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Journal d'une femme de cinquante ans (1/2)

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CHAPITRE XI

I. Installation de Mme de La Tour du Pin à Paris.—M. de Lally et Mlle Halkett.—Le ministère de la guerre à l'hôtel de Choiseul.—Indiscipline dans l'armée.—Naissance d'Humbert-Frédéric de La Tour du Pin.—Mariage de Charles de Noailles.—Bontés de la reine pour Mme de La Tour du Pin.—II. La fête de la Fédération.—La garnison de Paris.—Les députations.—Enthousiasme de la population parisienne.—La composition de la garde nationale.—M. de La Fayette.—L'évêque d'Autun.—La messe.—Le spectacle que présente le Champ-de-Mars.—La famille royale.—III. Excursion en Suisse.—Pauline de Pully.—Une aventure à Dole.—Chez M. de Malet, commandant de la garde nationale de cette ville.—La commune de Dôle.—Quatre jours de captivité.—Intervention des officiers de Royal-Étranger.—Le départ de Dôle.—Le lac de Genève.—IV. Révolte de la garnison de Nancy.—M. de La Tour du Pin envoyé en parlementaire.—M. de Malseigne, commandant de la ville, s'échappe.—Répression de la révolte.—Danger couru par M. de La Tour du Pin.—Conséquences de l'émigration des officiers.—V. Séjour à Lausanne.—Les Pâquis.—L'auberge de Sécheron.—Retour à Paris par l'Alsace.

I

Au bout de quinze jours je partis pour Paris, où je m'installai chez ma tante, rue de Verneuil, en attendant que l'hôtel de Choiseul, affecté au département de la guerre, fût prêt.

Mon beau-père était provisoirement campé dans une maison qui appartenait, je crois, aux Menus plaisirs[119], près du Louvre. J'allais tous les jours dîner chez lui et faire les honneurs de son salon. Mais j'étais restée d'une pâleur si effrayante, quoique je ne souffrisse pas beaucoup, qu'à ma vue bien des gens, qui ne me connaissaient pas, prenaient un air épouvanté. J'avais entièrement perdu l'appétit. Mon mari et mon beau-père se désolaient de voir que l'on ne pouvait rien trouver que je voulusse manger. Cependant j'avançais dans ma grossesse, qui ne paraissait pas et que tout le monde me contestait.

Ma tante avait décidée M. de Lally, sur qui elle exerçait un empire absolu, à abandonner l'Assemblée nationale après la Révolution du 6 octobre. Elle le força également à quitter la France avec M. Mounier. Tous deux se retirèrent en Suisse. Ce fut une très fausse mesure; c'était déserter son poste au moment du combat, et quoique leurs deux voix de plus n'eussent probablement rien empêché des événements qui suivirent, ils ont dû se reprocher l'un et l'autre d'avoir, cédé à un mouvement qu'on pouvait soupçonner avoir été inspiré par la crainte. Quoi qu'il en soit, elle suivit M. de Lally en Suisse, et c'est à cette époque qu'elle le détermina à épouser son ancienne maîtresse, Mlle Halkett, nièce de lord Loughborough, alors grand chancelier en Angleterre. Ce fut uniquement dans le but de reconnaître la fille qu'il avait eue de cette femme plusieurs années auparavant qu'il se décida à l'épouser, car il n'éprouvait pour elle ni estime, ni amour. Mais au moment de partir de Lausanne pour rejoindre Mlle Halkett à Turin, il tomba malade d'une affreuse petite vérole dont il faillit mourir et dont l'habileté de M. Tissot seule le sauva. Le mariage fut donc ajourné et ne se fit que l'année d'après.

Au commencement de l'hiver, nous allâmes nous établir à l'hôtel de Choiseul, superbe charmant appartement, entièrement distinct de celui de mon beau-père, avec lequel il communiquait cependant par une porte donnant accès dans un des salons. Un joli escalier séparé ne menait que chez moi. C'était comme une jolie maison à part, ayant vue sur des jardins, aujourd'hui tous bâtis. Mon mari chargé par son père de beaucoup d'affaires importantes, était très occupé. Je ne le voyais guère qu'au déjeuner, que nous faisions tête à tête, et au dîner.

Mon beau-père cessa de donner de grands dîners quand on fut à Paris. Mais il avait, tous les jours une table de douze à quinze personnes, soit des députés, soit des étrangers, ou des personnages marquants. On dînait à 4 heures. Une heure après le dîner et après s'être entretenu dans le salon avec quelques personnes qui venaient au café selon l'usage de Versailles, mon beau-père rentrait dans son cabinet. Je retournais alors chez moi ou je sortais pour aller dans le monde.

La reine avait rendu ses loges en arrivant à Paris, et ce mouvement de dépit bien naturel, mais fort maladroit, avait encore plus indisposé les Parisiens contre elle. Cette malheureuse princesse ne connaissait pas les ménagements, ou ne voulait pas les employer. Elle témoignait ouvertement de l'humeur à ceux dont la présence lui déplaisait. En se laissant aller ainsi à des mouvements dont elle ne calculait pas les conséquences, elle nuisait aux intérêts du roi. Douée d'un grand courage, elle avait fort peu d'esprit, aucune adresse, et surtout une défiance, toujours mal placée, envers ceux qui étaient le plus disposés à la servir. Après le 6 octobre, ne voulant pas reconnaître que l'affreux danger qui l'avait menacée était l'ouvrage d'un complot ourdi par le duc d'Orléans, elle faisait peser son ressentiment sur tous les habitants de Paris indistinctement et évitait toutes les occasions de paraître en public.

Je regrettai beaucoup l'habitude d'aller dans les loges de la reine et, craignant la foule, je n'assistai à aucun spectacle pendant l'hiver de 1789 à 1790. Souvent je réunissais huit ou dix personne» dans mon appartement pour des petits soupers auxquels mon beau-père ne prenait jamais part, car il se couchait de très bonne heure et se levait de grand matin.

C'est pendant les premiers mois de 1790 que le parti démagogique employa tous les moyens pour corrompre l'armée. Chaque jour, il arrivait quelque fâcheuse nouvelle. Tel régiment avait pillé sa caisse, tel autre avait refusé de changer de garnison. Ici les officiers avaient émigré; là une ville envoyait un député à l'Assemblée pour demander le déplacement du régiment qui s'y trouvait, sous prétexte que les officiers étaient aristocrates et ne fraternisaient pas avec les bourgeois. Mon pauvre beau-père périssait sous l'accablant labeur provoqué par ces mauvaises nouvelles. Beaucoup d'officiers partaient sans congé pour sortir de France, et cet exemple d'indiscipline, dont les sous-officiers profitaient, encourageait la révolte.

Le 19 mai, j'accouchai d'un garçon bien portant et qui a fait mon bonheur pendant vingt-cinq ans. Mme d'Hénin, venue de Suisse pour mes couches, en fut la marraine et mon beau-père le parrain. On le nomma Humbert-Frédéric[120]. Les prêtres célébraient encore le culte sans serment, et mon fils reçut le baptême dans la paroisse de Saint-Eustache. On ne me permit pas de le nourrir, comme je le souhaitais, ma santé ayant été trop éprouvée dans les premiers mois de ma grossesse, et ma faiblesse étant encore très grande. Une bonne nourrice venue de Villeneuve-Saint-Georges se chargea donc de lui, et bientôt il prit un embonpoint qui lui manquait en naissant, car il n'avait que la peau et les os.

Ma convalescence fut assez longue, ce qui m'empêcha d'assister au mariage de Charles de Noailles, fils aîné de Mme de Poix, avec Nathalie de Laborde, fille cadette du riche banquier. C'était une très grande mésalliance et un mariage d'argent, que l'on cherchait à déguiser sous l'apparence d'un mariage d'amour. Mais personne n'était dupe, et chacun savait que les beaux yeux de Nathalie avaient été moins puissants que les écus sonnants de la cassette de son père. M. de Laborde avait déjà marié sa fille aînée à M. d'Escars—depuis duc de ce nom,—et il ne lui restait plus que deux fils, les deux cadets ayant péri au commencement de l'expédition de M. de La Pérouse[121].

Charles de Noailles était beau comme le jour. En relations de fraternelle familiarité avec lui, il vint me montrer sa toilette de marié un moment avant la cérémonie, en se rendant de l'hôtel de Mouchy[122], sa résidence, à l'hôtel de Laborde, rue d'Artois[123], tout près de la rue de la Grange-Batelière, où je demeurais[124]. Cette toilette serait trouvée fort ridicule aujourd'hui. La voici: un habit habillé, d'une riche étoffe de soie bleu barbeau, admirablement brodé en soie plate d'une charmante guirlande de roses; les plus belles dentelles pour jabot et pour manchettes; coiffé avec mille boucles, l'épée au côté et le chapeau à trois cornes. Telle était alors, pour les cérémonies, la tenue qu'on n'avait pas encore altérée.

La cour, à Paris, se tenait toujours selon la coutume de Versailles, à l'exception de la messe, où l'on n'alla plus dès que le décret qui ordonnait le serment aux prêtres fut promulgué. Le dîner avait lieu comme à Versailles. Lorsque je relevai de couches, je me rendis chez la reine, en grand habit. Elle m'accueillit avec la plus grande obligeance. Mme d'Hénin avait donné sa démission en partant pour la Suisse, et il fut question de moi pour la remplacer dans son service. Mais la reine s'y opposa. On parlait déjà de nommer mon mari ministre en Hollande, et comme je devais naturellement l'y accompagner, la reine émit l'avis qu'il ne valait pas la peine de commencer mon service pour l'interrompre aussitôt, D'ailleurs, ajouta-t-elle, qui sait si je ne l'exposerais pas encore à des dangers comme ceux du 5 octobre?»

II

Je ne me souviens plus des causes qui inspirèrent l'idée de faire fraterniser, comme on disait alors, tous les corps militaires de l'État, en envoyant à Paris le plus ancien de chaque grade, pour s'y trouver le 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. Le Moniteur rend compte de la séance où cette résolution fut prise.

Les gardes nationales, qui s'étaient organisées dans tout le royaume pendant l'année qui venait de s'écouler envoyèrent aussi des députations composées de leurs officiers les plus élevés en grade et des simples gardes les plus âgés. On commença les travaux préparatoires dès la fin de juin.

Le Champ de Mars, en face de l'École militaire, présentait à cette époque l'aspect d'une pelouse bien nivelée, où s'exerçaient les élèves de l'école et où le régiment des gardes françaises manoeuvrait.

Il n'y avait alors de garnison ni à Paris ni aux environs. Les gardes françaises étaient la seule troupe qui fût dans la ville. Leur nombre se montait, je crois, à 2.000 hommes tout au plus. Ils fournissaient un détachement à Versailles, lequel se renouvelait toutes les semaines. À Courbevoie était cantonné le régiment des gardes suisses, qu'on ne voyait jamais à Paris. Les gardes du corps comprenaient quatre compagnies. Une seule était de service à Versailles. Les autres occupaient des villes voisines: Chartres, Beauvais, Saint-Germain. Aucune autre troupe ne paraissait jamais ni à Versailles, ni à Paris, où l'on ne voyait d'uniformes que ceux des sergents recruteurs de divers régiments. Ces sergents se tenaient ordinairement soit au bas du Pont-Neuf, soit sur le quai de la Ferraille, attendant l'occasion de raccoler quelque jeune ouvrier mécontent ou quelque mauvais sujet dont ils débarrassaient Paris.

Mon mari fut chargé par son père de passer en revue toutes les députations et de s'occuper de leur logement, de leur nourriture et même de leurs plaisirs; car tous les théâtres eurent ordres de réserver des places gratis pour les vieux soldats et des loges pour les officiers. Un grand nombre logèrent aux Invalides et à l'École militaire. Le peuple de Paris s'employa avec transport aux travaux à entreprendre au Champ de Mars. Tout fut terminé en quinze jours. Le grand cirque ou amphithéâtre en terre qu'on y voit maintenant, fut élevé par deux cent mille personnes de toute condition, et de tout âge, hommes et femmes. Un spectacle aussi extraordinaire ne se reverra jamais. On commença par tracer le cirque et à l'élever avec quatre pieds de terre prise au milieu de l'arène. Mais cela n'ayant pas suffi, on en transporta de la plaine de Grenelle, et des terrains, d'un relief assez élevé, compris entre l'École militaire et les Invalides et qui furent aplanis. Des milliers de brouettes étaient poussées par des gens de toutes qualités. Il existait encore à Paris, plusieurs couvents de moines portant leur habit. Aussi voyait-on des filles publiques, bien reconnaissables à leur costume, attelées à de petits tombereaux à bras, nommés camions, avec des capucins ou des récollets; à côté, des blanchisseuses avec des chevaliers de Saint-Louis, et dans ce rassemblement de toutes les classes de la société, pas le moindre désordre, pas la plus petite dispute. Chacun était mû par une seule et même pensée de confraternité. Tout possesseur de chevaux d'attelage les envoyait pendant quelques heures de la journée pour transporter des terres. Il n'y avait pas un garçon de boutique dans Paris qui ne fût au Champ de Mars. Tous les travaux étaient suspendus, tous les ateliers vides. On travaillait jusqu'à nuit, et à la pointe du jour l'ouvrage reprenait. Un grand nombre des travailleurs bivouaquaient dans les allées latérales. Des petits cabarets ambulants, des tables chargées de comestibles grossiers, des tonneaux de vin remplissaient les grands fossés bâtis qui entourent le Champ de Mars. Enfin, le 13 juillet au soir, nous allâmes, ma belle-soeur, arrivée depuis peu à Paris, et moi, nous établir à l'École militaire, dans un petit appartement qui donnait, sur le Champ de Mars, afin d'être toutes portées le lendemain matin. Mon beau-père y avait fait envoyer un beau repas et des vivres, pour offrir un copieux déjeuner aux militaires qui pourraient avoir l'intention de venir nous voir pendant la cérémonie. Cette précaution fut d'autant plus utile qu'on avait oublié, aux Tuileries, de rien apporter pour les enfants du roi, et, l'heure ordinaire de leur dîner étant arrivé avant la fin de cette représentation mensongère destinée à unir à jamais le roi à son peuple, M. le Dauphin fut fort heureux de profiter de notre collation.

Le pauvre prince avait un petit uniforme de garde national. En passant devant un groupe d'officiers de ce corps, réunis au bas de l'escalier pour recevoir le roi, la reine leur dit gracieusement, en montrant son fils: «Il n'a pas encore le bonnet.»—«Non, madame, répondit l'un des officiers, mais il en a beaucoup à son service.» Cette première garde nationale, il est vrai, était composée de tous les éléments sages de la population de Paris. On avait considéré que c'était le moyen d'élever une digue contre l'esprit révolutionnaire. Tous les négociants, les gros marchands, les banquiers, les propriétaires, les membres des hautes classes qui n'avaient pas encore quitté la France, en faisaient partie. Dans la société, tous les hommes au-dessous de cinquante ans y étaient inscrits et faisaient très exactement leur service. M. de La Fayette lui-même, que l'on a tant attaqué, ne songeait pas alors à la République pour la France, quelles que fussent les idées qu'il avait rapportées d'Amérique sur ce genre de gouvernement. Il désirait autant qu'aucun de nous l'établissement d'une sage liberté et l'abolition des abus. Mais je suis certaine qu'il n'avait pas alors la moindre pensée ni le désir de renverser le trône et qu'il ne les a jamais eus. La haine sans bornes que la reine lui portait et qu'elle lui témoignait chaque fois qu'elle l'osait, l'aigrit cependant autant que le comportait son caractère doux jusqu'à la niaiserie. Toutefois, il n'était pas faible, et sa conduite sous l'Empire l'a bien prouvé. Il a résisté à toutes les démarches, les offres, les cajoleries de Napoléon. La Restauration s'est montrée injuste envers lui. Mme la Dauphine[125] avait hérité de la haine que lui portait la reine. Elle avait accueilli tous les contes absurdes inventés à son sujet, depuis le sommeil du 6 octobre 1789 jusqu'au reproche d'avoir été le geôlier du roi après la fuite de la famille royale à Varennes. Mais revenons à la fédération de 1790.

Un autel avait été élevé dans le Champ de Mars et une messe y fut célébrée par le moins recommandable des prêtres français. L'abbé de Périgord, depuis prince de Talleyrand, avait été nommé évêque d'Autun, lorsque M. de Marboeuf avait passé au siège de Lyon. Quoiqu'il eût été l'agent du clergé, ce qui assurait l'épiscopat après cinq ans d'exercice de cette place, le roi, mécontent, à juste titre, de sa conduite ecclésiastique, s'était refusé à lui conférer l'épiscopat. Ce prince avait mis, à ce refus, une fermeté bien éloignée de son caractère ordinaire, mais provoquée dans l'occasion par sa conscience religieuse. Cependant, lorsque le comte de Talleyrand, père de l'abbé, aux sollicitations de qui le roi avait résisté jusqu'alors, fut sur son lit de mort et qu'il demanda cette faveur comme la dernière, le roi ne put résister plus longtemps. Il nomma l'abbé de Périgord à l'évêché d'Autun.

Ce fut lui qui célébra la messe à la fédération de 1790. Son frère Archambauld la servit, et quoiqu'il eût fortement nié le fait quand il rejoignit les princes à Coblentz, je l'ai vu de mes yeux, en habit brodé et l'épée au côté, au pied de l'autel.

Rien au monde ne peut donner l'idée de ce rassemblement. Les troupes rangées en bon ordre au milieu de l'arène; cette multitude d'uniformes différents se mêlant à celui de la garde nationale, brillant de nouveauté; debout sur le talus du cirque une foule compacte, qui, au moment d'une pluie assez abondante, déploya des milliers de parapluies de toutes les couleurs imaginables; tout cela constituait le spectacle le plus surprenant qu'on pût voir, et j'en jouissais des fenêtres de l'Ecole militaire, où j'étais installée.

On avait construit, en avant dît balcon du milieu, une belle tribune très ornée. Elle s'avançait jusqu'auprès de la coupure ménagée dans le cirque, et rapprochait la famille royale de l'autel ainsi que des spectateurs. L'infortunée famille royale comprenait ce jour-là le roi, la reine, leurs deux enfants[126], Mme Elisabeth[127], Monsieur et Madame[128]. Relevée de couches depuis deux mois seulement, j'étais encore très faible. Je ne descendis pas sur la tribune. Je me trouvai cependant sur le passage de la reine et, accoutumée depuis longtemps aux impressions de son visage, je vis qu'elle se faisait grande violence pour cacher sa mauvaise humeur, sans y parvenir néanmoins assez pour son intérêt et pour celui du roi.

III

Vers la fin de juillet 1790, j'étais assez bien remise de mes couches. Ma tante voulut retourner à Lausanne, et mon mari, connaissant mon désir de voir la Suisse, me permit d'y faire un voyage de six semaines. Mme de Valence, dont la conduite était encore exemplaire alors, se trouvait à Sécheron, près de Genève, avec Mme de Montesson qui y passait l'été. Elle devait faire inoculer sa fille aînée, Félicie, depuis Mme de Celles, âgée de trois ans; son autre fille, née quelques jours après le 5 octobre, était encore trop jeune pour subir cette opération. Il fut convenu qu'elle s'installerait dans une petite maison séparée de celle de sa tante et que j'irais la retrouver pour y passer quelque temps avec elle. Je consentis à ce petit voyage, laissant mon fils avec sa bonne nourrice et Marguerite à l'hôtel de la guerre, et sans me douter qu'en m'éloignant de Paris, j'allais éprouver une cruelle inquiétude. Ma femme de chambre, à ce moment sur le point d'accoucher, ne m'accompagna pas. Je n'emmenai qu'un domestique et une petite chaise de poste à brancards, car les calèches n'étaient pas encore connues alors.

Ma tante prit avec elle une jeune cousine qui sortait du couvent, Pauline de Pully. Sa mère, cousine germaine de ma tante et de ma belle-mère, avait une très mauvaise conduite, et ma tante fit une chose très utile en se chargeant de la jeune fille, qui avait quinze ans et était très distinguée par l'esprit et par l'instruction. Elle savait bien le latin et lisait Tacite, disait-elle avec simplicité, pendant qu'on la coiffait. Jusque-là sa vie s'était partagée entre le couvent, à Orléans, et un vieil oncle ecclésiastique qui habitait cette ville. Aussi ignorait-elle tout de la vie actuelle. Elle croyait voir à Lausanne la colonie équestre dont parle César, et si elle se réjouissait de visiter les Alpes; c'était dans l'espoir d'y trouver encore les traces des éléphants d'Annibal. Son peu de connaissance des choses du temps présent, joint à beaucoup d'esprit et d'imagination, la rendait très amusante et très originale. Assise entre ma tante et moi dans la voiture, elle nous divertissait beaucoup, et, au second jour de notre voyage, se croyait déjà au bout de l'Europe. L'occasion se présenta bientôt de lui persuader qu'elle était en France, et en révolution.

Nous étions munies de tous les passeports possibles, tant pour les autorités civiles que pour les gardes nationales et les autorités militaires. Une imprudence de ma tante faillit néanmoins nous coûter cher. La poste aux chevaux de Dôle se trouvait hors de la ville, sur la route de Besançon. Nous traversâmes donc toute la ville par une rue assez solitaire, et, sauf quelques injures lancées par des passants qui criaient: «En voilà encore qui s'en vont, de ces chiens d'aristocrates», nous parvînmes à sortir de la ville sans encombre. Dans plusieurs localités, nous avions déjà été traitées de la sorte, et nous y étions accoutumées.

Arrivées à la poste, ma tante s'informe auprès du maître de poste si cette route mène à Genève. Il lui répond que pour prendre la route de cette ville, celle des Rousses, il faut retraverser la ville. Je représente en vain à ma tante que nos passeports portent que nous devons sortir de France par Pontarlier. Elle dit que cela importe peu et, les chevaux attelés, donne l'ordre de rétrograder et de retraverser la ville pour gagner la route des Rousses, sous le prétexte qu'elle avait donné rendez-vous à M. de Lally à Genève, où elle trouverait aussi M. Mounier.

Nous voilà donc rentrées dans la ville. Mais nous ignorions qu'il fallait traverser le marché qui se tenait sur une grande place. Obligées d'aller au pas pour ménager la foule des paniers et des personnes, nous sommes accueillies d'abord par des injures, puis, l'orage grossissant à mesure que nous avancions, une voix soudain pousse l'exclamation: «C'est la reine!» Aussitôt on nous arrête, on dételle les chevaux, on arrache le courrier de dessus son cheval, en criant: «À la lanterne!» On ouvre la portière et on nous ordonne de descendre, ce que nous faisons, non sans crainte. Je me réclame du titre de fille du ministre de la guerre, et je demande qu'on me mène chez le commandant de la place ou qu'on aille le chercher. Ma tante dit qu'elle a une lettre de M. de La Fayette pour le commandant de la garde nationale, M. de Malet. «Voilà sa maison!» s'écrie une personne, et, en effet, nous voyons deux sentinelles à une porte où flotte un vaste drapeau tricolore. Il n y avait que deux pas à faire. J'entraînai ma tante et Pauline, et nous entrâmes dans la maison où la foule du peuple n'osa pas nous suivre, par respect pour le commandant populaire qui ne s'empressait pas; néanmoins, de prendre notre défense. Nous traversons une antichambre. Personne ne s'y trouvait. De là, nous pénétrons dans une salle à manger, garnie d'une table bien servie, de sept à huit couverts, qu'on venait de quitter précipitamment. Deux ou trois chaises renversées témoignaient de la hâte des convives à s'éloigner. Une serviette tombée à terre, près d'une porte, nous indique la route des fuyards. Ma tante se refuse à aller plus loin, mais elle dit d'une voix forte en parlant contre cette porte qu'elle désirait remettre une lettre de M. de La Fayette au commandant Malet. Pas de réponse. Aucun bruit ne se fait entendre. Au bout d'un quart d'heure, ma tante, apercevant une sonnette, s'en servit dans l'espoir que quelqu'un paraîtrait. Repartir était hors de question, car nous voyions, sur la place, le peuple assemblé autour de nos voitures, sans pouvoir distinguer ce qui se passait. Pauline et moi, nous n'avions pas déjeuné. Voyant que ma tante s'était assise résignée, en disant «Il faut attendre», nous nous assîmes aussi, mais près de la table, et nous nous mîmes à manger le dîner qu'on avait abandonné. Une excellente blanquette, un morceau de pâté, des fruits admirables assouvirent nos appétits de vingt et de quinze ans, pendant que de bon coeur nous rions de notre aventure et de la poltronnerie du chef de la milice nationale.

Enfin, après trois heures d'attente, et ayant aperçu par la fenêtre que nos voitures avaient été emmenées, nous entendons marcher au-dessus de la pièce que nous occupions, quoiqu'on n'eût pas répondu à la sonnette, dont nous avions fait usage plusieurs fois. Bientôt nous vîmes entrer un grave personnage, sorte de gros bourgeois, accompagne de deux ou trois autres hommes d'un âge respectable, qui, s'adressant à ma tante, lui demanda son nom, puis, me montrant, dit: «C'est mademoiselle votre fille?» Elle leur répondit que j'étais la belle-fille du ministre de la guerre, que je savais qu'il y avait un régiment de cavalerie en garnison à Dôle, que je désirais parler à son commandant qui obtiendrait, sans doute, du président de la commune—c'est ainsi qu'on nommait alors le fonctionnaire depuis appelé maire—notre mise en liberté. Son interlocuteur déclara à ce moment qu'il était lui-même le président de la commune. Il ajouta que le peuple était fort animé, que le nom de ma tante lui paraissait un nom supposé, que beaucoup de personnes croyaient qu'elle était la reine, etc., etc., et cent autres sottises de ce genre. Ma tante, constatant qu'on voulait nous retenir prisonnières, suggéra le moyen de tirer les choses au clair, en envoyant un de ses gens en courrier à Paris, et demanda qu'en attendant son retour nous fussions autorisées à nous établir dans une auberge. Un des membres de la commune qui accompagnaient le président proposa de nous prendre chez lui. L'asile serait plus sûr qu'à l'auberge, où nous pourrions être insultées par le peuple. Sur notre consentement, il m'offrit le bras pour me conduire, car la pensée que les officiers pourraient peut-être se décider à prendre ma défense lui faisait beaucoup d'impression et peut-être de peur.

Sortant donc de la maison inhospitalière du commandant de la garde nationale, après avoir mangé son dîner sans son assentiment, nous fûmes conduites par notre hôte dans sa maison, où il nous logea dans des chambres fort communes, mais très bonnes. Là vinrent nous rejoindre la femme de chambre et nos trois domestiques. Pendant que nous écrivions à Paris notre mésaventure, ma tante à M. de La Fayette, moi à mon mari, et que notre cuisinier, qui courait bien à franc étrier, se préparait à partir, on avait assemblé la commune pour fabriquer à notre messager un passeport qui assurât sa sûreté. On libella en même temps un procès-verbal, dans lequel «on vantait le civisme des habitants de Dôle, qui n'avaient pas cru devoir laisser passer outre des personnes suspectes, fortement soupçonnées d'être toutes autres que ce qu'elles prétendaient. Un homme qui avait été à Paris assurait que la plus âgée était la reine, la plus jeune pouvait bien être Mme Royale[129], et la grande—c'était moi—Mme Elisabeth[130]». Ce bel arrangement était cru de toute la ville.

Notre hôte nous engagea à ne pas tenter de sortir, ce qui équivalait à une défense, et nous nous résignâmes à rester dans notre triste logement, au rez-de-chaussée sur un fort petit jardin, où pénétrait à peine le jour à midi.

Le lendemain matin, deux membres de la commune vinrent nous interroger. Ils nous firent mille questions, visitèrent nos papiers, nos écritoires, nos portefeuilles. Ils me demandèrent compte de tout ce que j'avais dans la chaise de poste, pourquoi j'avais tant de souliers neufs, si je ne devais passer en Suisse que six semaines, comme je l'affirmais, et cent autres absurdités semblables qui me faisaient leur rire au nez. Enfin j'eus la pensée de leur dire que les officiers de la ville envoyés à Paris à la Fédération, et qui devaient être de retour à leur régiment, ayant probablement dîné chez mon beau-père, me reconnaîtraient. Cette idée leur parut lumineuse, et ils partirent pour aller les chercher.

Vers la fin de notre première journée de réclusion, arrivèrent donc les officiers de Royal-Étranger, qui m'offrirent leurs services et leur protection. Les plus jeunes étaient tous prêts à mettre le sabre au clair pour la défense d'une femme de vingt ans, fille de leur ministre. Les plus âgés voulaient m'emmener au quartier. Il y existait, disaient-ils, un fort bel appartement où nous serions très bien, en attendant le retour de notre courrier.

Je les conjurai de dissimuler leur mécontentement, les assurant que mon beau-père m'en voudrait beaucoup si je permettais qu'ils s'engageassent pour moi dans des démarches qui compromettraient la tranquillité publique. Mais je ne pus empêcher que pendant toute la journée ces officiers vinssent chez moi, les uns après les autres, et fissent si bien qu'au bout du quatrième jour, les membres de la municipalité trouvèrent qu'ils avaient fait une sottise en nous arrêtant et nous donnèrent la permission de partir. Il fallut quelques heures pour recharger nos voitures, et comme nous voulions aller, coucher à Nyon, nous résolûmes de ne partir que le lendemain matin à 5 heures. Les voitures, qui n'étaient pas venues à la maison où on nous avait retenues, nous attendaient hors de la ville, et j'espérais que nous pourrions partir à pied, incognito, à cause de l'heure matinale. Mais, comme je mettais mon chapeau, j'entendis, dans le vestibule, le bruit de sabres traînant sur les dalles. Tous les officiers étaient là et, bon gré mal gré, il nous fallut accepter leur escorte jusqu'à nos voitures. Heureusement nous ne rencontrâmes pas d'habitants. Je n'avais pas une goutte de sang dans les veines, car quelques-uns de ces jeunes gens étaient si animés qu'au moindre regard hostile ils auraient mis le sabre à la main. Aussi fus-je bien soulagée, quand, après beaucoup de remerciements et de politesses, nous nous mîmes en route pour le Jura.

Notre triomphe arriva le soir même. Le président de l'Assemblée nationale avait écrit au maire ou président de la commune par le courrier expédié pour le réprimander fortement sur notre arrestation. M. de La Fayette envoyait un message au commandant de la garde nationale, qui s'était abstenu avec tant de prudence. Mon beau-père recommandait notre sûreté au lieutenant-colonel commandant de la place, et nous nous félicitâmes de nous être soustraites, par une prompte fuite, aux honneurs fort ennuyeux qu'on nous aurait rendus pour réparer une injuste détention.

Nous arrivâmes à Nyon à minuit, après avoir passé la frontière sans difficultés. Ma tante n'y trouva pas M. de Lally. Il était à Sécheron, où il fut convenu que nous irions le lendemain matin. On nous mit, Pauline et moi, dans une petite chambre, et je me réveillai à la pointe, du jour, dans l'impatience où j'étais de voir ce beau lac dont j'avais lu tant de descriptions. Je courus à la fenêtre, et quand ouvrant le contrevent j'aperçus cette belle nappe d'eau éclairée par le soleil levant, l'émotion et l'admiration que j'éprouvai ne sauraient s'exprimer. En écrivant ces lignes, à soixante et onze ans, sur les bords de ce même lac, après une vie si longue et si tourmentée, que de réflexions m'inspire sa beauté, toujours la même, et combien je sens le néant de l'existence de l'homme. Il n'y a de stable que les grandeurs de la création, et nous, pauvres êtres, notre vie n'est que d'un moment!… Ce moment, il faut seulement le bien employer pour l'éternité.

IV

Le lendemain nous arrivions à Sécheron où nous trouvâmes MM. de Lally et Mounier. J'y reçus des lettres de mon mari, qui me sembla inquiet de la révolte de plusieurs garnisons en Lorraine, en particulier de celle de Nancy, dont faisait partie le régiment du Roi-Infanterie et celui de Châteauvieux-Suisse. Cela n'éveilla pas alors ma sollicitude, M. Mounier décida ma tante à faire une course à Chamonix. Nous partîmes le lendemain et ne revînmes à Genève qu'au bout de cinq ou six jours.

De retour à Sécheron, je trouvai une lettre de mon mari qu'on me renvoyait de Lausanne, où il croyait que j'étais avec ma tante. Il m'annonçait son départ pour Nancy, porteur des ordres du roi à M. de Bouillé. Leur teneur était de réunir quelques régiments français et suisses, puis de marcher sur Nancy, où les régiments du Roi et de Châteauvieux s'étaient enfermés après avoir pillé, leurs caisses et arrêté M. de Malseigne, commandant de la ville. Un régiment de cavalerie[131], appartenant à la garnison, s'était joint aux révoltés contre lesquels on était résolu d'agir avec rigueur, à titre d'exemple, des nouvelles me causèrent la plus vive inquiétude, et j'exprimai le désir d'aller à Lausanne, où mes lettres étaient adressées. Ma tante, qui partageait mon appréhension, consentit aisément à s'y rendre, et nous partîmes avec des chevaux de louage, car il n'existait pas alors de poste de Genève à Lausanne.

À Rolle, où nous nous arrêtâmes pour faire rafraîchir les chevaux, on nous apprit, dans l'auberge, que M. Plantamour, de Genève, se trouvait là et qu'il allait à Nancy. Ma tante demanda à lui parler en particulier. Au bout d'un moment, elle rentra dans la chambre où j'étais restée avec Pauline, et je lui trouvai l'air fort troublé, ce qui augmenta mes anxiétés. Elle me raconta qu'on s'était battu à Nancy, mais que les détails manquaient, que M. Plantamour se rendait dans cette ville, porteur de la somme d'argent qui avait été pillée par le régiment de Châteauvieux dans la caisse du corps, somme que le vieux général, dont le régiment portait le nom, voulait remplacer de ses propres deniers. Mais elle se garda bien de me rapporter que le bruit courait que le fils du ministre de la Guerre avait été tué devant Nancy. La chose lui paraissait invraisemblable. Elle pensait que si un tel malheur était arrivé, on m'aurait envoyé un courrier. Néanmoins son agitation était grande, et nous repartîmes pour Lausanne sans qu'elle m'eût fait partager le tourment auquel elle était en proie. Plus tard elle m'avoua que jamais de sa vie elle n'avait autant souffert que pendant la route de Rolle à Lausanne.

En arrivant dans cette dernière ville, M. de Lally, qui nous avait précédées, me remit plusieurs lettres écrites par mon mari, depuis son retour à Paris. Il me racontait tout ce qui s'était passé à Nancy. Ces détails sont du domaine de l'histoire. Je relaterai néanmoins ceux qui ont rapport à M. de La Tour du Pin. Il était parti de Paris ayant reçu du roi l'ordre d'agir avec la plus grande sévérité envers la garnison révoltée, si, après avoir été sommée à plusieurs reprises de se soumettre, elle persistait dans sa rébellion.

M. le marquis de Bouillé, qui avait acquis une grande réputation militaire pendant la guerre d'Amérique, exerçait le commandement général en Lorraine et en Alsace. On lui prescrivit d'assembler ceux des régiments d'infanterie et de cavalerie sur lesquels il pouvait compter, et de s'approcher de Nancy. M. de La Tour du Pin, envoyé par lui en parlementaire dans la ville, se rendit chez M. de Malseigne, commandait de la place, retenu prisonnier par les révoltés, ainsi que les officiers restés fidèles à leurs devoirs. Mon mari, ayant épuisé tous les moyens de conciliation, ressortit pour communiquer au général la mauvaise nouvelle de la résistance obstinée des trois régiments. Ceux-ci n'osèrent pas le retenir, soit qu'ils eussent été embarrassés de sa personne, soit que, plus prudents, ils espérassent pouvoir obtenir plus tard son intervention pour faire leur soumission, au cas où ils ne seraient pas vainqueurs. M. de La Tour du Pin rejoignit M. de Bouillé à Toul, et l'on se disposa à marcher sur Nancy. La détention de M. de Malseigne dans cette ville donnait lieu à une vive appréhension. Je ne me souviens plus comment il trouva le moyen de se procurer son cheval tout sellé, sans que ses gardiens s'en aperçussent. Le fait est que s'étant présenté à la porte, tranquillement, comme un paisible promeneur, la sentinelle le laissa passer. Une fois dehors, il prit un chemin de traverse qu'il connaissait et gagna la route de Nancy à Lunéville, où se trouvait en garnison son ancien régiment de cuirassiers. Cinq lieues de poste séparent Nancy de Lunéville. Il fit les trois premières au petit galop, mais s'apercevant alors qu'on le poursuivait, il mit les éperons dans le ventre de son cheval. Arrivé près de Lunéville, la crainte lui vint d'être arrêté au passage du pont. Découvrant à ce moment, de l'autre côté de la rivière qu'il côtoyait, les cuirassiers sur le champ de manoeuvres, il poussa son cheval dans l'eau et traversa la rivière à la nage. Ceux qui le poursuivaient n'osèrent pas en faire autant et s'en retournèrent fort confus à Nancy.

M. de Bouillé, débarrassé de la crainte de compromettre la vie de M. de Malseigne, marcha le lendemain sur Nancy. Un régiment suisse—Salis-Samade—formait l'avant-garde. En approchant de la porte, constituée par un simple arc avec une grille, la troupe de tête aperçut une compagnie du régiment du Roi qui gardait une pièce de canon placée au milieu de la porte. En avant se tenait un jeune officier criant aux siens: «Ne tirez pas», et faisant signe qu'il voulait parler. M. de La Tour du Pin s'avança. Mais, au même instant, les soldats insurgés tirèrent, et les canonniers mirent le feu à leur pièce, chargée à mitraille. La décharge, en prenant la colonne du régiment suisse dans sa longueur, tua beaucoup de monde, principalement des officiers qui se trouvaient presque tous en avant. M. de La Tour du Pin eut son cheval tué et fit une chute terrible. Tout d'abord on le crut mort, jusqu'au moment où son valet de chambre, qui était là en amateur, l'eut rejoint dans le champ où son cheval l'avait emporté avant de tomber. Pendant ce temps, le reste de la colonne forçait la porte et entrait dans la ville. Le jeune officier, M. Desilles, qui cherchait à empêcher les mutinés de tirer, fut criblé de coups par la décharge des siens. Il resta sur place, atteint de dix-sept blessures. Cependant il ne mourut que six semaines après, des suites d'une seule de ces blessures, dont on n'avait pu extraire la balle.

Le régiment de Châteauvieux, soumis, demanda à se faire justice lui-même, ainsi qu'il était spécifié dans les capitulations des régiments suisses. Un conseil de guerre, composé d'officiers de trois de ces corps, se tint en plein air le lendemain de l'affaire, et vingt-sept des plus mutins furent condamnés et exécutés sans désemparer. Les deux régiments français furent cassés et disséminés dans d'autres corps. Quelques-uns des soldats révoltés furent fusillés, un plus grand nombre envoyés aux galères, et tout cela n'arrêta pas le mouvement insurrectionnel des troupes. L'armée fut perdue pour la royauté le jour où la pensée de l'émigration entra dans la tête des officiers, et lorsqu'ils crurent pouvoir, sans déshonneur, abandonner leurs drapeaux au lieu de faire tête à l'orage. Les sous-officiers se trouvèrent là tout prêts à prendre leurs places, et ainsi se constitua le noyau de l'armée qui a conquis l'Europe.

Mon mari, aussitôt que la garnison de Nancy eut mis bas les armes, revint en porter la nouvelle à Paris. Son père le mena tout crotté chez le roi, et on dérogea, pour cette fois-là, à l'étiquette qui défendait aux uniformes de se montrer à la cour.

V

Pendant ces événements, j'étais à Lausanne, où je passai quinze jours en m'amusant beaucoup. Plusieurs de Mlle de Laborde, mais on reniait un peu ses parents. Le prince de Poix, son beau-père, qui m'aimait beaucoup, trouvait très agréable de m'avoir pour accompagner sa belle-fille, dont les seize ans s'inclinaient avec une sorte de considération devant mes vingt ans. La princesse de Poix, de son côté, me témoignait beaucoup d'amitié et de bonté, et voyait avec plaisir la femme de son fils sortir avec moi dans le monde. J'ai toujours été complètement étrangère à cette petitesse d'âme qui rend jalouse du succès des autres jeunes femmes, et je jouissais très sincèrement de celui de Mme de Noailles. Nathalie était pour moi comme une jeune soeur, et nous étions souvent coiffées et mises de même.

Je ne puis me rappeler, cependant, pourquoi je ne suis jamais allée à Méréville, magnifique habitation de M. de Laborde, dans la Beauce. Mais je soupais souvent à l'hôtel de Laborde, rue d'Artois, avec Mme de Poix. On y entendait toujours de très bonne musique, exécutée par tous les meilleurs artistes de Paris. Quant à mes amis de l'hôtel Rochechouart, ils ne rentraient qu'assez tard à Paris de leur beau château de Courteilles.

Mon beau-père se dégoûtait chaque jour davantage du ministère. Tous les régiments de l'armée, à peu de chose près, s'étaient soulevés. La plus grande partie des officiers, au lieu d'opposer une fermeté constante aux efforts des révolutionnaires, envoyaient leur démission et sortaient de France. L'émigration se transformait en un point d'honneur. Les officiers restés dans leurs régiments ou dans leurs provinces recevaient des officiers jeunes gens, après avoir accompagné M. le comte d'Artois à Turin, déjà ennuyés du Piémont, étaient venus en Suisse. Parmi eux, Archambauld de Périgord, passé subitement du pied de l'autel de la Fédération à l'émigration; le prince de Léon, depuis duc de Rohan; MM. de Courtivron. Les uns et les autres ayant apporté les airs et l'impertinence de la haute société de Paris au milieu des moeurs suisses, à cette époque bien plus simples qu'elles ne le sont actuellement; se moquant de tout, toujours surpris qu'il existât autre chose au monde qu'eux et leurs manières; disant «ces gens-là» en parlant des habitants du pays qui leur offrait un sûr et honorable asile; persuadés qu'on était trop heureux de les accueillir, et prenant en pitié ceux qui ne s'empressaient pas de les imiter.

J'espère que personnellement je n'étais pas aussi ridicule, sans pourtant pouvoir affirmer de n'être pas tombée parfois dans les mêmes travers, qui étaient en somme ceux des personnes que je connaissais et avec lesquelles je passais ma vie.

Heureusement je ne restai que trois ou quatre semaines à Genève ou, pour mieux dire, aux Pâquis. Mon mari vint me chercher et me ramena à Paris. Comme il était pressé et qu'il voulait passer par l'Alsace pour y rencontrer M. de Bouillé, nous quittâmes Genève et traversâmes la Suisse, en partant de grand matin, afin d'avoir quelques heures de jour pour visiter Berne, Soleure et Bâle.

M. de Bouillé vint au-devant de nous entre Huningue et Neuf-Brisach, et j'attendis patiemment dans la voiture pendant que mon mari s'entretenait avec lui en se promenant sur la route. Après une matinée consacrée à Strasbourg, nous allâmes coucher à Saverne, et de là à Nancy. En parcourant cette ville au clair de lune, nous passâmes devant le logis du malheureux M. Desilles, qui était mourant. On avait placé une sentinelle à la porte pour empêcher qu'on parlât sous sa fenêtre. Quelques jours après il succombait. Nous fîmes, sans nous arrêter, le trajet de Nancy à Paris, où je retrouvai mon cher enfant très bien portant et très embelli. Il avait une excellente nourrice, et ma bonne Marguerite veillait sur celle-ci et sur l'enfant avec une sollicitude incomparable, qui ne s'est jamais démentie chez cette brave fille.

CHAPITRE XII

I. Séjour à Paris.—Madame de Noailles.—Les émigrés.—M. de La Tour du Pin père quitte le ministère de la Guerre.—Son fils refuse ce poste et est nommé ministre plénipotentiaire en Hollande.—Installation rue de Varenne.—Les Lameth font envahir l'hôtel de Castries.—Le duel de Barnave et de Cazalès.—À Hénencourt.—La fuite de Varennes.—Mémoire de M. de La Tour du Pin pour engager le roi à refuser la Constitution.—II. Départ pour la Hollande.—La famille des Lameth.—Le mariage de Malo.—La cocarde orange.—La famille Fagel.—Vie de plaisirs à la Haye.—Rappel de M. de La Tour du Pin par Dumouriez.—III. M. de Maulde lui succède.—Son secrétaire, frère de Fouquier-Tinville.—Une vente de meubles.—Le prince de Starhemberg.—Nouvelle de la bataille de Jemappes.—L'archiduchesse Marie-Christine quitte clandestinement Bruxelles.—L'effroi et la fuite des émigrés réfugiés dans cette ville.—IV. Décret contre les émigrés.—Fuite de MM. de la Fayette, Alexandre de Lameth et de La Tour Maubourg.—Le ministre des États-Unis à la Haye, Short.—Mme de La Fayette à Olmutz.—Serment de fidélité au roi d'Arthur Dillon.—V. Rentrée en France de Mme de La Tour du Pin.—M. Schnetz.—À Anvers.—Une ville livrée à la soldatesque.—Accoutrement de l'armée française devant Anvers.—Une vexation de M. de Moreton de Chabrillan à Bruxelles.—Un déjeuner imprévu.—La nuit à Mons.—Édouard, le nègre du duc d'Orléans, et son escadron.—Fidélité de Zamore.

I

Je repris ma vie de Paris, à l'hôtel de la guerre. Presque tous les matins je montais à cheval. Mon cousin Dominique Sheldon m'accompagnait. J'allais souvent au spectacle avec la jeune Mme de Noailles, dont la mère, Mme de Laborde, ne sortait pas. D'ailleurs la fierté des Mouchy, des Poix et des Noailles ne se serait pas arrangée d'un pareil chaperon. On avait bien voulu des écus de Mlle de Laborde, mais on reniait un peu ses parents. Le prince de Poix, son beau-père, qui m'aimait beaucoup, trouvait très agréable de m'avoir pour accompagner sa belle-fille, dont les seize ans s'inclinaient avec une sorte de considération devant mes vingt ans. La princesse de Poix, de son côté, me témoignait beaucoup d'amitié et de bonté, et voyait avec plaisir la femme de son fils sortir avec moi dans le monde. J'ai toujours été complètement étrangère à cette petitesse d'âme qui rend jalouse du succès des autres jeunes femmes, et je jouissais très sincèrement de celui de Mme de Noailles. Nathalie était pour moi comme une jeune soeur, et nous étions souvent coiffées et mises de même.

Je ne puis me rappeler, cependant, pourquoi je ne suis jamais allée à Méréville, magnifique habitation de M. de Laborde, dans la Beauce. Mais je soupais souvent à l'hôtel de Laborde, rue d'Artois, avec Mme de Poix. On y entendait toujours de très bonne musique, exécutée par tous les meilleurs artistes de Paris. Quant à mes amis de l'hôtel Rochechouart, ils ne rentraient qu'assez tard à Paris de leur beau château de Courteilles.

Mon beau-père se dégoûtait chaque jour davantage du ministère. Tous les régiments de l'armée, à peu de chose près, s'étaient soulevés. La plus grande partie des officiers, au lieu d'opposer une fermeté constante aux efforts des révolutionnaires, envoyaient leur démission et sortaient de France. L'émigration se transformait en un point d'honneur. Les officiers restés dans leurs régiments ou dans leurs provinces recevaient des officiers émigrés des lettres leur reprochant leur lâcheté, leur peu d'attachement pour la famille royale. On envoyait par la poste aux vieux gentilshommes réfugiés dans leurs manoirs des paquets renfermant de petites quenouilles, des caricatures insultantes. On cherchait à leur imposer comme un devoir l'abandon de leur souverain. On leur promettait l'intervention des innombrables armées de l'étranger. Le roi, dont la faiblesse égalait la bonté, se serait fait un scrupule d'arrêter ce torrent. Aussi tous les jours pouvait-il constater le départ de quelque personne de son parti, et même de sa maison.

Mon beau-père, impuissant devant les intrigues de l'Assemblée et ne trouvant pas dans le roi la fermeté qu'il était en droit d'en attendre, résolut de quitter le ministère[132]. On proposa à mon mari de lui succéder. Il venait de terminer un plan d'organisation de l'armée qui était entièrement son ouvrage. Le roi lui-même trouvait que l'auteur du plan était capable de le mettre à exécution. Mon mari refusa. Il ne voulut pas succéder à son père, craignant que la chose ne fût mal interprétée.

C'est alors qu'on lui donna la place de ministre plénipotentiaire en Hollande. On était dans les derniers jours de décembre 1790. Mais il fut convenu qu'il ne rejoindrait son poste que lorsque le roi aurait accepté la Constitution, à laquelle l'Assemblée nationale devait mettre la dernière main avant la fin de l'hiver.

Ayant quitté l'hôtel de la guerre, nous allâmes nous établir dans la maison de ma tante, Mme d'Hénin, rue de Varenne, près de la rue du Bac. Elle y avait fait transporter tous ses meubles de la rue de Verneuil, dont elle avait cédé la location. Cette maison était fort commode. Nous nous y établîmes avec ma belle-soeur, Mme de Lameth, ses deux enfants et mon beau-père. Mon mari conserva les chevaux de selle et un cheval de cabriolet pour lui. Mon beau-père ne voulut plus avoir de voiture. Il ne garda que deux chevaux de carrosse pour ma belle-soeur et pour moi. Ma belle-soeur de Lameth ne sortait presque jamais le soir. Mais elle se rendait tous les matins aux séances de l'Assemblée, dans une tribune que M. de…—j'ai oublié son nom,—écuyer du roi, avait fait ménager dans la salle, dont un des murs était mitoyen avec son appartement, au manège des Tuileries. On sait que c'est dans ce local que l'on avait installé la salle des séances, lorsque l'Assemblée fut transférée à Paris.

J'assistais aussi, quelquefois aux séances qui pouvaient m'intéresser, mais pas régulièrement comme ma belle-soeur. Mes matinées étaient employées plus utilement. J'avais un maître de dessin, un de chant, un d'italien, et, si le temps le permettait, je montais à cheval à 3 heures jusqu'à la nuit. Quand mon cousin Sheldon pouvait m'accompagner, j'allais au bois de Boulogne; le plus souvent, je gagnais par la plaine de Grenelle les bois de Meudon, et, ces jours-là, je montais un cheval de race, extrêmement vif, dont les allures me plaisaient beaucoup. Mais il faisait mon tourment au bois de Boulogne, car il ne souffrait pas de cheval devant lui, et était alors toujours prêt à s'emporter.

Je revenais un jour, vers le printemps de 1791, d'une longue promenade solitaire, suivie seulement de mon palefrenier anglais. Comme je me disposais à pénétrer dans la rue de Varenne pour rentrer chez moi, vers 4 heures et demie, je la trouvai barrée par un poste de garde nationale. J'eus beau représenter que je demeurais dans la rue et demander des explication» sur les causes qui motivaient cette mesure, qui menaçait de me priver de dîner, on se contenta de me répondre qu'il y avait eu du train à l'hôtel de Castries, et que toute circulation était interdite. Je me dirigeai alors vers la rue de Grenelle, dans l'espoir que le poste, que j'y apercevais de loin, serait de meilleure composition. Il fut tout aussi récalcitrant. Celui de la rue Saint-Dominique ne me traita pas mieux. Enfin, à la rue de l'Université, je trouvai le passage libre, et je parvins à passer par la rue de Bourgogne en affirmant à une sentinelle placée au coin de la rue de Varenne que je venais de chez M. de La Fayette.

En arrivant devant l'hôtel de Castries, j'appris qu'une insurrection, organisée par MM. Charles et Alexandre de Lameth, et conduite par un mauvais Italien nommé Cavalcanti, leur secrétaire, s'était portée sur l'hôtel de Castries, à la suite du duel qui avait eu lieu le matin même entre M. de Castries, député du côté droit, et Charles de Lameth. Ce dernier avait été légèrement blessé au bras. Les deux Lameth, dans le but de faire croire qu'ils étaient les idoles du peuple, avaient organisé cette manifestation populaire moyennant un millier de francs et quelques barriques de vin de Brie. On pénétra dans l'appartement du duc de Castries, alors seul dans la maison. Son père, le maréchal, ancien ministre de la Marine, avait été un des premiers à quitter la France. Il était établi à Lausanne, où je l'avais vu l'été précédent. La duchesse de Castries, sa femme, se trouvait également en Suisse avec son père, le duc de Guines, et avait emmené avec elle son fils, encore très enfant. Heureusement le pauvre duc n'était pas chez lui. On jeta tous les meubles de l'appartement par les fenêtres. Les glaces furent brisées, les fenêtres décrochées et jetées dans la cour. Il ne resta que les quatre murs.

Ce désastre aurait pu être évité, sans la paresse de M. de La Fayette, car je veux croire que son inaction n'eut pas d'autre motif. Un Anglais de ma connaissance, le capitaine, depuis amiral Hardy, rencontra l'armée des Lameth dans la rue de Sèvres. S'étant informé par pure curiosité du but de leur expédition, il crut bien faire en courant chez M. de La Fayette, qui demeurait sur la place du Palais-Bourbon, là même où était établi le quartier général de la garde nationale. Il y arriva au grand galop, et, étant monté chez le généralissime, il fut terriblement scandalisé du sang-froid avec lequel celui-ci reçut la nouvelle du danger dont la maison de M. de Castries était menacée. Il mit tant de lenteur à donner les ordres nécessaires pour réprimer le désordre, que la garde nationale n'arriva sur les lieux que lorsque tout était fini, et on considéra comme une dérision la mesure de poster des sentinelles à toutes les issues, alors que l'ennemi s'était déjà retiré. Ma belle-soeur avait vu, de sa fenêtre, Cavalcanti animant le peuple, et elle en retira la conviction que ses beaux-frères étalent les auteurs du désordre. Elle avait cessé, ainsi que nous, de les voir, et nous ne nous saluions même plus quand nous nous rencontrions.

Quelque temps après, je descendais aux bains, près du pont Royal, lorsque je m'entendis appeler. Me retournant, quelle ne fut ma surprise de voir derrière moi Alexandre de Lameth qui me dit, comme s'il m'avait rencontrée la veille et avec le même ton de familiarité qu'il employait autrefois en me parlant: «Barnave vient de se battre avec Cazalès et l'a blessé grièvement.» Je ne lui répondis pas et continuai mon chemin. La nouvelle était vraie. Heureusement, la balle avait porté sur le bouton du chapeau à trois cornes de M. de Cazalès, et il n'eut qu'une forte contusion. J'ai demandé depuis, bien des années après, à M. de Lameth, pourquoi, puisque nos relations avaient complètement cessé depuis un an, il m'avait adressé la parole pour m'informer de ce duel. Il m'a avoué que c'était par esprit de parti et dans l'intention de me causer de la peine.

Au printemps de 1791, mon mari fit ses préparatifs de départ pour la Hollande. Nous emballâmes nos effets et nos caisses furent envoyées à Rotterdam par mer. Nous vendîmes nos chevaux de selle et je partis avec mon fils et sa nourrice pour Hénencourt, où se trouvait déjà ma belle-soeur. M. de La Tour du Pin vint y passer quelque temps et retourna à Paris pour terminer ses affaires. Mais M. de Montmorin l'informa que le roi désirait qu'il ne partît que le lendemain du jour où la Constitution, que l'on devait bientôt lui présenter, aurait reçu la sanction royale. M. de La Tour du Pin resta donc à Paris. J'allai l'y rejoindre pendant quelques jours pour voir l'indécente parade du convoi de Voltaire, dont on porta les restes au Panthéon.

Je vivais à Hénencourt tranquillement avec ma belle-soeur, lorsque mon nègre, Zamore, entra un matin vers 9 heures dans ma chambre, très agité. Il m'informa que deux hommes que personne ne connaissait venaient de passer devant la grille en disant que la veille au soir, le roi, ses enfants[133], la reine et Mme Elisabeth[134], avaient quitté Paris et qu'on ignorait où ils étaient allés. Cette nouvelle me troubla fort et je voulus parler à ces hommes. Je courus à la grille de la cour, mais ils avaient déjà disparu et on ne savait ce qu'ils étaient devenus. Mon sentiment a toujours été qu'ils s'étaient réfugiés dans le village, situé au milieu d'une des grandes plaines de la Picardie, et d'où ils ne pouvaient par conséquent sortir inaperçus. Ils y restèrent cachés certainement jusqu'au soir.

Mon anxiété fut très grande. Je redoutai que mon mari ne fût compromis. Aussi pris-je la résolution d'envoyer Zamore à Paris en courrier, pour savoir quelque chose de certain. Il partit une heure après, mais avant son retour, je reçus par la poste un mot de M. de La Tour du Pin qui confirmait la nouvelle. Mon beau-frère revint d'Amiens, où il se trouvait, et nous passâmes deux jours dans une agitation que rien ne peut décrire. Ignorant la suite de l'aventure, les journées nous semblaient des siècles. Mon beau-frère ne nous permettait pas d'aller à Amiens, craignant qu'on ne fermât les portes et que nous ne pussions plus revenir à la campagne. Nous espérions que le roi aurait passé la frontière, mais nous n'osions calculer l'effet que cet événement causerait dans Paris. Mon inquiétude pour mon mari était à son comble, et cependant je n'osais aller le rejoindre, car il me l'avait défendu, lorsque le troisième jour au soir nous apprîmes par un homme venant d'Amiens l'arrestation du roi et son retour comme prisonnier à Paris. Une heure après Zamore arriva porteur d'une longue lettre de mon mari, qui était désespéré.

Je ne relaterai pas ici les détails de cette malheureuse fuite, si maladroitement organisée. Les mémoires du temps en ont rapporté toutes Tes circonstances. Mais ce que j'ai su par Charles de Damas, c'est qu'au moment de l'arrestation, il demanda à la reine de lui donner M. le Dauphin sur son cheval, qu'il aurait pu le sauver et qu'elle ne le voulut pas. Malheureuse princesse, qui se défiait de ses serviteurs les plus fidèles!

On avait proposé au roi, à Paris, de prendre deux fidèles jeunes gens, accoutumés à courir la poste, au lieu des deux gardes du corps qu'il emmena et qui n'avaient jamais monté que des chevaux d'escadron. Il refusa. Toute cette fuite, organisée par M. de Fersen, qui était un sot, fut une suite de maladresses et d'imprudences.

Monsieur et Madame[135] passèrent par une autre route, conduits par M. d'Avaray. Louis XVIII en a publié[136] le burlesque détail.

Ce ne fut qu'après une réclusion de deux mois que le roi se décida à accepter[137] la Constitution qui lui avait été présentée. Mon mari avait rédigé un long mémoire pour l'engager à la refuser. Il était en entier écrit de sa main, mais il n'était pas signé. M. de La Tour du Pin l'avait remis au roi de la main à la main. On le retrouva, après le 10 août, dans la fameuse armoire de fer. Le roi avait écrit en tête: «Remis par M. de G… pour m'engager à refuser la Constitution.» Quelques amis répandirent le bruit que l'initiale était celle de M. de Gouvion, tué au premier combat de la guerre, et c'est sous ce nom, je crois, que parut le mémoire lorsqu'on imprima les documents que contenait l'armoire de fer.

Après l'acceptation de la Constitution, pendant la seconde Assemblée, dite législative[138], il y eut quelques mois de répit, et je suis persuadée que, si la guerre n'avait pas été déclarée, si les émigrés étaient rentrés, comme le roi paraissait le désirer, les excès de la Révolution se seraient arrêtés. Mais le roi et la reine crurent à la bonne foi des puissances. Chaque parti se trompa mutuellement, et la France vit et trouva la gloire dans la défense de son territoire. Comme Napoléon le disait à Sieyès: «Si j'avais été à la place de La Fayette, le roi serait encore sur le trône, et»—ajoutait-il en lui frappant sur l'épaule—«vous, l'abbé, vous seriez trop heureux de me dire la messe.»

II

Nous partîmes pour La Haye au commencement d'octobre 1791. Ma belle-soeur nous accompagna avec ses deux fils et leur gouverneur. Sa santé était bien mauvaise, et la consomption dont elle mourut l'année suivante avait déjà fait beaucoup de progrès. Comme elle aimait beaucoup le monde, la pensée de passer l'hiver seule à Hénencourt lui était insupportable. Elle n'avait plus d'établissement à Paris. Jusqu'à la Révolution, elle habitait l'hôtel de Lameth, rue Notre-Dame-des-Champs, avec toute sa famille. La mère des quatre Lameth, soeur du maréchal de Broglie, avait élevé là ses enfants. À l'époque dont je parle c'était une femme déjà âgée, veuve depuis un grand nombre d'années, puisque Alexandre, le plus jeune de ses fils, n'avait pas connu son père. Elle avait prodigieusement d'esprit et de capacité. Le maréchal, son frère, l'avait aidée à placer ses fils dans quatre régiments différents, ce qui ne représentait alors rien d'extraordinaire. Mais, avec l'injustice et l'absurdité habituelles à l'esprit de parti, on a beaucoup accusé les Lameth d'avoir été très ingrats envers la cour. On oubliait que, neveux du seul maréchal de France jouissant en ce temps-là d'une réputation méritée et apte, en cas de guerre, à être appelé à commander les armées, il était fort naturel que ces jeunes gens eussent avancé rapidement dans la carrière militaire. D'ailleurs, les trois cadets avaient pris part avec distinction à toute la guerre d'Amérique, et l'un d'eux, Charles, y avait été grièvement blessé. Mon beau-frère, l'aîné des quatre, se retira à la campagne après avoir donné sa démission de colonel du régiment de la Couronne-Infanterie, quand mon beau-père quitta le ministère. Le second, Théodore, abandonna aussi l'armée et vit encore, au moment où j'écris, 1841. Le troisième, Charles, celui, que l'on nommait Malo dans notre jeunesse, avait épousé Mlle Picot, fille unique et héritière d'un planteur de Saint-Domingue, qui habitait Bayonne.

L'histoire de ce mariage est assez originale. À son retour d'Amérique, boitant encore de sa blessure au genou, pour laquelle on avait voulu lui couper la cuisse, ce à quoi il n'avait pas consenti, et marchant encore avec une béquille, Charles de Lameth entend parler de cette demoiselle Picot, qui était au couvent à Paris. On lui dit qu'elle a seize ans, qu'elle est jolie et que les religieuses sont fort contentes d'elle. Sans souffler un mot de ses projets à personne, il monte en voiture et s'en va à Bayonne, muni d'une lettre de notre ami, M. de Brouquens, administrateur des domaines, en relation avec M. Picot. Il se présente en uniforme et dit: «Monsieur, regardez-moi. J'ai vingt-cinq ans je suis colonel et neveu de M. le maréchal de Broglie. J'ai fait toute la guerre, j'ai eu une très mince légitime, comme tous les cadets de Picardie, mais je n'en ai pas encore mangé un sou. Si vous consentez à m'agréer comme gendre, je crois que vous n'aurez pas à vous en repentir.» Cette franchise séduisit M. Picot. C'était un ancien militaire; il répondit sur le même ton: «Si vous plaisez à ma fille, l'affaire est conclue. Présentez-vous à elle.»

Aussitôt il écrit une lettre de quatre lignes à la supérieure du couvent. Une demi-heure après, Malo se remettait en route pour Paris. Monsieur Picot l'y suivit, et trouva sa fille ayant déjà vu la charmante figure de son original prétendu et toute disposée à l'épouser. Elle était fort jolie quoique petite. Mais après sa première grossesse, elle devint tout à coup d'une obésité extraordinaire qui n'a fait qu'augmenter jusqu'à sa mort.

Depuis que l'ambassade française avait été à peu près chassée de la Hollande et que le comte de Saint-Priest s'était retiré, en 1787, à Anvers, où M. de La Tour du Pin avait été envoyé auprès de lui, ainsi que je l'ai dit, la France n'était représentée à La Haye que par un chargé d'affaires, M. Caillard. C'était un diplomate consommé. Il fut très utile à mon mari, qui ne s'était jamais, jusqu'alors, occupé de diplomatie autrement que par la lecture de l'histoire, son étude favorite. Mais le caractère de M. Caillard sympathisait peu avec celui de M. de La Tour du Pin. Prudent jusqu'à la crainte, il ne s'était maintenu dans son emploi qu'en en exagérant les difficultés dans ses dépêches et en persuadant ainsi à M. d'Osmond, nommé depuis deux ans, par le crédit des tantes du roi, ministre en Hollande, qu'il y avait danger de la vie pour un envoyé français à paraître à La Haye. Du jour où le parti du stathouder[139], aidé par l'or de l'Angleterre et par les soldats de la Prusse, avait dominé celui des patriotes, vainqueurs et vaincus portaient un morceau de ruban orange soit à la boutonnière, soit au chapeau. Les femmes s'en attachaient un très petit bout à leur ceinture ou à leur fichu, et les domestiques le portaient en cocarde. Le ministre d'Espagne seul, par ordre de sa cour, s'était refusé à cette condescendance ou, pour mieux dire, à cette bassesse. Mon mari déclara au ministre qu'il suivrait l'exemple de la maison de Bourbon. D'ailleurs, depuis que, par je ne sais quel décret, on avait aboli les livrées en France, les ministres à l'étranger avaient été autorisés à prendre la livrée du roi, et nous l'avions adoptée pour nos gens. Il était donc inadmissible que la livrée royale de Bourbon s'affublât des insignes d'un particulier, car le stathouder représentait, en somme, le premier officier militaire de la République seulement, bien qu'il fût assurément, de très bonne maison, et que sa femme fût Altesse Royale. Peut-être même un reste de rancune empêchait-il la cour d'Espagne de prendre la livrée de la maison d'Orange. Quoi qu'il en soit, cette légation était la seule qui n'eût pas adopté le ruban orange. M. de Montmorin, notre excellent et faible ministre des affaires étrangères, consulté, avait répondu à mon mari: «Eh! bien, essayez, à vos risques et périls.»

Nous arrivons donc à La Haye à 9 heures du soir, et, après le souper, mon mari se rend, avec M. Caillard, chez le ministre d'Espagne. Il l'informe qu'à son exemple il ne portera pas de ruban orange et ses gens encore moins. Ces derniers, d'ailleurs, déclare-t-il, n'auront pas même la cocarde française, car celle-ci étant absolument semblable aux couleurs du parti patriote hollandais, cela pourrait irriter le peuple de La Haye, entièrement orangiste. La décision plut au ministre d'Espagne, le comte de Llano, homme d'un ferme caractère.

Le lendemain matin, la nourrice de mon fils sortit avec l'enfant pour le mener à la promenade. Quelques gens du peuple se trouvaient à la grille de la cour et regardèrent si elle portait un ruban orange. Ne lui en voyant pas, ils se mirent à proférer des injures en hollandais, que la nourrice, dépourvue de toute connaissance de cette langue, ne comprit pas. La peur la prit cependant et elle rentra aussitôt. Quand les voitures qui devaient mener M. de La Tour du Pin chez le Grand Pensionnaire avancèrent, il se forma bien un petit rassemblement d'une cinquantaine de personnes, mais c'était plutôt pour admirer le beau costume, fort élégant, de Zamore, notre nègre. M. Caillard avait porté de la couleur orange jusque-là. Il mourait de peur, et taxait d'imprudence mon mari, qui s'amusa beaucoup de sa frayeur.

Les lettres de créance se remettaient au Grand Pensionnaire, premier ministre des États d'après la constitution du pays. Celui-ci les portait aux États-Généraux, où elles étaient enregistrées par le greffier. Les fonctions de greffier étaient remplies par M. Fagel[140]. D'une illustre famille qui occupait cet emploi depuis sa fondation, c'est-à-dire depuis l'établissement de la République, celui qui en avait alors la charge était l'aîné de cinq frères. Il devint plus tard ambassadeur du roi des Pays-Bas qui le considérait comme un ami. De ces cinq frères, il ne reste, au moment où j'écris ceci, en 1841, que le troisième, Robert[141], ministre de Hollande à Paris, et un de ses neveux.

Le stathouder, quand nous arrivâmes à La Haye, au mois d'octobre 1791, était à Berlin, venant de marier son fils aîné à la jeune princesse de Prusse. Ils revinrent tous à La Haye quelques semaines après, et alors commença une série de fêtes, de bals, de soupers et de divertissements de toute espèce, qui convenaient parfaitement à mes vingt et un ans. J'avais apporté beaucoup de choses élégantes de France. Bientôt je devins fort à la mode. On cherchait à me copier en toutes choses. Je dansais très bien, et mon succès au bal était grand. J'en jouissais comme un enfant. Aucune pensée du lendemain ne me troublait. J'étais, la première en tête, de toutes les réunions mondaines. La princesse d'Orange ne dédaignait pas d'être mise comme moi, de se faire coiffer par mon valet de chambre. Enfin cette vie de succès, qui devait durer si peu, m'enivrait.

Lorsque Dumouriez fut nommé ministre des affaires étrangères, au mois de mars 1792, son premier soin fut de se venger de je ne sais quel mécontentement personnel, que lui avait causé mon beau-père pendant son ministère, en déplaçant mon mari, sous le faux prétexte qu'il n'avait pas mis assez de fermeté à demander réparation d'une prétendue insulte faite au pavillon national français. M. de La Tour du Pin reçut la nouvelle de son rappel d'une manière assez originale. Dumouriez avait nommé pour lui succéder un M. Bonnecarère, résident de France près de l'évêque souverain de Liège. Le ministre lui annonçait sa nomination dans un billet ainsi conçu: «Enfin, mon cher Bonnecarère, nous avons mis M. de La Tour du Pin à la porte, et je vous ai nommé à sa place.» Or, par une faute de secrétaire, ce billet, au lieu d'être adressé à son destinataire, à Liège, fut envoyé à mon mari, à La Haye. En ouvrant ses dépêches, arrivées par le même courrier, il y trouva son rappel, dont il porta immédiatement la notification au Grand Pensionnaire van der Spiegel.

Nous allâmes tout de suite louer une jolie petite maison sans meubles pour nous, ma belle-soeur et ses enfants. Elle ne voulait pas rentrer en France et préférait rester avec moi à La Haye. Dans la journée, tous les meubles qui nous appartenaient et que nous ne voulions pas vendre furent transportés dans cette maison. Le reste du mobilier, ainsi que les vins, les services de porcelaine, les chevaux, les voitures restèrent à l'hôtel de France pour être mis en vente après l'arrivée du nouveau ministre, au cas où il ne voudrait pas nous les reprendre. Mon mari, n'ayant pas de secrétaire de légation, car M. Caillard venait d'être envoyé à Pétersbourg comme chargé d'affaires, remit les archives aux mains de son secrétaire particulier, qui n'était autre que M. Combes, mon ancien instituteur, plus soucieux de nos intérêts que nous ne pouvions l'être nous-mêmes.

M. de La Tour du Pin se rendit ensuite en Angleterre, auprès de son père qui venait d'y arriver, pour l'engager à nous rejoindre à La Haye. De là il se dirigea sur Paris, d'où il m'écrivait tous les courriers des lettres de plus en plus alarmantes.

III

M. Bonnecarère, nommé par Dumouriez ministre à La Haye, ne rejoignit pas ce poste. On le remplaça par M. de Maulde. Il arriva vers le 10 août et fut mal reçu. On ne lui rendit pas ses visites, à l'exception de l'ambassadeur d'Angleterre, dont la puissance n'était pas encore en guerre avec la France. Il ne voulut rien prendre de nos effets et m'envoya son secrétaire pour me signifier son refus de laisser faire l'encan dans les salons du rez-de-chaussée, de l'hôtel de France, dont il n'occupait pourtant qu'un entresol avec une domestique qui lui servait de gouvernante. Ce secrétaire, quoique s'étant montré fort grossier, ne me causa pas alors toute l'horreur que son souvenir m'a inspirée depuis. C'était le frère de Fouquier-Tinville.

Comme le temps était très beau, j'obtins la permission de faire la vente de nos meubles sur le petit Voorhout, promenade charmante devant la porte de l'ambassade. Cela fit événement à La Haye. Tous mes amis étaient présents; les moindres choses se vendirent des prix fous; il ne resta pas le plus petit objet, et je recueillis une somme d'argent qui se monta à plus du double de ce que le tout avait coûté. Les fonds furent versés entre les mains de M. Molière, respectable banquier hollandais. Il me les garda et me les envoya plus tard en Amérique.

Mme d'Hénin, ma tante, émigrée en Angleterre, me pressait beaucoup de venir l'y retrouver; mais la santé de ma belle-soeur déclinait si visiblement que je ne voulais pas la quitter. D'un autre côté, mon beau-père songeait à nous rejoindre en Hollande. Mon mari passa quelques journées à La Haye entre le 10 août et les massacres de septembre 1792, puis son père le rappela à Londres auprès de lui.

Ayant eu occasion de connaître plusieurs particularités relatives à la fuite des malheureux émigrés en Belgique après la bataille de Jemappes[142], je les rapporterai ici.

J'étais très liée avec le prince de Starhemberg, ministre d'Autriche à La Haye. Ce jeune homme, âgé de vingt-huit ans seulement, était si étourdi qu'il songeait plus à sa toilette et à ses chevaux qu'aux affaires de sa légation. Un courrier de Bruxelles lui apportait presque tous les jours des dépêches du prince de Metternich—père de celui qui règne encore maintenant en Autriche—accrédité auprès de l'archiduchesse Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas. M. de Starhemberg faisait passer ces dépêches en Angleterre par Hellevoetsluis. Ce jeune diplomate, sans défiance, me confiait tout ce qu'il apprenait de nouveau. Sa femme, Mlle d'Arenberg, me menait à la cour de la princesse d'Orange toutes les fois qu'il y avait cercle, et le corps diplomatique me traitait avec tant d'amitié et de prévenances, qu'il semblait toujours que j'en fisse partie. Comme j'avais conservé une grande richesse de toilettes, je pouvais aller partout sans trop de dépense. Je n'avais plus auprès de moi alors que ma bonne Marguerite, qui soignait mon fils, et mon fidèle Zamore, qui me coiffait tant bien que mal, car il était difficile de le faire soi-même. Quant à ma pauvre belle-soeur, elle se couchait de bonne heure, et remontait dans ses appartements avec ses enfants et leur abbé après le dîner.

Un jour donc il y avait cercle et les Starhemberg devaient venir me chercher. J'étais tout habillée dans ma chambre, lorsque le prince de Starhemberg entre affolé en me disant: «Tout est perdu. Les Français nous ont battus à plate couture. Ils occupent maintenant Bruxelles.» Il me conte la nouvelle en montant en voiture et me recommande de n'en rien laisser paraître à la cour, où personne ne savait encore rien de ces graves événements. Mais lorsque la princesse d'Orange entra et qu'elle s'approcha de moi, je vis bien qu'elle en avait été informée. Elle me demanda de mes nouvelles en appuyant son éventail sur ma main, et nos regards, en se rencontrant, furent très significatifs. Le sort que l'avenir lui réservait, elle le prévoyait déjà.

La fuite des émigrés, réfugiés à Bruxelles au nombre de plus de mille, fut la chose du monde la plus triste et la plus déplorable. Rassurés par les protestations des ministres de l'archiduchesse, qui leur promettaient de les avertir de l'approche des Français, ils vivaient là sans aucune crainte. Avec cette insouciance et cette imprévoyance dont ils ont été si souvent victimes, ils se croyaient parfaitement en sûreté à Bruxelles, malgré la retraite des Prussiens en Champagne. M. de Vauban, de qui je tiens ces détails, se retirait chez lui vers minuit lorsqu'en traversant la place Royale, il croit entendre le bruit des fers d'un grand nombre de chevaux dans la cour du palais, situé alors où est maintenant le musée. Il attendit, caché dans un renfoncement, et, au bout d'un moment, il vit sortir toutes les voitures de la cour, des fourgons, des chariots chargés de bagages, qui se dirigèrent en silence vers la porte de la ville dite de Namur. Persuadé que l'archiduchesse quittait Bruxelles clandestinement, il courut avertir les Français les plus rapprochés. Ceux qui avaient été le même soir à la cour ne voulaient pas croire à ce manque de foi. Cependant quelques instants suffirent pour les convaincre. Il est difficile de donner une idée juste du tumulte qui se produisit alors et de l'effroi qui s'empara de tous ces malheureux dans leur hâte de fuir. La nuit se passa à emballer le peu d'effets que chacun possédait. À la pointe du jour, toutes les barques, les voitures, les charrettes furent louées à des prix exorbitants pour emmener les uns à Liège, d'autres à Maëstricht. Les plus sages, en même temps que les mieux pourvus d'argent, résolurent de passer en Angleterre. Beaucoup de gens de ma connaissance se trouvaient parmi les fuyards. Un grand nombre d'entre eux, conservant leurs anciens airs de Paris et de Versailles, donnèrent le désolant spectacle du manque de coeur le plus choquant envers leurs compagnons d'infortune. Je me mis avec empressement au service des plus malheureux, mais m'occupai fort peu des plus riches, ne leur cachant pas que lorsqu'on avait de quoi se tirer d'affaire et qu'on ne pensait qu'à soi, on ne devait pas compter sur moi. Cette critique de leur attitude, je l'adressai en particulier à M. et Mme de Chalais. Ils ne me l'ont jamais pardonné.

IV

Dans les derniers jours de novembre 1792, la Convention rendit un décret contre les émigrés et leur fixa un court délai pour rentrer, sous peine de confiscation. Mon excellent beau-père était en Angleterre et pensait à nous rejoindre à La Haye, où sa fille et moi l'attendions avec impatience. La connaissance de ce décret changea ses projets. Il nous écrit que pour aucune considération personnelle il ne voudrait faire tort à ses enfants et qu'il retournait à Paris. Cette lettre, toute paternelle, contenait des expressions empreintes d'une telle mélancolie, qu'on aurait pu la croire inspirée par des pressentiments, si même alors, après les massacres de septembre, il eût semblé possible de prévoir les excès auxquels la Révolution devait se porter.

Je ne sais pourquoi j'ai omis de parler de la fuite de MM. de La Fayette, Alexandre de Lameth et de La Tour Maubourg. Tous trois quittèrent furtivement le corps d'armée commandé par M. de La Fayette pour passer en pays étranger, avec une niaiserie de confiance qui ne saurait s'expliquer. S'étant présentés aux avant-postes autrichiens, ils furent à l'instant arrêtés. On voulait se servir d'eux comme otages pour garantir la sûreté du roi et de sa famille, enfermés au Temple après la journée du 10 août. M. Alexandre de Lameth eut la permission d'écrire à sa belle-soeur, alors auprès de moi à La Haye, comme je l'ai dit, pour lui demander de l'argent. M. de La Fayette, de son côté, écrivit à M. Short, ministre d'Amérique à La Haye. Je vis celui-ci le jour même et lui proposai d'avoir recours aux bons offices d'un homme dont, à ma connaissance, l'adresse et l'habileté étaient merveilleuses. Il se nommait Dulong et se trouvait depuis de longues années au service de la légation de France, dont il dépendait encore. Très dévoué à ma personne, j'apprenais par lui toutes les nouvelles qui parvenaient au nouveau ministre français et presque le contenu de ses dépêches. Dulong s'engageait à faire échapper M. de La Fayette, retenu à Liège, mais il fallait promptitude, secret et argent. Vingt mille francs au moins, dit-il, seraient nécessaires pour entreprendre l'affaire. M. Short les refusa. L'intérêt que je portais à M. de La Fayette était limité, mais comme je le savais l'ami de Mme d'Hénin, le refus de M. Short d'intervenir en faveur de l'ami de Washington m'indigna. M. Short par lui-même était fort riche et aurait pu prélever cette somme sur sa propre fortune. Il repoussa toutes les combinaisons proposées et en fut très blâmé par son gouvernement. On transféra M. de La Fayette et ses deux compagnons dans les prisons d'Olmutz, où ils restèrent jusqu'au traité de Campo-Formio.

À la fin de la Terreur, Mme de La Fayette, échappée par une sorte de miracle à l'échafaud sur lequel étaient montées le même jour, le 22 juillet 1794, sa grand'mère la maréchale de Noailles, sa mère la duchesse d'Ayen, sa soeur la vicomtesse de Noailles, mère d'Alexis, et où les avaient précédées, le 27 juin de la même année, le maréchal de Mouchy et sa femme, se rendit à Vienne accompagnée de ses deux filles et obtint de l'empereur d'Autriche d'être enfermée à Olmutz avec son mari et de subir toutes les rigueurs de son sort. Elle montra dans cette captivité volontaire une résignation et un courage que la religion seule lui inspira, n'ayant jamais été traitée par son mari qu'avec la plus cruelle indifférence et n'ayant certes pu oublier les nombreuses infidélités dont elle avait été abreuvée.

Mon père, qui commandait le corps d'armée établi au camp de Famars, entre le Quesnoy et Charleroi[143], ne suivit pas l'exemple de M. de La Fayette. À la nouvelle des événements de Paris du mois d'août 1792—l'attaque des Tuileries et le renversement de la monarchie—il adressa un ordre du jour à ses troupes, prescrivant de renouveler le serment de fidélité au roi et le prêtant à nouveau lui-même. Le résultat de cette noble profession de foi fut sa destitution, 23 août 1792, et l'ordre de se rendre à Paris. Mes instances pour l'en empêcher restèrent vaines et mes craintes ne furent que trop justifiées. Je me suis toujours reproché de ne l'avoir pas été chercher pour le ramener de force avec moi à La Haye. Dieu en avait autrement décidé! Pauvre père[144].

V

Comme je possédais une maison à Paris, habitée par l'ambassadeur de Suède, et des rentes sur l'Etat ou sur la ville de Paris, mon mari craignit que je ne fusse mise sur la liste des émigrés qui venait de paraître. Il m'envoya, à La Haye, un valet de chambre très fidèle pour m'accompagner dans mon retour à Paris, et le chargea de me dire que je trouverais à la frontière de Belgique, à quelques lieues d'Anvers, un ancien aide de camp de mon père, devenu un de ceux de Dumouriez, muni de l'ordre de me faire respecter et même escorter au besoin. J'adressai mes adieux à ma pauvre belle-soeur—elle mourut deux mois après—et je partis en compagnie de mon fils, âgé de deux ans et demi, de ma fidèle Marguerite, d'un valet de chambre et de Zamore. L'hiver, qui commençait à se montrer très rigoureux, rendit le voyage fort pénible. J'étais encore, à cette époque, aussi peu aguerrie, aussi délicate, aussi belle dame et petite maîtresse qu'il est possible de l'être. Flattée, encensée pendant mon séjour à La Haye, je pensais encore alors que j'avais accepté le plus grand sacrifice qu'on pût m'imposer en consentant à me priver des services de mon élégante femme de chambre et de mon valet de chambre-coiffeur. J'entrevoyais, il est vrai, qu'il se pourrait que je n'eusse pas de voiture à Paris, que je n'allasse plus au bal, que je me trouverais peut-être même obligée de passer l'hiver à la campagne. Je me promettais de supporter ces revers avec courage et fermeté, au contraire des émigrés de Paris avec lesquels je venais de passer deux mois et qui, après s'être bien amusés à Bruxelles, comme ils le disaient, comptaient en faire autant à Londres, but de leur voyage. Mes faiblesses et mes illusions, je les rapporte pour que mon fils[145] puisse juger, connaissant mon point de départ, si je m'en suis corrigée.

Le 1er décembre 1792, blottie au fond d'une excellente berline, bien enveloppée de pelisses et de peaux d'ours, en compagnie de mon petit Humbert, fourré comme un Lapon, et de ma bonne Marguerite, je quittai donc La Haye pour aller coucher, je crois, à Gorkum. Pendant toute la journée, nous entendîmes le bruit du canon. Mon valet de chambre prétendait que ce devaient être les Français qui faisaient le siège de la citadelle d'Anvers, mais qu'ils ne la prendraient pas de longtemps, car la garnison était très forte et la ville bien approvisionnée. Le lendemain, à Bréda, ville située encore sur les terres de Hollande, même bruit de canonnade. Comme aucune nouvelle alarmante n'était publiée, je partis cependant sans crainte, et trouvai à la frontière des Pays-Bas autrichiens M. Schnetz, brave militaire et ami de mon père, dont la présence me fit grand plaisir.

Arrivé là de la veille, il s'étonnait qu'aucune nouvelle ne fût parvenue d'Anvers. Peut-être la ville est prise, disait-il en riant, mais sans y croire. Cependant, vers midi, le bruit du canon ayant cessé, il déclara alors, en termes assez militaires, que ce rempart de la puissance autrichienne avait… capitulé, ce qui était vrai. En effet, un poste français, à la porte extérieure de la ville, nous prouva que nous étions maîtres de la grande forteresse, et, en descendant à l'auberge du Bon Laboureur[146], sur l'immense place de Meir, nous eûmes beaucoup de peine à obtenir une chambre. Ce fut grâce à l'intervention d'un général dont le nom m'échappe, qu'un officier me céda celle où il était déjà installé, et dont il fit emporter son bagage d'assez mauvaise grâce. Comme je montais l'escalier, je rencontrai une foule d'officiers, jeunes et vieux, qui me firent entendre des propos plus que lestes quant aux causes de la protection que m'accordait leur général.

Ma bonne Marguerite et moi, une fois enfermées à clef dans cette chambre, nous tâchâmes d'endormir le petit Humbert, très effrayé du bruit qu'il entendait dans la maison. M. Schnetz vint me proposer de souper, et m'affirma que je ne devais avoir aucune crainte, le général, ami de mon père, ayant établi une garde dans le corridor. Cette précaution même, qu'il avait cru nécessaire, m'effraya encore davantage. Cependant il fallait se soumettre. M. Schnetz, voyant que le souper ne me tentait pas, s'en alla. Marguerite endormit Humbert, et je barricadai la porte avec le lit et tout ce que je pus trouver dans la chambre.

À ce moment, je fus attirée à la fenêtre, qui donnait sur la place, par une grande lueur que je pensais provenir d'une illumination. Le spectacle qui frappa mes yeux ne s'effacera jamais de ma mémoire. Au milieu de la vaste place était allumé un feu dont les flammes s'élevaient à la hauteur du sommet des maisons. Une quantité de soldats, ivres, titubants, chancelants, l'entouraient et l'alimentaient en y précipitant tous les objets mobiliers combustibles que peut contenir une maison. Les uns y jetaient des bois de lit, des commodes, des buffets, d'autres des paravents, des vêtements, des paniers pleins de papiers, puis une multitude de chaises, de tables, de fauteuils aux bois dorés, qui augmentaient la force et l'éclat des flammes d'instant en instant. Des femmes échevelées, débraillées, horribles d'aspect se mêlaient à cette troupe de forcenés, leur distribuant du vin, peut-être exquis, qu'elles allaient chercher dans les caves des riches habitants d'Anvers. Des rires désordonnés, des imprécations grossières, des chants obscènes ajoutaient à l'effroi de cette fête diabolique. Toutes les relations que j'avais lues d'une ville prise d'assaut, du pillage, de l'affreux désordre qui en sont la conséquence, s'incarnaient là devant moi dans une vivante réalité. Je restai pendant toute la nuit fascinée, terrifiée à cette fenêtre, dont je ne pouvais m'arracher, malgré l'horreur, que j'éprouvais d'une si effrayante vision.

Vers le matin, M. Schnetz m'informa qu'il fallait partir pour Mons, où nous devions coucher, ainsi que l'avait réglé le général. J'étais si bouleversée par les événements auxquels je venais d'assister, que je n'osai pas demander de passer la prochaine nuit à Bruxelles, ce qui m'aurait permis de voir ma tante, lady Jerningham, alors dans cette ville avec sa fille[147], depuis lady Bedingfeld. Il fut donc convenu que nous ne ferions que changer de chevaux à Bruxelles.

En sortant d'Anvers, un nouveau spectacle devait me frapper par son originalité. Entre la ligne avancée des fortifications et la première poste, celle de Contich, nous traversâmes toute l'armée française, établie au bivouac. Ces vainqueurs, qui faisaient déjà trembler les belles armées de l'Autriche et de la Prusse, avaient toutes les apparences d'une horde de bandits, la plupart étaient sans uniforme. La Convention, après avoir réquisitionné tous les magasins de drap de Paris et des grandes villes, avait fait fabriquer à la hâte des capotes pour les soldats avec des étoffes de nuances les plus variées. Ce méli-mélo de couleurs, vaste arc-en-ciel animé, se détachait, en un singulier contraste, sut la neige dont la terre était couverte, et y figurait comme un gigantesque parterre aux tons éclatants, qu'on aurait pu admirer si la vue du bonnet rouge, dont le plus grand nombre des soldats étaient coiffés, n'eut rappelé tout ce qu'en avait à craindre d'eux. Les officiers seuls portaient l'uniforme, mais dépourvu de ces brillantes broderies dont Napoléon fut depuis si prodigue.

Forcés d'aller presque toujours au pas, la route me parut longue. Les chemins, défoncés par l'artillerie, étaient encombrés de fourgons, de caissons, de canons. Nous avancions lentement au milieu des cris, des jurements des charretiers et des plaisanteries grossières des soldats. Je voyais bien que Schnetz était inquiet et regrettait de n'avoir pas pris une escorte. Enfin, à la chute du jour, nous atteignîmes Malines, où nous passâmes une nuit plus tranquille qu'à Anvers, quoiqu'il y eût encore beaucoup de troupes.

Le lendemain matin, départ pour Bruxelles, que nous devions traverser seulement. Mais M. de Moreton de Chabrillan, commandant de la place, en jugea autrement. Au moment où les chevaux étaient attelés et où Schnetz avait fait viser mon passeport, arriva un ordre du général prescrivant de me retenir. On détela, et comme je voulais descendre pour chercher un abri dans la maison de poste, des sentinelles placées aux deux portières m'en empêchèrent. M. Schnetz s'était aussitôt rendu au quartier général pour s'expliquer sur cette vexation. On permit cependant à mon fils, qui réclamait son déjeuner à grands cris, d'entrer avec sa bonne chez le maître de poste, et je restai seule prisonnière dans la voiture.

Deux heures s'étaient écoulées et je commençais à m'ennuyer, lorsque la portière s'ouvrit, et une dame, dont je n'ai jamais pu découvrir le nom lorsque j'habitais Bruxelles par la suite, déposa sur le devant de la voiture un très élégant cabaret portant un excellent et complet déjeuner: du beurre, du pâté, des gâteaux, du café, le tout dans de la belle porcelaine et de la fine argenterie. Aucune attention, dans ma vie, ne m'a paru plus aimable et plus gracieuse. Une demi-heure plus tard, la portière s'ouvrait de nouveau, et la dame mystérieuse, sans dire un mot, reprit son cabaret et disparut dans la maison située en face de la poste. Bien des années après, revenue à Bruxelles, j'ai tenté et provoqué toutes les démarches possibles pour retrouver l'obligeante dame, dont je n'avais pas même vu la figure, mais mes recherches sont restées infructueuses.

Enfin, au bout de trois heures, M. de Chabrillan autorisa mon départ sans avoir voulu s'expliquer sur sa singulière boutade d'autorité. C'était un homme du monde que j'avais rencontré cent fois sans lui avoir jamais parlé. Il avait la vue très basse, et l'esprit fort révolutionnaire.

Je n'étais pas au bout de mes alarmes. Nous arrivâmes tard à Mons, et eûmes beaucoup de peine à trouver un logement. Toutes les auberges étaient pleines. À la fin, dans une d'entre elles, on nous proposa, à ma bonne et à moi, deux petites chambres, à un premier très bas, qui donnaient sur la rue. Les officiers qui les occupaient venaient, nous dit-on, de partir. M. Schnetz et mes deux hommes iraient coucher au fond d'une très grande cour, de sorte que ma bonne et moi nous nous trouverions séparées d'eux. Cet arrangement était loin de me convenir. Mais il fallut s'y soumettre. Mon enfant était fatigué. Je le mis dans mon lit et ne me déshabillai pas. Le sommeil, cependant, commençait à me gagner, lorsque du bruit dans la rue, du côté de mes fenêtres, m'éveilla. On frappait à la porte de la maison à coups redoublés, avec des jurements affreux. Bientôt après, j'entendis l'hôtelier s'écrier que la femme d'un général couchait dans la chambre, et qu'un aide de camp, dont elle était accompagnée, se trouvait dans l'auberge. Une voix d'homme ivre répondit qu'il allait s'en assurer. Beaucoup d'autres individus, dans le même état, l'entouraient, et comme je me jetais à bas du lit, je vis deux mains qui tenaient le balcon pour tâcher de se hisser dessus. Quoique glacée de terreur, je ne perdis pas la tête. Appelant ma bonne à grands cris, je me disposais à jeter sur l'assaillant une grosse bûche qui brûlait dans la cheminée. À ce moment, je l'entendis retomber dans la rue, et, soit qu'il se fût blessé, soit que ses camarades craignissent d'être punis, ils l'emmenèrent, et ma frayeur se calma.

Le lendemain, M. Schnetz alla porter sa plainte, chose bien éloignée de mes préoccupations, mais c'était, affirmait-il, nécessaire pour sauvegarder sa propre responsabilité.

À notre départ, nous rencontrâmes un escadron exclusivement composé de nègres, tous très bien montés et parfaitement équipés. Le beau nègre du duc d'Orléans—Égalité—les commandait. Il se nommait Édouard, et connaissait beaucoup mon nègre Zamore, qui sollicita la permission de passer la journée avec ses congénères. La crainte me vint qu'on allait l'embaucher et que je ne le reverrais jamais. Je me trompais. Ce brave garçon se laissa bien traiter par ses camarades toute la journée, mais le soir il me rejoignit, non sans me raconter, dans son langage naïf, tout ce qu'on avait fait pour le séduire. Sa fidélité à ma personne l'emporta, ce dont je lui fus très reconnaissante.

Le reste de mon voyage se passa sans aucune circonstance qui soit digne d'être rapportée. M. Schnetz me quitta à Péronne, je crois, et je pris la route d'Hénencourt, où je trouvai mon beau-frère, le marquis de Lameth.

CHAPITRE XIII

I. Examen de conscience.—II. Les vexations de la route en France.—Installation à Passy.—Les relations de M. Dillon avec les Girondins et Dumouriez.—Le 21 janvier 1793.—III. M. de La Tour du Pin père à la Commune de Paris.—Portrait de M. Arthur Dillon.—Retraite au Bouilh. Bonheur intérieur.—IV. Bordeaux et la Fédération.—La baronnie de Cubzaguès.—Arrestation de M. de La Tour du Pin père.—Son fils et sa belle-fille se réfugient à Canoles, chez M. de Brouquens.—Les Bordelais et l'armée révolutionnaire.—Atroce exécution de M. de Lavessière à La Réole.—La guillotine à Bordeaux.—V. Naissance de Séraphine.—Fuite de M. de La Tour du Pin.—Le médecin accoucheur Dupouy.—Mme Dudon et le représentant Ysabeau.—VI. Arrestation de M. de Brouquens. Sa garde et sa cave.—Perquisition à Canoles.—Où se loge la pitié!—Passe-temps de Mme de La Tour du Pin et de M. Dupouy à Canoles.—VII. La confrontation de la reine et de l'ancien ministre de la guerre.—Départ précipité de son fils du Bouilh.—Incident de route à Saint-Genis.—Trois mois de retraite forcée à Mirambeau.

I

En Hollande, j'avais été gâtée, admirée, encensée. À ma rentrée en France, la frontière à peine franchie, la Révolution avec tous ses dangers m'était apparue sombre et menaçante.

C'était, il est vrai, dans la même chambre d'où j'étais partie quinze mois auparavant, l'esprit libre de soucis, de préoccupations, que je me retrouvais aujourd'hui, mais combien mes sentiments différaient maintenant de ceux que j'éprouvais alors!

Jetant un coup d'oeil sévère sur les années écoulées, je me reprochais l'inutilité de ma vie passée, et, inspirée pour ainsi dire par le pressentiment que d'autres destinées m'attendaient, je résolus fermement de rejeter loin de moi pour toujours les pensées d'une jeunesse insouciante, les flatteries intéressées du monde et les succès trompeurs que j'avais jadis ambitionnés.

Une amère tristesse s'empara peu à peu de mon coeur quand je constatai la frivolité de la vie que j'avais jusqu'à ce moment menée. Il me sembla que je possédais en moi de quoi fournir une carrière plus utile. Aussi, loin de me décourager, je sentis, au contraire, que, dans des temps si désastreux, mon être devait chercher à se retremper, à se relever.

Je me plaisais à imaginer toutes les circonstances où je serais appelée à déployer un grand courage. Tous les dévouements, toutes les entreprises hasardeuses se présentèrent à mon esprit. Je n'écartai aucune de ces éventualités, estimant que leur réalisation rendrait ma vie meilleure, en me permettant de la consacrer à l'accomplissement de mes devoirs, quelque pénibles ou dangereux qu'ils fussent.

J'avais le sentiment de rentrer ainsi dans la voie qui m'avait été tracée par la Providence. Dieu, dans ces jours troublés, éclaira mon âme à mon insu. Mais, plus tard, quand il m'accorda la grâce de me rapprocher de Lui et de Le connaître, je me rappelai le changement que provoquèrent en moi ces heures de réflexions sérieuses. À partir de ce moment, ma vie fut autre, mes dispositions morales se transformèrent. Que Dieu soit béni pour m'avoir jugée digne de le servir, pour m'avoir donné ensuite la force et la constance de me soumettre toujours, sans murmure, à sa volonté!

II

J'arrivai très tard à Hénencourt, où se trouvait mon beau-frère. Il voyait fort en noir sa situation personnelle, et était très satisfait que sa femme et ses enfants fussent hors de France. Il était convenu que je devais m'arrêter vingt-quatre heures à Hénencourt, afin de prendre des papiers me permettant de gagner Paris en sûreté, entre autres, une attestation de mon séjour à Hénencourt depuis le rappel de M. de La Tour du Pin. Mon espoir qu'il serait venu au-devant de moi chez M. de Lameth fut déçu, car déjà il était aussi difficile que dangereux de voyager en France. Il fallait non seulement un passeport, mais pour l'obtenir il était, de plus, nécessaire de se faire accompagner de répondants qui, sous leur responsabilité personnelle, témoignaient que vous n'alliez pas dans une direction autre que celle indiquée. En outre, pour pénétrer dans la banlieue de Paris, on devait être muni d'une carte de sûreté dont chaque poste de garde nationale avait le droit de demander l'exhibition. Enfin, mille petites vexations, ajoutées aux grandes, rendaient insupportable le séjour en France.

Je repartis donc d'Hénencourt seule, et j'arrivai le lendemain à Passy, non sans difficultés. Le maître de poste de Saint-Denis commença par refuser péremptoirement de me conduire à Passy, où je devais aller, sous prétexte que mon passeport étant pour Paris il devait m'y conduire par le plus court chemin. Après une heure de pourparlers et d'explications au cours desquelles je craignais de me compromettre, étant peu aguerrie à ces sortes de choses, mon valet de chambre imagina de montrer sa propre carte de sûreté de Passy, et, en payant deux ou trois postes de surérogation, on nous laissa partir.

Je rejoignis enfin à Passy mon mari, établi dans une maison appartenant à Mme de Poix. Comme elle était trop grande pour notre ménage, nous avions la facilité de tenir fermées toutes les fenêtres qui donnaient sur la rue, laissant ainsi croire qu'elle était inhabitée. Nous y entrions par la petite porte du concierge. Elle avait deux ou trois autres issues et constituait donc un bon refuge, nous convenant d'autant mieux qu'étant la dernière du village du côté d'Auteuil, nous communiquions facilement avec mon beau-père installé dans cette dernière localité, depuis son retour d'Angleterre, chez le marquis de Gouvernet[148], son parent et son ami. La maison de ce dernier se nommait la Tuilerie. Elle était isolée et située entre Auteuil et Passy. Nous pouvions heureusement nous y rendre par des sentiers où l'on ne rencontrait jamais personne. Un vieux cabriolet et un assez mauvais cheval, dont je n'ai jamais connu le véritable maître, nous menaient à Paris sans que nous eussions à mettre tous les cochers de fiacre dans le secret de notre retraite.

J'y allais tous les jours, après notre déjeuner, avec mon mari, qui avait à s'occuper des affaires de son père et des siennes. Nous dînions la plupart du temps à Paris, soit chez mon père, soit chez Mme de Montesson, dont la maison nous était toujours ouverte.

Mon père, logé dans un hôtel garni de la Chaussée-d'Antin, mettait tout en oeuvre pour servir le roi, voyant ses juges, les réunissant chez lui, tâchant d'organiser le parti qu'on nomma plus tard les Girondins, leur faisant comprendre que leur propre intérêt était de conserver la vie du roi, de le faire sortir de Paris, et de le garder comme otage dans quelque citadelle de l'intérieur, où il ne pourrait communiquer ni avec les puissances étrangères, ni avec les royalistes qui commençaient alors à s'organiser dans la Vendée. Mais le parti des Terroristes, que mon père n'espérait pas convaincre, et surtout la commune de Paris, tout entière orléaniste, étaient trop puissants pour que des efforts humains pussent rien changer à leurs affreuses intentions.

Mon malheureux père tenta les démarches les plus pressantes auprès de Dumouriez, qui vint à Paris dans le milieu de janvier. Mais celui-ci le trompa par de vaines promesses. Il était tout entier acquis au parti d'Égalité et de son fils, dont il se vantait d'être le tuteur militaire. Son voyage à Paris n'avait d'autre but que celui de les servir.

Je ne rapporterai pas toute la funeste série d'inquiétudes et de découragements par laquelle nous passâmes durant le mois de janvier 1793. Ces événements sont du domaine de l'histoire, et chacun les a racontés selon son opinion. Qu'il me soit permis seulement de venger ici mon père des odieuses imputations dont on n'a pas craint de ternir son honorable caractère. Il ne voyait les juges de Louis XVI que dans la vue de sauver, sinon la liberté, du moins la vie du roi, et le matin même du jugement, il considérait comme certain que le vote de la réclusion jusqu'à la paix était assuré. Et, en effet, il en aurait été ainsi, sans les lâches abandons qui se produisirent au moment du scrutin. Pendant cette mémorable séance, nous nous tenions chez lui, dans une anxiété qu'aucune expression ne peut rendre. Après avoir quitté mon père, la condamnation connue, nous espérions encore que l'insurrection dont il se flattait allait éclater. Tous ceux qui pensaient comme nous dans Paris avaient projeté, chacun individuellement, de se mêler aux rangs de la garde nationale pour l'entraîner dans un mouvement favorable à l'infortuné souverain; mais cette démarche, si elle a eu lieu, est restée infructueuse.

Le matin du 21 janvier, les portes de Paris furent fermées, avec ordre de ne pas répondre à ceux qui en demanderaient la raison au travers des grilles. Nous ne la devinâmes que trop, et appuyés, mon mari et moi, sur la fenêtre de notre maison qui regardait Paris, nous écoutions si le bruit de la mousqueterie ne nous apporterait pas l'espoir qu'un si grand crime ne se commettrait pas sans opposition. Frappés de stupeur, nous osions à peine nous adresser la parole l'un à l'autre. Nous ne pouvions croire à l'accomplissement d'un tel forfait, et mon mari se désespérait d'être sorti de Paris et de ne pas avoir admis la possibilité d'une semblable catastrophe. Hélas! le plus grand silence continua à régner dans la ville régicide. À 10 heures et demie, on ouvrit les portes, et tout reprit son cours comme à l'ordinaire. Une grande nation venait de souiller ses annales d'un crime que les siècles lui reprocheront!… et pas une petite habitude n'était dérangée.

Nous nous acheminâmes à pied vers Paris, en tâchant de composer nos visages et en retenant nos paroles. Evitant de traverser la place Louis XV, nous allâmes chez mon père, puis chez Mme de Montesson et chez Mme de Poix. On se parlait à peine, tant on était terrifié. Il semblait que chacun portât le fardeau d'une partie du crime qui venait de se commettre.

Rentrés de bonne heure à Passy, nous rencontrâmes chez nous Mathieu de Montmorency et l'abbé de Damas. Tous deux s'étaient trouvés sur le lieu de l'exécution dans leur bataillon de garde nationale. S'étant compromis par quelques propos, ils avaient quitté Paris dans la crainte d'être arrêtés, et venaient nous demander de les cacher jusqu'à ce qu'ils pussent ou partir ou retourner chez eux. Ils redoutaient une visite domiciliaire, premier genre de vexation qui précéda de quelques mois les arrestations de personnes. Dans cette visite, on saisissait les papiers de toute espèce et on les portait à la section, où, souvent, les correspondances les plus secrètes servaient de passe-temps aux jeunes gardes nationaux de service ce jour-là.

III

Vers le milieu de mars, mon beau-père fut arrêté à la Tuilerie et mené à la Commune de Paris, avec le maréchal de Mouchy et le marquis de Gouvernet[149]. Il paraît que l'identité de nom avait fait confondre ce dernier avec mon mari. En effet, on interrogea le marquis de Gouvernet sur l'affaire de Nancy, en lui reprochant d'avoir été l'auteur de la mort de bons patriotes. Après bien des questions ils fuient relâchés, mais mon beau-père, plus inquiet du sort de son fils que du sien propre, décida que nous devions nous retirer au Bouilh, d'où mon mari pourrait passer en Vendée ou gagner avec nous l'Espagne. Ce dernier parti semblait d'autant le meilleur que notre excellent ami, M. de Brouquens, habitait Bordeaux depuis un an. Maintenu dans sa charge de Directeur des vivres, il l'exerçait alors à l'armée qui faisait la guerre à l'Espagne sous le général Dugommier.

Nous nous résolûmes donc à partir. Je quittai mon père avec la plus profonde peine, quoique je fusse encore bien loin de penser que je l'embrassais pour la dernière fois. La différence d'âge entre nous, à peine dix-neuf ans, était si faible qu'il paraissait être plutôt mon frère que mon père. Il avait le nez aquilin, une très petite bouche, de grands yeux noirs, les cheveux châtain-clair. Mme de Boufflers prétendait qu'il ressemblait à un perroquet mangeant une cerise. Sa haute taille, son beau visage, sa superbe tournure lui conservaient encore toutes les apparences de la jeunesse. On ne pouvait pas avoir de plus nobles manières, ni l'air plus grand seigneur. L'originalité de son esprit et la facilité de son humeur le rendaient du commerce le plus agréable. Il était mon meilleur ami, en même temps que le camarade de mon mari, qui ne parvenait pas à se déshabituer de le tutoyer. M. de La Tour du Pin avait coutume de dire plaisamment, en visant la belle prestance de mon père, que le surnom de «beau Dillon» donné à Édouard Dillon[150] constituait une double usurpation—de nom et de beauté physique.

Mon beau-père se montrait impatient de nous voir loin de Paris et nous engagea à partir le plus tôt possible. Le 1er avril 1793, nous nous mîmes en route. Aucun des petits ennuis en usage dans ce temps-là ne nous fut épargné, quoique nous eussions des passeports couverts de visas, renouvelés presque à chaque relais. Mais nous voyagions en poste, et ce mode aristocratique de transport nous nuisait déjà dans l'esprit des bons patriotes. Il avait été décidé que nous ferions de petites journées, parce que j'étais grosse de deux mois, et qu'ayant été malade d'une fausse couche à La Haye l'année précédente, je craignais de me blesser de nouveau.

Enfin nous arrivâmes au Bouilh vers le milieu d'avril, et j'éprouvai une grande joie de me trouver dans ce lieu, si chéri de mon pauvre beau-père. Il avait même dérangé sa fortune par les embellissements qu'il y avait faits et par les bâtiments qu'il y avait construits. Sa situation, à cette époque, lui permettait d'orner la retraite, où il comptait finir tranquillement sa pure et honorable vie. Néanmoins, le jour même où il fut nommé ministre, il ordonna de renvoyer tous les ouvriers travaillant au Bouilh, et ses instructions avaient été si formelles qu'on nous montra encore les échafauds des maçons et les brouettes des terrassiers à la place même où ils se trouvaient quand l'ordre était arrivé.

Cette résidence ne m'en plut pas moins parfaitement bien. Les quatre mois que nous y passâmes sont restés dans ma mémoire, et surtout dans mon coeur, comme les plus doux de ma vie. Une bonne bibliothèque fournissait à nos soirées, et mon mari, qui lisait pendant des heures sans se fatiguer, les consacra à me faire un cours d'histoire et de littérature aussi amusant qu'instructif. Je travaillais aussi à la layette de mon enfant, et je reconnus alors l'utilité d'avoir appris, dans ma jeunesse, tous les ouvrages que les femmes font d'habitude. Notre bonheur intérieur était sans mélange et plus complet qu'à aucun autre moment de notre vie commune passée. La parfaite égalité d'humeur de mon mari, son adorable caractère, l'agrément de son esprit, la confiance mutuelle qui nous unissait, notre entier dévouement l'un pour l'autre, nous rendaient heureux, en dépit de tous les dangers dont nous étions entourés. Aucun des coups qui nous menaçaient ne nous effrayait, du moment que nous devions être frappés ensemble.

Ces jours favorisés de mon existence ont précédé bien des vicissitudes. Depuis, de grandes infortunes m'ont accablée. Au moment même où j'écris, dans ma vieillesse, je suis aussi malheureuse, plus encore peut-être, qu'à toute autre époque de ma vie. Mais mes souffrances ne se prolongeront plus longtemps. Puisse Dieu seulement, comme je l'en supplie ardemment, m'accorder la seule grâce qui me permette de descendre en paix dans la tombe. Celui que je chéris plus que toute autre personne aimée par moi en ce monde m'entend en lisant cette prière de sa tendre mère[151].

IV

La ville de Bordeaux, animée par les Girondins qui n'avaient pas voté la mort du roi, était en état de demi-révolte contre la Convention. Beaucoup de royalistes y avaient pris part, dans l'espérance d'entraîner les départements du Midi, et surtout celui de la Gironde, à se joindre au mouvement qui venait de se déclarer dans les départements de l'Ouest. Mais Bordeaux ne possédait pas, loin de là, l'énergique courage de la Vendée. Une troupe armée de 800 ou 1.000 jeunes gens des premières familles de la ville s'était pourtant organisée. Ils faisaient l'exercice sur les glacis du Château-Trompette, se montraient bruyants le soir au théâtre, mais aucun ne criait: «Vive le roi!» Les instigateurs de ce parti visaient un seul but: celui de se rendre indépendants de Paris et de la Convention, et d'établir, à l'instar des États-Unis, un gouvernement fédératif dans tout le midi de la France. M. de La Tour du Pin s'était rendu à Bordeaux. Il avait vu tous les chefs de cette fédération projetée, et revint si dégoûté de ces entretiens qu'il refusa de se rallier à des entreprises auxquelles devaient participer même des régicides comme Fronfrède et Ducos.

À la fin de l'été, pendant que j'avançais dans ma grossesse, nous commençâmes à être inquiétés par la municipalité de Saint-André-de-Cubzac. Un coquin de notaire, du nom de Surget, appelé, avant la Révolution, à mettre en ordre les papiers de mon beau-père, à l'époque où on abattit le vieux château pour s'établir dans le nouveau, répandit le bruit que la baronnie de Cubzaguès était un domaine engagé, depuis Édouard III, et que nous avions l'acte dans nos papiers. Il disait vrai, mais ce n'était pas un domaine royal. La baronnie avait été échangée, en effet, contre la ville de Sainte-Bazeille, sur la Garonne, la position militaire de cette dernière place inquiétant les Anglais dans leur nouvelle conquête. Le sire d'Albret, qui la possédait, avait fait un excellent marché en la cédant contre la baronnie de Cubzaguès, la première de Guyenne, et qui possédait les plus beaux droits seigneuriaux dans dix-neuf paroisses contiguës.

Surget avait rédigé un mémoire, et nous eûmes lieu de penser qu'il l'avait envoyé à Paris, puisque deux mois après, lorsque les représentants du peuple en mission vinrent à Bordeaux, leur premier soin fut de mettre le Bouilh sous séquestre.

L'éventualité d'une visite domiciliaire ou de l'établissement d'une garnison dans le château, pendant mes couches, effraya mon mari. Il désirait d'ailleurs que j'eusse un bon accoucheur et une garde de Bordeaux. Mon beau-père venait d'être arrêté. On avait mis les scellés sur le château de Tesson, près de Saintes, et le département de la Charente-Inférieure s'était emparé de vive force de la belle maison que nous possédions à Saintes même pour y établir ses bureaux.

Il nous parut, dans ces conditions, prudent d'accepter la proposition de notre excellent ami, M. de Brouquens, d'aller nous installer dans une petite maison qu'il possédait à un quart de lieue de Bordeaux. Cette maison, nommée Canoles, offrait tous les genres de sécurité. Elle était isolée, au milieu d'une vigne, entourée de trois côtés par des chemins vicinaux menant dans des directions différentes, et du quatrième par une lande assez étendue. Aucun village ne se trouvait dans les environs, et toute cette partie du pays, appelée Haut-Brion, était constituée par une agglomération de propriétés, plus ou moins considérables, plantées en vignes, et presque toutes contiguës. Nous allâmes donc nous établir à Canoles le 1er septembre 1793, je crois, et M. de Brouquens, fixé de sa personne à Bordeaux pour surveiller son administration des vivres, venait tous les jours dîner avec nous.

Il réunit un jour, à Canoles, les divers membres de la municipalité et du département. Les uns comme les autres ne parlèrent que de leurs prouesses projetées contre l'armée révolutionnaire, qui s'avançait en marquant sa route par les têtes qu'elle faisait tomber. Perdus dans des abstractions, ils ne voulaient ni être royalistes comme les Vendéens, ni révolutionnaires comme la Convention. Oubliant le fait qui était à leur porte, les infortunés croyaient que Tallien et Ysabeau leur laisseraient le temps de débrouiller leurs idées, tandis qu'ils n'arrivaient que pour abattre leurs têtes, chose qui fut faite trois jours après.

Cette armée de bourreaux, conduisant la guillotine dans ses rangs, était déjà à La Réole, où elle avait procédé à plusieurs exécutions. Je n'en citerai qu'une pour exemple. Elle mérite d'être rapportée pour son atrocité. M. de Lavessière, oncle de Mme de Saluces, était un homme inoffensif, retiré à la campagne depuis la destruction du parlement de Bordeaux, dont il faisait partie. Sa femme était la plus belle que l'on eût vue à Bordeaux, et ils avaient deux fils encore enfants. Tous sont arrêtés. Le mari est condamné à mort et, pendant qu'on l'exécute, sa femme est mise au carcan, en face de la guillotine, ses deux fils attachés à côté d'elle. Le bourreau, plus humain que les juges, se plaça devant elle pour qu'elle ne vît pas tomber le fatal couteau. Voilà les gens sous l'autorité de qui nous allions tomber!

Si je n'avais pas été dans mon neuvième mois de grossesse, nous serions peut-être alors partis pour l'Espagne. En admettant même que le départ eût été possible, il nous aurait encore fallu traverser toute l'armée française. Et puis, pouvait-on présumer qu'une ville de 80.000 âmes se soumettrait sans résistance à 700 misérables, appuyés par deux canons seulement, tandis qu'une troupe d'élite, composée de tous les gens les plus distingués de la ville, était rangée derrière une nombreuse batterie en avant de la porte. Ces misérables étaient commandés par le général Brune, un des égorgeurs d'Avignon, qui, depuis, après des années, a péri dans cette ville, victime d'une juste vengeance.

Réfugiée à Canoles, j'attendais impatiemment mes couches, car mon mari avait résolu de ne pas me quitter avant qu'elles n'eussent eu lieu, et le danger de son séjour auprès de moi augmentait de jour en jour. Le matin du 13 septembre, l'armée révolutionnaire entra dans Bordeaux. Moins d'une heure après, tous les chefs fédéralistes étaient arrêtés et emprisonnés. Le tribunal révolutionnaire entra aussitôt en séance et il siégea pendant six mois, sans qu'il se passât un jour qui ne vît périr quelque innocent.

La guillotine fut établie en permanence sur la place Dauphine.

La petite troupe d'énergumènes qui l'escortait n'avait trouvé personne pour s'opposer à son entrée à Bordeaux, alors que quelques coups de canon, tirés sur la colonne serrée qu'elle formait dans la rue du Faubourg-Saint-Julien, par laquelle elle arrivait, l'auraient certainement mise en déroute. Mais les habitants qui, la veille, juraient, en vrais Gascons, de résister, ne parurent pas dans les rues désertes. Les plus audacieux fermèrent leurs boutiques, les jeunes gens se cachèrent ou s'enfuirent, et le soir la terreur régnait dans la ville. Elle était telle qu'un ordre ayant été placardé prescrivant aux détenteurs d'armes, de quelque nature qu'elles fussent, de les porter, avant midi du lendemain, sur la pelouse du Château-Trompette, sous peine de mort, on vit passer dans les rues des charrettes où chacun allait jeter furtivement celles qu'il possédait, parmi lesquelles on en remarquait qui n'avaient peut-être pas servi depuis deux générations. On les empila toutes sur le lieu indiqué, mais il ne vint à personne la pensée qu'il eût été plus courageux d'en faire usage pour se défendre.

V

Au cours de ces événements, j'étais accouchée, la nuit, d'une petite fille que je nommai Séraphine, du nom de son père, dont elle eut à peine le temps de recevoir la bénédiction. Au moment où elle venait au monde, on apprit l'arrestation de plusieurs personnes dans des maisons de campagne environnantes. La servante de mon accoucheur était arrivée de la ville pour l'informer qu'on le cherchait pour l'arrêter et que les scellés avaient été mis chez lui. Pendant cette nuit, pour que l'accoucheur et mon mari pussent se sauver par les vignes en cas de danger, on avait aposté une femme sûre dans le chemin d'accès de la maison, avec la mission de signaler tout bruit d'approche. Mes angoisses étaient plus vives que les douleurs qui donnèrent naissance à la pauvre enfant. Une heure après sa naissance, son père nous quitta, et rien ne permettait de prévoir quel sort nous réservait l'avenir à l'un ou à l'autre, ni quand nous pourrions nous réunir. Moment affreux! qui, dans l'état où je me trouvais, aurait dû m'être fatal, mais dont ma santé ne se ressentit heureusement pas. J'éprouvais un unique désir: celui de guérir le plus tôt possible pour être prête à tout événement. Le pauvre chirurgien, n'osant pas regagner son logis, se cacha dans la chambre du nouveau-né. On installa pour lui une couchette au fond d'une espèce d'alcôve abandonnée, dissimulée par le lit de la bonne et le berceau d'Humbert.

Le troisième jour après ces événements, M. de Brouquens, notre ami et notre hôte, retourna à Bordeaux, sa résidence habituelle. Il était très affligé de la mort de M. Saige, maire de Bordeaux, qui avait péri la veille sur l'échafaud, première victime du massacre de la municipalité, comme il était aussi le premier de la ville par sa richesse et la considération.

Je dirai à cette occasion, qu'on avait décidé que MM. Dudon père et fils, anciens procureurs et avocats généraux du Parlement, seraient menés à Paris pour y être exécutés. La femme de M. Dudon fils, confiante dans ses grâces et dans sa grande beauté, alla, accompagnée de ses deux fils encore enfants, se jeter aux pieds du représentant Ysabeau, ex-capucin, pour obtenir que son mari ne fût pas dirigé sur Paris avec son père et qu'on le laissât s'évader et passer en Espagne. Le misérable le lui promit moyennant le payement dans un délai de quelques heures, d'une somme de 25.000 francs en or. Ce n'était pas chose aisée, en ce moment, que de réunir une somme de cette importance en or dans un jour. La République n'avait presque pas frappé encore de monnaie d'or, et il était défendu, sous peine capitale, de garder des louis et surtout de les faire circuler. Mme Dudon, éperdue, désespérée, courut chez tous ceux qu'elle connaissait dans toutes les classes, et parvint à rassembler les 20,000 francs demandés. Elle retourne chez Ysabeau avec son trésor. Il la reçoit et lui atteste que son mari sera le soir hors de la prison. Cruelle dérision! Le malheureux l'avait déjà quittée, en effet, une demi-heure auparavant, mais c'était pour monter sur l'échafaud.

On conçoit combien de pareils détails, que j'apprenais couchée au fond de mon lit et n'ayant pour société que mon médecin, frappé lui-même de terreur, devaient me bouleverser. Quelles craintes ne devais-je pas avoir pour le sort de mon mari, dont j'étais sans aucune nouvelle. De telles inquiétudes, que rien ne venait apaiser, auraient pu me tourner la tête, dans un moment où les suites de couches et les effets du lait sont si dangereux pour les femmes. Dieu en avait ordonné autrement! Il me réservait à toutes les douleurs qui peuvent atteindre une mère, comme à toutes les jouissances maternelles, en me conservant l'excellent fils[152] qui, je l'espère, me fermera les yeux.

VI

J'ai dit que M. de Brouquens était retourné dans sa maison de Bordeaux. À peine y fut-il entré qu'on vint pour l'arrêter et le conduire en prison. Il allégua que, chargé de tous les détails de l'administration des vivres pour l'armée appelée à combattre en Espagne, son arrestation compromettrait fort ce service et serait, en conséquence, très désapprouvée par le général en chef. Ces bonnes raisons, ou plutôt la crainte que les collègues de M. de Brouquens à la compagnie des vivres, en résidence à Paris, ne se plaignissent à la Convention, déterminèrent les représentants à le constituer en arrestation chez lui. C'était bien l'emprisonnement, puisqu'il ne pouvait sortir, mais il conservait sa liberté dans la maison, qui était fort grande, et où il disposait de plusieurs moyens de s'échapper en cas de danger trop imminent. Les 25 hommes de la garde bourgeoise établis à sa porte étaient presque tous de son quartier et à peu près tous lui avaient quelque obligation. Sa bonté et son obligeance, en effet, étaient inépuisables, et il était adoré dans Bordeaux.

Il lui fallut nourrir ces 25 hommes pendant tout le temps de son arrestation, qui dura pendant une grande partie de l'hiver. Tous les jours ses gardes étaient relevés. On avait commis l'imprudence, dans le premier moment d'effroi, de leur confier les clefs des caves et des caveaux. Aussi ne laissèrent-ils pas une bouteille de la belle provision de vins rares et exquis amassée par M. de Brouquens depuis qu'il possédait cette maison, et qu'il avait reçue de tous les pays, soit en présents, soit par suite d'achats. Une des plaisanteries de ces fidèles gardiens était de casser chaque bouteille vide dans un coin de la cour, et j'ai vu là, avant mon départ, au mois de mars suivant, un monceau de débris de verre tel que trois ou quatre grands tombereaux n'auraient pas suffi à les emporter. Ces petits détails, je ne les rapporte que pour peindre les moeurs de ce temps si extraordinaire, et encore suis-je loin de savoir tout ce qui pourrait le caractériser.

La nuit qui suivit l'arrestation de M. de Brouquens, au moment où il allait se mettre au lit, vers minuit, un officier municipal suivi du chef de sa section et de plusieurs gardes, se présenta chez lui et le somma de le suivre à Canoles, où l'on voulait procéder à la visite de ses papiers. Il eut beau faire valoir qu'il ne demeurait à Canoles que quelques instants le matin pour visiter son jardin et faire soigner ses vins, et que par conséquent il n'avait pas là d'habitation fixe, rien n'y fit, et il fallut marcher sans répliquer. Sa peine et son embarras étaient extrêmes. Il savait que mon nom, mon rang dans le monde, la situation de mon beau-père, dont la confrontation avec la reine dans le procès de cette malheureuse princesse venait d'avoir lieu, étaient autant de motifs de proscription. Ma perte lui parut certaine, et il fut au désespoir en pensant à mon mari, qui m'avait confiée à ses soins, qu'il aimait tendrement, et en ne découvrant aucun moyen de me soustraire au sort dont j'étais menacée. Reculer, pourtant, était hors de question. Heureusement, parmi les hommes de sa garde, s'en trouvait un qui lui était très attaché; devinant sa perplexité, il prit les devants et vint donner l'alarme.

Je dormais tranquillement, car on dort à vingt-trois ans, même au pied de l'échafaud. Tout à coup, je me sens secouée par une vieille femme de charge, affidée, qui, toute en larme et pâle comme la mort, s'écrie: «Voilà les coupe-têtes qui viennent pour fouiller et mettre les scellés. Nous sommes tous perdus!» Et, tout en disant cela, elle glisse un assez gros paquet sous mon oreiller et disparaît comme elle était venue. Je tâte le paquet et je reconnais un sac contenant de 500 à 600 louis, dont M. de Brouquens m'avait parlé et qu'il réservait, en cas de nécessité urgente, soit pour lui, soit pour M. de La Tour du Pin ou pour moi. Ce dépôt n'était pas rassurant, et pourtant je n'osais, en le retirant de sa cachette, le laisser voir à la fille qui soignait mon enfant. Non seulement je me méfais d'elle, mais, de plus, le médecin, M. Dupouy, venait de découvrir qu'elle jouait auprès de moi le rôle d'espion. Comme cette femme lui avait personnellement de grandes obligations, il espérait cependant qu'elle me ménagerait.

Ma bonne Marguerite avait la fièvre tierce; elle ne couchait pas dans la chambre des enfants, et occupait une autre partie de la maison. Je fis donc placer ma petite fille de trois jours dans mon lit. La bonne poussa le sien et celui d'Humbert contre l'alcôve où était blotti le pauvre Dupouy, plus mort que vif et croyant sa dernière heure arrivée. Ces dispositions prises, je me recouchai, car je m'étais levée, quoique dans mon troisième jour de couche seulement, et nous attendîmes l'ennemi de pied ferme. M. de Brouquens prétendait plus tard que j'avais concentré toutes les ressources de ma défense dans l'effet d'un certain mouchoir de batiste rose dont j'étais coiffée. Malgré cette plaisanterie, je crois que j'avais très mauvais visage.

La chambre où je logeais, au rez-de-chaussée, était aux avant-postes. Elle donnait dans le salon, où mon fidèle Zamore préparait à la hâte un reste de pâté, surtout du vin et des liqueurs, pour mettre nos persécuteurs en bonne humeur. Enfin, après une demi-heure, ou, pour mieux dire, un siècle d'attente, ils arrivèrent. L'examen extérieur de la position de la maison fut d'abord l'objet de leur attention; ils entrèrent ensuite dans le salon. J'entendis le bruit de leurs sabots—le port de souliers et de bottes constituait une preuve d'incivisme—puis leurs propos infâmes. Le sang se glaçait dans mes veines quand je songeais à tous les dangers auxquels j'étais exposée. À chaque instant, il me semblait qu'on mettait la main sur la serrure de ma porte. Je serrais mon pauvre enfant contre moi, et mes yeux se fixaient avec horreur sur cette porte qui pouvait s'ouvrir soudainement pour laisser entrer quelques-uns de ces êtres féroces. Enfin, j'entendis distinctement l'un d'eux demander: «Qu'est-ce qu'il y a dans cette chambre?» et M. de Brouquens faire: «Chut!» La suite des paroles échangées m'échappa. M. de Brouquens me rapporta plus tard la fin de l'entretien. L'inspiration lui était venue de leur raconter «qu'une jeune fille de ses amies s'était confiée à lui pour venir accoucher en secret dans cette maison isolée, qu'elle ne l'était que depuis trois jours, et qu'elle était fort délicate et très malade.»

Comment la pitié put-elle trouver place dans ces âmes sanguinaires? Ils en ressentirent néanmoins, et les mêmes hommes qui, dans la matinée, avaient vu tomber vingt têtes innocentes sans songer à les épargner, ôtèrent leurs sabots pour éviter tout bruit, lorsqu'en visitant le premier étage, ils crurent se trouver au-dessus de ma chambre. Au bout de deux heures, qui furent pour moi des heures de supplice, après avoir bu et mangé tout ce qu'il y avait dans la maison, ils s'en allèrent emmenant leur prisonnier et en faisant transmettre à l'accouchée de grossiers compliments.

Je restai seule à Canoles avec mon brave homme de médecin, qui commençait à se rassurer, bien que tout danger n'eût pas disparu, au contraire. Mais j'ai toujours constaté que les gens qui s'effraient facilement se rassurent de même. Aussi le grand danger de la visite des municipaux une fois passé, il reprit sa sérénité. C'était un homme d'esprit, de vertus, de religion. Il avait fait d'excellentes études dans son art, et, selon la règle que j'avais adoptée de ne jamais rejeter aucune occasion de m'instruire, j'en profitai pour apprendre beaucoup de choses en médecine et en chirurgie. Comme nous ne disposions d'aucun ouvrage traitant de ces matières, il me fit de vive voix un petit cours d'accouchement et d'opérations. En échange, je lui donnai des leçons de couture, de broderie et de tricot. Il était très adroit, et ses progrès en travaux de ce genre furent rapides. Peu de temps après, caché pendant plus de six mois, en sortant de Canoles, chez des paysans dans les Landes, privé de tout livre et de tout élément de travail, il serait mort d'ennui, m'a-t-il dit, si, grâce à l'enseignement que je lui avais donné, il ne s'était trouvé en mesure d'occuper ses journées on confectionnant des bas et des chemises pour toute la famille qui l'avait recueilli.

VII

Le soir, sur ma demande, le bon médecin me lisait les gazettes. La lecture en était terrible alors. Elle le devint plus encore pour moi, lorsque nous trouvâmes un jour la relation de la confrontation de mon respectable beau-père avec la reine. On y décrivait la colère de Fouquier-Tinville quand M. de La Tour du Pin continua de la nommer la «reine» ou «Sa Majesté», au lieu de «femme Capet», comme l'aurait voulu l'accusateur public. Mon épouvante fut à son comble lorsque j'appris que, comme on lui demandait où était son fils, M. de La Tour du Pin avait répondu avec simplicité qu'il se trouvait dans sa terre près de Bordeaux. Le résultat de cette réponse trop vraie fut un ordre, expédié le même jour à Saint-André-de-Cubzac, d'arrêter mon mari et de l'envoyer à Paris.

Il était au Bouilh et n'eut qu'une heure pour se sauver. Heureusement, en prévision de cette éventualité et sous le prétexte de métairie à visiter, il tenait un assez bon cheval prêt dans l'écurie. Se déguisant de son mieux, il partit avec l'intention de gagner la terre de Tesson, près de Saintes, et de se cacher dans le château, quoiqu'il fût sous le séquestre, mais où étaient restés un excellent concierge et sa femme. L'argent ne lui manquait pas: il avait de 10.000 à 12.000 francs en assignats. Il marcha toute la nuit. Le temps était affreux, la pluie tombait à torrents, le tonnerre ne cessait de gronder. Les éclats de la foudre éblouissaient et effrayaient son cheval, bête assez vive.

En sortant de Saint-Genis, poste sur la route de Blaye à Saintes, un homme qui se tenait devant une maison de peu d'apparence l'interpelle: «Quel temps! citoyen. Voulez-vous entrer pour laisser un peu passer l'orage?» M. de La Tour du Pin y consent, descend de cheval et attache sa monture sous un petit hangar situé, heureusement pour lui, ainsi qu'on le verra par la suite, tout près de la porte.

«Vous liez vos boeufs de bien bonne heure», dit-il au vieux paysan.—«Vraiment oui», répond l'hôte de rencontre. «Il n'est pas trois heures, mais je veux arriver de bon matin».—«Ah! vous allez à la foire du Pons», réplique mon mari avec présence d'esprit, «et moi aussi: je vais chercher des grains pour Bordeaux». En disant ces mots, ils entrent dans la maison. Un homme âgé occupait le coin du feu et semblait attendre le paysan. Un quart d'heure se passe en conversation sur la cherté des grains, des bestiaux. À ce moment, l'individu assis auprès du feu sort de la maison et rentre dix minutes après ceint d'une écharpe. C'était le maire. «Vous avez sans doute un passeport, citoyen», demande-t-il à mon mari.—«Oh! certainement», riposte hardiment celui-ci, «on ne marche pas sans cela». Et, ce disant, il exhibe un mauvais passeport, au nom de Gouvernet, dont il avait fait usage tout l'été dans ses allées et venues de Saint-André à Bordeaux. «Mais, déclare le maire après examen, votre passeport n'a pas de visa pour aller dans la Charente-Inférieure. Restez ici jusqu'au matin. Je consulterai le conseil municipal». Puis il reprend sa place.

Mon mari sentit qu'il était perdu s'il ne payait pas d'audace. Pendant ce colloque, le maître de la maison, qui paraissait en être ennuyé, s'était rapproché de la porte ouverte et dit à haute voix, comme en se parlant à lui-même: «Oh! voilà le temps tout éclairci!» Mon mari se leva très tranquillement.—Votre père n'était pas alors, mon cher fils[153], comme vos souvenirs vous le représentent. Il avait trente-quatre ans, était extrêmement leste et aurait pu rivaliser, en fait d'adresse, avec les sauteurs de chevaux les plus habiles.—Insensiblement, et tout en parlant de l'accalmie de l'orage, il s'approche de la porte demeurée ouverte, étend le bras au dehors dans l'obscurité et décroche la bride de son cheval. En un bond, il l'enfourche, lui met les éperons au ventre et est déjà loin avant que le pauvre maire ait eu le temps de quitter son siège, voisin du foyer, et d'atteindre l'issue de la maison. Le passeport, il est vrai, resta entre ses mains comme gage, mais il n'en parla pas, ce qui était peut-être prudent à cette époque, où tout était motif à soupçons.

M. de La Tour du Pin n'osa pas traverser Pons, où il y avait foire pendant le jour. Il s'arrêta à Mirambeau, chez un ancien palefrenier de son père, dont il était sûr et qui habitait la localité. Cet homme tenait une petite auberge et conduisait une patache qui allait à Saintes une fois la semaine. Têtard, c'était son nom, offrait de le cacher, mais il avait de jeunes enfants dont il craignait l'indiscrétion. Il proposa à mon mari de demander plutôt asile à un sien beau-frère[154], bon et riche serrurier, marié et sans enfants. Ce dernier le voulut bien moyennant payement d'une somme assez forte, et, le marché ayant été conclu, il le mit en sûreté chez lui dans un bouge sans fenêtre communiquant avec la chambre à coucher où se faisait aussi la cuisine.

J'ai visité, depuis, cet horrible trou. Un mince plancher le séparait seul, de la boutique où travaillaient les garçons et où étaient la forge et le soufflet. Quand le serrurier et sa femme quittaient leur chambre, dont ils emportaient toujours la clef, mon mari devait rester étendu sur son lit, afin d'éviter le moindre bruit. On lui avait aussi bien recommandé de ne pas avoir de lumière, de peur qu'on ne s'en aperçut de l'atelier au-dessous. Mais, la boutique une fois fermée, il venait souper avec le mari et la femme. Le palefrenier lui apportait souvent des nouvelles, parfois des gazettes, ou bien des livres qu'il allait chercher à Tesson.

C'est ainsi que mon pauvre mari passa les trois premiers mois de notre séparation. Le maître de poste de Saintes, sur le dévouement duquel il pouvait compter, lui déconseillait de passer en Vendée, car, outre la difficulté extrême de traverser les lignes des troupes de la République, qui cernaient la contrée au midi, les opinions des royalistes avaient atteint un tel degré d'exagération qu'il était moins sûr qu'un homme resté au service du roi après l'acceptation de la Constitution—c'était le cas de M. de La Tour du Pin—fût admis dans leurs rangs. D'autre part, mon mari ne pouvait s'y rendre que sous un nom supposé. En rejoignant ouvertement les Vendéens, il eût par là décidé de la mort de son père et de la mienne.

CHAPITRE XIV

I. Un pensionnaire inconnu.—M. Ravez.—Les scellés au Bouilh.—II. Un refuge à Bordeaux chez Bonie.—Le maximum et le pain de la section.—Les pancartes sur les maisons.—La queue à la porte des boulangers et des bouchers.—Arrestation des Anglais et des Américains.—Une belle grisette.—III. Protection inattendue.—Mme Tallien.—Entrevue avec Tallien.—Il est accusé de protéger les aristocrates.—IV. Un paysan saintongeois.—M. de La Tour du Pin se réfugie à Tesson.—Nouvelle fuite.—Abri momentané chez le maître de poste Boucher.—Retour à Tesson.—V. Fête de la Déesse de la Raison à Bordeaux.—M. Martell au tribunal révolutionnaire.—Les cartes de sûreté.—Les rafles.—M. de Chambeau.—Un projet de fuite original.—M. de Morin.—De bonnes omelettes.

I

La visite domiciliaire à Canoles, loin d'altérer ma santé, comme je l'ai déjà dit, ne fit qu'aviver mon désir de me rétablir le plus tôt possible. Au bout de huit jours, je me promenais dans le jardin avec mon Esculape. Comme nous passions près d'un très grand tas de sarments de vigne amoncelés contre une haie, qui bordait un sentier mitoyen avec la propriété voisine, nous nous aperçûmes que quelques-uns des fagots appuyés sur le sol avaient été arrachés et jetés contre la haie et que dans le trou ainsi formé la terre paraissait fraîchement piétinée. On y voyait aussi des restes de croûtes de pain, ce qui nous donna à supposer que quoiqu'un se cachait dans ce trou pendant le jour et souffrait peut-être de la faim. Cette pensée nous décida, à y porter des vivres. Ayant déposé là, le soir, une assiette bien garnie, un pain et une bouteille de vin, le lendemain, à la nuit, M. Dupouy retrouva la bouteille vide et les vivres consommés. Ce soin nous occupa avec un vif intérêt pendant plusieurs jours. Mais, au bout d'une semaine, un soir, nos provisions étaient demeurées intactes, et nous en fûmes affligés en calculant tout ce qui pouvait être arrivé à notre pensionnaire inconnu.

Peu de temps après, étant parfaitement rétablie, je voulus aller remercier ma plus proche voisine, avec laquelle je m'étais rencontrée avant mes couches, et qui m'avait témoigné beaucoup d'intérêt. Elle s'appelait Mme Beyermon et occupait, à cinquante pas de Canoles, une jolie petite maison où je me rendis un soir. M. Beyermon, son mari, fort effrayé de tout ce qui se passait à Bordeaux, et craignant surtout qu'on ne fît bientôt ce qu'on appelait une rafle aux Chartrons, où il demeurait, s'était retiré avec sa femme dans cette habitation isolée. Au moment où j'entrais chez eux, un jeune homme qui arrivait de Lyon, parlait avec éloquence et feu. Le son de sa voix, sa charmante figure me frappèrent. Je n'osai demander son nom, car, dans ces temps troublés, une telle question eût été une impardonnable indiscrétion. Depuis, j'ai su que c'était M. Ravez.

Comme on l'a vu plus haut, le notaire Surget avait présenté un mémoire à la municipalité de Saint-André-de-Cubzac, tendant à prouver que la terre du Bouilh était un domaine royal échangé. La municipalité, pour se faire valoir, dénonça le fait aux représentants du peuple, qui ordonnèrent à l'instant la saisie. Sans aucune information, on se rendit au Bouilh, où l'on apposa les scellés avec une telle prodigalité qu'il n'y eut pas une porte qui n'en fût empreinte. Cependant une fille excellente, que j'avais laissée au château, avait déjà caché ce qu'il contenait de plus précieux en linge et en effets portatifs, et me les envoyait, chaque semaine, par petits paquets, à Bordeaux.

II

Vers cette époque, je commençai à craindre que mon séjour prolongé chez M. de Brouquens n'attirât trop l'attention. Je redoutai surtout que ma présence chez lui ne finît par le compromettre, et jamais, je le savais, il n'aurait consenti à me le laisser entendre.

Cette situation faisait souvent l'objet de mes conversations avec un parent de M. de Brouquens, M. de Chambeau, lui-même très suspect et obligé de se cacher. Il avait trouvé un asile fort retiré chez un individu qui tenait un petit hôtel garni obscur, place Puy-Paulin. Cet individu, jeune et actif, veuf avec un seul enfant qu'il avait confié à sa belle-mère, habitait absolument seul son hôtel garni avec un vieux domestique. Il s'occupait des affaires de M. de Sansac, émigré, qu'on faisait passer pour mort, et dont la soeur, non mariée, était supposée avoir hérité. Bonie, c'était son nom, se donnait pour un démagogue enragé. Il portait une veste de grosse peluche nommée carmagnole, des sabots et un sabre. Il allait à la section, au club des Jacobins, et tutoyait tout le monde.

M. de Chambeau lui parla de mes préoccupations. Je ne savais où me retirer: mon mari était en fuite, mon père et mon beau-père étaient emprisonnés, ma maison avait été saisie, et mon seul ami, M. de Brouquens, se trouvait en état d'arrestation chez lui. À vingt-quatre ans, avec deux petits enfants, que devenir?

Bonis vint me voir à Canoles. Ma triste situation l'intéressa. Il me proposa de me réfugier chez lui. Sa maison était vide, et M. de Brouquens me conseillait de ne pas rejeter son offre. J'acceptai donc. Il me donna un appartement fort triste et fort délabré, ayant vue sur un petit jardin. Je m'y installai avec mes deux enfants, leur bonne, et ma chère Marguerite, toujours tourmentée par une fièvre dont rien ne pouvait la guérir. Mon nègre Zamore passa pour un noir libre qui attendait le moment de se rendre à l'armée. Mon cuisinier entra comme aide au service des représentants du peuple, ce qui ne l'empêchait pas de loger chez Bonie et de préparer mon dîner et mon souper. Deux courriers de dépêches pour Bayonne, qui pouvaient être très utiles à un moment donné, occupaient également des chambres dans la maison. En somme, cette situation était, je ne dirai pas la meilleure, mais la moins mauvaise possible.

La disposition de l'appartement me permettait de faire de la musique sans crainte d'être entendue. Etant presque toujours seule, c'était pour moi une grande distraction. Je connaissais un très bon maître de chant, nommé Ferrari, d'origine italienne, qui m'avait avoué et prouvé être agent des princes. Il était très spirituel et original, et avait beaucoup de talent.

On parvenait dans ma chambre, assez grande, par une sorte de magasin à bois, dans lequel j'en avais fait entasser une grande provision, venue du Bouilh, à l'insu des gardiens du séquestre. Ce bois était apporté par nos paysans, qui le volaient à mon intention. Une femme du pays, commissionnaire, entièrement dévouée à nos intérêts, venait à Bordeaux deux fois la semaine, comme marchande de légumes. Elle conduisait un âne, dont les paniers, à moitié pleins d'effets d'habillement et de linge, étaient ensuite recouverts de choux et de pommes de terre. Très adroitement, elle parvenait à faire croire aux employés de l'octroi que ces objets avaient été enlevés à des ennemis du peuple. Parfois elle leur en abandonnait quelque partie et me remettait le reste.

Mon mari trouvait le moyen de m'écrire toutes les semaines par un jeune garçon qui venait à Bordeaux. La lettre, sans adresse, était cachée dans un pain que l'enfant portait à l'hôtel Puy-Paulin, soi-disant pour la nourrice. Comme il venait à jour fixe, le cuisinier l'attendait à l'heure de la marée. Ce pauvre enfant, âgé de quinze ans, ignorait le subterfuge. On lui avait dit simplement qu'il y avait dans la maison une femme nourrice à laquelle le médecin avait interdit de manger du pain de la section. C'est ici le lieu de rapporter ce qu'on entendait par pain de la section.

Le jour même de l'entrée des représentants du peuple, on avait publié et affiché ce que l'on nomma le maximum. C'était une ordonnance en vertu de laquelle toutes les denrées, de quelque nature qu'elles fussent, étaient taxées à un taux très bas, avec interdiction, sous peine de mort, d'enfreindre cette ordonnance. Il en résulta que les arrivages cessèrent à l'instant. Les marchands possesseurs de grains les cachèrent plutôt que de les vendre à meilleur marché qu'ils ne les avaient achetés, et la famine, conséquence naturelle de cette interruption des échanges, fut imputée à leur incivisme. On nomma alors, dans chaque section, un ou plusieurs boulangers chargés de confectionner du pain, et ils reçurent l'ordre formel de n'en distribuer qu'à ceux qui seraient munis d'une carte délivrée à la section. Plusieurs boulangers récalcitrants subirent la peine de mort, les autres fermèrent leurs boutiques. Il en fut de même pour les bouchers. On taxa la quantité de viande, bonne ou mauvaise, à laquelle on avait droit quand on était muni d'une carte semblable à celle destinée au boulanger. Les marchands de poisson, d'oeufs, de fruits, de légumes, abandonnèrent les marchés. Les épiciers cachèrent leurs marchandises, et l'on ne pouvait obtenir que par protection une livre de café ou de sucre.

Pour éviter toute fraude dans la distribution des cartes, on ordonna que dans chaque maison on placarderait sur la porte d'entrée une affiche, délivrée également à la section, sur laquelle seraient inscrits les noms de toutes les personnes habitant la maison. Cette feuille de papier, entourée d'une bordure tricolore, portait, en tête: Liberté, égalité, fraternité, ou la mort. Chacun s'efforçait d'y porter les inscriptions prescrites aussi peu lisiblement que possible. La nôtre était tracée d'une écriture excessivement fine, et on l'avait collée très haut, de façon à en rendre la lecture difficile. Beaucoup étaient écrites avec une encre si pâle que la première pluie les rendait illisibles. Les cartes de pain étaient individuelles, mais on autorisait la même personne à porter aux boutiques les cartes de toute une maison. Les hommes recevaient une livre de pain, les enfants au-dessous de dix ans une demi-livre seulement. Les nourrices avaient droit à deux livres, et ce privilège, dont je profitais, augmentait la portion de mon pauvre Zamore. On aura peine à croire à un tel degré d'absurdité et de cruauté, et surtout qu'une grande ville tout entière se soit docilement soumise à un pareil régime.

Le pain de section, composé de toutes espèces de farines, était noir et gluant, et l'on hésiterait maintenant à en donner à ses chiens. Il se délivrait sortant du four, et chacun se mettait à la queue, comme on disait, pour l'obtenir. Chose bien singulière, cependant, le peuple trouvait une sorte de plaisir à ce rassemblement. Comme la terreur dans laquelle on vivait permettait à peine d'échanger une parole lorsqu'on se rencontrait dans la rue, cette queue représentait pour ainsi dire un rassemblement licite où les trembleurs pouvaient s'entretenir avec leurs voisins ou apprendre des nouvelles, sans s'exposer à l'imprudence d'une question.

Un autre trait caractéristique des Français, c'est leur facilité à se soumettre à une autorité quelconque. Ainsi, quand deux ou trois cents personnes, chacune attendant sa livre de viande, étaient rassemblées devant la boucherie, les rangs s'ouvraient sans murmure, sans une contestation, pour donner passage aux hommes porteurs de beaux morceaux bien appétissants destinés à la table des représentants du peuple, alors que la plus grande partie de la foule ne pouvait prétendre qu'aux rebuts. Mon cuisinier, chargé quelquefois d'aller aux provisions pour ces scélérats, me disait le soir qu'il ne pouvait concevoir comment on ne l'assommait pas. Le spectacle était le même chez le boulanger, et si des yeux d'envie se portaient sur la corbeille de petits pains blancs destinés à nos maîtres, aucune plainte du moins ne se faisait entendre.

Je ne me rappelle plus par suite de quelle circonstance politique on arrêta un jour tous les négociants anglais et américains en résidence à Bordeaux. Ils furent emprisonnés, ainsi que toutes les personnes de ces deux nations, ouvriers, domestiques ou autres, sur lesquels on parvint à mettre la main. Cette mesure me donna la crainte bien fondée d'être prise pour une Anglaise, comme cela m'était déjà souvent arrivé. Bonie s'en alarma très sérieusement et me conseilla de ne plus porter de chapeau lorsque je sortais dans la journée, mais de m'habiller comme les filles de Bordeaux. Cette idée de déguisement me plut assez. Je me commandai des brassières qui convenaient bien à ma taille, très mince alors, et qui, avec le mouchoir rouge sur la tête et sur le col, me changèrent si complètement que je rencontrais des gens de ma connaissance sans être reconnue. J'allais ainsi plus hardiment dans la rue.

M. de Brouquens, toujours en réclusion, s'amusait fort des propos téméraires que tenaient ses vingt-cinq hommes de garde sur les visites journalières qu'il recevait de la belle grisette.

III

Néanmoins, ma situation à Bordeaux devenait de jour en jour plus périlleuse, et je ne puis comprendre aujourd'hui comment j'ai échappé à la mort. On me conseilla de tâcher de faire lever le séquestre du Bouilh, mais toute manifestation de mon existence me semblait trop dangereuse, et j'étais dans la plus désolante incertitude, quand la Providence m'envoya une protection spéciale.

Mme de Fontenay, nommée alors la citoyenne Thérésia Cabarrus, arriva à Bordeaux. Quatre ans auparavant, je m'étais rencontrée une fois avec elle à Paris. Mme Charles de Lameth, dont elle avait été la compagne au couvent, me la montra un soir, au sortir du théâtre. Elle me parut avoir de quatorze à quinze ans, et ne m'avait laissé que le souvenir d'une enfant. On disait qu'elle avait divorcé pour conserver sa fortune, mais c'était plutôt pour user et abuser de sa liberté. Ayant rencontré Tallien aux bains des Pyrénées, celui-ci lui avait rendu je ne sais quel service, dont elle le récompensa par un dévouement sans bornes, qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Venue à Bordeaux pour le rejoindre, elle se logea à l'hôtel d'Angleterre.

Le surlendemain du jour où elle y fut établie, je lui écrivit le billet suivant: «Une femme qui a rencontré à Paris Mme de Fontenay, et qui sait qu'elle est aussi bonne qu'elle est belle, lui demande un moment d'entretien. Elle répondit verbalement que cette dame pouvait venir quand elle le voudrait. Une demi-heure après, j'étais à sa porte. Quand j'entrai, elle vint à moi, et, me regardant en face, s'écria: «Grand Dieu! madame de Gouvernet!» Puis, m'ayant embrassée avec effusion, elle se mit à mon service: ce fut son expression. Je lui dis ma situation. Elle la jugea plus dangereuse encore que je ne le croyais moi-même, et me déclara qu'il fallait fuir, qu'elle ne voyait que ce moyen de me sauver. Je lui répondis que je ne saurais me résoudre à partir sans mon mari, et puis qu'en abandonnant la fortune de mes enfants je craignais de la sacrifier sûrement. Elle me dit: «Voyez Tallien. Il vous fera connaître le parti à adopter. Vous serez en sûreté dès qu'il saura que vous êtes ici mon premier intérêt.» Je me déterminai à solliciter de lui la levée du séquestre du Bouilh, au nom de mes enfants, ainsi que la permission de m'y retirer avec eux. Puis je la quittai, confiante dans l'intérêt qu'elle m'avait témoigné, et me demandant pourquoi elle le ressentait.

Mme de Fontenay n'avait pas alors vingt ans. Aucun être humain n'était sorti si beau des mains du Créateur. C'était une femme accomplie. Tous ses traits portaient l'empreinte de la régularité artistique la plus parfaite. Ses cheveux, d'un noir d'ébène, semblaient faits de la plus fine soie, et rien ne ternissait l'éclat de son teint, d'une blancheur unie sans égale. Un sourire enchanteur découvrait les plus admirables dents. Sa haute taille rappelait celle de Diane chasseresse. Le moindre de ses mouvements revêtait une grâce incomparable. Quant à sa voix, harmonieuse, légèrement marquée d'un accent étranger, elle exerçait un charme qu'aucune parole ne saurait exprimer. Un sentiment douloureux vous pénétrait quand on songeait que tant de jeunesse, de beauté, de grâce et d'esprit étaient abandonnés à un homme qui, tous les matins, signait la mort de plusieurs innocents.

Le lendemain matin, je reçus de Mme de Fontenay ce court message: «Ce soir, à 10 heures.» Je passai la journée dans une agitation difficile à décrire. Avais-je amélioré ma position? m'étais-je perdue? devais-je me préparer à la mort? devais-je fuir à l'instant même? Toutes ces questions se pressaient dans mon esprit et y causaient un affreux trouble. Et mes pauvres enfants? que deviendraient-ils sans moi et sans leur père? Enfin Dieu prit pitié de moi. Je m'armai de courage, et, 9 heures venant, je pris le bras de M. de Chambeau, plus alarmé que moi encore, sans qu'il osât me le témoigner. Il me conduisit à la porte de Mme de Fontenay, en me promettant de se promener sur le boulevard jusqu'au moment où j'en sortirais.

Je montai. Tallien n'était pas arrivé. Le moment de l'attente fut angoissant. Mme de Fontenay ne pouvait me parler. Il y avait plusieurs personnes chez elle que je ne connaissais pas. Enfin, on entendit la voiture, et l'on ne pouvait pas s'y tromper, car il n'y avait que celle-là qui roulât alors dans cette grande ville.

Mme de Fontenay sortit, et, rentrant au bout d'un moment, elle me prit par la main en prononçant ces mots: «Il vous attend.» Si elle m'avait annoncé que le bourreau était là, je n'en aurais pas ressenti un autre effet. Elle ouvrit une porte qui donnait dans un petit passage, au bout duquel j'aperçus une chambre éclairée. Je ne parle pas au figuré en déclarant que mes pieds étaient collés au parquet. Involontairement, je m'arrêtai. Mme de Fontenay me poussa dans le dos, et dit: «Allons donc! ne faites pas l'enfant.» Puis elle se retourna et s'en fut en fermant la porte. Force me fut d'avancer. Je n'osais lever les yeux. Je marchai néanmoins jusqu'au coin de la cheminée, sur laquelle il y avait deux bougies allumées. Sans le soutien du marbre, je serais tombée. Tallien était appuyé sur l'autre coin. Il me dit alors, d'une voix assez douce: «Que me voulez-vous?» Alors je balbutiai la demande d'aller à notre campagne du Bouilh, et qu'on levât le séquestre qui avait été mis, par erreur, sur les biens de mon beau-père, chez lequel je demeurais. Brusquement, il me répondit que cela ne le regardait pas. Puis, s'interrompant: «Mais vous êtes donc la belle-fille de celui qui a été confronté avec la femme Capet?… Et avez-vous un père?… Comment s'appelle-t-il?… Ah! Dillon, le général?… Tous ces ennemis de la République y passeront», ajouta-t-il, faisant en même temps, avec la main, le geste de trancher une tête. L'indignation me gagna et me rendit alors tout mon courage. Hardiment, je levai les yeux sur ce monstre. Je ne l'avais pas encore regardé. Devant, moi, je vis un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d'une jolie figure qu'il cherchait à rendre sévère. Une forêt de boucles blondes s'échappait de tous côtés sous un grand chapeau militaire, couvert de toile cirée, et surmonté d'un panache tricolore. Il était vêtu d'une longue redingote serrée, de gros drap bleu, par-dessus laquelle pendait un sabre en baudrier, croisé d'une longue écharpe de soie aux trois couleurs.

«Je ne suis pas venue ici, citoyen, lui dis-je, pour entendre l'arrêt de mort de mes parents, et puisque vous ne pouvez m'accorder ce que je demande, je ne dois pas vous importuner davantage.» En même temps, je le saluai légèrement de la tête. Il sourit, comme semblant dire: «Vous êtes bien hardie de me parler ainsi.» Puis je sortis par la porte par laquelle il était entré, sans rentrer dans le salon.

Revenue chez moi, je considérai ma situation comme plutôt aggravée qu'améliorée. Si Tallien ne me protégeait pas, ma perte me paraissait infaillible. Mme de Fontenay, ayant constaté que j'avais fait une bonne impression sur Tallien, ne se décourageait cependant pas si aisément. Elle lui chercha querelle pour ne m'avoir pas assez bien traitée, et lui dit que j'avais décidé de ne plus revenir chez elle dans la crainte de l'y rencontrer. Il promit alors que je ne serais pas arrêtée, mais apprit en même temps à Mme de Fontenay qu'il savait que son collègue Ysabeau le dénonçait au Comité de Salut public, à Paris, comme modéré et protégeant les aristocrates.

IV

Vers le milieu de l'hiver, le serrurier chez lequel se cachait mon mari arriva à Bordeaux pour y acheter du fer. Il vint chez moi, et je lui témoignai ma reconnaissance et ma confiance. Je lui fis voir mes enfants, pour le mettre à même de dire à leur père qu'il les avait trouvés bien portants. C'était un bon paysan saintongeois, bien simple, bien ignorant, ne comprenant rien à l'état du pays, ni pourquoi, lorsqu'il mangeait d'excellent pain blanc à Mirambeau, on lui en avait donné ce matin-là, à Bordeaux, du si noir, que son chien l'aurait refusé. Il voyait avec surprise qu'au lieu des bons louis d'or qu'il avait dans son coffre, on ne lui réclamait que du papier pour ses achats de fers, et ne pouvait concevoir dans quel but les denrées étaient taxées. En attendant l'heure de la marée pour s'en retourner à Blaye, il se promena dans Bordeaux, et, par malheur, passa sur la place Dauphine, où se faisaient les exécutions. Une dame montait la fatale échelle. Il demanda quel était son crime: «C'est une aristocrate», lui répondit-on. Cette excellente raison, qu'il ne comprit pas, lui parut suffisante. Mais bientôt il voit paraître un paysan comme lui, appelé à subir le même sort. Tout tremblant, il se renseigne de nouveau: «Et celui-là, qu'a-t-il fait?» On lui explique que cet homme ayant donné asile à un noble, est condamné, pour ce seul fait, à mourir avec lui.

Alors, dans le sort de ce malheureux, il voit celui qui l'attend. Il oublie ce qui l'a amené à Bordeaux. Il repart à pied, arrive chez lui dans la nuit, et déclare à mon mari qu'il ne peut le garder une heure de plus, que sa propre vie et celle de sa femme sont en jeu. Il court réveiller son beau-frère le palefrenier, qui ne parvient pas à le rassurer. Celui-ci, voyant son parent éperdu, ayant d'autre part entendu dire dans la journée que la guillotine devait faire ce que l'on nommait un voyage patriotique et venir à Mirambeau dans quelques jours, se décida à atteler un cheval à une petite charrette. Il y met de la paille dans laquelle se cache mon mari et se dirige par des chemins détournés sur Tesson, ce château de mon beau-père où l'on avait mis les scellés, mais dont le concierge Grégoire et sa femme avaient une entrée secrète. Une des fenêtres du pavillon qu'ils occupaient donnait sur le chemin. Le palefrenier frappe au volet. Il ne faisait pas encore jour. Mon mari entre par cette fenêtre, et ces braves gens, qui lui étaient tout dévoués, le reçoivent avec joie. Ils l'installèrent dans une chambre touchant le leur et qui avait avec celle-ci une cheminée commune. Cela permettait de faire du feu toute la journée sans attirer l'attention du dehors. Cette condition fut fort appréciée par mon mari, qui était très frileux.

Tesson possédait une bonne bibliothèque dont l'inventaire restait à faire, ainsi que celui de tout le mobilier du château. Les scellés avaient été apposés sur les portes extérieures seulement, de manière qu'on pouvait circuler dans tout l'intérieur, pourvu qu'on n'ouvrît pas les jalousies. M. de La Tour du Pin disposait donc de livres à volonté. Il trouva même le moyen de soustraire des papiers et des correspondances anciennes de son père dont la publicité aurait pu être désagréable. Cependant, il n'était pas destiné à jouir de cette retraite, comparativement agréable, sans trouble.

Au bout de sept ou huit jours, des ordres arrivèrent à la municipalité de Tesson, prescrivant de procéder à l'inventaire de tout ce que renfermait le château, qui était considérable et parfaitement bien meublé. Le père de M. de La Tour du Pin en avait hérité de M. de Monconseil, son beau-père, qui y avait habité quarante ans, et y avait apporté toutes les nobles magnificences et l'élégance somptueuse du règne de Louis XIV. Cet inventaire devait durer deux jours, et les dispositions bien connues des gens du pays ne permettaient pas d'espérer qu'on y épargnât aucune rigueur ou qu'on laissât échapper le moindre recoin sans le visiter.

Grégoire ne déguisa pas ses craintes au malheureux proscrit. Il lui déclara qu'il ne connaissait pas un lieu quelconque où il pût le cacher, ni aucune personne dans le village, ou aux environs, qui consentît à le recevoir. D'un commun accord, ils convinrent alors que Grégoire irait à Saintes, chez Boucher, le maître de poste, ancien écuyer de M. de Monconseil, très attaché à mon mari, qu'il avait connu tout jeune chez son grand-père, pour lui demander soit de recevoir le fugitif chez lui, soit de le faire passer dans les départements insurgés.

Grégoire partit de grand matin, à pied, par un temps affreux, quoiqu'il eût soixante-dix ans passés. Il ne trouva pas Boucher. Chargé de la conduite des charrois de l'armée qu'on rassemblait contre les Vendéens, il était toujours en route. Mais sa soeur, également dévouée à nos intérêts, consentit à accueillir mon mari et à le cacher pendant l'absence de son frère, bien qu'elle ne se dissimulât pas qu'il y allait de leur vie et de leur fortune à tous deux. Grégoire revint donc à Tesson sans avoir pris de repos. À la nuit, il repartit avec mon mari pour Saintes, localité dépourvue d'enceinte et par conséquent accessible par des sentiers connus de Grégoire.

J'ai omis de dire que j'avais envoyé à mon mari, pendant qu'il était à Mirambeau, un costume complet de demi-paysan révolutionnaire dans lequel, une fois sa petite taille affublée, il ne se reconnaissait pas lui-même.

Mlle Boucher le reçut fort bien, mais avec une exagération de précautions dont il tira la conclusion que le moins il resterait dans cette maison le mieux elle le trouverait. Grégoire s'en retourna à Tesson. Il m'a répété souvent depuis que de sa vie il n'avait éprouvé une telle fatigue, et qu'à la fin de son quatrième voyage, fait au milieu de l'hiver, par un temps détestable et dans un chemin qui était alors presque impraticable, il avait cru mourir sur la route.

L'inventaire de Tesson étant fini, au bout de trois jours, avec toutes les rigueurs que Grégoire avait prévues, on fut tranquille pour quelque temps. Le matin du quatrième jour, Mlle Boucher entra tout effarée dans la chambre, où elle avait caché mon mari et lui annonça que son frère arriverait le soir même, accompagné de généraux et de leurs états-majors, que toutes les chambres de la maison seraient occupées et qu'elle ne pouvait plus le garder. Ne connaissant personne à Saintes qui voulût lui offrir asile, un prompt départ pouvait seul assurer son salut, affirmait-elle. M. de La Tour du Pin vit bien que la pauvre femme était sous le coup de la plus grande frayeur et qu'elle voulait, à tout prix, se débarrasser d'un hôte si incommode. Accepter son malheureux sort sans réplique était l'unique parti à adopter. À la nuit il partit donc seul. Le chemin lui était parfaitement connu. Mais, en arrivant à Tesson, il voulut prendre un sentier donnant dans le parc, ce qui lui permettait d'éviter le village. L'obscurité de la nuit était telle qu'il se trompa, et bientôt les aboiements des chiens l'avertirent qu'il se trouvait sur la place, devant l'église. Pour entrer dans l'avenue du château, il lui fallait trouver une planche jetée sur le fossé creusé à l'extrémité de l'avenue, et le bruit de ses tâtonnements attira tous les chiens du village à ses trousses. Il commençait déjà à entendre quelques volets s'ouvrir et des voix appeler les chiens, ou dire: «Qui va là?» lorsqu'enfin il trouva le passage. Il s'éloigna aussitôt précipitamment et le silence se rétablit. Puis il parvint au volet de Grégoire, qui fut heureux de le voir et le remit dans la chambre qu'il avait occupée précédemment. Deux mois durant, il séjourna là, recevant souvent de mes nouvelles par des lettres que j'adressais à Grégoire. Chose bien singulière pour l'époque, on n'a pas dit que le secret des lettres fût violé à la poste, ou, du moins, qu'elles eussent cessé de parvenir à destination. J'en recevais souvent à Bordeaux de Mme de Valence, alors détenue à Paris, dans lesquelles elle me racontait tous les caquets de la prison où elle était enfermée.

V

Cependant la Terreur était à son comble à Bordeaux. Mme de Fontenay commençait à s'inquiéter pour elle-même et à craindre que les dénonciations d'Ysabeau ne fissent rappeler Tallien. Je m'unissais à ces craintes, dont la réalisation eût été notre perte à toutes deux. L'horrible procession qui marqua la destruction, en un moment, de toutes les choses précieuses possédées par les églises de la ville, venait d'avoir lieu. On rassembla toutes les filles publiques et les mauvais sujets. On les affubla des plus beaux ornements trouvés dans les sacristies de la cathédrale, de Saint-Seurin, de Saint-Michel, églises aussi anciennes que la ville et dotées, depuis Gallien, des objets les plus rares et les plus précieux. Ces misérables parcoururent les quais et les rues principales. Des chariots portaient ce qu'ils n'avaient pu mettre sur eux. Ils arrivèrent ainsi précédés par la Déesse de la Raison, représentée par je ne sais quelle horrible créature, jusque sur la place de la Comédie. Là ils brûlèrent, sur un immense bûcher, tous ces magnifiques ornements. Et quelle ne fut pas mon épouvante lorsque, le soir même, Mme de Fontenay me raconta, comme une chose toute simple: «Savez-vous que Tallien me disait, ce matin, que vous feriez une belle déesse de la Raison?» Lui ayant répondu avec horreur que j'aurais mieux aimé mourir, elle fut toute surprime et leva les épaules.

Cette femme était cependant très bonne, et j'en ai eu des preuves positives. Un soir, je la trouvai seule, dans un trouble et une agitation extrêmes. Elle se promenait dans la chambre, et le moindre bruit la faisait tressaillir. Elle me dit que M. Martell, négociant de Cognac, dont elle aimait beaucoup la femme et les enfants, était au tribunal de mort, et quoique Tallien lui eût promis, sur sa propre tête, de le sauver, elle craignait Ysabeau, qui voulait le faire périr. Enfin, au bout d'une heure passée dans une impatience presque convulsive, qu'elle avait fini par me faire partager, on entendit quelqu'un s'approcher en courant. Une pâleur mortelle envahit son visage. La porte s'ouvrit, et un homme hors d'haleine s'écria: «Il est acquitté!» C'était Alexandre, autrefois secrétaire de M. de Narbonne, en ce moment celui de Tallien. Alors, me saisissant par le bras, elle m'entraîna précipitamment dans l'escalier sans prendre ni chapeau ni châle. Nous courons dans la rue sans qu'elle m'eût dit où nous allions en si grande hâte, car nous marchions à perdre haleine. Nous atteignons une maison pour moi inconnue. Elle y pénétra comme une folle en criant: «il est acquitté!» Je la suis dans un salon où une femme entourée de deux ou trois jeunes filles repose comme morte sur un canapé. Ce cri la réveille. Elle se jette à terre, aux genoux de Mme de Fontenay et lui baise les pieds; les jeunes filles embrassent sa robe. Jamais scène si pathétique n'a frappé mes regards. C'est en parlant de la comparution de M. Martell devant le tribunal révolutionnaire que son beau-frère me disait, une heure auparavant, en vrai style de négociant: «Je ne l'assurerais pas à 90 pour 100!»

Lorsque j'allais le soir chez Mme de Fontenay, je donnais le bras à mon nègre parce qu'il avait une carte de sûreté et que passé une certaine heure—7 heures, je crois—chaque patrouille rencontrée avait le droit de vous en demander l'exhibition. Je ne sortais plus moi-même qu'à la nuit, afin d'éviter le danger que ma figure et ma tournure anglaises me faisaient courir. Un soir, je me promenais avec M. Brongniart, célèbre architecte de Paris, qui avait obtenu d'être appelé à Bordeaux pour la construction d'une salle de spectacle. Quoique le connaissant beaucoup, il ne venait cependant jamais chez moi, non plus que mon maître italien, d'ailleurs, qu'à la nuit close. Ce soir-là donc, étant avec M. Brongniart sur le cours du Pavé-des-Chartrons, lieu très éloigné de mon logis, il s'écrie tout à coup en fouillant dans ses poches: «Ah! ah! j'ai oublié ma carte de sûreté!» La peur de rencontrer une patrouille me saisit, je quitte son bras pour retourner chez moi. «On vous prendra, dit-il en riant, pour…» Mais rien ne put me rassurer, et il dut se contenter de me suivre de loin tout en se moquant de mes craintes. Ces petits détails, je les cite pour montrer comment on était parvenu à façonner toute une population au respect des institutions de la Terreur.

Heureusement, dans notre obscure maison, il n'y avait pas de table d'hôte, sans quoi nous aurions couru le risque d'être confondus dans une rafle, genre d'opération qui se pratiquait alors, ainsi que je l'ai déjà dit. C'est la mésaventure qui arriva à M. de Chambeau au cours d'une visite à l'un de ses amis. Il est introduit dans l'hôtel habité par cet ami au moment où vingt-sept personnes étaient réunies à table. Parmi elles s'en trouvait une que l'on voulait arrêter. Comme on ne la connaissait pas, les agents de police entrent, ferment les portes, appellent des fiacres et y font monter, six par six, tous les habitants de la maison, qui sont conduits au fort du Hâ. M. de Chambeau y resta vingt-huit jours, sous écrou, dans des anxiétés continuelles. Deux de ses camarades de chambrée qu'il ne connaissait pas, ayant été emmenés un matin pour être interrogés et n'étant pas revenus, il en conclut qu'ils sont montés sur l'échafaud. Aussi lui-même attend-il la mort tous les jours. Par bonheur, personne ne le reconnut. Au bout de vingt-huit jours, on entra dans sa chambre et on lui dit: «Vous pouvez sortir si vous voulez.» On pense s'il le voulut.

Ferrari, quoique porteur, bien caché et cousu dans la doublure de son habit, du papier qui l'accréditait comme agent occulte du Régent, depuis Louis XVIII, n'en était, pas moins, en sa qualité d'Italien, extrêmement poltron. Il avait été assez adroit pour se faufiler jusque chez les représentants du peuple. Là il parlait souvent de la nécessité où il se trouvait de retourner on Italie avec sa fille. Nous avions, en effet, parmi tant d'autres moyens imaginés pour sortir de France, formé le projet de prendre un passeport pour Toulouse, lui et moi, avec mon mari pour domestique. Je devais passer pour sa fille devenue veuve et ramenant ses enfants dans la famille de son mari, en Italie. Dans les principales villes situées sur notre route, comme Toulouse, Marseille, nous aurions donné des concerts. Je chantais suffisamment bien pour pouvoir, sans prétention ni contestation, passer pour une cantatrice. Chaque jour nous répétions les différents morceaux que nous nous proposions d'exécuter, parmi lesquels je me rappelle particulièrement le duo de Paesiello: Nei giorni tuoi felici[155], appelé, selon nous, à avoir beaucoup de succès.

Un jeune homme plein de talent, M. de Morin, était notre accompagnateur pendant les répétitions. Il avait joué un rôle marquant dans l'association des jeunes gens de Bordeaux, qui avait eu des résultats si médiocres, et était, pour ce motif, fort compromis. Jamais il ne couchait deux nuits de suite dans le même lieu. Il sortait la nuit tombée, en évitant avec soin les patrouilles, parce qu'il n'était pas muni d'une carte de sûreté. Je soupçonne bien que je ne le lui aie pas demandé, qu'il couchait quelquefois dans la maison. Quand il avait été abrité pendant la journée par un ménage mal approvisionné, il arrivait le soir chez moi mourant de faim. Je lui donnais les restes de mon dîner et de mon pain blanc de Saintonge, souvent aussi des oeufs, dont j'étais toujours bien approvisionnée par les paysans du Bouilh. On en faisait d'excellentes omelettes avec les truffes que mon cuisinier prélevait sur les provisions de cuisine des représentants du peuple. C'était, dans notre refuge, un sujet d'amusement et de rire.

Il fallait véritablement que nous fussions jeunes et de sang français pour conserver de la gaieté ayant, comme nous l'avions tous, le couteau sur le cou, et à une époque où, quand on se disait «bonsoir», on n'osait ajouter: «À demain!» que sous condition.

CHAPITRE XV

I. La situation alarmante de Mme de La Tour du Pin à Bordeaux et celle de son mari à Tesson.—Les certificats de résidence à neuf témoins.—Une charmante nourrice.—Une reconnaissance dangereuse évitée.—II. Comment Mme de La Tour du Pin se décide à partir pour l'Amérique.—Le navire américain la Diane.—Une mission périlleuse.—Préparatifs de départ.—III. Un déjeuner à Canoles.—Visite imprévue.—Au bras de Tallien.—La montre de M. Saige.—IV. Le passeport du citoyen Latour.—Inquiétudes de l'attente.—Le sans-culotte Bonie à Tesson.—Le retour.—La réunion.—Comment M. de La Tour du Pin revint de Tesson à Bordeaux.

I

Cependant la situation devenait d'heure en heure plus alarmante. Il n'y avait pas de jour qu'il ne se fît des exécutions. Je logeais assez près de la place Dauphine pour entendre le tambour, dont un roulement marquait chaque tête qui tombait. Je pouvais les compter, avant que le journal du soir ne m'apprît les noms des victimes. Le fond du jardin sur lequel donnait la fenêtre de ma chambre touchait à celui d'une ancienne église où s'était établi le club des Amis du peuple, et lorsque la séance du soir était animée, les cris, les applaudissements et les vociférations des misérables qui y assistaient parvenaient jusqu'à moi.

Les nouvelles que je recevais de mon mari me peignaient sa position à Tesson comme très précaire. À tous moments, on menaçait Grégoire d'établir dans le château un corps de troupes, un hôpital militaire, ou autre établissement analogue, ce qui aurait obligé mon mari à fuir de nouveau. Je ne savais où le placer ailleurs avec la moindre sécurité. Le rappeler auprès de moi à Bordeaux, il ne fallait pas y songer, à cause de la fille qui soignait mon enfant. Dupouy m'avait de nouveau fait dire, du fond de sa cachette, que je devais me défier d'elle. Je n'osais pourtant la renvoyer, crainte de pis.

Une dernière circonstance m'avait prouvé que je n'étais pas aussi ignorée à Bordeaux que je l'espérais. Mon homme d'affaires m'avait écrit de Paris que l'on venait d'établir la loi des certificats de résidence, à neuf témoins, appelés à être renouvelés tous les trois mois, sous peine de confiscation des propriétés que l'on possédait dans les communes où l'on ne résidait pas. J'avais une maison à Paris occupée par l'ambassade de Suède et des rentes sur l'Etat que l'on avait déjà réduites d'un tiers. Il me fallait donc aller chercher ce certificat. Bonie se chargea de rassembler les neuf témoins, dont aucun ne m'avait vu de sa vie, mais qui le crurent sur sa parole. De concert, nous allâmes à la municipalité un matin, et ce ne fut pas sans une extrême répugnance que je pénétrai dans une salle où se trouvaient une douzaine d'employés tous coiffés du bonnet rouge. Je m'assis près du feu, tandis que Bonie faisait dresser l'acte et signer les témoins. Il avait demandé qu'on ne me fît pas attendre, parce que j'étais nourrice, et la philanthropie de ces buveurs de sang s'était émue. L'un d'eux se précipita même à mes pieds et, m'ôtant de force mes sabots, y passa de la cendre chaude, ce qui est une politesse bordelaise parmi le peuple. Puis, allant à une armoire, il en tira un joli petit pain blanc et me l'offrit en m'appelant charmante nourrice. Un coup d'oeil de Bonie me fit comprendre que je ne devais pas le refuser. Je le pris avec un sentiment de honte, car mes regards étaient tombés sur une pauvre vieille dame, à l'autre coin de la cheminée, enveloppée dans une pelisse de satin bleu-clair bordée de cygne et qui attendait peut-être depuis deux heures sans avoir déjeuné, maudissant certainement la jeune grisette, son coquet mouchoir de madras noué sur l'oreille, sa brassière rouge, son jupon court et ses sabots. Enfin le moment de signer arriva, et le municipal, avec une sorte de respect qui m'étonna, me céda sa chaise pour écrire. Alors on lut, à mon grand chagrin, le certificat d'un bout à l'autre à haute voix et, au nom de Dillon, un de ces coquins interrompit en disant: «Ah! ah! la citoyenne est apparemment soeur ou nièce de tous les émigrés de ce nom que nous avons sur notre liste?» J'allais répondre que non, lorsque le chef de bureau reprit brusquement: «Tu ne sais ce que tu dis. Elle n'est pas même leur parente.» Je le regardai avec surprise, et il me dit à voix basse en me donnant sa plume pour signer: «Vous êtes la nièce de l'archevêque de Narbonne. Je suis de Sorèze.» Je le remerciai d'une légère inclinaison de tête, mais je pensai, en m'en allant, qu'il fallait quitter Bordeaux, puisqu'on m'y connaissait si bien.

II

J'étais poussée à bout. Je voyais Bonie inquiet de mon sort. Plusieurs moyens de fuite avaient été reconnus impossibles. Tous les jours on exécutait des gens qui pensaient être en sûreté. Les malheureux jeunes gens de l'Association, jusqu'au dernier, avaient été arrêtés ou dénoncés les uns après les autres, puis exécutés sans procès sur la seule constatation de leur identité, tous ayant été mis en masse hors la loi. Je passais les nuits sans sommeil, croyant, à chaque bruit, que l'on venait m'arrêter. Je n'osais presque plus sortir. Mon lait se tarissait, et je craignais de tomber malade au moment où je n'avais jamais eu plus de besoin de ma santé, afin de pouvoir agir si cela devenait nécessaire. Enfin un matin, étant allée voir M. de Brouquens, toujours en détention chez lui, j'étais appuyée pensive sur sa table, lorsque mes yeux se portèrent machinalement sur un journal du matin qui était ouvert. J'y lus, aux Nouvelles commerciales: «Le navire la Diane, de Boston, 150 tonneaux, partira dans huit jours, sur son lest, avec autorisation du ministre de la marine.» Or, il y avait dans le port quatre-vingts navires américains qui y pourrissaient depuis un an sans pouvoir obtenir la permission de mettre à la voile. Sans prononcer un mot, je me redresse aussitôt et je m'en allais, lorsque M. de Brouquens, occupé à écrire, leva les yeux et me dit: «Où allez-vous donc si vite?»—«Je vais en Amérique», lui répondis-je, et je sortis.

Je me rendis tout droit chez Mme de Fontenay. Lui ayant fait part de ma résolution, elle l'approuva d'autant plus qu'elle avait de mauvaises nouvelles de Paris. Tallien y était dénoncé par son collègue et pouvait être rappelé d'un moment à l'autre. Ce rappel probable serait, croyait-elle, le signal d'une recrudescence de cruauté à Bordeaux, où elle-même ne voulait pas rester, si Tallien partait. Il n'y avait donc pas une minute à perdre, si nous voulions être sauvés.

Je revins chez moi et j'appelai Bonie, en lui disant qu'il fallait me trouver un homme dont il fût sûr pour aller chercher mon mari. Il n'hésita pas un moment: «La commission est périlleuse, dit-il. Je ne connais qu'un homme qui puisse l'entreprendre, et cet homme-là, c'est moi.» Il me répondit du succès, et je me confiai à son zèle et à son intelligence. Il hasardait sa vie, qui aurait été sacrifiée avec celle de mon mari, s'ils avaient été découverts; mais, comme dans ce cas la mienne n'eût pas été épargnée davantage, je n'éprouvai aucun scrupule d'accepter la proposition qui m'était faite.

Je ne perdis pas un instant. J'allai trouver un vieil armateur, ami de mon père, et qui était aussi courtier de navires. Il m'était très dévoué et se chargea d'aller arrêter notre passage sur la Diane, pour moi, mon mari et nos deux enfants. J'aurais voulu emmener ma bonne Marguerite. Mais elle avait une fièvre double tierce depuis six mois déjà et aucun remède ne parvenait à l'en débarrasser. Je craignais qu'un passage de mer dans une si mauvaise saison, nous étions dans les derniers jours de février, ne lui fût fatal. D'ailleurs, comment se trouverait-elle dans ce pays dont elle ne savait pas la langue, déjà âgée, et accoutumée, plus que moi, à toutes les aisances de la vie! Je résolus donc de partir sans elle. Lorsque je revins chez M. de Brouquens, ayant déjà tout arrangé, sa surprise fut grande. Il me dit alors que, venant d'être rendu à la liberté sur un ordre de Paris, et comptant lui-même partir dans quelques jours, il me proposait d'aller le lendemain déjeuner à Canoles; où il n'était pas retourné depuis la visite domiciliaire.

Rentré de nouveau chez moi, je me confiai à mon bon Zamore, car le plus difficile était de pouvoir emballer nos effets à l'insu de la bonne, qui eût été tout aussitôt nous dénoncer à la section. Elle couchait, avec ma petite fille, alors âgée de près de six mois, dans une longue chambre garnie d'armoires dans lesquelles j'avais enfermé tous les effets qu'on m'avait envoyés du Bouilh et ceux que j'avais emportés de là-bas moi-même en venant réinstaller à Canoles. Cette chambre donnait d'un côté dans la mienne et de l'autre dans celle de Marguerite. Cette dernière avait une issue sur un petit escalier qui aboutissait à la cave. Bonie, toujours prévoyant, avait arrangé depuis longtemps, sans m'en parler, que, si on venait pour m'arrêter, je descendrais dans cette cave remplie de vieilles caisses et que je m'y cacherais pendant quelques heures. Heureusement, me défiant de la bonne, j'avais toujours tenu toutes les armoires fermées. Je convins donc avec Zamore que le lendemain matin, pendant que je serais à Canoles, où j'emmènerais la bonne et les enfants, il sortirait tous les effets et les descendrait, en passant par le petit escalier, dans la cave pour les emballer dans les caisses qui s'y trouvaient. Je lui recommandai de ne pas laisser traîner le moindre bout de fil, dont la présence pourrait déceler l'ouverture récente des armoires. Il exécuta toute cette opération avec son intelligence accoutumée.

III

Le lendemain donc j'allai, accompagnée de M. de Chambeau, déjeuner à Canoles, chez M. de Brouquens. Comme nous étions tous les trois à table, la porte du jardin s'ouvrit, et nous vîmes apparaître Mme de Fontenay, donnant le bras à Tallien. Ma surprise fut grande, car elle ne m'avait pas dit son projet. Brouquens fut stupéfait, mais se remit bien vite. Quant à moi, je cherchais à dominer mon émotion encore accrue par la vue d'un homme qui était entré avec Tallien et derrière lui. Il avait mis un doigt sur sa bouche en me regardant et je détournai aussitôt les yeux. C'était M. de Jumilhac, que je connaissais beaucoup, et qui, caché à Bordeaux sous je ne sais quel nom d'employé, accompagnait le représentant. Tallien, après un compliment poli à Brouquens sur la liberté qu'il avait prise de traverser son jardin pour se rendre chez le consul de Suède, vint à moi, avec cette manière prévenante des seigneurs de l'ancienne cour, et me dit de la façon la plus gracieuse: «On prétend, madame, que je puis réparer aujourd'hui mes torts envers vous, et j'y suis tout à fait disposé.» Alors, je me laissai fléchir, et quittant l'air froidement hautain que j'avais d'abord pour en prendre un passablement poli, je lui expliquai qu'ayant des intérêts pécuniaires à la Martinique—la chose était presque vraie—je désirais y passer pour m'en occuper, et que je lui demandais un passeport pour moi, mon mari et mes enfants. Il répliqua: «Mais où donc est-il votre mari?» Ce à quoi je lui répondis, en riant: «Vous permettrez, citoyen représentant, que je ne vous le dise pas.—Comme vous voudrez», fit-il gaiement. Le monstre se faisait aimable. Sa belle maîtresse l'avait menacé de ne plus le revoir s'il ne me sauvait pas, et cette parole avait enchaîné un moment sa cruauté.

Après quelques instants de conversation, on parla d'aller chez M. Vanheimert, le consul de Suède. M. de Brouquens proposa de traverser une petite lande qui séparait les deux propriétés. Il avait envoyé prévenir le consul. Je m'excusai de n'y pas aller, sous le prétexte des soins à donner à mon enfant, que la bonne avait amené à Canoles. Mais Mme de Fontenay, fixant sur moi ses grands yeux noirs, me dit: «Venez donc!» et je compris avec horreur ce qui allait arriver. Elle prit d'elle-même le bras de Brouquens, et Tallien m'offrit le sien!… Je ne saurais exprimer ce que j'éprouvai en ce moment. J'en frémis encore en écrivant ces lignes, au bout de cinquante ans. Si ma vie seule eût été en cause, et si celle de mon mari n'eût pas dépendu du refus de ce bras qui m'était offert, je l'aurais repoussé. Faisant effort sur moi-même, je l'acceptai donc, et je profitai de ce moment pour arranger définitivement mon affaire. Après quoi, je lui parlai de la citoyenne Thérésia Cabarrus—c'est ainsi qu'il la nommait—mais, oh! inconséquence de l'esprit humain! je me serais bien gardée de lui dire que, femme d'un conseiller au Parlement, elle n'appartenait pas à la catégorie de celles qui étaient présentées à cette reine que lui et les siens venaient de faire périr sur un échafaud, car cela lui aurait déplu.

Le pauvre M. Vanheimert et sa charmante fille, depuis Mme Bethmann, de Francfort, étaient plus morts que vifs de cette aimable visite du représentant du peuple. Cependant ils firent bonne contenance, mais les belles couleurs de Mlle Vanheimert avaient fait place à une pâleur mortelle. Je tenais fort à ne pas lui laisser croire que j'étais de la société de Tallien, et j'eus à peine le temps de lui souffler un mot pour l'éclairer à ce sujet. On entra dans la salle de billard, où Tallien fit deux ou trois parties, dont une avec le pauvre Brouquens, qui manquait à toucher à tous coups, quoiqu'il fût très fort joueur.

Enfin Tallien déclara qu'il avait un rendez-vous et qu'il était obligé de s'en aller. Il tira sa montre et regarda l'heure: «Vous avez là une belle montre,» dit Mme de Fontenay.—«Oui, répliqua-t-il. C'est une de ces montres nouvelles de Bréguet, du prix de 7.000 à 8.000 francs, et qui ne se montent jamais quand on a le soin de ne les pas laisser plus de vingt-quatre heures sans les remuer. La voulez-vous?» ajouta-t-il en la lui tendant. «Ah! merci!» dit-elle comme s'il lui eût offert une fleur, et la prenant elle la mit dans son sac. Cet incident me causa une horreur profonde, car c'était là l'acte d'une courtisane corrompue. Heureusement ses yeux n'étaient pas fixés sur moi, car l'indignation qu'elle eût pu lire sur mon visage aurait peut-être détruit en un moment toute sa bonne volonté à mon égard. Dans ce temps, hélas! la vie d'une famille dépendait du sourire d'une femme et du caprice d'un être qui vous apparaissait enveloppé d'un voile teinté de sang.

Cette visite finie—elle me semblait avoir duré un siècle—nous retournâmes, Brouquens et moi, à Canoles, car M. de Chambeau s'était caché dès l'arrivée de Tallien. Quand nous nous retrouvâmes seuls, l'altération du visage de Brouquens me frappa. Il se jeta sur un canapé dans un état d'agitation dont je fus toute saisie, et comme on est toujours disposé à supposer, par un fond de personnalité, qu'il est question de soi dans l'émotion de ses amis, je m'informai de la cause de son trouble avec une mortelle inquiétude. «Hélas! dit-il, vous avez vu cette montre donnée par Tallien à Mme de Fontenay. Eh! bien, c'est celle de ce pauvre Saige!»—le maire de Bordeaux, l'ami intime de Brouquens et une des premières victimes de la Terreur à Bordeaux.—«Lorsqu'il fut condamné, il la posa sur le bureau du tribunal de sang, en disant: «Tenez, je ne veux pas que le bourreau en profite». Et Tallien la prit et la mit dans sa poche.»

On comprend la répulsion que m'inspira ce récit. J'aime à croire que la citoyenne Thérésia ignorait la chose quand elle accepta le présent.

IV

Deux heures après mon retour à Bordeaux, Alexandre, le secrétaire de Tallien, m'apporta l'ordre par lequel il était enjoint à la municipalité de Bordeaux de délivrer un passeport au citoyen Latour et à sa femme, avec deux jeunes enfants, pour se rendre à la Martinique à bord du navire la Diane. Une fois munie de ce précieux papier, il ne me restait plus qu'à rappeler mon mari à Bordeaux, car le capitaine américain n'aurait pas voulu le prendre à son bord, si ces papiers n'eussent pas été en règle.

Ce voyage de Tesson à Bordeaux offrait autant de difficultés que de dangers. Bonie, comme je l'ai dit plus haut, ne recula pas un instant et partit pour Blaye dès la marée descendante. Il s'était déjà procuré un passeport régulier pour lui-même, car on ne pouvait, sans cela, sortir du département ni pénétrer dans celui de la Charente-Inférieure où se trouvait Tesson, à dix lieues des frontières de la Gironde. Mais une fois rentré dans la Gironde, une simple carte de sûreté, ne portant aucun signalement, suffisait pour circuler dans tous les sens. Bonie avait bien sa carte de sûreté personnelle; mais il en fallait une pour mon mari. Il alla donc trouver un de ses amis, pour le moment malade et alité, et sous prétexte qu'il avait égaré sa propre carte, il lui emprunta la sienne pour quelques jours. Le pauvre malade ne se douta jamais au fond de son lit du danger qu'il avait couru; car, assurément, si mon mari eût été arrêté nanti de cette carte, le véritable possesseur serait monté avec lui sur l'échafaud. Le passeport de Bonie spécifiait qu'il allait chercher des grains dont la Charente-Inférieure regorgeait, tandis qu'on en manquait absolument à Bordeaux, où les boulangers mettaient toutes espèces de farines dans leur pain, farine d'avoine, de fèves, etc., etc.

Bonie partit dans la soirée. Si j'ai un ennemi dans le monde, je ne lui souhaiterais pas d'autre punition que d'éprouver l'inquiétude mortelle que je ressentis pendant les trois jours qui suivirent. À une époque où le sang coulait à flots tous les jours, où tant de malheureuses victimes avaient péri par la trahison et la lâcheté de ceux dont ils étaient les bienfaiteurs, je venais de remettre la vie de ce que j'avais de plus cher au monde entre les mains d'un homme que je connaissais depuis six mois à peine. Le rôle de révolutionnaire qu'il jouait si bien, était-ce réellement un rôle? n'était-ce pas plutôt ses bons sentiments qui étaient simulés? Je cherchais à repousser ces affreux soupçons, mais plus je me représentais le danger que courait la vie de Bonie, en allant chercher le malheureux proscrit, danger auquel il s'exposait uniquement pour moi, et moins je trouvais simple et explicable son dévouement, à moins que ce ne fût pour le livrer. On m'a bien rapporté depuis qu'un sentiment violent et insurmontable, dont il ne m'a jamais laissé concevoir le moindre soupçon, et qu'il savait être sans espoir, avait élevé son âme au point de lui inspirer ce dévouement extraordinaire. Rien ne me permet d'admettre une telle explication. On disait aussi d'ailleurs qu'il était très attaché à Mlle de Sansac, dont il gérait les affaires; mais celle-ci avait beaucoup d'années de plus que lui, et sa santé était ruinée. D'un autre coté il aimait passionnément sa jeune femme, morte en couches à dix-huit ans, moins d'une année auparavant, et il ne semblait pas encore consolé de l'avoir perdue.

Quoi qu'il en fût, j'avais calculé tous les instants qu'il mettrait à accomplir ce périlleux voyage. J'en comptais les minutes avec anxiété, et le troisième jour au soir, vers 9 heures, je croyais pouvoir espérer que le bateau de passage montant tous les jours de Blaye avec la marée ramènerait le voyageur si ardemment attendu. La fièvre d'impatience qui me dévorait ne me permit pas de rester dans la maison. J'allai sur les Chartrons, à la nuit, avec M. de Chambeau, à l'endroit où je savais qu'arrivait le bateau de Blaye. L'obscurité était si grande qu'on ne distinguait pas l'eau de la rivière. Je n'osais demander aucun renseignement, car je savais tous les points de la rivière où l'on débarquait garnis de nombreux espions de police. Enfin, après une longue attente, nous entendîmes sonner neuf heures et demie, et M. de Chambeau, qui n'avait pas de carte de sûreté, m'observa que nous n'avions plus qu'une demi-heure pour rentrer sans danger à la maison. Deux matelots parlant anglais passaient à ce moment près de moi. Je me hasardai à leur demander, dans leur langue, l'état de la marée. Ils répondirent sans hésiter qu'il y avait déjà une heure de descendant. Perdant alors tout espoir pour ce jour-là, je retournai désolée à la maison, où je passai la nuit à imaginer avec angoisse tous les obstacles qui avaient pu arrêter Bonie et son malheureux compagnon. Assise sur mon lit, à côté de mes deux chers enfants, je prêtais l'oreille pour saisir le moindre bruit qui pût ranimer mon espoir. Hélas! jamais la maison n'avait été aussi silencieuse.

Pendant que je tremblais ainsi d'inquiétude et d'impatience, pendant que j'étais hantée par la terrible vision de mon mari reconnu, arrêté, conduit au tribunal et de là traîné sur l'échafaud, il dormait tranquillement étendu sur un confortable lit, préparé à son intention, dans une chambre inhabitée et solitaire de la maison, par Bonie, avant son départ. Le matin, la bonne, venue pour habiller ma petite fille, me dit d'un air indifférent: «À propos, madame, M. Bonie est là qui demande si vous êtes levée?» Je fis un effort prodigieux sur moi-même pour ne pas jeter un cri, et l'on comprend que ma toilette ne fut pas longue. Bonie entra alors et m'apprit qu'ils étaient arrivés trop tard à Blaye pour prendre le bateau ordinaire, sur lequel d'ailleurs mon mari aurait pu être reconnu. Il avait nolisé une barque de pêcheur, quoiqu'il y eût encore trois heures de descendant. Le vent étant favorable et très fort, ils avaient, son compagnon et lui, mis à la mer et bientôt regagné, puis dépassé le bateau ordinaire. Aussi étaient-ils déjà arrivés quand je les attendais et me désespérais sur le bord de la rivière.

Je mourais d'impatience de pénétrer dans la chambre où se trouvait l'être que j'aimais le plus en ce monde. Mais Bonie me conseilla de m'habiller comme si je devais sortir, afin de tromper ma berceuse, et cette précaution très nécessaire me sembla un supplice. Enfin, une demi-heure après, je sortis sous le prétexte de faire quelques emplettes, et ayant été rejoindre Bonie, il me conduisit, par un escalier dérobé, dans la chambre de mon mari. Enfin, nous nous retrouvions, après six mois de la plus douloureuse absence!

La vie est marquée de souvenirs lumineux qui brillent comme une belle étoile dans une nuit obscure. Le jour de notre réunion est du nombre. Nous n'étions pas sauvés. Un danger plus pressant, plus rapproché, plus positif qu'aucun de ceux que nous avions courus nous menaçait même; cependant nous étions heureux, et la mort, que nous pouvions entrevoir toute proche, ne nous effrayait plus, depuis qu'il nous était possible d'espérer que, si elle devait nous frapper, elle nous frapperait ensemble.

Je voulus savoir les détails de ce voyage si périlleux. Mon mari me les conta.

Bonie, à son arrivée à Tesson, avait épouvanté par son accoutrement de sans-culotte, son bonnet rouge, son grand sabre, la bonne Mme Grégoire. Elle nia effrontément le séjour de mon mari à Tesson. Bonie eut beau prier, conjurer, parler de moi, de mes enfants, rien ne put la fléchir. À bout d'argument, il déchira la doublure de son gilet, un tira un petit papier, le mit sur la table et sortit dans la cour. Ce petit papier contenait ces seuls, mots écrits de ma main: «Fiez-vous au porteur. Dans trois jours nous serons sauvés.» La bonne Grégoire ne vit pas plutôt ce brigand, comme elle le nomma, hors de la chambre, qu'elle courut porter le billet au pauvre reclus. Mon mari en ayant pris connaissance, prescrivit de faire entrer Bonie. Mais ce n'est pas sans une grande frayeur que Mme Grégoire introduisit dans la chambre, d'où M. de La Tour du Pin n'était pas sorti depuis deux mois, cet inconnu qu'elle ne pouvait se décider à considérer comme un sauveur.

À la nuit, mon mari se revêtit des habits de paysan que je lui avais envoyés auparavant, et Bonie et lui partirent à pied, en prenant des chemins que M. de La Tour du Pin connaissait. Ils atteignirent la grande route de Blaye à la pointe du jour. Après avoir parcouru quelques lieues sur cette grande route qui était, comme toutes celles de France, à cette époque, dans le dernier degré de destruction, mon mari se déclara hors d'état d'aller plus loin et se coucha sur le bord du chemin. Bonie, le voyant pâle et sans force, crut qu'il allait mourir, et son désespoir fut extrême. Heureusement un paysan, qui allait au marché à Blaye avec sa charrette, passa. Rassuré par le costume de patriote de Bonie, il consentit à faire monter les deux voyageurs auprès de lui, et ils arrivèrent à Blaye assez reposés pour gagner le port à pied. Dans ce terrible temps, tout était danger, et deux hommes, dont l'un avait les apparences d'un mendiant, n'auraient pu proposer à un batelier de fréter une barque pour eux seuls sans éveiller les soupçons. Mais Bonie pensait à tout. Il raconta qu'il avait été envoyé par je ne sais quelle commune au-dessus de Bordeaux avec la mission d'acheter des grains pour le peuple. Personne ne s'étonna donc qu'il prît un bateau pour son service particulier et qu'il donnât passage, par charité, à un pauvre citoyen malade évadé des départements insurgés. Cette dernière phrase était nécessaire pour éviter le soupçon qu'aurait pu faire naître dans l'esprit du patron de la barque l'absence d'accent gascon chez M. de La Tour du Pin.

Lorsqu'après de longues années on rappelle à sa mémoire le degré de soupçon, d'absurdité, de déraison et de crainte sous lequel les intelligences étaient comme enchaînées en France, à cette époque bien nommée de la Terreur, on ne le comprend pas. Les raisonnements les plus simples, à la portée d'un enfant de dix ans, auraient suffi cependant pour dissiper le trouble et la frayeur des gens réfléchis. On ne se demandait pas, par exemple: Comment meurt-on de faim à Bordeaux, tandis que les denrées de première nécessité regorgent de l'autre côté de la rivière? Personne ne pouvait l'expliquer, et certainement aucun paysan de Blaye ou de Royan n'eût osé apporter deux sacs de farine à la grande ville, sans courir le risque d'être appelé accapareur. Ces faits n'ont été éclaircis par aucun des mémoires du temps. J'en laisse le soin à l'Histoire et je reviens à la mienne.

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