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Journal d'une femme de cinquante ans (1/2)

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The Project Gutenberg eBook of Journal d'une femme de cinquante ans (1/2)

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Title: Journal d'une femme de cinquante ans (1/2)

Author: marquise de Henriette Lucie Dillon La Tour du Pin Gouvernet

Editor: comte Aymar Marie Ferdinand de Liedekerke-Beaufort

Release date: March 15, 2009 [eBook #28332]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UNE FEMME DE CINQUANTE ANS (1/2) ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

JOURNAL D'UNE FEMME DE CINQUANTE ANS

1778-1815

Marquise de LA TOUR DU PIN

Publié par son arrière petit-fils le Colonel Comte AYMAR DE
LIEDEKERKE-BEAUFORT

TOME I
PARIS

MARC IMHAUS & RENÉ CHAPELOT ÉDITEURS

1913

TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER TOME

PRÉFACE

CHAPITRE Ier

I. Dessein de l'auteur.—II. Milieu où Mlle Dillon passa ses premières années.—Son grand-oncle Arthur Dillon, archevêque de Narbonne.—Son père Arthur Dillon, 6e colonel propriétaire du régiment de Dillon.—Sa mère, dame du Palais.—Sa grand'mère Mme de Rothe: son caractère altier et emporté, sa haine pour sa fille.—III. Résultat sur le caractère de Mlle Dillon, l'auteur de ces mémoires.—Son enfance triste et sa précoce expérience.—Elle est préservée de la contagion par sa bonne, la paysanne Marguerite.—IV. Moeurs de la société, à la fin du XVIIIe siècle, avant la Révolution.—Fortune et manière de vivre de l'archevêque de Narbonne.—La toilette des hommes et des femmes.—Les dîners, les soupers. Les bals plus rares qu'aujourd'hui.—V. Le château de Hautefontaine: la vie qu'on y menait.—Louis XVI jaloux de l'équipage de Hautefontaine.—À dix ans, Mlle Dillon se casse la jambe à la chasse. On lui joue des pièces de théâtre au pied de son lit, on lui fait la lecture de romans.—Développement de son goût pour les ouvrages d'imagination.—VI. Séjour à Versailles en 1781.—Le bal des gardes du corps, après la naissance du premier Dauphin.—Rapprochement entre cette brillante prospérité et les malheurs qui suivirent.—La reine et Mmes de Polignac.—Amitié de la reine pour Mme Dillon.—VII. Note généalogique sur la famille des Dillons, colonels propriétaires du régiment de même nom.—Historique sommaire du régiment de Dillon.

CHAPITRE II

I. Maladie de Mme Dillon.—On lui ordonne les eaux de Spa.—Colère de Mme de Rothe, sa mère.—Intervention de la reine.—Départ pour Bruxelles.—Charles viscount Dillon et Lady Dillon.—Lady Kenmare.—II. Les études de Mme Dillon.—Son instituteur, l'organiste Combes.—Son ardeur pour tout apprendre.—Ses pressentiments d'une vie d'aventures.—Fâcheuses conditions dans lesquelles se poursuit son éducation.—On la sépare de sa bonne, Marguerite.—III. Séjour à Bruxelles.—Visites chez l'archiduchesse Marie-Christine.—La plus belle collection de gravures de toute l'Europe.—Séjour à Spa.—M. de Guéménée.—La duchesse de l'Infantado et la marquise del Viso.—Le comte et la comtesse du Nord.—Mauvaise influence que cherche à exercer une femme de chambre anglaise sur Mlle Dillon.—Ses préférences en lecture.—Son inclination vers le dévouement.—IV. Retour à Paris.—Mort de Mme Dillon.—V. Sentiment de l'auteur des Mémoires sur les causes de la Révolution.—VI. Description de Hautefontaine.—Détails de fortune.—Mme de Rothe.—Son fâcheux caractère.—Tristes conséquences pour sa petite-fille.—VII. Changement de vie et de logement.—Acquisition de la Folie joyeuse à Montfermeil.—Travaux entrepris dans cette propriété.—Leur influence sur les connaissances pratiques de Mlle Dillon.

CHAPITRE III

I. Voyages annuels de Mlle Dillon en Languedoc, avec son grand-oncle l'archevêque de Narbonne, de 1783 à 1786.—Comment on voyageait à cette époque.—Les voitures.—La table.—M. de Montazet, archevêque de Lyon: popularité de ce prélat dans son diocèse.—II. Route du Languedoc.—L'auberge de Montélimar.—Incident au passage du torrent.—Traversée du Comtat Venaissin.—Entrée en Languedoc.—Physionomie et caractère de l'archevêque de Narbonne.—Nîmes: les Arènes et la Maison Carrée; M. Séguier.—Arrivée à Montpellier.—M. de Périgord.—III. Présentation au roi du don gratuit. La délégation.—Une visite à Marly.—La prospérité du Languedoc.—L'installation à Montpellier.—L'abbé Bertholon et ses leçons de physique.—L'étiquette des dîners.—La livrée des Dillon.—La Société à Montpellier.—M. de Saint-Priest et l'empereur Joseph II.—IV. Retour de M. Dillon en France.—II épouse Mme de La Touche.—Opposition faite à ce mariage par Mme de Rothe.—M. Dillon prend le gouvernement de Tabago.—Premiers projets de mariage pour Mlle Dillon.—Procuration laissée par son père à l'archevêque de Narbonne.—V. À Alais.—À Narbonne.—Une grande frayeur.—À Saint-Papoul.—Rencontre de la famille de Vaudreuil.—Les prétendants.—VI. Séjour â Bordeaux.—L'Henriette-Lucie.—Une autre famille Dillon.—Les pressentiments: M. le comte de La Tour du Pin.—M. le comte de Gouvernet.

CHAPITRE IV

I. Nouveaux projets de mariage.—Le marquis Adrien de Laval.—Fortune et situation de Mlle Dillon.—Les régiments de la brigade irlandaise.—Remise au roi, par M. Sheldon des drapeaux pris à l'ennemi.—II. Portrait de Mlle Dillon.—Le maréchal de Biron, colonel des gardes françaises.—Ses projets s'il avait le malheur de perdre Mme la maréchale de Biron.—Le duc du Châtelet lui succède aux gardes françaises.—III. Rupture avec M. Adrien de Laval.—Le vicomte de Fleury.—M. Espérance de L'Aigle.—M. le comte de Gouvernet.—L'abbé de Chauvigny, intermédiaire matrimonial.—Décision prise par Mlle Dillon pour son mariage.—Souvenirs rétrospectifs.—La comtesse de La Tour du Pin.—Marquis et marquise de Monconseil.—Un incendie dans la perruque de Louis XIV.—IV. Dernier voyage à Montpellier.—Déplacement de M. de Saint-Priest, intendant de Languedoc.—Premier essai de fusion.—Une séquestrée, Mme Claris.—Mlle Comnène.—La duchesse d'Abrantès.

CHAPITRE V

I. Convocation des notables.—Retour à Paris.—Mort de Mme de Monconseil.—II. Demande en mariage de M. de Gouvernet agréée.—Préliminaires.—Visite de Mme d'Hénin.—La signature des articles.—Toilette le jour des fiançailles.—La politesse de cette époque.—La politique.—Les quatre frères de Lameth.—Les faiseurs.—III. Premiers bonheurs.—La reine et Mme de Duras.—Scène de violence de Mme de Rothe évitée.—Le contrat.—IV. Le comte et la comtesse de La Tour du Pin.—Deux visites.—Chez la reine.—V. À Montfermeil.—Le trousseau et la corbeille.—Appartement de la mariée.

CHAPITRE VI

I. Un mariage dans la haute société à la fin du XVIIIe siècle.—La bénédiction nuptiale.—Les noeuds d'épée, les dragonnes, les glands pour chapeaux d'évêque, les éventails.—La toilette de la mariée.—Les tables des domestiques et des paysans.—II. Présentation à la reine.—Répétition chez le maître à danser.—Toilette de présentation.—Les accolades.—Heureuse absence du duc d'Orléans.—III. La cour du dimanche.—Un shake hands[38].—Les petites jalousies de femme de la reine.—Portrait du roi.—Le cortège pour la messe.—L'art de marcher à Versailles.—La messe.—Les traîneuses.—Le dîner royal.—Les tabourets.—Les audiences des princes et des princesses.—Le jeu du roi.—La quête pour les pauvres.—L'esprit de mécontentement à cette époque.—IV. Mauvaise humeur de Mme de Rothe à propos des divertissements de sa petite-fille.—Son attitude hostile.—Bruits de guerre en Hollande.

CHAPITRE VII

I. La guerre civile en Hollande.—La princesse d'Orange.—Faiblesse du gouvernement français.—Abandon définitif des patriotes par la France.—Fâcheuse impression produite sur l'opinion publique.—II. Mme de La Tour du Pin à Hénencourt.—Excursion à Lille.—Un curé contemporain de Mme de Maintenon.—Retour à Montfermeil.—Une méprise.—III. Chez Mme d'Hénin.—Le rigorisme.—Les loges de la reine dans les théâtres.—La société de Mme d'Hénin.—Mme Necker et Mme de Staël.—La secte des Économistes.—Mme d'Hénin.—M. d'Hénin et Mlle Raucourt.—L'indifférence générale d'alors pour les mauvaises moeurs.—Les princesses combinées.—La princesse de Poix.—Mme de Lauzun, plus tard duchesse de Biron; son mari, sa bibliothèque.—La princesse de Bouillon; un cul-de-jatte.—Le prince de Salm-Salm.—Le chevalier de Coigny.—IV. Mme de La Tour du Pin dans la société.—Mme de Montesson et le duc d'Orléans.—Rupture de Mme de La Tour du Pin avec sa famille.

CHAPITRE VIII

1788.—I. Installation chez Mme d'Hénin.—L'été de 1788 à Passy.—Attentions de la reine pour Mme de La Tour du Pin.—La toilette de la chambre de la reine.—Les ambassadeurs de Tippoo-Saïb.—II. M. de La Tour du Pin, colonel de Royal-Vaisseaux.—Indiscipline des officiers de ce régiment.—III. Le prince Henri de Prusse.—Son goût pour la littérature française.—Une représentation de Zaïre.—IV. L'hôtel de Rochechouart.—M. de Piennes et Mme de Reuilly.—Le comte de Chinon, depuis duc de Richelieu.—V. Couches malheureuses de Mme de la Tour du Pin.—Deux grands médecins.—Le chirurgien Couad.—Les concerts de l'hôtel de Rochechouart.—Un bal chez lord Dorset.—VI. Approche de la catastrophe révolutionnaire.—Sécurité de beaucoup d'honnêtes gens.—Échec de M. de La Tour du Pin à la représentation aux États-Généraux.—M. de Lally et M. d'Eprémesnil, secrétaires de l'Assemblée de la noblesse.—Le président, M. de Clermont-Tonnerre.—La princesse Lubomirska.—La popularité du duc d'Orléans.—Causes de l'antipathie existant entre la reine et le duc d'Orléans.—Modes anglaises en faveur.—VII. Origines de M. de Lally-Tollendal.—Répression d'une mutinerie dans un régiment.—M. de Lally au collège des Jésuites.—Comment il prit la résolution de poursuivre la réhabilitation de la mémoire de son père, le général de Lally-Tollendal.—Influence exercée sur lui par Mlle Mary Dillon.

CHAPITRE IX

1789.—I. Mme de Genlis et le pavillon du couvent de Belle-Chasse.—L'éducation des jeunes princes d'Orléans.—Paméla.—Henriette de Sercey.—Une fille de Mme de Genlis.—Curieuse origine de Mme Lafarge.—II. Courses de chevaux à Vincennes.—Premiers rassemblements populaires.—Incendie des magasins de Réveillon.—Une action charitable.—III. Installation à Versailles.—Séance d'ouverture des États-Généraux: attitude du roi et de la reine.—Mirabeau.—Le discours de M. Necker.—La faiblesse de la Cour.—Le départ de M. Necker.—IV. Le 14 juillet 1789: comment Mme de La Tour du Pin apprend la nouvelle de l'insurrection; ses premières conséquences.—V. Retour de Mme de La Tour du Pin à Paris.—Les eaux de Forges.—Le 28 juillet: effroi jeté ce jour-là dans toutes les populations.—M. et Mme de La Tour du Pin rassurent celle de Forges.—Mme de La Tour du Pin est prise pour la reine à Gaillefontaine.—La population armée.

CHAPITRE X

I. M. de La Tour pu Pin père au ministère de la guerre.—Dîners officiels.—Commencement de l'émigration.—La nuit du 4 août.—Ruine de la famille de La Tour du Pin.—Train de maison du ministre de la guerre.—Mmes de Montmorin et de Saint-Priest.—Le contrôle général et Mme de Staël.—II. Organisation de la garde nationale de Versailles: son commandant en chef, M. d'Estaing; son commandant en second, M. de La Tour du Pin; son major, M. Berthier.—Une exécution publique.—La Saint-Louis en 1789.—La bénédiction des drapeaux de la garde nationale à Notre-Dame de Versailles.—La garde nationale de Paris et M. de Lafayette.—III. Le banquet des gardes du corps au château.—Le Dauphin parcourt les tables.—Le bout de ruban de Mme de Maillé.—IV. Journée du 5 octobre.—Le roi à la chasse.—Paris marche sur Versailles.—Dispositions de défense.—Les femmes de Paris à Versailles le 5 octobre.—Révolte de la garde nationale de Versailles.—Projets de départ de la famille royale pour Rambouillet.—Envahissement des ministères.—Hésitation du roi.—M. de Lafayette chez le roi.—Le calme se rétablit.—V. Journée du 6 octobre.—Une bande armée envahit le château.—Massacre des gardes du corps.—Tentative d'assassinat contre la reine.—Présence du duc d'Orléans au milieu des insurgés.—Départ de la famille royale pour Paris.—Le roi confie la garde du palais de Versailles à M. de La Tour du Pin.—Santerre.—M. de La Tour du Pin se réfugie à Saint-Germain.

CHAPITRE XI

I. Installation de Mme de La Tour du Pin à Paris.—M. de Lally et Mlle Halkett.—Le ministère de la guerre à l'hôtel de Choiseul.—Indiscipline dans l'armée.—Naissance d'Humbert-Frédéric de La Tour du Pin.—Mariage de Charles de Noailles.—Bontés de la reine pour Mme de La Tour du Pin.—II. La fête de la Fédération.—La garnison de Paris.—Les députations.—Enthousiasme de la population parisienne.—La composition de la garde nationale.—M. de La Fayette.—L'évêque d'Autun.—La messe.—Le spectacle que présente le Champ-de-Mars.—La famille royale.—III. Excursion en Suisse.—Pauline de Pully.—Une aventure à Dole.—Chez M. de Malet, commandant de la garde nationale de cette ville.—La commune de Dôle.—Quatre jours de captivité.—Intervention des officiers de Royal-Étranger.—Le départ de Dôle.—Le lac de Genève.—IV. Révolte de la garnison de Nancy.—M. de La Tour du Pin envoyé en parlementaire.—M. de Malseigne, commandant de la ville, s'échappe.—Répression de la révolte.—Danger couru par M. de La Tour du Pin.—Conséquences de l'émigration des officiers.—V. Séjour à Lausanne.—Les Pâquis.—L'auberge de Sécheron.—Retour à Paris par l'Alsace.

CHAPITRE XII

I. Séjour à Paris.—Madame de Noailles.—Les émigrés.—M. de La Tour du Pin père quitte le ministère de la Guerre.—Son fils refuse ce poste et est nommé ministre plénipotentiaire en Hollande.—Installation rue de Varenne.—Les Lameth font envahir l'hôtel de Castries.—Le duel de Barnave et de Cazalès.—À Hénencourt.—La fuite de Varennes.—Mémoire de M. de La Tour du Pin pour engager le roi à refuser la Constitution.—II. Départ pour la Hollande.—La famille des Lameth.—Le mariage de Malo.—La cocarde orange.—La famille Fagel.—Vie de plaisirs à la Haye.—Rappel de M. de La Tour du Pin par Dumouriez.—III. M. de Maulde lui succède.—Son secrétaire, frère de Fouquier-Tinville.—Une vente de meubles.—Le prince de Starhemberg.—Nouvelle de la bataille de Jemappes.—L'archiduchesse Marie-Christine quitte clandestinement Bruxelles.—L'effroi et la fuite des émigrés réfugiés dans cette ville.—IV. Décret contre les émigrés.—Fuite de MM. de la Fayette, Alexandre de Lameth et de La Tour Maubourg.—Le ministre des États-Unis à la Haye, Short.—Mme de La Fayette à Olmutz.—Serment de fidélité au roi d'Arthur Dillon.—V. Rentrée en France de Mme de La Tour du Pin.—M. Schnetz.—À Anvers.—Une ville livrée à la soldatesque.—Accoutrement de l'armée française devant Anvers.—Une vexation de M. de Moreton de Chabrillan à Bruxelles.—Un déjeuner imprévu.—La nuit à Mons.—Édouard, le nègre du duc d'Orléans, et son escadron.—Fidélité de Zamore.

CHAPITRE XIII

I. Examen de conscience.—II. Les vexations de la route en France.—Installation à Passy.—Les relations de M. Dillon avec les Girondins et Dumouriez.—Le 21 janvier 1793.—III. M. de La Tour du Pin père à la Commune de Paris.—Portrait de M. Arthur Dillon.—Retraite au Bouilh. Bonheur intérieur.—IV. Bordeaux et la Fédération.—La baronnie de Cubzaguès.—Arrestation de M. de La Tour du Pin père.—Son fils et sa belle-fille se réfugient à Canoles, chez M. de Brouquens.—Les Bordelais et l'armée révolutionnaire.—Atroce exécution de M. de Lavessière à La Réole.—La guillotine à Bordeaux.—V. Naissance de Séraphine.—Fuite de M. de La Tour du Pin.—Le médecin accoucheur Dupouy.—Mme Dudon et le représentant Ysabeau.—VI. Arrestation de M. de Brouquens. Sa garde et sa cave.—Perquisition à Canoles.—Où se loge la pitié!—Passe-temps de Mme de La Tour du Pin et de M. Dupouy à Canoles.—VII. La confrontation de la reine et de l'ancien ministre de la guerre.—Départ précipité de son fils du Bouilh.—Incident de route à Saint-Genis.—Trois mois de retraite forcée à Mirambeau.

CHAPITRE XIV

I. Un pensionnaire inconnu.—M. Ravez.—Les scellés au Bouilh.—II. Un refuge à Bordeaux chez Bonie.—Le maximum et le pain de la section.—Les pancartes sur les maisons.—La queue à la porte des boulangers et des bouchers.—Arrestation des Anglais et des Américains.—Une belle grisette.—III. Protection inattendue.—Mme Tallien.—Entrevue avec Tallien.—Il est accusé de protéger les aristocrates.—IV. Un paysan saintongeois.—M. de La Tour du Pin se réfugie à Tesson.—Nouvelle fuite.—Abri momentané chez le maître de poste Boucher.—Retour à Tesson.—V. Fête de la Déesse de la Raison à Bordeaux.—M. Martell au tribunal révolutionnaire.—Les cartes de sûreté.—Les rafles.—M. de Chambeau.—Un projet de fuite original.—M. de Morin.—De bonnes omelettes.

CHAPITRE XV

I. La situation alarmante de Mme de La Tour du Pin à Bordeaux et celle de son mari à Tesson.—Les certificats de résidence à neuf témoins.—Une charmante nourrice.—Une reconnaissance dangereuse évitée.—II. Comment Mme de La Tour du Pin se décide à partir pour l'Amérique.—Le navire américain la Diane.—Une mission périlleuse.—Préparatifs de départ.—III. Un déjeuner à Canoles.—Visite imprévue.—Au bras de Tallien.—La montre de M. Saige.—IV. Le passeport du citoyen Latour.—Inquiétudes de l'attente.—Le sans-culotte Bonie à Tesson.—Le retour.—La réunion.—Comment M. de La Tour du Pin revint de Tesson à Bordeaux.

CHAPITRE XVI

I. Délivrance du passeport à la mairie.—Tallien étant rappelé, Ysabeau le vise sans s'en douter.—Julien de Toulouse et ses regrets.—M. de Fontenay et les diamants de sa femme.—Derniers préparatifs.—II. Adieux à Marguerite.—M. de Chambeau nous accompagne.—Embarquement sur le canot de la Diane.—Les visites des navires de guerre.—Danger d'être reconnu évité à Pauillac.—III. La Diane et son équipage.—Installation à bord.—Une manière de dormir peu commode.—Le capitaine Pease et les Algériens.—L'Atalante.—La Diane lui échappe.—Auprès des Açores.—Refus providentiel du capitaine d'y débarquer ses passagers.—IV. Le sacrifice des boucles blondes et les frivolités de la vie.—La cuisine de la Diane et le cuisinier Boyd.—Craintes au sujet des vivres.—Le chien du bord.—Le pilote.—La rade de Boston.—Joie de l'arrivée.

PRÉFACE

L'auteur du Journal d'une femme de cinquante ans, Henriette-Lucie
Dillon, était née à Paris, rue du Bac, le 25 février 1770. Elle épousa à
Montfermeil, le 21 mai 1787, Frédéric-Séraphin, comte de Gouvernet.

Au décès de son père, mort sur l'échafaud le 28 avril 1794, le comte de Gouvernet prit le titre de comte de La Tour du Pin de Gouvernet. Il fut nommé pair de France et créé marquis de La Tour du Pin par lettres patentes du 17 août 1815 et du 13 mars 1820.

* * * * *

Le comte de Gouvernet vint au monde à Paris, rue de Varenne, dans l'hôtel de ses parents, le 6 janvier 1759. Dès l'âge de seize ans, en 1775, il entrait au service militaire en qualité de lieutenant en second d'artillerie, et, en 1777, était promu capitaine de cavalerie à la suite au régiment de Berry-Cavalerie.

Il fut désigné, en 1779, pour occuper l'emploi de major général de l'armée du comte de Vaux, destinée à une descente en Angleterre, et un peu plus tard celui d'aide de camp du marquis de Bouillé, gouverneur des Antilles. Il servit sous ses ordres pendant les trois dernières années de la guerre d'Amérique, et devint bientôt l'ami de son chef. Entre temps, il fui promu colonel en second du Royal-Comtois-lnfanterie, et servait encore dans ce régiment quand, le 21 mai 1787, il épousa Mlle Lucie Dillon L'année suivante, on le nommait colonel du régiment Royal-des-Vaisseaux.

Les mémoires de sa femme nous feront connaître la suite des événements de la vie de M. de La Tour du Pin jusqu'à l'époque des Cent-Jours.

Au moment du débarquement de Napoléon au golfe Juan, M. de La Tour du Pin se trouvait dans la capitale de l'Autriche, où il avait été envoyé, après la première Restauration, d'abord en qualité de ministre par intérim, ensuite comme l'un des plénipotentiaires de France au congrès de Vienne.

Après avoir signé la fameuse déclaration du 13 mars 1815 qui mettait Napoléon hors la loi, il se rendit, d'accord avec M. de Talleyrand, à Toulon, pour tenter de raffermir le maréchal Masséna, gouverneur de cette place, dans le service du roi, puis à Marseille pour conférer avec le duc de Rivière.

Sa mission consistait ensuite à rejoindre dans le Midi le duc d'Angoulême, qui avait reçu du roi l'ordre d'aller à Nîmes. Mais ayant appris à Marseille la nouvelle de la capitulation de ce prince au pont Saint-Esprit, après avoir pris, de concert avec le duc de Rivière quelques mesures indispensables, il fréta un bâtiment pour gagner Gênes, d'où il devait retourner à Vienne. Le mauvais temps, ou plutôt le mauvais vouloir du capitaine de ce bâtiment, le força à aller à Barcelone. De là, passant par Madrid, il se dirigea sur Lisbonne. Dans cette ville, il s'embarqua pour Londres, où il eut, pendant les vingt-quatre heures qu'il y séjourna, l'honneur de voir Mme la duchesse d'Angoulême pour la mettre au courant de la situation en France. La nuit même qui suivit cette entrevue, il partait pour Douvres, gagnait Ostende et se rendait à Gand auprès de Louis XVIII.

Après la bataille de Waterloo, M. de La Tour du Pin reprit en même temps que le roi la route de Paris.

Au mois d'août suivant, il participait aux élections générales en qualité de président du collège électoral du département de la Somme.

Le 17 du même mois, il était nommé pair de France par Louis XVIII qui, dans ses lettres patentes, l'appela «son allié», qualité que justifiaient d'ailleurs les alliances de sa famille.

Comme le rapportent les mémoires, M. de La Tour du Pin, tout en étant envoyé en Autriche, d'abord comme ministre par intérim, plus tard comme l'un des plénipotentiaires de France au congrès de Vienne, avait été nommé, peu de temps auparavant, ministre près de la Cour des Pays-Bas. En octobre 1815, il rejoignit ce dernier poste à Bruxelles pour remettre ses lettres de créance au roi Guillaume Ier et assister à son couronnement.

Etant revenu à Paris, bientôt après, pour siéger à la Chambre des pairs, M. de La Tour du Pin prit part, dans les premiers jours de décembre, aux débats du procès du maréchal Ney.

Il avait été décidé qu'on pourrait motiver son vote sur l'application de la peine, M. de La Tour du Pin, profitant de cette faculté, vota la peine de mort, mais fit en même temps la déclaration suivante:

«Je condamne le maréchal Ney à la peine portée aux conclusions de M. le Procureur général, mais comme je suis loin de le rendre seul responsable des malheurs de cette fatale époque, je le trouve, à plus d'un titre, digne de la commisération du roi, et je profiterais, à cet égard, de la faculté qui m'est donnée par l'article 595 du Code d'instruction criminelle, si je ne croyais plus avantageux à Sa Majesté d'abandonner le coupable à sa justice, à sa bonté, et peut-être à sa politique, que doivent dicter les circonstances où nous sommes et dont Sa Majesté peut être meilleur juge que personne.»

Cet appel à la clémence du roi, comme on le sait, ne fut pas entendu.

Quelques semaines plus tard, le 28 janvier 1816, M. de la Tour du Pin perdait son fils aîné, Humbert[1], dans des circonstances terriblement tragiques qui seront relatées plus loin.

Peu de jours après, il regagnait La Haye pour remplir ses fonctions de ministre plénipotentiaire auprès de la Cour des Pays-Bas.

Dans le courant de l'année suivante, un nouveau malheur frappa M. et Mme de la Tour du Pin, déjà si éprouvés. Le 20 mars 1817, leur fille cadette, Cécile[2], était emportée par une cruelle maladie, à Nice, où sa mère l'avait amenée.

Au mois de septembre 1818, M. le duc de Richelieu appela auprès de lui M. de La Tour du Pin pour le seconder au congrès d'Aix-la-Chapelle, dont l'objet était d'arrêter les conditions de l'évacuation du territoire français par les troupes étrangères.

M. de La Tour du Pin rejoignit, aussitôt après la clôture du congrès, son poste à La Haye. Il revint à Paris, à la fin de Vannée 1819, pour siéger à la Chambre des pairs au moment de l'ouverture de la session, et s'y trouvait encore à l'époque de l'assassinat du duc de Berry, le 13 février 1820.

C'est pendant son séjour à Paris qu'éclata, en janvier 1820, l'insurrection des troupes espagnoles, réunies dans l'île de Léon pour une expédition en Amérique, insurrection qui fut l'origine de la révolution espagnole.

À l'occasion de ces événements, le gouvernement français ayant résolu d'envoyer un représentant extraordinaire en Espagne, désigna pour cette mission M. de La Tour du Pin, mais des intrigues anglaises parvinrent à empêcher son départ.

Nous rappelons cette nomination parce qu'il s'y rattache un incident non dépourvu d'intérêt. Le voici reproduit tel qu'il a été conté et écrit par M. de La Tour du Pin lui-même:

«Puisque la destinée a malheureusement voulu que Louis-Philippe occupât une place dans l'histoire, je veux placer ici une petite anecdote qui le concerne et qui, à travers mille autres, vaut la peine d'être lue. En 1820, le gouvernement m'invita à venir de La Haye, où j'étais ministre, à la Chambre des pairs pour la session. Vers la fin de janvier, on reçut, à Paris, la nouvelle de la révolution d'Espagne. M. de Richelieu, alors président du conseil, me pria de passer chez lui et me dit: Monsieur de La Tour du Pin, nous sommes dans le plus, grand embarras, le roi désire vivement que vous alliez en Espagne…, etc., etc.

«Comme ce n'est pas de moi que je veux parler, je passerai ce qui eut, lieu à cet égard, et je dirai seulement que, selon l'usage, après avoir publiquement pris congé du roi, j'allai successivement chez les princes et princesses et, en dernier lieu, chez M. le duc d'Orléans.

«Il me reçut avec cette politesse et cette aisance qui lui sont familières, et même avec d'autant plus d'égards que mon envoi en Espagne, dans de telles circonstances, témoignait quelque opinion en ma faveur.

«Il chercha à allonger une visite qui n'était que de pure formalité, et, voulant m'amener à quelque communication sur les directions qui avaient dû m'être données, il me dit: «Monsieur de La Tour du Pin, je n'ai assurément pas l'indiscrétion de vouloir pénétrer vos instructions, mais si j'avais l'honneur de vous en donner dans de telles circonstances, ce serait de dire au roi d'Espagne de se mettre dans le courant des événements et de s'y laisser aller, sans prétendre un instant y résister.

«Monseigneur, lui répondis-je, si l'on m'avait donné ces instructions-là, je les aurais refusées, et j'aurais conseillé de laisser au moins les événements agir tout seuls, sans prendre la peine d'envoyer quelqu'un pour les encourager.

«Je quittai M. le duc d'Orléans, que mes absences continuelles de Paris ne m'ont plus donné l'occasion de revoir depuis ce temps-là.

«En voyant tout ce qui se passe aujourd'hui—septembre 1836—en Espagne, j'ai été conduit me rappeler cette conversation et la mettre par écrit. Je serais tenté de demander présent M. le duc d'Orléans s'il pense encore qu'il soit bon de se laisser aller de tels courants.»

M. de La Tour du Pin, peu de temps après, en avril 1820, était nommé ambassadeur Turin. Il rejoignit immédiatement son poste et, sauf un séjour de quatre mois à Rome en 1824, il ne le quitta plus avant le mois de janvier 1830.

C'est pendant leur séjour Turin que M. et Mme de La Tour du Pin étaient une fois de plus atteints dans leurs affections. Charlotte[3], leur seule fille encore vivante, et qui avait épousé, le 20 avril 1813, Bruxelles, le comte Auguste de Liedekerke Beaufort, mourait au château de Faublanc, près de Lausanne, le 1er septembre 1822, au cours d'un voyage qu'elle avait entrepris pour aller de Turin, rejoindre à Berne son mon, à cette époque ministre des Pays-Bas près la République helvétique.

Au mois de janvier 1830, M. de La Tour du Pin, décidé à se retirer des affaires, se rendit à Paris, et bientôt après, ennuyé et fatigué, mécontent aussi de la tournure que prenaient les événements, s'installait à Versailles.

Il s'y trouvait au moment de la Révolution de 1830. Le 2 août, à 3 heures du matin, il quittait cette ville et se dirigeait sur Orléans, croyant que le roi, en se retirant par Rambouillet, prenait cette route pour aller à Tours, s'appuyer des dispositions du Midi et surtout de la Vendée, et que là il se réunirait à lui.

Dès le lendemain, apprenant l'abdication du roi et son départ pour
Cherbourg, M. de La Tour du Pin résolut de gagner sa propriété du
Bouilh, près de Saint-André-de-Cubzac, d'où il envoya, en guise de
protestation, la lettre suivante à la Chambre des pairs:

«À Monsieur Pasquier,

«Président de la Chambre des pairs,

«Saint-André-de-Cubzac (Gironde), le 14 août 1830.»

«Monsieur le chancelier,

«J'ai l'honneur de vous prier de vouloir bien faire connaître à la Chambre des pairs, officiellement, que ma conscience et ma raison se refusent également à admettre la vacance du Trône dans la personne de M. le duc de Bordeaux, et qu'en conséquence, je ne prêterai pas le serment qu'on me demande, parce qu'il est directement contraire à celui que j'ai déjà prêté.

«J'ai l'honneur, etc., etc.»

Le président de la Chambre des pairs donna, dans la séance du 21 août, lecture de cette lettre, qui fut insérée dans le Moniteur du 22.

Les événements du mois d'août mettaient également fin à la mission dont
M. de La Tour du Pin était chargé auprès du roi de Sardaigne. Libre
ainsi de toute occupation, il passa tranquillement, dans sa terre du
Bouilh, la fin de l'année 1830.

De nouveaux soucis devaient bientôt l'atteindre. Aymar[4], le dernier survivant de ses enfants, entraîné par un généreux enthousiasme pour la causé de la légitimité, s'était affilié au mouvement qui, en 1831, se préparait en Vendée. Il fut arrêté, emprisonné, et son père, ne voulant pas se séparer de lui, partagea les quatre mois de sa détention, tant à Bourbon-Vendée qu'à Fontenay.

Mis en liberté en avril 1832, Aymar de La Tour du Pin reprenait bientôt le chemin de la Vendée pour rejoindre Mme la duchesse de Berry.

On connaît le mauvais succès de cette tentative.

Après l'arrestation de Madame, Aymar de La Tour du Pin fut de nouveau poursuivi et recherché.

Plusieurs journaux ayant, à cette époque, attaqué son fils en termes qui lui parurent outrageants, M. de La Tour du Pin prit vigoureusement sa défense dans une lettre à l'Indicateur, un des journaux en cause, lettre que cette feuille ne voulut pas insérer, mais qui fut reproduite dans le numéro de la Guyenne du 7 août 1832.

Cette lettre valut à son auteur un jugement de mise en accusation devant la cour d'assises de Bordeaux, suivie d'une condamnation, le 15 décembre 1832, à 1.000 francs d'amende et trois mois de prison. Ces trois mois de prison, M. de La Tour du Pin les fit au fort du Hâ, du 20 décembre 1832 au 20 mars 1833, en compagnie de sa femme, qui refusa de le quitter.

Quant à Aymar de La Tour du Pin, vers la même époque et comme conséquence de sa participation à la tentative de Mme la duchesse de Berry en Vendée, il était condamné par contumace à la peine de mort. Il avait heureusement pu se réfugier à Jersey dès le mois de novembre 1832.

En présence de la condamnation de son fils, qui pour y échapper dut s'exiler, et des persécutions dont il était lui-même l'objet, M. de La Tour du Pin prit le parti de se retirer à l'étranger.

À sa sortie de prison, il alla s'installer à Nice, où sa femme et son fils vinrent le rejoindre. Des raisons politiques lui ayant fait quitter cette ville, il se dirigea sur Turin et de là sur Pignerol. Son séjour dans cette dernière ville se prolongea jusqu'au 28 août 1832.

Des questions d'intérêt urgentes à régler rappelèrent alors M. et Mme de
La Tour du Pin en France.

Ils y passèrent tout juste une année et reprirent ensuite le chemin de l'étranger, avec le projet de s'établir à Lausanne, où ils arrivèrent vers la fin du mois de novembre 1835, après quelques semaines de séjour à Suze.

C'est à Lausanne que devait mourir M. de La Tour du Pin, le 26 février 1837, âgé de soixante-dix-huit ans.

Ainsi se terminait une vie pleine d'événements, marquée parfois par de beaux jours, mais, le plus souvent, remplie d'inquiétudes et d'infortunes.

M. de La Tour du Pin sut traverser les orages qui s'abattirent sur lui et sur les siens avec une fermeté de caractère incomparable, une rare grandeur d'âme, et avec cette simplicité, cette constante bonne humeur qu'aucune épreuve ne pouvait altérer, cette absence de toute amertume contre les événements et contre les personnes, qui étaient le bel apanage des vieilles et illustres familles françaises d'autrefois.

Dans tout le cours de sa carrière diplomatique, il se montra le zélé défenseur des intérêts et de l'honneur de la France. Entièrement dévoué au roi, il conserva cependant une complète indépendance à l'égard de ses ministres, auxquels il parla toujours avec franchise et fermeté, combattant toutes les mesures qui lui paraissaient contraires aux intérêts sacrés du pays.

Voici en quels termes parlait de lui, peu de temps après sa mort, un de ses familiers les plus intimes. Cette appréciation achèvera de le faire connaître:

«Tout ce que l'âme la plus pure, la plus loyale, tout ce que le caractère le plus solide, le plus doux, le plus égal, tout ce que l'esprit le plus cultivé, le plus aimable peuvent répandre de charmes, M. de La Tour du Pin sut en embellir la vie de ceux qui l'entouraient. Il était resté comme un des rares débris de cette autre société antirévolutionnaire, que l'on n'accuse si vivement de nos jours que parce qu'elle est déjà de l'histoire ancienne pour ceux qui la déprécient.

«M. de La Tour du Pin en avait conservé la grâce de manières, l'exquise politesse, les formes les plus distinguées, autant que la chaleur de coeur et d'amitié qui liait entre elles les personnes remarquables de cette société.»

* * * * *

La marquise de La Tour du Pin nous conte tous les événements notables de la période de sa vie comprise entre son enfance et la fin du mois de mars 1815, dans le Journal d'une femme de cinquante ans. Elle crut, après les Cent-Jours, avoir retrouvé définitivement le repos pour son âge mûr; l'avenir lui paraissait définitivement fixé. Hélas! il n'en était rien; les années qui suivirent la révolution de 1830, comme nous l'avons dit dans les lignes consacrées à M. de La Tour du Pin, lui réservaient en particulier de nouveaux revers de tous genres.

Son histoire, à dater de 1815, reste étroitement liée à celle de son mari, qu'elle suivit à La Haye d'abord, à Turin ensuite. Elle partagea même, comme nous l'avons rappelé plus haut, sa captivité de trois mois au fort du Hâ, du 20 décembre 1832 au 20 mars 1833.

Elle l'accompagna également en Italie, puis en Suisse, dans l'exil volontaire qu'il s'imposa pour partager celui de son fils Aymar, et se trouvait au chevet de M. de La Tour du Pin, à Lausanne, au moment de sa mort, le 20 février 1837.

Quelque temps après, elle parlait, avec son fils Aymar, le seul survivant de ses enfants, pour l'Italie, et s'installait en dernier lieu à Pise, en Toscane, où, âgée de quatre-vingt-trois ans, la mort venait l'atteindre le 2 avril 1853.

La marquise de La Tour du Pin eut six enfants. Elle les perdit successivement tous, ainsi qu'on l'a déjà dit, à l'exception de l'un de ses fils. On trouvera le récit de la mort de deux d'entre eux seulement dans les mémoires qui s'arrêtent au mois de mars 1815, quoique ce ne soit que quatre ans et demi plus tard, le 1er janvier 1820, qu'elle entreprit la rédaction du Journal d'une femme de cinquante ans.

Dans l'intervalle, de 1815 à 1820, elle perdait deux autres de ses enfants: son fils aîné, Humbert, le 28 janvier 1816, et sa fille cadette, Cécile, le 20 mars 1817.

Humbert de La Tour du Pin naquit à Paris le 19 mai 1790. Il fut sous-préfet de Florence, puis de Sens pendant les dernières années de l'Empire. À l'époque de la Restauration, on le nomma officier au corps des Mousquetaires Noirs, et il devint, dans la suite, aide de camp du maréchal Victor, duc de Bellune.

Il mourut d'une façon très dramatique.

Au moment de sa nomination auprès du duc de Bellune, parmi les aides de camp du maréchal se trouvait le commandant Malandin, officier sorti du rang, rude et sans éducation, audacieux et courageux, coeur franc et loyal, mais chatouilleux sur le point d'honneur, et qui avait conquis sur les différents champs de bataille de l'Empire chacun de ses grades.

Le jour même où Humbert de La Tour du Pin, venant pour la première fois prendre son service auprès du maréchal, pénétra dans la salle des aides de camp, il rencontra, au milieu des autres officiers de l'état-major, le commandant Malandin.

Ce dernier, aussitôt après l'arrivée de son nouveau camarade, le jeune Humbert de La Tour du Pin, l'apostrospha, en guise de plaisanterie, sur un détail sans importance de son uniforme, en termes fort grossiers et inconvenants.

Pour la suite de l'aventure, nous reproduirons un extrait du récit qu'en a fait un des descendants du duc de Bellune, tel qu'il le tenait lui-même du fils aîné du maréchal[5]:

«M. de La Tour du Pin, ainsi apostrophé, rougit jusqu'au blanc des yeux, et il allait inévitablement répliquer, quand le maréchal se présenta pour examiner le travail; il chargea le commandant d'une mission à remplir auprès du ministre de la guerre, et le commandant s'éloigna avec la hâte d'un homme familier avec la prompte exécution d'une consigne.

«Quelques instants après, le maréchal se retira, et M. de La Tour du Pin ne tarda pas, lui non plus, à sortir.

«Il se rendit immédiatement à l'hôtel occupé par sa famille, et maîtrisant autant qu'il lui était possible l'émotion qui l'oppressait, il gagna le cabinet de son père.

«Mon père, lui dit-il, voici l'incident dont un jeune officier, placé dans une situation identique à la mienne, vient d'être victime», et il raconta, sans omettre le moindre détail, et avec fin sang-froid propre à détourner tout soupçon de l'esprit du vieux gentilhomme, la scène qui venait de se passer dans la salle des aides de camp. «Cet officier, ajouta-t-il, est sinon de mes amis, du moins de mes pairs, et ce qui touche à son honneur affecte le mien… Que doit-il faire?

«—Provoquer l'agresseur, répondit le vieillard.

«—Et si des excuses lui sont adressées?

«—Les repousser… Ton camarade doit se montrer d'autant plus soigneux de sa bonne renommée, en présence de l'homme qui l'a bafoué, qu'il n'a point payé de son sang, comme lui, les insignes du grade dont il est revêtu.

«—Merci, mon père…, et le jeune officier s'éloigna.

«Le soir même, il faisait demander au commandant Malandin réparation par les armes.

«Un grand émoi s'ensuivit dans l'entourage du maréchal. Celui-ci chargea son propre fils d'intervenir dans le règlement des conditions mises à la rencontre. C'est alors que les qualités rares qui se cachaient au fond de l'âme du brave commandant se dévoilèrent. Il proposa sans fausse honte de reconnaître ses torts et la légèreté de son propos.

«Refus de la part de l'offensé d'accueillir l'expression d'un regret en quelque terme qu'il fût formulé. Alors, comme l'habileté de Malandin dans le maniement du pistolet était notoire, les témoins proposèrent pour arme le sabre… Nouveau refus… Ils se rabattirent sur l'épée sans obtenir plus de succès. Enfin, devant l'opiniâtreté que mettait l'offensé à réclamer l'emploi du pistolet, force leur fut de céder et d'arrêter que le duel aurait lieu le lendemain matin, au bois de Boulogne, et qu'à la distance de vingt-cinq pas, les adversaires échangeraient une ou plusieurs balles, jusqu'à ce que l'un d'eux fût mis sérieusement hors de combat.

«Ce soir-là, une profonde tristesse régna à l'hôtel du maréchal, qui, comprenant toute la délicatesse de l'affaire, n'avait plus pour devoir que de fermer les yeux; les camarades du commandant Malandin lui témoignèrent, par leur silence, leur regret de la fâcheuse extrémité qu'il avait imprudemment créée, et lui-même, pour la première fois—depuis longtemps—oublia de boire, après son dîner, la demi-bouteille de rhum qui, disait-il, était seule capable de régulariser sa digestion.

«Quant à M. de La Tour du Pin, il passa cette soirée au milieu de sa famille, calme, enjoué et formulant, du ton le plus naturel, en présence de tous, les ordres nécessaires pour qu'on tînt son cheval sellé à la première heure le lendemain, sous prétexte d'une promenade concertée avec des amis.

«C'est à peine si, en donnant à sa mère le baiser d'adieu avant de regagner son appartement, il laissa échapper un frémissement involontaire et vite comprimé de ses lèvres, qui auraient voulu cependant livrer passage à toute son âme.

«Le lendemain, par une matinée calme et riante, quoiqu'un peu froide, deux groupes, l'un de trois, l'autre de quatre cavaliers, se dirigeaient séparément vers la porte Maillot, qui servait en ce temps de principale entrée au bois de Boulogne. Quatre de ces promeneurs portaient la petite tenue militaire, un les insignes des chirurgiens de l'armée, les deux autres des vêtements civils; mais à leur tournure, on devinait sans peine qu'ils avaient l'habitude de l'uniforme.

«Quand ils furent arrivés à proximité d'une clairière qui avait été désignée comme se prêtant aux convenances d'un duel, les cavaliers mirent pied à terre et les chevaux furent attachés par la bride aux arbres qui faisaient bordures. Les deux groupes se rapprochèrent l'un de l'autre et quelques paroles furent échangées entre les témoins, tandis que les adversaires se saluaient courtoisement.

«Les témoins avaient apporté dans les fontes suspendues à l'arçon de leur selle les armes appartenant à l'un et à l'autre des combattants; le choix des armes, tiré au sort, désigna les pistolets de M. de La Tour du Pin comme devant servir au duel. On les chargea et on les remit en main des adversaires, qui avaient pris place à la distance mesurée.

«Alors, et avant que le signal n'eût été donné, le commandant Malandin, qui, depuis son arrivée sur le terrain, tourmentait fiévreusement sa moustache, fit signe qu'il voulait parler, et, la voix haute, quoiqu'un peu tremblante, le regard fixe, mais le teint livide, il prononça ces paroles:

«—Monsieur de La Tour du Pin, en présence de ces messieurs, je crois devoir encore une fois vous déclarer que je regrette ma mauvaise plaisanterie. Deux braves garçons ne sauraient s'égorger pour cela.

«M. de La Tour du Pin hésita un moment, puis il se dirigea lentement vers le commandant. Tous les coeurs battaient et chacun ressentait un soulagement secret à voir ce temps d'arrêt dans le drame. Mais lorsque le jeune homme fut arrivé près de son adversaire, au lieu de lui tendre la main, il releva le bras et frappant de la crosse de son pistolet le front de Malandin:

«—Monsieur, lui dit-il, la parole sifflante, je pense que, maintenant, vous ne refuserez plus de vous battre.

«Et il retourna à sa place.

«La figure du commandant était décomposée; il passa dans ses yeux comme un éclair de folie; ce n'était pas de la colère, mais l'effarement d'un lion à la face duquel une gazelle aurait craché…

«—C'est un homme mort, fit-il en se raidissant.

«À une pareille scène, un seul dénouement, le plus prompt possible, était obligatoire. Le signal fut donné. M. de La Tour du Pin tira le premier… Alors son adversaire déplia le bras, et on l'entendit murmurer distinctement:

«—Pauvre enfant! Pauvre mère!

«Le coup partit et le jeune homme, tournoyant sur lui-même, tomba le visage contre terre. La balle l'avait frappé en plein coeur.»

Cécile de La Tour du Pin était née, le 13 février 1800, dans les circonstances que rapportent les mémoires, à Wildeshausen, petite ville située sur les confins du Hanovre et du grand-duché d'Oldenbourg. Au mois de septembre 1816, à la Haye, où M. de La Tour du Pin occupait le poste de ministre plénipotentiaire de France auprès de la cour des Pays-Bas, elle avait été fiancée à Charles, comte de Mercy-Argenteau[6].

Ce dernier, à cette époque, servait depuis dix ans dans l'armée française, avec grande distinction. Il avait pris part aux campagnes de l'Empire et s'était particulièrement fait remarquer à la bataille de Hanau, à la suite de laquelle il reçut pour récompense la croix, si enviée alors, de chevalier de la Légion d'honneur.

Dans une lettre, datée du 7 septembre 1816, les fiançailles de Cécile de La Tour du Pin sont annoncées, par sa soeur, Charlotte de Liedekerke Beaufort, à leur grand'tante commune, lady Henry Dillon, née Frances Trant. Certaines parties de la lettre sont intéressantes à connaître, à cause de l'appréciation qu'elle nous fournit sur la personne du fiancé, le comte Charles de Mercy-Argenteau:

Le 7 septembre 1816.

«Maman me charge, ma chère tante, de venir vous faire part d'un événement qui nous rend tous bien Vous devinez bien que je vous parle du mariage de notre Cécile. Le public vous aura sans doute déjà donné comme sûr ce qui n'avait été jusqu'ici qu'un projet, sans que rien fût décidé. Vous aurez été étonnée peut-être de notre silence là-dessus, mais vous savez bien que ces choses-là ne s'avouent que lorsqu'elles sont tout à fait décidées. On n'en aurait même pas parlé si M. d'Argenteau n'avait été forcé d'en faire part au roi[7] pour avoir son approbation, ce qui a rendu la chose publique.

«Je suis sûre que vous prendrez part au plaisir que nous cause cet heureux événement. Pour moi, je suis dans ta joie de mon coeur, de voir ma soeur mariée dans le même pays que moi et avec des terres à 6 lieues de celles[8] qui nous appartiendront un jour.

«L'homme qu'elle épouse a toutes les bonnes qualités qui peuvent rendre une femme heureuse, les plus nobles et les plus désintéressés sentiments, les manières les plus agréables, l'assurance et la fermeté que doivent avoir un mari et un protecteur, tout enfin ce qu'on peut désirer dans l'homme avec lequel on doit passer sa vie.

«Il a fait dix ans la guerre, et son caractère est pur conséquent formé, comme celui d'un homme qui a passé à travers tous les événements de la vie, qui connaît le monde, a vécu au milieu de ce qu'il avait de plus brillant, de plus séduisant, j'ajouterai même de plus corrompu, sans que ses principes ni ses sentiments en souffrissent. Ceci sont des épreuves après lesquelles on peut avoir une confiance entière dans la personne qui les a éprouvées sans y succomber.

«Vous connaissez sa famille, son frère et sa belle-soeur, qui sera pour Cécile une seconde mère, ce qui est encore un bonheur de plus, car elle ne peut pas espérer d'avoir toujours la sienne, et elle aura pourtant longtemps encore le besoin d'un chaperon, vu son extrême jeunesse.

«La fortune de Charles n'est pas considérable, mais il en a assez pourtant pour rendre heureux un mariage où elle a été la moindre considération et dont elle est le moindre avantage.

«Bien des événements nous ont prouvé, depuis vingt ans, qu'elle est peu solide et combien il est facile de la voir s'écrouler, et j'avoue que je trouve sage de n'en point faire the first point[9] dans un mariage…»

Lady Henry Dillon adressa sans tarder ses félicitations à sa nièce, la marquise de La Tour du Pin, félicitations sans doute atténuées par quelques réticences, car c'est certainement en réponse à ces félicitations que Mme de La Tour du Pin écrivit la lettre suivante à sa tante. Nous en reproduisons des extraits pour compléter les détails que la lettre de la comtesse de Liedekerke Beaufort donne sur la personne et le caractère du jeune fiancé:

La Haye, le 15 septembre 1816.

«Je vous remercie, ma chère tante, de votre aimable lettre et de vos compliments, malgré certaines réticences qui pourraient m'inquiéter, si la seule physionomie de Charles d'Argenteau n'en disait plus long sur son caractère que toutes les commères de Bruxelles n'en ont jamais su et n'en sauront jamais. Croyez que je ne sais pas arrivée à quarante-sept ans sans pouvoir juger le caractère d'un homme. Tout ce que je vois dans celui de mon futur gendre, tout ce que je sais des circonstances de sa vie, de ses sentiments, de ses opinions, de l'élévation de son âme, de sa sensibilité, de son coeur, me prouvent que je donne à ma Cécile, pour le cours de la longue vie qu'ils auront, j'espère, à parcourir ensemble, un ami sûr et un noble protecteur. Je suis bien aise qu'il soit militaire et qu'il ait connu la guerre et ses dangers:

«None but the brave deserves the fair.[10]»

«Il ne s'en plaira que plus dans son intérieur; il ne désirera plus de voir trop un monde qu'il a déjà vu et apprécié; il sentira les vrais biens de la vie, biens dont j'ai goûté la douceur depuis trente ans, et qui m'ont soutenue et consolée dans toutes mes calamités. Voilà un préambule bien grave, ma chère Fanny, mais il règne dans votre lettre une disposition qui ne m'a pas fait plaisir, je voué l'avoue. Je suis persuadée qu'on vous a dit du mal de Charles, et cela ne me surprend pas. Il aura d'autant plus d'ennemis qu'il aura plus d'avantages: une jolie figure, de la fortune, un beau nom, un excellent caractère, de l'esprit et une situation avantageuse et brillante. Qu'en faut-il de plus pour remuer ce bourbier d'envieux et d'envieuses dont Bruxelles fourmille, tous ces gens qui étaient à mes pieds et qui y seront encore quand ils sauront que le roi[11] est charmé de ce mariage, qu'il s'en occupe, qu'il en parle de la manière la plus aimable et la plus flatteuse, et qu'on serait loin de lui faire la cour en me faisant des méchancetés.»

Cécile de La Tour du Pin était séduisante par son joli visage, par la douceur de son caractère, par de nombreuses qualités que les traditions de famille ont unanimement rapportées jusqu'à nous. Le comte Charles de Mercy-Argenteau s'éprit d'elle, et du côté du futur, certainement, on peut affirmer que le mariage projeté était ce qu'on appelle un mariage d'inclination. Sa fiancée tomba à ce moment malade. Tous les soins qu'on lui prodigua demeurèrent sans effet. Envoyée de La Haye à Nice, dans un climat moins rude et plus clément, elle ne devait pas recouvrer la santé et mourut dans cette ville le 20 mars 1817. Sa tombe existe encore dans le cimetière de Nice.

La mort de sa fiancée désespéra le comte Charles de Mercy-Argenteau. Renonçant aux ambitions brillantes que ses débuts dans l'armée paraissaient devoir satisfaire, il quitta la carrière militaire et entra dans les ordres. Il devint archevêque de Tyr et mourut le 16 novembre 1879 à Liège, où il s'était retiré, âgé de près de quatre-vingt-treize ans.

Grand de taille, d'apparence extrêmement distinguée, les traits réguliers, noble dans sa manière, esprit fin et cultivé, caractère facile et bon, indulgent aux autres, le comte Charles de Mercy-Argenteau inspirait l'attachement et le respect à tous ceux qui l'approchaient.

Il nous a été donné de le connaître pendant ses années de vieillesse. Le visage seul portait la trace des ans. La taille était restée droite et élancée, le caractère jeune et enjoué, l'intelligence avait conservé toute sa vivacité.

Le souvenir des fiançailles si tristement rompues était resté gravé dans sa mémoire. Souvent il en parlait à ses amis. Un peu moins de trois ans avant sa mort, il s'y reportait encore dans une lettre qu'il nous adressait et où on trouve l'écho du regret que lui causa le brisement d'un lien dont il espérait le bonheur, ainsi que la réminiscence du drapeau sous lequel il avait servi:

Liège, le 2 février 1877.

«Mon cher Aymar,

«Je puis dire avec vérité que jamais souvenir n'a été reçu avec plus de reconnaissance, je dirai même avec une si profonde émotion!

«Les liens qui m'unissent à votre famille sont bien anciens, mon cher Aymar, et vous savez qu'ils devaient être plus étroits encore si Dieu n'avait rappelé à Lui celle qui devait être le trait d'union!…

«J'ai vu naître votre père et je l'ai aimé, depuis ce moment-là, comme on aime un fils. Cette affection, je l'ai transmise à ses enfants, et à vous tout spécialement, cher Aymar. Quelque chose rend ma sympathie pour vous plus vive: c'est la carrière que vous avez embrassée et où vous avez si noblement débuté! C'est l'uniforme que vous portez—non pas le même, j'ai servi toujours dans les hussards—mais qu'importe, c'était le même drapeau, si souvent couvert de gloire!

[…]

«Et moi aussi, mon cher Aymar, je me permets de vous envoyer ma photographie. Puissiez-vous la recevoir avec les mêmes sentiments qui m'ont fait accueillir la vôtre! Quand vous porterez les yeux sur le portrait de ce vieillard de quatre-vingt-dix ans, vous vous direz «c'est mon plus ancien ami», j'ose ajouter que c'est votre ami le plus dévoué.

«Mon cher Aymar, je joins à mes plus affectueux remerciements, l'expression de mon cordial attachement.

«CH., archev. de Tyr.»

Au plus ancien comme au plus dévoué de mes amis, je devais bien de lui consacrer quelques lignes dans la préface de ces mémoires.

Après la mort de sa fille Cécile, il restait encore à la marquise de La Tour du Pin un fils, Aymar, et une fille, Charlotte. Cette dernière, les mémoires le rapportent, avait épousé le 20 avril 1813, à Bruxelles, le comte Auguste de Liedekerke Beaufort. Elle ne devait pas tarder à être enlevée à sa mère également. Comme nous l'avons déjà dit, elle mourut au château de Faublanc, près de Lausanne, le 1er septembre 1822.

De six enfants un seul donc, Aymar, survécut à ses parents. Les mémoires nous l'indiquent: c'est à lui que sa mère destinait le Journal d'une femme de cinquante ans.

Ce journal, il est à présumer que la marquise de La Tour du Pin le rédigeait par à-coups, avec de longues interruptions. En effet, si la première partie date du 1er janvier 1820, nous trouvons la trace, dans les mémoires eux-mêmes, que les dernières pages de cette partie n'ont été écrites, ou tout au moins mises au net, qu'entre les années 1839 et 1842.

Quant à la seconde partie, la minute ou la copie n'en a été commencée que le 7 février 1843.

La marquise de La Tour du Pin a donc été surprise par la mort avant d'avoir pu achever l'oeuvre qu'elle avait entreprise, car le récit des événements de sa vie s'arrête au mois de mars 1815, alors qu'elle mourut le 2 avril 1853 seulement.

Avec la marquise de La Tour du Pin disparaissait un des derniers vestiges de la haute société d'avant la Révolution, dont les traditions, il est permis de le dire, ont aujourd'hui complètement disparu.

La lecture du Journal d'une femme de cinquante ans permettra déjà d'apprécier la valeur de celle qui l'a écrit, ainsi que ses belles qualités d'esprit, de coeur et d'âme. Ceux qui l'ont connue, et dont nous avons recueilli les impressions, l'estimaient et l'aimaient.

Il est rare, disaient-ils, d'avoir jamais réuni plus de solidité à plus de charmes, plus de sérénité à plus de conscience, plus d'amour constant du devoir à plus de bienveillance.

Douée d'une mémoire imperturbable qui ramenait dans sa conversation les souvenirs variés d'époques si différentes, Mme de La Tour du Pin intéressait au suprême degré les gens réfléchis et sérieux, comme elle attirait à elle la jeunesse, dont elle comprenait les goûts et excusait les erreurs.

Son portrait ne saurait être mieux complété qu'en rapportant ici les quelques mots par lesquels son mari, M. de La Tour du Pin, un an avant de mourir, commence un court récit chronologique de sa vie:

«Je rassemble les souvenirs de ma vie avec celle qui, pendant une union de bientôt cinquante années, a fait le bonheur et la consolation d'une existence si douloureusement et si fréquemment agitée.

«Je n'ai d'autre intention que de mettre, après moi, ma femme à même de repasser les vicissitudes sans cesse renaissantes que son courage a toujours surmontées avec le calme le plus inaltérable. C'est une douce pensée pour moi, en me retraçant à ses yeux, que d'envisager ce petit moyen de la remettre vis-à-vis d'elle-même et si fort à son avantage.

«L'abnégation absolue de soi est la qualité dominante de cette âme pour laquelle l'imagination ne pourrait inventer un sacrifice quelconque qui pût être au-dessus du dévouement dont elle est capable… Allons, je m'arrête, car aussi bien je n'épuiserai pas tout ce que j'aurais à dire.»

* * * * *

Le manuscrit du Journal d'une femme de cinquante ans fut, à la mort de l'auteur, recueilli par son fils, Aymar, marquis de La Tour du Pin. Celui-ci le légua à son neveu, Hadelin, comte de Liedekerke Beaufort, qui le confia lui-même, peu de temps avant de mourir, à l'un de ses fils, le colonel comte Aymar de Liedekerke Beaufort.

Ce manuscrit a paru suffisamment intéressant pour mériter d'être imprimé, tout au moins pour en assurer la conservation définitive.

Puissent ces volumes consacrer le souvenir de la marquise de La Tour du Pin et être considérés comme un témoignage de filiale affection offert à sa mémoire par l'un de ses descendants.

Paris, juillet 1906.

A. DE LIEDEKERKE BEAUFORT.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE Ier

I. Dessein de l'auteur.—II. Milieu où Mlle Dillon passa ses premières années.—Son grand-oncle Arthur Dillon, archevêque de Narbonne.—Son père Arthur Dillon, 6e colonel propriétaire du régiment de Dillon.—Sa mère, dame du Palais.—Sa grand'mère Mme de Rothe: son caractère altier et emporté, sa haine pour sa fille.—III. Résultat sur le caractère de Mlle Dillon, l'auteur de ces mémoires.—Son enfance triste et sa précoce expérience.—Elle est préservée de la contagion par sa bonne, la paysanne Marguerite.—IV. Moeurs de la société, à la fin du XVIIIe siècle, avant la Révolution.—Fortune et manière de vivre de l'archevêque de Narbonne.—La toilette des hommes et des femmes.—Les dîners, les soupers. Les bals plus rares qu'aujourd'hui.—V. Le château de Hautefontaine: la vie qu'on y menait.—Louis XVI jaloux de l'équipage de Hautefontaine.—À dix ans, Mlle Dillon se casse la jambe à la chasse. On lui joue des pièces de théâtre au pied de son lit, on lui fait la lecture de romans.—Développement de son goût pour les ouvrages d'imagination.—VI. Séjour à Versailles en 1781.—Le bal des gardes du corps, après la naissance du premier Dauphin.—Rapprochement entre cette brillante prospérité et les malheurs qui suivirent.—La reine et Mmes de Polignac.—Amitié de la reine pour Mme Dillon.—VII. Note généalogique sur la famille des Dillons, colonels propriétaires du régiment de même nom.—Historique sommaire du régiment de Dillon.

I

Le 1er janvier 1820.

Quand on écrit un livre, c'est presque toujours avec l'intention qu'il soit lu avant ou après votre mort. Mais je n'écris pas un livre. Quoi donc? Un journal de ma vie simplement. Pour n'en relater que les événements, quelques feuilles de papier suffiraient à un récit assez peu intéressant; si c'est l'histoire de mes opinions et de mes sentiments, le journal de mon coeur que j'entends composer, l'entreprise est plus difficile, car, pour se peindre, il faut se connaître et ce n'est pas à cinquante ans qu'il aurait fallu commencer. Peut-être parlerai-je du passé et raconterai-je mes jeunes années, par fragments seulement et sans suite. Je ne prétends pas écrire mes confessions; mais quoique j'eusse de la répugnance à divulguer mes fautes, je veux pourtant me montrer telle que je suis, telle que j'ai été.

Je n'ai jamais rien écrit que des lettres à ceux que j'aime. Il n'y a pas d'ordre dans mes idées. J'ai peu de méthode. Ma mémoire est déjà fort diminuée. Mon imagination surtout m'emporte quelquefois si loin du sujet que je voudrais poursuivre, que j'ai peine à rattacher le fil rompu bien souvent par ses écarts. Mon coeur est encore si jeune que j'ai besoin de me regarder au miroir pour m'assurer que je n'ai plus vingt ans. Profitons donc de cette chaleur qui me reste et que les infirmités de l'âge peuvent détruire d'un moment à l'autre, pour raconter quelques faits d'une vie agitée, mais bien moins malheureuse, peut-être, par les événements dont le public a été instruit, que par les peines secrètes dont je ne devais compte qu'à Dieu.

II

Mes plus jeunes années ont été témoin de tout ce qui aurait dû me gâter l'esprit, me pervertir le coeur, me dépraver et détruire en moi toute idée de morale et de religion. J'ai assisté, dès l'âge de dix ans, aux conversations les plus libres, entendu exprimer les principes les plus impies. Elevée dans la maison d'un archevêque, où toutes les règles de la religion étaient journellement violées, je savais et je voyais qu'on ne m'en apprenait les dogmes et les doctrines que comme l'on m'enseignait l'histoire ou la géographie.

Ma mère avait épousé Arthur Dillon, dont elle était la cousine issue de germain. Elle avait été élevée avec lui et ne le regardait que comme un frère. Elle était belle comme un ange et la douceur angélique de son caractère la faisait généralement aimer. Les hommes l'adoraient, et les femmes n'en étaient pas jalouses. Quoique dépourvue de coquetterie, elle ne mettait peut-être pas assez de réserve dans ses relations avec les hommes qui lui plaisaient et que le monde disait amoureux d'elle.

Un d'eux surtout passait sa vie entière dans la maison de ma grand'mère et de mon oncle l'archevêque, où ma mère demeurait. Il nous accompagnait aussi à la campagne. Le prince de Guéménée, neveu du trop célèbre cardinal de Rohan, passait donc, aux yeux du monde, pour être l'amant de ma mère. Mais je ne crois pas que ce fût vrai, car le duc de Lauzun, le duc de Liancourt, le comte de Saint-Blancard étaient aussi assidus chez elle. Le comte de Fersen, que l'on disait être l'amant de la reine Marie-Antoinette, venait de même presque tous les jours chez nous. Ma mère plut à la reine, qui se laissait toujours séduire par tout ce qui était brillant, Mme Dillon était très à la mode; elle devait par cela seul entrer dans sa maison. Ma mère devint dame du Palais. J'avais alors sept ou huit ans.

Ma grand'mère, du caractère le plus altier, de la méchanceté la plus audacieuse, allant parfois jusqu'à la fureur, jouissait néanmoins de l'affection de sa fille. Ma mère était subjuguée, anéantie par ma grand'mère, sous son empire absolu. Entièrement dans sa dépendance quant à la fortune, elle n'avait jamais osé représenter que, fille unique d'un père—le comte de Rothe—mort quand elle avait dix ans, elle devait, au moins posséder sa fortune. Ma grand'mère s'était emparée de vive force de la terre de Hautefontaine qui avait été achetée des deniers de son mari. Fille d'un pair d'Angleterre très peu riche, à peine avait-elle eu une faible légitime. Mais ma mère, mariée à dix-sept ans à un homme de dix-huit, élevé avec elle et qui ne possédait que son seul régiment, n'aurait jamais trouvé le courage de parler d'affaires d'argent à ma grand'mère. La reine lui ouvrit les yeux sur ses intérêts et l'encouragea à demander des comptes. Ma grand'mère devint furieuse et une haine inconcevable, telle que les romans ou les tragédies en ont décrites, prit en elle la place de la tendresse maternelle.

III

Mes premières idées, mes premiers souvenirs, se rattachent à cette haine. Continuellement, témoin des scènes affreuses que ma mère subissait, obligée de ne pas avoir l'air de m'en apercevoir, je compris, tout en arrangeant une poupée ou en étudiant une leçon, la difficulté de ma situation. La réservé, la discrétion me devinrent d'une nécessité absolue. Je contractai l'habitude de dissimuler mes sentiments et de juger par moi-même des actions de mes parents. Lorsqu'à cinquante ans je me retrace mes jugements de dix ans, je les trouve si justifiés que je vois la vérité de l'assertion, répétée par plusieurs philosophes, que nous apportons en naissant l'esprit et le jugement plus ou moins justes ou plus ou moins sains.

Je me souviens que j'étais choquée que; ma mère se plaignît de ma grand'mère à ses amis; que je trouvais que ceux-ci attisaient le feu au lieu de l'étouffer. Mon père prenait parti pour ma mère, cela me paraissait tout simple. Mais je savais déjà qu'il avait de grandes obligations pécuniaires à notre oncle l'archevêque, et sa position me semblait fausse. Mon grand-oncle, en effet, étant du parti de ma grand'mère, j'estimais que mon père devait être embarrassé entre son devoir envers lui et sa tendresse pour ma mère, qui n'était pourtant que celle d'un frère.

Ces réflexions d'une tête de dix ans y développèrent des idées et une expérience trop précoces, d'un bien grand danger. Je n'ai pas eu d'enfance. Je n'ai pas joui de ce bonheur sans mélange, de cet état d'imprévoyance si doux que j'ai vu depuis dans les enfants. Toutes les idées tristes, toutes; les perversités du vice, toutes les fureurs de la haine, toutes les noirceurs de la calomnie se sont développées librement devant moi, quand mon esprit n'était pas assez formé pour en sentir toute l'horreur.

Une seule personne m'a peut-être préservée de cette contagion, a redressé mes idées, m'a fait voir le mal où il était, a encouragé mon coeur à la vertu; et cette personne… ne savait ni lire ni écrire!

Une bonne paysanne, des environs de Compiègne, avait été mise auprès de moi. Elle était jeune. Elle ne me quittait pas. Elle m'aimait avec passion. Elle avait reçu du ciel un jugement sain, un esprit juste, une âme forte. Les princes, les ducs, les grands de la terre, étaient jugés dans le conseil d'une fille de douze ans et d'une paysanne de vingt-cinq, qui ne connaissait que le hameau où elle était née et la maison de mes parents.

Les jugements, sans appel, que nous portions ensemble, l'étaient sur les rapports que je lui faisais de ce que j'avais entendu dans la chambre de ma mère, dans celle de ma grand'mère, à table, dans le salon. Je savais que Marguerite était d'une discrétion à toute épreuve; elle aurait mieux aimé mourir que de me compromettre par un mot indiscret. C'est elle qui m'a fait apprécier la première l'avantage d'une amie sûre. Que de fois, depuis, ai-je mis, dans ma pensée, les personnes les plus élevées du monde d'un côté de la balance et ma bonne Marguerite de l'autre, et que de fois elle a emporté le poids!

IV

Les moeurs et la société ont tellement changé depuis la Révolution que je veux retracer avec détail ce que je me rappelle de la manière de vivre de mes parents.

Mon grand-oncle, l'archevêque de Narbonne, allait peu ou point dans son diocèse. Président, par son siège, des États du Languedoc, il se rendait dans cette province uniquement pour présider les États qui ne duraient que six semaines pendant les mois de novembre et de décembre. Dès qu'ils étaient terminés, il revenait à Paris sous prétexte que les intérêts de sa province réclamaient impérieusement sa présence à la Cour, mais, en réalité, pour vivre en grand seigneur à Paris et en courtisan à Versailles.

Outre l'archevêché de Narbonne, qui valait 250.000 francs, il avait l'abbaye de Saint-Étienne de Caen, qui en valait 110.000, une autre petite encore qu'il échangea plus tard pour celle de Cigny, qui en valait 90.000. Il recevait plus de 50.000 à 60.000 francs pour donner à dîner pendant tous les jours pendant les États. Il semble qu'avec une pareille fortune, il aurait pu vivre honorablement et ne pas se déranger; et malgré tout il en était toujours aux expédients. Le luxe pourtant n'était pas grand dans la maison. Il tenait à Paris un état noble, mais simple. L'ordinaire était abondant, mais raisonnable.

Il n'y avait jamais à cette époque de grands dîners, parce que l'on dînait de bonne heure, à 2 heures et demie ou à 3 heures au plus tard. Les femmes étaient quelque fois coiffées, mais jamais habillées pour dîner. Les hommes au contraire l'étaient presque toujours et jamais en frac ni en uniforme, mais en habits habillés, brodés ou unis, selon leur âge ou leur goût. Ceux qui n'allaient pas dans le monde, le soir, ou le maître de la maison, étaient en frac et en négligé, car la nécessité de mettre son chapeau dérangeait le fragile édifice du toupet frisé et poudré à frimas. Après le dîner on causait: quelquefois on faisait une partie de trictrac. Les femmes allaient s'habiller, les hommes les attendaient pour aller au spectacle, s'ils devaient y assister dans la même loge. Restait-on chez soi, on avait des visites tout l'après-dîner et à 9 heures et demie seulement arrivaient les personnes qui venaient souper.

C'était là le véritable moment de la société. Il y avait deux sortes de soupers, ceux des personnes qui en donnaient tous les jours, ce qui permettait à un certain nombre de gens d'y venir quand ils voulaient, et les soupers priés, plus ou moins nombreux et brillants. Je parle du temps de mon enfance, c'est-à-dire de 1778 à 1784. Toutes les toilettes, toute l'élégance, tout ce que la belle et bonne société de Paris pouvait offrir de recherché et de séduisant se trouvaient à ces soupers. C'était une grande affaire, dans ce bon temps où l'on n'avait pas encore songé à la représentation nationale, que la liste d'un souper. Que d'intérêts à ménager! que de gens à réunir! que d'importuns à éloigner! Que n'aurait-on pas dit d'un mari qui se serait cru prié dans une maison parce que sa femme l'était! Quelle profonde connaissance des convenances ou des intrigues il fallait avoir! Je n'ai plus vu de ces beaux soupers, mais j'ai vu ma mère s'habiller pour aller chez la maréchale de Luxembourg, à l'hôtel de Choiseul, au Palais-Royal, chez Mme de Montesson.

À cette époque il y avait moins de bals qu'il n'y en a eu depuis. Le costume des femmes devait naturellement transformer la danse en une espèce de supplice. Des talons étroits, hauts de trois pouces, qui mettaient le pied dans la position où l'on est quand on se lève sur la pointe pour atteindre un livre à la plus haute planche d'une bibliothèque; une panier de baleine lourd et raide, s'étendant à droite et à gauche; une coiffure d'un pied de haut surmontée d'un bonnet nommé Pouf, sur lequel les plumes, les fleurs, les diamants étaient les uns sur les autres, une livre de poudre et de pommade que le moindre mouvement faisait tomber sur les épaules: un tel échafaudage rendait impossible de danser avec plaisir. Mais le souper où l'on se contentait de causer, quelquefois de faire de la musique, ne dérangeait pas cet édifice.

V

Revenons à mes parents. Nous allions à la campagne de bonne heure, au printemps, pour tout l'été. Il y avait dans le château de Hautefontaine vingt-cinq appartements à donner aux étrangers, et ils étaient souvent remplis. Cependant le beau voyage avait lieu au mois d'octobre seulement. Alors les colonels étaient revenus de leurs régiments, où ils passaient quatre mois, moins le nombre d'heures qu'il leur fallait pour revenir à Paris, et ils se dispersaient dans les châteaux où les attiraient leurs familles et leurs amis.

Il y avait à Hautefontaine un équipage de cerf dont la dépense se partageait entre mon oncle, le prince de Guéménée et le duc de Lauzun. J'ai ouï dire qu'elle ne montait pas à plus de 30,000 francs. Mais il ne faut pas comprendre dans cette somme les chevaux de selle des maîtres, et seulement les chiens, les gages des piqueurs qui étaient Anglais, leurs chevaux et la nourriture de tous. L'équipage chassait l'été et l'automne dans les forêts de Compiègne et de Villers-Cotterets. Il était si bien mené que le pauvre Louis XVI en était sérieusement jaloux et, quoiqu'il aimât beaucoup à parler de chasse, on ne pouvait le contrarier davantage qu'en racontant devant lui quelque exploit de la meute de Hautefontaine.

À sept ans je chassais déjà à cheval une ou deux fois par semaine, et je me cassai la jambe, à dix ans, le jour de la Saint-Hubert. On dit que je montrai un grand courage. On me rapporta de cinq lieues sur un brancard de feuillages et je ne poussai pas un soupir. Dès ma plus tendre enfance j'ai toujours eu horreur de l'affectation et des sentiments factices. On ne pouvait obtenir de moi ni un sourire, ni une caresse pour ceux qui ne m'inspiraient pas de sympathie, tandis que mon dévouement était sans bornes pour ceux que j'aimais. Il me semble qu'il y a des vices, comme la duplicité, la ruse, la calomnie, dont la première vue m'est aussi douloureuse que le serait le moment où j'aurais reçu une blessure laissant après elle une profonde cicatrice.

Le temps où j'ai gardé le lit pour ma jambe cassée, est resté dans mon souvenir comme le plus heureux de mon enfance. Les amis de ma mère vinrent en grand nombre à Hautefontaine, où nous restâmes six semaines de plus qu'à l'ordinaire. On me faisait des lectures toute la journée. Le soir on roulait un petit théâtre au pied de mon lit et des marionnettes jouaient tous les jours une tragédie ou une comédie, dont les rôles étaient parlés dans les coulisses par les personnes de la société. On chantait si c'étaient des opéras comiques. Les dames s'amusaient à faire les habits des marionnettes. Je vois encore le manteau et la tiare d'Assuérus et l'habit de lin de Joas. Ces amusements n'étaient pas sans fruit et me firent connaître toutes les bonnes pièces du théâtre français. On me lut d'un bout à l'autre les Mille et une Nuits, et c'est peut-être à cette époque que prit naissance mon goût pour les romans et tous les ouvrages d'imagination.

VI

Mon premier séjour à Versailles fut à la naissance du premier Dauphin[12] en 1781. Combien le souvenir de ces jours de splendeur pour la reine Marie-Antoinette est souvent revenu à ma pensée, au récit des tourments et des ignominies dont elle a été la trop malheureuse victime! J'allai voir le bal que les gardes du corps lui donnèrent dans la grande salle de spectacle du château de Versailles. Elle l'ouvrit avec un simple jeune garde, vêtue d'une robe bleue, toute parsemée de saphirs et de diamants, belle, jeune, adorée de tous, venant de donner un Dauphin à la France, ne croyant pas à la possibilité d'un pas rétrograde dans la carrière brillante où elle était entraînée; et déjà elle était près de l'abîme. Que de réflexions un pareil rapprochement ne fait-il pas naître!

Je ne prétends pas retracer les intrigues de la Cour que ma grande jeunesse m'empêchait de juger ou même de comprendre. J'avais déjà entendu parler de Mme de Polignac, pour qui la reine commençait à avoir du goût. Elle était très jolie, mais elle avait peu d'esprit. Sa belle-soeur, la comtesse Diane de Polignac, plus âgée, femme très intrigante, la conseillait dans les moyens de parvenir à la faveur. Le comte de Vaudreuil, leur ami, et que ses agréments faisaient rechercher de la reine, travaillait aussi à cette fortune devenue, par la suite, si grande. Je me rappelle que M. de Guéménée tâchait d'alarmer ma mère sur cette faveur naissante de Mme de Polignac. Mais ma mère se laissait aimer de la reine, tranquillement, et sans songer à profiter de cette faveur pour augmenter sa fortune ou pour faire celle de ses amis. Elle se sentait déjà attaquée du mal qui la fît périr moins de deux ans après. Tourmentée à tous les moments par ma grand'mère, elle succombait sous le poids du malheur sans avoir la force de s'y soustraire. Quant à mon père, il était en Amérique où il faisait la guerre à la tête du premier bataillon de son régiment.

VII

Le régiment de Dillon était entré au service de France en 1690, lorsque Jacques II eut perdu toute espérance de remonter sur le trône, après la bataille de la Boyne. Mon arrière grand-père, Arthur Dillon, le commandait.

Comme ces fragments seront peut-être conservés par mes enfants, je vais transcrire ici une note généalogique de la branche de ma famille établie en France et un historique sommaire du régiment de Dillon.

NOTE GÉNÉALOGIQUE SUR LA MAISON DES LORDS DILLON

Pairs d'Irlande et colonels propriétaires du régiment de Dillon au service de France depuis la Révolution d'Angleterre, en 1688, jusqu'à celle de France, en 1789.

Théobald VIIe Lord Viscount Dillon, | épousa Mary, fille de sir Henry Talbot, de Mount Talbot et frère | de Richard Talbot, duc de Tyrconnel et vice roi d'Irlande; il mourut | en 1691 et sa femme fut tuée la même année au siège de Limerick. | | Henri VIIe Lord Viscount Dillon | | succéda à son père en 1691. En 1689, il fut un des représentants | | du Comté de West-Meath au parlement du roi Jacques II à Dublin, | | lord lieutenant du Comté de Roscommon et colonel d'un régiment | | au service du roi. Il épousa, en 1687, Frances Hamilton, et | | mourut le 13 janvier 1714. | | | | Richard IXe Lord Viscount Dillon | | | fils de Henri, né en 1688. Épousa Lady Bridget Burke, fille | | | de John Earl of Clanricarde. Il mourut en 1737 et laissa | | | une fille unique, Frances, qui épousa son cousin Lord | | | Charles Dillon. | | Honorable Arthur Dillon | | premier colonel propriétaire du régiment de Dillon au service de | | France. Mourut le 5 février 1733, lieutenant général, commandeur de | | l'ordre de Saint Louis. Il épousa Christina, fille de Ralph | | Sheldon, premier écuyer de Jacques II. Elle mourut à 77 ans, en | | 1757, dans la maison des dames anglaises, à Paris, laissant cinq | | fils et cinq filles. | | | | Charles Xe Lord Viscount Dillon | | | second colonel propriétaire du régiment de Dillon, chevalier | | | de Saint-Louis. Épousa Frances, fille unique et héritière de | | | son cousin Richard. Elle mourut à Londres le 7 Janvier | | | 1739, et son mari le 24 octobre 1741, sans enfants. | | | | Henri XIe Lord Viscount Dillon | | | troisième colonel propriétaire du régiment de Dillon, | | | chevalier de Saint Louis. Il quitta le service de France en | | | 1743, et épousa l'année suivante Lady Charlotte Lee, fille | | | de George-Henry, 2e Earl of Lichfield, pair d'Angleterre | | | et petit-fils du roi Charles II par la Duchesse de | | | Cleveland. Il mourut à Londres, le 15 septembre 1787, âgé | | | de 82 ans, et sa veuve, le 19 juin 1794, âgée de 74 ans. Ils | | | eurent sept enfants. | | | | | | Charles XIIe Lord Viscount Dillon | | | | né en 1745, membre du Conseil privé, gouverneur du comté | | | | de Mayo, un des quinze chevaliers de Saint-Patrice. Il | | | | épousa Henriette Phipps, fille de Lord Mulgrave et en | | | | eut deux enfants: Henry Augustus, le présent Lord | | | | Visconnt Dillon[13] et Frances-Charlotte, mariée en | | | | 1797 à Sir Thomas Webb. | | | | | | | | Lord Charles Dillon mourut en Irlande le 2 novembre | | | | 1813. Une fille naturelle[14] dont il avait épousé la | | | | mère[15] après la mort de sa femme, a épousé Lord | | | | Frédérick Beauclerk, frère du duc de Saint-Albans. | | | | | | | Honorable Arthur Dillon | | | | sixième colonel propriétaire du régiment de Dillon, né | | | | le 3 septembre 1750. Épousa Thérèse-Lucy de Rothe, sa | | | | cousine, dont il eut Henriette-Lucy[16], qui épousa, | | | | en 1787, le Comte de Gouvernet[17]. En secondes noces | | | | il épousa Marie de Girardin, veuve du Comte de la | | | | Touche et cousine germaine de Joséphine, femme de | | | | Napoléon. De sa seconde femme il eut une fille, | | | | Frances, qui épousa le Général Bertrand. L'honorable | | | | Arthur Dillon périt sur l'échafaud le 13 avril 1794. | | | | | | | Honorable Henry Dillon | | | | colonel du régiment de Dillon lorsqu'il fut reconstitué | | | | en Angleterre et pris à la solde dn gouvernement | | | | britannique, en 1794. Né en 1759, épousa, en 1790, | | | | Frances, fille de Dominick Trant, dont il eut deux | | | | fils et deux filles. | | | | | | | Honorable Laura Dillon | | | | morte, à l'âge de 14 ans, au couvent des bénédictines de | | | | Montargis. | | | | | | | Honorable Frances Dillon | | | | née en 1747, mariée en 1767, à Sir William Jerningham. | | | | | | | Honorable Catherine Dillon | | | | née en 1759. Religieuse au couvent des bénédictines de | | | | Montargis. Elle se réfugia avec ses compagnes à Bodney, | | | | en Angleterre, au moment de la Révolution et y mourut en | | | | 1794. | | | | | | | Honorable Charlotte Dillon | | | | épousa en 1777, Valentine Browne, depuis Earl of | | | | Kenmare. Elle eut une fille unique, Charlotte, | | | | maintenant[13] lady Charlotte Goold. | | | | | | James Dillon | | | quatrième colonel propriétaire du régiment de Dillon, | | | chevalier de Malte et de Saint-Louis. Tué à Fontenoy en | | | 1745, sans avoir été marié. | | | | | Edward Dillon | | | cinquième colonel propriétaire du régiment de Dillon. Mort à | | | Maëstricht, en 1747, des suites d'une blessure reçue à la | | | bataille de Lawfeld, sans avoir été marié. | | | | | Arthur-Richard Dillon | | | né en 1721, successivement évêque d'Evreux, archevêque de | | | Toulouse, archevêque de Narbonne; président du clergé de | | | France, cordon bleu; mort à Londres, le 5 juillet 1806, à 85 | | | ans. | | | | | Frances Dillon | | | religieuse carmélite à Pontoise. | | | | | Catherine Dillon | | | religieuse carmélite à Pontoise. Fut choisie pour réformer | | | le monastère des carmélites à Saint-Denis. Elle y mourut, | | | prieure, en 1758, après y avoir reçu Madame Louise, fille | | | de Louis XV. On la surnomma la seconde sainte Thérèse. | | | | | Mary Dillon | | | mourut à Saint-Germain-en-Laye en 1786. | | | | | Bridget Dillon | | | épousa le Comte du Blezelle. Elle mourut à | | | Saint-Germain-en-Laye, en 1785, sans enfants. | | | | | Laura Dillon, épousa Lucius Cary, Lord Viscount Falkland, pair | | | d'Ecosse. Elle mourut, en 1741, laissant une fille unique | | | Lucy. | | | | | | Honorable Lucy Cary | | | | épousa le Général Edward de Rothe et eut une seule fille | | | | Thérèse-Lucy. | | | | | | | | Le Général Edward de Rothe mourut en 1766 et Lucy Cary, | | | | sa femme, en 1804, à Londres. | | | | | | | | Thérése-Lucy de Rothe | | | | | épousa en 1768, son cousin l'honorable Arthur | | | | | Dillon. Elle mourut le 7 septembre 1782, laissant | | | | | une fille Henriette-Lucy[16].

HISTORIQUE SOMMAIRE DU RÉGIMENT DE DILLON

Théobald, lord viscount Dillon, pair d'Irlande et chef, à cette époque, de l'illustre maison de ce nom, leva, à la fin de l'année 1688, sur ses terres en Irlande et équipa à ses dépens un régiment pour le service du roi Jacques II. Dans le courant de l'année 1690, ce régiment passa au service de France, sous les ordres d'Arthur Dillon, son deuxième fils. Il faisait partie d'un corps de 5,371 hommes de troupes irlandaises qui débarquèrent à Brest le 1er mai 1690, et qui furent donnés par le roi Jacques II à Louis XIV, en échange de six régiments français.

Après la capitulation de Limerick, en 1691, le nombre des troupes irlandaises qui passèrent au service de France, fut considérablement augmenté, et monta on tout à plus de 20,000 hommes. Depuis cette époque jusqu'à la Révolution française, elles servirent sous le nom de brigade irlandaise, dans toutes les guerres qu'essuya la France, et toujours avec la distinction la plus éclatante.

Arthur Dillon, premier colonel du régiment de Dillon, devint lieutenant général à l'âge de 33 ans, ayant obtenu ce grade successivement avec celui de maréchal de camp, hors de son rang, pour des actions d'éclat. Il fut longtemps commandant en Dauphiné, gouverneur de Toulon, et battit, le 28 août 1709, vers Briançon, le général Rehbinder, commandant les troupes de Savoie, qui voulait pénétrer en France. Il finit une carrière glorieuse, en 1733, âgé de 63 ans, laissant cinq fils et cinq filles.

Dès 1728, il avait cédé son régiment à Charles Dillon, l'aîné de ses fils. Charles Dillon étant devenu l'aîné de la famille, en 1737, par la mort de Richard lord Dillon, son cousin germain, garda provisoirement le régiment et le céda ensuite à Henri Dillon, son frère.

Henri Dillon, à la mort de Charles lord Dillon, son frère, en 1741, lui succéda aux titres et aux biens de sa famille, mais conserva néanmoins le commandement du régiment, à la tête duquel il servit jusqu'en 1743. Après la bataille de Dettingen, les Anglais, d'auxiliaires qu'ils étaient, devinrent partie principale dans la guerre. Lord Henri Dillon, pour conserver son titre de pair d'Irlande et pour empêcher la confiscation de ses biens, fut, par ce fait, obligé de quitter le service de France, ce qu'il fit du consentement et même par le conseil de Louis XV.

James Dillon, chevalier de Malte, le troisième frère, fut promu alors colonel du régiment, à la tête duquel il fut tué à Fontenoy, en 1745.

Edward Dillon, le quatrième frère, fut nommé par Louis XV, sur le champ de bataille, colonel du régiment et, comme son frère, trouva la mort au feu en le commandant, à la bataille de Lawfeld, en 1747. Arthur-Richard Dillon, le cinquième frère, restait seul vivant; mais il venait d'être engagé dans les ordres et est mort en Angleterre, archevêque de Narbonne, en 1806.

À la mort d'Edward Dillon, tué à Lawfeld, on sollicita vivement Louis XV de disposer du régiment, sous prétexte qu'il n'existait plus de Dillon pour en prendre le commandement. Mais le roi répondit «que Henri lord Dillon venait de se marier et qu'il ne pouvait consentir à voir sortir de cette famille une propriété cimentée par tant de sang et de si bons services, aussi longtemps qu'il pourrait espérer de la voir se renouveler». Le régiment de Dillon resta en conséquence, depuis 1747, sous le commandement successif d'un lieutenant-colonel et de deux colonels commandants, jusqu'à ce que l'honorable Arthur Dillon, deuxième fils de Henri lord Dillon, en fut pourvu, le 25 août 1767, à l'âge de 17 ans.

À l'époque de la Révolution française, la brigade irlandaise se trouvait réduite à trois régiments d'infanterie, savoir: Dillon, Berwick et Walsh. En 1794, les débris de ces trois régiments, y compris la majeure partie des officiers—qui avaient émigré en Angleterre—passèrent à la solde de Sa Majesté Britannique. Le régiment de Dillon, ou la fraction encore existante à laquelle l'Angleterre voulut attribuer ce nom, fut donné à l'honorable Henri Dillon, troisième fils de Henri lord Dillon et frère d'Arthur Dillon, dernier colonel du régiment en France et qui avait péri sur l'échafaud en 1794. Ce nouveau régiment se compléta en se recrutant sur les mêmes terres qui avaient fourni ses premiers soldats en 1688. Il s'embarqua, peu après, pour la Jamaïque, où les pertes qu'il y éprouva furent si considérables qu'on le licencia. Les drapeaux et enseignes du régiment furent transportés en Irlande et soigneusement déposés entre les mains de lord Charles Dillon, chef de la famille et frère aîné du colonel.

CHAPITRE II

I. Maladie de Mme Dillon.—On lui ordonne les eaux de Spa.—Colère de Mme de Rothe, sa mère.—Intervention de la reine.—Départ pour Bruxelles.—Charles viscount Dillon et Lady Dillon.—Lady Kenmare.—II. Les études de Mme Dillon.—Son instituteur, l'organiste Combes.—Son ardeur pour tout apprendre.—Ses pressentiments d'une vie d'aventures.—Fâcheuses conditions dans lesquelles se poursuit son éducation.—On la sépare de sa bonne, Marguerite.—III. Séjour à Bruxelles.—Visites chez l'archiduchesse Marie-Christine.—La plus belle collection de gravures de toute l'Europe.—Séjour à Spa.—M. de Guéménée.—La duchesse de l'Infantado et la marquise del Viso.—Le comte et la comtesse du Nord.—Mauvaise influence que cherche à exercer une femme de chambre anglaise sur Mlle Dillon.—Ses préférences en lecture.—Son inclination vers le dévouement.—IV. Retour à Paris.—Mort de Mme Dillon.—V. Sentiment de l'auteur des Mémoires sur les causes de la Révolution.—VI. Description de Hautefontaine.—Détails de fortune.—Mme de Rothe.—Son fâcheux caractère.—Tristes conséquences pour sa petite-fille.—VII. Changement de vie et de logement.—Acquisition de la Folie joyeuse à Montfermeil.—Travaux entrepris dans cette propriété.—Leur influence sur les connaissances pratiques de Mlle Dillon.

I

Ma mère avait eu un fils, qui mourut à deux ans, et depuis cette couche elle avait toujours souffert. Une humeur laiteuse la tourmentait. Fixée sur le foie, elle lui ôtait tout appétit et son sang, desséché par le chagrin continuel que lui causait ma grand'mère, s'alluma et se porta avec violence à la poitrine. Elle ne se ménageait pas. Elle montait à cheval, courait le cerf, chantait avec le célèbre Piccini qui était passionné pour sa voix. Enfin, à 31 ans, vers le mois d'avril 1782, elle cracha le sang avec violence.

Ma grand'mère, quoique portée à ne pas croire aux maux de sa fille, fut pourtant forcée de convenir alors qu'elle était sérieusement malade. Mais son indomptable haine, son caractère soupçonneux, la disposait d'un autre côté à voir dans toutes les actions de ma pauvre mère un calcul tendant à la soustraire à son autorité. Aussi fut-elle convaincue que ma mère avait feint ces crachements de sang pour ne pas aller à Hautefontaine. Elle n'aurait pas consenti à retarder son départ d'une heure. Ma mère consulta, pour son malheur, un médecin nommé Michel, jouissant alors de beaucoup de célébrité. Il déclara que le sang qu'elle avait craché venait de l'estomac et lui ordonna d'aller à Spa. Il serait difficile de peindre les fureurs inconcevables de ma grand'mère, à l'idée que sa fille pouvait aller à ces eaux. Elle ne voulait pas l'y accompagner. Elle refusait de l'argent pour le voyage. Je crois que la reine vint au secours de ma mère dans cette occasion. Nous partîmes de Hautefontaine pour Bruxelles où nous passâmes un mois.

Mon oncle Charles Dillon avait épousé miss Phipps, fille de lord Mulgrave. Il résidait à Bruxelles, n'osant habiter l'Angleterre à cause de ses nombreuses dettes. À cette époque, il était encore catholique. Ce ne fut que plus tard qu'il eut l'impardonnable faiblesse de changer de religion et de se faire protestant pour hériter de son grand-oncle maternel, lord Lichfield[18], lequel subordonna à cette condition son héritage de quinze mille livres sterling. Mme Charles Dillon était belle comme le jour. Elle était venue à Paris l'année d'auparavant avec lady Kenmare, soeur de mon père, qui était aussi d'une grande beauté. Elles allaient au bal de la reine avec ma mère et ces trois belles-soeurs étaient généralement admirées. Un an s'était à peine écoulé et elles étaient toutes trois au tombeau. Elles moururent à une semaine l'une de l'autre.

II

Comme je l'ai dit plus haut, je n'ai pas eu d'enfance. À douze ans mon éducation était très avancée. J'avais lu énormément, mais sans choix. Dès l'âge de sept ans on m'avait donné un instituteur. C'était un organiste de Béziers, nommé Combes. Il vint pour me montrer à jouer du clavecin, car il n'y avait pas encore alors de pianos, ou du moins ils étaient très rares. Ma mère on avait un pour accompagner la voix, mais on ne me permettait pas d'y toucher. M. Combes avait fait de bonnes études; il les continua et m'a avoué depuis qu'il avait souvent retardé les miennes à dessein, de crainte que je ne le dépassasse dans celles qu'il faisait lui-même.

J'ai toujours eu une ardeur incroyable pour apprendre. Je voulais savoir toutes choses, depuis la cuisine jusqu'aux expériences de chimie que j'allais voir faire par un petit apothicaire demeurant à Hautefontaine. Le jardinier était Anglais et ma bonne Marguerite me menait tous les jours chez sa femme qui me montrait à lire dans sa langue: le plus souvent dans Robinson; j'étais passionnée pour ce livre.

J'ai toujours eu un pressentiment aventureux. Mon imagination s'exerçait sans cesse sur des vicissitudes de fortune. Je me créais des situations singulières. Je voulais savoir tout ce qui était utile pour toutes les circonstances de la vie. Quand ma bonne allait voir sa mère, deux ou trois fois dans l'été, je l'obligeais à me raconter tout ce qui se faisait dans son hameau. Pendant plusieurs jours ensuite, je ne songeais qu'à ce que je ferais si j'étais paysanne, et j'enviais le sort de celles que je visitais souvent dans le village et qui n'étaient pas, comme moi, obligées de cacher leurs goûts et leurs idées.

L'état d'hostilité constante qui existait dans la maison me tenait dans une contrainte continuelle. Si ma mère voulait que je fisse une chose, ma grand'mère me le défendait. Chacun m'aurait voulu pour espion. Mais ma probité naturelle se révoltait à la seule pensée de la bassesse de ce rôle. Je me taisais, et l'on m'accusait d'insensibilité, de taciturnité. J'étais le but de l'humeur des uns et des autres, d'accusations injustes. J'étais battue, enfermée, en pénitence pour des riens. Mon éducation se faisait sans discernement. Quand j'étais émue de quelque belle action dans l'histoire, on se moquait de moi. Tous les jours, j'entendais raconter quelque trait licencieux ou quelque intrigue abominable. Je voyais tous les vices, j'entendais leur langage, on ne se cachait de rien en ma présence. J'allais trouver ma bonne, et son simple bon sens m'aidait à apprécier, à distinguer, à classer tout à sa juste valeur.

À onze ans, ma mère trouvant que je parlais moins bien l'anglais, me donna une femme de chambre élégante que l'on fit venir exprès d'Angleterre. Son arrivée me causa un chagrin mortel. On me sépara de ma bonne Marguerite et, quoiqu'elle restât dans la maison, elle ne vint presque plus dans ma chambre. Ma tendresse pour elle s'en augmenta. Je m'échappais à tous moments pour aller, la retrouver ou pour la rencontrer dans la maison, et ce fut une cause nouvelle de gronderies et de pénitences. Combien l'on doit songer, quand on élève des enfants, à ne pas les blesser dans leurs affections! Que l'on ne compte pas sur l'apparente légèreté de leur caractère. En écrivant, à cinquante-cinq ans, les humiliations que l'on fit éprouver à ma bonne, tout mon coeur se soulève d'indignation, comme il le fit alors. Cependant cette Anglaise était agréable. Elle ne me plut que trop. Elle était protestante, avait eu une conduite plus que légère et n'avait jamais lu que des romans. Elle me fit beaucoup de mal…

III

Revenons à mon récit. Nous allâmes à Bruxelles, dans la maison de ma tante. Elle était au dernier degré d'une consomption qui n'avait rien changé à l'agrément et à la beauté de sa figure vraiment céleste. Elle avait deux enfants charmants, un garçon de quatre ans—le présent lord Dillon[19]—et une fille qui fut depuis lady Webb. Je m'amusais beaucoup de ces enfants. Mon plus grand bonheur était de les soigner, de les endormir, de les bercer. J'avais déjà un instinct maternel. Je sentais que ces pauvres enfants allaient être privés de leur mère. Je ne me croyais pas si près du même malheur.

Ma mère me menait chez l'archiduchesse Marie-Christine qui gouvernait les Pays-Bas avec son mari, le duc Albert de Saxe-Teschen. Pendant les conversations de ma mère avec l'archiduchesse, on me conduisait dans un cabinet où l'on me montrait des portefeuilles d'estampes. J'ai pensé depuis que c'était sans doute le commencement de cette superbe collection de gravures, la plus belle de l'Europe, que le duc Albert a laissée à l'archiduc Charles.

Nous allâmes à Spa. M. de Guéménée nous y retrouva, je n'ai jamais pu m'expliquer pourquoi. Pendant ce voyage, il cherchait toutes les occasions et tous les moyens de me déprécier aux yeux de ma mère et d'empêcher qu'elle eût la moindre confiance en moi. M. Combes a supposé plus tard qu'il craignait que je ne fusse déjà au courant du mauvais état de ses affaires et, comme ma mère ne s'en doutait pas, qu'il appréhendait que je ne lui en parlasse. Nous vîmes à Spa plusieurs Anglais de nos parents, entre autres lord et lady Grandison. Ma mère y trouva aussi la duchesse de l'Infantado, qui était avec ses fils et pour sa fille, la marquise del Viso. Cette jeune femme, à la suite d'une fièvre maligne, avait oublié tout ce qu'on lui avait enseigné au cours de son éducation. Il lui avait fallu apprendre de nouveau à lire et à écrire. Elle était, à vingt ans, à peu près en enfance et jouait à la poupée. Peu de temps après sa sensibilité se réveilla, par une passion qu'elle prit pour M. Spontin, possesseur d'un duché en Brabant, et qui l'épousa. C'est le duc de Beaufort. Elle eut quatre filles et mourut en couches de la dernière. La duchesse de l'Infantado, née Salm, était une personne très respectable. Elle habitait Paris pour l'éducation de ses fils, le jeune duc et le chevalier de Tolède. Elle disait souvent à ma mère que j'épouserais ce dernier, mais cette plaisanterie me déplaisait.

Ce fut à Spa que je goûtai pour la première fois le dangereux poison de la louange et des succès. Ma mère me menait à la redoute les jours où l'on y dansait, et la danse de la petite française devint bientôt une des curiosités de Spa.

Le comte et la comtesse du Nord venaient d'y arriver du froid de la Russie, et n'avaient jamais vu de filles de douze ans danser la gavotte, le menuet, etc. On leur montra cette espèce de phénomène. La même princesse, devenue impératrice de Russie[20], n'avait pas, trente-sept ans plus tard, oublié la petite fille d'alors, qu'elle retrouvait une grave mère de famille. Elle m'a dit beaucoup de choses obligeantes sur le souvenir qu'elle avait conservé de mes grâces et surtout de la finesse de ma taille.

Tout concourait sans cesse à me corrompre l'esprit et le coeur. Ma femme de chambre anglaise ne m'entretenait jamais que de frivolités, de toilettes, de succès. Elle me parlait des conquêtes qu'elle avait faites et de celles que je pourrais faire dans quelques années. Elle me donnait des romans anglais; mais, par une singularité dont j'ai peine maintenant à me rendre compte, je ne voulais pas lire de mauvais livres; je savais qu'il y en avait qu'une demoiselle ne devait pas avoir lus et que, si on en parlait devant moi et que je les connusse, je ne pourrais pas m'empêcher de rougir. Aussi trouvais je plus facile de m'en abstenir. D'ailleurs les romans de sentiment ne me plaisaient pas. J'ai toujours détesté les sentiments forcés et les exagérations. Je me rappelle néanmoins un roman de l'abbé Prévost, qui me faisait une grande impression: c'était Cleveland. Il y a, dans ce livre des actions de dévouement admirables, et cette vertu a toujours été celle qui répondait le plus à mon coeur. J'étais si susceptible de l'éprouver que j'aurais voulu pouvoir en donner tous les jours des preuves à ma mère. Souvent je versais des larmes amères de ce qu'elle ne me permettait pas de la soigner, de la veiller, de lui rendre tous les soins dont le désir était dans mon coeur. Mais elle me repoussait, elle m'éloignait, sans que je pusse deviner le motif d'une aversion aussi étrange pour sa fille unique.

IV

Cependant les eaux de Spa avançaient les jours de ma pauvre mère. Elle répugnait néanmoins à revenir à Hautefontaine, dans la certitude où elle était que ma grand'mère la recevrait, comme à l'ordinaire, avec des scènes et des fureurs. Elle ne se trompait pas. Mais son état empirant à tous moments, la pensée, commune à tous ceux qui sont attaqués de cette cruelle maladie de poitrine, lui vint de changer d'air. Elle voulut aller en Italie et demanda d'abord à revenir à Paris. Ma grand'mère y consentit et commença alors seulement à envisager le véritable état de sa malheureuse fille, ou du moins elle en parla dès lors comme d'un état sans espoir, ainsi qu'il l'était en effet.

Arrivées à Paris, ma grand'mère donna son appartement à ma mère comme le plus vaste. Elle lui rendit des soins empressés, mais qui contrastaient pour moi, d'une manière si frappante, avec les traitements outrageants dont j'avais été témoin quelques mois auparavant, que je pus croire à la vérité des sentiments qu'elle témoignait alors. En y pensant dans l'âge mûr, j'ai trouvé que les écarts d'un caractère passionné sont dans la nature. Quand on ne s'est jamais maîtrisé et que l'on s'est toujours abandonné à tous ses penchants sans jamais faire le moindre effort pour se vaincre, quand on n'est pas retenu par la religion et qu'on ne dépend que de soi, il n'y a pas de raison pour ne pas tomber dans tous les excès possibles.

Ma mère fut fort soignée dans ses derniers moments. La reine vint la voir et tous les jours un piqueur ou un page était envoyé de Versailles pour prendre de ses nouvelles. Elle s'affaiblissait à chaque instant. Mais, j'éprouve du chagrin à l'écrire après quarante-cinq ans, personne ne parla de sacrements ni de lui faire voir un prêtre. À peine avais-je appris mon catéchisme. Il n'y avait pas de chapelain dans cette maison d'un archevêque. Les femmes de chambre, quoiqu'il y en eut de pieuses, craignaient trop ma grand'mère pour oser parler. Ma mère ne croyait pas toucher à son dernier moment. Elle mourut étouffée, dans les bras de ma bonne, le 7 septembre.

On m'apprit le matin ce triste événement. Ce fut une bonne vieille amie de ma mère, que je vis près de mon lit en me réveillant, qui m'annonça sa mort. Elle m'informa que ma grand'mère avait quitté la maison, que je devais me lever, aller la trouver et lui demander sa protection et ses soins; que désormais je dépendais d'elle pour mon sort à venir; qu'elle était très mal avec mon père, en ce moment en Amérique; qu'elle me déshériterait certainement si elle me prenait en aversion, comme elle n'y était que trop disposée. Mon jeune coeur déchiré se révolta contre la dissimulation que cette bonne dame prétendait m'imposer. Elle eut beaucoup de peine à me persuader de me laisser conduire auprès de ma grand'mère. Le souvenir de toutes les larmes que j'avais vu verser à ma mère, celui des scènes affreuses qu'en ma présence elle avait endurées, la pensée que les mauvais traitements qu'elle avait éprouvés avaient abrégé ses jours, soulevaient en moi une répugnance invincible à me soumettre à la domination de ma grand'mère. Cependant ma vieille amie m'assura que si je faisais la moindre difficulté, un couvent sévère serait mon refuge; que mon père, qui se remarierait sans doute pour avoir un garçon, ne voudrait pas me reprendre chez lui; que l'on m'obligerait peut-être à prendre le voile en m'envoyant chez ma tante[21], elle-même religieuse au couvent des Bénédictines de Montargis et qui n'était pas sortie de cet établissement depuis l'âge de sept ans.

Mme Nagle—c'était le nom de la vieille dame—finit par m'entraîner chez ma grand'mère. Celle-ci joua une grande scène de désespoir qui me glaça d'épouvante et me laissa la plus pénible impression. On me trouva froide et insensible. On insinua que je ne regrettais pas ma mère, et cette inculpation si fausse resserra mon coeur en m'indignant. J'entrevis en un moment toute l'étendue de la carrière de duplicité dans laquelle on me forçait d'entrer. Mais je rappellerai que j'avais douze ans seulement et que, quoique mon esprit fût beaucoup plus développé qu'il ne l'est habituellement à cet âge et que je fusse déjà très avancée dans mon éducation, jamais je n'avais reçu aucune instruction morale ou religieuse.

V

Je ne prétends pas au talent de décrire l'état de la société en France avant la Révolution. Cette tâche serait au-dessus de mes forces. Mais, lorsque dans ma vieillesse je rassemble mes souvenirs, je trouve que les symptômes du bouleversement qui s'est produit en 1789, avaient déjà commencé à se manifester depuis le temps où mes réflexions ont laissé quelques traces dans ma mémoire.

Le règne dévergondé de Louis XV avait corrompu la haute société. La noblesse de la Cour donnait l'exemple de tous les vices. Le jeu, la débauche, l'immoralité, l'irréligion, s'étalaient ouvertement. Le haut clergé, attiré à Paris pour les assemblées du clergé, que le besoin d'argent et le désordre des finances forçaient le roi, afin d'obtenir le don gratuit, à rendre à peu près annuelles, était corrompu par les moeurs dissolues de la Cour. Presque tous les évêques étaient choisis dans la haute noblesse. Ils retrouvaient à Paris leurs familles et leur société, leurs liaisons de jeunesse, leurs premières habitudes. Ils avaient fait leurs études, pour la plupart, dans les séminaires de Paris: à Saint-Sulpice, à Saint-Magloire, aux Vertus, à l'Oratoire; et lorsqu'ils étaient nommés évêques, ils considéraient cette nomination comme un honorable exil qui les éloignait de leurs amis, de leurs familles et de toutes les jouissances du monde.

Les ecclésiastiques du second ordre, membres de l'assemblée du clergé, étaient presque tous désignés parmi les grands vicaires des évêques, ou parmi les jeunes abbés propriétaires d'abbayes appartenant à la classe dans laquelle on choisissait les évêques. Ils venaient puiser à Paris les principes et les habitudes qu'ils rapportaient ensuite dans, les provinces, où ils donnaient trop souvent des exemples funestes.

Ainsi la dissolution des moeurs descendait des hautes classes dans les classes inférieures. La vertu, chez les hommes, la bonne conduite, chez les femmes, étaient tournées en ridicule et passaient pour de la rusticité. Je ne saurais entrer dans les détails pour prouver ce que j'avance ici. Le grand nombre d'années qui s'est écoulé depuis le temps que je voudrais peindre, transforme cette époque, pour moi, en une généralité purement historique, dans laquelle le souvenir des individus s'est effacé pour ne laisser dans mon esprit qu'une impression d'ensemble. Plus j'avance en âge, cependant, plus je considère que la Révolution de 1789 n'a été que le résultat inévitable et, je pourrais même dire, la juste punition des vices des hautes classes, vices portés à un excès tel qu'il devenait infaillible, si on n'avait pas été frappé du plus funeste aveuglement, que l'on serait consumé par le volcan que de ses propres mains on avait allumé.

VI

Après la mort de ma mère, ma grand'mère et mon oncle allèrent, au mois d'octobre 1782, à Hautefontaine et m'y emmenèrent avec eux, accompagnés de mon instituteur, M. Combes, qui s'occupait exclusivement de mon éducation.

J'aimais beaucoup cette habitation que je savais devoir un jour m'appartenir. C'était une belle terre, toute en domaines, à vingt-deux lieues de Paris, entre Villers-Cotterets et Soissons. Le château, bâti vers le commencement du dernier siècle, sur une colline fort escarpée, dominait une petite vallée très fraîche, ou, pour mieux dire, une gorge s'ouvrant sur la forêt de Compiègne qui formait amphithéâtre dans le fond du tableau. Des prés, des bois, des étangs d'une belle eau et remplis de poissons, venaient à la suite d'un magnifique potager que l'on dominait des fenêtres du château, dont la cour en plate-forme avait été, sans doute, fortifiée dans des temps plus anciens. Ce château, sans aucune beauté d'architecture, était commode, vaste, parfaitement meublé, très soigné dans tous ses détails.

Mon oncle, ma grand'mère et ma mère avaient accompagné mon père jusqu'à Brest, lorsqu'il s'embarqua, en 1779, pour faire la guerre avec son régiment aux Antilles. À son retour, mon oncle acheta, à Lorient, toute la cargaison d'un navire venant de l'Inde et qui consistait en porcelaine de la Chine et du Japon, en toiles de Perse de toutes couleurs pour des tentures d'appartements, en étoffes de soie, en damas, en pékins peints, etc… Toutes ces richesses avaient été déballées, à ma grande joie, et rangées dans de grands garde-meubles, où le vieux concierge me laissait errer avec ma bonne, lorsque le temps ne permettait pas la promenade. Il me disait souvent: «Tout cela sera à vous.» Mais, comme par un pressentiment secret, je ne m'attachais pas aux idées de splendeur. Ma jeune imagination se portait plus volontiers sur des idées de ruine, de pauvreté, et cette pensée prophétique qui ne me quittait jamais, me ramenait toujours à vouloir apprendre tous les ouvrages des mains qui conviennent à une pauvre fille, et à m'éloigner des occupations d'une demoiselle que l'on nommait une héritière.

Pendant la vie de ma mère, l'habitation de Hautefontaine avait été très brillante. Mais, après sa mort, tout changea complètement. Ma grand'mère s'était emparée, en l'absence de mon père, de tous les papiers de ma mère, et de toutes les correspondances qu'elle avait conservées.

De même qu'on ne lui avait pas laissé voir un prêtre, de même on ne lui avait pas permis de songer à ses affaires temporelles, auxquelles ma grand'mère avait trop d'intérêt qu'aucun homme entendu ne fût initié. La fortune de mon grand-père avait disparu entre ses mains et tout ce que nous possédions avait changé de nature pendant l'enfance de ma mère. Elle avait douze ans seulement lorsqu'elle perdit son père, le général de Rothe, mort subitement à Hautefontaine, peu de temps après avoir acheté cette terre au nom de sa femme, sous prétexte qu'il l'avait payée exclusivement avec les fonds—10.000 livres sterling—donnés comme dot à ma grand'mère par son père lord Falkland.

Cependant mon grand-père de Rothe avait hérité de la fortune de sa mère, lady Catherine de Rothe, et de celle de sa tante, la duchesse de Perth, toutes deux filles de lord Middleton, ministre de Jacques II, dont les historiens ont parlé diversement. Une autre parente lui avait laissé à Paris, rue du Bac, la maison où nous habitions, et 4.000 livres de rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris. Ces deux derniers objets restaient seuls à la mort de M. de Rothe, et ma mère en fut mise en possession.

Mon grand-oncle l'archevêque avait habité la maison de la rue du Bac pendant vingt ans sans payer un sol de loyer à sa nièce. Sous prétexte qu'elle y logeait elle-même, il n'en paya même jamais les réparations. Aussi quand, après la mort de ma mère, il quitta la maison pour en louer une autre sur sa propre tête, il emprunta 40.000 francs destinés à faire face aux réparations urgentes sans lesquelles on n'aurait pas pu mettre la première en location. Il greva ainsi l'immeuble de cette dette que je fus obligée de payer le jour où je le vendis, en 1797. Mon grand-oncle pourtant avait déjà alors plus de 300.000 francs de biens du clergé. Il est vrai qu'il avait payé des dettes de jeu à mon père, affligé de cette malheureuse passion, ainsi que ses deux frères, lord Dillon et Henri Dillon. J'ai toujours ignoré à quel taux s'étaient montées les sommes données par mon oncle pour ces funestes dettes, mais j'ai entendu dire qu'elles avaient été considérables. Quoi qu'il en soit, à la mort de ma mère, je n'eus que la maison de la rue du Bac qu'on loua 10.000 francs à M. le baron de Staël, marié depuis à la célèbre Melle Necker, et 4.000 francs de rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris. Je n'avais rien à attendre de mon père. Il avait déjà dévoré sa légitime de 10.000 livres sterling qu'on lui remit avec le régiment de Dillon, dont il était propriétaire-né, comme héritier de son dernier oncle, tué à Fontenoy. Je devais donc ménager ma grand'mère qui me menaçait à tout propos de me mettre au couvent. Son autorité despotique se faisait sentir continuellement. Jamais je n'ai vu un autre exemple d'un tel besoin de dominer, d'exercer son pouvoir. Elle commença par me séparer entièrement des amies de mon enfance et elle rompit elle-même avec toutes celles de sa fille. Il est probable qu'elle avait trouvé dans les correspondances dont elle s'était saisie des réponses aux justes plaintes que ma mère était bien en droit d'exprimer sur la cruelle dépendance où elle avait vécu pendant les dernières années de sa vie, et des appréciations peu flatteuses sur les procédés iniques de ma grand'mère. Celle-ci exigea que je misse fin à toute communication avec Mlle de Rochechouart, dont l'aînée avait déjà épousé le duc de Piennes, depuis duc d'Aumont, et la cadette le comte de Chinon, depuis duc de Richelieu; avec Mlles de Chauvelin, qui épousèrent MM. d'Imécourt et de La Bourdonnaye; avec Mlle de Coigny, fille du comte de Coigny, qui plus tard a fait parler d'elle d'une manière si scandaleuse; avec la troisième des Rochechouart, élevée par la duchesse du Châtelet, sa tante, et qui épousa le prince de Carency, fils du duc de La Vauguyon. Par un raffinement de cruauté, ma grand'mère fit retomber sur moi la cessation de nos rapports avec mes jeunes amies. Totalement isolée par force, j'appris que j'étais accusée d'ingratitude, de légèreté et d'indifférence, sans qu'il me fût permis de me justifier.

Mon bon instituteur, qui connaissait ma grand'mère mieux que je ne la connaissais moi-même, était le seul avec qui je pouvais causer de mes chagrins. Mais il me représentait avec force combien j'avais intérêt à ménager ma grand'mère, comment toute mon existence future dépendait d'elle, que si je lui résistais et qu'elle me mît au couvent, elle aurait encore l'adresse de me faire endosser la responsabilité de cette résolution; qu'éloignée de mon père dont la guerre pouvait me priver à tout moment, je resterais entièrement isolée si ma grand'mère et mon grand-oncle me retiraient leur protection. Il me fallut donc me résoudre à subir journellement tous les inconvénients du caractère terrible auquel j'étais soumise. Je puis dire que pendant cinq ans, je n'ai pas été un jour sans verser des larmes amères.

Toutefois plus j'ai avancé en âge et moins j'en ai souffert, soit que j'eusse pris l'habitude des mauvais traitements, soit que mon esprit, mûri avant le temps, la force de mon caractère, le sang-froid avec lequel je supportais les fureurs de ma grand'mère, le silence imperturbable que j'opposais aux calomnies qu'elle déversait sur tout le monde et surtout la reine, lui en imposassent un peu. Peut-être aussi craignait-elle qu'en entrant dans le monde, je ne divulgasse tout ce que j'avais enduré. Quoi qu'il en soit, quand j'eus atteint l'âge de seize ans, et qu'elle vit ma taille dépasser la sienne, elle mit un certain frein à ces fureurs. Mais elle se dédommagea bien de cette contrainte, comme on le verra par la suite.

VII

Vers la fin de l'automne de 1782, mon oncle partit pour aller à Montpellier présider les États du Languedoc, comme il faisait chaque année, l'archevêché de Narbonne donnant cette prérogative qu'il a exercée pendant vingt-huit ans.

Nous restâmes à Hautefontaine où ma grand'mère s'ennuya beaucoup. Sa mauvaise humeur en prit une intensité effrayante. Elle s'aperçut qu'en perdant ma mère, elle avait aussi perdu les amis qui jusqu'alors l'avaient entourée et ménagée par intérêt pour le repos de sa fille dont ils avaient peut-être diminué les souffrances, en donnant à ma grand'mère l'illusion qu'elle était, autant que ma mère, l'objet de leurs soins. Mais, quand elle se fut emparé des papiers de ma mère et qu'elle trouva les lettres de ses soi-disant amis, elle fut éclairée sur les véritables dispositions qui les animaient à son égard. Cette connaissance alluma dans son coeur des haines que seule elle était capable de concevoir, et dont j'ai ressenti plus tard les effets.

Lors donc qu'elle se sentit seule à Hautefontaine, dans ce grand château naguère si animé et si brillant, lorsqu'elle vit les écuries vides, qu'elle n'entendit plus les aboiements des chiens, les trompes des chasseurs, lorsque les allées réservées à la promenade des chevaux de chasse, que l'on voyait des fenêtres du château, ne présentèrent plus qu'une solitude que rien ne venait diversifier, elle comprit la nécessité de changer de vie, et d'amener l'archevêque, préoccupé exclusivement jusque-là d'assurer ses plaisirs et de maintenir son rang dans la société, à devenir maintenant ambitieux et à songer aux affaires de sa province et à celles du clergé.

La place de président de cet ordre était à la nomination du Roi. Mon grand-oncle eut la pensée de l'obtenir. Il promit sans doute plus de facilité pour le don gratuit, à chaque assemblée du clergé, que n'en avait montré la rigide vertu du cardinal de La Rochefoucauld, alors président, conseillé et mené par l'abbé de Pradt, son neveu.

Ma grand'mère résolut, pour réaliser ses projets, de décider mon grand-oncle, sur qui elle avait un empire absolu, à changer de vie et d'habitation. Lorsqu'il revint de Montpellier où il ne restait jamais que le temps rigoureusement nécessaire aux États, nous allâmes le trouver à Paris. Je crois que mon conseil de tutelle, en l'absence de mon père, gouverneur de Saint-Christophe depuis que l'île avait été prise et que son régiment avait glorieusement contribué au succès des troupes françaises dans cette expédition, représenta à mon grand'oncle qu'il ne pouvait continuer à habiter ma maison sans en payer le loyer et en la laissant, comme il le faisait, sans réparation. Il résolut alors de la quitter, et, par un procédé véritablement inique, il emprunta, comme je l'ai déjà dit, 40.000 francs en hypothèque sur cette maison où il avait habité vingt ans sans bourse délier, et consacra cette somme aux réparations les plus urgentes. Ce ne fut qu'à la Révolution, à son départ de France, que la dette fut découverte, et il me fallut la payer lorsque je vendis la maison en 1797. Jusque-là, il avait servi les intérêts de cet emprunt, dont on n'avait pas fait mention dans mon contrat de mariage.

Mon oncle acheta à vie, sur sa tête, la maison qui fait le coin de la rue Saint-Dominique et de la rue de Bourgogne. Son architecte, M. Raimond, fort attaché à mes intérêts, conseillait d'acheter cette maison en toute propriété en mon nom, et d'en assurer la jouissance à mon oncle. Mais, cet arrangement, qui aurait augmenté ma fortune sans nuire à ses jouissances, ne lui convint pas, et il fît l'acquisition sur sa tête, à soixante-sept ans qu'il avait alors. Raimond lui proposa ensuite d'acheter, pour moi, une jolie petite maison sur la place du Palais-Bourbon, que l'on bâtissait alors. Il ne le voulut pas davantage. Mon oncle venait d'obtenir l'abbaye commendataire de Cigny qui valait près de 100.000 francs de rente. Il prétexta de cette augmentation de revenu pour s'abandonner au goût de bâtir et de meubler, qui avait remplacé chez lui celui des chevaux et de la chasse, auquel il ne pouvait plus se livrer. Il dépensa de grosses sommes pour l'arrangement de sa nouvelle maison qui était en fort mauvais état.

Dans le même temps, ma grand'mère, dégoûtée de Hautefontaine où elle s'était ennuyée pendant deux mois, acheta, pour 52.000 francs, une maison à Montfermeil, près de Livry, à cinq lieues de Paris. Elle la payait un prix très modique pour le terrain qui était de 90 arpents. Cette maison, dans une situation charmante, était surnommée la Folie-Joyeuse. Elle avait été bâtie par un M. de Joyeuse, qui en avait commencé la construction par où l'on finit ordinairement. Après avoir tracé une belle cour et l'avoir fermée par une grille, il éleva à droite et à gauche deux ailes terminées par de jolis pavillons carrés. L'argent lui avait alors manqué pour bâtir le corps de logis, de sorte que ces deux pavillons ne communiquaient entre eux que par un corridor long de 100 pieds au moins. Les créanciers avaient saisi et vendu la maison. Le parc était ravissant, entouré de murs, chaque allée terminée par une grille, et toutes ces issues donnaient sur la forêt de Bondy, charmante dans cette partie.

On fit venir de Hautefontaine des chariots de meubles, et l'on s'établit tant bien que mal, au printemps de 1783, à la Folie-Joyeuse. On n'y fit aucune réparation la première année. Il existait alors un droit seigneurial de retrait, par lequel tout seigneur dans la terre duquel on vendait une maison pouvait, pendant l'année qui s'écoulait à dater du jour, même de l'heure de la signature du contrat de vente, se mettre au lieu et place de l'acquéreur, et le frustrer, par une simple notification, de son acquisition. Quoique ce procédé ne fût pas à craindre de M. de Montfermeil, qui venait d'hériter de son père, le président Hocquart, néanmoins, mon oncle et ma grand'mère crurent plus prudent de laisser écouler l'année, et l'on se borna à faire des plantations et à travailler au jardin.

On passa l'été à établir des plans avec des architectes et des dessinateurs, ce qui m'intéressa prodigieusement. Mon oncle prenait plaisir à m'initier à tous ses projets. Il me parlait de bâtiments, de jardins, de meubles, d'arrangements de tous genres. Il était satisfait de mon intelligence. Il me faisait calculer, mesurer, avec ses jardiniers, des pentes, des surfaces, etc. Il voulait que j'entrasse dans tous les détails des devis, que je vérifiasse les calculs des mesures.

J'étais très grande pour mon âge, d'une bonne santé, d'une, extrême activité physique et morale. Je voulais tout voir et tout savoir; apprendre tous les ouvrages des mains, depuis la broderie et la confection des fleurs jusqu'au blanchissage et aux détails de la cuisine. Je trouvais le temps de ne rien négliger, ne perdant jamais un instant, classant dans ma tête tout ce qu'on m'enseignait et ne l'oubliant jamais. Je profitais avec fruit du savoir spécial de toutes les personnes qui venaient à Montfermeil. C'est ainsi qu'avec de la mémoire j'ai acquis une multitude de connaissances qui m'ont été singulièrement utiles dans le reste de ma vie.

Un jour qu'il y avait à dîner plusieurs graves évêques, la conversation roula sur l'astronomie et l'époque de certaines découvertes, et l'un d'eux ne pouvait se rappeler le nom du savant persécuté pour une vérité maintenant devenue incontestable. Gomme j'avais treize ans, je me gardais bien de dire un mot, car j'ai toujours détesté de me mettre en avant. Cependant, j'étais si fatiguée de voir qu'aucun de ces prélats ne pouvait retrouver le nom, qu'il m'échappa. Je balbutiai très bas: «C'est Galilée.» Mon voisin, peut-être dépourvu de mémoire, mais assurément pas sourd, m'entendit et s'écria: «Mademoiselle Dillon dit que c'est Galilée.» Ma confusion fut si grande que je fondis en larmes, m'enfuis de table, et ne reparus plus de la soirée.

CHAPITRE III

I. Voyages annuels de Mlle Dillon en Languedoc, avec son grand-oncle l'archevêque de Narbonne, de 1783 à 1786.—Comment on voyageait à cette époque.—Les voitures.—La table.—M. de Montazet, archevêque de Lyon: popularité de ce prélat dans son diocèse.—II. Route du Languedoc.—L'auberge de Montélimar.—Incident au passage du torrent.—Traversée du Comtat Venaissin.—Entrée en Languedoc.—Physionomie et caractère de l'archevêque de Narbonne.—Nîmes: les Arènes et la Maison Carrée; M. Séguier.—Arrivée à Montpellier.—M. de Périgord.—III. Présentation au roi du don gratuit. La délégation.—Une visite à Marly.—La prospérité du Languedoc.—L'installation à Montpellier.—L'abbé Bertholon et ses leçons de physique.—L'étiquette des dîners.—La livrée des Dillon.—La Société à Montpellier.—M. de Saint-Priest et l'empereur Joseph II.—IV. Retour de M. Dillon en France.—II épouse Mme de La Touche.—Opposition faite à ce mariage par Mme de Rothe.—M. Dillon prend le gouvernement de Tabago.—Premiers projets de mariage pour Mlle Dillon.—Procuration laissée par son père à l'archevêque de Narbonne.—V. À Alais.—À Narbonne.—Une grande frayeur.—À Saint-Papoul.—Rencontre de la famille de Vaudreuil.—Les prétendants.—VI. Séjour â Bordeaux.—L'Henriette-Lucie.—Une autre famille Dillon.—Les pressentiments: M. le comte de La Tour du Pin.—M. le comte de Gouvernet.

I

Vers le mois de novembre 1783, j'appris que ma grand'mère accompagnerait désormais mon oncle l'archevêque aux États de Languedoc. Cette résolution me causa une grande joie. Dans ce temps-là, la session annuelle des États était une époque très brillante. La paix venait de se conclure, et les Anglais, privés pendant trois ans de la possibilité de venir sur le continent, s'y précipitaient en foule, comme ils le firent plus tard en 1814. On allait alors beaucoup moins en Italie. Les belles routes du mont Cenis et du Simplon n'existaient pas. Il n'y avait pas de bateaux à vapeur. La communication par la corniche était à peu près impraticable. Le climat du midi de la France, celui du Languedoc surtout et particulièrement celui de Montpellier, était encore en vogue.

Tout me charma dans la pensée de ce voyage, le premier pour ainsi dire que je faisais de ma vie. J'étais encore affligée de ne pas avoir été de celui de Bretagne, et celui d'Amiens, où j'allai pour dire adieu à mon père, au commencement de la guerre, avait été le seul que j'eusse encore entrepris. Je dirai ici, une fois pour toutes, comment se fit le voyage de Montpellier, puisque tous se ressemblèrent à peu près jusqu'en 1786, où j'y allai pour la dernière fois.

Nos préparatifs de voyage, les achats, les emballages, étaient déjà pour moi une occupation et un plaisir dont j'ai eu le temps de me lasser dans la suite de ma vie agitée. Nous partions dans une grande berline à six chevaux: mon oncle et ma grand'mère assis dans le fond, moi sur le devant avec un ecclésiastique attaché à mon oncle ou un secrétaire, et deux domestiques sur le siège de devant. Ces derniers se trouvaient plus fatigués en arrivant que ceux qui allaient à cheval, car alors les sièges, au lieu d'être suspendus sur les ressorts, reposaient sur deux montants en bois s'appuyant sur le lisoir, et étaient par conséquent aussi durs qu'une charrette. Une seconde berline, également attelée de six chevaux, contenait la femme de chambre de ma grand'mère et la mienne, miss Beck, deux valets de chambre et, sur le siège, deux domestiques. Une chaise de poste emmenait le maître d'hôtel et le chef de cuisine.

Il y avait aussi trois courriers, dont un en avant d'une demi-heure et les deux autres avec les voitures. M. Combes, mon instituteur, partait quelques jours avant nous par la diligence, nommée alors la Turgotine, ou par la malle. Celle-ci ne prenait qu'un seul voyageur. C'était une sorte de charrette longue, sur brancards.

Chaque année, les ministres retenaient mon grand-oncle à Versailles jusqu'à lui ôter presque le temps suffisant de se rendre à Montpellier pour l'ouverture des États qui avait lieu à jour fixe. Ils ne pouvaient commencer que quand l'archevêque de Narbonne, président-né, était présent. Cependant s'il avait été retenu forcément par quelque accident ou par quelque maladie, l'archevêque de Toulouse, vice-président, aurait pris sa place, éventualité qui eût fait grand plaisir à l'ambitieux, depuis cardinal de Loménie, en possession de ce siège.

Les retards causés par les ministres obligeaient de voyager aussi vite que possible, nécessité fort pénible dans cette saison avancée de l'année. Nous courions à dix-huit chevaux, et l'ordre de l'administration des postes nous précédait de quelques jours pour que les chevaux fussent prêts. Nous faisions de longues journées. Partis à 4 heures du matin, nous nous arrêtions pour dîner. La chaise de poste et le premier courrier nous devançaient d'une heure. Cela permettait de trouver la table prête, le feu allumé, et quelques bons plats préparés ou améliorés par notre cuisinier. Il emportait de Paris, dans sa voiture, des bouteilles de coulis, de sauces toutes préparées, tout ce qu'il fallait pour obvier aux mauvais dîners d'auberge. La chaise de poste et le premier courrier repartaient dès que nous arrivions, et lorsque nous faisions halte pour la nuit, nous trouvions, comme le matin, tous les préparatifs terminés.

En voyage, ma grand'mère me prenait dans sa chambre, ce qui me déplaisait beaucoup, parce qu'elle s'emparait du meilleur lit amélioré encore de la moitié du mien. Elle envahissait le feu, et les nombreux apprêts de sa toilette ne me laissaient pas de place. Sur le moindre prétexte elle me grondait, et ne me permettait pas d'aller me coucher en arrivant, quoique je fusse harassée de fatigue presque tous les jours, car elle ne me laissait ni dormir dans la voiture, ni même m'appuyer. Une fois—je crois que c'était en 1785—je fus si malade à Nîmes, par excès de fatigue, qu'elle fut obligée d'y rester deux jours avec moi. Je n'avais plus la force d'aller jusqu'à Montpellier.

Nous passions quelques heures à Lyon, quand l'archevêque s'y trouvait. Cependant mon oncle ne le prisait pas beaucoup. Ce prélat était mal avec la Cour et allait peu à Paris. Je ne me souviens pas l'y avoir jamais vu, même aux époques de l'assemblée du clergé. Il avait eu une intrigue avec la célèbre duchesse de Mazarin; mais ce n'eût pas été là une raison de disgrâce, dans ces temps de dissolution où la régularité des moeurs constituait une exception dans le haut clergé. Je crois, au contraire, qu'on le tenait à l'écart à cause d'une bonne action qu'il fit peut-être par ostentation, mais qui n'en fut pas moins utile. La ville de Lyon avait demandé qu'on mît des lits de fer dans les hôpitaux. Les ministres ayant refusé ou n'ayant pas consenti à accorder l'autorisation de la dépense, l'archevêque de Lyon, M. de Montazet, donna, dans ce but, de ses propres deniers 200.000 francs. Les ministres y virent une leçon qui leur déplut; à eux, mais pas au roi, car cet excellent prince était toujours disposé à toutes les bonnes oeuvres; mais la faiblesse ou la timidité de son caractère l'amenait trop souvent à rejeter les idées qui lui avaient semblé bonnes au premier abord, et c'est cette disposition exagérée de modestie et de défiance de ses propres lumières qui nous a été si fatale.

La générosité de l'archevêque de Lyon lui acquit une grande popularité dans sa ville, et excita la jalousie de ses confrères. Ceux-ci aimaient mieux employer leurs fonds à bâtir des évêchés ou de belles maisons de campagne, qu'à fonder des établissements de charité; et dans ces mêmes diocèses où l'on avait élevé des palais épiscopaux pouvant contenir trente invités, il y avait nombre de curés à portion congrue exposés, dans leurs presbytères, aux injures du temps.

II

Je reprends la route du Languedoc. Dans ce temps-là celle qui suit le cours du Rhône jusqu'à Pont-Saint-Esprit était tellement mauvaise, qu'on y courait le risque de verser à tout moment. Les postillons demandaient une récompense à chaque relais, prétendant qu'ils ne nous avaient pas menés par la route, mais par de petits chemins où les routiers ne pouvaient passer. Nous couchions à Montélimar où il y avait une auberge fort bien tenue et en grande réputation parmi les Anglais se rendant dans le midi de la France. Tous s'y arrêtaient pour passer la nuit. Il arrivait parfois que le torrent qui traverse cette petite ville et que l'on franchissait à gué était si gonflé par les pluies ou, au printemps, par la fonte des neiges, qu'on était obligé d'attendre pendant quelques jours la fin de l'inondation.

Dans les corridors et l'escalier de cette auberge, des médaillons où on voyait inscrits les noms des personnages de distinction qui y étaient passés, couvraient entièrement les murailles. La lecture de ces noms surtout ceux des derniers arrivés, personnages que nous espérions retrouver à Montpellier, m'amusait beaucoup.

Une année, nous courûmes beaucoup de danger en traversant le torrent. Le volume de l'eau était suffisant pour soulever la voiture et l'on avait ouvert les portières pour qu'elle pût passer au travers. Nous, étions grimpées, ma grand'mère et moi, les jambes retroussées, sur les coussins. Les hommes étaient sur le siège. On avait attaché aux ressorts de petites pièces de bois sur lesquelles se tenaient des gens armés de longs pics pointus pour empêcher la voiture de se renverser. Tout cela amusait une personne jeune et aventureuse comme je l'étais: mais ma pauvre, grand'mère, horriblement poltronne, en souffrait cruellement. Par malheur sa peur tournait toujours en mauvaise humeur qui retombait infailliblement sur moi. Lorsque je vois les beaux ponts sur lesquels on traverse maintenant les rivières, les bateaux à vapeur et tout ce que l'industrie a opéré, j'ai peine à croire qu'il n'y ait que cinquante-cinq ans que j'ai éprouvé toutes les difficultés et rencontré tous les obstacles qui prolongeaient si fort notre route pendant nos voyages à Montpellier. Si les sentiments et les vertus avaient fait les mêmes progrès que l'industrie, nous serions maintenant des anges, dignes du Paradis: il est loin d'en être ainsi!

À la poste de La Palud, on entrait sur le territoire du Comtat Venaissin, qui appartenait au Pape. J'avais du plaisir à voir ce poteau sur lequel étaient peints la tiare et les clefs. Il me semblait entrer en Italie. On quittait la grande route de Marseille et l'on prenait un excellent chemin que le gouvernement papal avait permis aux États de Languedoc de construire, et qui menait plus directement à Pont-Saint-Esprit.

À La Palud mon oncle faisait sa toilette. Il mettait un habit de campagne de drap violet, lorsqu'il faisait froid une redingote ouatée doublée de soie de même couleur, des bas de soie violets, des souliers à boucle d'or, son cordon bleu et un chapeau de prêtre à trois cornes orné de glands d'or.

Dès que la voiture avait dépassé la dernière arche du pont Saint-Esprit, le canon de la petite citadelle conservée à la tête de ce pont tirait vingt et un coups. Les tambours battaient aux champs, la garnison sortait, les officiers en grande tenue et toutes les autorités civiles et religieuses se présentaient à la portière de la berline. S'il ne pleuvait pas, mon oncle descendait pendant qu'on attelait les huit chevaux destinés à sa voiture.

Il écoutait les harangues qu'on lui adressait, y répondait avec une affabilité et une grâce incomparables. Il avait la plus noble figure, une haute taille, une belle voix, un air à la fois gracieux et assuré. Il s'informait de ce qui pouvait intéresser les habitants, répondait en peu de mots aux pétitions qu'on lui présentait, et n'avait jamais rien oublié des demandes qu'on lui avait adressées l'année précédente. Cela durait à peu près un quart d'heure. Après quoi, nous partions comme le vent, car non seulement les guides des postillons étaient doublées, mais l'honneur de mener la voiture d'un si grand personnage était vivement apprécié.

Le président des États passait bien avant le roi dans l'esprit des Languedociens. Mon oncle était extrêmement populaire, quoiqu'il fût très hautain; mais sa hauteur ne se manifestait jamais qu'envers ceux qui étaient ou qui se croyaient ses supérieurs. C'est ainsi qu'à l'époque où il était archevêque de Toulouse et le cardinal de La Roche-Aymon archevêque de Narbonne, celui-ci renonça à aller présider les États, prétendant qu'il n'y avait pas moyen d'être le supérieur de M. Dillon, et qu'il fallait lui céder malgré soi.

Nous couchions à Nîmes, où mon oncle avait toujours affaire. Une année nous y passâmes plusieurs jours chez l'évêque, ce qui me donna le temps de voir avec détail les antiquités et les fabriques. Quoique les monuments antiques ne fussent pas, à beaucoup près, aussi bien soignés qu'ils le sont maintenant, on avait déjà commencé à déblayer les Arènes, on avait dégagé des nouvelles constructions la Maison Carrée, et on avait retrouvé l'inscription[22]: à Caïus et Lucius Agrippa, princes de la jeunesse[23]. Ce fut un M. Séguier, archéologue distingué, à qui la ville de Nîmes a de grandes obligations, qui retrouva cette inscription par les traces des clous avec lesquels on avait fixé les lettres de bronze qui la composaient.

Mon oncle s'arrangeait pour n'arriver à Montpellier qu'après le coucher du soleil, afin d'éviter qu'on ne tirât le canon pour lui, et de ménager ainsi l'amour-propre de M. le comte de Périgord, commandant de la province et commissaire du roi pour l'ouverture des États, qui ne jouissait pas du même privilège. Cette faiblesse dans un si grand seigneur, à l'occasion d'une étiquette sans caractère personnel et toute de cérémonie, est bien pitoyable. L'archevêque de Narbonne, auquel ces prérogatives étaient attachées, se trouvait accidentellement être l'égal de M. de Périgord en naissance, mais n'eût-il été qu'un manant, le canon n'en aurait pas moins été tiré en son honneur.

Mon grand-oncle se plaçait bien au-dessus de cette espèce de vanité. Il avait trop d'esprit pour s'y abandonner. M. de Périgord manquait de cette qualité, et la cour commettait une grande faute en envoyant comme commissaire du roi, pour défendre les intérêts de ses finances auprès des États d'une grande province, un homme aussi médiocre.

III

La question, devant les États, se réduisait en somme à ceci: déterminer la contribution en argent qu'on parviendrait à en obtenir, et la Cour avait toujours en vue une augmentation du don gratuit, que les États auraient eu le droit de refuser si on avait enfreint leurs privilèges. Le commissaire du roi traitait des intérêts de la province avec les syndics des États, au nombre de deux, de mon temps MM. Romme et de Puymaurin, l'un et l'autre de grande capacité. Ils allaient chaque année à Paris, à tour de rôle, avec la députation des États, porter au roi le don gratuit de la province.

Cette députation comprenait, à ce que je crois me rappeler, un évêque, un baron, deux députés du tiers, un des syndics, et l'archevêque de Narbonne, qui la présentait au roi. Celui-ci la recevait à Versailles avec beaucoup de pompe. Les Languedociens reçus à la Cour et qui se trouvaient à Paris à l'époque—toujours en été—où l'on présentait la députation, se joignaient à elle. On la menait ensuite, après le dîner qui avait lieu chez le premier gentilhomme de la Chambre, en promenade dans les jardins de Trianon ou de Marly. On y faisait jouer les eaux. J'accompagnai une fois la députation, et l'on nous promena, ma grand'mère et moi, dans des fauteuils à roues traînés par des suisses. Ces mêmes fauteuils avaient servi à la Cour de Louis XIV. Après avoir parcouru tous ces beaux et nobles bosquets de Marly, admiré la magnificence de ses eaux, nous trouvâmes une belle collation servie dans un des grands salons. Je crois que c'était en 1786. C'est la seule fois que j'aie vu Marly dans sa splendeur, quoique j'y fusse retournée à maintes reprises depuis. Ce beau lieu n'existe plus. Il n'en reste pas le moindre vestige, et cette destruction si prompte nous explique le désert qui règne autour de Rome.

Revenons à Montpellier. Je me garderai bien d'entrer dans aucune explication sur la constitution des États de Languedoc. Après cinquante-sept ans, je ne m'en rappelle que les résultats.

Après avoir parcouru 160 lieues de chemins détestables et défoncés, après avoir traversé des torrents sans ponts où l'on courait risque de la vie, on entrait, une fois le Rhône franchi, sur une route aussi belle que celle du jardin le mieux entretenu. On passait sur de superbes ponts parfaitement construits; on traversait des villes où florissait l'industrie la plus active, des campagnes bien cultivées. Le contraste était frappant, même pour des yeux de quinze ans.

La maison que nous habitions à Montpellier était belle, vaste, mais fort triste, et située dans une rue étroite et sombre. Mon oncle la louait toute meublée, et elle l'était fort convenablement, en damas rouge. L'appartement du premier, qu'il occupait, était entièrement couvert de très beaux tapis de Turquie, fort communs en Languedoc en ce temps-là. Il se développait sur les quatre côtés d'une cour carrée, dont l'un était occupé par une salle à manger de cinquante couverts, et un autre par un salon de même dimension à six fenêtres, tendu et meublé en beau damas cramoisi, avec une immense cheminée d'un dessin fort ancien qu'on aimerait beaucoup aujourd'hui.

Ma grand'mère et moi nous habitions le rez-de-chaussée, où il ne faisait plus clair à 3 heures. Nous ne voyions jamais mon oncle le matin. Nous déjeunions à 9 heures, après quoi j'allais me promener avec ma femme de chambre anglaise. Les trois dernières années, je me rendais trois fois par semaine au beau cabinet de physique expérimentale des États, où le professeur en chef, l'abbé Bertholon, voulait bien faire un cours pour moi seule. Cela me permettait de visiter les instruments, d'exécuter les expériences avec lui, de les recommencer, de questionner à ma fantaisie et d'acquérir, par conséquent, beaucoup plus d'instruction que ce n'eût été possible dans les cours publics. Cet enseignement m'intéressait extrêmement. J'y apportais la plus grande attention, et l'abbé Bertholon se montrait satisfait de mon intelligence. Ma femme de chambre m'accompagnait et, n'entendant presque pas le français, elle s'occupait à essuyer et à nettoyer les instruments, à la grande satisfaction du professeur.

Il fallait être habillée et même parée à 3 heures précises pour le dîner. Nous montions dans le salon, où nous trouvions cinquante convives tous les jours, excepté le vendredi. Le samedi, mon oncle dînait dehors, soit chez l'évêque, soit chez quelque grand personnage des États. Il n'y avait jamais de femmes que ma grand'mère et moi. On plaçait entre nous deux le personnage présent le plus considérable. Quand il y avait des étrangers, surtout des Anglais, on les mettait à mes côtés. Je m'accoutumais ainsi à soigner ma conversation et mon maintien, à chercher le genre d'esprit qui pouvait convenir à mon voisin, souvent un homme grave ou même un savant.

Dans ce temps-là, toute personne ayant un domestique décemment vêtu se faisait servir à table par lui. On ne mettait ni carafes ni verres sur la table. Mais, dans les grands dîners, on posait sur un buffet des seaux en argent contenant des bouteilles de vin d'entremets, avec une verrière d'une douzaine de verres, et ceux qui désiraient un verre de vin d'une espèce ou d'une autre l'envoyaient chercher par leur domestique. Celui-ci se tenait toujours debout derrière la chaise de son maître, une assiette garnie d'un couvert à la main, prêt à changer ceux dont on se servait.

Il était de mauvaise éducation de ne pas connaître toutes les nuances de l'étiquette de la table. Je crois les avoir apprises dès ma petite enfance, aussi quand j'ai été pour la première fois en province et que je voyais des députés du tiers état véritablement grotesques, escortés par leurs domestiques qui ne l'étaient pas moins, j'avais beaucoup de peine à m'empêcher de rire. Mais je m'accoutumai bientôt à ce genre de ridicule et je trouvai souvent de l'esprit et de l'instruction sous ces enveloppes en apparence grossières.

J'avais un domestique attaché à ma personne, qui était en même temps mon coiffeur. Il portait ma livrée, que nous étions obligés d'avoir en rouge, bien qu'elle fût gros bleu en Angleterre, parce que nos galons étaient absolument semblables à ceux de Bourbon. Si nos habits eussent été bleus, notre livrée aurait ressemblé à celle du roi, ce qui n'était pas permis.

Après le dîner, qui ne durait pas plus d'une heure, on rentrait dans le salon, que l'on trouvait rempli de membres des États venus au café. On ne s'asseyait pas, et au bout d'une demi-heure ma grand'mère et moi nous redescendions dans nos appartements. Souvent nous sortions alors pour faire des visites, en chaise à porteurs, seul moyen de transport utilisé dans les rues de Montpellier. Le beau quartier qu'on a bâti depuis n'existait pas à cette époque. La place du Peyrou était hors de la ville, et dans les grands fossés qui l'entouraient on cultivait des jardins où le froid ne se faisait jamais sentir.

Le fond de la société de Montpellier se composait des femmes des Présidents ou Conseillers de la Cour des Comptes, de celles de la noblesse qui résidaient toute l'année dans leurs terres et dont la session des États était la récréation annuelle. Elle comprenait, en outre, les étrangers de distinction, les parents des évêques qui venaient aux États, les militaires et officiers des garnisons de la province qui demandaient à venir s'amuser un peu à cette époque. Il y avait un théâtre, où ma grand'mère me menait une ou deux fois, et des bals chez le comte de Périgord, à l'intendance et dans quelques maisons particulières, mais jamais chez mon oncle, ni chez aucun évêque.

À mon premier voyage à Montpellier, le vieux M. de Saint-Priest, père de celui qui était ambassadeur à Constantinople, vivait encore. Son second fils lui avait succédé dans la place d'intendant. C'était un beau vieillard de beaucoup d'esprit, qui racontait d'une manière très piquante les détails du passage de l'empereur Joseph II en Languedoc, à l'époque où il parcourut une grande partie de la France sous le nom de comte de Falkenstein. L'état florissant de cette province, la beauté des chemins, la perfection des établissements publics, avaient excité au plus haut point sa mauvaise humeur. Il avait conçu une jalousie extrême de cette bonne administration des États et cherchait avec empressement tout ce qui pouvait la déprécier. M. de Saint-Priest en racontait plusieurs anecdotes curieuses. J'ai oublié, peut-être bien ne l'ai-je jamais su, quelle fut l'intrigue qui amena le déplacement du second fils de M. de Saint-Priest et lui fit ôter l'intendance du Languedoc. Je reviendrai sur ce point.

IV

À notre retour à Paris, au commencement de 1781, mon père était revenu d'Amérique. Il avait été gouverneur de Saint-Christophe jusqu'à la paix. Après avoir rendu cette île aux Anglais, il avait fait un séjour à la Martinique, où il s'était vivement attaché à Mme la comtesse de La Touche, veuve à trente ans d'un officier de marin qui lui avait laissé deux enfants, un fils et une fille. Elle était très agréable et fort riche. Sa mère, Mme de Girardin, avait pour soeur Mme de La Pagerie. Celle-ci venait de marier sa fille[24] au vicomte de Beauharnais, qui avait amené sa femme en France avec lui. Mme de La Touche vint également en France accompagnée de ses deux enfants[25]. Mon père l'y suivit, et l'on commença dès lors à parler de leur mariage. Ma grand'mère en conçut une colère que rien ne put calmer. On pouvait considérer pourtant comme fort naturel que mon père eût le désir de se remarier dans l'espoir d'avoir un garçon. Il avait trente-trois ans et était propriétaire d'un des plus beaux régiments de l'armée. Amené en France par son grand-père, Arthur Dillon, ce régiment n'avait pas changé de nom comme les autres régiments de la brigade irlandaise. Il avait une belle capitulation qui lui donnait la faculté de sortir de France tambours battants et enseignes déployées, lorsque son propriétaire le jugerait bon. Mon père devait donc désirer un garçon. Sans doute il eût été préférable qu'il choisît sa nouvelle épouse dans une des familles catholiques titrées en Angleterre, mais il n'aimait pas les Anglaises et il aimait Mme de La Touche. D'un caractère bon et aimable, quoique très faible, elle avait la négligence et le laisser aller propres aux créoles.

Le mariage eut lieu malgré ma grand'mère, qui fit des scènes terribles. Mon père désirait que je fusse présentée à ma belle-mère. Il y renonça devant l'opposition de ma grand'mère, craignant, s'il passait outre, que je n'eusse trop à souffrir de sa colère et qu'elle ne mît à exécution la détermination dont elle le menaçait quand il abordait ce projet de visite. Elle déclarait que si je sortais de la maison, ne fût-ce que pendant une heure, pour aller voir Mme Dillon, je n'y rentrerais jamais. L'unique visite que je fis à ma belle-mère eut lieu en 1786, quand mon père partit pour son gouvernement de l'île de Tabago, auquel il venait d'être appelé.

Il fut fort mécontent de n'avoir pas été nommé gouverneur de la Martinique ou de Saint-Domingue, quoiqu'il eût des droits acquis à l'un ou l'autre de ces postes. Il s'était comporté, pendant la guerre, avec la plus grande distinction. Son régiment avait emporté le premier succès de la campagne en enlevant d'assaut l'île de la Grenade, dont le gouverneur, lord Macartney, fut son prisonnier. Son intervention avait puissamment contribué à la prise des îles de Saint-Eustache et de Saint-Christophe. Gouverneur de cette dernière île pendant deux ans, les habitants lui prodiguèrent, quand elle fut rendue aux Anglais à la paix de 1783, des témoignages d'estime et de reconnaissance dont l'écho se propagea jusqu'en Angleterre, où mon père en reçut les preuves les plus flatteuses lors du voyage qu'il entreprit dans ce pays à son retour en Europe.

Mais notre oncle l'archevêque, dominé par ma grand'mère et poussé par elle, au lieu de prêter à son neveu l'appui de son crédit pour obtenir l'un de ces deux gouvernements de la Martinique ou de Saint-Domingue, ne le soutint pas, si même il ne l'a pas desservi. Mon père accepta donc ce gouvernement de Tabago, où il résida jusqu'à sa nomination de député de la Martinique aux États généraux. Il quitta la France accompagné de sa femme et de ma petite soeur Fanny[26], et emmena avec lui, comme greffier de l'île, mon instituteur, M. Combes, ce qui me fut un vif chagrin. Mlle de La Touche entra au couvent de l'Assomption avec une gouvernante, et son frère au collège avec un instituteur.

Avant son départ, mon père parla à ma grand'mère d'un projet de mariage pour moi, dont il désirait fort la réalisation. Il avait connu à la Martinique, pendant la guerre, un jeune homme, aide de camp du marquis de Bouillé, que celui-ci aimait extrêmement, et que mon père, de son côté, appréciait beaucoup. Ma grand'mère le repoussa sans réflexion, bien qu'il fût d'une grande naissance et l'aîné de son nom, prétextant que c'était un mauvais sujet, qu'il avait des dettes et qu'il était petit et laid. J'étais si jeune que mon père n'insista pas. Il remit à mon oncle l'archevêque une procuration lui donnant le pouvoir de me marier selon qu'il le jugerait à propos. Cependant je pensais souvent moi-même au parti que mon père avait proposé. Je pris des informations sur le jeune homme. Mon cousin, Dominique Sheldon, élevé par ma grand'mère, et qui demeurait avec nous, le connaissait et m'en parlait souvent. Je sus qu'il avait eu, effectivement, une jeunesse un peu trop vive, et je résolus de n'y plus songer.

V

En 1785, notre séjour en Languedoc fut beaucoup plus long que de coutume. Après les États, nous allâmes passer près d'un mois à Alais, chez l'aimable évêque, depuis cardinal de Bausset, de cette ville. Ce voyage m'intéressa beaucoup.

Mon oncle était très populaire dans les Cévennes, dont il avait aidé à créer l'industrie. Il me mena dans des mines de charbon et de couperose. J'appris d'autant plus facilement les procédés chimiques en usage, que mes études de chimie, commencées avec M. Chaptal—celui qui depuis fut ministre de l'Intérieur—et mes cours de physique expérimentale, suivis avec fruit, m'avaient rendu familière à ces questions. Je causais fréquemment avec les ingénieurs qui dînaient souvent chez mon oncle, et les connaissances que j'acquérais ainsi me servaient à apprécier les divers projets dont on abordait l'examen, au salon, dans les conversations.

C'est à mon séjour à Alais que j'attribue le commencement de mon goût pour les montagnes. Cette petite ville, située dans une charmante, vallée, entourée d'une délicieuse prairie parsemée de châtaigniers séculaires, est au milieu des Cévennes. Nous faisions des excursions journalières qui me charmaient. Les jeunes gens du pays avaient formé pour mon oncle une garde d'honneur à cheval. Ils revêtaient l'uniforme anglais de Dillon, rouge à revers jaunes. Tous appartenaient aux premières familles du pays. L'évêque en invitait chaque jour un certain nombre à dîner. Leurs femmes ou leurs soeurs venaient le soir. On faisait de la musique, on dansait; et ce séjour à Alais est une des époques de ma vie où je me suis le plus amusée.

Nous en partîmes, à mon grand regret, pour aller passer deux mois à Narbonne, où je n'avais jamais été. Comme j'aimais à savoir tout ce qui intéressait les lieux où je me trouvais, je me mis à la recherche des documents relatifs à Narbonne, depuis César jusqu'au cardinal de Richelieu, qui avait habité le château archiépiscopal, semblable à un château fort du moyen âge.

Un grand nombre de personnes prirent part à ce voyage, que mon oncle voulut rendre splendide. Plusieurs membres des États y furent invités. M. Joubert, trésorier des États, et sa belle-fille, jeune et aimable femme avec qui j'étais fort liée, vinrent nous rejoindre. Il y avait vingt ou vingt-cinq personnes dans la maison, sans compter les convives de la ville et des environs. Tout ce monde n'était pas de trop pour animer un peu ces longs cloîtres, ces salles immenses, ces escaliers sans fin qui frappaient l'imagination. Si les romans de Mme Radcliffe avaient été écrits alors, Mme Joubert et moi serions mortes de peur.

Je me souviens qu'un soir je me trouvais dans sa chambre en attendant le souper. Je m'étais fait accompagner par ma femme de chambre qui, de son côté, s'était fait escorter par mon domestique. Mme Joubert demeurait au bout de la salle du Synode, immense, voûtée et boisée à moitié de sa hauteur par des stalles de chêne sombre. La salle prenait jour par des arcades sur un cloître attenant à la cathédrale et contenant les pierre» monumentales des tombeaux des archevêques morts depuis des siècles. Nous causions, au coin du feu, depuis deux heures, tout en écoutant le vent de la Méditerranée, qui souffle à Narbonne avec plus de violence que partout ailleurs, et notre conversation se ressentait du milieu où nous nous trouvions lorsque la cloche du souper se fit entendre. Nous prenons un bougeoir, mais à peine avions-nous ouvert la porte qu'une bouffée de vent éteignit notre lumière, et nous rentrâmes épouvantées, croyant avoir une troupe de revenants à nos trousses. Nos femmes de chambre étaient parties. Nous voyant seules, nous ne nous sentîmes pas le courage d'affronter une seconde fois la salle du Synode. Blotties dans un grand fauteuil, où s'étaient peut-être assis Cinq-Mars et de Thou, nous attendions, tremblantes de peur, qu'on, vînt nous chercher en force. Notre frayeur nous valut beaucoup de mauvaises plaisanteries.

Nous partîmes de Narbonne pour Toulouse, en passant par Saint-Papoul, où nous restâmes quelques jours. Mon oncle alla visiter le beau collège de Sorèze, à la tête duquel était alors un bénédictin d'un grand mérite, dom Despaulx. Je ne l'accompagnai pas dans cette visite, et l'on ne nous mena, ma grand'mère et moi, qu'au bassin de Saint-Ferréol, la prise d'eau du canal du Languedoc.

C'est à Saint-Papoul que je fis connaissance des Vaudreuil, qui habitaient près de là. Ils avaient trois filles et un fils. Ce dernier, que j'ai retrouvé en Suisse cinquante ans plus tard était alors âgé de dix-sept ou de dix-huit ans et se serait fort bien arrangé de l'élégante nièce du puissant archevêque métropolitain.

La providence, dans ce voyage, semblait avoir semé des prétendants sur mes pas: près de Toulouse, M. de Pompignan; à Montauban, M. de Fénelon, proposé par l'évêque, M. de Breteuil. Mais mon heure n'était pas encore venue et, s'il était permis de croire aux pressentiments ou à la prédestination, je dirais que j'en eus un signe bien marqué, comme je le rapporterai plus loin, à Bordeaux, où nous restâmes dix-sept jours chez l'archevêque, M. de Cicé, depuis garde des sceaux.

VI

Je ne sais pourquoi Bordeaux m'intéressa plus que les autres villes que nous avions traversées, la belle salle de spectacle venait d'être inaugurée. J'y allai plusieurs fois avec ma grand'mère, dans la loge des Jurats. Ces magistrats tenaient dans cette ville la place qu'occupe maintenant le maire. Il y eut des soirées chez différentes personnes; un beau déjeuner à bord d'un navire de six cents tonneaux appartenant à un M. Mac-Harty, négociant irlandais. Ce beau vaisseau tout neuf partait pour l'Inde On, lui donna mon nom l'Henriette-Lucie.

Je vis aussi à Bordeaux la vieille Mme Dillon, mère de tous ces Dillon qui ont toujours prétendu, mais à tort, être de mes parents. Cette dame, issue d'une bonne famille anglaise, avait épousé un négociant irlandais nommé Dillon, dont les ancêtres étaient probablement de cette partie de l'Irlande dénommée, jusqu'au règne de la reine Elizabeth, Dillon's country, et dont un grand nombre d'habitants de même qu'en Ecosse, prenaient le nom de leur seigneur. Quoi qu'il en soit, ce Dillon fit de mauvaises affaires et, ayant réalisé une certaine somme, vint s'établir à Bordeaux, où il s'adonna au commerce. Il acheta, à Blanquefort, un bien où il établit sa femme, personne superbe, dont la beauté extraordinaire fut bientôt renommée dans toute la province. Elle venait l'hiver à Bordeaux et, ayant des manière distinguées, de l'esprit, une très bonne conduite et un enfant tous les ans, elle intéressa tout le monde. Son mari mourut la laissant grosse de son douzième enfant, avec très peu de fortune, mais en possession de tous ses charmes et d'un grand courage.

Le maréchal de Richelieu la protégea et la recommanda à mon oncle, qui entreprit un voyage à Bordeaux vers ce temps-là. Il lui promit de placer ses enfants et tint parole. Les trois aînées étaient des filles. Grâce à leur beauté elles se marièrent bien: la première épousa le président Lavie, possesseur d'une belle fortune; la seconde un M. de Martinville, financier, dont elle eut un fils, plus tard rédacteur, je crois, du journal Le Drapeau blanc; la troisième le marquis d'Osmond, qui en devint amoureux à Bordeaux, où son régiment tenait garnison. Les deux dernières, extrêmement intrigantes, contribuèrent beaucoup à la fortune de leurs frères. Elles s'emparèrent de l'esprit de ma grand'mère et de mon grand-oncle, et les amenèrent à servir les intérêts de leur famille par des moyens dont j'ai souvent entendu mettre en doute la pureté.

Mon grand-oncle avait eu un frère, Edward Dillon, chevalier de Malte. Après de brillantes caravanes il fut tué, colonel du régiment de Dillon, à la bataille de Lawfeld. Les preuves de noblesse qu'il avait dû faire pour entrer dans l'ordre de Malte, on trouva moyen de les utiliser pour trois des frères Dillon: le troisième, Robert, le quatrième, William, et le cinquième, Franck.

Théobald, l'aîné des fils, entra dans le régiment de Dillon en sortant des pages, où il était avec deux de ses frères. Il s'est marié en Belgique. Je l'y ai retrouvé, bien établi, dans un pittoresque château, près de Mons.

Edward, le deuxième, dut sa fortune à sa jolie figure c'est celui que l'on a surnommé «le beau Dillon». Protégé par la reine et par la duchesse de Polignac, il fut placé dans la maison de M. le comte d'Artois et resta en faveur jusqu'à sa mort. Sa fille unique épousa en Allemagne M. de Karoly et est morte très jeune. C'était une charmante personne. Deux autres fils furent abbés, et auraient sans doute été évêques sans la Révolution. Ces Dillon, sans exception, ont été de très bons sujets, et c'est une chose aussi singulière qu'honorable pour eux que, de neuf frères tous en possession d'un emploi quelconque en France, aucun n'ait trempé dans les erreurs ou les excès dont tant de familles ont été entachées pendant ces temps troublés.

Pour revenir à mon pressentiment, je raconterai ici que quelques jours avant mon départ de Bordeaux, peut-être même la veille, mon domestique, en me coiffant, me demanda la permission d'aller, ce soir-là, dans un château situé non loin de la route, où il serait bien aise de revoir d'anciens camarades avec lesquels il avait servi dans cette maison. Il rejoindrait les voitures à la poste la plus rapprochée du château, au passage de la Dordogne, à Cubzac. Je lui demandai le nom du château. Il se nommait, me répondit-il, le Bouilh, et appartenait à M. le comte de La Tour du Pin, qui s'y trouvait en ce moment. Son fils était le jeune homme[27] que mon père voulait me faire épouser et que ma grand'mère avait refusé. Cette réponse me troubla bien plus que je n'aurais cru devoir l'être par l'évocation de quelqu'un qui jusque-là m'était indifférent et que je n'avais jamais vu. Je questionnai sur la position du château, et j'appris avec contrariété qu'on, ne le découvrait couvrait pas de la route. Mais je m'assurai du lieu où l'on en approchait le plus et de l'aspect des environs.

Je fus très préoccupée en traversant la rivière à Cubzac, dont le passage, comme je le savais, appartenait à M. de La Tour du Pin. En mettant pied à terre sur le rivage, et jusqu'à Saint-André, je me répétais intérieurement que je pourrais être dame de tout ce beau pays. Je me gardai bien, toutefois, de communiquer ces réflexions à ma grand'mère, qui ne les aurait pas accueillies avec bienveillance. Cependant elles me restèrent dans l'esprit. Je parlais souvent à mon cousin, M. Sheldon, de M. de Gouvernet, qu'il rencontrait aux chasses de M. le duc d'Orléans.—Philippe-Égalité—ainsi que beaucoup d'autres jeunes gens de la plus haute société de Paris. Ce prince en engageait toujours quelques-uns à dîner, après la chasse, à sa petite maison de Mousseaux, et en assez mauvaise compagnie.

CHAPITRE IV

I. Nouveaux projets de mariage.—Le marquis Adrien de Laval.—Fortune et situation de Mlle Dillon.—Les régiments de la brigade irlandaise.—Remise au roi, par M. Sheldon des drapeaux pris à l'ennemi.—II. Portrait de Mlle Dillon.—Le maréchal de Biron, colonel des gardes françaises.—Ses projets s'il avait le malheur de perdre Mme la maréchale de Biron.—Le duc du Châtelet lui succède aux gardes françaises.—III. Rupture avec M. Adrien de Laval.—Le vicomte de Fleury.—M. Espérance de L'Aigle.—M. le comte de Gouvernet.—L'abbé de Chauvigny, intermédiaire matrimonial.—Décision prise par Mlle Dillon pour son mariage.—Souvenirs rétrospectifs.—La comtesse de La Tour du Pin.—Marquis et marquise de Monconseil.—Un incendie dans la perruque de Louis XIV.—IV. Dernier voyage à Montpellier.—Déplacement de M. de Saint-Priest, intendant de Languedoc.—Premier essai de fusion.—Une séquestrée, Mme Claris.—Mlle Comnène.—La duchesse d'Abrantès.

I

J'avais seize ans à notre retour à Paris, et ma grand'mère m'apprit que l'on traitait de mon mariage avec le marquis Adrien de Laval. Il venait de devenir l'aîné de sa famille par la mort de son frère, qui laissait veuve, à vingt ans, Mlle de Voyer d'Argenson, dont il n'avait pas eu d'enfants. La duchesse de Laval, mère d'Adrien, avait été la grande amie de la mienne. Elle désirait ce mariage, qui me convenait également. Le nom de Laval-Montmorency résonnait agréablement à mon oreille aristocratique. Le jeune Laval était sorti du séminaire pour entrer au service, à la mort de son frère. Nos pères étaient intimement liés; mais la meilleure raison qui me portait à goûter ce mariage, c'est que j'aurais quitté la maison de ma grand'mère. Je n'étais plus une enfant. Mon éducation avait commencé de si bonne heure que j'étais à seize ans comme d'autres à vingt-cinq. Je menais auprès de ma grand'mère une vie misérable. Ses fureurs, son injustice, la contrainte à laquelle j'étais assujettie sous peine d'être injuriée et insultée de toutes les manières, me rendaient l'existence insupportable. Obligée de calculer tous mes mouvements, de peser chacune de mes paroles, j'aurais pu contracter une habitude de prudence telle qu'elle eût dégénéré en dissimulation. J'étais très malheureuse et je désirais ardemment sortir de cette triste position. Mais, habituée à réfléchir sur mon sort, j'avais résolu de ne pas accepter par dépit un mariage qui n'aurait pas été en rapport avec ma situation dans le monde.

J'étais reconnue comme l'héritière unique de ma grand'mère, qui, aux yeux de tous, cherchait à se donner l'apparence, d'être dévouée à mes intérêts et de s'en occuper exclusivement; son caractère présentait les deux dispositions les plus diamétralement opposées: la violence et la duplicité. Elle passait pour riche, et elle l'était en effet. La belle terre de Hautefontaine, supérieurement bien située à 22 lieues de Paris, toute en domaines, avec 50.000 francs de fermes, sans compter les bois, les étangs et les prés; une jolie maison qu'elle venait d'acheter à 5 lieues de Paris et où mon oncle faisait d'immenses réparations; des rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris qu'elle devait me donner à mon mariage; un mobilier immense; tout cela m'était assuré, puisque ma grand'mère avait soixante ans quand j'en avais seize.

Qui aurait pu soupçonner que mon oncle, avec 400.000 francs de rentes, en était aux expédients et avait décidé ma grand'mère à emprunter pour venir à son secours? Tous ceux qui voulaient m'épouser étaient aveuglés par ces belles apparences. La place de dame du Palais de la Reine, je devais l'occuper, on le savait, en me mariant. Cela pesait alors d'un très grand poids dans la balance des unions du grand monde. Être à la Cour résonnait comme une parole magique. Les dames du Palais étaient au nombre de douze seulement. Ma mère l'avait été parce que la reine l'aimait personnellement tendrement, parce qu'elle était belle-fille d'un pair d'Angleterre et petite-fille d'un autre—lord Falkland,—enfin, parce que mon père, militaire distingué, comptait parmi le très petit nombre de ceux qui pouvaient devenir maréchaux de France.

Des trois régiments de la brigade irlandaise, Dillon et Berwick étaient les seuls qui eussent conservé leurs noms. Je me souviens que lorsque M. Walsh fut nommé colonel du régiment qui prit son nom, M. de Fitz-James et mon père en témoignèrent beaucoup de mécontentement, prétextant qu'il ne tenait à aucune grande famille irlandaise ou anglaise. La duchesse de Fitz-James—Mlle de Thiard—était dame du Palais comme ma mère, et de son âge. Mais le duc[28], son mari, petit-fils du maréchal de Berwick, et dont le père[29] avait été aussi maréchal de France, jouissait d'une réputation militaire médiocre, tandis que mon père s'était fort distingué pendant la guerre qui venait de finir. Aussi l'avait-on nommé brigadier à vingt-sept ans. Ce grade, depuis, supprimé, représentait l'échelon intermédiaire entre le grade de colonel et celui de lieutenant général.

À propos de ces grades, je raconterai une anecdote qui montrera le ridicule des étiquettes de la Cour. Lors de la prise de l'île de Grenade, dont le fort fut emporté par la compagnie de grenadiers du régiment de Dillon, M. Sheldon, mon cousin, alors âgé de vingt-deux ans seulement, s'y distingua de telle façon que M. d'Estaing, commandant l'armée, le chargea de rapporter en France et de présenter au roi les premiers drapeaux pris à la guerre, mission qui représentait une très grande distinction. En débarquant à Brest, il prit une chaise de poste et arriva à Versailles, chez le ministre de la guerre, où se trouvait mon oncle à qui il avait envoyé un courrier. Il s'était arrêté à la dernière poste pour faire une belle toilette militaire et mettre son meilleur uniforme de capitaine. Mais en arrivant chez le ministre, désireux de le mener au même instant auprès du roi, quelle ne fut pas leur surprise d'apprendre que M. Sheldon ne serait pas reçu en uniforme! L'habit qui avait conquis les drapeaux n'était pas bon pour les présenter! Le gentilhomme de la Chambre ne voulut pas en démordre, et M. Sheldon se trouva dans l'obligation d'emprunter à l'un un habit habillé, à un autre un chapeau sous le bras, une épée de cour à un troisième, et c'est seulement quand il eut pris un air bien bourgeois qu'on lui permit de mettre aux pieds du roi des drapeaux qu'il avait contribué à conquérir au péril de sa vie. Et l'on s'étonne que la Révolution ait renversé une Cour où se passaient de semblables puérilités! On paraissait en uniforme à la Cour dans une seule circonstance: le jour où l'on prenait congé, avant le, 1er juin, pour rejoindre son régiment.

II

Revenons à moi. J'étais donc ce qu'on pouvait appeler, de toutes manières, un bon parti, et puisque je suis sur le chapitre de mes avantages personnels, je pense que c'est ici la place de faire mon portrait. Il ne sera guère avantageux sur le papier, car je n'ai dû ma réputation de beauté qu'à ma tournure, à mon air, et pas du tout à mes traits.

Une forêt de cheveux blonds cendrés était ce que j'avais de plus beau. J'avais de petits yeux gris, très peu de cils, une petite vérole très grave, dont je fus atteinte à quatre ans, les ayant en partie détruits; des sourcils blonds clairsemés, un grand front, un nez que l'on disait être grec, mais qui était long et trop gros du bout. Ce qui ornait le mieux mon visage, c'était la bouche, avec des lèvres découpées à l'antique d'une grande fraîcheur, et de belles dents. Je les conserve encore intactes à soixante-et-onze ans. On disait que ma physionomie était agréable, que j'avais un sourire gracieux, et malgré cela, le tout ensemble pouvait être prouvé laid. Je dois croire que beaucoup de personnes avaient cette impression, puisque moi-même je considérais comme affreuses plusieurs femmes qui passaient pour me ressembler. Cependant, une grande et belle taille, un teint clair, transparent, d'un vif éclat, me donnaient une supériorité marquée dans une réunion, surtout au jour, et il est certain que j'effaçais les autres femmes douées en apparence d'avantages bien supérieurs.

Je n'ai jamais eu la moindre prétention à me trouver la plus belle, et j'ai toujours ignoré ce sentiment de basse jalousie dont j'ai vu tant de femmes tourmentées. C'était de la meilleure foi du monde que je louais la figure, l'esprit ou les talents des autres, que je les conseillais sur leurs toilettes. Je ne dirai pas que je fusse indifférente à mes avantages et que je ne les connusse pas. Mais dès ma plus grande jeunesse je me suis fait une sorte de code dont je ne me suis jamais écartée, et voici à quel sujet.

Je voyais quelquefois chez mon oncle, à de grands dîners, pendant les étés que nous passions à Paris pour l'assemblée du clergé dont il était président, M. le maréchal de Biron, le dernier grand seigneur du temps de Louis XIV, ou qui, du moins, en eût conservé les traditions. Agé de quatre-vingt-cinq ans lorsque j'en avais quinze, il m'avait pris en goût, et trouvait que je ressemblais à je ne sais quelle dame de son temps. Il me prenait à table à côté de lui et avait la bonté de causer avec moi. Un jour, il me conta que dès sa plus tendre jeunesse, il avait étudié avec soin et réflexion les divers inconvénients de la vieillesse dans le monde, et qu'ayant été extrêmement ennuyé et importuné par certains vieillards quand il avait mon âge, il avait pris la résolution d'éviter aux autres, s'il était destiné à vieillir, ce dont il avait souffert lui-même. Il me conseillait d'en faire autant. Je me suis toujours rappelé ce conseil. Je l'ai suivi pour la toilette, et je m'en suis souvent applaudie, ne trouvant rien de si ridicule et de si laid qu'une femme âgée portant des fleurs et des ornements qui font ressortir plus ouvertement encore les ravages du temps sur son visage.

M. le maréchal de Biron était colonel des gardes françaises et adoré dans cette troupe, qui n'avait de militaire que l'uniforme. Je l'ai encore vu, dans mon enfance, défiler, à la tête de son corps, devant le roi, le jour de la revue qui avait lieu tous les ans dans une petite plaine près du pont de Neuilly et que l'on nommait la plaine des Sablons.

Il possédait une grande et belle maison à Paris—maintenant celle du Sacré-Coeur—attenant à un splendide jardin de trois où quatre arpents, où s'élevaient des serres chaudes, remplies de plantes rares. Il avait une grande magnificence de livrée, de chevaux, de table, et faisait avec largesse les honneurs de Paris. Propriétaire de loges aux principaux spectacles, il n'y allait jamais lui-même, mais elles étaient toujours occupées par des étrangères de distinction, surtout par des Anglaises, qu'il préférait à toutes les autres et qu'il choisissait parmi les plus considérables. On regardait comme un honneur particulier d'être reçu chez lui.

Il ne donnait pas de bals, mais des concerts toutes les fois que quelque chanteur étranger ou un grand musicien passait à Paris. Il accueillait toutes les distinctions, et cela avec des manières nobles, un grand air et une aisance sans pareille dans toute cette magnificence, élément inséparable de sa personne. Un jour, parlant à mon oncle, avec cette sorte de grasseyement qui était la belle façon de parler dans la jeunesse de Louis XV, il lui dit: «Monsieur l'arechevêque»—les maréchaux de France ne donnaient pas le Monseigneur aux évêques—«si j'avais le malheur de perdre Mme la maréchale de Biron, je prierais Mlle Dillon de prendre mon nom et de me permettre de déposer ma fortune à ses pieds.» Or, ce malheur, il s'en serait consolé facilement, ne l'a pas atteint. Sa femme, dont il vivait séparé depuis cinquante ans pour quelque méfait que j'ai toujours ignoré, lui a survécu et a péri sur l'échafaud, avec sa nièce, la duchesse de Biron.

M. le maréchal de Biron mourut en 1787 ou 1788. Rien ne fut si beau que son enterrement. Ce fut la dernière splendeur de la monarchie.

On lui donna pour successeur au régiment des gardes, au lieu du duc de Biron, son neveu, que le régiment désirait, le duc du Châtelet, qui se rendit impopulaire dès les premiers moments de ses fonctions, en voulant brusquement remettre en vigueur la discipline militaire, fort négligée dans ce corps. Beaucoup de soldats ne logeaient pas même aux quartiers et ne paraissaient aux casernes que lorsqu'ils étaient de service. Ce relâchement dans la discipline leur donnait la facilité de se lier avec les gens de la bourgeoisie et du peuple, et c'est ce qui les rendit si facilement révolutionnaires dès qu'on voulut les corrompre. M. du Châtelet, d'un caractère dur et brouillon, ne considéra le régiment des gardes françaises que comme un régiment ordinaire qu'il fallait informer. Il se rendit odieux tout d'abord, et les révolutionnais en profitèrent.

III

Mon mariage avec Adrien de Laval manqua, parce que le maréchal de Laval, son grand-père, fit choix pour son petit-fils de sa cousine, Mlle de Luxembourg. Il l'épousa alors qu'elle était presque une enfant et que lui-même avait dix-huit ans à peine. Je le regrettai à cause du nom. Depuis, m'étant liée avec Adrien de Laval d'une amitié très fidèle qui a duré jusqu'à sa mort, il m'a souvent répété combien il avait été affligé de ne m'avoir pas épousée. Je ne lui ai pas répondu la vérité qui était que tout en nous convenant très bien comme amis, nous n'étions cependant nullement faits l'un pour l'autre.

Ma grand'mère me proposa le vicomte de Fleury, dont je ne voulus pas. Sa réputation était mauvaise; il n'avait ni esprit ni distinction; il était de la branche cadette d'une maison sans grand renom. Je le refusai.

Le prétendant qui suivit fut Espérance de l'Aigle, que j'avais beaucoup vu dans notre enfance à l'un et à l'autre. Je ne le trouvais pas d'un nom qui me semblât assez illustre. Ma décision fut peu raisonnable peut-être. C'était, en effet, un très bon sujet, qui avait un intérieur fort agréable; il était lié avec les Rochechouart, que je devais retrouver en entrant dans le monde; enfin nous appartenions l'un et l'autre à la même société. La terre de son père, Tracy, était à 6 ou 7 lieues de Hautefontaine. Ma grand'mère ne voulait plus aller à Hautefontaine et elle aurait consenti sans doute à me céder en partie; cette propriété, à me donner au moins la faculté de l'habiter. Tout était donc avantage dans cette union, dont on ne me parlait qu'en bien, et cependant je la repoussai.

Les mariages sont écrits dans le ciel. J'avais en tête M. de La Tour du Pin[30]. On m'en disait du mal. Je ne l'avais jamais vu. Je savais qu'il était petit et laid, qu'il avait contracté des dettes, joué, etc., toutes choses qui m'auraient à l'instant éloignée de tout autre. Et pourtant ma résolution était prise: je disais à Sheldon que je n'épouserais que lui. Il me raisonnait sans fin sur ce qu'il appelait ma manie, mais ne me persuadait pas.

Au mois de novembre 1786, nous allions partir pour le Languedoc, lorsqu'un matin ma grand'mère me dit: «Ce M. de Gouvernet revient encore avec ses propositions de mariage. Mme de Monconseil, sa grand'mère, nous fait circonvenir de tous les côtés. Son père est commandant de province et sera maréchal de France. C'est un homme qui jouit de la plus grande considération dans le militaire. Son cousin, l'archevêque d'Auch[31], presse beaucoup votre oncle. Mme de Blot, sa cousine, nous en fait parler tours les jours par son neveu, l'abbé de Chauvigny,» depuis évêque de Lombez.—«La reine elle-même le désire, car la princesse d'Hénin, fille de Mme de Monconseil, lui en a parlé. Pensez-y et décidez-vous.» À quoi je répondis sans hésiter: «Je suis toute décidée. Je ne demande pas mieux.»

Ma grand'mère fut stupéfaite. Elle espérait, je crois, que je le refuserais. Elle ne pouvait concevoir comment je le préférais à M. de L'Aigle. En vérité, je n'aurais su le dire moi-même. C'était un instinct, un entraînement venant d'en-Haut. Dieu m'avait destinée à lui! Et depuis cette parole, échappée comme malgré moi de ma bouche, à seize ans, j'ai senti que je lui appartenais, que ma vie était son bien. Je bénis le ciel de ma décision, en écrivant ces lignes, si soixante-et-onze ans, après avoir été sa compagne pendant cinquante années. Dans les fortunes les plus diverses, dans toutes les extrémités du bien et du mal, jamais la pensée ne m'est venue que j'eusse été plus heureuse avec un autre. J'ai remercié Dieu tous les jours du mari qu'il m'avait donné, et, maintenant que je le pleure sans cesse, j'implore comme unique et dernière faveur d'aller le rejoindre là où nous ne serons plus séparés.

Nous partîmes pour Montpellier sans qu'on eût parlé de nouveau de ce mariage. Cette année-là, Sheldon nous accompagnait, et je le questionnais à tous moments, quand nous étions seuls, sur M. de Gouvernet. Aucune proposition officielle n'avait été encore faite. Ma grand'mère ne m'en disait plus mot. Au contraire, elle semblait voir avec plaisir que lord John Russell, frère du duc de Bedford, vînt presque tous les soirs chez nous avec lord Gower, depuis duc de Sutherland. Je connaissais trop bien le terrible caractère de ma grand'mère pour ne pas savoir que la moindre difficulté qui l'aurait heurtée lui ferait rompre tous les engagements les mieux conclus. Elle aurait résisté au roi lui-même. Quand elle était montée, il n'y avait rien dont elle ne fût capable en fait de violence. Quoique fort inquiète et tourmentée, je n'osais cependant parler de rien, si ce n'est à Sheldon, qui avait pour moi le dévouement et l'attachement d'un frère.

L'abbé de Chauvigny servait d'intermédiaire entre Mme de Monconseil et, mon oncle. Comme de raison, il ne me parlait jamais de cette affaire, ni moi pas davantage, dans les conversations que nous avions ensemble et que je recherchais parce qu'il avait beaucoup d'esprit. Etant un soir dans le salon, il tournait entre ses doigts l'enveloppe d'une lettre dont je venais de lui voir remettre le contenu à mon oncle. Il regardait le cachet et en admirait la gravure. Je tendis machinalement la main pour le voir, mais il retint l'enveloppe dans la sienne en me regardant fixement, et me dit: «Non. Pas encore.» Je compris tout de suite que c'était une lettre de Mme de Monconseil, ou du moins de quelqu'un qui parlait de mon mariage. L'abbé s'amusa malignement de ma rougeur et de mon trouble, et nous ne nous parlâmes plus de la soirée.

Le lendemain matin, ma grand'mère m'annonça que mon oncle avait reçu une lettre charmante de Mme de Monconseil: qu'elle désirait extrêmement mon mariage avec son petit-fils, pour qui elle avait la plus vive tendresse; qu'elle ferait tout pour le faire réussir; mais qu'elle ne jouissait pas d'un grand crédit sur son gendre, le comte de La Tour du Pin, avec qui elle avait eu des démêlés fort désagréables. Ce fut alors que j'appris que Mme de La Tour du Pin, fille de Mme de Monconseil, aînée de quinze ans de la princesse d'Hénin, sa soeur, avait eu la plus mauvaise conduite. Elle était enfermée dans un couvent d'où elle ne sortait presque jamais depuis vingt ans. Son mari lui payait une modique pension, mais ne la voyait pas. Ils n'étaient pas séparés juridiquement. On avait voulu éviter le scandale d'une enquête légale par égard pour sa soeur, qui venait d'épouser à quinze ans le prince d'Hénin, frère cadet du prince de Chimay, et en considération aussi de sa fille[32], soeur aînée de trois ans de M. de Gouvernet, placée en pension dans un couvent à Paris. Je parlerai plus loin de cette charmante personne.

Mme la marquise de Monconseil, fille du marquis de Curzay, avait alors quatre-vingt-cinq ans. On m'a souvent dit que, même à cet âge, elle était encore belle. M. de Monconseil l'épousa fort jeune. Il était militaire, comme presque tous les gentilshommes à cette époque. Il avait eu une jeunesse très dissipée, très vive, et avait été page de Louis XIV. Il racontait qu'éclairant un soir ce monarque, comme il sortait de chez Mme de Maintenon, il avait mis, avec les deux flambeaux qu'il tenait allumés dans une seule main, selon l'usage d'alors…, il avait mis, dis-je, le feu à la perruque du roi. En contant cette histoire à sa fille, soixante-dix ans après, il était repris d'une peur telle qu'il en tremblait.

M. de Monconseil avait fait toutes les guerres de la fin du règne de Louis XIV, et celles de Louis XV. Sa femme, belle, spirituelle et intrigante, avait beaucoup servi à sa fortune. Je crois qu'ils s'étaient mutuellement pardonné beaucoup d'erreurs. Ils vivaient souvent loin, l'un de l'autre. M. de Monconseil, lieutenant général de très bonne heure, était commandant de la Haute-Alsace et résidait toujours à Colmar. Il venait rarement à Paris, où sa femme demeurait la plupart du temps et où elle soignait ses intérêts avec une grande suite. J'ai entendu dire qu'elle n'avait jamais laissé passer un courrier sans lui écrire des lettres très courtes, mais pleines de choses intéressantes, et comme il n'y avait pas alors de gazettes, les correspondances particulières acquéraient le plus grand prix. Combien il est à regretter que de semblables recueils aient été détruits!

M. de Monconseil, à l'âge de quarante ans, par une circonstance que je regrette vivement de ne pas savoir, quitta le service et se retira dans sa terre de Tesson, en Saintonge. Il s'y établit et n'en sortit plus jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans qu'il y mourut, après une vie édifiante et admirable, laissant des établissements de charité bien plus considérables qu'on n'aurait pu l'attendre de sa fortune, qui, quoique fort aisée, n'était pas immense. Il possédait une belle maison à Saintes, où il passait trois mois d'hiver. Le reste de l'année, il habitait Tesson, créé par lui et dont il avait planté le parc et les jardins. Il allait rarement à Paris voir sa femme, qui y avait une bonne et agréable maison. Grâce à ses instances, son gendre, M. de La Tour du Pin, avait permis que Mme de La Tour du Pin sortît de son couvent de loin en loin pour s'installer pendant quelques mois à Tesson auprès de son père. Mais cela n'est arrivé que deux ou trois fois en quarante-cinq ans.

Mme de Monconseil alla dans une seule occasion, je crois, voir son mari. Ce voyage lui parut si long qu'elle ne fut pas tentée de le recommencer. Ils n'en étaient pas moins dans les meilleurs termes ensemble, et Mme de Monconseil, très attentive à tenir son mari au courant de tous les intérêts et de toutes les nouvelles, lui écrivait régulièrement, comme je l'ai dit, tous les courriers.

M. de Monconseil aima beaucoup son petit-fils, qui se rendait souvent à Tesson et en revenait toujours la bourse pleine. Ses visites à son grand-père lui valaient un bien plus précieux encore que l'argent qu'il lui donnait: c'étaient les bons principes de gentilhomme chevaleresque, les lois de l'honneur qu'il gravait dans son jeune coeur et qui ne se sont jamais effacés.

IV

Le dernier voyage que je fis à Montpellier eut donc lieu de 1786 à 1787.
Il fut fort brillant pour moi.

Par une intrigue dont les causes et les détails échappent aujourd'hui à ma mémoire, M. de Calonne, alors contrôleur général et puissamment protégé par la reine, avait obtenu que l'on déplaçât M. de Saint-Priest, intendant de Languedoc, et avait donné cet emploi à M. de Balinvilliers, mari de sa nièce. Ce changement déplut beaucoup dans la province. La famille des Saint-Priest était extrêmement considérée et aimée. Tout le monde les regrettait. Les nouveaux venus cherchèrent à plaire par la dépense et la splendeur. Ils firent construire dans leur jardin, par des ouvriers venus de Paris et même de l'établissement appelé des Plaisirs du roi ou des Menus[33], une belle salle de bal où ils réunirent toutes les sociétés de Montpellier, bourgeoises et autres. C'est la première fois que ce mélange, qu'on nomma une fusion, fut essayé. Mme Riban, femme du célèbre parfumeur, dont chacun avait un pot de pommade ou un flacon d'odeur sur sa table, y parut dans tout l'éclat de sa beauté. D'autres notabilités de la bourgeoisie s'y firent remarquer; au grand scandale des vieilles présidentes de la cour des comptes, le seul tribunal que nous eussions à Montpellier.

Ces dames me rappellent une d'entre elles que je voyais avec intérêt: c'était la présidente Claris, belle et grande personne pâle et délicate, qui pouvait avoir alors quarante-cinq ou cinquante ans. Son mari, laid comme un singe, beaucoup plus âgé que sa femme, avait été d'une jalousie telle à cause de sa beauté, qu'il la tint enfermée pendant quatorze ans sans la laisser sortir ni voir à personne, si bien que la rumeur se répandit que l'infortunée était folle, bruit sans fondement aucun, heureusement pour la pauvre présidente. Elle savait dessiner et même graver, et j'ai vu un cabinet octogone dont elle avait fait son occupation et son plaisir pendant les années de sa captivité. Il se trouvait dans une tourelle au coin de la maison. La boiserie, d'abord peinte en blanc de doreur, avait été recouverte d'un vernis brun très délicat et très uni; puis, sur cette boiserie ainsi préparée, elle avait dessiné au burin des paysages avec des figures, des sujets, des animaux, aussi fins que la plus belle gravure, et qui se détachaient en blanc sur le fond brun. C'était un ouvrage merveilleux de patience et de talent. On disait que l'exécution de ce travail lui avait fait mal à la poitrine, en raison de la nécessité de souffler constamment sur les poussières produites par le burin en enlevant le vernis. Je crois bien plutôt que sa santé s'était détruite parce qu'elle n'avait jamais pris l'air ni fait aucun exercice pendant tant d'années.

Je rencontrais aussi chez M. de Périgord Mlle de Comnène[34], dont la famille venait d'être reconnue par le Parlement de Toulouse. Elle fut depuis mère de Mme d'Abrantès, qui parle à tous moments de sa beauté dans ses Mémoires. Mais c'est une illusion filiale, car si elle eût été belle, j'en aurais conservé le souvenir, ce que je n'ai pas fait. Son nom seul est resté historiquement dans ma tête.

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