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Journal d'une femme de cinquante ans (1/2)

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CHAPITRE V

I. Convocation des notables.—Retour à Paris.—Mort de Mme de Monconseil.—II. Demande en mariage de M. de Gouvernet agréée.—Préliminaires.—Visite de Mme d'Hénin.—La signature des articles.—Toilette le jour des fiançailles.—La politesse de cette époque.—La politique.—Les quatre frères de Lameth.—Les faiseurs.—III. Premiers bonheurs.—La reine et Mme de Duras.—Scène de violence de Mme de Rothe évitée.—Le contrat.—IV. Le comte et la comtesse de La Tour du Pin.—Deux visites.—Chez la reine.—V. À Montfermeil.—Le trousseau et la corbeille.—Appartement de la mariée.

I

On n'aura pas de peine à croire que j'avais un désir très vif de retourner à Paris, où mon sort devait se décider. Nous nous mîmes en route plus tôt même que je ne le pensais. Mon oncle m'avait promis de passer cette année par Marseille et Toulon en revenant à Paris. Cette excursion n'aurait fait durer le voyage que quelques jours de plus et m'aurait permis de voir des choses bien curieuses que je désirais beaucoup connaître. Nous serions restés un jour, au lieu de huit, chez un vieil évêque de Nevers, qui m'ennuyait beaucoup, et le voyage ainsi n'aurait pas été plus long.

Je me réjouissais donc de cette combinaison, lorsqu'arriva un courrier avec la nouvelle de la convocation de la première assemblée des notables. Mon oncle en faisait partie. Il fallut repartir le lendemain de la clôture des États pour retourner à Paris et renoncer de voir Marseille et Toulon. Je date de ce jour la Révolution. Elle commença pour moi par une vive contrariété. Elle a fait mieux que cela par la suite.

Mon oncle, se sentant un peu souffrant, voulut coucher à Fontainebleau, pour ne pas arriver trop fatigué à Paris et pouvoir aller le lendemain matin à Versailles. Nous trouvions toujours la maison préparée comme si on ne l'avait pas quittée. Fatigués ou non, il fallait que les gens fussent à leurs places, habillés, poudrés et tenus comme à l'ordinaire. Je faisais de même; et arrivées à deux heures, ma grand'mère et moi, nous paraissions à trois dans le salon pour nous mettre à table, sans prêter attention aux 210 lieues que nous venions de parcourir.

Le soir, il vint des visites. La première fut un vieux comte de Bentheim, gros Allemand, dont la femme, qu'on nommait la Souveraine, était amie de ma grand'mère. Après les lieux communs sur la mauvaise saison, la fatigue et les chemins, mon oncle dit au comte: «Eh! bien, monsieur le comte, quelles nouvelles à Paris?»—Oh! répond le gros Allemand, il y en a une pour la société: Mme de Monconseil est morte.» L'effet que me fit ce peu de paroles ne saurait se peindre. Je pâlis, et mon oncle, craignant que mon émotion ne me trahît, dit que j'étais fatiguée et qu'il valait mieux que je me retirasse, ce que je fis à l'instant. Mais lorsque je pris la main de mon oncle pour la baiser, comme je faisais tous les soirs, il me dit en anglais que cela ne dérangerait rien à nos projets.

Pendant quelques jours, on s'entretint uniquement de cette mort de Mme de Monconseil, de la douleur de sa fille, Mme d'Hénin, qui demeurait avec elle, de celle de M. de Gouvernet, qui l'avait soignée d'une manière admirable. Je devais écouter tout cela d'un air indifférent, quoique je fusse vivement intéressée. Heureusement je pouvais en parler avec ma cousine, Charlotte Jerningham, qui venait de quitter le couvent des Ursulines de la rue Saint-Jacques, où elle avait passé trois ans sans en sortir une seule fois. Sa mère était venue la chercher à Paris, mais elles restèrent jusqu'après mon mariage.

II

M. de Gouvernet, en l'absence de son père pour le moment éloigné de Paris, s'empressa de faire savoir à mon oncle que la perte de sa grand'mère n'influait en rien sur le désir qu'il avait de lui appartenir, et qu'il sollicitait la permission de le voir en particulier. Il vint en effet un soir, et mon oncle fut fort satisfait de ses manières. M. de Gouvernet insista pour être autorisé à aller informer de vive voix et personnellement son père que la demande de la main de Mlle Dillon, qu'il se proposait de faire, serait agréée par elle et par ma grand'mère, et, sur la réponse affirmative de mon grand-oncle, il prit congé de lui. J'entre dans tous ces détails pour peindre les moeurs de la haute société dans ce temps-là, si éloigné de celui où j'écris. Mon oncle monta chez ma grand'mère, j'étais seule avec elle, et il m'embrassa en me disant: «Bonsoir, madame de Gouvernet.»

Quelques, jours s'écoulèrent, et avant que la semaine fût passée, on vint un soir dire à mon oncle que M. de Gouvernet l'attendait dans son cabinet. «Mais cela n'est pas possible», s'écria-t-il. Rien n'était plus vrai néanmoins. Il avait été au Bouilh, avait parlé à son père; lui avait fait écrire la lettre de demande, avait pris ses instructions sur toutes choses, était remonté dans sa voiture et était revenu à Paris. Cet empressement me parut du meilleur goût. Il fut convenu qu'il viendrait le lendemain matin chez ma grand'mère, mais qu'il ne me verrait qu'après les articles signés, comme c'était l'usage alors, à moins d'une rencontre fortuite, chose peu probable, puisque je ne sortais jamais à pied, que je n'allais dans aucune promenade publique ni au spectacle.

Ce lendemain mémorable, je me mis derrière un rideau, et je vis descendre M. de Gouvernet d'un fort joli cabriolet attelé d'un beau cheval gris très fougueux. Si l'on veut bien se souvenir que je n'avais pas encore dix-sept ans, on concevra que cette arrivée me plut davantage que s'il fût venu dans un bon carrosse, escorté de son laquais qui lui eût présenté le bras pour en sortir. En deux sauts, il fut au haut de l'escalier. Il était en costume du matin fort soigné: un frac noir, ou gris fer très foncé, nuance imposée par son grand deuil; un col militaire et un chapeau de même, chapeau porté pour ainsi dire exclusivement par les colonels, parce qu'il était de très bon air d'afficher ce grade élevé avec un visage jeune. Je ne le trouvais pas laid, comme on me l'avait annoncé. Sa tournure assurée, son air décidé me plurent au premier coup d'oeil. J'étais placée de manière à le voir lorsqu'il entra chez ma grand'mère. Elle lui tendit la main, qu'il baisa d'un air fort respectueux. Je ne pouvais entendre les paroles qu'ils échangeaient et je tâchais de me les imaginer. Il resta un quart d'heure; et on convint de signer les articles, aussitôt qu'ils auraient été rédigés par les notaires, afin de permettre à M. de Gouvernet de venir tous les jours chez mon oncle.

Cela ne fut terminé qu'au bout de huit jours. Mais auparavant, Mme d'Hénin fit une visite à ma grand'mère. Elle me demanda; je m'y attendais. J'avais une telle peur de cette belle dame, si élégante et si imposante, qui allait m'examiner des pieds à la tête, que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes en entrant dans la chambre, et qu'à la lettre je ne voyais pas où j'allais. Elle se leva, me prit la main et m'embrassa. Puis, avec cette hardiesse des dames de son temps, elle m'éloigna d'elle à la longueur de son bras, en s'écriant: «Ah! la belle taille! Elle est charmante. Mon neveu est bien heureux!» J'étais au supplice. Elle se rassit, et me fit beaucoup de questions auxquelles je suis sûre de n'avoir répondu que des bêtises. En s'en allant, elle m'embrassa encore, et me fit deux ou trois beaux compliments sur le plaisir qu'elle aurait à me mener dans le monde.

Cette visite eut lieu, je crois, la veille du jour où l'on signa les articles. Il n'était pas d'usage que la demoiselle assistât à la lecture de cet acte préparatoire, que signaient seuls les parents et les notaires. Mais, ceux-ci sortis, on me fit entrer. Ma grand'mère vint à la porte me prendre par la main et je traversai le salon plus morte que vive. Je sentais tous les regards fixés sur moi, et surtout ceux de M. de Gouvernet, que je prenais bien soin de ne pas regarder. On me mit à côté de Mme d'Hénin et de ma tante lady Jerningham, qui prenait pitié de mon embarras.

Ma toilette était très simple. J'avais conjuré ma grand'mère de la laisser à mon choix. On portait alors des robes lacées par derrière qui marquaient beaucoup la taille, et que l'on nommait des fourreaux. J'en avais une de gaze blanche, sans aucun ornement, et une ceinture gros bleu de beau ruban avec des bouts effilés en soie brillante, qui venait d'Angleterre. On trouva que j'étais mise à peindre. On regarda mes cheveux, que j'avais très beaux. Un tel examen était insoutenable en présence du haut et puissant seigneur futur époux, comme on l'avait nommé vingt fois de suite en lisant les articles.

À partir de ce moment, M. de Gouvernet venait tous les jours dîner ou passer l'après-dîner, ou souper, soit à Paris, soit à Versailles, mon oncle, depuis le commencement de l'assemblée des notables, étant établi dans cette ville.

Ma grand'mère et moi nous restâmes à Paris. Tous les jours de la semaine nous partions à une heure et demie pour Versailles. Nous y arrivions pour dîner à trois heures. Mon oncle n'était presque jamais sorti du bureau dont il faisait partie, celui, il me semble, présidé par Monsieur, frère du roi, depuis Louis XVIII. Il paraissait au moment de se mettre à table et amenait avec lui quelques personnes. M. de Gouvernet venait de Paris et dînait chaque jour avec nous. Il était en habit habillé avec l'épée au côté, car on n'avait pas encore adopté l'usage d'être en frac et en chapeau rond à dîner, surtout à Versailles. Jamais un homme comme il faut, n'aurait voulu y être vu autrement qu'avec son épée et habillé, à moins qu'il ne fût sur le point de monter à cheval ou de partir pour Paris dans son cabriolet. Il prenait soin alors de descendre dans les cours par les petits escaliers, et de ne passer, ni dans les appartements, ni dans les galeries, ni dans les salles des gardes. On n'avait pas encore perdu le respect. Il eût été du plus mauvais goût de manquer, je ne dis pas à l'étiquette, mais à la moindre nuance de politesse que l'on observait strictement dans la société.

Pendant cette assemblée des notables, qui m'ennuyait mortellement, la politique formait l'objet unique de toutes les conversations. Chaque personne qui entrait dans le salon avait un moyen infaillible à développer pour combler le déficit des finances et réformer les abus qu'on avait laissé s'introduire dans l'État. Mon oncle voulait que toute la France fût gouvernée par des États, comme le Languedoc. M. de Gouvernet se mêlait souvent à ces discussions avec esprit et vivacité, et j'aimais à l'entendre parler.

Il avait présenté à mon oncle son beau-frère, le marquis de Lameth, et deux des frères de celui-ci: Charles, qu'on nommait alors Malo—le maréchal de Duras, dont il était le filleul, portait également ce nom breton, parce qu'il avait été tenu sur les fonts par les États de Bretagne, et le lui avait donné—et Alexandre, chevalier de Malte et ami de M. de Gouvernet. Je connus plus tard seulement le quatrième frère, Théodore, qui a survécu à tous les autres.

Le marquis de Lameth était un bel homme de trente ans, grand, bien fait; sérieux et même sévère dans son maintien. Il vivait presque toujours à la campagne, dans son beau château d'Hénencourt, près d'Amiens, qu'il venait d'arranger, ou dans son régiment, celui de la Couronne. C'était un bon militaire, de ceux que l'on nommait alors des faiseurs, c'est-à-dire qui s'occupaient avec une grande exactitude de la discipline, veillaient à l'exécution des ordonnances avec une scrupuleuse ponctualité, ne se familiarisaient pas avec leurs inférieurs, et avaient une idée juste de leurs devoirs. M. de Gouvernet était de ce nombre. Il n'occupait encore que l'emploi de colonel en second du régiment de Royal-Comtois. Ce fut au moment de son mariage seulement qu'on lui donna le régiment de Royal-Vaisseaux, qui lui causa beaucoup d'ennuis, comme je le dirai par la suite.

III

Je crois me rappeler que cette assemblée des notables prit fin vers le milieu d'avril. Elle me fatiguait de toutes manières ainsi que M. de Gouvernet, que sa galanterie ou un sentiment plus tendre amenait tous les jours à Versailles. Nous avions trouvé le moyen de causer beaucoup ensemble et de nous convaincre de plus en plus que nous étions faits l'un pour l'autre. Souvent nous avons reparlé avec bonheur du charme de ces premières conversations, où nous essayions mutuellement de nous pénétrer et de nous connaître, où chacun étudiait les opinions, les goûts de l'autre, et dont nous sortions toujours également satisfaits. Que de projets agréables nous formions pour notre vie future, et dont aucun ne s'est réalisé! Nous étions trop heureux du temps présent pour prévoir les orages que nous aurions à affronter, et cependant nous avions le sentiment profond que, si graves que fussent les coups qui pourraient nous frapper ensemble, nous trouverions dans une affection partagée la force de les supporter sans faiblesse.

C'est une époque de ma vie dont je retrace les souvenirs avec délices. Tout était brillant dans le tableau qui se déroulait devant nos yeux. Nous trouvions l'un dans l'autre ce qui répondait à nos espérances intimes, et, outre le bonheur réciproque qui semblait nous être ainsi assuré, nous apercevions devant nous la fortune, une belle et grande existence, un noble avenir, enfin tout ce qui pouvait flatter l'ambition d'un homme et les goûts d'une femme.

M. de Gouvernet n'avait pas encore bien démêlé le caractère de ma grand'mère. Il en était resté aux impressions de Mme d'Hénin, elle-même renseignée uniquement à cet égard par les on-dit du monde, car elle n'était entrée au palais de la reine qu'après la mort de ma mère.

Ah! que les choses tristes s'oublient vite à la Cour! La reine avait pleuré ma mère pendant vingt-quatre heures, puis, le surlendemain de sa mort, elle témoigna le désir d'aller à la Comédie-Française. La duchesse de Duras, de semaine ce jour-là, lui dit: «Votre Majesté ferait mieux d'aller à l'Opéra, car en passant devant Saint-Sulpice, elle rencontrerait l'enterrement de Mme Dillon.» La souveraine sentit la leçon et resta à Versailles. La duchesse de Duras, née Noailles, personne de la vertu la plus éminente, en imposait à la reine. Elle avait beaucoup aimé ma mère, a reporté ensuite sur moi cette bienveillance et m'a toujours protégée.

M. de Gouvernet était donc encore dans l'ignorance du caractère, de ma grand'mère, aussi dissimulée que violente et vindicative. Des haines s'emparaient d'elle que rien ne pouvait amortir. Mon père comptait parmi ceux qu'elle détestait le plus. Elle ne lui pardonnait pas de s'être remarié, et ma belle-mère était l'objet de ses plus vifs ressentiments. Elle ne soupçonnait pas qu'il existât la moindre intimité entre mon père, ma belle-mère et M. de Gouvernet. Un soir que nous nous trouvions seuls dans le salon, à Versailles, et qu'elle était, je ne puis me souvenir pour quel motif, de très méchante humeur, genre d'humeur qui se manifestait toujours par une promenade incessante de long en large dans le fond de la chambre, elle se mit à parler du mariage de mon père et de l'époque où il avait eu lieu. Elle le fixait à plusieurs mois plus tard que celui où il avait été célébré à Paris. M. de Gouvernet, étonné de l'acharnement avec lequel elle voulait méconnaître le moment précis de cette union, ouvrit la bouche pour dire: «Mais, madame, personne…» Je pressentis qu'il allait ajouter: «Personne ne le sait mieux que moi, puisque j'ai été le témoin de M. Dillon.» Ma frayeur fut grande. Heureusement ma grand'mère, à ce moment de sa promenade, nous tournait le dos. J'en profitai instinctivement pour saisir brusquement le bras de M. de Gouvernet, qui, tout surpris, me regarda. Voyant que je mettais un doigt sur mes lèvres et remarquant l'anxiété de mon visage, il se tut. Ma grand'mère se retourna et lui dit: «Eh! bien, monsieur!…» Mais il n'ajouta rien et la laissa continuer. Très désireux de savoir la cause de mon émotion, il profita du premier moment où il put me le demander, et je tâchai, tout en ménageant ma grand'mère, de le mettre au courant des sujets qu'il ne fallait pas traiter avec elle. Toutefois cette circonstance le mit sur la voie des inconvénients de son caractère, et, connaissant la vivacité du sien, il pressentit que nous ne resterions pas longtemps ensemble, ce qui arriva en effet.

Enfin l'assemblée des notables prit fin. Nous retournâmes, ou, pour mieux dire, mon oncle retourna à Paris, et le jour de la signature du contrat fut fixé aux premiers jours de mai. Cette cérémonie se fît avec toute la solennité d'usage. Les parents, les témoins, les notaires, les toilettes, tout était très convenable. Je ne saurais plus décrire ma toilette, mais je pense qu'elle devait être rose ou bleue, car on réservait la robe blanche pour le jour du mariage. Mmes de La Tour du Pin, d'Hénin, de Lameth, étaient en noir, à cause du deuil de leur mère et grand'mère.

IV

J'avais fait connaissance, peu de jours auparavant, avec mon futur beau-père. C'était un petit homme tout droit, fort bien fait, et qui avait été beau dans sa jeunesse. Il avait conservé les plus admirables dents que l'on pût voir, de beaux yeux, un air assuré et un charmant sourire, expression vivante de sa belle âme et de son extrême bonté. Il ne m'en imposait pas, et je faisais mon possible pour lui plaire. Homme de moeurs simples, scrupuleusement occupé des devoirs que lui imposait sa place de commandant des provinces de Saintonge, Poitou et pays d Aunis, il occupait tous les moments qu'il avait de libre à bâtir et à planter au Bouilh, son séjour de prédilection. Séparé de sa femme, il n'avait pas d'établissement à Paris, où il ne venait qu'en passant, pour faire sa cour au roi et conférer avec les ministres des affaires publiques. Il n'était pas ambitieux; son fils trouvait même qu'il ne l'était pas assez et qu'il se tenait trop à l'écart pour son mérite. C'était un caractère antique, du temps de saint Louis. Il avait servi dans la guerre de Sept Ans comme colonel d'un régiment composé de l'élite de tous les autres, et qu'on nommait les Grenadiers de France. Il s'était fort distingué, et ses grades, jusqu'à celui qu'il occupait, lui avaient été donnés sans qu'il les eût sollicités. Son désintéressement déconcertait l'esprit d'intrigue de sa belle-mère, Mme de Monconseil. Celle-ci ne l'aimait pas. Elle l'avait trouvé plus sévère qu'elle ne l'aurait voulu envers sa femme, dont les désordres avaient été si publics que, tout en étant le plus doux des hommes, il s'était vu forcé d'user de rigueur. Très juste et très vertueux, il avait estimé avec raison devoir la retirer d'un monde où elle donnait de si scandaleux exemples. Mme de La Tour du Pin avait été autorisée par lui à paraître quelquefois chez son père, et, à l'occasion du mariage de son fils, M. de La Tour du Pin voulut bien aussi qu'elle fût présente. Elle éprouva un grand plaisir à se retrouver, parée, dans un beau salon. M. de Gouvernet et Mme de Lameth lui témoignaient beaucoup d'égards et de respects.

Le contrat signé, je lui fis visite, accompagnée de ma grand'mère, ainsi qu'à Mme d'Hénin. Cette dernière visite fut celle qui m'intimida le plus. Mme d'Hénin était un peu malade. Elle avait des crachements de sang très violents, premiers symptômes, je crois, de l'anévrisme dont elle est morte trente-sept ans plus tard. Je connaissais, par M. de Gouvernet, les allures de la société de sa tante, dans laquelle je devais être admise sous ses auspices, et tout ce qu'il m'en avait dit me causait une terreur extrême. Plus tard, je me livrerai au plaisir de décrire cette société, la plus distinguée de Paris. Pour le moment, ces détails m'éloigneraient trop du sujet actuel: celui de mon mariage. Mais avant de le continuer, je parlerai d'une autre visite où j'eus tout lieu d'être mécontente de moi-même et de ma sotte timidité.

La reine, qui approuvait mon mariage, exprima le désir de me voir. Elle annonçait hautement la protection qu'elle voulait bien m'accorder, et pria mon oncle de m'amener chez elle avec Mme d'Hénin, qui m'en imposait déjà extrêmement. J'étais très timide, et lorsque cette disposition, qui rend si gauche, s'emparait de moi, elle me frappait comme d'immobilité: mes jambes ne me portaient plus, mes membres étaient en catalepsie. J'avais beau me raisonner, essayer de me vaincre, tout était inutile. Outre cette espèce de poltronnerie, probablement semblable à celle qui paralyse le soldat qui se déshonore dans une bataille, une autre particularité de mon caractère, qui a duré toute ma vie, c'est l'horreur insurmontable que j'ai toujours éprouvée pour la fausseté et pour l'expression de sentiments que l'on ne ressent pas. J'avais l'intuition que la reine allait jouer une scène d'attendrissement, et je savais qu'elle n'avait regretté ma mère qu'un seul jour. Mon coeur tout entier se révoltait à la seule pensée de l'obligation où j'allais me trouver de jouer, dans mon intérêt, un rôle dans cette scène combinée. Tout en traversant les appartements pour me rendre dans cette chambre à coucher où je suis entrée si souvent depuis, Mme d'Hénin, fort maladroitement, me répétait d'être bien aimable avec la reine, de ne pas être froide, que la reine serait très émue, etc., recommandations qui ne faisaient qu'accroître mon embarras.

Je me trouvai en présence de la reine sans savoir comment j'étais entrée. Elle m'embrassa et je lui baisai la main. Elle me fit asseoir à côté d'elle et m'adressa mille questions sur mon éducation, sur mes talents, etc.; mais, malgré l'effort prodigieux que je faisais, je restais sans voix pour répondre. Enfin, voyant de grosses larmes couler de mes yeux, mon embarras finit par l'apitoyer et elle causa avec mon oncle et Mme d'Hénin. Ma timidité laissa dans l'esprit de la reine une mauvaise impression qui ne s'est peut-être jamais effacée complètement. J'ai eu lieu de regretter vivement depuis que, m'ayant mal jugée sans doute alors, elle ne crut pas devoir mettre mon dévouement à l'épreuve, dans une circonstance où, ma jeunesse aidant, et j'ose dire grâce à mon courage, les destinées de la France auraient peut-être été changées.

V

Nous allâmes à Montfermeil vers le 8 ou 10 du mois de mai 1787. Comme il était d'étiquette que le futur ne couchât pas sous le même toit que la demoiselle qu'il allait épouser, M. de Gouvernet venait tous les jours de Paris pour dîner, et il restait jusqu'après souper. La veille du 21 mai, il coucha au château de Montfermeil, que ses aimables maîtres avaient mis à la disposition de mes parents. Plusieurs hommes y trouvèrent asile, et les femmes furent établies dans les appartements de la charmante maison[35] de ma grand'mère. On m'installa moi-même dans un délicieux appartement, parfaitement meublé, tapissé d'un superbe tissu ou toile de coton de l'Inde, fond chamois, parsemé d'arbres et de branchages chargés de fleurs, de fruits et d'oiseaux, le tout doublé d'une belle étoffe de soie verte.

On y avait réuni dans de vastes armoires, le beau trousseau que m'avait offert ma grand'mère et dont le prix s'élevait à 45.000 francs. Il n'était composé que de linge, de dentelles et de robes de mousseline. Il n'y avait pas une seule robe de soie. La corbeille, que m'avait donnée M. de Gouvernet, comprenait des bijoux, des rubans en pièces, des fleurs, des plumes, des gants, des blondes, des étoffes—on ne portait pas alors de shawls[36]—plusieurs chapeaux et bonnets habillés, des mantelets en gaze noire ou blanche ornés de blonde.

Mme d'Hénin m'avait fait cadeau d'une charmante table à thé garnie d'un service: théière, sucrier, etc., en vermeil, avec toute la porcelaine venant de Sèvres. C'est l'objet qui m'a causé le plus de plaisir. Il avait, je crois, coûté 6.000 francs. M. l'abbé de Gouvernet, oncle de M. de Gouvernet, m'offrit un beau nécessaire de voyage qui avait sa place dans ma voiture de campagne; mon grand-père[37], une belle paire de boucles d'oreilles de 10.000 francs.

En arrivant dans ce joli appartement, je trouvai une charmante table jardinière au milieu de ma chambre, contenant les plantes les plus rares, et des vases remplis de fleurs. Dans le petit cabinet à côté, où je me tenais habituellement, on avait placé une petite bibliothèque garnie de livres anglais, entre autres la jolie collection in-18 des poètes anglais en 70 volumes, et de livres italiens. De belles gravures anglaises bien encadrées ornaient le reste du cabinet. Tout cela venait de M. de Gouvernet, et je lui en témoignai une vive reconnaissance.

Je ne raconte toute cette splendeur et toute cette élégance que pour faire contraste avec la suite de mon récit. Si j'ai montré quelque résignation dans la mauvaise fortune, ce n'est pas en effet que je n'eusse connu et apprécié tout le prix de la vie à laquelle j'étais destinée. J'avais tous les goûts qui résultaient de la certitude d'avoir une belle fortune. Cependant mon imagination se portait souvent vers le malheur et la ruine, et si, à cette époque, j'avais écrit un roman, la vie de mon héroïne aurait été traversée de beaucoup des événements qui se sont réalisés ensuite dans la mienne.

CHAPITRE VI

I. Un mariage dans la haute société à la fin du XVIIIe siècle.—La bénédiction nuptiale.—Les noeuds d'épée, les dragonnes, les glands pour chapeaux d'évêque, les éventails.—La toilette de la mariée.—Les tables des domestiques et des paysans.—II. Présentation à la reine.—Répétition chez le maître à danser.—Toilette de présentation.—Les accolades.—Heureuse absence du duc d'Orléans.—III. La cour du dimanche.—Un shake hands[38].—Les petites jalousies de femme de la reine.—Portrait du roi.—Le cortège pour la messe.—L'art de marcher à Versailles.—La messe.—Les traîneuses.—Le dîner royal.—Les tabourets.—Les audiences des princes et des princesses.—Le jeu du roi.—La quête pour les pauvres.—L'esprit de mécontentement à cette époque.—IV. Mauvaise humeur de Mme de Rothe à propos des divertissements de sa petite-fille.—Son attitude hostile.—Bruits de guerre en Hollande.

I

Je voudrais pouvoir peindre les moeurs du temps de ma jeunesse, dont beaucoup de détails s'effacent dans mon souvenir, et, à l'occasion de ce mariage dans la haute société, présenter ces personnages, hommes et femmes, graves et pourtant aimables, gracieux, conservant l'envie de plaire sous leurs cheveux blancs, chacun selon la place qu'il occupait dans le monde.

Le jour de mon mariage, on se réunit dans le salon à midi. La société se composait, de mon côté, de ma grand'mère[39], de mon grand-oncle[40], de ma tante lady Jerningham, de son mari[41], de sa fille[42] et de son fils aîné[43], maintenant lord Stafford; de MM. Sheldon, de leur frère aîné, M. Constable, mon premier témoin, et du chevalier Jerningham[44], ami de mère et le mien, mon second témoin. C'était toute ma famille. Les invités comprenaient tous les ministres, l'archevêque de Paris, celui de Toulouse, quelques évêques du Languedoc présents à Paris; M. de Lally-Tollendal, dont je parlerai plus loin, et plusieurs autres personnes dont je ne me rappelle pas les noms.

La famille de M. de Gouvernet se composait de son père et de sa mère; de son oncle, l'abbé de Gouvernet, chanoine du chapitre noble de Mâcon; de sa soeur, la marquise de Lameth, de son mari et des frères[45] de celui-ci; de Mme d'Hénin, sa tante; de M. le chevalier de Coigny et de M. le comte de Valence, ses témoins; de la comtesse de Blot et de nombre d'autres personnages, en tout cinquante ou soixante personnes.

On traversa la cour pour aller à la chapelle. Je marchais la première, donnant la main à mon cousin, le jeune Jerningham. Ma grand'mère venait ensuite avec M. de Gouvernet, et le reste suivait, je ne sais comment. On trouva à l'autel mon oncle et monseigneur l'archevêque de Paris, M. de Juigné. Le curé de Montfermeil, M. de Riencourt, bon gentilhomme de Picardie, dit une messe basse, et mon oncle, avec la permission de l'archevêque de Paris qui l'assistait, nous donna la bénédiction nuptiale, après avoir prononcé un très joli discours, débité de cette belle voix vibrante qui allait au coeur. Le poêle fut tenu par le jeune Alfred de Lameth[46], âgé de sept ans, et par mon cousin Jerningham, qui en avait seize, et à qui je donnai une belle épée en rentrant au salon.

Toutes les femmes m'embrassèrent par ordre de parenté et d'âge. Après quoi un valet de chambre apporta une grande corbeille remplie de noeuds d'épée, de dragonnes, d'éventails et de cordons de chapeaux d'évêque, verts et or, destinés à être distribués aux assistants. Cet usage était fort dispendieux. Les noeuds d'épée, faits des plus beaux rubans, coûtaient 25 ou 30 francs pièce; les dragonnes militaires en or, ainsi que les cordons de chapeaux d'évêque auxquels on joignait les glands de ceinture, 50 francs, et les éventails des femmes, de différents prix, de 25 à 100 francs.

N'omettons pas la toilette de la mariée. Elle était fort simple. J'avais une robe de crêpe blanc ornée d'une belle garniture de point de Bruxelles et les barbes pendantes—on portait alors un bonnet et pas de voile;—un bouquet de fleurs d'oranger sur la tête et un autre au côté. Pour le dîner, je mis une belle toque, rehaussée de plumes blanches, et sur laquelle était attaché le bouquet de fleurs d'oranger.

On causa, on s'ennuya, jusqu'au dîner, qui eut lieu à 4 heures. On alla ensuite faire le tour des tables dressées dans la cour pour les gens et les paysans. Il y en avait une de cent couverts pour les gens de livrée, et la diversité de couleur des habits et des galons offrait un effet très pittoresque. Les paysans et les ouvriers, une table leur avait été aussi réservée, burent de bon coeur à ma santé. J'étais fort populaire parmi ces gens; tous me témoignaient beaucoup de confiance. Plusieurs m'avaient vue naître. Je m'étais dans maintes circonstances occupée de leurs intérêts, de leurs désirs; bien des fois j'avais excusé leurs fautes, ou adouci ma grand'mère dans ses mécontentements qui étaient fréquents et souvent injustes. Ils me souhaitèrent du bonheur dans l'union que je venais de contracter. Leurs voeux me touchèrent plus que les compliments du salon. Dans la soirée, un joli concert termina la journée.

II

Le lendemain, la plupart des convives de la veille nous quittèrent. J'avais pris un élégant petit deuil, ayant encore un mois à porter celui de Mme de Monconseil. Mme d'Hénin nous fit part du désir de la reine que ma présentation eût lieu le dimanche suivant. Je m'étais mariée un lundi, et ce fut le mardi que ma tante prévint ma grand'mère qui n'avait pas été consultée. Mme d'Hénin ajouta que je devais l'accompagner à Paris le jeudi matin pour prendre deux leçons de révérences de mon maître à danser, essayer mon habit de présentation et aller voir Mme la marquise de La Tour du Pin[47] qui, seule de son nom, ma belle-mère n'allant, plus à la Cour, devait me présenter.

Ma grand'mère reçut cette notification, qui n'admettait pas d'observation, avec un air fort courroucé. Elle comprit que son empire était fini, que je lui échappais sans retour. Elle frémit de rage à la pensée que la reine allait désormais disposer de moi, et que Mme d'Hénin de son côté, appelée à me mener dans le monde, déciderait de ma conduite. Elle n'osa pas, toutefois, témoigner son mécontentement; elle se contint devant les personnes de ma nouvelle famille, mais il me fut aisé de voir quels orages s'amoncelaient contre moi. Aussi, pendant toute cette journée, évitai-je de me trouver seule avec elle.

Je partis donc le lendemain pour Paris en compagnie de ma tante, Mme d'Hénin, et je passai les deux matinées suivantes avec M. Huart, mon maître à danser. On ne saurait rien imaginer de plus ridicule que cette, répétition de la présentation. M. Huart, gros homme, coiffé admirablement et poudré à blanc, avec un jupon bouffant, représentait la reine et se tenait debout au fond du salon. Il me dictait ce que je devais faire, tantôt personnifiant la dame qui me présentait, tantôt retournant à la place de la reine pour figurer le moment où, ôtant mon gant et m'inclinant pour baiser le bas de sa robe, elle faisait le mouvement de m'en empêcher. Rien n'était oublié ou négligé dans cette répétition qui se renouvela pendant trois ou quatre heures de suite. J'avais un grand habit, le grand panier, le bas et le haut du corps, vêtus d'une robe du matin, et les cheveux simplement relevés. C'était une véritable comédie.

Le dimanche matin, après la messe, ma présentation eut lieu J'étais en grand corps, c'est-à-dire avec un corset fait exprès, sans épaulettes, lacé par derrière, mais assez étroit pour que la laçure, large de quatre doigts par en bas, laissât voir une chemise de la plus fine batiste à travers laquelle on aurait aisément distingué une peau qui n'eût pas été blanche. Cette chemise avait des manches de trois doigts de haut seulement, pas d'épaulettes, de manière à laisser l'épaule nue. La naissance du bras était recouverte de trois ou quatre rangs de blonde ou de dentelle tombant jusqu'au coude. La gorge était entièrement découverte. Sept ou huit rangs de gros diamants que la reine avait voulu me prêter cachaient en partie la mienne. Le devant du corset était comme lacé par des rangs de diamants. J'en avais encore sur la tête une quantité, soit en épis, soit en aigrettes.

Grâce aux bonnes leçons de M. Huart, je me tirai fort bien de mes trois révérences. J'ôtai et je remis mon gant sans trop de gaucherie. J'allai ensuite recevoir l'accolade du roi et des princes, ses frères[48], de M. le duc de Penthièvre[49], de MM. les princes de Condé, de Bourbon[50] et d'Enghien[51]. Par un bonheur dont j'ai mille fois remercié le ciel, M. le duc d'Orléans n'était pas à Versailles le jour de ma présentation, et j'ai évité ainsi d'être embrassée par ce monstre. Souvent depuis cependant je l'ai vu, et même chez lui, aux soupers du Palais-Royal.

C'était une journée fort embarrassante et fatigante que celle de la présentation. On était sûre d'attirer les regards de toute la Cour, de passer à l'examen de toutes les malveillances. On devenait le sujet de toutes les conversations de la journée, et quand on retournait le soir au jeu, à 7 heures ou à 9 heures, mon souvenir est incertain quant à l'heure exacte, tous les yeux se fixaient sur vous.

Mon habit de présentation était très beau: tout blanc, à cause de mon petit deuil, garni seulement de quelques belles pierres de jaïet mêlées aux diamants que la reine m'avait prêtés; la jupe entièrement brodée en perles et en argent.

Le dimanche suivant, je retournai à Versailles, encore en deuil, et dès lors j'y allai presque tous les huit jours avec ma tante. Bien que la reine eût décidé que j'exercerais au bout de deux ans seulement ma place de dame du palais, j'étais dès lors considérée comme telle. J'entrais donc désormais dans sa chambre avec le service, le dimanche.

III

Il est peut-être intéressant de décrire le cérémonial de la cour du dimanche où brillait alors la malheureuse reine, car les étiquettes étant changées, ces détails sont entrés dans le domaine de l'histoire. Les femmes se rendaient, quelques minutes avant midi, dans le salon qui précédait la chambre de la reine. On ne s'asseyait pas, à l'exception des dames âgées, fort respectées alors, et des jeunes femmes soupçonnées d'être grosses. Il y avait toujours au moins quarante personnes, et souvent beaucoup plus. Quelquefois nous étions très pressées les unes contre les autres, à cause de ces grands paniers qui tenaient beaucoup de place. Ordinairement, Mme la princesse de Lamballe, surintendante de la maison, arrivait et entrait immédiatement dans la chambre à coucher où la reine faisait sa toilette. Le plus souvent elle était arrivée avant que Sa Majesté la commençât. Mme la princesse de Chimay, belle-soeur de ma tante d'Hénin, et Mme la comtesse d'Ossun, l'une dame d'honneur et l'autre dame d'atours, étaient aussi entrées dans la chambre. Au bout de quelques minutes, un huissier s'avançait à la porte de la chambre et appelait à haute voix: «Le service!» Alors les dames du palais de semaine, au nombre de quatre, celles venues pour faire leur cour dans l'intervalle de leurs semaines, ce qui était de coutume constante, et les jeunes dames appelées à faire, plus tard partie du service du palais, comme la comtesse de Maillé, née Fitz-James, la comtesse Mathieu de Montmorency et moi, entraient également. Aussitôt que la reine nous avait dit bonjour à toutes individuellement avec beaucoup de grâce et de bienveillance, on ouvrait la porte, et tout le monde était introduit. On se rangeait à droite et à gauche de l'appartement, de manière que la porte restât libre et qu'il n'y eût personne dans le milieu de la chambre. Bien des fois, quand il y avait beaucoup de dames, on était sur deux ou trois rangs. Mais les premières arrivées se retiraient adroitement vers la porte du salon de jeu, par où la reine devait passer pour aller à la messe. Dans ce salon étaient admis souvent quelques hommes privilégiés, déjà reçus en audience particulière auparavant ou qui présentaient des étrangers.

Ce fut ainsi qu'un jour la reine, s'étant retournée à l'improviste pour dire un mot à quelqu'un, me vit, dans le coin de la porte, donnant un shake hands[52] au duc de Dorset, ambassadeur d'Angleterre. Elle ne connaissait pas ce signe de bienveillance anglais, qui la fit beaucoup rire; et comme les plaisanteries ne meurent pas à la cour, elle n'a jamais cessé de répéter au duc, quand nous étions là tous les deux, ce qui arrivait très souvent: «Avez-vous bien shake hands avec Mme de Gouvernet?»

Cette malheureuse princesse conservait encore alors quelques petites jalousies de femme. Elle avait un très beau teint et beaucoup d'éclat, et se montrait un peu jalouse de celles des jeunes femmes qui apportaient au grand jour de midi un teint de dix-sept ans, plus éclatant que le sien. Le mien était du nombre. Un jour, en passant dans la porte, la duchesse de Duras, qui me protégeait beaucoup, me dit à l'oreille: «Ne vous mettez pas en face des fenêtres.» Je compris la recommandation, et me le tint pour dit à l'avenir. Ce qui n'empêchait pas la reine de m'adresser quelquefois des mots presque piquants sur mon goût pour les couleurs brillantes, et pour les coquelicots et les scabieuses brunes que je portais souvent. Cependant elle se montrait généralement très aimable à mon égard, et me faisait de ces compliments à brûle-pourpoint que les princes ont l'habitude de lancer aux jeunes personnes d'un bout de la chambre à l'autre, de manière à les faire rougir jusqu'au blanc des yeux.

Continuons notre détail sur l'audience du dimanche matin. Elle se prolongeait jusqu'à midi quarante minutes. La porte s'ouvrait alors et l'huissier annonçait: «Le roi!» La reine, toujours vêtue d'un habit de cour, s'avançait vers lui avec un air charmant, bienveillant et respectueux. Le roi faisait des signes de tête à droite et à gauche, parlait à quelques femmes qu'il connaissait, mais jamais aux jeunes. Il avait la vue si basse qu'il ne reconnaissait personne à trois pas. C'était un gros homme, de cinq pieds six à sept pouces de taille, avec les épaules hautes, ayant la plus mauvaise tournure qu'on pût voir, l'air d'un paysan marchant en se dandinant à la suite de sa charrue, rien de hautain ni de royal dans le maintien. Toujours embarrassé de son épée, ne sachant que faire de son chapeau, il était très magnifique dans ses habits, dont à vrai dire il ne s'occupait guère, car il prenait celui qu'on lui donnait sans seulement le regarder. Le sien était toujours en étoffe de saison, très brodé, orné de l'étoile du Saint-Esprit en diamants. Il ne portait pas le cordon par-dessus l'habit, excepté le jour de sa fête, les jours de gala et de grande cérémonie.

À une heure moins un quart, on se mettait en mouvement pour aller à la messe. Le premier gentilhomme de la chambre d'année, le capitaine des gardes de quartier et plusieurs autres officiers des gardes ou grandes charges prenaient les devants, le capitaine des gardes le plus près du roi. Puis venaient le roi et la reine marchant l'un à côté de l'autre, et assez lentement pour dire un mot en passant aux nombreux courtisans qui faisaient la haie tout le long de la galerie. Souvent la reine parlait à des étrangères qui lui avaient été présentées en particulier, à des artistes, à des gens de lettres. Un signe de tête ou un sourire gracieux était compté et ménagé avec discernement. Derrière, venaient les dames selon leur rang. Les jeunes cherchaient à se placer aux ailes du bataillon, car on était quatre ou cinq de front, et celles d'entre elles qu'on disait être à la mode et dont j'avais l'honneur de faire partie, prenaient grand soin de marcher assez près de la haie pour recueillir les jolies choses qui leur étaient adressées bien bas au passage.

C'était un grand art que de savoir marcher dans ce vaste appartement sans accrocher la longue queue de la robe de la dame qui vous précédait. Il ne fallait pas lever les pieds une seule fois, mais les glisser sur le parquet, toujours très luisant, jusqu'à ce qu'on eût traversé le salon d'Hercule. Après quoi on jetait son bas de robe sur un côté de son panier, et, après avoir été vue de son laquais qui attendait avec un grand sac de velours rouge crépines d'or, on se précipitait dans les travées de droite et de gauche de la chapelle, de manière à tâcher d'être le plus près possible de la tribune où étaient le roi, la reine, et les princesses qui les avaient rejoints, soit à la chapelle, soit dans le salon de jeu. Mme Elisabeth[53] était toujours là, et quelquefois Madame[54]. Votre laquais déposait le sac devant vous; on prenait son livre dans lequel on ne lisait guère, car avant qu'on ne se fût placé, qu'on eût rangé la queue de sa robe et qu'on eût fouillé dans cet immense sac, la messe était déjà à l'Évangile.

Celle-ci finie, la reine faisait une profonde révérence au roi et l'on se remettait en marche dans l'ordre même où l'on était venu. Seulement le roi ou la reine s'arrêtaient alors plus longtemps à parler à quelques personnes. On retournait dans la chambre de la reine, et les habituées restaient dans le salon de jeu, en attendant qu'on passât au dîner, ce qui arrivait quand le roi et la reine s'étaient entretenus pendant un quart d'heure avec les dames venues de Paris. Nous autres, jeunes impertinentes, nous nommions ces dernières les traîneuses, parce qu'elles avaient les jupes de leurs grands habits plus longues et qu'on ne leur voyait pas la cheville du pied.

On servait le dîner dans le premier salon, où se trouvaient une petite table rectangulaire avec deux couverts, et deux grands fauteuils verts placés l'un à côté de l'autre, se touchant, et dont les dos étaient assez hauts pour cacher entièrement les personnes qui les occupaient. La nappe tombait à terre tout autour de la table. La reine se mettait à la gauche du roi. Ils tournaient le dos à la cheminée, et en avant à dix pieds étaient placés, disposés en cercle, une rangée de tabourets sur lesquels s'asseyaient les duchesses, princesses ou grandes charges ayant le privilège du tabouret. Derrière elles se tenaient les autres femmes, le visage tourné vers le roi et la reine. Le roi mangeait de bon appétit, mais la reine n'ôtait pas ses gants et ne déployait pas sa serviette, en quoi elle avait grand tort. Lorsque le roi avait bu, on s'en allait après avoir fait la révérence. Aucune obligation ne retenait plus les dames venues pour faire leur cour.

Beaucoup de personnes qui, sans être présentées, étaient pourtant connues du roi et de la reine, et pour lesquelles Leurs Majestés étaient fort affables, restaient jusqu'à la fin du dîner. Il en était de même ordinairement pour les hommes de la maison du roi.

Alors commença une véritable course pour aller faire sa cour aux princes et aux princesses de la famille royale, qui dînaient beaucoup plus tard. C'était à qui arriverait le plus vite. On allait chez Monsieur[55]—depuis Louis XVIII,—chez M. le comte d'Artois, chez Mme Elisabeth, chez Mesdames[56], tantes du roi, et même chez le petit dauphin[57], quand il eut son gouverneur, le duc d'Harcourt. Ces visites duraient chacune trois ou quatre minutes seulement, car les salons des princes étaient si petits qu'ils se trouvaient dans la nécessité de congédier les premières venues pour faire place aux autres.

L'audience de M. le comte d'Artois était celle qui plaisait le plus aux jeunes femmes! Il était jeune lui-même, et avait cette charmante tournure qu'il a conservée toute sa vie. On tenait beaucoup à lui plaire, car c'était un brevet de célébrité. Il était sur un ton de familiarité avec ma tante, et l'appelait chère princesse quand elle entrait.

On regagnait ses appartements assez fatiguée, et comme on devait aller le soir au jeu, à 7 heures, on se tenait tranquille dans sa chambre pour ne pas déranger sa coiffure, surtout quand on avait été coiffée par Léonard, le plus fameux des coiffeurs. Le dîner chez soi avait lieu à 3 heures. C'était à cette époque l'heure élégante. On causait après dîner jusqu'à 6 heures, et quelques hommes intimes venaient vous raconter les nouvelles, les caquets ou les intrigues appris par eux dans la matinée. Puis on remettait le grand habit, et on retournait dans le même salon du palais où on s'était tenu le matin. Mais on y trouvait alors également des hommes.

Il fallait être arrivé avant que 7 heures n'eussent sonné, car la reine entrait avant que le timbre de la pendule ne frappât. Elle trouvait près de sa porte un des deux curés de Versailles qui lui remettait une bourse, et elle faisait la quête à chacun, hommes et femmes, en disant: Pour les pauvres, s'il vous plaît. Les femmes avaient chacune leur écu de six francs dans la main et les hommes leur louis. La reine percevait ce petit impôt charitable suivie du curé, qui rapportait souvent jusqu'à cent louis à ses pauvres, et jamais moins de cinquante.

J'ai entendu souvent des jeunes gens, parmi les plus dépensiers, se plaindre indécemment d'être forcés à cette charité, tandis qu'ils ne regardaient pas à risquer au jeu une somme cent fois plus forte ou à dépenser le matin inutilement bien davantage.

Mais il était de bon ton de se plaindre de tout. On était ennuyé, fatigué d'aller faire sa cour. Les officiers des gardes du corps de quartier, qui logeaient tous au château, se lamentaient de l'obligation d'être toute la journée en uniforme. Les dames du palais de semaine ne pouvaient se passer de venir souper à Paris deux ou trois fois dans les huit jours de leur service à Versailles. Il était du meilleur air de se plaindre des devoirs qu'on avait à remplir envers la cour, tout en profitant et en abusant même souvent des avantages que procuraient les places. Tous les liens se relâchaient, et c'étaient, hélas! les hautes classes qui donnaient l'exemple. Les évêques ne résidaient pas dans leurs diocèses et prenaient tous les prétextes pour venir à Paris. Les colonels, qui n'étaient astreints qu'à quatre mois de présence à leur régiment, n'y seraient pas restés cinq minutes de plus. Sans qu'on s'en fût rendu compte, un esprit de révolte régnait dans toutes les classes.

IV

M. le maréchal de Ségur, ministre de la guerre, qui avait assisté à mon mariage, accorda un mois de congé à mon mari. Aussi, au lieu de partir pour Saint-Omer, où son régiment tenait garnison, il resta avec moi à Montfermeil.

C'est là, qu'à l'occasion du goût que j'avais pour l'équitation et les équipages, il commença à voir clair dans le caractère de ma grand'mère. Mme de Montfermeil, que je voyais très souvent, me proposa de l'accompagner à cheval. Gomme elle avait un cheval très sage et que ceux de M. de Gouvernet étaient trop vifs, elle m'offrit de mettre le sien à ma disposition. En ayant parlé à ma grand'mère, celle-ci en montra beaucoup d'humeur, humeur qui se tourna en un vif mécontentement contre moi, quand elle sut que, devançant mes désirs, mon mari m'avait donné un charmant habit de cheval et qu'il souhaitait que je l'accompagnasse dans ses promenades. Mon oncle, de son côté, qui ne montait plus à cheval lui-même, s'était occupé de me faire dresser par son écuyer un superbe cheval gris acheté en Angleterre. Il me l'avait offert, ainsi qu'une jolie petite voiture, du modèle appelé aujourd'hui tilbury, et je conduisais moi-même cet attelage dans les belles allées de la forêt de Bondy. Ma cousine, Mme Sheldon, installée pour l'été chez nous, sortait habituellement en voiture avec moi. Nous allions parfois toutes deux, dans le tilbury, assister aux chasses de M. le marquis de Polignac, oncle du duc, qui avait à ses ordres l'équipage de M. le comte d'Artois et chassait au printemps dans la forêt basse.

Pendant le mois de congé que M. de Gouvernet passa à Montfermeil, il m'emmena souvent suivre les chasses à cheval. Tous ces amusements de jeunesse déplaisaient souverainement à ma grand'mère dont les dispositions s'aigrissaient chaque jour davantage. Je vis clairement qu'elle commençait à prendre pour M. de Gouvernet une de ces aversions, qui lui étaient propres, et je prévis que nous ne pourrions prolonger longtemps la vie commune.

Elle ne se sentait pas encore suffisamment à l'aise avec mon mari pour oser attaquer de front ceux qu'il aimait; mais, dès qu'il avait quitté la chambre, elle commençait à mal parler de ma tante d'Hénin et de toute sa société, dénonçait le désagrément d'avoir chez soi des jeunes gens quand on vieillissait, les ennuis qui en étaient la conséquence, se complaisait enfin dans une foule de propos pénibles et désobligeants. M. de la Tour du Pin, de son côté, me voyant toujours revenir dans ma chambre avec les yeux rouges, insistait pour connaître les motifs de mon trouble. Je refusais, autant que possible, de les lui expliquer, mais il ne fut pas longtemps sans les deviner. En interrogeant sa tante, qui avait été compagne de ma mère au palais, et plusieurs autres de ses contemporains, il connut bientôt l'attitude répréhensible envers sa fille, que le public reprochait à Mme de Rothe, et dont la reine avait parlé ouvertement. Il résolut dès lors de ne pas souffrir qu'elle en agît de même avec moi, et cette pensée une fois fixée dans son esprit, je vécus dans la crainte continuelle que, son extrême vivacité prenant le dessus, il n'éclatât dans quelque manifestation trop vive.

Il se contint cependant jusqu'au jour du retour à son régiment, qui eut lieu à la fin de juin. Je le vis partir avec un vif chagrin, et je restai à Montfermeil avec mes parents, en butte à la méchante humeur de ma grand'mère et dominée par la crainte de scènes journalières. Ainsi, lorsque ma tante m'écrivait de la rejoindre à Paris, pour raccompagner à Versailles ou me mener dans le monde, je ne savais comment m'y prendre pour annoncer que je devais m'absenter pendant deux ou trois jours. Après tant d'années, les petits détails de cet esclavage et de ce tourment perpétuel m'échappent. N'ayant pas conservé les lettres que j'écrivais à mon mari et que j'ai brûlées dans des circonstances que nous étions loin de prévoir alors, je me souviens seulement, dans leur ensemble, des chagrins dont j'étais abreuvée chaque jour et du désir que j'éprouvais de m'y dérober. Je prévoyais, en effet, que le caractère de ma grand'mère rendrait impossible notre séjour dans la maison de mon oncle. La tendresse que ce dernier me témoignait lui portait ombrage. Elle craignait aussi que mon mari, pour lequel l'archevêque avait conçu beaucoup de goût, ne prît de l'empire sur lui. Dès l'époque de mon mariage, elle résolut donc de s'établir de nouveau à Hautefontaine avec mon oncle pour le soustraire plus sûrement au danger des sentiments d'affection qui pourraient l'entraîner vers nous.

M. de la Tour du Pin vint passer huit jours à Montfermeil vers le milieu d'août, M. le maréchal de Ségur ayant consenti à cette escapade, à la condition qu'il ne se montrerait pas à Paris. Les colonels en garnison dans les Flandres étaient alors menacés de passer plusieurs mois de l'automne et de l'hiver à leurs régiments, à cause des troubles de la Hollande, dans lesquels il semblait que nous devions intervenir, ce qui eût été bien heureux. Mais l'indécision du roi et la faiblesse du gouvernement ne permirent pas de prendre un parti, qui aurait pu peut-être, en donnant un dérivatif à l'opinion, détourner le cours des idées révolutionnaires en germe dans les têtes françaises.

CHAPITRE VII

I. La guerre civile en Hollande.—La princesse d'Orange.—Faiblesse du gouvernement français.—Abandon définitif des patriotes par la France.—Fâcheuse impression produite sur l'opinion publique.—II. Mme de La Tour du Pin à Hénencourt.—Excursion à Lille.—Un curé contemporain de Mme de Maintenon.—Retour à Montfermeil.—Une méprise.—III. Chez Mme d'Hénin.—Le rigorisme.—Les loges de la reine dans les théâtres.—La société de Mme d'Hénin.—Mme Necker et Mme de Staël.—La secte des Économistes.—Mme d'Hénin.—M. d'Hénin et Mlle Raucourt.—L'indifférence générale d'alors pour les mauvaises moeurs.—Les princesses combinées.—La princesse de Poix.—Mme de Lauzun, plus tard duchesse de Biron; son mari, sa bibliothèque.—La princesse de Bouillon; un cul-de-jatte.—Le prince de Salm-Salm.—Le chevalier de Coigny.—IV. Mme de La Tour du Pin dans la société.—Mme de Montesson et le duc d'Orléans.—Rupture de Mme de La Tour du Pin avec sa famille.

I

N'écrivant pas l'histoire, je ne remonterai pas aux causes des dissensions qui avaient divisé en deux partis les Provinces-Unies des Pays-Bas: les partisans de la maison d'Orange-Nassau et les patriotes. Les premiers désiraient pour le stathouder, comme premier officier de la République, un pouvoir supérieur à celui qu'il avait à exercer; les seconds voulaient restreindre ce pouvoir et le renfermer dans les bornes imposées par les de Witt et les Barneveld.

Le stathouder[58] était un homme entièrement nul. Mais sa femme, nièce du grand Frédéric et soeur du roi de Prusse[59] qui lui avait succédé, était une princesse ambitieuse. Elle voulait mettre une couronne sur la tête de son mari et sur la sienne. L'aristocratie de la Gueldre et des provinces d'Over-Yssel et d'Utrecht voyait avec peine les richesses des négociants de la Hollande. La princesse d'Orange provoquait ou, tout au moins, soutenait ces mécontentements. Elle était assurée de l'appui de l'Angleterre et de la Prusse, et ne craignait guère l'intervention de la France, malgré l'opinion très prononcée de notre ambassadeur, le comte de Saint-Priest, qui ne cessait de demander à sa faible cour de soutenir le parti patriote, comme étant le parti conservateur. La princesse d'Orange, poussée par la Prusse, qui avait fait rassembler des troupes à Wesel, suscita une insurrection à Amsterdam et à La Haye. Le stathouder fut insulté par de prétendus patriotes, et ses partisans exercèrent des représailles. L'ambassade de France fut pillée, et M. de Saint-Priest se retira dans les Pays-Bas autrichiens. Les patriotes d'Amsterdam prirent alors les armes. Pour que les Prussiens eussent un prétexte d'intervenir, la princesse d'Orange simula une crainte qu'elle ne ressentait nullement, et partit de La Haye ouvertement pour se retirer sur le territoire prussien, à Wesel. Les patriotes eurent la maladresse de tomber dans le piège. La princesse, feignant d'ignorer qu'ils avaient leurs avant-postes sur la route d'Utrecht, prit cette route, dans l'espoir qu'elle serait arrêtée. Cette démarche audacieuse lui réussit au delà de ses espérances, tille fut prise et conduite prisonnière à Amsterdam. Aussitôt les orangistes coururent aux armes et appelèrent les Prussiens à leur secours. Ceux-ci marchèrent sur-le-champ et vinrent jusqu'à La Haye. Leur route fut marquée par l'incendie et le pillage de tout ce qui appartenait au parti patriote. C'est en vain que M. de Saint-Priest envoya courrier sur courrier à Versailles pour que son gouvernement fît entrer des troupes en Hollande et qu'il n'abandonnât pas le parti qu'il avait encouragé jusqu'alors; c'est inutilement que M. Esterhazy, appelé à commander le corps d'armée qu'on avait promis aux patriotes, vint à Versailles implorer l'appui de la reine. Rien ne put vaincre l'indécision du roi et la faiblesse de son ministère.

On lira la chose en longueur. M. Esterhazy, que la reine traitait en ami et nommait «mon frère», conservant l'espoir qu'elle parviendrait à obtenir l'intervention du gouvernement français en faveur de nos alliés, envoya M. de La Tour du Pin à Anvers pour convenir, avec M. de Saint-Priest, des dispositions à adopter si l'on faisait marcher des troupes.

Mais cet ambassadeur connaissait trop bien son gouvernement pour en rien attendre de généreux ou de décisif. Nous abandonnâmes donc indignement les patriotes hollandais à leur malheureux sort. On se contenta de rappeler la légation, ou seulement l'ambassadeur, en laissant un chargé d'affaires, qui fut autorisé à porter la cocarde orange, sous prétexte qu'il serait insulté s'il sortait de chez lui sans que lui ou ses gens en fussent décorés. M. d'Osmond, nommé ministre à La Haye, eut ordre de ne pas songer à rejoindre son poste.

Beaucoup de patriotes hollandais se retirèrent en France, où ils ne manquèrent pas de répandre leur juste mécontentement. Leurs plaintes furent accueillies avec intérêt par tous ceux qui, déjà mécontents du gouvernement, entrevoyaient l'espoir de l'améliorer. C'est ainsi que beaucoup de bons Français furent entraînés par le désir, très patriotique alors, de voir s'opérer des changements qui semblaient nécessaires à tous les hommes réfléchis et bien pensants.

II

Ma belle-soeur, Mme de Lameth, pour qui j'avais conçu la plus tendre amitié, avait été retenue à Paris, par la maladie de son fils cadet qui avait été à la mort, jusqu'au mois d'octobre 1787. Comme les colonels de la division de M. Esterhazy avaient ordre de rester à leurs régiments et que, par conséquent, M. de La Tour du Pin, subissant le même sort, ne pouvait revenir, ma belle-soeur me proposa, le 1er octobre, de l'accompagner à la campagne. Son frère pourrait alors nous y rejoindre, puisque son régiment était en garnison à Saint-Omer, à une petite journée d'Hénencourt, situé entre Amiens et Arras. La difficulté était de faire agréer ce voyage à ma grand'mère qui, depuis l'absence de mon mari, avait repris toute son autorité sur moi. Je ne trouvais pas le courage de me charger de la proposition, ma belle-soeur encore moins. Nous imaginâmes alors de faire adresser la demande par mon mari lui-même. Je guettai le moment où ma grand'mère recevrait la lettre, pensant bien qu'elle n'oserait refuser et déterminée à ne pas rester un moment après avoir obtenu son consentement, dans la crainte des scènes qui suivraient.

Au jour marqué, la lettre arriva, et ma grand'mère me demanda brusquement, sans préambule: «Quand partez-vous?» À quoi je répondis en tremblant que ma belle-soeur m'attendait. Nous partîmes effectivement ensemble, nos femmes de chambre dans ma voiture, Mme de Lameth, ses deux enfants et moi dans la sienne.

J'ai conservé le plus doux souvenir de ce voyage. Accoutumée à la contrainte dans laquelle le terrible caractère de ma grand'mère tenait tous les habitants de Montfermeil, il me sembla que mon existence s'était transformée lorsque je me vis entre mon mari et son aimable soeur. Ils étaient l'un et l'autre extrêmement gais et spirituels. Nous allâmes à Lille voir le marquis de Lameth, mon beau-frère, qui y était avec son régiment de la Couronne. Jamais je ne me suis autant amusée que pendant ce petit voyage. Je visitai avec mon mari tous les établissements militaires et publics. J'acquis beaucoup d'idées nouvelles, qui se fixèrent dans ma mémoire pour n'en plus sortir; et avec l'habitude que j'avais contractée en Languedoc, et que j'ai conservée depuis, de questionner les gens sur leur spécialité, je classai dans mon esprit tous les détails d'une ville de guerre, et bien d'autres connaissances sur l'agriculture du pays, la filature du lin, son emploi, etc., etc. Ma tête m'a toujours paru avoir de l'analogie avec la galerie où l'on garde, à Rome, les vingt mille nuances avec lesquelles se font les tableaux en mosaïque, et lorsque j'ai besoin d'un souvenir, je retrouve encore très bien, malgré mon grand âge, la case où je dois l'aller chercher.

Nous revînmes à Hénencourt où nous trouvâmes le bon curé, âgé de quatre-vingt-dix ans, qui demeurait au château. Il avait dit sa première messe devant Mme de Maintenon et se rappelait parfaitement tous les détails de Saint-Cyr. J'avais moi-même visité cet admirable établissement, dans mon enfance, avec Mme Élisabeth, qui avait la bonté de me prendre avec elle à la promenade ou à la chasse, lorsque j'étais avec ma mère à Versailles.

La permission de revenir à Paris ayant été donnée aux colonels, lorsqu'il fut décidé que la France abandonnait les patriotes hollandais à leur malheureux sort, nous reprîmes, mon mari et moi, la route de Montfermeil, ma belle-soeur devant rester à la campagne jusqu'au commencement de l'hiver. Il était alors d'usage élégant que les colonels voyageassent en redingote uniforme avec leurs deux épaulettes, et les femmes en très élégant habit de cheval, la jupe moins longue, cependant, que celle avec laquelle on montait à cheval. Il fallait que cet habillement, y compris le chapeau, arrivât de Londres, car la fureur des modes anglaises était alors poussée à l'excès. J'avais donc l'air aussi anglais que possible, ce qui fut cause d'une singulière méprise.

Ma femme de chambre était partie pour Paris dans une autre voiture, et notre courrier avait pris beaucoup d'avance. Nous voyagions, mon mari et moi, dans une jolie chaise de poste. Elle se brisa en face de l'avenue du parc d'une vieille Mme de Nantouillet, qui se promenait en voiture sur la grande route avec plusieurs autres dames jeunes et jolies. Comme nous sortions de notre voiture cassée, la vue de ce jeune colonel en compagnie d'une très jeune anglaise fit naître dans l'esprit de la bonne dame un soupçon fort injuste contre moi. Elle n'en offrit pas moins de nous mener au Bourget, situé à un quart de lieue seulement, et où nous dîmes qu'une voiture nous attendait. Quoiqu'elle n'en crût pas un mot, elle renvoya toutefois sa jeune société à pied au château pour nous conduire au Bourget dans sa voiture; mais, pendant le trajet, elle ne parla qu'à M. de La Tour du Pin, affectant de croire que je ne parlais pas français. Arrivée devant la poste, lorsqu'elle vit un beau landeau, attelé de six chevaux, avec des gens galonnés à la livrée de mon oncle l'archevêque, elle tomba dans des confusions qui me donnèrent une prodigieuse envie de rire. Je la remerciai de mon mieux; mais la pauvre dame ne put empêcher cette historiette de parvenir, par son fils, jusqu'à Versailles, où l'on avait encore le temps de penser aux choses plaisantes.

III

Bientôt après, je me trouvai grosse, ce qui nous empêcha d'accompagner mon oncle et ma grand'mère à Montpellier, comme nous nous l'étions promis, puis de revenir de là par Bordeaux et le Bouilh pour y voir mon beau-père. Il fut arrangé que pendant l'absence de mes parents, nous irions demeurer chez notre tante, Mme d'Hénin. Comme elle me menait dans le monde, cela était plus agréable et plus commode. Il n'était pas d'usage alors qu'une jeune femme parût seule dans le monde, la première année de son mariage. Lorsqu'on sortait le matin pour aller chez ses jeunes amies ou chez des marchands, on prenait une femme de chambre avec soi dans sa voiture. Certaines vieilles dames poussaient même le rigorisme jusqu'à blâmer qu'on allât, avec son mari, se promener aux Champs-Élysées ou aux Tuileries, et voulaient, dans ce cas, qu'on fût suivie d'un laquais en livrée. Mon mari trouvait la coutume insupportable, et nous ne nous sommes jamais soumis à cette étiquette.

Une fois établis chez ma tante, où nous nous trouvions bien plus heureux et plus tranquilles que chez ma grand'mère, nous allâmes presque chaque jour au spectacle. Il finissait alors d'assez bonne heure pour qu'on pût ensuite souper dehors. Ma tante et moi avions la permission d'occuper les loges de la reine. C'était une faveur qu'elle n'accordait qu'à six ou huit femmes des plus jeunes de son palais. Elle en avait à l'Opéra, à la Comédie-Française et au théâtre alors nommé la Comédie-Italienne, où l'on jouait l'opéra-comique en français. Nous n'avions qu'à lire le Journal de Paris pour décider de notre choix entre les différents théâtres.

Ces loges, toutes trois aux premières d'avant-scène, étaient meublées comme des salons très élégants. Un grand cabinet, bien chauffé et éclairé, les précédait. On y trouvait une toilette toute montée, garnie des objets nécessaires pour refaire sa coiffure si elle était dérangée, une table à écrire, etc. Un escalier communiquait avec une antichambre où restaient les gens. À l'entrée se tenait un portier à la livrée du roi. On n'attendait pas un moment sa voiture. Le plus souvent on arrivait à la Comédie-Italienne pour la première pièce, qui était toujours la meilleure, et à l'Opéra pour le ballet. Je ne rapporte ces détails assez futiles que pour établir leur contraste avec ma position actuelle, alors qu'à l'âge de soixante et onze ans je suis obligée de me refuser une mauvaise chaise à porteur de quarante sols pour aller le dimanche à la messe quand il pleut.

Puisque me voici établie chez ma tante, c'est le moment de parler de sa société, la plus élégante et considérée de Paris, et par laquelle je fus adoptée dès mon premier hiver dans le monde. Elle se composait de quatre femmes très distinguées, liées ensemble dès leur jeunesse par une amitié qui, à leurs yeux, représentait comme une sorte de religion, peut-être, hélas! la seule qu'elles eussent. Elles se soutenaient, se défendaient les unes les autres, adoptaient leurs liaisons mutuelles, les opinions, les goûts, les idées de chacune; protégeaient, envers et contre tous, les jeunes femmes qui se liaient à quelqu'une d'entre elles. Considérables par leurs existences et leur rang dans le monde, Mme d'Hénin, la princesse de Poix, née Beauvau; la duchesse de Biron, qui venait de perdre sa grand'mère, la maréchale de Luxembourg, et la princesse de Bouillon, née princesse de Hesse-Rothenbourg, étaient ce qu'on nommait alors des esprits forts, des philosophes. Voltaire, Rousseau, d'Alembert, Condorcet, Suard, etc., ne faisaient pas partie de cette société, mais leurs principes et leurs idées étaient acceptés avec empressement, et plusieurs hommes, amis de ces dames, fréquentaient ce cénacle de gens de lettres, à cette époque complètement séparé de la haute classe des gens de la cour.

Le ministère de M. Necker fut ce qui contribua le plus à mêler les classes diverses qui s'étaient tenues éloignées l'une de l'autre jusqu'alors. Mme Necker, Genevoise pédante et prétentieuse, amena au contrôle général, quand elle s'y établit avec son mari, tous les admirateurs de son esprit et… de son cuisinier. Mme de Staël, sa fille, appelée par son rang d'ambassadrice à vivre dans la société de la cour, attira de son côté chez M. Necker toutes les personnes ayant des prétentions à l'esprit. Ma tante et ses amies furent du nombre. M. le maréchal de Beauvau, père de Mme de Poix, était ami de M. Necker. Sa femme était un des grands juges de la société de Paris, il fallait en être reçue et approuvée pour acquérir quelque distinction. Elle attirait chez elle, tout en les protégeant avec assez de hauteur, toute la tourbe des anciens partisans de M. Turgot, qu'on nommait la secte des Économistes.

Mais revenons à ma tante. Mme d'Hénin avait trente-huit ans lorsque je me mariai. Elle avait épousé, à quinze ans, le prince d'Hénin, frère cadet du prince de Chimay, qui n'en avait que dix-sept. On les admira comme le plus beau couple qui eût jamais paru à la cour. Mme d'Hénin eut la petite vérole la seconde année de son mariage, et cette maladie, dont on ne connaissait pas bien alors le traitement, laissa sur son visage une humeur qui ne se guérit jamais.

Cependant elle était encore très belle lorsque je la connus, avait de beaux cheveux, des yeux charmants, des dents comme des perles, une taille superbe, l'air supérieurement noble. Son contrat de mariage avait établi le régime de la séparation de biens, et jusqu'à la mort de sa mère elle vécut avec elle. M. d'Hénin, tout en ayant un appartement dans la maison de Mme de Monconseil, et quoiqu'il ne fût pas séparé juridiquement de sa femme, vivait néanmoins de son côté, comme cela se voyait trop souvent à la honte des bonnes moeurs, avec une actrice de la Comédie-Française, Mlle Raucourt, qui le ruinait.

La cour justifiait par son indifférence ces sortes de liaisons. On en riait, comme d'une chose toute simple. La première fois que j'allai à Longchamp avec ma tante, nous croisâmes plusieurs fois, dans la file des voitures, celle de cette actrice, absolument semblable à la voiture dans laquelle nous étions nous-mêmes. Chevaux, harnais, habillement des gens, tout était si parfaitement pareil, qu'il semblait que nous nous vissions passer dans un miroir. Lorsque la société est assez corrompue pour que tout paraisse naturel et qu'on ne se choque plus de rien, comment s'étonner des excès auxquels les basses classes, ayant de si mauvais exemples devant les yeux, ont pu se porter. Le peuple n'a pas de nuances dans ses sentiments, et dès qu'on lui donne sujet à mépriser et à haïr ce qui est au-dessus de lui, c'est sans se réfréner qu'il se livre à ses impressions.

Les femmes de la haute société se distinguaient par l'audace avec laquelle elles affichaient leurs amours. Ces intrigues étaient connues presque aussitôt que formées, et quand elles étaient durables, elles acquéraient une sorte de considération. Dans la société des princesses combinées, comme on les appelait, il y avait pourtant des exceptions à ces coutumes blâmables. Mme de Poix, contrefaite, boiteuse, impotente une grande partie de l'année, n'avait jamais été accusée d'aucune intrigue. Elle avait encore, lorsque je la connus, un charmant visage, quoique âgée de quarante ans. C'était la plus aimable personne du monde.

Mme de Lauzun, nommée ensuite la duchesse de Biron quand mourut le maréchal de ce nom, mon respectable adorateur, était un ange de douceur et de bonté. Après la mort de la maréchale de Luxembourg, sa grand'mère, avec qui elle demeurait, et qui tenait la plus grande maison de Paris, elle avait acheté un hôtel rue de Bourbon, donnant sur la rivière, et l'avait arrangé avec une simple élégance, proportionnée à sa belle fortune aussi bien qu'à la modestie de son caractère. Elle y habitait seule, car son mari, à l'exemple de M. d'Hénin, vivait avec une actrice de la Comédie-Française. Depuis la mort de ma mère, dont l'amitié et l'heureuse influence le retenaient dans la bonne compagnie, il s'était mêlé aux habitués du duc d'Orléans—Égalité—qui corrompait tout ce qui l'approchait.

La duchesse de Lauzun avait une bibliothèque très curieuse et beaucoup de manuscrits de Rousseau, entre autres celui de La Nouvelle Héloïse, tout entier écrit de sa main, ainsi qu'une quantité de lettres et de billets de lui à Mme de Luxembourg. Je me rappelle particulièrement la lettre qu'il lui écrivit pour expliquer l'envoi de ses enfants aux Enfants trouvés et pour justifier une si inconcevable résolution. Les sophismes qu'il produit à l'appui de cette action barbare, sont mêlés aux phrases les plus sensibles et les plus compatissantes sur le malheur que Mme de Luxembourg venait d'éprouver en perdant… son chien. Je crois que tous ces manuscrits précieux, ainsi que toutes les éditions rares de cette collection, ont été portés à la Bibliothèque du roi, après la mort funeste de Mme de Biron.

Mme la princesse de Bouillon avait été mariée très jeune au dernier duc de Bouillon, qui était imbécile et cul-de-jatte. Elle vivait avec lui à l'hôtel de Bouillon, sur le quai Malaquais. On ne le voyait jamais, comme de raison, et il restait toujours dans son appartement, en compagnie des personnes qui le soignaient. Cependant on l'apportait tous les jours pour dîner avec sa femme, et j'ai vu quelquefois leurs deux couverts mis en face l'un de l'autre. Grâce au ciel, je n'ai jamais eu le malheur de rencontrer ce paquet humain informe porté sur les bras de ses gens. L'été, il s'installait chez lui, à Navarre, dans ce beau lieu qui a appartenu depuis à l'impératrice Joséphine. Mais Mme de Bouillon, je crois, y allait peu ou point.

C'était une personne de prodigieusement d'esprit et d'agrément, et, à mon gré, ce que j'ai connu de plus distingué. À aucun moment elle n'avait été jolie. Elle était d'une excessive maigreur, presque un squelette, avait le visage allemand, plat, avec un nez retroussé, de vilaines dents, des cheveux jaunes. Grande et dégingandée, elle se blottissait dans le coin d'un canapé, retroussait ses jambes sous elle, croisait ses longs bras décharnés sous son mantelet, et de cet assemblage d'ossements sans chair il sortait tant d'esprit, des idées si originales, une conversation si amusante, que l'on était entraîné et enchanté. Sa bonté pour moi était fort grande, ce dont je me sentais très fière. Elle permettait à mes dix-huit ans d'aller écouter ses quarante ans, comme si nous eussions été du même âge. Le grand intérêt que je prenais à sa conversation lui plaisait. Elle disait à ma tante: «La petite Gouvernet est venue s'amuser de moi ce matin.» Je n'ignorais pas qu'à 2 heures moins un quart il fallait se sauver, de peur de rencontrer son cul-de-jatte, chose qui l'aurait désespérée, car depuis vingt ans et plus qu'elle avait ce spectacle sous les yeux, elle n'y était pas encore accoutumée.

Pourtant cette laide et spirituelle princesse avait eu un ou plusieurs amants. Elle élevait même une petite fille, qui lui ressemblait à frapper, ainsi qu'au prince Emmanuel de Salm-Salm. Celui-ci passait pour l'amant qu'elle avait adopté pour la vie, mais certes il était alors seulement son ami. Homme de grande taille, aussi maigre que sa maîtresse, il m'a toujours paru insipide. On le disait instruit. Je le veux croire, mais il enfouissait ses trésors, et l'on ne se rappelait jamais rien de sa conversation.

Le chevalier de Coigny, frère du duc[60] premier écuyer du roi, était reconnu, jusqu'à mon mariage, pour être l'amant de ma tante, ou du moins il en avait la réputation. À supposer même qu'il l'eût jamais été, il y avait assurément bien longtemps que le titre seul lui en restait, car un autre attachement le liait alors à Mme de Monsauge, veuve d'un fermier général, et mère de la charmante comtesse Étienne de Durfort. Il l'a épousée depuis.

J'aimais beaucoup ce gros chevalier, de nature gaie et aimable. Comme il avait cinquante ans, je causais avec lui le plus que je pouvais. Il me disait mille anecdotes que je retenais et qui amuseraient peut-être si je les racontais. Destinée à vivre dans le plus grand monde et à la cour, j'écoutais ses récits avec intérêt, car la connaissance des temps passés m'était très utile.

IV

Les gens de l'âge du chevalier de Coigny, du comte de Thiard, du duc de Guines, figuraient au nombre de mes amis, sensibles qu'ils étaient au plaisir que je témoignais à causer avec eux. La société de ma tante avait décidé que je devais être une femme à la mode. De mon côté, j'avais résolu, chose très facile, puisque j'aimais passionnément mon mari, de ne jamais écouter, d'un jeune homme, une conversation qui ne me conviendrait pas. Je les traitais sans austérité, sans pruderie, mais avec cette sorte de familiarité qui déconcerte la coquetterie. Archambault de Périgord disait: «Mme de Gouvernet est insupportable; elle se comporte avec tous les jeunes gens comme s'ils étaient ses frères.»

Les femmes ne devenaient pas mes ennemies. Ne portant envie à personne, je faisais valoir leurs avantages, leur esprit, leurs toilettes, jusqu'à impatienter ma tante qui, malgré la supériorité de son esprit, avait eu beaucoup de petites jalousies dans sa jeunesse, et les recommençait, maintenant pour moi.

Je savais aussi combien il était important de se concilier les vieilles femme», alors toutes-puissantes. Ma grand'mère s'en était fait des ennemies avant de quitter le monde, ou pour mieux dire, après que le monde l'eût abandonnée. C'était pour moi un désavantage que d'avoir été élevée par elle. Il me fallait remonter le torrent auprès de beaucoup de personnes qui avaient aimé ma mère, et aux yeux desquelles la protection de ma grand'mère constituait un grief, presque un tort.

J'avais renoué mon amitié d'enfance avec mes amies de Rochechouart. Leur société était toute différente de celle de ma tante, mais elle ne désapprouvait pas que je la cultivasse. Je voyais aussi les personnes amies de ma belle-soeur, qui, tout en fréquentant comme moi l'entourage de ma tante, avait quelques relations distinctes des siennes.

Une maison où nous allions toutes, et où on me recevait avec la plus affectueuse familiarité, était celle de Mme de Montesson. Elle aimait M. de La Tour du Pin comme un fils. Installé chez elle depuis la mort de Mme de Monconseil, il y était resté jusqu'à son mariage. Elle m'avait accueillie avec une bonté extrême, et je m'étais liée d'amitié avec sa nièce[61], fille de Mme de Genlis, Mme de Valence, plus âgée que moi de trois ans, et considérée alors comme le modèle des jeunes femmes. Elle était prête d'accoucher de son second enfant, ayant perdu le premier.

Les méchants prétendaient que Mme de Montesson, entraînée par une passion très vive pour M. de Valence, l'avait décidé à épouser sa nièce, afin d'avoir un prétexte de se dévouer entièrement à lui. Je ne sais pas ce qu'il en faut croire. Elle aurait pu être sa mère, mais on ne peut nier que son empire sur Mme de Montesson était tel qu'il fut cause de sa ruine, par les mauvais arrangements qu'il lui conseilla dans l'administration de la belle fortune qu'elle tenait de M. le duc d'Orléans[62].

Il est de notoriété qu'elle était la femme très légitime de ce prince, et qu'elle avait été mariée par l'archevêque de Toulouse, Loménie, en présence du curé de Saint-Eustache, et dans son église, à Paris. Le roi ne voulut pas reconnaître le mariage et Mme de Montesson cessa d'aller à la cour. M. le duc d'Orléans quitta son habitation du Palais-Royal pour s'établir dans une maison, rue de Provence, communiquant avec celle que venait d'acheter Mme de Montesson, dans la Chaussée-d'Antin. On abattit toutes les séparations intérieures, et les deux jardins furent réunis en un seul. M. le duc d'Orléans conserva toutefois son entrée sur la rue de Provence, avec un suisse à sa livrée, et Mme de Montesson la sienne avec son suisse particulier en livrée grise; mais les cours restèrent communes.

Lorsque j'entrai dans le monde, Mme de Montesson venait de quitter son deuil de veuve, pendant lequel elle s'était retirée au couvent de l'Assomption, la cour ne lui ayant pas permis de le porter publiquement et de mettre ses gens en noir. Sa maison avait bonne réputation. Elle voyait la meilleure compagnie de Paris et la plus distinguée, depuis les plus vieilles femmes jusqu'aux plus jeunes. Elle ne donnait plus alors ni fêtes ni spectacles, comme du vivant du duc d'Orléans, ce que je regrettais beaucoup. Elle m'adopta tout de suite comme si j'eusse été sa fille et, grâce à son grand usage du monde, sa conversation et ses conseils me furent fort utiles. Je n'aurais pas craint de la consulter sur quelque intérêt que ce fût, et j'étais assurée de trouver en elle un défenseur, si quelqu'un m'avait attaquée. Il ne se passait presque pas de jours sans que je visse Mme de Valence, et souvent Mme de Montesson me retenait à dîner, quand l'heure était déjà avancée. D'autre fois elle m'envoyait dire de revenir dîner avec elle, et cela sans façon, dans ma toilette du matin.

J'avais donc pris mon essor pendant ce séjour que je fis chez Mme d'Hénin. Mes parents ayant prolongé leur séjour en Languedoc, lorsqu'ils revinrent, vers le mois de février 1788, je me trouvai à mon tour dans l'impossibilité de quitter ma tante pour aller les rejoindre.

Une fausse couche m'alita. Elle fut provoquée par trop de sang, je crois; peut-être n'était-elle que la conséquence d'une imprudence que je commis à Versailles. Un dimanche soir, passant dans la galerie, j'entendis sonner 9 heures. Dans la crainte que la reine ne fût déjà entrée, je me mis à courir, heurtant mon panier aux portes en passant, ce qui me secoua fort. Sur le moment, je ne ressentis aucune incommodité et revins à Paris; mais, deux jours après, je tombai malade. Cet accident me fut doublement pénible, et par le chagrin personnel qu'il me causa, et par la déception, comme je le savais, que mon excellent beau-père en devait éprouver.

Ma grand'mère me fit visite en arrivant à Paris. J'étais encore retenue dans mon lit par une extrême faiblesse; mais elle feignit de croire que c'était un jeu joué pour rester chez ma tante. Bientôt, par nos conversations, elle apprit mes succès dans le monde, le bon accueil que je recevais d'un grand nombre de personnes qu'elle détestait, la prévenance et l'amabilité que me témoignaient les amis de ma mère. Elle en conçut un dépit mortel, et dès ce moment, je l'imagine, elle résolut de saisir le premier motif qui se présenterait pour nous obliger à quitter la maison de mon oncle. Je retournai néanmoins à l'hôtel Dillon. On m'y avait arrangé un charmant appartement dans les mansardes, auquel on accédait, malheureusement, par un petit escalier vilain et tortueux, qui passait près du cabinet de toilette de ma grand'mère.

Le souvenir de la suite des circonstances qui amenèrent la rupture avec mes parents ne m'est pas resté. La haine indomptable de ma grand'mère pour M. de La Tour du Pin, une jalousie effrénée motivée par le goût que mon oncle lui témoignait, la crainte que ce dernier ne se laissât aller à parler de ses affaires à mon mari, et par conséquent à divulguer celles de ma grand'mère et tous les engagements qu'elle avait pris pour lui, furent, pour la plus grande partie, la cause de cette catastrophe dans notre intérieur. Après plusieurs mois de conflits répétés, ma grand'mère, poussée et excitée par de mauvais conseillers, nous signifia de sortir de chez elle. Malgré mes larmes, malgré l'intervention de mon oncle l'archevêque, dont nous avions su gagner l'affection, mais qui craignait trop ma grand'mère pour oser lui résister, nous dûmes quitter l'hôtel Dillon pour n'y plus rentrer, vers le mois de juin 1788.

Ma tante nous recueillit chez elle avec une grande bonté. Ce fut avec un profond chagrin cependant, malgré tous les tourments que m'infligeait le caractère de ma grand'mère, que je me séparai de mes parents. La société se partagea dans son opinion. Les uns m'attribuèrent des torts imaginaires. Les anciens amis de ma mère me défendirent avec chaleur. La reine fut du nombre. M. de La Tour du Pin, pas plus que moi, n'échappa aux attaques. On l'accusa de violence, de précipitation, etc. Enfin cette époque fut une des plus pénibles de ma vie. J'ai connu alors mon premier réel chagrin et le souvenir m'en cause une peine très vive encore, quoique je ne me reproche aucun tort qui l'ait pu provoquer.

CHAPITRE VIII

1788.—I. Installation chez Mme d'Hénin.—L'été de 1788 à Passy.—Attentions de la reine pour Mme de La Tour du Pin.—La toilette de la chambre de la reine.—Les ambassadeurs de Tippoo-Saïb.—II. M. de La Tour du Pin, colonel de Royal-Vaisseaux.—Indiscipline des officiers de ce régiment.—III. Le prince Henri de Prusse.—Son goût pour la littérature française.—Une représentation de Zaïre.—IV. L'hôtel de Rochechouart.—M. de Piennes et Mme de Reuilly.—Le comte de Chinon, depuis duc de Richelieu.—V. Couches malheureuses de Mme de la Tour du Pin.—Deux grands médecins.—Le chirurgien Couad.—Les concerts de l'hôtel de Rochechouart.—Un bal chez lord Dorset.—VI. Approche de la catastrophe révolutionnaire.—Sécurité de beaucoup d'honnêtes gens.—Échec de M. de La Tour du Pin à la représentation aux États-Généraux.—M. de Lally et M. d'Eprémesnil, secrétaires de l'Assemblée de la noblesse.—Le président, M. de Clermont-Tonnerre.—La princesse Lubomirska.—La popularité du duc d'Orléans.—Causes de l'antipathie existant entre la reine et le duc d'Orléans.—Modes anglaises en faveur.—VII. Origines de M. de Lally-Tollendal.—Répression d'une mutinerie dans un régiment.—M. de Lally au collège des Jésuites.—Comment il prit la résolution de poursuivre la réhabilitation de la mémoire de son père, le général de Lally-Tollendal.—Influence exercée sur lui par Mlle Mary Dillon.

I

1788.—Ma tante, Mme d'Hénin, nous recueillit dans sa maison de la rue de Verneuil. Elle me logea au rez-de-chaussée, qui donnait sur un petit jardin excessivement triste. Nous ne voulions pas lui être à charge. Une cuisinière à notre service nourrissait nos gens et préparait nos repas quand ma tante dînait dehors ou était de semaine.

Ma bonne Marguerite, qui ne m'avait jamais quittée, résista aux offres, à toutes les avances et même aux prières de ma grand'mère pour m'accompagner. J'avais pour cette excellente fille une tendresse extrême et ma confiance en elle était sans bornes. Quoique ne sachant ni lire ni écrire, elle était capable du dévouement le plus absolu, et elle avait, comme je crois l'avoir déjà dit, un jugement d'une justesse surprenante sur les caractères et les personnes. Elle m'a été bien utile. Je n'aurais su me passer de ses soins. Rien ne pouvait les remplacer.

Nous allâmes passer l'été de 1788 à Passy, dans une maison que Mme d'Hénin louait de concert avec Mmes de Poix, de Bouillon et de Biron. Ma tante et moi y étions à demeure. Ces dames y venaient tour à tour. Je commençais une grossesse et je me ménageais beaucoup, dans la crainte d'un nouvel accident. Cependant je continuai à me rendre à Versailles jusqu'au jour où je fus grosse de trois mois. Après cette époque il n'était pas d'usage d'aller à la cour.

La reine avait la bonté de me dispenser de l'accompagner à la messe, craignant que je ne glissasse sur le parquet en marchant un peu vite. Je restais dans sa chambre pendant qu'on était à la chapelle, et je connus ainsi tous les détails du service des femmes de garde-robe. Il consistait à faire le lit, à emporter les vestiges de toilette, à essuyer les tables et les meubles. Ce qui paraîtrait bien singulier dans les moeurs actuelles, les femmes de garde-robe ouvraient d'abord les immenses rideaux doubles qui entouraient le lit, puis ôtaient les draps et les oreillers que l'on jetait dans d'immenses corbeilles doublées de taffetas vert. Alors quatre valets en livrée venaient retourner les matelas, que des femmes n'auraient pas eu la force de remuer. Après quoi, ils se retiraient, et quatre femmes venaient mettre des draps blancs et arranger les couvertures. Le tout était fait en cinq minutes, et quoique la messe ne durât pas, aller et retour compris, plus de vingt-cinq à trente minutes, je restais encore seule un assez long moment, installée dans un fauteuil près de la fenêtre. Quand il y avait beaucoup de monde, la reine, toujours prévenante, me disait en passant d'aller m'asseoir dans le salon de jeu, pour m'épargner la fatigue de rester trop longtemps sur mes jambes.

Ces précautions m'empêchèrent d'assister à la réception des ambassadeurs de Tippoo-Saïb, qui se fit avec beaucoup de splendeur. Ils venaient demander l'appui de la France contre les Anglais. Mais nous ne leur donnâmes que des paroles, comme nous avions fait aux Hollandais. Ces trois Indiens restèrent plusieurs mois à Paris, aux frais du roi, voitures partout dans un carrosse à six chevaux. Je les ai vus très souvent à l'Opéra et dans les autres lieux publics. Ils étaient tous de ce beau sang hindou brun clair, avaient des barbes blanches qui leur descendaient à la ceinture, et portaient de très riches costumes. À l'Opéra, une belle loge aux premières leur était réservée. Assis dans de grands fauteuils, ils mettaient souvent leurs pieds, chaussés de babouches jaunes, sur le bourrelet de la loge, à la grande joie du public qui, pourtant, ne le trouvait pas mauvais.

II

M. de La Tour du Pin venait d'être nommé colonel du régiment de Royal-Vaisseaux. Ce corps était très indiscipliné, non pas par la conduite des soldats et des sous-officiers, qui était excellente, mais par l'attitude des officiers, gâtés par leur précédent colonel, M. d'Ossun, mari de la dame d'atours de la reine. Lorsque mon mari, d'une grande sévérité sur la discipline, arriva à son régiment, il trouva que ces messieurs, quoiqu'ils se vantassent d'avoir vingt-deux chevaliers de Malte parmi eux, ne faisaient pas leur service. Ayant constaté qu'aux exercices journaliers le régiment était commandé par les sous-officiers et par le lieutenant-colonel, M. de Kergaradec, M. de La Tour du Pin déclara, qu'allant lui-même chaque jour à l'exercice, au soleil levant, il entendait que tous les officiers y fussent aussi présents. Cet ordre déchaîna des fureurs inouïes. Un camp devait être formé cette année à Saint-Omer sous le commandement de M. le prince de Condé. On désigna le régiment de Royal-Vaisseaux comme régiment de modèle, afin de mettre à exécution de nouvelles ordonnances de tactique qui venaient de paraître. Cette distinction, loin de flatter les officiers, comme cela aurait dû être, les mécontenta, parce qu'elle les obligeait à renoncer aux habitudes de paresse et de négligence qu'on leur avait laissé prendre. Ils ne craignirent pas la honte de se coaliser pour résister à toutes les objurgations de leur chef. Punitions, arrêts, prison, rien ne put les déterminer à remplir leurs devoirs. La résolution fut même prise par les officiers de ne voir leur colonel que lorsqu'ils ne pourraient s'en dispenser officiellement. Toutes les invitations à dîner qu'il leur envoya furent déclinées. C'était presque une révolte ouverte. L'été se passa ainsi. Le camp se forma, et le régiment s'y rendit. La première manoeuvre, qu'il devait exécuter comme modèle, alla mal. M. de La Tour du Pin était furieux. Il rendit compte à M. le prince de Condé du mauvais esprit du régiment, ou plutôt du corps d'officiers. Le prince déclara que si, à la première manoeuvre, les officiers ne faisaient pas mieux, il les enverrait tous aux arrêts, pour tout le temps de la durée du camp, et que les sous-officiers commanderaient les compagnies. Cette menace fit effet. De plus, à la sortie du camp, l'inspecteur, le duc de Guines, laissa savoir qu'il n'y aurait pour les officiers de Royal-Vaisseaux aucune récompense, ni croix de Saint-Louis, ni semestre, et que le colonel resterait l'hiver à la garnison. Ces messieurs se soumirent alors, firent des excuses à M. de La Tour du Pin, et depuis ce temps se conduisirent bien. Malheureusement ils avaient donné un mauvais exemple, qui ne fut que trop suivi un an après.

III

Pendant que ces choses se passaient à Saint-Omer, je vivais très agréablement à Passy avec ma tante et une ou deux de ses amies. J'allais souvent à Paris, et aussi passer quelque temps à Berny, chez Mme de Montesson, toujours pleine de bontés pour moi. J'y rencontrais très fréquemment le vieux prince Henri de Prusse, frère du grand Frédéric. C'était un homme de beaucoup de capacité militaire et littéraire, grand admirateur de tous les philosophes que son frère avait attirés à sa cour, et particulièrement de Voltaire. Il connaissait notre littérature mieux qu'aucun Français. Il savait par coeur toutes nos pièces de théâtre, et en répétait les tirades avec le plus effroyable accent allemand qu'on pût entendre, et une fausseté d'intonation si ridicule que nous avions bien de la peine à nous empêcher de rire.

Un jour, dans l'automne, Mme de Montesson ayant mis la conversation sur Zaïre[63], le prince aussitôt de proposer d'en jouer les principales scènes, ayant étudié, dit-il, de façon toute particulière, le personnage d'Orosmane. Aussitôt on distribue les rôles. Le prince Henri fera le sultan[64]; Mme de Montesson, avec, ses cinquante-cinq ans, représentera Zaïre; M. de La Tour du Pin, qui disait les vers comme le meilleur acteur, sera Nérestan; et l'on commence. Les fauteuils sont disposés comme les sièges au théâtre et tous les flambeaux du château sont rassemblés pour former la rampe. J'étais la seule spectatrice avec quelques jeunes personnes, parentes ou protégées de Mme de Montesson, car Mme de Valence jouait le rôle de Fatime, et M. de Valence celui de Lusignan. Le prince ne nous fit pas grâce d'un vers. Au dénouement, n'ayant sous la main aucun objet pour se tuer, on lui passa un couteau à couper les brochures, et on avança un canapé sur lequel il se laissa tomber pour mourir. Jamais je n'ai rien vu d'aussi ridicule que cette représentation, dont le prince fut néanmoins parfaitement satisfait.

On réunissait pour lui plaire des littérateurs distingués: Suard, Marmontel, Delille, qui lisait les différents épisodes de son poème de l'Imagination, encore à l'état de manuscrit; Elzéar de Sabran, âgé de douze ans seulement, qui récitait déjà des fables de sa composition. Tout cela charmait ce bon prince. Il n'avait contre lui que son laid visage et son accent allemand, chose d'autant plus singulière qu'il ignorait complètement sa langue et parlait parfaitement le français.

IV

N'écrivant pas l'histoire de la Révolution, je ne parlerai, pas de toutes les conversations, des contestations, des disputes même que la différence des opinions occasionnaient dans la société. Pour mes dix-huit ans, ces discussions étaient fort ennuyeuses, et je tâchais de m'en distraire en allant le plus souvent possible dans une charmante maison, où m'attiraient des liaisons d'enfance qui avaient repris une grande intimité, à dater surtout du jour où j'avais dû quitter mes parents. L'hôtel de Rochechouart était une de ces maisons patriarcales que l'on ne verra plus et où se mêlaient sans gêne, sans ennui, sans exigence, plusieurs générations.

Mme de Courteille, veuve très riche, avait marié sa fille unique au comte de Rochechouart. Elle habitait avec sa fille, son gendre et leurs deux filles, une belle et vaste maison bâtie par eux dans la rue de Grenelle. Mme de Rochechouart était l'amie intime de ma mère, et j'avais passé mon enfance avec ses deux filles, plus âgées que moi de deux à quatre ans. L'aînée avait épousé, à quinze ans, le duc de Piennes, depuis duc d'Aumont. C'était une aimable personne, agréable de figure sans être précisément jolie. M. de Piennes, amant avoué et déclaré, selon l'usage de la haute société d'alors, de Mme de Reuilly, rendait sa femme très malheureuse. Elle l'aimait et se consumait du chagrin causé par ses mauvais procédés, tout en essayant de le cacher soigneusement et sans jamais proférer une plainte. Il possédait les plus beaux chevaux de Paris, mais jamais elle ne pouvait s'en servir. Bien souvent je la menais dans ma voiture de remise, et, en nous promenant aux Champs-Élysées, nous rencontrions dans son phaéton le duc de Piennes avec Mme de Reuilly. La pauvre duchesse détournait les yeux, et nous n'aurions eu garde de parler de ce que nous avions bien vu toutes les deux. Cependant ce ménage si mal assorti avait deux enfants, deux garçons, dont le cadet, le seul qui soit encore en vie, était albinos. Ses cheveux, ses sourcils et ses cils étaient comme de la soie blanche; ses yeux, bleu clair et rouges, pareils à ceux d'un lapin angora. Il ne pouvait supporter la lumière, et on lui mettait une petite visière de taffetas vert, qu'il n'a cessé de porter pendant son enfance. L'aîné avait une charmante figure et était fort spirituel. Il a été tué en Crimée.

C'est avec la seconde soeur Rochechouart, Rosalie, que j'étais le plus liée. On l'avait mariée à douze ans et un jour avec le petit-fils du maréchal de Richelieu, le comte de Chinon, qui n'en avait que quinze. À cette époque, elle était encore petite fille, gentille, mais maigre et fort délicate; lui, un jeune garçon désagréable, pédant, et que, dans nos bals d'enfants, nous ne pouvions souffrir. Le mariage avait été célébré avant la mort de ma mère, et j'y avais assiste. Aussitôt après le dîner, qui eut lieu à l'hôtel de Richelieu, et où toutes les générations étaient représentées, depuis celle du maréchal, dont le premier mariage datait du règne de Louis XIV, jusqu'à celle des amies de la mariée, petites filles de mon âge, le marié s'en fut avec son gouverneur voyager dans toute l'Europe. Parti ainsi en 1782, au commencement de l'année, il ne revint en France que dans l'hiver de 1788 à 1789. Il était devenu alors un beau et grand jeune homme, et un excellent sujet.

On se réjouissait de son arrivée à l'hôtel de Rochechouart; mais sa pauvre femme était loin de partager cette joie. Devenue complètement bossue à quatorze ans en se formant, elle se doutait, hélas! que son mari aurait horreur de cette difformité. Elle ne s'illusionna pas au point de croire que son talent de musicienne, sa voix angélique, son instruction étendue, son caractère adorable et son esprit élevé pourraient faire oublier à ce mari, un inconnu presque, une telle infirmité. Elle comprit que son visage agréable, sa physionomie spirituelle, ses beaux cheveux, ses dents nacrées comme des perles ne suffiraient pas à compenser une taille contrefaite.

Le pauvre jeune homme, pour comble d'infortune, devait trouver, à son retour, deux soeurs, nées du second mariage de son père, toutes deux aussi disgraciées de la nature que sa femme. L'une est devenue depuis Mme de Montcalm, l'autre Mme de Jumilhac. Ce trio de bossues lui fit prendre la France en horreur.

Aux premiers indices de la Révolution naissante il émigra, se rendit en Russie et s'acquit beaucoup de gloire dans la guerre des Russes contre les Turcs, au cours de laquelle il servit comme volontaire dans l'armée de l'impératrice Catherine II, avec MM. de Damas et de Langeron. Il assista à la prise d'Ismaïl et s'y distingua fort. Après la mort de son grand-père et de son père, il fut nommé premier gentilhomme de la Chambre.

Rentré en Fiance sous le Consulat, il repartit bientôt pour la Russie, dont il n'est revenu qu'à la Restauration, après avoir été plusieurs années durant gouverneur d'Odessa.

M. de Richelieu passa près d'un an à Paris, et pendant cet hiver de 1788 à 1789, l'hôtel de Rochechouart fut une des plus agréables maisons de Paris. On y donna très souvent des soirées musicales qui nécessitaient des répétitions plus agréables que la soirée elle-même.

V

Au mois de décembre, j'eus une couche affreuse, dont je fus sur le point de mourir. Après vingt-quatre heures de grandes douleurs, je mis au monde un enfant, mort étranglé en naissant. Je ne le sus pas sur le moment, car j'avais perdu connaissance, et deux heures après la fièvre puerpérale, qui régnait alors à Paris sur les femmes accouchées, me mettait à l'agonie.

Quoique soignée par les premières célébrités médicales de cette époque, M. Baudelocque, accoucheur, et M. Barthez, médecin, leur science ne m'eût pas sauvée de la mort. Ma bonne Marguerite les entendit se dire l'un à l'autre: «Il ne vaudra pas la peine de revenir, puisqu'elle sera morte avant deux heures.» Effrayée, elle en avertit un chirurgien nommé Couad, qui était fort attaché à M. de La Tour du Pin. Ce chirurgien proposa à mon mari d'essayer de me sauver par un remède violent, que mes dix-huit ans me donneraient la force de supporter; mais, ajouta-t-il, il n'y avait pas un moment à perdre. M. de La Tour du Pin, désespéré, consentit à tout. On m'administra d'abord une forte dose d'ipécacuana, dont l'effet me fit reprendre connaissance. Puis d'autres remèdes que j'ignore me furent donnés, et le soir, j'étais hors de danger. Et cela malgré la condamnation des grands médecins qui, après s'être retirés, se vantèrent de m'avoir sauvée. Je restai longtemps très faible et accablée par la tristesse d'avoir perdu mon enfant, une petite fille. Aucun soin ne me manqua. Auprès de moi se relayaient, pour me tenir compagnie, soit mes amies, soit les amies de ma tante, et, vers la fin de l'hiver, je reprenais ma vie dans le monde et retournai faire de la musique à l'hôtel de Rochechouart.

Ces séances musicales étaient fort distinguées. Elles avaient lieu une fois la semaine, mais les morceaux d'ensemble étaient répétés plusieurs fois auparavant. Au piano se tenait Mme Mongeroux, célèbre pianiste du temps; un chanteur de l'Opéra italien avait l'emploi de ténor; Mandini, autre Italien, celui de basso; Mme de Richelieu était la prima donna; moi, le contralto; M. de Duras, le baryton; les choeurs étaient chantés par d'autres bons amateurs. Viotti accompagnait de son violon. Nous exécutions ainsi les finales les plus difficiles. Personne n'épargnait sa peine, et Viotti était d'une sévérité excessive. Nous avions encore pour juge, les jours de répétition, M. de Rochechouart, musicien dans l'âme, et qui ne laissait passer aucune faute sans la relever.

L'heure du dîner nous surprenait souvent au milieu d'un finale. Au son de la cloche, chacun prenait son chapeau; alors entrait Mme de Rochechouart en disant qu'il y avait assez à dîner pour tout le monde. On restait, et après le dîner la répétition reprenait. Ce n'était plus une matinée, mais à proprement parler une journée musicale.

À la soirée du jour de l'exécution, assistaient toujours cinquante personnes de tous les âges. Mme de Courteille se tenait dans son cabinet jouant au trictrac avec ses vieilles amies. De temps en temps, elles venaient dans le salon de musique voir ce qu'on nommait la belle jeunesse.

Eloignée maintenant du monde, je ne puis juger par moi-même de la société actuelle. Si j'en crois ce qu'on raconte, j'ai lieu de douter qu'il existe aujourd'hui, dans les relations, cette aisance, cette harmonie, ce bon ton, cette absence de toute prétention qui régnaient alors dans les grandes maisons de Paris. Là se mêlaient, la plupart du temps, trois générations, sans se gêner, sans se nuire. À l'époque où j'écris, ces réunions, où tous les âges se confondaient, sont choses du passé, paraît-il, et, comme le regrettait M. de Talleyrand, les vieilles dames ne vont plus dans le monde.

Il me semble que ce fut vers le printemps de cette année que le duc de Dorset, ambassadeur d'Angleterre, fit place à lord Gower et à sa charmante femme, lady Sutherland. Avant de quitter Paris, il donna un beau bal. Le souper, organisé par petites tables, eut lieu dans une galerie tout entière garnie de feuillages. Au bas des billets d'invitation, il avait mis fort cavalièrement ces mots: Les dames seront en blanc. Cette sorte d'ordre me déplut. Je protestai en me commandant une charmante robe de crêpe bleu, ornée de fleurs de la même couleur. Mes gants étaient garnis de rubans bleus, mon éventail de nuance semblable. Dans ma coiffure, arrangée par Léonard, se trouvaient des plumes bleues. Cette petite folie eut son succès. On ne manqua pas de me répéter à satiété: Oiseau bleu, couleur du temps. Le duc de Dorset lui-même s'amusa de la plaisanterie en disant que les Irlandais avaient mauvaise tête.

VI

Au milieu de ces plaisirs, on approchait du mois de mai 1789, et nous aurions pu dire, comme dans Tancrède:

     … Tous ces cris d'allégresse
     Vont bientôt se changer en des cris de tristesse[65].

On marchait vers le précipice en riant, en dansant. Les gens graves se contentaient de parler de la destruction de tous les abus. La France, disaient-ils, allait se régénérer. Le mot de Révolution n'était pas proféré. Celui assez osé pour le prononcer aurait passé pour un fou. Dans la haute société, cette sécurité mensongère séduisait les esprits sages, désireux de voir le terme des abus et la fin de la dilapidation des deniers publics. C'est ce qui explique comment tant de gens honnêtes et purs, et parmi eux le roi lui-même, le premier à partager leurs illusions, espéraient, à ce moment, qu'on allait entrer dans un âge d'or.

Maintenant qu'une longue vie a permis que je visse se dérouler devant moi tous ces événements, je reste confondue du profond aveuglement du malheureux roi et de ses ministres. Il est certain que le duc d'Orléans avait commencé ses menées ténébreuses bien avant les États-Généraux. Cependant le cahier qu'il avait envoyé dans les différents bailliages où il avait des propriétés, semblait inspiré par le patriotisme et témoignait de bonnes intentions. Le cahier fut porté par plusieurs personnes de la société, chargées de le représenter dans les assemblées de la noblesse des bailliages. Ces représentants pouvaient être nommés députés aux États-Généraux. M. de La Tour du Pin alla à Nemours avec le vicomte de Noailles, frère du prince de Poix; mais M. de Noailles l'emporta sur mon mari, qui échoua aussi à Grenoble, où il avait été représenter son père. Ce dernier fut élu en Saintonge.

Je me rappelle que, par une sorte de pressentiment, je fus très satisfaite que M. de La Tour du Pin n'eût pas été nommé membre d'une Assemblée qui nous a été si funeste. Ma satisfaction provenait tout simplement du profond ennui que me causaient les interminables conversations politiques auxquelles j'assistais tous les jours. Les habitués de la société de ma tante, ma tante elle-même, ne tarissaient pas sur les moyens à employer pour réformer les abus, amener une meilleure répartition des impôts. On insistait surtout sur la nécessité de calquer la nouvelle constitution de la France sur celle de l'Angleterre, que bien peu de personnes connaissaient. M. de Lally[66] lui-même, malgré sa prétention de la savoir à fond, en ignorait les détails; et cependant il passait pour un oracle. La puissance de sa parole charmait les dames, qui l'écoutaient avec délices. Ma tante en avait la tête tournée, et ne doutait pas de ses succès aux États-Généraux.

Il venait d'être élu député à l'Assemblée de la noblesse à Paris. J'avais assisté à une des premières réunions de cette Assemblée. Nous étions vingt ou trente femmes cachées derrière les rideaux des tribunes ménagées dans les fenêtres de la salle. Un incident remarquable attira l'attention sur M. de Lally. À la nomination du bureau, les deux premiers noms qui sortirent de l'urne du scrutin, pour être sociétaires de l'Assemblée, furent ceux de M. de Lally et de M. d'Eprémesnil, président au parlement de Paris. Or, ce M. d'Eprémesnil avait été le rapporteur de la funeste affaire qui avait fait monter le général de Lally[67] sur l'échafaud en 1766. Devant les différentes cours où M. de Lally, son fils, s'était présenté pour obtenir la réhabilitation de la mémoire de son père et la cassation de l'arrêt, M. d'Eprémesnil avait plaidé contre lui et agi de toutes façons pour faire maintenir la condamnation, et cela avec un acharnement si furieux qu'une haine profonde s'était déclarée entre les deux hommes. C'était le feu et l'eau. Aussi, lorsqu'on proclama ces deux secrétaires et qu'ils quittèrent leurs places au fond de la salle pour aller s'asseoir côte à côte au bureau, un murmure d'intérêt très marqué pour M. de Lally se fit entendre. On l'applaudit avec transport quand, dans quelques brèves paroles adressées à l'Assemblée pour la remercier de sa nomination, il indiqua que tous les dissentiments particuliers devaient disparaître devant l'intérêt public.

La nomination du président fit aussi grande sensation. À cette haute fonction fut appelé M. de Clermont-Tonnerre, jeune homme aussi distingué par sa charmante figure et son éloquence que par les rares qualités de son esprit et de son caractère. Il prononça un beau discours, certainement improvisé, puisqu'il ne devait pas s'attendre à être appelé à la présidence d'une Assemblée dont il était le plus jeune membre. Sa belle figure, son discours, son éloquence produisirent sur la jeune et belle princesse Lubomirska, assise à côté de moi, un effet qui devait lui être fatal. Dès ce moment, naquit en elle une passion folle pour M. de Clermont-Tonnerre. Elle ne voulut plus quitter Paris et devint ainsi une des premières victimes de la Terreur.

Vers le commencement du printemps de 1789, succédant au terrible hiver qui avait été si dur aux pauvres, le duc d'Orléans—Égalité—était très populaire à Paris. Il avait vendu, l'année précédente, une grande partie des tableaux de la belle galerie du palais, et on rapportait généralement que les 8 millions provenant de cette vente avaient été consacrés à soulager les misères du peuple pendant l'hiver rigoureux qui venait de s'écouler. Par contre, on ne disait rien, à tort ou à raison, des charités des princes de la famille royale, de celles du roi et de la reine. Cette malheureuse princesse était tout entière livrée à la famille Polignac. Elle ne venait plus au spectacle à Paris. Le peuple ne voyait jamais ni elle, ni ses enfants. Le roi, de son côté, ne se laissait jamais apercevoir. Enfermé à Versailles ou chassant dans les bois environnants, il ne soupçonnait rien, ne prévoyait rien, ne croyait à rien.

La reine détestait le duc d'Orléans, qui avait mal parlé d'elle. Il souhaitait le mariage de son fils, le duc de Chartres, avec Madame Royale. Mais le comte d'Artois, depuis Charles X, prétendait aussi à la main de cette princesse pour son fils, le duc d'Angoulême, parti que préférait la reine. La demande du duc d'Orléans fut donc écartée, et il en conçut un dépit mortel. Ses séjours à Versailles étaient peu fréquents, et je ne me rappelle pas l'avoir jamais rencontré chez la reine à l'heure où les princes y venaient, c'est-à-dire un moment avant la messe. Comme, d'un autre côté, on ne le trouvait jamais dans son appartement à Versailles, je ne lui avais pas été présentée officiellement. Aussi était-ce sa plaisanterie habituelle avec Mme d'Hénin, quand il me rencontrait avec elle chez Mme de Montesson, de lui demander mon nom. Cela ne m'empêchait pas d'assister aux soupers du Palais-Royal, qui furent assez brillants cet hiver.

J'étais à celui qui fut donné pour inaugurer la belle argenterie que le duc d'Orléans avait commandée à Arthur, le grand orfèvre de l'époque. Si je m'en rapporte à mes souvenirs, elle me parut trop légère et trop anglaise de forme, mais c'était la mode. Il fallait que tout fût copié sur nos voisins, depuis la Constitution jusqu'aux chevaux et aux voitures. Certains jeunes gens même, tels que Charles de Noailles et autres affectaient l'accent anglais en parlant français et étudiaient, pour les adopter, les façons gauches, la manière de marcher, toutes les apparences extérieures d'un Anglais. Ils m'enviaient comme un bonheur de provoquer souvent, dans les lieux publics, cette exclamation: «Voilà une Anglaise!»

VII

Puisque j'ai parlé de M. de Lally au moment où il devint un homme marquant, il est bon que je fasse connaître son origine, ainsi que la singularité de cette bâtardise de père en fils, qui ne s'est peut-être jamais rencontrée dans aucune autre famille.

Gérard Lally, arrière-grand-père du Lally dont je parle, était un pauvre petit gentilhomme irlandais, qui s'était rangé dans le parti de Jacques II. Je crois qu'il était originaire des terrés de mon arrière-grand-oncle, lord Dillon[68], père du Dillon[69] mort sans héritiers mâles et dont la fille unique[70] épousa mon grand-oncle Charles[71]. Ceux-ci moururent sans enfants en laissant à mon grand-père[72] leur héritage.

La fille de mon arrière-grand-oncle lord Dillon se laissa séduire par Gérard Lally, qui était probablement aimable et beau. Un fils étant né de leurs relations, lord Dillon exigea que Gérard Lally épousât sa fille et légitimât l'enfant: premier cas de bâtardise.

Le fils naturel de Gérard Lally se distingua dans les troubles et les guerres de Jacques II, qui le fit baronet et lui permit de lever des troupes dans les terres de son aïeul. Il accompagna Jacques II en France et mourut, si je ne me trompe, à Saint-Germain. Quoiqu'il ne se fût jamais marié, il laissa cependant, lui aussi, un fils naturel qu'il eut d'une dame de Normandie dont je n'ai jamais su le nom: second cas de bâtardise.

La force prodigieuse de ce Lally, créé baronet par Jacques II sous le nom de sir Gérard Lally, était légendaire, et j'ai entendu citer de lui des prouesses extraordinaires. Un jour, à l'armée, son régiment refusa le pain de munition comme étant de mauvaise qualité. Sir Gérard Lally le fait ranger en bataille, puis il se présente seul devant la compagnie de grenadiers, un morceau de pain dans une main, un pistolet dans l'autre. Il commence par mordre dans le pain, dont il avale une bouchée, et le tend ensuite au premier grenadier. Celui-ci le refuse. Lally le vise au coeur, tire et l'étend mort à ses pieds. Il présente alors le morceau de pain au second grenadier. Le soldat, atterré, le prend, et depuis il ne fut plus question de mutinerie.

L'enfant naturel de sir Gérard Lally devint le général de Lally, condamné à la peine de mort et exécuté en 1766, réhabilité en 1781.

À douze ans, il commença à faire la guerre, se distingua dans toutes celles du règne de Louis XV, et accompagna le prince Charles-Édouard dans sa glorieuse campagne de 1745, qui devait aboutir à la malheureuse défaite de Culloden, en 1746.

On disait qu'à son retour en France, il était tombé très amoureux de ma grand'mère. Ce qui est certain, c'est que la plus tendre amitié le liait à Mlle Mary Dillon, soeur aînée de mon grand-oncle, l'archevêque de Narbonne. Mlle Mary Dillon ne s'est pas mariée et mourut, très âgée, à Saint-Germain-en-Laye, en 1786.

Elle resta brouillée pendant très longtemps avec son frère l'archevêque. Cette brouille, provoquée à l'origine, par des dissentiments d'intérêts, s'était perpétuée à la suite de la fâcheuse intervention de Mme de Rothe, ma grand'mère, qui craignait l'influence de Mlle Dillon, qu'elle détestait, sur l'archevêque. Aussi n'ai-je vu Mlle Dillon que l'année avant sa mort. Elle s'était alors réconciliée avec mon grand-oncle, et nous allâmes souvent la voir à Saint-Germain.

Mais revenons aux Lally et au troisième cas de bâtardise, à laquelle ils semblaient être condamnés. Avant l'envoi du général de Lally dans l'Inde comme gouverneur des possessions françaises, il avait eu une intrigue amoureuse avec une comtesse de Maulde, née Saluces, femme d'un seigneur flamand des environs d'Arras ou de Saint-Omer et tante des Saluces avec lesquels nous fûmes en relation à Bordeaux. Il en avait eu un garçon et le faisait élever sous un nom supposé au collège des jésuites, à Paris. Un événement dramatique, appelé à exercer une influence déterminante sur les destinées de l'enfant, devait être la conséquence de son séjour dans cet établissement.

Mlle Mary Dillon, grande amie, comme je viens de le dire, du général de Lally, était dans la confidence de son intrigue avec la comtesse de Maulde et s'occupait de l'enfant, qui ignorait son origine et le nom de son père. Après l'exécution du général de Lally, un officier irlandais, nommé Drumgold, chargé par Mlle Dillon des détails pécuniaires de la pension du jeune homme, alla le voir. Les jésuites avaient joué un très funeste rôle dans le procès et la condamnation de M. de Lally. Aussi M. Drumgold, qui avait partagé, avec tous les Irlandais au service de France, la parfaite conviction qu'il avait été condamné injustement, arriva au collège profondément ému et troublé par une répugnance extrême à dire au jeune garçon, qui ignorait sa naissance, qu'on allait le transférer dans une autre institution. Mais il ne se trouva pas plutôt seul avec lui, que cet enfant de douze ans se mit à lui parler de l'exécution de M. de Lally, qui avait eu lieu la veille, l'approuvant et développant avec une éloquence précoce tous les arguments qu'on avait fait valoir autour de lui, dans son collège, pour la justifier. M. Drumgold, impuissant à se contenir en entendant un pareil langage sortir de la bouche du fils même de celui qui avait été exécuté, s'écria: «Malheureux, il était ton père!» À ces mots, le jeune de Lally s'affaissa évanoui et resta plusieurs heures sans connaissance. Une maladie grave dont il fut à la mort se déclara, et c'est pendant sa convalescence qu'il résolut de faire casser l'arrêt et de se consacrer à la réhabilitation de la mémoire de son père. Depuis ce moment, toutes ses lectures, toutes ses études, toutes ses pensées tendirent à ce but.

Le général de Lally avait reconnu son fils dans son testament. Celui-ci prit son nom et, à dix-huit ans, il commença ses plaidoiries et composa des mémoires qui passer, à juste titre, comme des modèles de raisonnement et d'éloquence en ce genre pour réhabiliter son père. Pendant vingt ans ce fut son unique occupation, sa seule pensée. Ayant recueilli très peu de fortune de l'héritage de son père, il demeurait avec Mlle Dillon à Saint-Germain, et était fort protégé par le maréchal de Noailles et le maréchal de Beauvau, tous deux amis de Mlle Dillon. Lorsqu'en 1785 mon grand-oncle se réconcilia avec sa soeur, nous vîmes chez elle, à Saint-Germain, M. de Lally, que je ne connaissais pas. Il était alors âgé de trente-cinq ans, avait une très belle figure, mais un air efféminé qui ne me plaisait pas. Après avoir plaidé lui-même dans trois parlements, il venait de gagner son procès, au cours duquel il avait acquis une grande renommée d'éloquence et une considération bien méritée pour la constance qu'il avait mise à poursuivre le succès sa cause. Il ne serait que juste d'attribuer une grande partie de l'honneur de sa conduite à Mlle Dillon. Personne d'un esprit distingué, d'un caractère très supérieur, elle avait pris sur M. de Lally un empire absolu et s'était entièrement dévouée à ses intérêts dans la solitude où vivait à Saint-Germain. Il la perdit en 1786, et elle lui laissa tout ce dont elle put disposer et qui n'était que du mobilier. De plus, elle avait fait en sorte qu'il eût la survivance de l'appartement qu'elle occupait à Saint-Germain et qui était celui que Louis XIV avait donné à son père, lorsqu'il arriva dans ce château avec Jacques II. Elle y était née, ainsi que dix frères ou soeurs, dont l'archevêque de Narbonne était le cadet. Mon père regretta vivement, quand il revint des Iles, qu'on eût disposé de ce logement, berceau de sa famille en France. M. de Lally eût montré plus de délicatesse en n'acceptant pas, parmi les objets qui lui furent laissés, beaucoup de souvenirs de famille sans valeur pour lui, mais que nous estimions à un haut prix, mon père et moi, en raison de leur provenance.

CHAPITRE IX

1789.—I. Mme de Genlis et le pavillon du couvent de Belle-Chasse.—L'éducation des jeunes princes d'Orléans.—Paméla.—Henriette de Sercey.—Une fille de Mme de Genlis.—Curieuse origine de Mme Lafarge.—II. Courses de chevaux à Vincennes.—Premiers rassemblements populaires.—Incendie des magasins de Réveillon.—Une action charitable.—III. Installation à Versailles.—Séance d'ouverture des États-Généraux: attitude du roi et de la reine.—Mirabeau.—Le discours de M. Necker.—La faiblesse de la Cour.—Le départ de M. Necker.—IV. Le 14 juillet 1789: comment Mme de La Tour du Pin apprend la nouvelle de l'insurrection; ses premières conséquences.—V. Retour de Mme de La Tour du Pin à Paris.—Les eaux de Forges.—Le 28 juillet: effroi jeté ce jour-là dans toutes les populations.—M. et Mme de La Tour du Pin rassurent celle de Forges.—Mme de La Tour du Pin est prise pour la reine à Gaillefontaine.—La population armée.

I

1789.—L'hiver de 1789, froid et désastreux pour le peuple, n'en fut pas moins animé de plaisirs, de spectacles et de bals.

Dans ce temps-là, les circonstances m'amenèrent à faire une connaissance assez curieuse. Mme de Genlis, gouverneur[73] des jeunes princes d'Orléans[74] et de Mademoiselle[75], habitait avec celle-ci, au couvent de Belle-Chasse, un pavillon bâti à cet effet et qui donnait, au bout de la rue de Belle-Chasse, dans la rue Saint-Dominique. Ce pavillon, fort petit; se composait d'un rez-de-chaussée où l'on accédait immédiatement de la rue, après avoir monté quelques marches couvertes par un auvent sous lequel les voitures pouvaient pénétrer quand le cocher n'était pas maladroit. Au pied de l'escalier on trouvait une tourière ou portière qui ouvrait la grille. Un vestibule où restaient les domestiques servait d'antichambre. On était censé alors être dans le couvent. Mme de Genlis occupait ce pavillon, qui n'était pas si grand que la maison de Sainte-Luce[76], à Lausanne, avec Mlle d'Orléans, alors âgée de treize ans. Elle avait avec elle Paméla, depuis lady Edward Fitz-Gerald dont je parlerai plus bas, et Henriette de Sercey, toutes deux élevées avec la princesse. Les princes, dont l'éducation lui était également confiée, ne couchaient pas dans le pavillon. Ils y venaient le matin de très bonne heure, s'en allaient le soir après le souper avec leur sous-gouverneur et couchaient au Palais-Royal. Comme je les avais souvent rencontrés et que j'étais fort amie de Mme de Valence, fille de Mme de Genlis, Mme de Montesson m'invitait à venir chez elle quand les jeunes princes y étaient. Mme de Genlis se prit pour moi d'une belle passion et voulut que je fisse partie des petites soirées dansantes qui eurent lieu, une fois la semaine, pendant cet hiver. Elles se terminaient toujours avant 11 heures et n'étaient pas suivies d'un souper.

Le duc de Chartres commençait à aller dans le monde, c'est-à-dire qu'il assistait quelquefois aux soupers du Palais-Royal. Il était entré au service militaire et avait le cordon bleu. C'était un gros garçon, parfaitement gauche et disgracieux, avec des joues pâles et pendantes, l'air sournois, sérieux et timide. On le disait instruit et même savant. Mais, dans ce temps de frivolité et d'insouciance, il suffisait de peu de chose pour jeter de la poudre aux yeux. Il serait injuste de prétendre, cependant, que le système d'éducation de Mme de Genlis, tout singulier qu'il pût paraître au monde d'alors, n'eût pas, au milieu de beaucoup de choses affectées et ridicules, un bon côté, surtout quand on le comparait à celui adopté par le duc de Sérent[77], gouverneur des enfants de M. le comte d'Artois, pour ses deux élèves, que l'on ne voyait jamais et qui demeuraient aussi étrangers à la France que s'ils devaient régner en Chine. Les princes d'Orléans, au contraire, consacraient leurs promenades et leurs récréations à tout ce qui pouvait les instruire. Métiers, machines, bibliothèques, cabinets particuliers, monuments publics, arts, rien ne leur était étranger. Ils s'instruisaient en s'amusant. On les rendait populaires, et les événements ont montré que celui des trois qui a survécu en a tiré profit. Dans le temps dont je parle, les deux cadets étaient encore des enfants. J'ai assisté plusieurs fois à leur souper, les jours de petite soirée dansante. Quant aux autres invités, ils allaient souper chez eux ou chez des amis, car il n'était jamais question de manger, à Belle-Chasse, ou de boire autre chose qu'un verre d'eau. Ce repas des princes était d'une frugalité extrême, on peut même dire exagérée. Mme de Genlis n'y participait pas, et Henriette de Sercey et Paméla trouvaient charmant d'étendre leur soupe d'un grand verre d'eau, puis d'y casser des morceaux de pain sec.

À un bal que Mme de Montesson donna aux jeunes princes et où j'étais particulièrement bien mise et fort admirée, elle proposa au jeune duc de Chartres de danser avec moi. Il s'en défendit fort; on dit même qu'il pleura. Il n'a pas fait tant de façons pour prendre la couronne.

Puisque j'ai cité le nom de Paméla, parlons un peu de son origine. Mme de Genlis laissait entendre qu'elle avait recueilli l'enfant en Angleterre, mais personne ne doutait qu'elle ne fût sa fille et celle de M. le duc d'Orléans—Égalité.—Chose singulière, cependant, j'ai des raisons de croire que l'assertion de Mme de Genlis était la vérité. Ma tante, lady Jerningham, avait connu intimement, dans le Shropshire, où son mari avait de grandes terres, un clergyman[78], également en relation avec Mme de Genlis. Un jour, ce clergyman, étant à sa cure, reçut de Mme de Genlis une lettre dans laquelle elle lui disait: «que, pour des raisons particulières et extrêmement importantes, elle désirait se charger de l'éducation d'une enfant de cinq à six ans, d'une petite fille, dont elle lui faisait la description et lui donnait le signalement le plus détaillé. Une grosse somme était destinée aux parents de l'enfant, à condition du secret le plus absolu. Ils ne devaient pas même savoir le nom de la personne à qui l'on confiait l'éducation de cette enfant, qui en recevrait une entièrement supérieure à son état, et était destinée à une fortune élevée.»

Le curé trouva l'enfant telle que Mme de Genlis en avait donné la description et l'envoya dans le lieu qui lui avait été indiqué, à Londres. Lady Jerningham ne doutait pas que cette enfant ne fût Paméla. On ne pouvait rien voir de plus délicieux que sa figure, à quinze ans qu'elle avait lorsque je la connus. Son visage n'avait pas un défaut, ou même une imperfection. On eût dit celui de la plus jeune des filles de Niobé. Tous ses mouvements étaient gracieux, son sourire angélique, ses dents d'un blanc perlé. À dix-huit ans, en 1792, elle tourna la tête à lord Edward Fitz-Gerald, cinquième fils du duc de Leinster, qui l'épousa et la mena en Irlande, où il était à la tête des insurgés—United Irish Men[79]. À la mort de son mari, elle revint sur le continent et s'établit à Hambourg, où elle épousa le consul américain, M. Pitcairn. Je reparlerai d'elle plus tard.

Sa compagne d'éducation, Henriette de Sercey, nièce de Mme de Genlis, était une grosse fille non dépourvue d'esprit et douée du mérite de n'être aucunement jalouse de Paméla. Elle ne l'aimait cependant pas, je crois, et prenait en pitié les petits soins dont l'entourait Mme de Genlis. Profitant avec assiduité de l'éducation qu'on lui donnait l'occasion d'acquérir, elle eut des connaissances et des talents distingués. Je tiens de Mme de Valence que Louis-Philippe, à dix-huit ans, en avait été amoureux, et qu'après la mort de son père, Égalité, il aurait voulu l'épouser; mais elle s'y refusa et épousa, à Hambourg en 1793, un négociant, M. Mathiesen. Après un an de mariage, ayant rencontré un jeune Suisse du nom de Finguerlin, qui faisait le commerce dans cette ville, ils provoquèrent assez de scandale pour que le vieux Mathiesen divorçât. Elle épousa alors son amant, Finguerlin, avec lequel elle a toujours bien vécu et dont elle eut plusieurs enfants. Mme de Genlis parle d'elle et de ses filles dans ses mémoires.

La singularité de cet intérieur, c'est que Mme de Genlis, qui avait réellement une fille d'Égalité, l'avait prise en haine dès son enfance, et lorsque sa fille légitime épousa M. de Valence, elle lui confia cette enfant, alors âgée de huit ou dix ans, sous le prétexte que son éducation servirait d'apprentissage à Mme de Valence pour celle qu'elle aurait à donner plus tard à ses propres enfants. Cette petite fille, qui passait pour une enfant trouvée, était, par conséquent soeur de Mme de Valence par sa mère, et soeur de Louis-Philippe par son père. Chaque jour je la rencontrais chez Mme de Valence. Elle était fort raisonnable et très taciturne. Je ne lui ai pas connu d'autre nom que celui d'Hermine. Mme de Valence la maria à un agent de change nommé Collard, qui avait acquis, on ne sait trop comment, une assez bonne fortune. Plusieurs filles naquirent de ce mariage. Toutes se sont bien établies. Une d'elles, Mme Cappelle, a eu pour fille la trop célèbre Mme Lafarge.

II

Au printemps de 1789, après un hiver qui avait été si cruel pour les pauvres et avant l'ouverture des États-Généraux, jamais on ne s'était montré aussi disposé à s'amuser, sans s'embarrasser autrement de la misère publique. Des courses eurent lieu à Vincennes, où les chevaux du duc d'Orléans coururent contre ceux du comte d'Artois. C'est en revenant de la dernière de ces courses avec Mme de Valence et dans sa voiture que, passant rue Saint-Antoine, nous tombâmes au milieu du premier rassemblement populaire de cette époque: celui où fut détruit l'établissement de papiers de tenture du respectable manufacturier Réveillon. J'eus longtemps après seulement l'explication de cette émeute, qui avait été payée.

Comme nous traversions le groupe de quatre cents ou cinq cents personnes qui encombraient la rue, la vue de la livrée d'Orléans portée par les gens de Mme de Valence, M. de Valence occupant l'emploi de premier écuyer de M. le duc d'Orléans, excita l'enthousiasme de cette canaille. Ils nous arrêtèrent un moment en criant: «Vive notre père! vive notre roi d'Orléans!» Je fis peu d'attention alors à ces exclamations. Elles me revinrent à l'esprit quelques mois plus tard, lorsque j'eus acquis la certitude des projets de ce misérable duc d'Orléans. Le mouvement populaire qui ruina Réveillon avait été combiné, je n'en doute pas, pour se défaire de ce brave homme, qui employait trois à quatre cents ouvriers et jouissait d'un grand crédit dans le faubourg Saint-Antoine.

Voici son histoire, comme, il la racontait lui-même. Etant très jeune, il travaillait, je ne sais plus à quel métier, dans ce faubourg où il avait toujours habité. Un jour, en se rendant à sa journée, il rencontra un pauvre père de famille, ouvrier comme lui, que l'on conduisait en prison pour mois de nourrice. Il se désespérait de laisser sa femme et ses enfants dans une affreuse misère, que sa détention allait aggraver. Réveillon, animé par le sentiment que la Providence lui avait procuré cette rencontre à dessein, court chez un brocanteur, vend ses outils, ses habits, tout ce qu'il possède, paye la dette et rend ce père à sa famille. «Depuis ce moment, disait-il, tout m'a réussi. J'ai fait fortune, je dirige quatre cents ouvriers et je puis faire la charité à mon aise.» C'était un homme simple, juste, adoré de ses ouvriers. Depuis le soir de ce jour funeste, où l'on brûla et détruisit toutes ses planches, ses machines et ses magasins, je ne sais ce qu'il est devenu.

III

Les élections terminées, chacun prit ses dispositions pour s'établir à Versailles. Tous les membres des États-Généraux cherchèrent des appartements dans la ville. Ceux d'entre eux qui étaient attachés à la cour transportèrent leurs maisons et leurs ménages dans les locaux qui leur étaient réservés au château. Ma tante y avait alors le sien, où je logeais avec elle. Il était situé très haut au-dessus de la galerie des Princes[80]. La chambre que j'occupais avait jour sur les toits, mais celle de ma tante donnait sur la terrasse et avait une très belle vue. Nous ne couchions dans ce logement que le samedi soir. M. de Poix, comme gouverneur de Versailles, disposait, à la Ménagerie[81], d'une charmante petite maison attenant à un joli jardin. Il la prêta à ma tante, qui s'y installa avec tous ses gens, son cuisinier, ses chevaux et les miens, c'est-à-dire mes chevaux de selle, et mon palefrenier anglais. Cette habitation était très agréable. Tout ce que l'on connaissait s'établissait à Versailles, et l'on attendait avec gaieté et sans inquiétude, du moins apparente, l'ouverture de cette assemblée qui devait régénérer la France. Quand je réfléchis maintenant à cet aveuglement, je ne le conçois possible que pour les gens jeunes comme je l'étais. Mais que les hommes d'affaires, que les ministres, que le roi lui-même en fussent atteints, la chose est inexplicable.

Je n'ai pas conservé le souvenir du motif pour lequel je n'accompagnai pas la reine avec toute sa maison à la procession qui eut lieu après la messe du Saint-Esprit. J'allai voir passer cette procession, qui traversa, comme c'était l'usage, la place d'Armes, pour se rendre d'une des paroisses de Versailles à l'autre[82]. Nous occupions, avec Mme de Poix, l'une des fenêtres de la grande écurie. La reine avait l'air triste et irrité. Etait-ce un pressentiment? M. de La Tour du Pin était si contrarié de n'avoir pas été élu député aux États-Généraux qu'il ne voulut même pas assister à la séance d'ouverture. Le spectacle était magnifique, et a été si souvent décrit dans les mémoires du temps que je n'en ferai pas le récit. Le roi portait le costume des cordons bleus tous les princes de même, avec cette différence que le sien était plus richement orné et très chargé de diamants. Ce bon prince n'avait aucune dignité dans la tournure. Il se tenait mal, se dandinait; ses mouvements étaient brusques et disgracieux, et sa vue, extrêmement basse, alors qu'il n'était pas d'usage de porter des lunettes, le faisait grimacer. Son discours, fort court, fut débité d'un ton assez résolu. La reine se faisait remarquer par sa grande dignité, mais on pouvait voir, au mouvement presque convulsif de son éventail, qu'elle était fort émue. Elle jetait souvent les yeux sur le côté de la salle où le tiers-état était assis, et avait l'air de chercher à démêler une figure parmi ce nombre d'hommes où elle avait déjà tant d'ennemis. Quelques minutes avant l'entrée du roi, il s'était passé une circonstance que j'ai vue de mes propres yeux avec tous ceux qui étaient présents, mais que je ne me rappelle pas avoir lue dans aucune des relations de cette mémorable séance.

Tout le monde sait que le marquis de Mirabeau, n'ayant pu se faire élire par l'assemblée de la noblesse de Provence, à cause de l'épouvantable réputation qu'il s'était justement acquise, avait été élu par le tiers-état. Il entra seul dans la salle et alla se placer vers le milieu des rangs de banquettes dépourvues de dossiers et disposées les unes derrière les autres. Un murmure fort bas—un susurro—mais général se fit entendre. Les députés déjà assis devant lui s'avancèrent d'un rang, ceux de derrière se reculèrent, ceux de côté s'écartèrent, et il resta seul au centre d'un vide très marqué. Un sourire de mépris passa sur son visage et il s'assit. Cette situation se prolongea pendant quelques minutes, puis, la foule des membres de l'assemblée augmentant, ce vide se combla peu à peu par le rapprochement forcé de ceux qui s'étaient d'abord écartés. La reine avait été probablement instruite de cet incident, qui a peut-être eu plus d'influence sur sa destinée qu'elle ne le soupçonnait alors, et c'est ce qui motivait les regards curieux qu'elle dirigeait du côté des députés du tiers-état.

Le discours de M. Necker, ministre des finances, me parut accablant d'ennui. Il dura plus de deux heures. Mes dix-neuf ans le trouvèrent éternel. Les femmes étaient assises sur des gradins assez larges. On n'avait aucun moyen de s'appuyer, si ce n'était sur les genoux de la personne placée au-dessus et derrière soi. La première travée avait été naturellement réservée aux femmes attachées à la cour et qui n'étaient pas de service. Cela les obligeait à conserver un maintien irréprochable et qui était très fatigant. Je crois n'avoir jamais éprouvé autant de lassitude que pendant ce discours de M. Necker, que ses partisans portèrent aux nues.

Toutes les phases du commencement de l'Assemblée constituante sont connues. L'histoire les rapporte, et je n'écris pas l'histoire. Mon mari rejoignit, le 1er juin, son régiment, ainsi que les autres colonels. Il était en garnison à Valenciennes, et, par conséquent, il ne fit pas partie des troupes qu'on rassembla aux portes de Paris, sous le commandement du maréchal de Broglie, et dont on ne se servit pas en temps opportun, par suite de cette fatale faiblesse qui se manifestait toujours au moment où la fermeté eût été nécessaire. La reine ne savait que montrer de l'humeur, sans jamais se décider à agir. Elle reculait. Il est vrai de dire aussi que ces empiétements sur l'autorité royale apparaissaient comme une chose si nouvelle que ni le roi ni la reine n'en discernaient le symptôme alarmant. La petite révolte pour les subsistances qui s'était produite au début du règne, et qu'on avait nommée la guerre des farines, leur paraissait le plus grand excès auquel le peuple pût se livrer.

On commençait bien à prévoir que l'Assemblée constituante entraînerait plus loin qu'on ne l'avait pensé d'abord, mais on croyait encore à la possibilité de réprimer facilement l'esprit d'innovation qui pénétrait partout, et lorsque le roi alla à l'Assemblée[83], le 23 juin, il ne doutait pas, pauvre prince! que sa présence ne fît rentrer sous terre les innovateurs. Quelqu'un serait-il venu lui dire que l'on corrompait son armée, que le régiment des gardes françaises tout entier était gagné, que l'on arrêtait à dessein les subsistances pour affamer Paris et pousser la population à la révolte, cette personne aurait passé pour un fou. Ah! il est bien aisé maintenant, cinquante ans après ces événements, et quand on a vu les conséquences de la faiblesse de la cour, de dire comment il aurait fallu agir! Mais à cette époque, alors qu'on ignorait même ce qu'était une révolution, prendre un parti ne paraissait pas chose s facile. Tel qui s'applaudissait, en juin 1789, d'avoir les idées d'un bon patriote, en a eu horreur trois mois plus vautier Rien n'était matériellement dérangé dans le réseau d'étiquettes qui enveloppait la cour. On discutait dans les salons, on commençait à échanger des mots piquants, mais c'était tout, et, pour ma part, je ressentais un grand ennui des conversations politiques. Chaque jour j'écrivais à mon mari les propos que j'avais recueillis. Ces lettres qui m'auraient été bien utiles pour rédiger mes souvenirs, je ne les ai pas conservées. Je trouverais sans doute aujourd'hui, si je les avais sous les yeux, qu'elles reproduisaient les caquets de la société qui m'entourait et où les femmes se faisaient l'écho des propos de leurs amis. Le premier événement qui commença à me paraître sérieux fut la sortie de M. Necker du ministère. Ce sont les conditions extraordinaires de ce départ, plutôt que ses conséquences, qui me frappèrent. J'avais été faire une visite au contrôle général la veille du jour où nous devions partir, ma tante et moi, pour aller chez M. le maréchal de Beauvau, dans sa maison de campagne du Val, au bout de la terrasse de Saint-Germain. Mme de Poix, sa fille, se trouvait là avec quelques personnes de la plus haute compagnie, tous de la secte des philosophes. Cette partie de plaisir ne souriait guère à mes dix-neuf ans. Mme la maréchale de Beauvau, sérieuse, pédante et peu indulgente, m'intimidait affreusement. Il fallait absolument lui plaire en tout, depuis la toilette jusqu'à la conversation. Charles de Noailles, fils de Mme de Poix, Amédée de Duras, son cousin, tous deux mes aînés d'un an, et moi, aurions aimé à aller un peu rire dans le jardin; mais la répartition des heures et des mouvements, la sévérité des convenances ne toléraient pas une telle infraction à la règle. Cependant, le soir, nous faisions de la musique, accompagnés par Mme de Poix, qui était excellente musicienne, et Mme la maréchale s'amusait à me voir faire tableau avec sa petite négresse Ourika. Je la prenais sur mes genoux, elle me passait les bras autour du col et appuyait son petit visage noir comme l'ébène, sur ma joue blanche. Mme de Beauvau ne se lassait pas de cette représentation, qui m'ennuyait extrêmement, parce que j'ai toujours eu horreur des choses factices.

Comme nous déjeunions dans un pavillon du jardin, un valet de chambre arriva fort troublé et demanda à M. le maréchal s'il savait où était M. Necker. Il ajoutait que la veille, en revenant du conseil, le ministre était monté en voiture avec Mme Necker, disant qu'ils allaient souper au Val; que depuis on ne l'avait pas revu et qu'on ne savait où le trouver; que cette nouvelle commençait à se répandre et qu'il se formait des groupes devant les fenêtres du contrôle général, à Versailles. Un palefrenier à cheval avait été envoyé dans tous les lieux où l'on supposait que M. et Mme Necker auraient pu se rendre, mais nulle part on ne signalait leur présence. Cette disparition inquiéta fort, et ma tante voulut retourner à Versailles, pour mieux dire, à la Ménagerie, où nous étions établies. En y arrivant, le mystère nous fut dévoilé. Les chevaux de M. Necker étaient rentrés à Versailles après avoir conduit leurs maîtres au Bourget. Là ceux-ci avaient pris la poste pour se rendre en Suisse en passant par les Pays-Bas. Son dessein, en quittant ainsi le ministère, était de se dérober aux témoignages de popularité que son départ n'aurait pas manqué de provoquer. J'ai entendu depuis blâmer cette démarche comme entachée d'un excès d'amour-propre; personnellement, je crois que M. Necker était de très bonne foi et que, prévoyant déjà d'ailleurs qu'on courait à une catastrophe, il ne voulait pas exciter le peuple, qui commençait à se faire craindre.

Mme de Montesson était à Paris et se proposait de partir pour Berny, où elle devait passer l'été. Aimant le monde comme elle l'aimait, elle eût sans doute préféré s'établir pour cette saison, à Versailles, alors le centre de la société et des affaires, et dont tendaient à se rapprocher tous ceux qui le pouvaient. Mais sa position envers la cour ne le lui permettait pas. D'un autre côté, le séjour de Paris, où l'on cherchait à provoquer de l'inquiétude pour les subsistances, un des moyens employés par les révolutionnaires pour soulever le peuple, n'était plus tenable. Berny étant peu éloigné de Versailles, où elle pouvait se rendre en deux heures par la route de Sceaux, elle prit le parti de s'y établir avec Mme de Valence, et m'engagea à y venir passer un mois ou six semaines.

IV

Je fis donc partir, le 13 juillet, mes chevaux de selle avec mon palefrenier anglais qui parlait à peine français, et lui ordonnai de passer par Paris pour se procurer quelques objets qui lui étaient nécessaires. Je cite cette petite circonstance comme preuve que l'on n'avait pas la moindre idée de ce qui devait arriver à Paris le lendemain. On parlait seulement de troubles partiels à la porte de quelques boulangers accusés par le peuple de falsifier la farine. La petite armée qui était rassemblée dans la plaine de Grenelle et au Champ de Marc rassurait la cour, et quoique la désertion y fût journalière, on ne s'en inquiétait pas.

Si l'on réfléchit que ma position personnelle me mettait à portée de tout savoir; que M. de Lally, membre influent de l'Assemblée, demeurait, avec ma tante et moi, dans la petite maison de la Ménagerie; que j'allais tous les jours souper à Versailles, chez Mme de Poix, dont le mari, capitaine des gardes, et membre de l'Assemblée, voyait le roi tous les soirs à son coucher ou à l'ordre, on sera bien surpris de ce que je vais conter.

Notre sécurité était si profonde que le 14 juillet à midi, ou même à une heure plus avancée de la journée, nous ne nous doutions, ni ma tante ni moi, qu'il y eût le moindre tumulte à Paris, et je montai dans ma voiture, avec une femme de chambre et un domestique sur le siège, pour m'en aller à Berny par la grande route de Sceaux qui traverse les bois de Verrières. Il est vrai que cette route,—celle de Versailles à Choisy-le-Roi,—ne rencontre aucun village et est fort solitaire. Je me rappelle encore que j'avais dîné de bonne heure à Versailles, de manière à arriver à Berny assez à temps pour être établie dans mon appartement avant le souper, servi à 9 heures à la campagne. Cette réflexion rend l'ignorance où nous étions encore plus extraordinaire. En arrivant à Berny, je fus surprise, après avoir pénétré dans la première cour, de ne voir aucun mouvement, de trouver les écuries désertes, les portes fermées; même solitude dans la cour du château. La concierge, qui me connaissait bien, entendant une voiture, s'avança sur le perron et s'écria d'un air troublé et effaré: «Eh! mon Dieu, madame! Madame n'est pas ici. Personne n'est sorti de Paris. On a tiré le canon de la Bastille. Il y a eu un massacre. Quitter la ville est impossible. Les portes sont barricadées et gardées par les gardes françaises, qui se sont révoltés avec le peuple.» L'on conçoit mon étonnement, plus grand encore que mon inquiétude. Mais comme, malgré mes dix-neuf ans les choses imprévues ne me déconcertaient guère, j'ordonnai, à la voiture de rebrousser chemin et me fis conduire à la poste aux chevaux de Berny, dont je connaissais le maître comme un brave homme, fort dévoué à Mme de Montesson et à ses amis. Je lui témoignai le désir de retourner à l'instant à Versailles. Il me confirma le récit de la concierge, qui n'était composé que de suppositions, puisque personne n'était sorti de Paris. Seulement on distinguait les couleurs de la ville arborées sur les barrières, et les sentinelles que l'on apercevait dans l'intérieur criaient: «Vive la nation!» et avaient une cocarde aux trois couleurs à leur chapeau.

Mon cocher de remise déclara qu'il ne retournerait à Versailles pour rien au monde. Je fis alors atteler quatre chevaux de poste menés par deux postillons dont le maître me répondit, comme étant des garçons déterminés, puis je reparti? pour Versailles au grand galop. J'y arrivai vers 11 heures. Ma tante avait eu la migraine. Elle était couchée. Elle n'avait pas été chez Mme de Poix. M. de Lally n'était pas revenu. Elle ne savait rien. En me voyant près de son lit, elle crut qu'elle, faisait un mauvais rêve ou que la tête m'avait tourné. Pour moi, j'avoue que le sort de mon palefrenier anglais et de mes trois chevaux m'inquiétait surtout. J'avais une crainte mortelle qu'ils n'eussent été offerts en holocauste à la nation.

Le lendemain matin, nous étions de bonne heure à Versailles. Ma tante alla aux nouvelles. Je me rendis, dans le même but, chez mon beau-père, où j'appris tout ce qui s'était passé: la prise de la Bastille; la révolte du régiment des gardes françaises; la mort de MM. de Launay et Flesselles, et de tant d'autres plus obscurs; la charge intempestive et inutile d'un escadron de Royal-Allemand, commandé par le prince de Lambesc, sur la place Louis XV. Le lendemain, une députation du peuple força M. de La Fayette de se mettre à la tête de la garde nationale, qui s'était instituée. Puis, peu de jours après, la nouvelle arriva que MM. Foulon et Bertier avaient également été massacrés. Le régiment des gardes chassa tous ceux de ses officiers qui ne voulurent pas adhérer à sa nouvelle organisation. Les sous-officiers prirent leurs places, et cette coupable insubordination, dont l'exemple fut depuis suivi par toute l'armée française, présenta néanmoins cet avantage pour Paris, qu'il y eut, au premier moment de l'insurrection, un corps organisé qui empêcha la lie du peuple de se livrer aux excès qui se seraient produits sans son intervention.

La petite armée de la plaine de Grenelle fut dissoute, les régiments, dont la désertion avait éclairci les rangs, importèrent dans les provinces où on les envoya en garnison le funeste esprit d'indiscipline qui leur avait été inculqué à Paris, et rien dans la suite ne put l'effacer.

V

Sept ou huit jours après le 14 juillet, M. de La Tour du Pin arriva en secret de sa garnison à Versailles, tant il était inquiet de son père et de moi. À Valenciennes, où son régiment était renfermé, les récits les plus mensongers et les plus contradictoires s'étaient succédé toutes les heures. Le ministre de la guerre, comte de Puységur[84], et le duc de Guines, son inspecteur, ne désapprouvèrent pas cette légère infraction, et un congé lui fut délivré, à la demande de son père, qui, dans ce temps où il prévoyait déjà une élévation que sa modestie l'empêchait de désirer, était bien aise de conserver son fils auprès de lui. Néanmoins, après la visite du roi à Paris, exigée par la Commune, et le retour de M. Necker, rappelé dans l'espoir de calmer les esprits, mon mari, qui n'était pas d'avis que son père acceptât le ministère de la guerre qu'on lui offrait, voulut s'éloigner de Versailles pour ne pas influer sur sa détermination.

On m'avait ordonné les eaux de Forges, en Normandie, pour me fortifier, car ma dernière couche, où j'avais été si malade, m'avait laissé une grande faiblesse dans les reins, et l'on craignait même que je n'eusse plus d'enfants, ce qui me mettait au désespoir. Nous allâmes donc à Forges, et le séjour d'un mois que nous y fîmes est un des moments de ma vie que je me rappelle avec le plus de bonheur. Ayant envoyé là-bas nos chevaux de selle, nous faisions, tous les jours, de longues promenades dans les beaux bois et le joli pays qui entourent cette petite ville. Nous avions emporté des livres en grande variété, et mon mari, lecteur infatigable, me lisait, tandis que je travaillais avec cette assiduité et ce goût pour les ouvrages des mains qui ne m'ont pas abandonnée encore, à l'âge avancé où je tâche de rassembler ces souvenirs. Il n'y avait pas de société à Forges, si ce n'est une femme agréable dont j'ai oublié le nom. Elle soupirait bien douloureusement en voyant l'union et le charme de notre ménage, tandis que son mari, qu'elle aimait à la passion, était dans sa garnison, au bout de la France, sans espoir d'obtenir de semestre avant dix-huit mois. Nous rencontrions souvent aussi, à cheval, un officier de je ne sais quel régiment. Il était du pays et, tout en nous indiquant les belles promenades à faire, nous racontait que sa grande ambition serait d'entrer dans les gardes du corps, sans se douter que ce désir devait être bientôt satisfait.

Le 28 juillet est l'un des jours de la Révolution où il arriva la chose la plus extraordinaire et qui a été la moins expliquée, puisque, pour la comprendre, il faudrait supposer qu'un immense réseau ait couvert la France, de manière qu'au même moment et par l'effet d'une même action, le trouble et la terreur fussent répandus dans chaque commune du royaume. Voici ce qui arriva à Forges ce jour-là, comme partout ailleurs, et ce dont j'ai été témoin oculaire. Nous occupions un modeste appartement à un premier étage très bas, donnant sur une petite place traversée par la grande route qui conduit à Neufchâtel et à Dieppe. Sept heures du matin sonnaient, et j'étais habillée et prête à monter à cheval, attendant mon mari, parti seul pour la fontaine ce jour-là, parce que, à la suite de je ne sais quelle circonstance, je n'avais pas voulu l'accompagner. Je me tenais debout devant la fenêtre, et je regardais la grande route, par laquelle il devait revenir, lorsque j'entendis arriver du côté opposé une foule de gens qui couraient et qui débouchèrent sur la place au-dessous de ma fenêtre—notre maison était située à un coin—en donnant des signes de crainte désespérés. Des femmes se lamentaient et pleuraient, des hommes en fureur, juraient, menaçaient, d'autres levaient les mains au ciel en criant: «Nous sommes perdus!» Au milieu d'eux, un homme à cheval les haranguait. Il était vêtu d'un mauvais habit vert, à l'apparence déchiré, et n'avait pas de chapeau. Son cheval gris-pommelé était couvert de sueur et portait sur la croupe plusieurs coupures qui saignaient un peu. S'arrêtant sous ma fenêtre, il recommença une sorte de discours sur le ton des charlatans parlant sur les places publiques, et disait «Ils seront ici dans trois heures, ils pillent tout à Gaillefontaine[85], ils mettent le feu aux granges, etc., etc.» Et, après ces deux ou trois phrases, il mit les éperons dans le ventre de son cheval et s'en alla du côté de Neufchâtel au grand galop.

Comme je ne suis pas peureuse, je descendis; je montai à cheval, et je me mis à parcourir au pas cette rue où affluaient peu à peu des gens qui croyaient que leur dernier jour était arrivé, leur parlant, tâchant de leur persuader qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce qu'on leur avait dit; qu'il était impossible que les Autrichiens, dont cet imposteur venait de leur parler, et avec qui nous n'étions pas en guerre, fussent arrivés jusqu'au milieu de la Normandie sans que personne eût entendu parler de leur marche. Parvenue devant l'église, je trouvai le curé qui s'y rendait pour faire sonner le tocsin. À ce moment arriva à cheval M. de La Tour du Pin, que mon palefrenier avait été chercher à la fontaine, avec l'officier dont j'ai parlé plus haut. Ils me trouvèrent tenant, de dessus mon cheval, le collet de la soutane du curé, et lui représentant la folie d'effrayer son troupeau par le tocsin, au lieu de lui prouver, en unissant ses efforts aux miens, que ses craintes étaient chimériques. Alors mon mari, prenant la parole, dit à tous ces gens rassemblés que rien de ce qui leur avait été annoncé n'avait le moindre fondement; que, pour les rassurer, nous allions aller à Gaillefontaine et leur en apporter des nouvelles, mais qu'en attendant ils ne sonnassent pas le tocsin et rentrassent dans leurs maisons. Nous partîmes, en effet, au petit galop tous trois, suivis de mon palefrenier qui, depuis le 14 juillet où il s'était trouvé à Paris, croyait que les Français, dont il n'entendait pas la langue, étaient tous fous. Il s'approchait respectueusement de moi en soulevant son chapeau, et me disait: «Please, milady, what are they all about?[86]»

Au bout d'une heure, nous arrivâmes au bourg où nous devions trouver les Autrichiens. En descendant un chemin creux qui conduisait à la place, un homme armé d'un mauvais pistolet rouillé nous arrêta par les mots: «Qui vive!» puis, s'étant avancé au-devant de nous, il nous demanda si les Autrichiens n'étaient pas à Forges. Sur notre réponse négative, il nous mena sur la place en criant à toute la population qui y était rassemblée: «Ce n'est pas vrai! ce n'est pas vrai!» À ce moment un gros homme, espèce de bourgeois, s'étant approché de moi, poussa l'exclamation: «Eh! citoyen, c'est la reine!» Alors, de toutes parts, on s'écria qu'il fallait me mener à la commune, et quoique je ne fusse pas du tout effrayée de cette conjoncture, je l'étais beaucoup du danger que couraient une foule de femmes et d'enfants qui se jetaient dans les jambes de mon cheval, animal très vif. Heureusement, un garçon serrurier, étant sorti de sa boutique, vint me regarder, puis il se mit à rire comme un fou, en leur disant que la reine avait au moins deux fois l'âge de la jeune demoiselle et était deux fois aussi grosse, qu'il l'avait vue deux mois auparavant et que ce n'était pas elle. Cette assurance me rendit la liberté, et nous repartîmes aussitôt pour retourner à Forges, où déjà se répandait, le bruit que nous étions pris par l'ennemi. Nous retrouvâmes les hommes armés de tout ce qu'ils avaient pu se procurer et la garde nationale organisée. C'était là le but que l'on s'était proposé d'atteindre, et dans toute la France, au même jour et presque à la même heure, la population se trouva armée.

CHAPITRE X

I. M. de La Tour pu Pin père au ministère de la guerre.—Dîners officiels.—Commencement de l'émigration.—La nuit du 4 août.—Ruine de la famille de La Tour du Pin.—Train de maison du ministre de la guerre.—Mmes de Montmorin et de Saint-Priest.—Le contrôle général et Mme de Staël.—II. Organisation de la garde nationale de Versailles: son commandant en chef, M. d'Estaing; son commandant en second, M. de La Tour du Pin; son major, M. Berthier.—Une exécution publique.—La Saint-Louis en 1789.—La bénédiction des drapeaux de la garde nationale à Notre-Dame de Versailles.—La garde nationale de Paris et M. de Lafayette.—III. Le banquet des gardes du corps au château.—Le Dauphin parcourt les tables.—Le bout de ruban de Mme de Maillé.—IV. Journée du 5 octobre.—Le roi à la chasse.—Paris marche sur Versailles.—Dispositions de défense.—Les femmes de Paris à Versailles le 5 octobre.—Révolte de la garde nationale de Versailles.—Projets de départ de la famille royale pour Rambouillet.—Envahissement des ministères.—Hésitation du roi.—M. de Lafayette chez le roi.—Le calme se rétablit.—V. Journée du 6 octobre.—Une bande armée envahit le château.—Massacre des gardes du corps.—Tentative d'assassinat contre la reine.—Présence du duc d'Orléans au milieu des insurgés.—Départ de la famille royale pour Paris.—Le roi confie la garde du palais de Versailles à M. de La Tour du Pin.—Santerre.—M. de La Tour du Pin se réfugie à Saint-Germain.

I

Quelques jours après les événements que je viens de raconter, mon mari reçut un courrier lui annonçant la nomination de son père au ministère de la guerre. Nous repartîmes aussitôt pour Versailles. Alors commença ma vie publique. Mon beau-père m'installa au département de la Guerre[87] et me mit à la tête de sa maison pour en faire les honneurs, de concert avec ma belle-soeur, également logée au ministère, mais qui, au bout de deux mois, devait nous quitter. J'occupai le bel appartement du premier avec mon mari. J'avais été si accoutumée, à Montpellier et à Paris, aux grands dîners, que ma nouvelle situation ne m'embarrassait aucunement. D'ailleurs, je ne me mêlais de rien que de faire les honneurs. Il y avait par semaine deux dîners de vingt-quatre couverts, auxquels l'on priait tous les membres de l'Assemblée constituante, à tour de rôle. Les femmes n'étaient jamais invitées. Mme de Lameth et moi étions assises vis-à-vis l'une de l'autre, et nous prenions à côté de nous les quatre personnages les plus considérables de la société, en observant de les choisir toujours dans tous les partis. Tant qu'on a été à Versailles, les hommes assistaient sans exception à ces dîners en habit habillé, et j'ai souvenir de M. de Robespierre en habit vert pomme et supérieurement coiffé avec une forêt de cheveux blancs. Mirabeau seul ne vint pas chez nous et ne fut jamais invité. J'allais souvent souper dehors, soit chez mes collègues, soit chez les personnes établies à Versailles pendant le temps de l'Assemblée nationale, comme on la nommait.

Le jour même du 14 juillet[88], M. le comte d'Artois quitta la France avec ses enfants et se rendit à Turin chez son beau-père[89]. Plusieurs personnes de sa maison l'accompagnèrent, entre autres M. d'Hénin, son capitaine des gardes. La reine, craignant que quelque émotion populaire ne compromît la sûreté de la famille de Polignac, les engagea à quitter aussi la France. Mme de Polignac donna donc sa démission de gouvernante des enfants de France et emmena avec elle la duchesse de Gramont, sa fille. Je vis cette pauvre jeune femme la veille de son départ. Il y avait quinze jours seulement qu'elle était accouchée de son fils Agénor. Elle le laissa à son mari, qui était de quartier comme capitaine des gardes. J'ignore au juste pourquoi elle ne resta pas auprès de lui. Ne l'aimant pas, elle préféra sans doute suivre sa mère et emmener ses deux filles. Elle avait épousé le duc de Gramont à douze ans et un jour, et à vingt-deux ans elle était mère déjà de trois enfants. Je la quittai alors pour ne plus la revoir, et son souvenir m'a toujours été très doux, car son caractère était aussi angélique que sa figure. Son visage était divin, mais elle n'avait pas de taille, quoiqu'elle fût très droite. Aussi Mme de Bouillon avait coutume de dire qu'elle lui voyait des ailes sous le menton, comme aux chérubins.

Tout est de mode en France; celle de l'émigration commença alors. On se mit à lever de l'argent sur ses terres pour emporter une grosse somme. Ceux, en grand nombre, qui avaient des créanciers, envisagèrent ce moyen de leur échapper. Les plus jeunes y voyaient un motif de voyage tout trouvé, ou bien un prétexte d'aller rejoindre leurs amis et leur société. Personne ne se doutait encore des conséquences que cette résolution pouvait avoir.

Cependant la nuit du 4 août, qui détruisit les droits féodaux sur la motion du vicomte de Noailles, aurait dû prouver aux plus incrédules que l'Assemblée nationale n'en resterait pas à ce commencement de spoliation. Mon beau-père y fut ruiné, et nous ne nous sommes jamais relevés du coup porté à notre fortune dans cette séance de nuit, qui fut une véritable orgie d'iniquités. La terre de La Roche-Chalais, près de Coutras, était tout entière en cens et rentes ou en moulins; elle avait un passage de rivière, et le tout rapportait annuellement 30.000 francs, avec la seule charge de payer un régisseur pour recevoir les grains, qui se remettaient à jour marqué, ou que l'on pouvait payer en argent d'après la cote du marché. Cette espèce de propriété, qui instituait deux propriétaires pour le même fond, était fort en usage dans la partie sud-ouest de la France. On ne décréta pas d'abord la spoliation entière, on arrêta seulement à quel taux on pourrait se racheter. Mais, avant l'expiration du délai fixé pour le versement de la somme due, on décida que l'on ne payerait pas. En sorte que tout fut perdu.

Outre ces 30.000 francs de rentes de La Roche-Chalais, nous perdîmes le passage de Cubzac, sur la Dordogne, 12.000 francs; les rentes du Bouilh, d'Ambleville, de Tesson, de Cénevières, belle terre dans le Quercey, dont mon beau-père fut obligé de vendre le domaine l'année suivante. Voilà comment un trait de plume nous ruina. Depuis nous n'avons plus vécu que d'expédients, du produit de la vente de ce qui restait, du d'emplois dont les charges ont presque toujours été plus fortes que le revenu qu'ils procuraient. Et c'est ainsi que nous sommes descendus pendant de longues années, pas à pas, dans le fond de l'abîme où nous resterons jusqu'à la fin de notre vie.

À ce moment, je ne me doutais pas encore que ma grand'mère, retirée à Hautefontaine depuis six mois avec mon oncle l'archevêque, dût aussi me dépouiller entièrement de sa fortune, sur laquelle j'avais toute raison de compter. Je ne pouvais prévoir que mon oncle, qui n'avait pas été nommé aux États-Généraux, et dont le décret spoliateur n'entamait les revenus que de 5.000 ou 6.000 francs, qui jouissait encore de 420.000 francs de rentes sur les biens du clergé, dont il ne devait pas dépenser le quart, dans la retraite où il vivait, dût laisser, quand il sortirait de France l'année suivante, 1.800.000 francs de dettes, dans lesquelles la fortune de ma grand'mère se trouva compromise.

Toutes les conséquences de la ruine qui venait de nous atteindre ne se firent pas sentir tout d'abord. Mon beau-père, au ministère, touchait 300.000 francs de traitement, outre celui de lieutenant général et de commandant de province. À vrai dire, il était tenu à un grand état, et, outre les deux dîners de vingt-quatre couverts par semaine, nous avions encore deux beaux et élégants soupers où j'invitais vingt-cinq ou trente femmes vieilles et jeunes, réunions dont nous jouissions uniquement ma belle-soeur et moi; car, le plus souvent, mon beau-père, qui se levait de très bonne heure, allait se coucher en sortant du conseil. Cela n'empêchait toutefois pas ses collègues et leurs femmes de venir chez nous.

Malgré ma jeunesse, toutes ces dames me traitaient très bien. Mme la comtesse de Montmorin, femme du ministre des affaires étrangères, se montrait particulièrement bonne et aimable à mon égard, et j'étais liée avec la baronne de Beaumont, sa fille. La comtesse de Saint-Priest et son excellent mari, ministre de la maison du roi, m'avaient adoptée comme une vieille connaissance, se souvenant m'avoir vue en Languedoc, dans ma première jeunesse, et même à Paris, chez mon oncle, dans mon enfance. J'en dirai autant de l'archevêque de Bordeaux, M. de Cicé, qui était garde des sceaux.

Mme de Saint-Priest était Grecque par sa mère. Fille du ministre de Prusse à Constantinople et d'une dame du Fanar[90], elle n'en était sortie que pour épouser M. de Saint-Priest, alors ambassadeur de France auprès de la Porte. Quoique vivant dans son salon comme une dame française, elle conservait dans son intérieur toutes les manies et souvent le vêtement d'une Grecque, ce qui m'amusait beaucoup. Elle avait plusieurs enfants et était de nouveau grosse au moment dont je parle. Arrivée de Constantinople depuis un an au plus, elle avait encore tout le charme de la nouveauté et des surprises que lui causait l'indépendance des femmes, tant soit peu libres, de France.

Je ne voyais presque pas Mme de La Luzerne, dont le mari[91] était ministre de la marine. Elle était fille de M. Angran d'Alleray, lieutenant civil, et se trouvait très déplacée à Versailles, où la noblesse de robe ne venait jamais. Il ne m'est resté aucun souvenir de cette maison, si ce n'est que c'étaient des gens très respectables et généralement estimés.

Mme Necker, femme du contrôleur général, ou, pour mieux dire, du premier ministre, tenait un état à peu près semblable au nôtre. Mais, comme elle ne sortait presque pas, elle recevait tous les jours à souper des députés, des savants, mêlés aux admirateurs de sa fille, qui tenait bureau d'esprit dans le salon de sa mère et était alors dans toute la fougue de sa jeunesse, menant de front la politique, la science, l'esprit, l'intrigue et l'amour. Mme de Staël vivait chez son père, au contrôle général, à Versailles, et ne faisait sa cour que le mardi, jour de l'audience des ambassadeurs. Elle était alors plus que liée avec Alexandre de Lameth, encore ami de mon mari à cette époque. Cette amitié, qui datait de leur jeunesse, m'inquiétait. J'avais une très mauvaise opinion de la moralité de ce jeune homme; je craignais surtout son ascendant en politique. Ma belle-soeur partageait mon sentiment à l'égard de son beau-frère, et, lorsque, quelques mois plus tard, mon mari se sépara ouvertement de lui et de son frère Charles, nous en fûmes charmées.

N'ayant jamais eu la moindre prétention à l'esprit, je me bornais à user avec prudence du bon sens dont la Providence m'avait douée. J'étais sur le pied de relations intimes avec Mme de Staël, mais elles n'allaient pas jusqu'à la confidence. Mon mari, en qui elle avait assez de confiance pour lui tout dire, m'avait donné les plus grands détails sur sa vie. J'en fis mon profit en me tenant en familiarité avec elle, mais non pas en amitié.

Nous avions quelquefois des conversations qui seraient amusantes à rappeler. Elle ne pouvait pas comprendre que je ne fusse pas enthousiasmée de ma figure, de mon teint, de ma taille, et quand je lui avouais que je n'attachais pas à ces avantages personnels plus de prix qu'ils n'en méritent, puisqu'ils passeraient avec l'âge, elle s'écriait naïvement que, si elle les avait possédés, elle aurait voulu bouleverser le monde. Son grand et singulier plaisir était de supposer des circonstances qui semblaient encore fabuleuses alors, puis de me demander: «Feriez-vous telle ou telle chose?» Et comme, dans mes réponses, je me montrais toujours disposée à mettre en pratique, avec joie, les idées de dévouement, de sacrifice, d'abnégation et de courage que sa riche imagination lui inspirait, elle affirmait que j'avais une raison romantique. Ce qu'elle concevait le moins, c'est que ce fût pour son mari que l'on se sentît disposée à tous les sacrifices possibles, et elle ne pouvait le comprendre qu'en disant: «Apparemment que vous l'aimez comme votre amant.»

C'était un singulier mélange que cette femme-là, et j'ai souvent cherché à m'expliquer l'alliance de ses qualités et de ses vices. Mais le mot vice est trop sévère. Ses grandes qualités étaient seulement ternies par des passions auxquelles elle s'abandonnait d'autant plus facilement qu'elle éprouvait toujours une sorte d'agréable surprise, lorsqu'un homme recherchait auprès d'elle des jouissances dont sa figure disgraciée semblait devoir bannir à jamais l'espoir. Aussi, j'ai tout lieu de penser qu'elle se livrait sans combat au premier homme qui se montrait plus sensible à la beauté de ses bras qu'aux charmes de son esprit. Et cependant on aurait tort de croire que je la considérasse comme une véritable dévergondée, car malgré tout elle exigeait une certaine délicatesse de sentiment, et elle a été susceptible de passions, très vives et très dévouées tant qu'elles duraient. C'est ainsi qu'elle a aimé passionnément M. de Narbonne, qui l'a abandonnée, autant qu'il m'en souvient, d'une manière indigne.

II

Les gardes nationales s'organisèrent dans tout le royaume à l'instar de celle de Paris, dont M. de La Fayette était le généralissime. Le roi lui-même désira que celle de Versailles se formât et que tous les commis et employés des ministères y entrassent, espérait que l'esprit en deviendrait meilleur, et que toutes ces personnes, dont l'existence dépendait de la cour, se montreraient disposées à ne pas l'abandonner. On fit un mauvais choix pour la commander. Le comte d'Estaing, qui avait acquis une sorte de réputation qu'il était loin de mériter, fut appelé à sa tête. Je savais par mon père ce qu'il fallait en penser. M. Dillon avait servi sous ses ordres au commencement de la guerre d'Amérique et avait eu les preuves les plus positives que M. d'Estaing manquait, non seulement d'habileté, mais aussi de courage. Cependant, à son retour, on le combla de faveurs, tandis que mon père, auquel il devait son premier succès, puisque ce fut le régiment de Dillon qui prit la Grenade, n'eut, après la guerre, que des dégoûts et des passe-droits. C'est grâce aux sollicitations de la reine que M. d'Estaing fut nommé commandant en chef de la garde nationale de Versailles. Mais mon beau-père, espérant qu'on pourrait conserver de l'ascendant sur cette troupe, ce qu'il désirait, désigna son fils pour en être le commandant en second. Cela équivalait à en avoir le commandement réel, car M. d'Estaing, dont la morgue et la hauteur répugnaient à se mêler à cette troupe de bourgeois, ne s'en occupait jamais que les jours où il ne pouvait s'en dispenser. Aussi n'eut-il aucune part à l'organisation, ni à la nomination des officiers. Berthier, depuis prince de Wagram, officier d'état-major très distingué, en fut nommé major[92]. C'était un brave homme, qui avait du talent comme organisateur; mais la faiblesse de son caractère le laissa en butte à toutes les intrigues. Il proposa, comme officiers, des marchands de Versailles déjà enrôlés dans le parti révolutionnaire et qui semèrent la discorde dans la troupe.

On commençait déjà, avant la fin d'août, à découvrir des menées coupables pour faire naître une disette dans les subsistances, et plusieurs agents furent surpris et arrêtés. Deux d'entre eux furent jugés et condamnés, sur leurs propres aveux, à être pendus. Le jour de l'exécution, le peuple s'assembla sur la place. La maréchaussée, insuffisante pour maintenir l'ordre et empêcher que la populace ne délivrât les condamnés, crut prudent de les faire rentrer dans la prison, et l'exécution fut remise au lendemain. Le peuple brisa la potence et pilla les boulangers, qu'on accusa d'avoir dénoncé ceux qui avaient voulu les séduire. Cependant, force devait rester à la loi, et le jour désigné pour l'exécution des condamnés, M. de La Tour du Pin, à défaut de M. d'Estaing, qui n'avait pas voulu se rendre à Versailles, assembla la garde nationale et lui ordonna de prêter main-forte pour l'exécution des coupables. De violents murmures s'élevèrent, mais sa fermeté inébranlable en imposa. Sur sa déclaration aux gardes que tous ceux qui refuseraient de marcher seraient à l'instant rayés des contrôles, et que lui-même allait se mettre à leur tête, ils n'osèrent pas résister. Le peuple ainsi averti que le chef de la garde nationale n'était pas homme à se laisser épouvanter par des clameurs, ne s'opposa plus à l'exécution. Les hommes furent pendus, et la garde nationale crut avoir fait une campagne appelée à la couvrir de gloire. M. de La Tour du Pin, qui n'avait jamais fait office d'exécuteur des hautes oeuvres, revint chez lui très affecté du triste spectacle dont il venait d'être témoin.

Le jour de la Saint-Louis, il était d'usage que les échevins et les officiers de la ville de Paris vinssent souhaiter la bonne fête au roi. Cette année, la garde nationale voulut aussi être admise à cette distinction, et le généralissime, M. de La Fayette, se rendit à Versailles avec tout son état-major, en même temps que M. Bailly, maire de Paris, et toute la municipalité. Les poissardes vinrent aussi, comme c'était la coutume, porter un bouquet au roi. La reine les reçut, les uns et les autres, en cérémonie, dans le salon vert, attenant à sa chambre à coucher. L'étiquette de ces sortes de réceptions fut suivie comme à l'ordinaire. La reine était en robe ordinaire, très parée et couverte de diamants. Elle était assise sur un grand fauteuil à dos, avec une sorte de petit tabouret sous ses pieds. À droite et à gauche, quelques duchesses étaient en grand habit sur des tabourets, et derrière, toute la maison, femmes et hommes.

Je m'étais placée assez en avant pour voir et entendre. L'huissier annonça: «La ville de Paris!» La reine s'attendait à ce que le maire mît un genou en terre, comme il l'eût fait les années précédentes; mais M. Bailly, en entrant, ne fit qu'une très profonde révérence, à laquelle la reine répondit par un signe de tête qui n'était pas assez aimable. Il prononça un petit discours fort bien écrit, où il parla de dévouement, d'attachement, et aussi un peu des craintes du peuple sur le défaut de subsistances dont on était tous les jours menacé.

M. de La Fayette s'avança ensuite et présenta son état-major de la garde nationale. La reine rougit, et je vis que son émotion était extrême. Elle balbutia quelques mots d'une voix tremblante et leur fit le signe de tête qui les congédiait. Ils s'en allèrent fort mécontents d'elle, comme je le sus depuis, car cette malheureuse princesse ne mesurait jamais l'importance de la circonstance où elle se trouvait; elle se laissait aller au mouvement qu'elle éprouvait sans en calculer la conséquence. Ces officiers de la garde nationale, qu'un mot gracieux eût gagnés, se retirèrent de mauvaise humeur et répandirent leur mécontentement dans Paris, ce qui augmenta la malveillance que l'on attisait contre la reine, et dont le duc d'Orléans était le premier auteur.

Les poissardes aussi furent mal accueillies et résolurent de s'en venger.

La garde nationale de Versailles, comme toutes celles du royaume, voulut avoir des drapeaux, et il fut décidé qu'on les bénirait solennellement à Notre-Dame-de-Versailles. Une députation des principaux officiers, avec M. d'Estaing à leur tête, vint me demander de quêter à la cérémonie de cette bénédiction. Il avait été convenu que je me rendrais gracieusement à leurs voeux. Mais ma gravité faillit succomber, au milieu de mon compliment d'acceptation, lorsque j'aperçus, derrière M. d'Estaing, le garçon du château, armé jusqu'aux dents, Simon, qui avait soin de l'appartement de ma tante et qui nous avait fait bien souvent à souper. Ces disparates étaient encore nouvelles et ne paraissaient que plaisantes aux jeunes personnes. Si l'on m'avait dit que le modeste major de la garde nationale, Berthier, dont le père était intendant du département de la guerre, serait prince souverain de Neufchâtel et qu'il épouserait une princesse d'Allemagne, j'aurais ri d'une semblable fable; mais nous en avons vu bien d'autres plus singulières!

J'allai donc à cette cérémonie très brillante et très solennelle, où se trouvaient des députations de tous les corps militaires présents à Versailles. Combien je fis de réflexions, pendant cette grand'messe qui fut fort longue, sur la marche des événements! Quatorze mois à peine auparavant, j'avais quêté, le jour de la Pentecôte, dans la chapelle de Versailles, à un chapitre des cordons bleus, devant le roi et tous les princes du sang, dont plusieurs avaient déjà quitté la France.

Au-devant de moi s'avança, pour me donner la main, un beau jeune homme qui m'était inconnu, fort confus de son rôle; peut-être était-ce bien, comme Simon, un garçon du château ou quelque marchand de Versailles. Je ne m'informai pas de son nom. La quête, dont le curé et ses pauvres se montrèrent très satisfaits, fut bonne. Je n'en demandai pas davantage. Mes idées aristocratiques étaient bien un peu dérangées par cette sorte de rôle, que l'on me faisait jouer. Mais mon beau-père l'avait voulu et le roi l'avait désiré. Cela suffisait pour que j'acceptasse la chose de bonne grâce. J'avais revêtu une jolie toilette qui me valut beaucoup de compliments, et il nous fallut encore donner à dîner à l'état-major de cette garde de Versailles, que je ne pouvais souffrir par une sorte de pressentiment.

Enfin l'été s'avançait. Je commençais une grossesse qui semblait devoir être heureuse. Je me portais bien, et comme mon beau-père avait douze chevaux de carrosse dont il ne faisait pas usage, nous nous en servions, ma belle-soeur et moi, pour nous promener dans les beaux bois qui entourent Versailles.

On parlait tous les jours de petites émeutes dans Paris à l'occasion des subsistances, qui devenaient de plus en plus rares, sans que personne pût assigner de raison à cette disette. Elle était certainement causée par les menées des révolutionnaires.

La cour, atteinte d'un prodigieux aveuglement, ne prévoyait aucun événement funeste. La garde nationale de Paris ne se conduisait pas mal. Le régiment des gardes françaises, moins les officiers, en avait formé le noyau et avait, pour ainsi dire, inoculé aux bourgeois qui étaient entrés dans sa composition quelques habitudes militaires. Les sergents et les caporaux des gardes françaises, appelés aux emplois d'officiers, en avaient été les instructeurs, et cette garde fut tout de suite constituée. M. de La Fayette se pavanait sur son cheval blanc, et ne se doutait pas, dans sa niaiserie, que le duc d'Orléans conspirait et rêvait de monter sur le trône. C'est une absurde injustice de croire que M. de La Fayette ait été l'auteur des affaires des 5 et 6 octobre 1789. Il croyait régner à Paris, et son règne cessa le jour où le roi et l'Assemblée y vinrent résider. On le chargea alors d'une responsabilité qu'il ne désirait pas. Il fut débordé par les révolutionnaires et entraîné par eux malgré lui. Je relaterai plus loin mes souvenirs sur ces journées où la faiblesse du roi fit tout le mal.

III

On avait appelé à Versailles le régiment de Flandre-Infanterie, dont le marquis de Lusignan, député, était colonel. À la suite de la quête dont j'ai parlé plus haut, les gardes du corps—c'était la compagnie du duc de Gramont qui était de quartier—voulurent offrir un dîner de corps aux officiers du régiment de Flandre et à ceux de la garde nationale. Ils demandèrent qu'on leur prêtât à cet effet la grande salle du théâtre du château[93], au bout de la galerie de la Chapelle. Cette salle superbe se convertissait en salle de bal en mettant un plancher sur le parterre, ce qui relevait au plain-pied des loges. Une magnifique décoration toute dorée s'adaptait à la scène du théâtre et répétait la salle. Je l'avais déjà vue lorsque les gardes du corps donnèrent un bal à la reine, à la naissance du premier dauphin. On leur accorda la permission d'y dresser leur table. Le dîner commença assez tard, et on illumina brillamment le théâtre qui, d'ailleurs, aurait dû l'être de toute manière, puisqu'il n'y avait pas de fenêtres.

Nous allâmes, ma belle-soeur et moi, vers la fin du dîner, pourvoir le coup d'oeil, qui était magnifique. On portait des santés, et mon mari, venu à notre rencontre pour nous faire entrer dans une des loges des premières de face, eut le temps de nous dire tout bas qu'on était fort échauffé et que des propos inconsidérés avaient été prononcés.

Tout à coup on annonça que le roi et la reine allaient se rendre au banquet: démarche imprudente et qui fit le plus mauvais effet. Les souverains parurent effectivement dans la loge du milieu avec le petit dauphin, qui avait près de cinq ans. On poussa des cris enthousiastes de: «Vive le roi!» Je n'en ai pas entendu proférer d'autres, au contraire de ce qu'on a prétendu. Un officier suisse s'approcha de la loge et demanda à la reine de lui confier le dauphin pour faire le tour de la salle. Elle y consentit, et le pauvre petit n'eut pas la moindre peur. L'officier mit l'enfant sur la table, et il en fit le tour, très hardiment, en souriant, et nullement effrayé des cris qu'il entendait autour de lui. La reine n'était pas si tranquille, et quand on le lui rendit elle l'embrassa tendrement. Nous partîmes après que le roi et la reine se furent retirés. Comme tout le monde sortait, mon mari, craignant la foule pour moi, vint nous rejoindre. Le soir on nous rapporta que quelques dames qui se trouvaient dans la galerie de la Chapelle, entre autres la duchesse de Maillé, avaient distribué des rubans blancs de leurs chapeaux à quelques officiers. Celait une grande étourderie, car le lendemain les mauvais journaux, dont plusieurs existaient déjà, ne manquèrent pas de faire une description de l'orgie de Versailles, à la suite de laquelle, ajoutaient-ils, on avait distribué des cocardes blanches à tous les convives. J'ai vu depuis ce conte absurde répété dans de graves histoires, et cependant cette plaisanterie irréfléchie s'est bornée à un noeud de ruban que Mme de Maillé, jeune étourdie de dix-neuf ans, détacha de son chapeau.

IV

Le 4 octobre, le pain manqua chez plusieurs boulangers du Paris, et il y eut beaucoup de tumulte. Un de ces malheureux fut pendu, sur la place, malgré les efforts de M. de La Fayette et de la garde nationale. Cependant on ne s'alarma pas à Versailles. On crut que cette révolte serait semblable à celles qui avaient déjà eu lieu, et que la garde nationale, dont on se croyait sûr, suffirait pour contenir le peuple. Plusieurs messages, venus au roi et au président de la Chambre, avaient si bien rassuré, que le 5 octobre, à 10 heures du matin, le roi partit pour la chasse dans les bois de Verrières, et que moi-même, après mon déjeuner, je fus rejoindre Mme de Valence, qui s'était établie à Versailles pour y accoucher. Nous allâmes nous promener en voiture au jardin de Mme Elisabeth, au bout de la grande avenue. Comme nous descendions de voiture, pour traverser la contre-allée, nous vîmes un homme à cheval passer ventre à terre près de nous. C'était le duc de Maillé, qui nous cria: «Paris marche ici avec du canon.» Cette nouvelle nous effraya fort, et nous retournâmes aussitôt à Versailles, où déjà l'alarme était donnée.

Mon mari s'était rendu à l'Assemblée sans rien savoir. On n'ignorait pas qu'il y avait beaucoup de bruit dans Paris; mais on ne pouvait rien apprendre de plus, puisque le peuple s'était porté aux barrières, tenait les portes fermées et ne permettait à personne de sortir. M. de La Tour du Pin, en cherchant dans les couloirs de la salle une personne à qui il voulait parler, passa derrière un gros personnage qu'il ne reconnut pas d'abord, et qui disait au prince Auguste d'Arenberg, que l'on nommait alors le comte de La Marck: «Paris marche ici avec douze pièces de canon.» Ce personnage était Mirabeau, alors fort lié avec le duc d'Orléans. M. de La Tour du Pin courut chez son père, déjà en conférence avec les autres ministres. La première chose que l'on fit, fut d'envoyer dans toutes les directions où l'on pensait que la chasse avait pu conduire le roi, pour l'avertir de revenir. Mon beau-père accepta les services de plusieurs personnes venues à Versailles pour leurs affaires, et qui s'offrirent comme aides de camp. Mon mari s'occupa d'assembler sa garde nationale, à laquelle il était loin de se fier. On ordonna au régiment de Flandre de prendre les armes et d'occuper la place d'Armes. Les gardes du corps sellèrent leurs chevaux. Des courriers furent expédiés pour appeler les Suisses de Courbevoie. À tous moments, on envoyait sur la route pour avoir des nouvelles de ce qui se passait. On apprenait qu'une tourbe innombrable d'hommes et beaucoup plus de femmes marchaient sur Versailles; qu'après cette sorte d'avant-garde venait la garde nationale de Paris avec ses canons, suivie d'une grande troupe d'individus marchant sans ordre. Il n'était plus temps de défendre le pont de Sèvres. La garde nationale de cette ville l'avait déjà livré aux femmes pour aller fraterniser avec la garde de Paris. Mon beau-père voulait que l'on envoyât le régiment de Flandre et des ouvriers pour couper la route de Paris. Mais l'Assemblée nationale s'était déclarée en permanence, le roi était absent, personne ne pouvait prendre l'initiative d'une démarche hostile.

Mon beau-père, désespéré ainsi que M. de Saint-Priest, s'écriait: «Nous allons nous laisser prendre ici et peut-être massacrer sans nous défendre.» Pendant ce temps, le rappel battait pour rassembler la garde nationale. Elle se réunissait sur la place d'Armes et se mettait en bataille le dos à la grille de la cour royale. Le régiment de Flandre avait sa gauche à la grande écurie et sa droite à la grille. Le poste de l'intérieur de la cour royale et celui de la voûte de la Chapelle étaient occupés par les Suisses, dont il y avait toujours un fort détachement à Versailles. Les grilles furent partout fermées. On barricada toutes les issues du château, et des portes qui n'avaient pas tourné sur leurs gonds depuis Louis XIV se fermèrent pour la première fois.

Enfin, vers 3 heures, arrivèrent au galop, par la grande avenue, le roi et sa suite. Ce malheureux prince, au lieu de s'arrêter et d'adresser quelque bonne parole à ce beau régiment de Flandre, devant lequel il passa et qui criait: «Vive le roi!», ne lui dit pas un mot. Il alla s'enfermer dans son appartement d'où il ne sortit plus. La garde nationale de Versailles, qui faisait sa première campagne, commença à murmurer et à dire qu'elle ne tirerait pas sur le peuple de Paris. Il n'y avait pas de canon à Versailles.

L'avant-garde de trois à quatre cents femmes commença à arriver et à se répandre dans l'avenue. Beaucoup entrèrent à l'Assemblée et dirent qu'elles étaient venues chercher du pain et emmener les députés à Paris. Un grand nombre d'entre elles, ivres et très fatiguées, s'emparèrent des tribunes et de plusieurs des bancs dans l'intérieur de la salle. La nuit arrivait, et plusieurs coups de fusil se firent entendre. Ils partaient des rangs de la garde nationale et étaient dirigés sur mon mari, leur chef, à qui elle refusait d'obéir en restant à son poste. Une balle atteignit M. de Savonnières et lui cassa le bras au coude. Je vis rapporter ce malheureux chez Mme de Montmorin[94], car je ne quittai pas la fenêtre d'où j'assistais à tous ces événements. Mon mari échappa par miracle, et, ayant constaté que sa troupe l'abandonnait, il alla prendre place en avant des gardes du corps rangés en bataille près de la petite écurie. Mais ils étaient si peu nombreux—ils comprenaient la compagnie de Gramont seulement—que l'on jugea, au conseil, toute idée de défense impossible. Sur le compte rendu fait par mon mari des mauvaises dispositions de la garde nationale, on fut d'accord pour reconnaître qu'elle fraterniserait avec celle de Paris dès que celle-ci paraîtrait, et que le mieux, par conséquent, était de ne pas la rassembler de nouveau.

À ce moment, mon beau-père et M. de Saint-Priest ouvrirent l'avis que le roi se retirât à Rambouillet avec sa famille, et qu'il attendît là les propositions qui lui seraient faites par les insurgés de Paris et par l'Assemblée nationale. Le roi accepta tout d'abord ce projet. Vers 8 ou 9 heures, on appela donc la compagnie des gardes du corps dans la cour royale, où elle pénétra par la grille de la rue de l'Orangerie[95]. Elle passa ensuite sur la terrasse[96], traversa le petit parc[97] et gagna, par la Ménagerie[98], la grande route de Saint-Cyr. Il ne resta de cette troupe, à Versailles, que ce qui était nécessaire pour relever les postes dans l'appartement du roi et dans celui de la reine. Les Suisses et les Cent-Suisses conservèrent les leurs.

C'est alors que deux à trois cents femmes qui tournaient depuis une heure autour des grilles, découvrirent une petite porte[99] donnant accès à un escalier dérobé qui aboutissait, au-dessous du corps de logis où nous demeurions, dans la cour royale[100]. Quelque affidé, probablement, leur montra cette issue. Elles s'y précipitèrent en foule, et renversant à l'improviste le garde suisse de faction au haut de l'escalier, se répandirent dans la cour et entrèrent chez les quatre ministres logés dans cette partie des bâtiments. Il en pénétra un si grand nombre chez nous que le vestibule, les antichambres et l'escalier en furent encombrés. Mon mari rentrait à ce moment pour nous apporter des nouvelles, à sa soeur et à moi. Très inquiet de nous voir en si mauvaise compagnie, il résolut de nous emmener dans le château. Ma belle-soeur avait pris la précaution d'envoyer ses enfants chez un député de nos amis qui logeait dans la ville. Guidées par M. de La Tour du Pin, nous montâmes dans la galerie[101] où se trouvaient déjà réunies une quantité de personnes habitant le château, qui, sous le coup d'une inquiétude mortelle quant à la suite des événements, venaient dans les appartements pour être plus près des nouvelles.

Pendant ce temps-là, le roi, toujours hésitant devant un parti à prendre, ne voulait plus s'en aller à Rambouillet. Il consultait tout le monde. La reine, tout aussi indécise, ne pouvait se résoudre à cette fuite nocturne. Mon beau-père se mit aux genoux du roi pour le conjurer de mettre sa personne et sa famille en sûreté. Les ministres seraient restés pour traiter avec les insurgés et l'Assemblée. Mais ce bon prince, répétant toujours: «Je ne veux compromettre personne», perdait un temps précieux. À un moment, on crut qu'il allait céder, et l'ordre fut donné de faire monter les voitures qui, attelées depuis deux heures, attendaient à la grande écurie. On s'imaginera sans doute difficilement que, de tous les écuyers du roi qui l'entouraient, aucun n'eut la pensée que le peuple de Versailles pourrait s'opposer au départ de la famille royale. Ce fut pourtant ce qui arriva. Au moment où la foule du peuple de Paris et de Versailles, qui était rassemblée sur la place d'armes, vit ouvrir la grille de la cour des grandes écuries, il s'éleva un cri unanime de frayeur et de fureur: «Le roi s'en va!» En même temps on se jette sur les voitures, on coupe les harnais, on emmène les chevaux, et force fut de venir dire au château que le départ était impossible. Mon beau-père et M. de Saint-Priest offrirent alors nos voitures, qui étaient attelées hors de la grille de l'Orangerie. Mais le roi et la reine repoussèrent cette proposition, et chacun, découragé, épouvanté, et prévoyant les plus grands malheurs, resta dans le silence et dans l'attente.

On se promenait de long en large, sans échanger une parole, dans cette galerie témoin de toutes les splendeurs de la monarchie depuis Louis XIV. La reine se tenait dans sa chambre avec Mme Elisabeth[102] et Madame[103]. Le salon de jeu, à peine éclairé, était rempli de femmes qui se parlaient bas, les unes assises sur les tabourets, les autres sur les tables. Pour moi, mon agitation était si grande que je ne pouvais rester un moment à la même place. À tout instant j'allais dans l'oeil-de-boeuf, d'où l'on voyait entrer et sortir de chez le roi, dans l'espoir de rencontrer mon mari ou mon beau-père, et d'apprendre par eux quelque chose de nouveau. L'attente me semblait insupportable.

Enfin, à minuit, mon mari, qui était depuis longtemps dans la cour, vint annoncer que M. de La Fayette, arrivé devant la grille de la cour royale[104] avec la garde nationale de Paris, demandait à parler au roi; que la partie de cette garde, composée de l'ancien régiment des gardes, manifestait beaucoup d'impatience et que le moindre délai pouvait avoir de l'inconvénient et même du danger.

Le roi dit alors: «Faites monter M. de La Fayette.» M. de La Tour du Pin fut en un instant à la grille, et M. de La Fayette, descendant de cheval et pouvant à peine se soutenir, tant il était fatigué, monta chez le roi, accompagné de sept à huit personnes, tout au plus, de son état-major. Très ému, il s'adressa au roi en ces termes: «Sire, j'ai pensé qu'il valait mieux venir ici, mourir aux pieds de Votre Majesté, que de périr inutilement sur la place de Grève.» Ce sont ses propres paroles. Sur quoi le roi demanda: «Que veulent-ils donc?» M. de La Fayette répondit: «Le peuple demande du pain, et la garde désire reprendre ses anciens postes auprès de votre Majesté.» Le roi dit: «Eh! bien, qu'ils les reprennent.»

Ces paroles me furent répétées au moment même. Mon mari redescendit avec M. de La Fayette, et la garde nationale de Paris, pour ainsi dire exclusivement composée de gardes françaises, reprit sur l'heure même ses anciens postes. C'est ainsi qu'à chaque porte extérieure où il y avait un factionnaire suisse, on en posa un de la garde de Paris, et le reste composa une grand'garde de plusieurs centaines d'hommes qu'on envoya bivouaquer, comme c'était l'usage, sur la place d'Armes, dans un long bâtiment comprenant quelques grandes salles peintes et construites en forme de tentes.

Pendant ce temps, le peuple de Paris quittait les abords du château et s'écoulait dans la ville et dans les cabarets. Une multitude d'individus harassés de fatigue et mouillés jusqu'aux os, avaient cherché un refuge dans les écuries et les remises. Les femmes qui avaient envahi les ministères, après avoir mangé ce qu'on avait pu leur procurer, dormaient couchées par terre dans les cuisines. Un grand nombre pleuraient, disaient qu'on les avait fait marcher de force et qu'elles ne savaient pas pourquoi elles étaient venues. Il paraît que les chefs féminins s'étaient réfugiées dans la salle de l'Assemblée nationale, où elles restèrent toute la nuit pêle-mêle avec les députés qui se relayaient pour établir la permanence.

Je crois que M. de La Fayette, après avoir posé ses postes de garde nationale, alla un moment à l'Assemblée, d'où il revint au château chez Mme de Poix, logée près de la chapelle dans la galerie de ce nom. Mon mari, avec lequel il était redescendu, l'avait quitté hors de la cour. Quant à M. d'Estaing, il n'avait pas paru de toute la soirée, et était resté dans le cabinet du roi, ne s'embarrassant pas plus de la garde nationale de Versailles que s'il n'en eût pas été le commandant en chef. M. de La Tour du Pin avait réuni le peu d'officiers de son état-major sur lesquels il pouvait compter, parmi lesquels se trouvait le major Berthier. Mais la plupart, à cette heure avancée, s'étaient retirés soit chez eux, soit chez les personnes de leur connaissance..

Le roi, à qui l'on rendit compte que le calme le plus absolu régnait dans Versailles, comme c'était effectivement vrai, congédia toutes les personnes encore présentes dans l'oeil-de-boeuf ou dans son cabinet. Les huissiers vinrent dans la galerie dire aux dames qu'y étaient encore que la reine était retirée. Les portes se fermèrent, les bougies s'éteignirent, et mon mari nous reconduisit dans l'appartement de ma tante[105], ne voulant pas nous ramener au ministère, à cause des femmes couchées dans les antichambres et qui nous causaient un grand dégoût.

Après nous avoir mises en sûreté dans cet appartement, il redescendit chez son père et le conjura de se coucher, disant qu'il veillerait toute la nuit. En effet, il entra chez lui pour mettre une redingote par-dessus son uniforme, car la nuit était froide et humide, puis, prenant un chapeau rond, il descendit dans la cour et se mit à visiter les postes, à parcourir les cours, les passages, le jardin, pour s'assurer que le calme régnait bien partout. Il n'entendit pas le moindre bruit, ni autour du château, ni dans les rues adjacentes. Les différents postes se relevaient avec vigilance, et la garde, qui s'était réinstallée dans la grande tente sur la place d'Armes et avait mis ses canons en batterie devant la porte, faisait le service avec la même régularité qu'avant le 14 juillet.

Telle est la relation exacte de ce qui se passa le 5 octobre à Versailles. Le tort de M. de La Fayette, s'il en eut un, n'a pas été dans cette heure de sommeil qu'il prit sur un canapé et tout habillé, dans le salon de Mme de Poix, et qu'on lui a tant reproché, mais dans la complète ignorance où il a été de la conspiration du duc d'Orléans, dont les fauteurs se dirigeaient sur Versailles en même temps que lui, sans qu'il s'en doutât. Ce misérable, prince, après avoir siégé dans l'Assemblée, à plusieurs reprises, le 5 octobre, était reparti le soir pour Paris, ou du moins il eut l'air d'y aller.

En effet, comme on le verra plus loin, j'acquis la certitude de sa présence à Versailles pendant la tentative qui fut faite pour assassiner la reine.

V

M. de La Tour du Pin, après la ronde nocturne qu'il venait de faire, n'ayant rien entendu de nature à laisser craindre le moindre désordre, revint au ministère[106]. Cependant, au lieu de se rendre dans son cabinet ou dans sa chambre, donnant, ainsi que la mienne, sur la rue du Grand-Commun[107], il resta dans la salle à manger et se mit à la fenêtre, au grand air, de peur de s'endormir. Il est bon d'expliquer ici que la cour des princes était alors fermée par une grille, près de laquelle se tenait en faction un garde du corps, parce que c'était là que commençait la garde de la personne du roi, service particulièrement dévolu aux gardes du corps et aux Cent-Suisses. Dans l'intérieur de cette petite cour existait un passage qui communiquait avec la cour royale, afin d'éviter aux gardes du corps du poste installé près de la voûte de la chapelle, dans la cour royale, au coin de la cour de marbre, d'être obligés, lorsqu'ils allaient relever les factionnaires, de sortir par la grille du milieu de la cour royale pour rentrer par celle de la cour des princes. On verra tout à l'heure combien la connaissance de ce passage était nécessaire aux assassins.

Le jour commençait à paraître. Il était plus de 6 heures, et le silence le plus profond régnait dans la cour. M. de La Tour du Pin, appuyé sur la fenêtre, crut entendre comme les pas de gens nombreux semblant monter la rampe qui, de la rue de l'Orangerie[108], menait dans la grande cour[109]. Puis quelle fut sa surprise de voir une foule de misérables déguenillés entrer par la grille alors que celle-ci était fermée à clef. Cette clef avait donc été livrée par trahison. Ils étaient armés de haches et de sabres. Au même moment, mon mari entendit un coup de fusil. Pendant le temps qu'il mit à descendre l'escalier et à se faire ouvrir la porte du ministère, les assassins avaient tué M. de Vallori[110], le garde au corps de faction à la grille de la cour des princes, et avaient franchi le passage dont je viens de parler pour se diriger sur le corps de garde de la cour royale. Une partie d'entre eux—ils n'étaient pas deux cents—se précipita dans l'escalier de marbre, tandis que l'autre se jette sur le garde du corps[111] de faction, que ses camarades avaient abandonné sans défense en dehors du corps de garde, dans lequel ils s'étaient enfermés, et que les assassins n'essayèrent pas de forcer. Pourtant ces gardes du corps étaient là dix ou douze. Ils auraient pu tirer, sabrer quelques-uns de ces misérables, secourir leur camarade. Ils n'en firent rien. Aussi le malheureux factionnaire, après avoir tiré son coup de mousqueton, dont il tua le plus rapproché de ses assaillants, fut écharpé à l'instant par les autres. Puis, cette lâche besogne accomplie, les envahisseurs coururent rejoindre l'autre partie de la bande qui, à ce moment, avait forcé la garde des Cent-Suisses, placée au haut de l'escalier de marbre. On a beaucoup blâmé ces colosses de ne pas avoir défendu cet escalier avec leurs longues hallebardes. Mais il est probable qu'il n'y en avait qu'un seul de garde à l'escalier, comme de coutume, tant on était certain qu'il n'arriverait rien, et que les fortes grilles, toutes hermétiquement fermées, opposeraient une résistance assez longue pour qu'on pût se mettre en défense.

La preuve que l'on n'avait pris aucune précaution extraordinaire, c'est que les assassins, parvenus au haut de l'escalier de marbre, et conduits certainement par quelqu'un qui connaissait le chemin à suivre, tournèrent dans la salle des gardes de la reine, où ils tombèrent à l'improviste sur le seul garde aposté en ce lieu. Ce garde se précipita à la porte de la chambre à coucher, qui était fermée en dedans, et ayant frappé à plusieurs reprises avec la crosse de son mousqueton, il cria: «Madame, sauvez-vous, on vient vous tuer.» Puis, résolu à vendre chèrement sa vie, il se mit le dos contre la porte; il décharge d'abord son mousqueton, se défend ensuite avec son sabre, mais est bientôt écharpé sur place par ces misérables qui, heureusement, n'avaient pas d'armes à feu. Il tombe contre la porte, et son corps empêchant les assassins de l'enfoncer, ceux-ci le poussèrent dans l'embrasure de la fenêtre, ce qui le sauva. Abandonné là sans connaissance jusqu'après le départ du roi pour Paris, il fut alors recueilli par des amis. Ce brave, nommé Sainte-Marie[112], vivait encore à la Restauration.

Pendant ce temps, nous dormions, ma belle-soeur et moi, dans une chambre de l'appartement de ma tante, Mme d'Hénin. Ma fatigue était très grande, et ma belle-soeur eut de la peine à me réveiller pour me dire qu'elle croyait entendre du bruit au dehors et pour me prier d'aller écouter à la fenêtre, qui donnait sur les plombs, d'où il provenait. Je me secouai, car j'étais très endormie, puis étant montée sur la fenêtre, je m'avançai sur le plomb, dont la saillie trop grande m'empêchait de voir la rue[113], et j'entendis distinctement un nombre de voix qui criaient: «À mort! à mort! tue les gardes du corps!» Mon saisissement fut extrême. Comme je ne m'étais déshabillée, non plus que ma belle-soeur, nous nous précipitâmes toutes deux dans la chambre de ma tante, qui donnait sur le parc[114], et d'où elle ne pouvait rien entendre. Sa frayeur fut égale à la nôtre. Aussitôt nous appelâmes ses gens. Avant qu'ils ne soient réveillés, nous voyons accourir ma bonne et dévouée Marguerite, pâle comme la mort, qui, se laissant tomber sur la première chaise à sa portée, s'écrie: «Ah! mon Dieu! nous allons tous être massacrés.» Cette exclamation fut loin de nous rassurer. La pauvre femme était tellement hors d'haleine qu'elle pouvait à peine parler. Au bout d'un instant, cependant, elle nous dit «qu'elle était sortie de ma chambre, au ministère, dans l'intention de venir me retrouver afin de savoir si je n'avais pas besoin de ses services, mon mari lui ayant dit la veille que je resterais dans le château; qu'en descendant les marches du perron, elle avait découvert une troupe nombreuse de gens, de la lie du peuple, dont un[115], avec une longue barbe—connu comme un modèle de l'Académie—était occupé à couper la tête d'un garde du corps[116] qu'on venait de massacrer; qu'en passant devant la grille de la rue de l'Orangerie[117], elle avait vu arriver un monsieur, en bottes très crottées et un fouet à la main, qui n'était autre que le duc d'Orléans, qu'elle connaissait parfaitement pour l'avoir vu bien souvent; que, d'ailleurs, les misérables qui l'entouraient témoignaient leur joie de le voir en criant: «Vive notre roi d'Orléans!», tandis qu'il leur faisait signe, avec la main, de se taire. Ma bonne Marguerite ajoutait «qu'à la pensée que son tablier blanc et sa robe très propre, au milieu de cette canaille, pouvaient la faire remarquer, elle s'était enfuie en enjambant le corps d'un garde[118] tombé en travers de la grille de la cour des princes».

À peine finissait-elle cet émotionnant récit, que mon mari arriva. Il nous raconta qu'en voyant les assassins pénétrer dans la cour royale, il avait aussitôt couru à la grand'garde, sur la place d'Armes, pour faire battre le rappel. Nous apprîmes également par lui que la reine avait pu se sauver chez le roi par le petit passage, ménagé sous la salle dite de l'OEil-de-Boeuf, qui faisait communiquer sa chambre à coucher avec celle du roi. Il nous décida à quitter l'appartement de ma tante, trop rapproché, à son avis, de ceux du roi et de la reine et nous conseilla de rejoindre Mme de Simiane, chez une de ses anciennes femmes de chambre, qui demeurait près de l'Orangerie. M. l'abbé de Damas vint nous chercher et nous y conduisit. Je m'en allai, désespérée, inquiète de tous les dangers qui menaçaient mon mari. Il fallut qu'il m'ordonnât de me rendre chez cette femme, en me promettant de me tenir au courant de ce qui lui arriverait.

Au bout de deux heures, qui me parurent des siècles, tenant sa parole, il m'envoya son valet de chambre pour m'apprendre que l'on emmenait le roi et la reine à Paris, que les ministres, les administrations et l'Assemblée nationale quittaient Versailles, où lui-même avait ordre de rester pour empêcher le pillage du château, après le départ du roi; qu'on lui laissait dans ce but un bataillon suisse, la garde nationale de Versailles, dont le commandant en chef, M. d'Estaing, avait donné sa démission, et un bataillon de la garde nationale de Paris. Pour l'instant, il me défendait absolument de sortir de mon asile. J'y restai seule pondant plusieurs heures, ma tante s'étant rendue chez Mme de Poix, qui partait aussi pour Paris, et ma belle-soeur m'ayant quittée pour aller chercher ses enfants et retrouver son mari. Il venait d'arriver d'Hénencourt et voulait la faire partir tout de suite pour la campagne. Je ne crois pas avoir passé de ma vie, ou du moins je n'avais pas encore passé, des heures aussi cruelles que celles de cette matinée. Les cris de mort par lesquels j'avais été réveillée résonnaient toujours à mes oreilles. Le moindre bruit me faisait frémir. Mon imagination suscitait tous les dangers que mon mari pouvait courir. Ma bonne Marguerite elle-même me manquait pour me donner du courage. Elle était retournée au ministère pour aider mes gens à emballer nos effets, qui allaient partir pour Paris dans les fourgons de mon beau-père.

Je ne savais rien de Mme de Valence, sinon que la veille au soir elle était en mal d'enfant. Aucun danger cependant ne devait la menacer, car elle habitait aux écuries d'Orléans, dont la livrée était une sauvegarde. Mais quelles frayeurs pouvait-elle avoir eues dans un pareil moment! Mes pressentiments ne me trompaient pas. Un, garde du corps avait été massacré sous sa fenêtre, celle d'un entresol fort bas; son saisissement avait été tel que ses douleurs cessèrent, comme si elle n'eût jamais dû accoucher. Elle se dirigea sur Paris en passant par Marly, et accoucha trois jours après seulement de sa fille Rosamonde, depuis Mme Gérard.

Vers 3 heures, Mme d'Hénin revint me chercher et m'annonça que le triste cortège était parti pour Paris, la voiture du roi précédée des têtes des gardes du corps que leurs assassins portaient au bout d'une pique. Les gardes nationaux de Paris, entourant la voiture, et ayant échangé leurs chapeaux et leurs baudriers avec ceux des gardes du corps et des Suisses, marchaient pêle-mêle avec les femmes et le peuple. Cette horrible mascarade alla au petit pas jusqu'aux Tuileries, suivie de tout ce qu'on avait pu trouver de véhicules pour transporter l'Assemblée nationale.

Cependant, en montant en Voiture, Louis XVI avait dit à M. de La Tour du Pin: «Vous restez maître ici. Tâchez de me sauver mon pauvre Versailles.» Cette injonction représentait un ordre auquel il était fermement résolu d'obéir. Il se concerta avec le commandant du bataillon du garde nationale de Paris qu'on lui avait laissé, homme très déterminé et qui montra la meilleure volonté… c'était Santerre!

Je quittai mon asile avec ma tante et revins au ministère. Une affreuse solitude régnait déjà à Versailles. On n'entendait d'autre bruit dans le château que celui des portes, des volets, des contrevents que l'on fermait et qui ne l'avaient plus été depuis Louis XIV. Mon mari disposait toutes choses pour la défense du château, persuadé que, la nuit venue, les figures étrangères et sinistres que l'on voyait errer dans les rues et dans les cours, jusque-là encore ouvertes, se réuniraient pour livrer le château au pillage. Effrayé pour moi du désordre qu'il prévoyait, il exigea que je partisse avec ma tante.

Nous ne voulions pas aller à Paris, dans la crainte qu'on n'en fermât les portes et que je ne me trouvasse séparée de mon mari sans pouvoir le rejoindre. Mon désir eût été de rester à Versailles. Près de lui je n'avais peur de rien. Mais il se préoccupait des conséquences funestes que pourraient avoir pour mon état de grossesse de nouvelles frayeurs semblables à celles que je venais d'éprouver. Ma présence paralyserait, disait-il, les efforts qu'il était de son devoir de faire pour répondre à la confiance du roi. Enfin il me décida à partir pour Saint-Germain et à aller attendre les événements dans l'appartement de M. de Lally, au château. C'était celui de ma famille, que ma grand'tante, Mme Dillon, lui avait laissé tout meublé.

Nous fîmes la route dans une mauvaise cariole, ma tante et moi, accompagnées d'une femme de chambre originaire de Saint-Germain. Les chevaux et les voitures de mon beau-père étaient partis pour Paris, et on n'aurait pas trouvé, pour quelque somme que ce fût, un moyen de transport à Versailles. Le trajet dura trois longues heures. Les cahots du pavé de la route, plus les 180 marches que je dus gravir pour arriver au logement où la vieille concierge fut bien surprise de me voir, achevèrent de m'épuiser. Je me trouvai très mal et, avant la fin de la nuit, tous les symptômes d'une fausse couche devinrent menaçants. Une terrible saignée que l'on me fit empêcha cet accident, mais me réduisit à un état de faiblesse tel que je fus plusieurs mois à me rétablir.

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