force au bras du patriote et aussi l'adresse qui lui permet de frapper son ennemi au bon endroit.
—Vous êtes devenu merveilleusement patriotique, tout d'un coup, Om Coetzee, répliqua Jess, d'un ton acerbe.
—Oui, Missie, oui, je suis patriote jusqu'à la moelle des os. Je hais le gouvernement anglais. Qu'il soit damné! Reprenons notre terre; ayons notre Parlement. Dieu tout-puissant! j'ai vu, à la bataille de Laing, où était le bon droit. Ah! ces pauvres rooibaatjes! J'en ai tué quatre de ma main; le dernier roula la tête la première comme un chevreuil; j'en pleurai après. Ça ne me plaisait pas du tout d'aller me battre, mais Frank Muller m'envoya dire que si je n'y allais pas, il me ferait fusiller. Ah! c'est un démon que ce Frank Muller!
«J'y allai donc et quand je vis que le cher Seigneur avait mis dans la tête du général anglais d'être encore plus absurde ce jour-là que les autres, et de vouloir nous chasser du défilé de Laing avec mille de ses pauvres rooibaatjes, alors, comme je vous le disais, je vis où était le bon droit et je criai: Damné soit le gouvernement anglais! Que fait-il ici? Et je le répétai après la bataille d'Ingogo.
—Laissons cela, Om Coetzee; je vous ai entendu chanter sur un autre ton, et vous en changerez peut-être encore. Dites-moi comment vont mon oncle et ma sœur? Sont-ils toujours à la ferme?
—Dieu tout-puissant! vous ne supposez pas que je sois allé les voir, je pense? Mais j'ai entendu dire qu'ils sont à la ferme. C'est un joli domaine que Belle-Fontaine! Je crois que je l'achèterai, quand nous vous aurons chassés tous, vous autres Anglais. Et maintenant il faut que je continue ma route, sinon Frank Muller, ce démon d'homme, voudra savoir ce qui m'a retardé.
—Om Coetzee, reprit Jess, voulez-vous faire quelque chose pour moi? Nous sommes de vieux amis vous savez, et c'est moi qui, un jour, décidai mon oncle à vous prêter cinq cents livres (12 500 fr.), quand vos bœufs moururent d'épidémie.
—Oui, répondit-il; je les lui rendrai, un jour, quand nous aurons renvoyé tout les damnés Anglais.»
Sur ce, il assembla ses brides pour repartir, mais Jess les saisit et répéta:
«Voulez-vous me rendre un service?
—Lequel, lequel, Missie? Ce diable d'homme m'attend avec les prisonniers, au Kraal de Rooihuis.
—Je désire un laissez-passer pour moi et le capitaine Niel et une escorte, afin de retourner à Belle-Fontaine.»
Le vieux Boer leva ses grosses mains avec stupéfaction.
«Dieu tout-puissant! dit-il, c'est impossible! Un laissez-passer! Quelle idée! Allons, allons, il faut que je parte.
—Ce n'est pas impossible et vous le savez bien, Om Coetzee. Écoutez-moi: si j'obtiens le laissez-passer, je parlerai à mon oncle, au sujet des cinq cents livres, et peut-être ne vous fera-t-il pas tout rendre.
—Ah! fit le Boer, nous sommes de vieux amis, Missie, et je dis toujours: n'abandonnons jamais un ami. Seigneur! je ferais cent milles à cheval, je nagerais dans le sang pour un ami. Eh bien! je verrai, je verrai. Cela dépendra de ce démon, Frank Muller. Où vous trouverai-je? dans cette maison blanche, là-bas? Très bien. Demain l'escorte viendra avec les prisonniers et si je peux obtenir le laissez-passer, elle vous l'apportera. Mais, Missie, n'oubliez pas les cinq cents livres. Si vous n'en parlez pas à votre oncle, il aura affaire à moi! Seigneur! ce que c'est que d'avoir un bon cœur et d'aimer à aider ses amis! Bonjour, bonjour, Missie!» Et le vieux Boer s'éloigna, son large visage rayonnant d'une bienveillance inimaginable!
Après lui avoir jeté un regard de profond mépris, Jess reprit sa route vers le camp.
Lorsqu'elle revint au Palais, elle dit à John ce qui s'était passé, ajoutant qu'il serait bon de tout préparer, dans le cas où la réponse serait favorable; en conséquence, le chariot fut rangé près de l'habitation, les ressorts furent graissés et Mouti reçut l'ordre de tenir les chevaux à proximité; tous étaient en bon état, quoiqu'un peu maigres, à cause du manque de très bonne nourriture.
Une heure environ après avoir quitté Jess, Hans Coetzee arriva en vue d'une petite maison en briques rouges et, de l'ombre qu'elle projetait, émergea un cavalier monté sur un robuste cheval noir. Le cavalier, grand et bel homme au visage dur, à la barbe dorée, abrita ses yeux de sa main, afin de mieux voir sur la route, frappa ensuite le cheval de ses éperons et le bel animal se précipita au galop, dans la direction de Hans Coetzee.
«Ah!» murmura celui-ci, c'est ce démon de Frank Muller! «Qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir? J'ai toujours froid dans le dos, quand il s'approche de moi.»
Un instant après, le coursier noir s'arrêtait près du poney et l'arrêt était si soudain, que le Boer voyait, à sa grande terreur, les sabots du grand cheval cabré battre l'air à quelques pouces de sa tête.
«Dieu tout-puissant! s'écria le vieillard, en faisant volte-face; faites attention, neveu; faites attention; je n'ai pas envie d'être écrasé comme un hanneton.»
Frank Muller, car c'était lui, sourit méchamment; il avait fait exprès d'effrayer le vieillard dont il connaissait la lâcheté.
«Pourquoi avez-vous été si long! et qu'avez-vous fait des Anglais? demanda-t-il; vous devriez être ici depuis une demi-heure.
—Sans doute, sans doute, neveu, mais j'ai été retenu; bien sûr vous n'admettez pas que je m'attarderais dans cette maudite place. Fi donc! Elle empeste l'anglais!» Et ce disant, il cracha par terre. «Je ne peux pas en perdre le goût dans la bouche.
—Vous mentez, Hans Coetzee, répondit tranquillement Muller; Anglais avec les Anglais, Boer avec les Boers. Prenez garde, ou nous vous démasquerons! Je vous connais, vous et vos discours. Vous rappelez-vous ce que vous disiez à l'Anglais Niel, à l'hôtellerie de Wakkerstroom, quand vous me vîtes en vous retournant? J'avais entendu et je n'oublie pas. Vous savez ce qui arrive «aux traîtres au pays»?
Les dents de Hans s'entre-choquèrent et son visage fleuri devint blême.
«Que voulez-vous dire, neveu? demanda-t-il.
—Moi? Je ne veux rien dire. Je vous avertissais seulement en ami. J'ai entendu raconter certaines choses sur vous, par....» Il murmura un nom qui fit pâlir encore davantage le pauvre Hans.
«Eh bien!» ajouta son persécuteur, lorsqu'il eut bien joui de sa terreur, «eh bien! quelles conditions?
«Oh! bonnes, neveu, bonnes», dit-il vivement, trop heureux de changer de sujet; «j'ai trouvé les Anglais souples comme des gants. Ils échangeront leurs douze prisonniers pour quatre des nôtres. Les hommes seront ici demain, à dix heures. J'ai raconté au commandant les affaires de Laing et d'Ingogo; il ne voulait pas me croire; il s'imaginait que j'étais un menteur, comme lui. On commence à avoir faim là-bas; j'ai vu un Hottentot de ma connaissance, qui m'a dit que les os se montraient déjà.
—Ils perceront bientôt la peau, répliqua Muller. Nous voici arrivés à la maison, le général y est; il vient de Heidelberg; vous pouvez lui faire votre rapport. Qu'avez-vous appris du capitaine Niel? Est-il vrai qu'il soit mort?
—Non, il n'est pas mort. A propos, j'ai rencontré la nièce d'Om Croft, la brune. Elle est enfermée là-bas avec le capitaine, et elle m'a prié d'obtenir un laissez-passer pour qu'ils puissent retourner chez eux. Naturellement je lui ai répondu que c'était absurde et qu'il leur fallait subir la famine comme les autres.»
Muller, qui avait écouté cette dernière partie du récit avec un intérêt profond, arrêta subitement son cheval en s'écriant:
«Vraiment! Vous avez dit cela? Alors vous êtes un plus grand imbécile que je ne croyais. Qui vous a autorisé à décider s'ils auraient ou n'auraient pas un laissez-passer?»
CHAPITRE XX
LE GRAND HOMME
Complètement abasourdi par la riposte de Muller, Hans perdit contenance et se répéta au dedans de lui-même, pour la centième fois, que Frank était en vérité «un diable d'homme». Un instant après, ils arrivaient à la porte de l'habitation, descendaient de cheval et Coetzee était introduit en présence de l'un des chefs de l'insurrection.
C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, court, voûté, laid, au nez long, aux yeux petits, aux cheveux plats. Le front toutefois était intelligent et la physionomie générale laissait deviner une finesse et des capacités au-dessus de la moyenne. Assis devant une table en bois blanc, le grand homme écrivait quelque chose, avec une peine évidente, sur un papier sale, tout en fumant une très grande pipe.
«Asseyez-vous, messieurs», dit-il, quand les deux compagnons entrèrent, et il leur indiqua, de la tige de sa pipe, un banc de sapin. Ils s'assirent donc, sans même soulever leurs chapeaux, tirèrent leurs pipes de leurs poches et se mirent en devoir de les allumer.
«Comment, au nom de Dieu, écrivez-vous «Excellence»? demanda le général, un instant après; «je l'ai écrit de quatre manières différentes et chacune me paraît pire que les autres.»
Frank Muller fournit le renseignement demandé. En lui-même Hans se dit qu'il se trompait, mais il n'osa pas exprimer son opinion.
«Voilà! C'est fait», dit bientôt le général, contemplant sa page d'écriture d'un air de satisfaction presque enfantin. «Maudit soit celui qui inventa l'écriture! Nos pères s'en passaient fort bien; pourquoi ne ferions-nous pas de même? Quoique ce soit, il est vrai, utile pour les traités avec les Cafres. Neveu, je crois, après tout, que vous vous êtes trompé pour le mot Excellence! N'importe; ça passera. Quand un homme écrit une lettre comme celle-ci, à la reine d'Angleterre, il n'a pas à se préoccuper beaucoup de son orthographe!» Le général se renversa sur sa chaise, en riant doucement.
«Eh bien! Meinheer Coetzee, de quoi s'agit-il? Ah! je sais: des prisonniers. Eh bien! qu'avez-vous fait?»
Hans conta son histoire; il s'étendait avec complaisance, lorsque le général l'arrêta tout court.
«Très bien, très bien, cousin; ainsi ils rendront douze hommes pour quatre? C'est une assez juste proportion: ah! un instant; encore un mot. On m'a parlé de vous, cousin; j'ai entendu dire qu'on ne pouvait pas se fier à vous. Je ne sais s'il en est ainsi; pour ma part je ne le crois pas. Seulement écoutez-moi; si c'était vrai et si je m'en assurais, par Dieu! je vous ferais couper en morceaux, à coups de fouet, fusiller ensuite et j'enverrais votre carcasse en cadeau aux Anglais.» A ces mots, il se pencha vers Coetzee, donna sur la table un vigoureux coup de poing dont le retentissement produisit un effet des plus désagréables sur les nerfs du pauvre Hans, et une lueur soudaine de férocité brilla dans les petits yeux du général, de manière à décontenancer un homme timide, fût-il parfaitement innocent.
«Je jure..., commença Hans.
—Ne jurez pas, cousin; vous êtes un ancien de l'Église! En outre, c'est inutile; je vous ai dit que je n'y croyais pas. Seulement il s'est produit dernièrement deux ou trois cas.... Non, ne cherchez pas. Vous ne rencontrerez nulle part les coupables. Bonjour, cousin, bonjour. N'oubliez pas de remercier le Dieu tout-puissant, de nos victoires.»
L'infortuné Hans partit fort abattu, comprenant que les jours de celui qui essaye, si adroitement que ce soit, de s'asseoir sur deux sièges à la fois, sont des jours qui menacent d'être comptés. Et si l'Anglais allait vaincre après tout (ce qu'il désirait au fond de son cœur), comment prouverait-il qu'il avait nourri cette espérance? Pendant qu'il se dirigeait vers la porte, le général le suivait d'un regard moitié malicieux, moitié menaçant, sous ses sourcils en broussaille.
«Un cauteleux, un lâche, un homme sans cœur pour le bien comme pour le mal, tel est Hans Coetzee, neveu; je le connais depuis des années. Bah! laissons-le. Il nous vendrait, s'il le pouvait, mais je crois l'avoir suffisamment effrayé; au reste, s'il le fallait, il s'apercevrait vite que je n'aboie jamais sans avoir l'intention de mordre. Assez sur ce sujet. Vous ai-je remercié pour la part que vous avez prise à la bataille de Majuba? Ah! quelle glorieuse victoire! Les astres sont pour nous, Frank. Combien étiez-vous en partant pour escalader la montagne?
—Quatre-vingts hommes.
—Et combien en arrivant?
—Cent soixante-dix à peu près.
—Et combien de victimes?
—Trois: un tué, deux blessés et quelques égratignures.
—Merveilleux! merveilleux! Il faut qu'il ait été fou ce général anglais. Qui l'a tué?
—Breytenbach. Le général Colley tenait un mouchoir blanc à la main; Breytenbach tira; Colley tomba comme une masse, et alors tous les autres coururent pêle-mêle jusqu'au bas de la montagne. Oh! ç'a été merveilleux. Ils auraient pu nous faire reculer de la main gauche. Voilà ce que c'est que de combattre pour une bonne cause, mon oncle.»
Le général eut un mauvais sourire et répliqua: «Voilà ce que c'est que d'avoir des hommes qui savent tirer, qui connaissent le pays et qui n'ont pas peur. Enfin, c'est fait et bien fait. Les astres sont pour nous, Frank, et jusqu'ici nous sommes vainqueurs. Mais comment cela finira-t-il? Vous êtes intelligent; dites-moi comment cela finira.»
Frank Muller se leva et fit deux fois la longueur de la chambre avant de répondre.
«Vous le dirai-je?» demanda-t-il; puis, sans attendre la réplique, il continua: «Nous reprendrons le pays; voilà comment cela finira; voilà ce que signifie l'armistice. Il y a des milliers de rooibaatjes au défilé de Laing; ils ne manquent pas de soldats; ils attendent l'occasion de céder, mon oncle; nous reprendrons le pays et vous serez président de la république.»
Le vieux général aspira la fumée de sa pipe.
«Vous avez une bonne tête, Frank, et vous ne l'avez pas perdue. Le gouvernement anglais va céder. Les astres continuent à nous être favorables. Mais cela signifie encore autre chose, Frank, et je vais vous le dire: cela signifie (et de nouveau il laissa tomber son poing lourd sur la table) le triomphe des Boers dans tout le sud de l'Afrique. Bürgers n'était pas si absurde après tout, quand il parlait d'une grande république hollandaise. Je suis allé deux fois en Angleterre et maintenant je connais l'Anglais. Il ne sait rien, rien. Il comprend sa boutique, il s'y enfonce et ne peut penser à autre chose. Quelquefois il s'en va ouvrir des boutiques au loin et réussit, parce qu'il comprend la boutique. Ils parlent beaucoup là-bas les Anglais, mais au fond c'est toujours une question de boutique. Ils parlent d'honneur et de patriotisme, mais tout cède à la boutique; croyez-moi, Frank, c'est la boutique qui a fait l'Angleterre; c'est par la boutique qu'elle périra. Amen! Nous aurons notre morceau. L'Afrique aux Africains. Le Transvaal d'abord, puis le reste. Shepstone était un habile homme; il voulait faire de tout le pays une grande boutique anglaise avec les noirs pour commis; mais nous avons changé tout cela. Cependant nous devons de la reconnaissance à Shepstone. Les Anglais ont payé nos dettes, battu les Zulus qui nous auraient détruits, puis ils se sont laissé battre et maintenant notre tour revient et, comme vous le dites, je serai le premier président.
—Oui, mon oncle, répondit Muller avec calme, et moi, je serai le second.»
Le grand homme le regarda.
«Vous êtes hardi, Frank, mais la hardiesse fait les hommes et les pays. Vous serez peut-être bien président; une bonne tête suffit pour mener beaucoup d'imbéciles.
—Oui, je serai président et alors je chasserai l'Anglais de l'Afrique Australe, avec l'aide des Zulus; ensuite je détruirai les Zulus, excepté un certain nombre que je garderai comme esclaves. Voilà mon plan, mon oncle; il est bon.
—Il est vaste; j'ignore s'il est bon; qui pourrait le dire? Vous l'exécuterez peut-être, neveu. Un homme qui possède une cervelle et l'argent, peut tout faire, s'il vit. Mais il y a un Dieu. Je crois, Frank Muller, qu'il y a un Dieu et que ce Dieu limite l'action de l'homme; s'il va trop loin, Dieu le tue! Si nous vivez, Frank Muller, vous ferez ces choses, mais peut-être Dieu vous frappera-t-il auparavant. Qui sait! Vous ferez ce que Dieu voudra; non ce que vous voudrez!»
Le plus âgé des deux hommes parlait sérieusement maintenant. Muller sentit que ce n'était pas là le verbiage que les gens en autorité, chez les Boers, trouvent bon d'adopter. Il disait ce qu'il pensait et Muller ressentit un frisson, malgré son prétendu scepticisme. Sa superstition endormie se réveilla un instant et il eut presque peur. Entre lui et ce brillant avenir de sang et de puissance, s'ouvrait un gouffre glacé. Si c'était la mort et que l'avenir ne fût qu'un rêve... ou pis encore! Il changea de visage et le général le remarqua.
«Enfin, reprit-il, qui vivra verra. En attendant vous avez rendu de grands services à l'État et vous en serez récompensé, cousin, si je suis président....» Il appuya sur ces mots, d'une manière qui n'échappa point à son compagnon. «Si, avec l'aide des miens, je deviens président, je ne vous oublierai pas.
«Maintenant il faut que je remonte à cheval et que je sois au Défilé dans soixante heures, pour y attendre la réponse du général Wood. Vous veillerez à l'échange des prisonniers.»
Sur ce il éteignit sa pipe et se leva.
«A propos, Meinheer, dit Muller, assumant tout à coup un ton respectueux, j'ai une faveur à vous demander.
—Qu'est-ce, neveu?
—Je voudrais un laissez-passer pour deux amis à moi, des Anglais qui désirent quitter Prétoria et retourner près de leurs parents, dans le district de Wakkerstroom. Ils me l'ont fait demander par Hans Coetzee.
—Je n'aime pas à donner des laissez-passer, répondit le général, avec irritation; vous savez ce qui en résulte et je m'étonne que vous m'en demandiez.
—C'est une petite faveur, Meinheer, et que je crois sans importance. Prétoria ne sera pas assiégée bien longtemps maintenant et j'ai des obligations envers ces personnes.
—Bien, bien, comme vous voudrez; vous êtes responsable des résultats. Écrivez le laissez-passer; je le signerai.»
Frank Muller s'assit, écrivit le papier avec la date. Les termes en étaient simples: Laissez passer les porteurs sains et saufs.
«C'est vague; cela pourrait servir à tout Prétoria, dit le général, en lisant.
—Je ne sais s'ils sont deux ou trois, répondit négligemment Muller.
—Bien, bien, vous êtes responsable», répéta le général; et il apposa une grossière signature au bas du papier.
«J'ai l'intention, si vous le permettez, d'escorter le chariot avec deux hommes. Vous savez que je pars demain, pour prendre le commandement du district de Wakkerstroom.
—Très bien! c'est votre affaire. Je ne ferai pas de questions, pourvu que vos amis ne nuisent pas à la cause.» Et il sortit sans ajouter un mot.
Resté seul, Frank Muller s'assit de nouveau, regarda le laissez-passer et s'entretint avec lui-même, car il était bien trop prudent pour s'entretenir avec d'autres. «Le Seigneur a livré mon ennemi entre mes mains», se dit-il, avec un sourire et caressant sa barbe d'or. «Je ne perdrai pas l'occasion qu'il m'offre dans sa merci, comme j'ai perdu celle de la chasse. En avant pour Bessie! Il me faudra sans doute tuer le vieux aussi; je le regrette, mais c'est inévitable. En outre s'il arrive quelque chose à Jess, Bessie prendra Belle-Fontaine et c'est un beau morceau. Non que j'aie besoin de terre; j'en ai assez.... Oui, j'épouserai Bessie. Elle mériterait que je n'en fisse rien; mais, après tout, le mariage est plus respectable et l'on est plus maître de sa femme. Et puis elle me sera utile plus tard, car une belle femme est une puissance, même parmi ces miens concitoyens, si l'on sait se servir d'elle pour amorcer ses lignes. Oui, je l'épouserai. La force! La captivité! Bah! c'est le moyen de conquérir une femme; d'ailleurs elles aiment cela! Et cela leur donne du prix. Ce sera une cour sanglante. Les baisers n'en seront que plus doux et en fin de compte elle m'aimera pour ce que j'aurai osé pour elle. Allons, Frank Muller, allons! Il y a dix ans, tu t'es dit: Il y a trois choses en ce monde; d'abord la richesse; secondement les femmes, si elles vous plaisent, ou plutôt une femme, si on la désire au-dessus de toutes les autres; troisièmement le pouvoir. Eh bien! tu as déjà la richesse, car tu es l'homme le plus riche du Transvaal. Dans huit jours tu auras la femme que tu aimes et qui vaut plus, à tes yeux, que le monde entier. Dans cinq ans, tu auras le pouvoir absolu sur ce pays. Ce vieillard est habile; il sera président; mais je suis plus habile que lui. Je prendrai bientôt son siège comme celui-ci (il alla s'asseoir sur la chaise du général); il descendra d'un cran et prendra le mien. Alors, je régnerai! Ma langue sera de miel et ma main de fer. Je passerai sur le pays comme un ouragan. Je chasserai les Anglais, avec l'aide des Cafres; ensuite j'exterminerai les Cafres et je prendrai leurs terres. Ah! cela vaudra la peine de vivre!» ajouta-t-il, les yeux flamboyants, les narines dilatées.
«Quelle belle chose que le pouvoir! Pouvoir tuer cet Anglais, ce John Niel, mon rival, par exemple! Aujourd'hui il est fort et plein de vie; dans trois jours il aura disparu; et c'est moi, moi qui l'aurai supprimé. Voilà le pouvoir! Mais quand le jour viendra où je n'aurai qu'à étendre la main pour envoyer des milliers d'hommes le rejoindre, alors ce sera le pouvoir absolu, et, avec Bessie, je serai heureux!»
Pendant plus d'une heure il rêva ainsi, jusqu'à ce qu'enfin sa raison se perdit dans une ivresse morale. Les tableaux se succédaient devant ses yeux. Il se voyait président et adressant la parole à l'Assemblée nationale, pour la ployer à sa volonté. Il se voyait général en chef d'une grande armée, battant les forces de l'Angleterre et les contraignant, par le carnage, à fuir devant lui; il choisissait même le champ de bataille, sur les flancs du Biggarsberg, dans le Natal. Il se voyait ensuite chassant les naturels de l'Afrique méridionale et régnant sans conteste sur un peuple soumis. Enfin il voyait quelque chose qui brillait à ses pieds. C'était une couronne!
Ce fut le dernier degré de son ivresse. La réaction survint. L'imagination qui l'avait entraîné, comme le papillon brillant entraîne l'enfant, changea subitement de couleur et le fit retomber à terre. Alors il se rappela les paroles du général: Dieu limite l'action de l'homme; s'il va trop loin, Dieu le tue!
Le papillon s'était posé sur un cercueil!
CHAPITRE XXI
JESS OBTIENT UN LAISSEZ-PASSER
Vers dix heures et demie du matin, le lendemain de son entrevue avec Hans Coetzee, Jess était, selon son habitude, au Palais et John achevait d'emballer dans le chariot les quelques objets en leur possession. Cela ne servirait probablement à rien, car ils n'obtiendraient sans doute pas le laissez-passer, mais, disait-il gaiement, c'était une distraction comme une autre.
«Jess, venez ici.
—Pourquoi faire?» demanda Jess, qui était assise sur le seuil de la porte et, sous prétexte de raccommoder quelque chose, contemplait son paysage de prédilection.
«Parce que j'ai à vous parler.»
Elle obéit, un peu fâchée contre elle-même.
«Eh bien! dit-elle avec humeur, me voici; qu'y a-t-il?
—J'ai fini d'emballer, voilà tout.
—Et vous allez me faire croire que vous m'avez fait venir pour me dire cela?
—Certainement! L'exercice est bon pour la jeunesse!»
Il se mit à rire et elle fit de même.
Ce n'était rien, rien du tout, mais c'était délicieux. Certaine affection réciproque, même sans être exprimée, a de ces façons de mettre du bonheur partout et de trouver toujours à rire.
A cet instant, Mme Neville arriva, s'éventant comme à l'ordinaire, avec son chapeau.
«Devinez ce qui se passe, capitaine Niel, dit-elle, très agitée. Les prisonniers sont revenus et j'ai entendu un Boer de l'escorte, dire qu'il avait un laissez-passer signé par le général pour des Anglais, et qu'il viendrait les chercher tout à l'heure. Qui cela peut-il être?
—C'est nous, répondit vivement Jess. Nous retournons chez nous. J'ai vu Hans Coetzee hier et je l'ai prié d'essayer de nous procurer un laissez-passer; il a sans doute réussi.
—Sortir de Prétoria! Eh bien! vous avez de la chance! Permettez-moi de m'asseoir et d'écrire une lettre à mon grand-oncle au Cap; vous la mettrez à la poste, quand vous pourrez. Il a quatre-vingt-quatorze ans et il est un peu en enfance, mais c'est égal, il sera content d'avoir de mes nouvelles.
—John, dit Jess, vous feriez bien de prévenir Mouti d'atteler les chevaux; il nous faudra partir tout à l'heure.
—Oui», répondit-il d'un air pensif, «il paraît que nous allons partir»; et il ajouta: «Êtes-vous contente de partir?
—Non! dit-elle, avec une explosion de colère et frappant du pied; puis elle rentra dans la maison.
«Mouti», dit John au Zulu, qui flânait à la façon caractéristique de cette race intelligente, mais paresseuse, «attelez les chevaux: nous retournons à Belle-Fontaine.
—Bien, Koos (chef)», répondit le Zulu avec indifférence; et il se mit à l'œuvre, comme si c'était la chose la plus ordinaire du monde, de quitter une ville assiégée pour retourner chez soi. C'est une des beautés des Zulus; on ne peut pas les étonner; ils pensent sans doute que ce mélange extraordinaire de sagesse et de folie, dont se compose la race blanche, est capable de tout.
John, debout, regardait distraitement l'attelage des chevaux. Le fait est que, lui aussi, ne pouvait s'empêcher d'éprouver des regrets; il en était honteux mais il n'y pouvait rien. Depuis quelque temps, il vivait dans un rêve et tout ce qui ne faisait pas partie de ce rêve, était confus pour lui, comme un paysage dans le brouillard. Il ne se rendait plus bien compte des proportions et de la situation relative des choses; la seule réalité, c'était son rêve; tout le reste était vague comme les gens et les faits que nous perdons de vue dans l'enfance et ne retrouvons que dans la vieillesse.
Désormais il faudrait cesser de rêver; le brouillard se dissiperait et John serait contraint de regarder les événements face à face. Jess, avec qui il avait partagé son rêve, partirait pour l'Europe; quant à lui, il épouserait Bessie et la séjour à Prétoria se perdrait dans les ténèbres du passé. Il le fallait; c'était là le devoir et il ne le fuirait pas; mais il n'eût pas été homme, s'il n'eût souffert de tout cela, dans le secret de son cœur.
Mouti avait amené les chevaux; il demanda s'il devait atteler.
«Attendez un peu, répondit John; c'est probablement une mauvaise plaisanterie.»
A peine avait-il prononcé ces paroles, qu'il aperçut deux Boers, armés jusqu'aux dents, et d'un aspect particulièrement désagréable, qui s'avançaient à cheval vers le Palais, escortés par quatre carabiniers. A la grille, ils mirent pied à terre et l'un d'eux vint le rejoindre à la porte de l'écurie.
«Le capitaine Niel? dit-il en anglais, d'un ton interrogateur.
—C'est moi.
—Alors voici une lettre pour vous»; et il lui tendit un papier plié.
John l'ouvrit et lut:
«Monsieur, le porteur a en main un sauf-conduit que vous désirez, paraît-il, afin de retourner avec miss Jess Croft, au district de Wakkerstroom. La seule condition attachée au laissez-passer, qui est signé par l'un des membres de l'honorable Triumvirat, est que vous n'emportiez aucune dépêche de Prétoria. Si vous donnez au porteur votre parole d'honneur à ce sujet, il vous remettra le laissez-passer.»
Celle lettre, assez bien écrite et en bon anglais, n'avait pas de signature.
«Qui a écrit ceci? demanda John au Boer.
—Cela ne vous regarde pas, lui fut-il répondu brièvement; voulez-vous donner votre parole?
—Oui.
—Très bien; voici le laissez-passer.» L'écriture était la même que celle de la lettre, mais il y avait la signature du général boer.
John l'examina et appela Jess pour qu'elle le lui traduisit.
«Cela veut dire: Laissez passer les porteurs sains et saufs; et la signature est bien celle du général, je l'ai déjà vue plusieurs fois.
—Quand devrons-nous partir? demanda John.
—Tout de suite, ou pas du tout.
—Il faut que je passe par le quartier général afin d'expliquer mon départ; on croirait que je me suis sauvé.»
Le Boer ne consentit, qu'après être allé à la grille consulter son compagnon, et tous deux déclarèrent qu'ils allaient se rendre aussi au quartier général, pour y attendre le chariot.
On attela les chevaux; en cinq minutes tout fut prêt et John, après avoir examiné avec soin les harnais et les bagages, alla chercher Jess. Il la trouva sur le seuil, contemplant cette maison qu'elle aimait tant, et où elle avait été si heureuse. Sa main était posée sur son front, comme pour protéger ses yeux contre le soleil; mais le soleil ne donnait pas sur elle et John devina pourquoi elle cachait ses yeux. Elle pleurait de cette manière calme et si émouvante, qu'ont certaines femmes; quelques grosses larmes coulaient lentement sur ses joues. John sentit sa gorge se serrer et tout naturellement chercha un dérivatif dans la brusquerie.
«Que diable faites-vous là? dit-il; allez-vous faire attendre les chevaux toute la journée?»
Jess ne se fâcha pas; elle comprit. A ce moment Mme Neville accourut, achevant de cacheter sa lettre.
«Voici, dit-elle; j'espère que je ne vous ai pas fait attendre. Adieu, ma chère; que Dieu vous garde! N'oubliez pas, quand vous le pourrez, d'écrire au Times. Allons! Ne pleurez pas. Je vous assure que je ne pleurerais guère si j'étais à votre place.»
Jess avait profité de l'occasion que lui offrait la chaude embrassade de Mme Neville, pour fondre en larmes.
Une minute après, ils étaient dans le chariot et Mouti grimpait derrière eux.
«Ne pleurez pas, chère enfant», dit John, en posant une main sur l'épaule de Jess; «il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.
—C'est vrai, John!» Et elle sécha ses larmes.
Au quartier général, le capitaine expliqua les motifs de son départ. Tout d'abord l'officier qui remplaçait momentanément le commandant blessé, fit quelques objections, surtout lorsqu'il sut que Niel avait donné sa parole de ne pas emporter de dépêches; mais, en réfléchissant, il reconnut que ce départ pouvait faire plus de bien que de mal, en permettant au capitaine de faire savoir ce qui se passait dans ce trou. On échangea une poignée de main et John sortit pour se trouver en face d'une grande foule.
Le bruit de ce départ s'était répandu; tout le monde voulait s'en assurer; semblable événement ne s'était pas produit depuis deux mois et plus et causait une surexcitation proportionnée à sa rareté.
«Oh! miss Croft», cria une femme, qui avait, comme Jess, été surprise par le siége pendant une visite chez des amis, «si vous pouviez envoyer une ligne à mon mari, à Maritzburg, pour lui dire que je me porte bien, à part les rhumatismes que j'ai gagnés en couchant par terre, et qu'il embrasse les jumeaux de ma part.
—Dites donc, Niel, prévenez ces damnés Boers que nous leur donnerons une bonne volée quand Colley nous aura secourus», dit à son tour un jeune et jovial Anglais, qui portait l'uniforme des carabiniers de Prétoria. Il ne se doutait guère que le pauvre Colley dormait paisiblement à six pieds sous terre, avec une balle boer dans le crâne.
«Allons, capitaine Niel, si vous êtes prêt, il faut nous mettre en route.» Joignant le geste aux paroles, l'un des Boers donna un tel coup de sa lourde cravache au premier cheval, que l'animal bondit presque en dehors des traits.
Les chevaux, en se précipitant au galop, dispersèrent la foule et nos voyageurs commencèrent leur voyage au milieu d'une bordée d'adieux.
Pendant plus d'une heure, rien de particulier ne se produisit; John allait bon train et les deux Boers suivaient à cheval. Au bout de ce temps, et à une courte distance de la maison rouge où Frank Muller avait obtenu, la veille, le laissez-passer du général, l'un des Boers se rapprocha et dit assez rudement qu'ils devaient dételer à la maison, où on leur servirait un repas. Comme il était près d'une heure, cette communication ne leur fut nullement désagréable; donc, à cinquante mètres de l'habitation, John arrêta les chevaux, les fit dételer et, après les avoir vus boire, se dirigea vers la maison rouge. Les deux Boers, assis déjà sous la véranda, firent signe aux voyageurs d'entrer dans une petite pièce où ils trouvèrent une femme hottentote, en train de placer le repas sur la table.
«Mangeons ce dîner, dit John à Jess; Dieu sait quand nous en aurons un autre.»
Comme ils s'asseyaient, les deux Boers entrèrent; l'un d'eux fit à l'autre une observation ironique, accompagnée d'un regard insultant et tous deux se mirent à rire.
John rougit, mais se tut. L'aspect de son escorte ne lui inspirait qu'une médiocre confiance. L'un des Boers, grand, gros, flasque, avait une expression particulièrement repoussante, à laquelle ajoutait une dent qui, de la mâchoire supérieure, retombait sur la lèvre inférieure. L'autre était un petit homme à la physionomie sardonique, orné d'une profusion de barbe, de favoris noirs et d'une longue chevelure qui tombait sur ses épaules. Quand il riait, ses sourcils s'abaissaient, ses favoris se rapprochaient et ses moustaches se relevaient de telle sorte, qu'on ne voyait presque plus son visage et qu'il ressemblait plus à un grand singe barbu qu'à un homme. Il avait le type boer le plus sauvage de la frontière la plus éloignée, et ne comprenait pas un mot d'anglais. Jess le surnomma «la Bête fauve» et l'autre «l'Unicorne», à cause de sa dent. Celui-ci parlait bien l'anglais, ayant passé plusieurs années à Natal, qu'il avait dû quitter à la suite de cruautés exercées sur des Cafres.
L'Unicorne était un homme extraordinairement pieux, et surprit fort le capitaine, en lui saisissant le bras, au moment où il allait découper la viande.
«Qu'y a-t-il?» demanda Niel.
Le Boer secoua tristement la tête.
«Ce n'est pas étonnant que la race anglaise soit maudite et nous ait été livrée comme le grand roi Agag fut livré aux Israélites. Vous vous asseyez pour votre repas, sans rendre grâces au cher Seigneur!»
Alors, rejetant sa tête en arrière, il se mit, à psalmodier du nez, un long benedicite en hollandais, qu'il voulut ensuite traduire en anglais, ce qui prit un temps considérable. «La Bête fauve» termina par un amen, de son ton sardonique, et enfin les voyageurs eurent la liberté de commencer leur désagréable dîner; mais ne pouvant s'attendre à rien de très agréable, ils se résignèrent et firent contre fortune bon cœur; en somme il eût été plus fâcheux encore de ne pas dîner du tout.
CHAPITRE XXII
EN ROUTE
Leur repas achevé, Jess et John allaient se lever de table, quand la porte s'ouvrit et Frank Muller parut, toujours le même, caressant sa barbe d'or et conservant son expression sinistre.
Quand son regard froid tomba sur John, un faible sourire détendit sa bouche finement dessinée, mais cruelle.
Tout à coup il aperçut les deux Boers, dont l'un se curait les dents avec une fourchette d'acier, tandis que l'autre allumait sa pipe, à deux pouces de la tête de Jess, et aussitôt son visage prit une expression de colère.
«Que vous ai-je dit à tous deux? s'écria-t-il: que vous ne deviez pas manger avec les prisonniers (ce mot frappa désagréablement l'oreille de Jess). Je vous ai dit qu'ils devaient être traités avec tout le respect possible et je vous trouve vautrés sur la table et fumant en leur présence. Sortez!»
L'homme au visage flasque se leva aussitôt avec un soupir, déposa sa fourchette et partit sans réflexion, car il reconnaissait que Meinheer Muller n'était pas un chef avec qui l'on pût plaisanter, mais son compagnon se montra plus récalcitrant.
«Eh quoi! dit-il, secouant sa crinière en arrière, ne suis-je pas assez bon pour m'asseoir à table avec deux maudits Anglais, un soldat et une femme? Si j'étais le maître, il cirerait mes bottes et elle préparerait mon tabac.»
Frank Muller, sans rien dire, bondit vers l'inférieur insubordonné et, d'une poussée de sa puissante épaule, l'envoya rouler à travers la porte ouverte, dans le corridor, au grand dommage de sa pipe et de son plus beau trait—son nez.
«Voilà! dit Muller, en fermant la porte; c'est la seule manière de traiter un individu de cette sorte; et maintenant permettez-moi de vous souhaiter le bonjour, miss Jess», dit-il, en tendant à la jeune fille une main qu'elle prit assez froidement, il faut l'avouer.
Il ajouta poliment:
«J'ai eu grand plaisir à pouvoir vous rendre ce bon office. Je n'ai pas obtenu le sauf-conduit sans quelque peine; il m'a même fallu faire valoir mes services, mais peu importe, je l'ai obtenu et je me charge de vous escorter jusqu'à Belle-Fontaine.»
Jess salua et Muller, se tournant vers John, qui était resté debout, lui parla ainsi:
«Capitaine Niel, nous avons eu quelques désaccords autrefois; j'espère vous prouver par le service que je vous rends, que moi, du moins, je n'ai pas de rancune. J'irai plus loin. Comme je l'ai déjà dit, je reconnais que les torts étaient de mon côté, dans l'affaire de l'auberge, à Wakkerstroom. Donnons-nous la main et oublions tout cela.» Et s'avançant vers John, il lui tendit la main.
Jess était au courant de la situation; tout d'abord elle espéra que John ne prendrait pas cette main, puis, se rappelant leur position respective, elle espéra le contraire.
John pâlit un peu, se redressa et, délibérément, il mit sa main derrière son dos.
«Je le regrette, monsieur Muller, dit-il, mais, même dans les circonstances actuelles, je ne peux pas vous donner la main; vous savez pourquoi.»
Jess vit la colère furieuse, qui était le côté faible de Muller, se refléter sur son visage.
«Je ne sais rien, Capitaine, ayez la bonté de vous expliquer.
—Très bien, répondit John. Vous avez essayé de m'assassiner.
—Que voulez-vous dire? s'écria Muller, d'une voix tonnante.
—Ce que je dis. Vous avez tiré deux fois sur moi, sous prétexte de tirer sur un chevreuil. Tenez, voyez.» Il lui tendit son feutre mou, qu'il portait encore. «Voici la marque de l'une de vos balles. Je ne me doutais de rien alors; je sais tout maintenant et je refuse de vous tendre la main.»
Peu à peu la fureur avait maîtrisé Muller.
«Vous me payerez ça, Anglais menteur», dit-il, en portant la main au couteau de chasse qui pendait à sa ceinture.
Pendant quelques secondes, ils se regardèrent en face. John ne bougea pas. Calme et fort comme le tronc d'un chêne, son loyal visage présentait un contraste étrange avec la beauté démoniaque du grand Hollandais. Il reprit la parole d'une voix tranquille:
«J'ai eu le dessus une fois déjà sur vous, Frank Muller et, si c'est nécessaire, je l'aurai encore, malgré votre couteau. Mais en attendant je vous rappelle que j'ai un sauf-conduit signé par votre général et qui garantit notre sécurité. Et maintenant, monsieur Muller, ajouta-t-il, avec un éclair de ses yeux bleus, je suis prêt.»
Le Hollandais tira son couteau, puis le repoussa dans le fourreau. Il avait eu un instant la pensée d'en finir tout de suite; mais, même dans sa rage, il songea qu'il y aurait un témoin.
Toutefois la colère lui fit assez oublier la prudence, pour qu'il s'écriât:
«Un sauf-conduit du général! grand bien vous fasse, Capitaine! Vous êtes en mon pouvoir; je peux vous écraser, si bon me semble; mais (se maîtrisant tout à coup) je dois peut-être prendre certaines choses en considération; vous êtes un vaincu, vous en souffrez et cela vous en fait dire plus long que vous ne voudriez. Laissons tout cela, surtout devant une dame. Quelque jour, peut-être, aurons-nous le loisir de vider notre querelle, Capitaine; jusque-là, avec votre permission, nous n'en parlerons plus.
—Parfaitement, monsieur Muller, répliqua John; seulement ne me demandez pas de vous donner la main.
—Très bien, Capitaine; maintenant, si vous me le permettez, je vais dire qu'on attelle vos chevaux; il faut nous remettre en route, si nous voulons être à Heidelberg ce soir.»
Il salua et sortit; il se rendait compte que sa violence avait encore une fois failli compromettre le succès de son plan.
«Maudit homme! se dit-il. Il est ce que les Anglais appellent un vrai gentleman. Il a été courageux de refuser ma main, quand il sait qu'il est en mon pouvoir!»
«John, s'écria Jess, aussitôt que la porte se fut refermée, j'ai peur de cet homme. Si j'avais su qu'il fût pour quelque chose dans l'affaire du sauf-conduit, je ne l'aurais pas accepté. Il m'avait bien semblé reconnaître son écriture. Oh! que je voudrais que nous fussions encore à Prétoria!
—Il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher, répéta John, une seconde fois. Tâchons seulement d'en sortir le plus vite possible. Je ne crains rien pour vous, mais il me hait comme la peste; à cause de Bessie, sans doute.
—Oui, c'est cela, répondit Jess. Il était fou de Bessie.
—C'est curieux qu'un tel homme puisse aimer, remarqua John, en allumant sa pipe. Quel étrange mélange que la composition de la nature humaine! Dites donc, Jess, si ce Muller me hait tant, pourquoi m'a-t-il fait donner un laissez-passer? Quel a pu être son but?
—Je ne sais trop, répliqua Jess, en hochant la tête, mois tout cela ne me plaît guère.
—Je ne pense pas qu'il puisse avoir l'intention de m'assassiner? Il a essayé une fois déjà, pourtant.
—Oh! non, John, pas cela! s'écria Jess, avec angoisse.
—Je ne sais trop, après tout, si cela importerait beaucoup», répliqua John, avec une apparence de gaieté peu sincère. «Cela m'éviterait bien des ennuis et ne ferait qu'avancer un peu la fin. Mais je vous ai effrayée. N'en parlons plus; il n'a peut-être que de bonnes intentions pour le moment. Voilà Mouti qui nous appelle. Ces brutes lui auront-ils donné à manger? Dans le doute, je fais main basse sur ce reste de gigot; M. Frank Muller ne nous fera pas mourir de faim.» Sur ce, John sortit en riant gaiement.
Quelques minutes après, ils repartaient; au moment où ils allaient se mettre en route, Frank Muller s'approcha, ôta son chapeau et leur dit qu'il les rejoindrait probablement le lendemain, près de Heidelberg, ou tout serait préparé pour qu'ils passassent une bonne nuit. S'il ne les rejoignait pas, c'est qu'il serait retenu par le service. En ce cas, les deux hommes avaient l'ordre de les conduire en sûreté jusqu'à Belle-Fontaine; et il ajouta, d'un ton significatif:
«Je ne crois pas que vous soyez exposés à de nouvelles impolitesses.»
Un instant après, il partait au galop, sur son grand cheval noir, laissant les deux voyageurs assez intrigués, mais surtout très soulagés.
«Il n'a vraiment pas l'air d'un homme qui va nous jouer un mauvais tour, dit John; à moins cependant qu'il n'aille nous préparer une chaude réception.»
Jess fit un mouvement d'épaules qui signifiait: Je n'y comprends rien; et tous deux s'installèrent pour leur longue et solitaire étape. Ils avaient plus de quarante milles à parcourir, mais leurs guides, ou plutôt leurs gardiens, ne leur permirent de dételer qu'une seule fois, en pleine prairie, un peu avant le coucher du soleil. Ils repartirent au crépuscule. La route était si affreuse que, jusqu'au lever de la lune, à neuf heures, le voyage ne fut pas sans danger. Enfin, vers onze heures, ils arrivèrent à Heidelberg. La ville semblait presque déserte. Évidemment, le plus grand nombre des Boers était parti en avant, et l'on n'avait laissé qu'une petite garnison au siège du gouvernement.
«Où devons-nous dételer? demanda John à «l'Unicorne», qui trottait à moitié endormi, près du chariot.
—A l'hôtel», répondit-il sèchement.
Ils se dirigèrent donc de ce côté, heureux de penser qu'ils allaient se reposer et de voir, en approchant, que les lumières n'étaient pas éteintes dans la maison.
Malgré les secousses terribles du chariot, Jess dormait depuis deux heures, le bras passé dans le dossier du siège et la tête appuyée sur un pardessus dont John avait fait une sorte d'oreiller. Elle s'éveilla en tressaillant.
«Où sommes-nous? dit-elle. J'ai fait un rêve affreux. Il me semblait que j'étais morte.... Je voyageais à travers la vie, quand, soudain, tout s'arrêta; j'étais morte!
—Cela ne m'étonne pas, répliqua John en riant; aucune vie ne peut être plus dure que la route où nous avons passé. Nous sommes à l'hôtel; voici les garçons d'écurie qui viennent dételer les chevaux.»
Il descendit tout raide du chariot et aida, ou plutôt porta Jess, car elle ne pouvait plus se mouvoir.
Debout sur le seuil de l'hôtel, une bougie élevée au-dessus de sa tête, se tenait une femme, une Anglaise au visage agréable, qui leur souhaita cordialement la bienvenue.
«Frank Muller a passé par ici, il y a trois heures, et m'a donné l'ordre de vous attendre, dit-elle. Je suis bien contente de revoir des visages anglais, vous pouvez m'en croire. Mon nom est Gooch. Dites-moi si mon mari est à Prétoria. Il y est allé avec son chariot, juste au moment où le siège commençait, et je n'ai plus entendu parler de lui.
—Il est là-bas et se porte bien, répondit John. Il a été légèrement blessé à l'épaule, le mois dernier, mais il est tout à fait guéri.
—Oh! Dieu soit loué! s'écria la pauvre femme en pleurant; ces démons m'ont dit qu'il était mort, pour me tourmenter sans doute. Entrez, Miss; j'ai préparé pour vous un souper chaud; les garçons s'occuperont des chevaux.»
Ils entrèrent donc, trop heureux de trouver bon souper, bon accueil et bons lits.
Le lendemain matin, dès l'aurore, un de leurs estimables gardes du corps leur fit dire qu'on ne partirait qu'à dix heures et demie, parce que les chevaux avaient besoin d'un plus long repos. Quiconque a fait un voyage dans un chariot de poste de l'Afrique australe, comprendra la satisfaction avec laquelle ils acceptèrent ces heures supplémentaires de repos dans de bons lits. A neuf heures, ils déjeunèrent et, comme dix heures et demie sonnaient, Mouti amena le chariot devant la porte et les deux Boers parurent.
«Qu'est-ce que nous vous devons, madame Gooch? demanda John.
—Rien du tout, capitaine Niel. Si vous saviez quel poids vous m'avez enlevé du cœur! En outre, nous sommes tout à fait ruinés. Les Boers ont pris les chevaux et les bestiaux de mon mari et, jusqu'à la semaine dernière, j'ai dû en loger six, sans recevoir un sou; il importe donc peu que vous me payiez.
—Du courage, madame Gooch, répliqua John, gaiement. Le gouvernement vous donnera des dédommagements, quand la guerre sera finie.»
Mme Gooch secoua la tête.
«Je ne m'attends pas à recevoir un centime, dit-elle. Si seulement mon mari me revient et que nous puissions sortir vivants de ce maudit pays, je m'estimerai heureuse.
«Tenez, Capitaine, j'ai mis dans le chariot un panier plein de provisions: pain, viande, œufs durs et une bouteille de bon cognac. Cela pourra vous être utile, ainsi qu'à la demoiselle, avant que vous arriviez chez vous. Je ne sais où vous coucherez ce soir, car les Anglais tiennent encore Standerton; vous ne pourrez donc pas y entrer; il vous faudra faire un détour. Ne me remerciez pas. Adieu, adieu, Miss; j'espère que vous arriverez à bon port. Soyez prudents toutefois et veillez. Les deux hommes qui vous escortent sont de la pire espèce. J'ai entendu dire que celui dont la dent fait saillie, a tué deux blessés à Bronker's Spruit, et je ne sais rien de bon sur l'autre. Ce matin ils riaient en parlant de vous dans la cuisine; un de mes garçons les a entendus; l'un d'eux a dit qu'en tout cas, ils seraient débarrassés de vous ce soir. Je ne sais ce que cela signifie; peut-être va-t-on changer votre escorte; somme toute, j'ai pensé qu'il valait mieux vous prévenir.»
John devint très grave, car ses soupçons se réveillaient. Mais à ce moment l'un des Boers parut et il fallut se remettre en route.
Cette seconde journée fut, sous bien des rapports, la contre-partie de la première. Le chemin était absolument désert. Ils ne virent ni Anglais, ni Boers, ni Cafres; en fait de créatures vivantes, ils n'aperçurent que quelques troupeaux de chevreuils.
Vers deux heures, comme on repartait après une courte halte, un petit incident se produisit. Le cheval de «la Bête fauve» mit le pied dans un trou et tomba lourdement, jetant son cavalier sur la tête. Celui-ci se releva aussitôt, mais son front avait frappé sur la mâchoire d'un daim mort et le sang coulait abondamment sur son visage barbu. Son compagnon rit brutalement, car, pour certaines natures, la vue de la souffrance d'autrui a quelque chose d'irrésistiblement comique, mais le blessé jurait de toutes ses forces, essayant d'arrêter le sang avec le pan de son vêtement.
«Attendez un instant, dit Jess, il y a de l'eau dans cette mare»; et, sans hésiter, elle descendit du chariot et conduisit l'homme à demi aveuglé par le sang, auprès de la source. Elle le fit mettre à genoux, baigna sa blessure qui n'était pas profonde, jusqu'à ce qu'elle cessât de saigner, puis appliqua dessus un tampon d'ouate, qu'elle se trouvait avoir dans le chariot, et banda le front du blessé avec son propre mouchoir. L'homme, si brute qu'il fût, parut touché de sa bonté.
«Dieu tout-puissant! dit-il, vous avez bon cœur et la main douce; ma propre femme n'aurait pas mieux fait; c'est dommage que vous soyez une damnée Anglaise.»
Jess remonta dans le véhicule sans rien répondre et l'on repartit, «la Bête fauve» ayant l'air plus sauvage et moins humain que jamais, avec le mouchoir maculé autour de sa tête et sa barbe épaisse, raidie par le sang qu'il n'avait pas voulu prendre la peine de laver.
Rien de nouveau n'eut lieu jusqu'au moment où, une heure avant le coucher du soleil, on détela par ordre de l'escorte, dans un endroit où un sentier à peine tracé bifurquait du chemin de Standerton.