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Jess: Épisode de la guerre du Transvaal

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J.

Elle allait replier le papier, mais, se ravisant, elle le replaça sur ses genoux et se mit à écrire très vite, en vers et presque sans correction.

C'était une habitude, quoiqu'elle ne montrât jamais ce qu'elle écrivait, et en ce moment l'inspiration s'imposa irrésistiblement et presque inconsciemment:

Si je mourais ce soir,
Tu regarderais mon calme visage
Avant qu'on m'étendît au lieu de mon repos,
Et tu penserais que la mort l'a fait presque beau;
Et plaçant des fleurs blanches comme la neige, sur mes cheveux,
Tu couvrirais mes joues froides de tendres baisers,
Tu envelopperais mes mains d'une longue caresse.
Pauvres mains si vides et si froides ce soir!
Si je mourais ce soir,
Tu évoquerais le souvenir aimant
De quelque bonne action faite par ces mains glacées;
De quelques tendres paroles prononcées par ces lèvres muettes;
De quelque tâche utile où ces pieds ont couru.
Le souvenir de ma colère et de mon orgueil
Et de toutes mes fautes serait effacé;
Et tout me serait pardonné ce soir.
La mort veille sur moi ce soir.
J'entends la voix qui de loin m'appelle.
Le brouillard de la tombe obscurcit mon étoile.
Pense à moi avec douceur. Le voyage m'a épuisée;
Les épines ont percé mes pieds chancelants;
Le monde amer a fait saigner mon cœur affaibli.
Quand le sommeil sans rêves sera mon partage,
Plus n'aurai besoin de la tendresse à laquelle j'aspire ce soir.

Elle s'arrêta, plutôt parce qu'elle avait rempli le papier, que pour toute autre raison, replaça la sauf-conduit dans sa poitrine et se perdit bientôt dans une profonde rêverie.

Dix minutes plus tard, Jantjé rampait à ses pieds comme un grand serpent à tête humaine, son visage jaune tout luisant de pluie.

«Eh bien! dit-elle en tressaillant, est-ce fait?

—Non, Missie; non. Baas Frank vient seulement de rentrer sous sa tente. Il a causé avec le pasteur; j'ai entendu le nom de missie Bessie, mais il parlait si bas, que je n'ai pas compris ce qu'il disait.

—Les Boers dorment-ils?

—Tous, Missie, excepté les sentinelles.

—Y en a-t-il une devant la tente de baas Frank?

—Non, Missie; il n'y a personne près de là.

—Quelle heure est-il?

—Environ trois heures et demie après le coucher du soleil (dix heures et demie).

—Attendons encore une demi-heure et puis vous retournerez là-bas.»

Ils restèrent assis en face l'un de l'autre, plongés dans le silence et dans leurs pensées.

Bientôt Jantjé tira son grand couteau et se mit à le repasser sur une lanière de cuir.

A cette vue, Jess se sentit défaillir.

«Laissez ce couteau, dît-elle; il coupe assez.»

Jantjé obéit, avec son sourire grimaçant, et les minutes passèrent lentement.

Enfin Jess reprit d'une voix étranglée, luttant contre son émotion poignante:

«Il est temps, Jantjé.»

Le Hottentot s'agita avant de répondre.

«Il faut que Missie vienne avec moi.

—Avec vous? Pourquoi? répliqua-t-elle en tressaillant.

—Parce que l'ombre de la femme anglaise me suivra, si j'y vais seul.

—Imbécile!» allait dire Jess, mais elle se contint et répondit:

«Allons! soyez homme, Jantjé; pensez à votre père et à votre mère; soyez homme!

—Je suis homme, dit-il, d'un ton rogue, et je le tuerai comme un homme, mais que peut un homme contre l'esprit d'une Anglaise morte? Si je la frappais du couteau, elle se moquerait de moi et jetterait du feu par les blessures.

—Vous irez, vous irez! répéta Jess avec colère.

—Non, Missie, je n'irai pas seul.»

Jess le regarda et vit qu'il était décidé. La mauvaise humeur s'emparait de lui; or il n'est pas de mule obstinée plus intraitable qu'un Hottentot de mauvaise humeur. Il fallait céder. D'ailleurs n'était-elle pas également coupable, soit qu'elle restât, soit qu'elle le suivît? Quant à être découverte, peu lui importait. Elle ne se sentait plus la force de penser à autre chose. Son cerveau semblait épuisé. La seule chose qu'elle se promit, ce fut de ne pas assister au dernier moment: cela, c'était au-dessus de ses forces.

«Eh bien! dit-elle, je vais avec vous, Jantjé.

—A la bonne heure, Missie; tout va bien alors; vous tiendrez l'ombre à distance, pendant que je tuerai baas Frank. Mais il faut qu'il soit endormi, bien, bien endormi.»

Une fois encore, lentement et avec les plus grandes précautions, ils descendirent la colline. Il n'y avait plus de lumière nulle part et l'on n'entendait que le pas des sentinelles près de la remise. Mais ce n'était pas de ce côté que Jess et Jantjé se dirigeaient; ils laissèrent les communs sur leur droite et firent un détour vers l'avenue des Gommiers. Quand ils arrivèrent au premier arbre, ils s'arrêtèrent près d'un tas de grosses pierres et Jantjé s'avança pour reconnaître les lieux. Bientôt il revint dire que tous les Boers, restés près du chariot, dormaient, mais que Muller était encore assis sous sa tente, plongé dans ses réflexions. Très doucement ils se glissèrent jusqu'au tronc du premier grand gommier, certains de n'être pas vus dans l'épais brouillard.

A cinq pas de cet arbre, on avait planté la tente de Muller. Une lumière brûlait à l'intérieur et sur la toile rendue luisante par la brume et la pluie, se reflétait la silhouette gigantesque de Muller. Il était placé de telle sorte que la lumière jetait un reflet agrandi, non seulement de tous ses traits, mais aussi de leur expression. Il gardait son attitude habituelle lorsqu'il songeait, les mains posées sur ses genoux, les yeux fixés dans le vide. Il pensait à son triomphe, à tout ce qu'il avait fait pour le remporter, à tout ce qu'il y gagnerait. Il avait maintenant tous les atouts dans les mains. Et cependant, au milieu de son triomphe, il éprouvait une crainte vague. De nouveau les paroles du vieux général boer revenaient à sa mémoire: «Je crois qu'il y a un Dieu. Je crois que Dieu met une limite aux actions de l'homme. S'il va trop loin, Dieu le tue!»

Si ce vieux fou avait dit vrai! Ne serait-ce pas terrible s'il y avait un Dieu, et que ce Dieu plongeât son âme, cette nuit même, dans un lieu de terreur éternelle? Toutes ses superstitions se réveillèrent et il frissonna si violemment, que la grande silhouette trembla sur la toile.

Alors, se levant avec une malédiction, il ôta vivement son premier vêtement, baissa sans l'éteindre la mèche de la lampe et se jeta sur le lit de camp, qui gémit sous son poids.

Bientôt le silence ne fut plus troublé que par la chute des gouttes de pluie sur les feuilles, et le passage de la brise dans les branches. C'était une nuit sombre et sinistre, une nuit bien faite pour énerver un homme robuste, éprouvé déjà par la fatigue, la douleur et les privations. Que devait-ce être pour la malheureuse jeune fille dont le cœur se brisait, dont le corps épuisé était brûlé par la fièvre, dont la raison s'égarait dans l'attente d'un meurtre? Les minutes se traînaient et, à chaque bruissement de fouilles, sa terreur augmentait. Mais sa volonté la domptait. Elle irait jusqu'au bout! Oui, jusqu'au bout!

Il devait être endormi maintenant! Ils rampèrent jusqu'à la tente et approchèrent, prêtant l'oreille, jusqu'à deux pouces de sa tête. Oui, il dormait; sa respiration était douce et régulière.

Jess toucha le bras de son compagnon et sentit qu'il tremblait.

«Maintenant», murmura-t-elle.

Il recula. Évidemment cette longue attente avait affaibli son courage.

«Soyez homme», reprit Jess, si bas qu'il l'entendit à peine, quoiqu'il sentit son souffle sur ses cheveux. «Allez, et frappez ferme.»

Enfin elle l'entendit tirer doucement le grand couteau de sa gaine et une seconde après, il n'était plus à son côté; puis elle vit la ligne lumineuse, qui tranchait sur l'obscurité par l'ouverture de la tente, s'élargir un peu et elle comprit que Jantjé entrait. Alors elle se détourna et posa ses mains sur ses oreilles; et comme elle voyait encore une longue ligne d'ombre se mouvoir sous le bord de la tente, elle ferma les yeux et attendit immobile et le cœur défaillant.

Peu après... elle n'aurait pu se rendre compte du temps, quelqu'un lui toucha le bras. C'était Jantjé.

Est-ce fait? murmura-t-elle.

Il secoua la tête et l'attira loin de la tente.

«Je n'ai pas pu, Missie, dit-il. Il dort comme un enfant. Quand j'ai levé le couteau, il a souri dans son sommeil, et mon bras a perdu toute sa force. Je n'ai pas pu frapper, et avant qu'elle revint, l'ombre de l'Anglaise est venue derrière moi et m'a donné un coup sur l'épaule, et je me suis sauvé.»

Si un regard pouvait tuer, Jantjé eût été foudroyé sur l'heure. La lâcheté de cet homme affolait Jess; elle étouffait de fureur. A ce moment, un chevreuil, descendu de la montagne pour brouter les buissons de rosiers, bondit presque à leurs pieds et passa comme une lueur grise, dans l'obscurité. Jess tressaillit, mais comprit aussitôt de quoi il s'agissait, tandis que le misérable Hottentot, écrasé de terreur, tomba sur le sol en gémissant: «C'est l'esprit de la vieille femme anglaisa». Le couteau lui avait échappé; Jess, voyant le péril qui les menaçait, s'agenouilla, ramassa l'arme et lui dit tout bas, avec rage:

«Si vous ne vous taisez pas, je vous tue!»

Ceci le calma un peu, mais rien ne put le décider à rentrer sous la tente.

Que faire? Que résoudre? A moitié folle de désespoir, elle enfouit son visage dans ses mains moites et essaya de penser.

Peu à peu une résolution terrible pénétra son âme. Muller n'échapperait pas. Bessie ne lui serait pas sacrifiée. Elle commettrait plutôt l'acte elle-même!

Sans prononcer un mot, elle se releva, soutenue par l'excès même de sa souffrance et par l'énergie de son désespoir, et se glissa vers la tente, le grand couteau dans la main. Bientôt elle fut à l'intérieur. Elle s'arrêta une seconde pour permettre à ses yeux de s'habituer à la lumière. Elle vit d'abord le lit, puis l'homme étendu sur ce lit. Jantjé avait dit qu'il dormait comme un enfant. C'était vrai peut-être, au moment où Jantjé l'avait vu, mais il n'en était plus de même. Au contraire, son visage convulsé exprimait une terreur extrême et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. On eût dit qu'il se rendait compte du danger, sans pouvoir s'y soustraire. Il était couché sur le dos. Le bras gauche pendait du lit et la main touchait le sol; l'autre bras, rejeté en arrière, soutenait la tête. Les couvertures, en glissant, avaient découvert le cou et la large poitrine.

Jess s'arrêta et le regarda.

«Pour l'amour de Bessie, pour l'amour de Bessie», murmura-t-elle, et, poussée par une force qui semblait agir en dehors de sa volonté, elle avança lentement, lentement vers le lit.

A ce moment Muller s'éveilla et ses yeux ouverts se fixèrent en plein sur ceux de la jeune fille. Quel qu'eût été son rêve, ce qu'il vit alors fut bien plus terrible, car vers lui se penchait le fantôme de la femme qu'il avait assassinée dans le Vaal! Elle était là, sortie de sa tombe liquide, échevelée, déchirée, l'eau coulant encore de ses mains et de ses cheveux! Ces joues creuses et livides, ces yeux de flamme ne pouvaient appartenir à un être vivant. C'était l'esprit de Jess Croft, de la femme qu'il avait tuée, revenu pour lui dire qu'il y avait une vengeance divine et un enfer. Leurs yeux se rencontrèrent! Personne ne saura jamais la terreur mortelle qu'il ressentit avant la fin. Elle vit son visage se décomposer, devenir d'une pâleur grise comme la cendre, tandis qu'une sueur d'agonie coulait par tous les pores. Il était éveillé; mais, paralysé par l'épouvante, il ne pouvait ni remuer, ni parler....

Il dut voir l'éclair de l'acier qui tombait et ..


Elle était hors de la tente, son couteau rougi à la main. Elle jeta au loin l'objet maudit. Ce cri devait avoir éveillé tout le voisinage à un mille à la ronde. Déjà elle entendait vaguement les mouvements des hommes qui gardaient le chariot et la course folle de Jantjé, qui fuyait pour sauver sa vie.

Elle aussi se mit à courir vers la colline. Personne ne l'aperçut, ni ne la poursuivit. Ou courait sur la gauche, après Jantjé. Elle sentait son cœur lourd comme du plomb et son cerveau en feu, tandis que devant, derrière, alentour, hurlaient toutes les furies engendrées par la conscience de celui qui vient de tuer.

Elle fuyait, fuyait toujours, sous la pluie, dans la nuit noire, ne voyant qu'une chose, n'entendant qu'un cri!


CHAPITRE XXXIV

TANTE COETZEE A LA RESCOUSSE

Lorsque Jess eut été mise en liberté par les Boers, près de la maison de Hans Coetzee, John reçut l'ordre de mettre pied à terre et d'enlever la selle de son cheval. Il obéit de la meilleure grâce qu'il put, et son cheval entravé fut laissé dans la prairie, au pacage. On fit ensuite entrer le capitaine suivi de deux Boers, dans la pièce même où il avait été introduit le jour de la fameuse chasse, qui avait failli lui coûter la vie. Il retrouva toutes choses dans un état si semblable, y compris tante Coetzee assise dans le plus grand fauteuil, au fond de la chambre, près de la table sur laquelle était posé un bol de café, plus que jamais occupée à ne rien faire, ses filles aussi parées, leurs jeunes admirateurs armés des mêmes carabines, qu'il eut envie de se frotter les yeux et de se demander si les événements des derniers mois n'étaient pas un mauvais rêve. L'accueil qu'il reçut ne lui laissa pas longtemps cette illusion. Lui tendre la main! Fi donc! Comment un Boer aurait-il pu condescendre à serrer la main d'un misérable «rooibaatje» anglais, ramassé sur la prairie comme un chevreuil blessé! Un silence glacial régna dans la salle, à l'entrée du capitaine. La vieille dame ne daigna pas lever les yeux; les autres se détournèrent avec un dégoût évident. Seul Carolus, l'amoureux sardonique, eut un sourire moqueur.

John alla droit au fond de la pièce, où se trouvait une chaise vacante, et resta debout à côté.

«Me permettez-vous de m'asseoir, madame? demanda-t-il à voix haute.

—Seigneur! quelle voix a ce malheureux!» dit la dame, au Boer placé près d'elle. «C'est une voix de taureau! Que dit-il?»

Le Boer le lui expliqua.

«Le plancher est la place des Anglais et des Cafres, répliqua-t-elle; mais, après tout, c'est un homme et il est peut-être endolori, après sa longue course à cheval; les Anglais le sont toujours quand ils essayent de monter.»

Puis, avec une énergie assourdissante, elle cria:

«Asseyez-vous! Je veux montrer au Rooibaatje qu'il n'est pas seul à posséder une voix», ajouta-t-elle en guise d'explication.

Un ricanement étouffé accueillit cette remarque humoristique et John profita aussitôt de la permission, avec toute la bonne grâce qu'il put y mettre, ce qui, pour le moment, n'était pas beaucoup dire.

«Seigneur! qu'il est sale et pâle! Il se sera caché dans des trous de fourmilier, sans rien avoir à manger. On me dit que là-bas, au Drakensberg, ces trous sont remplis d'Anglais qui préfèrent y mourir de faim plutôt que d'en sortir, tant ils ont peur de rencontrer un Boer.»

Nouveau ricanement approbatif. Une des jeunes filles intervint.

«Avez-vous faim, Rooibaatje?» demanda-t-elle à John, en anglais.

John écumait de rage, mais en même temps il tombait d'inanition; il répondit: «Oui».

«Attachez-lui les mains derrière le dos; nous verrons s'il peut attraper dans la bouche comme un chien, suggéra l'un des deux jeunes gens.

—Non, non! Faites-lui manger de la bouillie avec une cuiller de bois, comme un Cafre. Je le ferai manger, si vous avez une cuiller très longue.»

Après discussion, il y eut un compromis. On lui jeta du pain et du jambon, de l'autre bout de la pièce; il fut assez adroit pour les saisir au vol et commença son repas, en s'efforçant de dissimuler sa faim dévorante, aux spectateurs assemblés autour de lui.

«Carolus», dit tout à coup la vieille dame, au sardonique fiancé de sa fille, «il y a trois mille Rooibaatjes dans l'armée anglaise, n'est-ce pas?

—Oui, ma tante.

—Il y a trois mille hommes dans l'armée anglaise», répéta-t-elle avec irritation, comme si quelqu'un l'avait contredite.

«Parfaitement, ma tante, dit encore Carolus.

—Alors pourquoi m'avez-vous contredite, Carolus?

—Je n'en ai pas eu l'intention, ma tante.

—Je l'espère bien! Il y aurait de quoi exciter la colère du Cher Seigneur, d'entendre un garçon qui louche (Carolus était légèrement affligé de cette infirmité) contredire sa future belle-mère. Dites-moi, combien d'Anglais ont été tués à Laing's Nek.

—Neuf cents, répliqua le jeune Carolus, avec promptitude.

—Et à Ingogo?

—Six cent vingt.

—Et à Majuba?

—Mille.

—Cela fait deux mille cinq cents hommes, et on a achevé le reste à Bronker's Spruit, mes neveux; ce Rooibaatje que voici est l'un des derniers de l'armée anglaise.»

La plupart des auditeurs acceptèrent cet argument comme définitif; mais un mauvais esprit inspira au malheureux Carolus la fâcheuse idée de contredire.

«Vous vous trompez, ma tante; il y a encore beaucoup de damnés Anglais qui se cachent dans le défilé, à Prétoria et à Wakkerstroom.

—C'est un mensonge, répliqua-t-elle, en élevant la voix. Ce ne sont que des Cafres et autre populace. Comment osez-vous contredire votre future belle-mère, sale petit singe louche et jaune? Tenez! voilà pour vous.»

Et avant que l'infortuné Carolus eût le temps de s'esquiver, elle lui jeta au visage tout le contenu du bol de café. Le bol se brisa sur son nez et le café se répandit dans ses cheveux, dans ses yeux, le long de son cou et sur ses vêtements.

C'était un spectacle indescriptible.

«Ah!» reprit la dame, très fière de son exploit et radoucie par le succès de son coup, «vous ne direz pas que je ne sais pas lancer un bol de café! Je ne me suis pas exercée pour rien, sur Hans, pendant trente ans. Maintenant que je vous ai donné une leçon, Carolus, allez vous laver et nous souperons ensuite.»

A moitié aveuglé et complètement dompté, Carolus se laissa emmener par sa fiancée, dont la sœur s'occupa de préparer le couvert. Quand le souper fut prêt, les hommes s'assirent et les femmes les servirent. Bien entendu, John ne fut pas invité, mais l'une des jeunes filles lui apporta de quoi apaiser sa faim dévorante, et tout alla bien jusqu'au moment où l'on servit l'eau-de-vie de pêche. Comme les hommes buvaient sec, la situation se gâta bientôt pour John. L'un des convives se souvint subitement du jeune Boer que le capitaine avait châtié, lorsqu'il avait insulté Jess et qui restait étendu, très souffrant, dans la chambre voisine. N'allait-on pas le venger? Cette idée fut accueillie avec faveur. Heureusement l'ex-protecteur de John était encore là, aussi gris que les autres, il faut en convenir, mais il avait l'ivresse aimable.

«Laissez-le tranquille, dit-il; nous l'enverrons demain au commandant qui saura disposer de lui.»

John n'en douta pas, car le commandant, c'était Frank Muller.

Il y eut une accalmie jusqu'au départ de cet homme; alors les autres voulurent s'amuser un peu. Armés de leurs carabines, ils visèrent John, en pariant qu'ils le toucheraient à tel ou tel endroit. Sur ce, le capitaine recula sa chaise dans le coin, jusqu'au mur, puis tira son revolver, qu'heureusement il possédait encore.

«Si l'un de vous me touche», dît-il en bon anglais, que l'on comprit à merveille, «je jure, de par Dieu! que je le tue.» Sa résolution bien évidente de faire ce qu'il disait, lui sauva certainement la vie. Ce ne fut pas sans peine néanmoins; il en vint à ne plus pouvoir perdre ses adversaires de vue un seul instant, de peur de traîtrise. Deux fois il en appela à la maîtresse de la maison, mais elle resta immobile dans son grand fauteuil, un sourire béat sur son large visage.

On n'a pas tous les jours la bonne fortune de voir un «rooibaatje» anglais harcelé comme une bête fauve.

Au moment où John, exaspéré, prenait la résolution de se frayer un passage au milieu de ses ennemis, en tirant au hasard de tous côtés, le sombre Carolus, dont l'humeur ne s'était pas encore remise de l'aspersion au café et qui, de plus, était parfaitement ivre, se précipita en jurant sur John, pour lui asséner un formidable coup de crosse. Le capitaine esquiva le coup, qui tomba sur le dossier de sa chaise et le mit en miettes, et la douce âme de Carolus serait assurément partie pour un monde meilleur, si la vieille dame, voyant que les choses se gâtaient sérieusement, ne se fût jetée dans la mêlée, avec une promptitude merveilleuse.

«Tenez, tenez! Voilà pour vous, et pour vous», cria-t-elle, en jouant à droite et à gauche, de ses poings potelés. «Allez-vous-en tous. J'en ai assez de votre tapage. Allez vous occuper des chevaux; ils seront tous partis demain matin, si vous vous fiez aux Cafres. Allez donc voir un peu, s'ils sont à l'écurie.»

Carolus fut annihilé; les autres hommes reculèrent, et la bonne dame, poursuivant ses avantages, les poussa tous dehors, à la grande surprise et satisfaction de John.

Alors, s'approchant vivement de lui, elle lui dit:

«Rooibaatje, vous me plaisez, parce que vous êtes un brave et que vous n'avez pas eu peur de cette foule. En outre, je ne veux ni bruit, ni désordre dans ma maison; si ces gens reviennent et vous retrouvent ici, ils commenceront par se griser davantage et puis ils vous tueront; donc allez-vous-en, pendant que vous le pouvez.» Elle lui montra la porte.

«Je vous suis vraiment très reconnaissant, tante Coetzee», répondit John, abasourdi de découvrir que cette femme possédait un cœur, et avait, plus ou moins, joué un rôle, toute la soirée.

«Oh! quant à cela», reprit-elle, avec une malice flegmatique, «ce serait vraiment bien dommage de tuer le dernier rooibaatje de l'armée anglaise; il faut vous conserver à titre de curiosité. Tenez, buvez un bon coup d'eau-de-vie avant de partir; la nuit est humide. Et parfois, quand vous serez hors du Transvaal et que vous vous rappellerez tout ceci, souvenez-vous aussi que vous devez la vie à tante Coetzee. Mais je ne vous aurais pas sauvé, si vous n'aviez pas été si courageux; non certes! J'aime qu'un homme soit un homme et non un singe, comme ce misérable Carolus. Allons, partez!»

John se versa un demi-verre d'eau-de-vie, le but, sortit et, un instant après, disparut dans la nuit. L'obscurité était profonde, la pluie abondante; il comprit que s'il cherchait son cheval, il courait le risque de se faire reprendre et qu'il n'avait qu'une chose à faire; se diriger à pied, vers Belle Fontaine, aussi vite que le lui permettrait sa fatigue. Il prit donc le sentier qui traversait la prairie. Bien que dix milles le séparassent encore de son but, il se résigna, grâce à son heureuse aptitude à souffrir ce qu'il ne pouvait empêcher. Pendant une heure tout alla bien, mais, peu après, il s'aperçut, avec une vive contrariété, qu'il s'était écarté du sentier. Après avoir perdu un grand quart d'heure à le chercher sans le retrouver, il prit le parti de se diriger sans plus hésiter, vers une masse sombre, qui lui semblait devoir être la colline de Belle-Fontaine. C'était bien elle en effet; seulement, au lieu de continuer sur la gauche, ce qui l'aurait mené droit à la maison, il prit sur la droite et fit à moitié le tour de la colline, avant de reconnaître son erreur. Il ne s'en serait même pas aperçu, si le hasard ne l'eût conduit à l'entrée de la Gorge aux Lions, là même où, quelques mois avant, il avait échangé avec Jess une conversation si intéressante. Tandis qu'il avançait avec peine, au milieu des roches, la pluie cessa et la lune sortit des nuages; il était près de minuit. Les premiers rayons permirent à John de reconnaître la localité.

Si fort qu'il fût, il se sentait épuisé. Depuis une semaine, il avait voyagé continuellement et, pendant les deux dernières nuits, le sommeil avait été remplacé par des dangers terribles et des émotions sans cesse renouvelées. Sans l'eau-de-vie de tante Coetzee, il n'aurait jamais pu faire cette marche de quinze milles environ; mais maintenant il n'en pouvait plus; il oubliait même qu'il était mouillé jusqu'aux os et n'aspirait qu'à une chose: s'étendre n'importe où et dormir, ou... mourir! A cet instant il se rappela la petite grotte dans laquelle Jess s'était réfugiée un jour, pendant l'orage. Bessie l'y avait amené une fois, après leurs fiançailles, et lui avait dit que c'était une des retraites favorites de sa sœur.

S'il pouvait aller jusque-là, il trouverait du moins un sol sec et un abri contre la pluie. Il ne devait pas en être à plus de trois cents mètres. Appelant donc tout son courage à son aide, pour un suprême effort, il avança dans l'herbe humide et parmi les roches éparpillées, jusqu'à ce qu'enfin il arrivât au pied de l'immense pilier que la foudre avait frappé un jour, devant les yeux de Jess.

Trente pas encore et il entra dans la grotte.

Avec un soupir de mortelle lassitude, il se jeta sur le sol rocheux et, presque instantanément, tomba dans un sommeil de plomb.


CHAPITRE XXXV

CONCLUSION

Lorsque la lune émergea des nuages, Jess fuyait toujours éperdument, sur le plateau de la colline. Elle ne sentait pas la fatigue; une seule idée absorbait son cerveau; se sauver loin, bien loin, disparaître à jamais! Tout à coup elle se trouva au sommet de la Gorge aux Lions, qu'elle reconnut malgré le désordre de son esprit. Elle n'hésita pas à descendre. Là, elle pourrait s'étendre pour mourir, sans crainte d'être troublée, car personne n'y venait jamais, si ce n'est parfois quelque Cafre errant.

Sautant de roche en roche, disparaissant dans l'ombre, pour reparaître à la lumière blafarde de la lune, elle semblait être une apparition fantastique, tout à fait en harmonie avec ce lieu sauvage et grandiose.

Deux fois elle tomba, la seconde fois en plein ruisseau, mais sans y prendre garde, malgré une blessure assez profonde au poignet. Enfin elle arriva au bout: devant elle s'ouvrait sa petite grotte; il était temps! Ses forces l'abandonnaient; elle s'y traîna le corps brisé, l'esprit égaré,... mourante.

«Oh! mon Dieu, pardonnez-moi! mon Dieu, pardonnez-moi», gémissait la malheureuse, en tombant sur le sol. «Bessie, j'ai failli envers toi, mais j'ai effacé ma faute. C'est pour toi, ma Bessie chérie, que j'ai fait cela. Je serais morte plutôt que de le tuer pour moi. Tu épouseras John et tu ne sauras jamais, jamais, ce que j'ai fait pour toi. Je vais mourir. Je sais que je vais mourir. Oh! si je pouvais revoir son visage une seule fois, une seule, avant de mourir!»

Lentement, la lune, dans sa marche vers l'ouest, projetait ses rayons dans les profondeurs sombres de la gorge; ils atteignirent l'ouverture de la grotte et vinrent se jouer sur le visage de John endormi.

Elle l'aperçut à deux pieds d'elle, tressaillit et poussa un profond soupir; son dernier vœu était-il donc exaucé? Son bien-aimé était-il mort? Était-ce une vision? Elle se traîna sur les mains et les genoux, pour venir écouter s'il respirait encore. Oui; elle entendit son souffle lent et régulier; celui d'un homme plongé dans le sommeil.

L'éveillerait-elle? Pourquoi? Pour lui dire qu'elle avait tué? Pour qu'il la vît mourir, car elle sentait sa fin venir vite, très vite. Non! cent fois non!

Elle tira de son corsage le sauf-conduit sur lequel elle avait écrit à John et le glissa entre ses doigts engourdis. Il parlerait pour elle. Puis elle se pencha vers lui, image vivante de la tendresse infinie et désespérée, de l'amour plus profond que la tombe.

Et tandis qu'elle le contemplait dans son sommeil, ses pieds, ses jambes devenaient froids et bientôt elle ne sentit plus rien au-dessous de la poitrine. Le cœur seul vivait encore.

Les rayons de la lune quittèrent peu à peu le niveau de la petite grotte et cessèrent d'éclairer le visage du donneur. Jess se pencha, lui mit au front un baiser, puis deux, puis trois. Et soudainement ce fut la fin! Une lueur aveuglante passa devant ses yeux; un grondement, pareil à celui de la mer en furie, remplit ses oreilles. Sa tête s'inclina doucement sur la poitrine de son bien-aimé, et là elle s'endormit!... De quel sommeil? Pour quel réveil? C'est le grand Peut-être!

Pauvre Jess aux yeux et au cœur profonde! Telle fut la dernière joie de son amour! Telle fut sa couche nuptiale!

Elle emportait avec elle le secret de son sacrifice et de son crime, et le vent de la nuit chantait son requiem, au-dessus de cette retraite où elle avait ouvert et fermé le livre de sa vie.

Elle aurait pu être bonne et grande; elle aurait pu même être heureuse, quoique les femmes comme elle le soient rarement. Il n'est pas sage de risquer toute sa fortune sur un seul coup de dé! Soyons-lui indulgents et qu'elle dorme en paix!


Les heures s'écoulaient et John dormait toujours, d'un sommeil lourd et sans rêves, la tête de la femme qu'il aimait reposant sur sa poitrine! Étrange et terrible ironie du sort! Enfin l'aube parut; le monde s'éveilla; les rayons du soleil pénétrèrent dans la grotte et se jouèrent indifféremment sur le visage blême, sur les boucles en désordre de la morte et sur la large poitrine du vivant. Un vieux babouin jeta un regard à l'intérieur, par l'ouverture de la grotte, et une vive indignation à la vue de cette intrusion dans ses domaines. Oui, le monde s'éveilla comme à l'ordinaire, sans se préoccuper de la mort de Jess; il est si habitué à ces sortes de choses!

Bientôt ce fut le tour de John. Ouvrant les yeux et s'étirant les bras, il eut tout à coup conscience du poids qu'il portait, abaissa son regard, vit d'abord très confusément, puis enfin clairement et sans doute possible!


Il est des choses que l'œil humain doit respecter. Au nombre de ces choses, est la première explosion du désespoir d'un homme fort! John Niel dut remercier Dieu de ce que sa raison n'eût pas sombré dans cet abîme de douleur insondable. Il en sortit sain et sauf en apparence, mais meurtri pour le reste de ses jours.

Quelques heures plus tard, un homme hâve et hagard descendait, en trébuchant, la colline de Belle-Fontaine, les bras chargés d'un fardeau. L'agitation régnait partout. Du petits groupes de Boers, qui parlaient haut et gesticulaient, se précipitèrent vers le nouvel arrivant, pour voir ce qu'il portait. Ils reculèrent muets et terrifiés, pour le laisser passer. Un instant il hésita, à la vue de la maison incendiée, puis se dirigea vers les remises et déposa son fardeau sur le banc où Frank Muller s'était assis la veille, pendant le soi-disant conseil de guerre.

Enfin il demanda d'une voix étouffée:

«Où est M. Croft?»

L'un des Boers montra du doigt la porte de la petite pièce où était enfermé le vieillard.

«Ouvrez!» commanda le capitaine, d'un ton si menaçant, qu'on lui obéit sans mot dire.

«John! John! s'écria Silas Croft. Dieu soit béni! Vous nous revenez du monde des mourants!

Tremblant de joie, il allait serrer la jeune homme dans ses bras; mais celui-ci l'arrêta.

«Chut! dit-il. J'apporte la mort avec moi!»

Et il le conduisit près du banc où gisait la pauvre Jess!


Pendant la journée, les Boers partirent sans plus s'occuper des habitants de Belle-Fontaine. Depuis la mort de Muller, personne ne songeait à exécuter la sentence; du reste on n'en avait pas le droit, puisque la commandant ne l'avait pas signée. Les Boers se contentèrent donc de dresser une sorte de procès-verbal et d'enterrer leur chef dans le petit cimetière planté de gommiers aux quatre coins; et pour n'avoir pas la peine de lui creuser une tombe, ils le déposèrent dans celle qu'on avait préparée pour le vieux Croft!

Qui avait tué Frank Muller? La mystère ne fut jamais éclairci. Les indigènes employés à la ferme reconnurent le couteau comme ayant appartenu à Jantjé; or la fuite de celui-ci semblait prouver qu'il était l'assassin. D'autres accusèrent le sorcier Hendrik, mystérieusement disparu. Du reste, on ne prit pas grand'peine pour les découvrir. Muller était un personnage important, mais non populaire, et dans des temps si troublés, dans un pays à demi sauvage, la mort d'un homme n'est pas un événement dont on se préoccupe longtemps.

Le lendemain, Silas Croft, Bessie et John Niel allèrent, à leur tour, au cimetière sur la colline. Ils y déposèrent leur chère morte, à dix pas de celui pour qui son bras avait été l'instrument de vengeance. Ils ne la surent, ni ne le devinèrent jamais. Ils ignorèrent même toujours qu'elle eut approché de Belle-Fontaine, pendant cette nuit terrible. Personne ne le sut que Jantjé, et Jantjé, hanté par le bruit des pas de ses ennemis les Boers, avait fui les lieux habités par les blancs, loin, bien loin dans les déserts de l'Afrique centrale.

«John, dit le vieux Silas, quand la tombe fut refermée, ce pays n'est pas fait pour des Anglais; retournons dans le nôtre.» John courba la tête en signe d'acquiescement.

Ils étaient ruinés, mais non sans ressources. Les 25 000 francs payés à Silas Croft par le capitaine, pour sa part d'intérêt dans l'exploitation de Belle-Fontaine, étaient restés, avec une autre somme de 6 000 francs, à la banque de Natal.

Le jour vint donc où ils s'embarquèrent pour l'Europe. Trois mois après leur arrivée en Angleterre, John Niel trouva un emploi de régisseur, sur un important domaine du comté de Rutland. Au bout d'un certain temps il devint l'époux bien-aimé de la charmante Bessie Croft et, à tout prendre, il peut passer pour un homme heureux. Parfois pourtant, un chagrin que sa femme ignore, s'empare de lui et le maîtrise pendant quelque temps.

Certes il ne saurait être accusé de sentimentalité, mais il lui arrive de loin en loin, lorsque, sa tâche du jour terminée, il s'arrête à l'entrée de son jardin et contemple le paisible paysage anglais, ou le ciel parsemé d'étoiles, de se demander si l'heure viendra jamais où il reverra ces grands yeux sombres et passionnés, où il entendra de nouveau cette douce voix inoubliée!

Car il se sent toujours aussi près de son amour perdu et parfois semble savoir positivement que s'il y a, comme nous l'espérons tous, un avenir pour chacun de nous, pauvres mortels condamnés à la lutte, il trouvera Jess l'attendant sur le seuil!


FIN


TABLE DES MATIÈRES

Chapitres
I. John a une aventure
II. Comment les deux sœurs vinrent à Belle-Fontaine
III. M. Frank Muller
IV. Bessie est demandée en mariage
V. Rêves et folies
VI. L'orage éclate
VII. Jeune rêve d'amour
VIII. Jess part pour Prétoria
IX. L'histoire de Jantjé
X. John l'échappe belle!
XI. Sur le bord 90
XII. Le saut
XIII. Frank Muller jette le masque
XIV. John, à la rescousse!
XV. Un voyage difficile
XVI. Prétoria
XVII. Le 12 février
XVIII. Et après?
XIX. Hans Coetzee vient à Prétoria
XX. Le grand homme
XXI. Jess obtient un laissez-passer
XXII. En route
XXIII. Le gué du vaal
XXIV. L'ombre de la mort
XXV. Attente
XXVI. Un familier de Frank Muller
XXVII. Silas est persuadé
XXVIII. Bessie est mise à la question
XXIX. Condamné à mort
XXX. Il faut nous séparer
XXXI. Jess trouve un ami
XXXII. Il mourra!
XXXIII. Vengeance!
XXXIV. Tante Coetzee à la rescousse
XXXV. Conclusion

1160-13.—Coulommiers. Imp. Paul BRODARD.—P9-13.

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