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Journal de route de Henri Duveyrier

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JOURNAL DE ROUTE


TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cie. — MESNIL (EURE).


SAHARA ALGÉRIEN ET TUNISIEN


JOURNAL DE ROUTE
DE
Henri DUVEYRIER

PUBLIÉ ET ANNOTÉ
PAR
Ch. MAUNOIR et H. SCHIRMER


PRÉCÉDÉ D’UNE BIOGRAPHIE DE H. DUVEYRIER
Par Ch. MAUNOIR

[Décoration]

PARIS
Augustin CHALLAMEL, Éditeur
RUE JACOB, 17
LIBRAIRIE MARITIME ET COLONIALE


1905


AVANT-PROPOS


Les journaux de route de Duveyrier, c’est-à-dire les volumes de notes d’où a été tiré le livre des Touareg du Nord, étaient restés inédits. Duveyrier lui-même, ses écrits l’attestent, avait eu l’intention de les publier quelque jour[1]. L’irrémédiable atteinte portée à sa santé par les fièvres fezzaniennes ne lui en a sans doute pas laissé la force.

M. Charles Maunoir, dont la haute science avait, pendant trente ans, armé pour le succès tant de missions géographiques françaises, voulut faire revivre la profonde érudition, la noble conscience de celui dont il avait été l’ami le plus cher. Il publia, en 1902, le Journal d’un voyage dans la province d’Alger, que Duveyrier écrivit à dix-sept ans. On y trouve ces choses charmantes : un mérite naissant qui s’ignore et la première impression de la terre d’Afrique sur l’esprit d’un grand voyageur. M. Maunoir avait l’intention de compléter cette publication par celle d’un des principaux journaux de route : celui du 13 janvier-15 septembre 1860, dont le cadre s’écarte le plus de la région envisagée dans Les Touareg du Nord. En tête de ce volume devait paraître la biographie de son ami, que lui seul pouvait écrire, avec le souvenir de tant d’années qui les avaient étroitement unis. La mort a interrompu M. Maunoir avant qu’il eût terminé ces lignes, les dernières qu’ait rédigées ce grand travailleur.

Mme Maunoir a eu la pieuse pensée de réaliser le dernier vœu de son mari. Elle a mené à bien cette publication, où l’on voit encore une fois les deux collaborateurs réunis dans ce culte de la science qui fut leur vie.

Le texte édité ici a été vu d’abord par M. et Mme Maunoir ; c’est leur goût très sûr qui a décidé du choix délicat des coupures à faire : passages et chiffres déjà reproduits dans Les Touareg du Nord ou le Corpus Inscriptionum, détails personnels, sans intérêt pour la géographie. Mme Maunoir m’a fait le grand honneur de me confier le manuscrit ainsi défini. Je me suis attaché à le respecter aussi scrupuleusement que possible, en ne corrigeant que des expressions évidemment défectueuses, lapsus inévitables d’une rédaction faite au courant de la plume. Lorsque, par exception, il m’est arrivé de supprimer une phrase entière, inintelligible, écrite pendant un accès de fièvre, une note en avertit le lecteur. Pour la transcription française des noms arabes, à l’exception de ceux consacrés par l’usage, j’ai adopté partout où cela a été possible celle à laquelle Duveyrier lui-même s’est arrêté dans Les Touareg du Nord. Dans les autres cas j’ai conservé la leçon manuscrite. Quant à l’orthographe et à la traduction des citations en caractères arabes, Mme Maunoir a obtenu le précieux concours de M. le professeur Houdas, qu’aucun service à rendre aux études africaines ne laisse indifférent[2].

L’extrême dispersion des renseignements est inévitable dans un ouvrage comme celui-ci. J’ai tâché d’en rendre la consultation plus facile par un index des noms géographiques et des principales matières. Les indications botaniques m’ont semblé mériter une attention particulière : elles seront une nouvelle addition au tableau de la répartition géographique des plantes sahariennes, dressé en 1881 par le professeur Ascherson[3]. On en trouvera la liste dans un index spécial, avec la synonymie botanique, d’après les catalogues existants et les rapports de mission ultérieurs.

Les notes que j’ai ajoutées au bas des pages ne représentent qu’un minimum indispensable de commentaire. Elles indiquent seulement les principaux documents anciens ou modernes qui m’ont semblé confirmer ou modifier, en quelque chose d’essentiel, les faits et théories énoncés par l’auteur. Une note additionnelle renvoie à quelques publications capitales, survenues au cours de l’impression. On n’en verra pas moins combien ces références présentent d’imperfections et de lacunes. Le lecteur compétent m’excusera peut-être, s’il songe que pour le mettre complètement au courant de toutes les questions touchées ici, il eût fallu ajouter un second volume et changer le caractère de l’ouvrage.

Ce caractère de journal quotidien, on devait le lui conserver au contraire, car c’est cette variété concise, ce langage plein de saveur qui en font le mérite et le charme. Duveyrier s’y révèle plus vivant que dans le cadre sévère des Touareg du Nord, plus personnel aussi que dans cette encyclopédie qu’il a écrite sous le contrôle d’un autre, et où l’on risque de trouver parfois l’écho d’une pensée qui n’est pas la sienne. Si riche que soit devenue la géographie de l’Afrique du Nord, la critique remerciera Mme Maunoir d’avoir poursuivi la publication d’un livre qui apporte encore du nouveau après 45 ans de découvertes ; il fait honneur à la mémoire du savant qui l’a fait connaître comme au grand voyageur qui l’a écrit.

Henri Schirmer.

[1]Les Touareg du Nord. Paris, 1864, in-8, Introduction, p. XII.

[2]Toutes les notes et corrections de M. Houdas sont marquées des initiales (O. H.).

[3]En appendice dans Rohlfe, Kufra, Leipzig, 1881, in-8, p. 386-560.


BIOGRAPHIE


Les Duveyrier ou Du Veyrier, issus d’une famille noble du Languedoc qui s’appela naguère Arnoux-Veyrier, se sont fixés à Aix en Provence depuis plusieurs générations.

A près de deux siècles en arrière, apparaissent un Duveyrier, procureur au Parlement de Provence, et son frère, chanoine à la collégiale de Pignans.

Le procureur eut trois fils dont l’aîné devint secrétaire de l’Académie d’Aix ; le second succéda à son oncle comme chanoine de Pignans. Le troisième, Gaspard Duveyrier, fut d’épée. Le chevalier de Vertillac, ami de la famille, l’incorpora, sous le titre de cadet de Vertillac, dans le régiment d’Eu-infanterie. Blessé à la bataille de Parme (1732), où il se conduisit vaillamment ; blessé, plus tard, d’une chute de cheval tandis qu’il galopait devant les carrosses du roi, il était nommé officier à l’Hôtel des Invalides à l’âge de 23 ans.

Par la suite, on obtenait pour lui une lieutenance dans une compagnie détachée sur les côtes de Provence.

Gaspard Duveyrier fut le père de Joseph-Martial Duveyrier qui, chargé comme lieutenant de la maréchaussée d’Aix de conduire Mirabeau au fort de Joux, accorda à son prisonnier huit jours de liberté sur parole, et n’eut pas à le regretter. Son frère, Honoré Duveyrier, avocat de mainte cause célèbre, choisi pour défenseur du duc d’Orléans à la suite des journées des 5 et 6 octobre, incarcéré par ordre de Robespierre et sauvé par Hérault de Séchelles, à la veille des massacres de la Terreur, devenait, dans le Tribunat, le collaborateur de Portalis, Siméon et Pascalis pour la préparation du Code civil.

La Restauration qui le trouva premier président de la cour impériale de Montpellier, ne le maintint pas dans ses fonctions, tout en lui donnant le titre de premier président honoraire.

Honoré Duveyrier laissa deux fils, dont l’un, Honoré, magistrat congédié aussi par la Restauration, s’achemina dans les voies de la littérature dramatique. Il y marcha longtemps, sous le nom de Mélesville, en compagnie d’Eugène Scribe. Le fils cadet de l’ancien tribun fut Charles Duveyrier. Esprit curieux, remueur d’idées, Charles Duveyrier fut chaudement saint-simonien et en souffrit, mais il conserva toujours les aspirations humanitaires qui l’avaient conduit vers le saint-simonisme. Par la suite, et tout en composant, lui aussi, comme son frère, des pièces de théâtre dont plusieurs sont restées au répertoire, il s’occupa de questions économiques, politiques et financières. Il y fit preuve de qualités d’initiative qui, toutefois, ne le conduisirent pas à la fortune. Doué d’une activité sans relâche et d’un savoir étendu, Sainte-Beuve a pu écrire de lui : « Je le comparais à un flambeau qui marchait toujours »[4].

Charles Duveyrier consacra la dernière période de sa vie à diriger les travaux d’une vaste Encyclopédie conçue sur un plan particulier, et à laquelle les grands financiers Péreire voulaient attacher leur nom.

Nous arrivons enfin à Henri Duveyrier, l’éminent voyageur au pays des Touareg, qui fut le fils de Charles Duveyrier. Pour ceux que de plus longs détails sur la famille Duveyrier intéresseraient, ils les trouveraient dans un ouvrage devenu rarissime : Anecdotes historiques, par le baron D. V., tiré à 100 exemplaires. Paris, 1837, in-8. Imprimerie de E. Duverger.

Les indications ci-dessus suffisent à établir que la famille Duveyrier a compté au moins une demi-douzaine d’hommes de mérite en deux cents ans, moyenne tout à fait honorable.

Henri Duveyrier est né à Paris, 48, rue de la Chaussée-d’Antin, le 28 février 1840.

La première école qu’il fréquenta fut celle de l’abbé Poiloup, à Vaugirard. Il la quitta pour le collège fondé à Auteuil par l’abbé Lévêque. Puis, son père, désireux de le préparer à une carrière commerciale, l’envoya poursuivre ses études, de la fin de septembre 1854 à la fin de l’année 1855, dans un pensionnat ecclésiastique établi à Lautrach, près Memmingen, en Bavière.

Pendant cette période, Henri Duveyrier tint un journal quotidien, pages naïves où, naturellement, apparaissent certains traits qui se retrouveront dans le caractère de l’homme, où s’accuse déjà une orientation marquée vers certaines études qui, en définitive, détermineront l’avenir de l’écolier.

Le microcosme où il entrait parmi des représentants de diverses nationalités a pu se trouver un peu déconcerté en présence du démenti donné par ce Parisien appliqué, studieux, réfléchi, à l’opinion accréditée sur la légèreté et la futilité des Français. Le Journal de Henri Duveyrier, à Lautrach, a de la gravité ; l’enjouement, privilège ordinaire de la jeunesse, s’y fait peu sentir. Il laisse entrevoir aussi un esprit rebelle aux idées spéculatives et aux fantaisies de l’imagination. C’est ainsi que, habituellement respectueux du devoir et de ceux qui le prescrivaient, il se mit néanmoins en conflit avec un professeur à propos du sujet choisi pour une narration en allemand : « Pensées d’un jeune homme par un beau soir d’été ». Un autre sujet de composition : « La louange des passions », lui inspire cette phrase : « Je vais faire de mon mieux, mais ce sujet ne me plaît pas. Je n’aime écrire ni pour les vertus ni pour les passions ». Par un verdict qui semble empreint d’ironie, son discours fut choisi, « comme le meilleur pour être déclamé à la fête de Monsieur le Directeur » ; mais le lauréat ne se sentit pas le courage de le « déclamer » lui-même.

Élève laborieux, très bien noté, Henri Duveyrier ne se bornait cependant pas aux travaux prescrits par les programmes du pensionnat ; il était sollicité d’un autre côté.

Nous voyons, notées avec prédilection, les causeries dans lesquelles quelque camarade lui a cité des légendes régionales ; il a même commencé un recueil de légendes allemandes. Également empressé à recueillir des renseignements philologiques, il copie des chants en langue tudesque et en langue franque ; puis il se procure le Pater en goth, en allemand et en anglo-saxon. Enfin, il entreprend un petit vocabulaire gothique et tudesque, afin de se préparer à lire les Eddas ou la Bible d’Ulfilas.

L’élève Duveyrier consigne très fréquemment, dans ses notes, des indications relatives à l’histoire naturelle. Il signale l’époque d’éclosion et le nom des premières fleurs du printemps ; il enregistre la rencontre de papillons ou d’autres insectes, nouveaux pour lui. Des plantes recueillies pendant les promenades, il compose son herbier qu’il accompagne d’indications variées ; quelques feuillets consacrés à la faune et à la flore portent ce titre : Commentarii in faunam floramque pagi Lautrach locorumque circumjunctorum, Lautrach, MDCCCLV. La météorologie a sa part dans un Journal tenu de décembre 1854 à août 1855, et dans un calendrier météorologique précédé de remarques.

Ces études-là signalent nettement la direction dans laquelle Henri Duveyrier s’acheminait. Un passage des notes constate aussi que M. le Préfet de l’École lui a confisqué ses livres de latin et d’astronomie, afin qu’il s’occupe exclusivement de l’allemand.

Il n’avait pas encore atteint alors l’âge de seize ans et, déjà, d’après des indications autobiographiques rédigées dans l’âge mûr, il avait conçu le projet d’explorer quelque partie inconnue du continent africain.

De même que les réflexions et les jugements font presque absolument défaut dans ces cahiers d’un enfant de quinze ans, les menus faits de la vie quotidienne du pensionnat n’y sont enregistrés que fort laconiquement et sans artifice. Toutefois, on y sent comme le souffle d’une nature sincère, juste et bonne, ferme, d’ailleurs, à maintenir son droit.

Charles Duveyrier persistant à diriger son fils dans une voie qui, sans trop de préjudice pour la culture intellectuelle, le conduirait à l’indépendance plus rapidement que la filière universitaire, le fait alors entrer à l’École commerciale de Leipzig. Là, Henri Duveyrier voit s’élargir le champ de ses travaux, de ses idées et sent, en même temps, se préciser ses aspirations.

Il ne paraît pas avoir tenu un journal de son séjour à l’École de Leipzig, d’où il sortit avec d’excellentes notes, après y être resté de la fin de 1855 au commencement de 1857. C’est pendant cette période que, tout en suivant les cours de l’École, il prend des leçons d’arabe d’un orientaliste éminent, le docteur Fleischer, avec lequel il entretint de longues relations.

Plein de déférence pour les intentions de son père, il ébaucha, rentré en France, des études de langue chinoise, afin de se mettre en mesure d’aborder un terrain commercial relativement neuf. Mais il ne tarda pas à comprendre que, dominé par la suggestion des voyages ayant pour but la science, il ne cheminerait qu’à contre-cœur dans un autre sens[5]. Il s’en ouvrit donc résolument à son père, qui finit par céder. Charles Duveyrier étant d’esprit entreprenant, enclin aux initiatives, cette capitulation, dictée surtout par l’affection, ne dut lui causer ni trop d’efforts, ni trop de regrets. Ancien disciple de Saint-Simon, il ne répudia pas la devise saint-simonienne : « A chacun suivant sa capacité ». — Or c’était, à coup sûr, une présomption de capacité de la part de son fils que d’avoir, de propos raisonné, choisi la route à prendre. Quant au reste de la doctrine, n’était-ce pas devenir aussi producteur, servir l’intérêt général, que d’aller, au prix d’un dangereux labeur, demander à des terres inconnues la révélation de nouveaux groupes humains, l’élargissement du champ d’activité de notre civilisation ?[6]

Quoi qu’il en soit, H. Duveyrier échappa à la carrière commerciale. Sans aucun doute, il eût été un commerçant éclairé, laborieux et probe ; mais ces qualités ne sont pas, dit-on, rigoureusement nécessaires et suffisantes pour mener à la fortune, commun point de concours des commerçants. Elles doivent être renforcées d’ambitions d’un ordre spécial qui ne sont pas données à tous, et dont H. Duveyrier n’était pas doué. Peu désireux de briller, sans grand souci du bien-être matériel, il n’était pas séduit par le luxe. Les efforts tendus à d’autres fins que la recherche de la vérité sur les choses de la nature et l’étude de sciences libérales lui semblaient un peu oiseux.

Charles Duveyrier avait si largement adopté les projets formés par son fils qu’il le mit de suite à même de commencer à en préparer la réalisation.

Tous les ouvrages nécessaires furent achetés, et le candidat explorateur entreprit, dès ce moment, quelques études spéciales.

Au début de 1857, dans l’intention d’éprouver ses forces et ses aptitudes, il accomplissait un voyage en Algérie.

Débarqué à Alger le 26 février, il débute par une excursion à Kandouri[7], à une trentaine de kilomètres dans l’ouest d’Alger, non loin du lac Halloula. Kandouri était la résidence du Docteur Warnier, homme de grande valeur, qui devait, par la suite, exercer une influence considérable sur la vie et les travaux de Henri Duveyrier.

Le 8 mars, il partait pour une course plus longue : Djelfa et Laghouât, d’où il revint, dans le milieu d’avril, par Bou Zid et Caïd Djelloul.

Cette course, exécutée avec Oscar Mac-Carthy dont les connaissances variées furent précieuses à son compagnon de route, a été relevée dans un journal récemment imprimé[8] à l’intention de ceux qui avaient connu et aimé Henri Duveyrier. Ils ont assisté, ainsi, à ses premiers pas déjà très fermes, dans une carrière où il a conquis une juste célébrité.

Sa relation est empreinte d’une sincérité, d’une naïveté qui sont presque des mérites littéraires. Entre autres faits, elle mentionne la joie qu’inspira au futur voyageur la rencontre, à Laghouât, d’un Targui envoyé par Ikhenoukhen, et avec lequel il eut d’excellents rapports.

De là, peut-être, une prédisposition qui détermina le voyage de Henri Duveyrier chez les Touareg.

Voici en quels termes le jeune voyageur rapporte sa dernière entrevue avec le Targui fortuitement rencontré... « Mohammed-Ahmed promit que, lorsqu’il serait de retour dans son pays, il m’enverrait un livre en targui, et comme je voulais lui faire un cadeau capable de cimenter notre amitié, je crus n’avoir rien de mieux à faire que de lui donner mes pistolets et ma poire à poudre, ce que je fis immédiatement. Ce cadeau de ma part le rendit tout confus, et il dit à M. le Commandant[9] : « Ce jeune homme est si bon pour moi ; il m’a donné du tabac, du sucre, des foulards ; il me donne maintenant des pistolets. Je ne sais comment le lui rendre ; je vais faire chercher mon méhari et le lui donner. » Nous eûmes beaucoup de peine à lui faire comprendre que je ne voulais pas le priver de son chameau qui allait lui devenir nécessaire pour retourner à R’hât, et que, du reste, je serais fort embarrassé pour l’emmener dans mon pays ; que je le remerciais beaucoup de son offre et que j’en étais aussi content que si le méhari était devenu ma propriété. Il demanda alors à M. le Commandant s’il n’y avait pas moyen de m’emmener avec lui dans son pays. On lui répondit, pour l’éprouver, qu’il n’aurait pas assez soin de moi ; mais le Targui prit cela au sérieux, et se mit à expliquer avec chaleur que, chez lui, c’était un devoir de prendre soin de son ami et que, sous sa protection, il ne m’arriverait aucun mal. Je lui dis alors qu’un jour peut-être, j’irais le voir. « In ch’Allah ! s’il plaît à Dieu, répondit-il, et il se retira satisfait.... »

A la suite de son voyage d’essai, H. Duveyrier publia, dans le recueil de la Société orientale de Berlin, une notice sur quatre tribus berbères[10] : les Beni-Menasser, les Zaouaoua, les Mzabites, les Touareg Azdjer. Il y résumait ce qu’il avait pu apprendre sur ces tribus « pendant son rapide et court voyage dans nos possessions algériennes ». Cette publication de début consiste surtout en un vocabulaire comparé des idiomes des quatre tribus. On y sent un auteur bien documenté et soigneux de l’exactitude.

L’année même où il faisait, en quelque sorte, ses premières armes, fut marquée par un incident qui exerça sur la suite de ses travaux une influence marquée.

Pendant un voyage à Londres, où habitait une branche de sa famille, il eut la bonne fortune d’être mis en relation avec Henri Barth, alors occupé à écrire la relation de ses voyages.

Dans une belle notice nécrologique consacrée au voyageur allemand, H. Duveyrier raconte l’accueil qu’il reçut de lui[11]... « M. le professeur Fleischer, de Leipzig, orientaliste éminent près duquel j’avais appris la langue arabe, et qui connaissait mes projets de voyages en Afrique, m’avait adressé et recommandé au Dr Barth, alors à Londres. Je le vis pour la première fois en 1857.

« Il essaya d’abord de me dissuader d’entreprendre si jeune ces durs labeurs ; mais n’ayant pu ébranler ma ferme résolution, il me prodigua, avec une bienveillante sollicitude, les instructions et les conseils. A peine mon arrivée dans le pays des Beni-Mzab lui était-elle connue, qu’il s’empressa de m’écrire. Par ses lettres, pleines d’affectueux conseils et de précieuses indications, il veillait de loin au succès de mon entreprise, m’ouvrant des points de vue nouveaux, me signalant les faits capitaux qui devaient appeler mon attention. Bientôt il m’envoyait une lettre circulaire, écrite en arabe, et adressée à tous ses amis du Sahara et du Soudan, pour me protéger en cas de besoin. En même temps, il me transmettait une lettre spéciale pour le cheikh El-Bakkây ; je parvins heureusement à la remettre à son neveu, dont les bons offices m’ont été très utiles. J’étais Français, cependant, mais l’esprit étroit de rivalité ne pouvait avoir accès près de ce grand cœur... »

Plusieurs lettres à Henri Duveyrier ou à son sujet, attestent, en effet, les sentiments d’estime et de sympathie de Henri Barth pour un émule dont il avait pressenti le mérite et avec lequel d’ailleurs, il resta, jusqu’à la fin de sa vie, en relations très affectueuses.

Quand mourut le Dr Barth (25 novembre 1865), la famille de l’illustre explorateur fit hommage d’une partie de ses papiers scientifiques à Henri Duveyrier qui avait si bien retenu ses leçons et si consciencieusement étudié son œuvre.

De retour d’Angleterre, vers le milieu de 1857, Henri Duveyrier se mit, avec ardeur, en mesure d’entreprendre un voyage de pénétration au cœur du Sahara. Il étudia, la plume à la main, ce que la géographie savait alors des contrées vers lesquelles il allait se diriger. A la vérité, pour le lointain Sahara central, les seules sources d’informations précises étaient, outre la relation de Caillié, les ouvrages dans lesquels Richardson, Barth, Overweg et Vogel avaient consigné les importants résultats des missions anglaises accomplies par eux de 1850 à 1853.

Les itinéraires de ces missions partant de Tripoli pour se diriger vers le lac Tchad, traversaient, par Mourzouk et Rhât, les immensités sahariennes comprises entre la côte et le Soudan. Les papiers de Henri Duveyrier renferment des feuillets dans lesquels il avait commencé à décrire sommairement les pays qu’il se proposait d’explorer.

Dans d’autres pages il indiquait les grandes étapes de sa marche, les résultats principaux à atteindre aux points de vue politique, scientifique, commercial ; il y énumérait, avec un soin qui révèle beaucoup de réflexion, les travaux à exécuter, les recherches à faire, les notes à prendre. On sent, en ces pages, l’homme qui entend être autre chose qu’un touriste audacieux, dominé par la seule pensée « d’être le premier à avoir vu ».

La jeunesse de l’auteur se révèle, toutefois, dans l’ampleur du projet primitif qui comprenait une reconnaissance du Touât et l’exploration du pays alpestre des Touareg Hoggar.

Il s’est aperçu, en face de la réalité, que l’imprévu n’abandonne jamais ses droits et que les projets les mieux étudiés comportent de grands mécomptes, quand il s’agit de pénétrer dans des contrées nouvelles, au milieu de populations méfiantes ou hostiles.

Tout en s’assimilant les données acquises par ses devanciers et, plus spécialement, par le docteur H. Barth, il travaillait avec ardeur à acquérir les notions si variées qu’exige une exploration scientifique largement comprise.

Il s’attacha, en particulier, à bien connaître les méthodes, comme le maniement des instruments de détermination des latitudes, longitudes et altitudes.

Cette préparation, qui est délicate, qui exige beaucoup d’application, de soin, de persévérance, est en quelque sorte, une pierre de touche de la vocation d’un candidat à la carrière d’explorateur. Les observations astronomiques en cours de route ajoutent, d’ailleurs, aux difficultés, parfois même aux dangers du voyage.

Henri Duveyrier eut la bonne fortune de rencontrer, comme professeurs, tout d’abord Lambert-Bey, l’un des ingénieurs que Méhémet-Ali avait envoyés en avant-garde dans sa marche vers le Haut Nil ; puis un astronome hors de pair, Yvon Villarceau ; enfin, M. Renou, membre de la commission scientifique de l’Algérie, constituée en 1837. Il avait commencé ses travaux scientifiques au milieu des combats livrés par les colonnes expéditionnaires chargées d’établir l’autorité de la France dans ce qui était alors le Sud-Algérien.

M. Renou initia aussi H. Duveyrier aux observations météorologiques[12] sans lesquelles il n’est pas d’exploration complète ; le professeur, ici, se doubla d’un ami dont les lettres, pleines d’excellentes instructions, attestent aussi la plus affectueuse sollicitude pour son élève.

En histoire naturelle et en géologie, c’est au Muséum qu’il demanda le complément de l’instruction acquise dès sa jeunesse.

Le savant naturaliste A. Duméril lui apprit l’art de préparer les mammifères et les oiseaux pour les envoyer en Europe.

M. Hérincq, auteur de travaux estimés, qui fut l’un des derniers à porter le titre de « garde des Galeries de botanique au Muséum », se chargea de l’initier aux soins faute desquels la formation d’un herbier est à peu près peine perdue.

Pour la géologie et la minéralogie, Henri Duveyrier eut les renseignements de M. Hugard, alors aide-naturaliste au Muséum sous la direction de l’éminent Dufrenoy.

On a vu précédemment que l’élève de l’école de Lautrach s’intéressait aux questions de linguistique et d’ethnographie ; aussi, ne manqua-t-il pas demander à Léon Renier, à Ernest Renan, à son ancien professeur Fleischer les directions nécessaires pour accomplir convenablement cette partie de sa tâche.

La recherche, la copie, l’estampage des inscriptions lui furent tout spécialement recommandés, et nous savons qu’il a fait, dans cet ordre d’idées, des découvertes enregistrées par l’épigraphie et l’histoire.

H. Duveyrier savait trop combien il lui importait d’être bien compris des peuples au milieu desquels il devait vivre, surtout de les bien comprendre, pour ne pas chercher à se perfectionner dans la langue arabe qu’il avait apprise à Leipzig. Il le fit sous la direction du Dr Perron, de Reinaud, de Caussin de Perceval.

Ses facultés en pleine sève de jeunesse, stimulées par la perspective du voyage prochain, soutenues dans leur effort par une intense application au travail et une méthode excellente, furent, pendant plus d’une année, tendues sur l’accomplissement du programme d’études que H. Duveyrier s’était fixé à lui-même. Il l’a exposé dans un texte qui dénote la notion claire de tout ce qu’exige une exploration en pays nouveau. L’influence des conseils du docteur Barth ne fut probablement pas tout à fait étrangère à l’ampleur de ce programme.

On y discerne aussi une pensée de haute solidarité, une inspiration à servir les intérêts communs ; il y a là un reflet des théories du saint-simonisme.

En résumé, dans un ardent désir de réussite, H. Duveyrier s’était mis promptement à même de recueillir avec discernement des données sur l’histoire, la géographie physique et économique, l’ethnographie, la linguistique des contrées, en grande partie inexplorées, où il allait s’avancer. Sans doute, une initiation si rapide ne pouvait être ni développée ni profonde. H. Duveyrier qui s’en rendait compte, fit de constants efforts pour la compléter. M. Renou l’y encourageait en lui écrivant d’amicales remontrances sur sa façon d’observer, soit en astronomie, soit en météorologie.

Il est superflu d’ajouter que les préparatifs matériels furent à la hauteur de la préparation scientifique du voyage. On possède la liste des instruments d’observation et des objets variés qui devaient contribuer au succès de l’entreprise.

H. Duveyrier n’ignorait pas les risques au-devant desquels il marchait. — « Je sais très bien, écrivait-il dans l’un de ses carnets de notes, que le voyage que je vais entreprendre n’est pas sans dangers, mais je me sens plein de confiance en mes propres forces, et j’espère qu’avec beaucoup de prudence et de patience, et toute mon énergie, je parviendrai à les éviter, et que je mènerai ainsi mon expédition à bonne fin. L’événement prouvera si je me suis trompé. »

H. Duveyrier avait décidé de voyager ouvertement comme chrétien, au lieu d’adopter ou de feindre l’Islamisme qui lui aurait été une sorte de sauvegarde. Par respect pour lui-même et pour la croyance des autres, il lui eût répugné de se livrer aux manifestations d’une foi factice. Sa répulsion pour les voies tortueuses s’était doublée d’une confiance juvénile, robuste, dans le prestige de l’honnêteté et la puissance de la droiture. Ce furent là les éléments essentiels de sa résolution. Peut-être aussi, en y réfléchissant, fut-il amené à conclure qu’un vernis de religion musulmane pourrait ne pas suffire à protéger le voyageur roumi contre l’animadversion des Sahariens. En pareil cas, tout serait perdu, même l’honneur.

Quelque garantie qu’il vît dans l’honnêteté de ses intentions, Duveyrier se prémunit contre le danger auquel l’exposait sa qualité de chrétien. Recherchant les passages où le Coran prêche la tolérance envers les autres religions et le respect pour les hôtes, il se mit en mesure de discuter, de combattre les arguments qui seraient invoqués contre lui.

Il lui restait les risques auxquels pouvait l’exposer, en sa qualité de Français, quelque expédition militaire dans l’extrême-sud, coïncidant avec son voyage.

S’il s’interdisait de partager la foi des Arabes, il revêtit leur costume, autant par hygiène que pour s’identifier, s’assimiler le plus possible aux hommes dont il devait partager la vie, et auprès desquels il entendait se montrer juste avant tout. Sur ce dernier point, il était d’accord avec le Dr Barth qui lui écrivait, vers le milieu de 1859 : «... la meilleure arme pour le voyageur chrétien, dans ce pays, consiste en une probité impeccable vis-à-vis des indigènes... ».

Voilà de nobles principes, et dignes de respect, mais trop élevés peut-être pour émouvoir des gens à moitié barbares, habitués, par tradition, à ne subir d’autre ascendant que celui de la force. La justice et la probité ne sont, du reste, pas inconciliables avec la fermeté, la sévérité auxquelles le voyageur le plus endurant est, parfois, obligé de faire appel.

Comme nom de voyage, il adopta celui de Sid-Saad-ben-Doufiry ; le nom de Saad se traduit par notre nom de Félix, et ben-Doufiry signifie fils de Duveyrier, ce dernier nom étant accommodé à la prononciation arabe.

Charles Maunoir.

[4]Lettre à la Princesse (1873), p. 245.

[5]Évidemment, ce n’était pas par un fugitif mouvement d’enthousiasme juvénile que H. Duveyrier avait conçu le dessein d’explorer l’Afrique. Dans l’introduction au Journal de son voyage chez les Touareg, il écrivait, le 23 juin 1859 : « Depuis l’âge où les idées commencent à prendre une tournure raisonnable, un attrait invincible m’a attiré vers le continent africain... »

[6]Cette hypothèse au sujet des idées de Ch. Duveyrier trouve confirmation dans une lettre qu’Arlès-Dufour, le grand financier saint-simonien, écrivait à Henri Duveyrier et dont Charles Duveyrier avait, lui-même, pris copie. On y lit le passage suivant : « Si, décidément, tes aptitudes ne se plient aux études commerciales que par violence et avec répugnance, il serait irréligieux à ton père et à moi d’abuser de ton obéissance pour te les faire poursuivre, et il faudrait y renoncer franchement pour te vouer sans réserve aux études auxquelles te poussent évidemment ta vocation, c’est-à-dire ta nature. Dieu est très avare de ces vocations évidentes qui ne permettent aucun doute, et c’est un devoir sacré de les respecter, de les favoriser même, quand on le peut. Si tu savais, mon enfant, combien d’existences manquées et malheureuses, combien de forces perdues pour la société, par suite de vocations méconnues et faussées !... »

[7]... « Quand vous viendrez ici, je vous conduirai à Kandouri, un Versailles sauvage, un Versailles du bon Dieu, un vrai paradis terrestre. Là, vous verrez ce qu’était le monde quand il est sorti des mains du Créateur. Vous vous y trouverez au milieu d’Arabes qui vous traduiront la Bible en fait, beaucoup mieux que votre père et ses collègues de la Société des artistes dramatiques n’ont traduit, au théâtre, notre société moderne. »

(Lettre du Dr Warnier à Henri Duveyrier, Alger, le 11 juillet 1855.)

[8]Journal d’un voyage dans la province d’Alger, par Henri Duveyrier. Paris, Challamel.

Cet ouvrage n’est pas dans le commerce.

[9]Le commandant Margueritte, devenu le général Margueritte, tué à Sedan.

[10]Notizen über vier berberische Völkerschaften, während einer Reise in Algerien nach Hallûla-See und nach Laguât in Februar, Marz und April 1857, gesammelt von H. Duveyrier. — Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft, t. XII, 1858, p. 176-186.

[11]Henri Barth, ses voyages en Afrique et en Asie. Revue contemporaine, 1866, 4e livraison, 28 février.

[12]Nous avons une preuve du soin apporté par H. Duveyrier à sa préparation, dans le fait qu’en 1858, du 6 au 12 novembre, il avait fait, à la fenêtre de l’appartement que son père occupait, rue de Grenelle, no 123, une série d’observations météorologiques dans le but de régler la marche d’un baromètre anéroïde.


JOURNAL DE ROUTE

PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

DE BISKRA A L’OUED-RIGH ET AU SOUF

Biskra, 13 janvier 1860.

J’ai fait aujourd’hui une liste des peuplades nègres qui sont représentées dans la petite colonie de Biskra. Voici la liste de ces tribus ; je crois que, plus tard, elle devra être complétée. J’ai mis un astérisque devant les noms de peuplades dont nous ne connaissons la langue d’aucune manière : 1. Bornou. — 2. Haoussa. — 3. Bagirmi. — 4. Felata. — 5. Mboum[13]. — 6. Mandara. — 7. Koenna[14]. — 8. * Kanembou. — 9. Teda. — 10. Timbouktou (Zonghay). — 11. Mbāna. — 12. Ouaday. — 13. * Manga[15]. — 14. * Doura. — 15. Katsena. — 16. Bambara. — 17. Logonē. — 18. Derge. — 19. Affadē. — 20. Ngāla. — 21. Kouri. — 22. Maggari[16]. — 23. Margi. — 24. Kerrekerre. — 25. Ngouzzoum[17]. — 26. Hadamoua[18].

Ces nègres ont formé un petit village de huttes en branches de palmiers, situé à l’origine des plantations, près du nouveau Biskra, dont il forme un petit faubourg. Les femmes portent des costumes de leur pays, tandis que les hommes ont choisi, dans les costumes de tous les peuples avec lesquels ils sont en relations, tous les oripeaux et les guenilles de couleurs voyantes qu’ils ont pu se procurer.

Je me promène dans l’oued Biskra ; dans les terres d’alluvions qui renferment son lit, on trouve les coquilles d’une espèce de gastéropode assez curieuse par ses formes qui rappellent celles des coquilles marines. La bouche est formée par une échancrure, la forme générale est entre celle de la limnea et celle de l’oliva, le test est assez dur ; les bords de l’ouverture sont tranchants ; la couleur de la coquille est d’un noir olivâtre, mais passe par toutes les couleurs jusqu’au blanc, selon qu’elle est plus ou moins ancienne dans la couche d’alluvions. Ce mollusque vit actuellement dans certains ruisseaux de l’oued Biskra[19] ; on le trouve en masses considérables. — L’eau dans laquelle il vit ressemble, comme goût, à celle que l’on boit en ville, c’est-à-dire qu’elle est légèrement saumâtre. — Un mollusque herbivore se trouve ici en grand nombre sur les tiges de cannes, roseaux qui croissent dans l’eau.

Je prends ici l’occasion de faire remarquer que les eaux des ruisseaux en question renferment un second gastéropode, qui est turriculé et à tours de spire ornés de côtes. Ce mollusque vit dans la vase, où l’on a de la peine à le distinguer à cause de sa couleur cendrée. — Je crois qu’il est identique à celui des eaux artésiennes de l’oued Righ[20]. Ce dernier vit dans les saquias des jardins de Tougourt, dans une espèce de plante fluviatile (acotylédone, je crois) qui forme une mousse verdâtre. J’en ai dans le flacon à alcool no 2.

Biskra, 14 janvier.

J’emploie ma matinée à prendre l’heure exacte à une minute près, pour M. le colonel Séroka ; je fais, par la même occasion, le calcul du lever du soleil pour cette année à Biskra ; je trouve qu’il faut retrancher 42 minutes du temps du lever à Paris. — L’horloge avançait de 38 minutes ! Les cadrans solaires ont, je crois, une erreur de quelques minutes, 7 minutes environ.

Dans l’après-midi, je vais avec ces Messieurs du télégraphe et M. Colombo pour lever le plan du petit hameau de El’Aliya dont on voit les hauts palmiers tout près de Biskra. — C’était pour montrer à ces Messieurs comment il fallait opérer.

El’Aliya touche d’un côté à l’oued dont les berges à pic s’éboulent à chaque crue ; nous aperçûmes là des restes de fondations romaines et de vastes tubes de terre cuite superposés, le tout enchâssé dans les berges, et mis à nu par les eaux. Nous hésitons encore à déterminer quel était l’usage de ces constructions.

Près de là est un cimetière, que l’eau ronge aussi, laissant voir des squelettes à moitié découverts. Je prendrai là quelques crânes pour ma collection.

Dans le milieu de l’oued, près d’El’Aliya, est une construction carrée, évidemment romaine, remarquable en ce qu’elle n’a ni portes ni autres ouvertures. Actuellement elle est remplie de terre jusqu’au sommet. Les murs sont bien conservés, si ce n’est pour une ou deux petites brèches rondes qu’y fit Salah Raïs avec son artillerie. Il croyait, comme les Arabes aujourd’hui, que cette construction renferme un trésor.

Un peu plus loin encore se trouve la coubba de Sidi-Zurzour qui fut bâtie sur une construction analogue à celle dont je viens de parler.

Le cours de l’oued dans toute sa longueur, à part quelques bandes de terre végétale alluviale dont j’ai parlé plus haut, est couvert de galets et de pierres roulées, quelquefois énormes ; la plupart sont de grès, d’autres de calcaire compact.

Biskra, 15 janvier.

Aujourd’hui j’ai fait avec M. Colombo une promenade à pied à la source thermale de Hammâm Salahîn. La direction est vers le nord, appuyant un peu à l’ouest, je crois, et à 6 kilomètres du fort Saint-Germain ; cependant je ne serais pas étonné que la distance fût un peu plus grande. Les bains sont entourés d’une construction, avec des chambres pour la commodité des baigneurs. Les eaux sont salées et ont, de plus, une forte odeur d’hydrogène sulfuré. La température de l’eau au bord du bassin, là où elle s’en échappe, était de :

44°,8 thermomètre 186 de Baudin.
44°,7 207

Au milieu, à l’endroit où elle jaillit en bouillonnant, la température prise par M. Colombo était de :

45°,1 thermomètre 207 de Baudin[21].

M. Colombo entra dans le bain, mais, pour moi, je me contentai d’y mettre les pieds, qui me firent mal au bout de quelque temps.

La raison de cette excursion était mon désir de me procurer des poissons vivant dans la saguia qui sort de la source, et qui conserve encore assez longtemps sa température élevée et plus encore les sels dont elle est saturée. Ces poissons, dont je réussis à me procurer quelques exemplaires, ressemblent beaucoup à ceux des eaux artésiennes de l’oued Righ[22] ; ils vivent dans une eau qui peut avoir 30°. — Dans la même saguia croît une plante acotylédone خز[23], à feuilles filiformes très ténues, la même, je crois, qui est si commune dans les saguiet de Tougourt, et qui sert de nourriture aux coquillages turriculés et aux glyphisodons ou perches à dents fendues. J’en ai pris un échantillon, et un Arabe qui était là m’a dit que cette plante servait de remède pour les maux d’yeux. Sont-ce les sels dont elle doit être imprégnée qui lui donnent cette vertu ? Je suis très porté à le croire. Autour de la source thermale, on voit de nombreux tufs calcaires, presque entièrement composés de débris végétaux. D’autres pierres s’y trouvent aussi ; j’en ai recueilli. On trouve près de là un petit lac de forme circulaire, que j’ai visité à mon premier passage ici. L’eau en est remarquablement froide[24], et la profondeur m’en a été donnée (16 mètres) par M. Colombo qui l’a mesurée.

Voici la liste des plantes dont je me rappelle le nom et que nous avons rencontrées en revenant de la source : Bageul, remeth, kelkha,methennân, rhardeg, sedra, gandoul (bou choucha)[25].

Biskra, 16-17 janvier.

Visite au colonel Séroka. — Il me prête des calques superbes de cartes sur le Sahara ; j’en copie un aujourd’hui même.

Je remarque un fait important pour mes observations. Mon baromètre no 892 est dérangé. Mais il ne l’est que depuis mon départ pour Constantine, car à cette époque je réglai mon anéroïde qui, maintenant, suit à peu près la marche du Gay-Lussac de M. Colombo.

Biskra, 18-19 janvier.

M. Colombo dont j’ai déjà parlé est un ancien sous-officier. Il dirige l’école arabe française de Biskra. C’est une école où les jeunes Arabes peuvent apprendre le français et les éléments de nos sciences. Cette école est assez bien suivie, et j’ai pu me rendre compte des progrès intéressants qu’ont faits les élèves de M. Colombo. Leur maître est assez versé dans la connaissance de l’arabe, et il se perfectionne chaque jour dans la science par une étude diligente[26]. Son traitement est de 1.800 fr. par an ; il a un aide, Arabe de Constantine, élève de M. Cherbonneau, et qui, je crois, perçoit, un traitement de 100 fr. par an.

Le colonel Séroka me dit que l’on avait commencé un forage à ’Ain Baghdad, et qu’il fut interrompu lors de la guerre d’Italie.

1er février 1860.

Je quittai aujourd’hui Biskra ; MM. Manaud, Colombo et Falques vinrent me dire adieu avant mon départ. J’avais dit adieu au colonel hier au soir.

Je suivis sur ma jument la marche lente des chameaux jusqu’à ce qu’étant enfin arrivés en vue des broussailles de tamarix que l’on a cru pouvoir nommer « forêt » de Saada, je fis partir ma monture au trot et j’arrivai au bordj de Taïr Rassou.

Le kaïd Si Khaled était absent, mais il revint bientôt ; il avait été en cherche de sangliers et rentrait sans en avoir vu un seul. — Ce fut peut-être là la raison de son accueil froid ; car il ne me fit servir qu’une berboucha qu’à la vérité il partagea avec moi. — Je n’avais du reste que quelques moments à lui consacrer, et je repartis de suite pour arriver à Chegga avant la nuit.

La route de Tougourt sur laquelle je marchais est assez bien tracée, surtout depuis que des voitures y sont allées. Aussi n’avais-je guère crainte de me perdre.

J’arrivai à Chegga après le coucher du soleil. J’y trouvai, outre M. Lehaut, des officiers du bataillon avec qui j’avais fait connaissance à Tougourt.

Les chameaux arrivèrent pendant la nuit.

Je dois noter que sur la route, un peu après la rivière, j’ai rencontré cinq ou six petits monuments en forme de pyramides et une tombe, le tout rassemblé sur un espace de quelques mètres carrés ; c’est un monument élevé par les Oulad Moulet, pour éterniser le souvenir d’une défaite que leur a infligée en cet endroit le chérif.

2 février.

Je ne suis pas parti de bon matin. J’ai été voir, avec M. Lehaut[27], le quatrième puits qu’il est en train de finir, espérons-le.

Parti encore aujourd’hui en avant du bagage, j’arrivai d’assez bonne heure à Oumm-et-Tiour.

Oumm-et-Tiour est un petit village arabe, créé par les Français[28]. Il compte aujourd’hui 28 maisons habitées et une mosquée remarquable à cause de son beau minaret. On y compte plusieurs centaines de palmiers âgés de deux à trois ans, qui vont donc porter leurs fruits l’année prochaine. — Je crois que la plupart des habitants sont des Selmia.

Chegga, au contraire, qui doit aussi son existence aux puits artésiens de M. Lehaut, ne compte encore qu’une quinzaine de maisons au plus, en comptant celles qu’occupent les forges, les employés, etc... Chegga n’a pas de palmiers, et c’est la première année qu’on y ensemence.

3 février.

Aujourd’hui je me rendis à Merhaier, la première oasis de l’Oued-Righ, en venant du nord.

Le cheikh étant absent, je me vis sur le point de manquer de guides pour traverser le pays désert qui sépare ce point de l’Oued-Souf. Cependant, heureusement pour moi, le cheikh arriva dans la soirée, et, après avoir lu la lettre du colonel Séroka, il me dit que le lendemain je pourrais partir à l’heure qui me conviendrait, avec cinq hommes à pied comme escorte et un guide à cheval.

Les plantations de palmiers de Merhaier, arrosées par des sources artésiennes, sont, du moins dans cette saison, très pauvres en produits de potager. Les arbres fruitiers y sont même fort rares ; c’est à peine si on y voit un figuier et un pêcher égarés.

Les eaux des fossés abondent en grenouilles.

Les Rouâgha dont la race commence ici, sont remarquables par leur physique et surtout par leur teint, qui approche beaucoup du type nègre. Certains d’entre eux sont même plus noirs que les gens du nord du Haoussa (Madja, etc.). Les femmes se vêtissent de bleu. Elles ne mettent rien d’autre sur leur tête que leur vêtement ou haïk, absolument comme on peint la madone. — Mais combien peu d’entre elles pourraient laisser un doute à ce sujet et jouter de grâce et d’élégance de formes avec les portraits de Raphaël ! Les femmes me paraissent jouir de la liberté à laquelle elles ont droit.

4 février.

Après avoir écrit quelques lettres et rassemblé mon monde, je me mis en marche pour l’Oued-Souf.

Nous primes d’abord la direction de l’Oued-el-Khorouf, qui n’a d’autre importance que celle d’un canal de décharge des eaux de l’oued Righ dans le chott Melghigh. Nous nous arrêtâmes à ’Ain ed ’Daouira, petit bassin circulaire occupé par des roseaux et autres plantes aquatiques. C’est probablement un « puits mort ». Nous fîmes là notre provision d’eau douce (?) et coupâmes l’Oued-el-Khorouf.

Nous nous rapprochâmes alors du chott, dont nous avions gardé la nappe brillante sur notre gauche, avec les petites oasis de palmiers de Choucha, Dindouga et de Wousli, cette dernière isolée au milieu des eaux du chott.

Nous continuâmes à travers un pays, qui tantôt apparaissait sous l’aspect du chott avec son terrain meuble, composé de sable quartzeux mélangé de sel et d’argiles, tantôt nous obligeait à traverser des lignes de franches dunes de sables.

Enfin nous nous arrêtons dans le Sif bou Delal.

5 février.

La direction générale de la crête des dunes du Sif bou Delal est de 147° magnétique ; c’est-à-dire qu’elles ont été formées sous l’influence d’un vent du nord-ouest ou à peu près.

Ma caravane se compose de quatre Rouaghas commandés par un Arabe, tous à pied et armés de leur long fusil. Ils portent eux-mêmes leurs vivres, composés de farine et de dattes, avec une petite provision d’eau. Le guide, un « monsieur » boiteux, est en revanche monté sur un cheval qu’il ne peut gouverner, et qui adresse de temps en temps des compliments à ma jument. Mes deux Souafas ne quittent ni leurs fusils ni leurs chameaux, et lorsque leurs animaux veulent descendre la pente des dunes, ils se suspendent à leur queue pour faire le contrepoids des bagages.

Aujourd’hui nous atteignîmes, vers midi, les dunes de Gasbiya, du moins nous nous en arrêtâmes à 1 kilomètre, car je jugeai inutile de les gravir, l’ógla[29] qui existait autrefois au nord des dunes étant sèche depuis deux ans. Je pris des visées de boussole sur les dunes de Gasbiya et sur les sables de Retmaya, lesquels ne présentent pas de sommets.

Nous continuâmes ensuite notre route en prenant une nouvelle direction, parce que la visite à Gasbiya nous avait obligés à nous détourner de la route du Souf pour appuyer au nord.

Je ne fais pas une description plus longue de notre route d’aujourd’hui dont les détails se trouveront dans l’itinéraire. Je me borne à dire que nous n’eûmes d’autre aventure que de rencontrer les traces de pas de deux hommes, ô miracle ! dans cette solitude. — En revanche, les empreintes de pas de gazelles, de lièvres, de gerboises et de djird[30] étaient moins rares.

Presque toute la route dans les sables.

6 février.

Nous avons voyagé toute la journée dans une région de dunes désertes. Ce fut un travail pénible pour les bêtes et pour les hommes.

Ces dunes ne sont pas très hautes et affectent une forme allongée comme les vagues de la mer. Elles doivent évidemment leur existence à la prédominance des vents du nord-ouest ; ce qui viendrait confirmer l’opinion de ceux qui veulent que les vents alizés règnent dans ces parages[31]. — Les dunes se trouvent distribuées par zones assez larges, séparées entre elles par des espaces relativement unis qui prennent le nom d’oueds.

La végétation de cette région est composée principalement d’àlenda et de drin. L’arta, le dhomrân, le harmel, etc., s’y trouvent aussi, mais en bien moins grand nombre.

Le vent soufflait avec violence, enlevant le sable et ajoutant un fort désagrément à celui du voyage dans un pays aussi désert, aussi monotone.

Après avoir traversé une zone de dunes appelée le Medheheb-el-Charguia, par opposition au Medheheb-el-Garbiya que nous laissions à droite, nous arrivâmes dans les dunes de Messelmi, qu’il nous fallut gravir et descendre pendant quelque temps jusqu’à ce que nous arrivâmes aux puits du même nom. — Ils sont tous comblés ; les Arabes me disent dans leur langage expressif : « Le vent les a ensevelis ».

Quoique déjà bien épuisés, nous continuâmes notre route avec énergie, et, après avoir traversé un « oued », nous atteignîmes les premières dunes de Medjigger. Ces dunes, quoique de la même nature que les précédentes, sont néanmoins plus élevées.

Nous arrivâmes enfin aux puits, peu de temps avant le coucher du soleil. Les puits de Medjigger sont entourés de maçonnerie.

J’écrivis ce soir trois lettres, entre autres au colonel Séroka et à mon père ; je fis quelques observations, mais lorsque je voulus observer le passage de Jupiter au méridien, je m’aperçus que je m’y étais pris trop tard, l’astre commençait à baisser.

J’attends jusqu’à passé minuit pour observer la lune.

7 février.

Notre journée nous mena à travers une région couverte de zones de petites dunes allongées, séparées par des surfaces sablonneuses assez unies. La végétation resta à peu près la même que les jours précédents, si ce n’est que les àlenda devinrent plus communs. — Ce pays est semé de puits ou plutôt de noms de puits, d’endroits où il y avait autrefois des puits, lesquels ont été comblés par le vent.

Le plus remarquable de ces puits, celui qui est le plus connu, est celui de Moui-Tounsi, comblé depuis l’année où le chérif vint par ici.

En sortant des dunes Moui-Tounsi, on entre dans Areg-el-Miyet, sables dont le nom est dû à l’absence de végétation qui les caractérise. Ensuite on arrive sur les plantations de palmiers de Rhamra.

Rhamra était autrefois un village ; aujourd’hui on n’en voit plus que les ruines, et les propriétaires des palmiers n’y viennent qu’à l’époque de la récolte des dattes.

Les plantations de l’Oued-Souf ont un caractère à part. Je vais parler de celles de Guemâr ; si celles d’El-Oued en diffèrent, je les décrirai ensuite. — Les palmiers de Guemâr sont disséminés par petits bouquets dans les interstices des dunes. Ils ne m’ont pas semblé plantés dans une dépression artificielle. De nombreux puits à bascules (en arabe Khattâra) sont élevés dans le voisinage des palmiers pour en faciliter l’arrosage. En été, on les arrose deux fois par jour, matin et soir ; en hiver, je crois qu’on ne le fait qu’une seule fois. A 2 heures de la nuit environ, les travailleurs quittent Guemâr à grand bruit et vont aux palmiers travailler à ôter les sables d’autour des troncs, car le sable empiète sans cesse sur les plantations. Ils choisissent pour cela la nuit, même en hiver, afin d’éviter la chaleur du jour. Malgré ces soins, les sables enterrent beaucoup de palmiers dont on voit les troncs dénudés et morts.

En approchant de la ville, nous entrâmes dans une plaine unie sans sable, un sahen ; les puits devinrent beaucoup plus fréquents ; nous avions, à la droite, de petits jardins carrés entourés d’une haie de branches de palmiers et possédant presque tous un puits à bascule, et souvent encore une petite cabane aussi en branches et troncs de palmiers. On y voyait surtout des cultures de tabac.

Enfin nous arrivâmes à Guemâr.

Je dois parler d’un petit incident amusant qui nous arriva avant que nous fussions arrivés à Moui-Tounsi. — Mes guides souafa avaient découvert des traces de pas et se montraient inquiets ; enfin ’Oina, qui me précédait, se retourna vers moi et me dit d’une voix trop émue : « Regarde, voilà du monde là-bas vers le sud. » J’eus beau écarquiller mes yeux, je ne pus rien apercevoir. Mon homme prit son fusil et se mit à délier la bande d’étoffe qui entourait la batterie. Je le priai de se tenir tranquille et de ne pas faire de préparatifs guerriers tant qu’il n’aurait pas vu autre chose qu’un chameau, car c’était là ce qu’il appelait « du monde ».

Nous finîmes par arriver sur deux chamelles, agenouillées derrière un buisson, et nous pûmes voir leur maître, effrayé, s’enfuir à toutes jambes. Nous le rappelâmes en lui faisant des signes de paix. Il revint. C’était un vieillard toroud, à belle barbe et belles moustaches blanches. Il gardait les troupeaux de moutons et de chèvres et les deux chamelles que nous avions découvertes. Ce brave homme n’avait qu’une gandoura un peu courte pour tout vêtement ; il s’approcha à genoux de mes Souafa (pour ne pas se découvrir), fuma une pipe avec eux, et, après avoir échangé les nouvelles, nous reprîmes notre course vers Guemâr.

Je reviens donc à notre arrivée dans cette ville.

Je fus reçu avec un zèle prodigieux de la part des quatre cheikhs, qui remplacent les huit membres de l’ancienne Djemâa. On me gêna même par la persistance que l’on mit à me nourrir, à me tenir compagnie, etc., par les protestations nombreuses qu’on me fit. — La visite du Qadhi me fut bien agréable. C’est un homme instruit et civilisé, qui me donna de bons renseignements historiques, et me promit de me faire une copie d’un livre du cheikh el ’Adouâni, qu’il m’enverra à Biskra.

Je fus logé dans la maison du cheikh Abd-el-Kader qui est un gros vieux bonhomme de soixante-dix ans, à voix de stentor. — Il veut à toute force être mon ami.

Guemâr est une ville de 4.000 habitants environ. Les maisons sont presque à hauteur d’homme, et de maigre apparence. Cependant elles doivent être solides, étant bâties de pierres[32] et de chaux. Les toits, surmontés de petits dômes, sont d’un effet original. Les murs des maisons ne sont pas crépis ni égalisés, mais le tout paraît blanc. Il y a très peu de maisons réunies. La ville possède un petit marché, quelques boutiques et plusieurs mosquées, y compris une zaouia qui est le plus beau monument de Guemâr.

Les habitants de Guemâr sont une race paisible et laborieuse, je crois. Ils se couvrent la tête d’un haïk simple ou d’un petit turban blanc. Les cordes en poil de chameau ne sont pas ordinaires. Les femmes ont un type à part qui n’est ni celui des Arabes nomades, ni celui des femmes de l’Oued-Righ. — Les hommes m’ont paru avoir des physionomies rappelant celles des Béni-Mezab, et cela s’explique par les données historiques que je présenterai.

Les tribus de Guemâr sont : les Ouled-Bou’Afi, les Ouled-Abd-el-Kader, les Ouled-Abd-es-Sadiq avec la petite tribu des Ouled-Mousa, leurs frères, les Ouled-Hôwimen. Ces quatre tribus ont chacune leur chef.

La tradition rapporte que l’Oued-Souf était autrefois un véritable oued, dans un pays sans sables, que les premières plantations de palmiers étaient aussi dans ce pays avant que les dunes ne s’y fussent formées. — Les dunes arrivèrent ensuite, poussées par les vents de l’est qui dominent ; on peut voir maintenant où elles sont parvenues.

Cette tradition confirmerait l’hypothèse de l’extension du Palus Tritonis. Les sables formaient le fond de la mer et, à mesure qu’elle recula, ils furent soumis à la force du vent[33].

Les Ouled-Hamid sont les premiers Arabes qui s’établirent dans l’Oued-Souf ; c’étaient des Qoreich ; ils quittèrent la Syrie au temps de Sidna’Otman ben ’Affan.

Les Arabes aujourd’hui nommés Toroud[34] vinrent du Caire où ils s’étaient révoltés ; ils allèrent jusqu’à Jiriga dans le Djérid, mais le souverain de Tunis les expulsa à cause des troubles qu’ils occasionnaient. — Ils prirent le nom de Toroud sur la route du Souf où ils rencontrèrent un vieillard de ce nom, qui consentit à devenir leur chef à cette condition. Ils eurent de longs combats à livrer aux ’Adouan pour s’établir dans le Souf où ils vécurent ensuite tous ensemble.

La population première du Souf était des Abadiâ[35]. Les Zenata y eurent une ville, c’est ’Amich.

Les habitants de Guemâr suivent la secte du marabout de Tolga, dans les Zibân ; quelques-uns sont Tedjinis.

8 février.

Aujourd’hui, je pris un plan grossier de la ville. En partant de Guemâr, nous arrivâmes bientôt devant Tarhzout, qui est bien plus petite. On voulut m’y retenir pour la nuit. Ensuite nous arrivâmes à Kouinin où les mêmes offres me furent faites. Kouinin est peut-être aussi grande que Tarhzout ou un peu plus.

Entre Guemâr et El-Oued, on a toujours sur la gauche des bouquets de palmiers disséminés dans les intervalles des dunes. A droite, des puits en assez grand nombre et quelques carrés de culture.

Entre Kouinin et El-Oued je rencontrai le khalifa qui était venu au-devant de moi avec trois cavaliers ; je montai sur un de ses chevaux, un peu fringant, et nous atteignîmes bientôt El-Oued.

Le khalifa malheureusement a des appréhensions pour la sécurité des routes du Djérid.

9-10 février.

El-Oued est une ville d’environ 6.000 habitants, de même construction que Guemâr ; seulement elle possède en plus une mosquée à minaret élevé, et un bordj pour le khalifa. Les maisons sont composées en grande partie, d’une cour dans laquelle est dressée une tente et qui contient encore une hutte ou un hangar de branches de palmiers. Les Ouled-Hamed habitent un quartier un peu à part, à l’est du bordj du khalifa.

Outre les habitants de la ville, El-Oued possède encore un petit nombre de tentes de nomades Harazlia et Nouail ; il m’a été dit que, s’il se trouve quelques jeunes veuves parmi eux, elles n’ont aucune prétention à des mœurs sévères.

Le bordj du khalifa a été bâti d’après un dessin du capitaine Langlois ; c’est un carré défendu à l’est et à l’ouest (à deux angles seulement) par un bastion carré, dont l’un renferme la prison, qui est plus belle que la plus belle maison de la ville.

Les vêtements sont les mêmes que dans le reste du Souf.

Les nègres ne se voient que très rarement.

Les Juifs sont au nombre de quarante-sept, répartis dans onze maisons. Ils font d’assez bonne anisette.

Il y a ici des communications fréquentes avec l’étranger, Ghadâmès, le Nefzaoua et le Djerid, Tunis même. Il y a aussi quelques marchands de Ghâdamès et plusieurs du Djerid.

Je me décide à aller à Ouarglă par la route directe.

Les plantations d’ici sont dans des cavités creusées entre les dunes ; les arbres ne sont pas arrosés, leurs racines trempant dans l’eau de la couche souterraine. On prétend que les Souafa ont voulu m’en imposer en me disant qu’ils arrosaient leurs palmiers[36].

11 février.

J’ai enfin pu partir aujourd’hui.

Mais, avant de partir, je dois terminer mes notes sur El-Oued par la mention des prix des objets que le hasard m’a fait voir. Les cotonnades anglaises avec le nom de John Rose et qui viennent de Tunis se vendent 15 fr. la pièce de 75 draa[37]. Le musc de la Mekke, venant de l’Inde, se vend, du moins j’en ai acheté à 1 fr. l’ouzena[38]. Ordinairement il est plus cher. J’ai acheté à un prix ordinaire un haïk djeridi arrivé la veille, pour 47 fr. 50.

Les poules sont bon marché : j’en ai acheté sept à 1 fr. pièce, j’ai eu dix-huit œufs pour 50 centimes.

Le khalifa ne veut pas me laisser partir sans me donner des oranges venant de Tunisie et un œuf d’autruche.

En sortant d’El-Oued, nous avons suivi la route de Temassin pendant quelque temps jusqu’au puits situé dans la dépression de Haouad-Tounsi. Les dunes que nous avons à traverser, les plus hautes que j’aie vues dans cette partie du Sahara, sont dépourvues de végétation.

Du puits ci-dessus nommé, nous plongeâmes vers le sud. La caravane que je suivais et pour laquelle j’avais attendu un jour à El-Oued, voulut choisir la voie la plus courte par Bir-Righi et Matmata, mais comme j’avais intérêt à voir la route de Hassi-Omran, je fis route à part, menaçant de rendre compte au khalifa de ce que feraient les autres membres de la caravane. Néanmoins nous nous séparâmes.

Ce jour-là, nous n’allâmes guère plus loin ; après avoir voyagé quelque temps dans des dunes de peu d’importance, séparées par des oueds ou espaces de sables unis et plus garnis de végétation, nous campâmes pour coucher.

Déjà, ce soir, des députés de la caravane viennent pour parlementer. Je les renvoie sans rien changer à ce que j’ai dit hier.

12 février.

Toute la journée peut se résumer en ceci : nous avons traversé une succession de zones de dunes basses et d’oueds, comme je les ai décrits précédemment. La végétation est aussi celle des sables du nord de l’Oued-Souf : genêts retem, Ephedra et drin. Seulement je remarque quelques plantes nouvelles qui sont : ezal, markh, arabia, et le lebin que j’avais oublié de noter parmi les plantes du nord de l’oued.

J’ai monté à chameau hier et aujourd’hui. On conduit ma jument sans selle par la bride ; je veux qu’elle se fatigue le moins possible et que sa blessure se repose.

J’ai oublié de noter que j’ai trois chameaux, deux chameliers, dont l’un est le guide, et un domestique du khalifa, qui est bon cuisinier, et partant très précieux. — Les chameaux et leurs maîtres me coûtent en tout 45 fr. d’El-Oued à Ouarglă.

13 février.

Nous n’avons fait qu’une très petite journée. J’ai voulu passer la nuit au puits de Sidi-el-Bachir pour en prendre la latitude.

Nous n’avons eu que peu de sables à traverser et cela seulement dans la Chara de Sidi-el-Bachir que nous avons longée longtemps et enfin traversée pour arriver au puits.

La végétation a été la même que précédemment, sauf l’apparition de halma et de sefâr (graminées) ; le drin et le markh dominaient.

A notre arrivée au puits, nous y avons trouvé deux Touaregs avec leurs enfants et un esclave qui abreuvaient leurs chameaux. Ce sont des gens du Matmata, en route pour El-Oued où ils vont acheter du grain.

Ils nous donnent la nouvelle que, hier ou avant-hier, les Oulad’Amar (Oued-Righ) ont eu une querelle avec les Chaànba de Ouarglă, à cause de leurs chameaux. Un des gens des Chaànba, un homme marquant, a été tué. Les deux tribus sont sur le point de s’attaquer.

Aujourd’hui j’ai vu, sur le sable, les traces d’un petit carnassier que nos guides appellent sefchi سڢشى, qu’ils dépeignent comme tigré de blanc et de noir. C’est peut-être une espèce nouvelle.

Je suis tout à fait guéri de mes douleurs rhumatismales dans les épaules. Mais je subis le soir une diarrhée épouvantable. L’eau du puits a un plus mauvais goût que celle des précédents, mais elle est supérieure à celle de Tougourt.

14 février.

Nous avons quitté le puits ce matin et avons voyagé dans l’oued Sidi-el-Bachir, ayant pendant longtemps, à notre gauche, les sables du Ghourd de Saàdiya.

Nous traversâmes la Chouchet el ’Anz et continuâmes dans une région « d’oued » sans que la végétation donnât lieu à d’autre remarque que celle de l’apparition de l’àlga.

Je remarquai quelques affleurements de calcaire compact.

Nous nous arrêtons, ayant devant nous, à l’horizon, les sables de Sayyâl.

15 février.

Aujourd’hui une courte marche à travers une région assez sablonneuse, principalement couverte d’àlenda, de drin et de hād, nous mena au puits de Oulad-Miloud ; quoique nous y fussions arrivés de bien bonne heure, je résolus de m’y arrêter jusqu’à minuit pour obtenir la latitude du lieu.

Après midi, nous continuâmes la marche pour arriver bientôt dans le voisinage du puits aujourd’hui comblé de Sayyâl, dont nous avions les dunes à une petite distance à droite. Nous vîmes à 5 ou 600 mètres à gauche le puits de Bey-Sâlah dont l’eau est salée et beaucoup moins bonne que celle du Hassi-Miloud.

Après avoir dépassé cette région vers la fin de la journée, je fus surpris de voir un changement notable dans la végétation, qui se composait de bāgeul, dhomràn, zeita, drin et sefâr.

Je me couche presque sans rien manger, malade de fatigue, car la marche accélérée de nos chameaux m’avait beaucoup secoué, et, par suite, courbaturé.

16 février.

Une courte marche nous amena dans l’Oued-Sîdah, que j’avais soupçonné auparavant être le bas de l’Oued-Igharghar. Mais il ne peut en être ainsi, cet oued étant, comme tous les autres, une simple région délivrée des sables, sans pente régulière[39], etc.

Nous y trouvâmes d’abord un petit nombre de chameaux conduits par un jeune garçon très gai, qui paraissait tuer le temps en chantant et qui répondit de bon cœur (chose rare) à toutes les questions que je lui fis adresser. Il menait ses chameaux à un puits nommé Rebahaya qu’il nous dit être à moins d’une demi-journée au sud, et il allait fort lentement.

Nous rencontrâmes plus loin deux voyageurs venant de Ouarglă avec deux chameaux. Ils nous apprirent que la ville était moins éloignée que nous ne le pensions et que nous y arriverions facilement demain.

Nous entrâmes ensuite dans un bassin entouré de hauteurs de tous côtés, et, après l’avoir traversé, nous nous arrêtâmes pour déjeuner à El-Bouïb qui, comme le nom l’indique, n’est autre chose que l’endroit où l’on sort du bassin : c’est sa porte.

Là commence le terrain de Hamāda, remarquable surtout par la nature de sa végétation rare et rabougrie, réduite à quelques petites touffes de bāguel et de sefâr, et à son sol uni quoique en partie sablonneux.

Nous longeâmes, à une certaine distance, des chaînes de hauteurs que nous avions sur la gauche et nous nous arrêtâmes avant de les avoir dépassées. Cette plaine se nomme Sahan-er-Remâda.

La jument n’a plus de drin aujourd’hui ; je lui ai fait ramasser un certain nombre de touffes de sefâr.

17 février.

Nous avons d’abord voyagé sur la hamāda, longeant la même chaîne de hauteurs que hier, puis nous sommes entrés dans une immense région unie, à sol dur, à maigre végétation de bāguel et coupé à de grandes distances par des chaînes de gour plus ou moins étendues[40].

Après avoir marché longtemps dans cette région, nous finîmes, vers le déclin du jour, par apercevoir une chaîne de hautes dunes que nous fûmes obligés de contourner, et, après l’avoir traversée à un endroit aisé, nous trouvâmes à notre droite une petite oasis de palmiers : nous venions d’entrer dans le bassin d’Ouarglă.

Cependant il fallut encore une longue marche dans un terrain totalement dépourvu de végétation, avant d’atteindre les palmiers d’Aïn Beidha à travers lesquels nous marchâmes quelque temps, ayant à notre droite la longue oasis de ’Ajāja[41]. — Nous coupâmes ensuite la sebkha qui entoure Ouarglă et, après des détours le long des palmiers de la ville, nous y entrâmes par Bab es Soltan au coucher du soleil, lorsque le mueddin appelait à la prière.

On tarda assez longtemps à venir au-devant de moi, et j’en fis de graves reproches aux chefs de la ville, avec lesquels du reste j’ai été en relations très froides pendant le court séjour que j’ai fait à Ouarglă[42].

On me donna une maison dans une rue appartenant aux Mezabites. C’est une grande bâtisse un peu en ruines aujourd’hui, mais encore très habitable et parfaitement appropriée aux besoins d’une grande famille indigène. Elle a des arcades, mais en moins grand nombre que les maisons du Mezâb.

[13]Peut-être la peuplade des Mbou, signalée au S.-E. du Baguirmi, ou plutôt celle des Mboumi, nègres païens des provinces de Ngaoundéré et de Tibati, Adamaoua. (Cf. Mizon, les royaumes foulbé du Soudan Central, Annales de Géogr., 1894-95, IV, p. 355, et Nolte, Bericht über einen Besuch beim Sultan von Tibati, Deutsches Kolonialblatt, 1900, p. 285.)

[14]Les Koana de Barth (Reisen, t. II, p. 696).

[15]Nom d’une région du Kanem septentrional, et d’une tribu du Bornou occidental. Il s’agit sans doute de la première, car Barth (IV, p. 35) mentionne les affinités linguistiques de la seconde.

[16]Les Makari de Barth.

[17]Probablement les Nguizzem de la carte ethnographique de Nachtigal. (Völkerkarte von Bornu, Sahara und Sudan, t. II).

[18]Le rayon de ces importations d’esclaves s’étendait donc des pays bambaras jusqu’au S.-E. du Baguirmi et au Ouadai. Rien ne montre mieux le prodigieux mélange ethnique opéré par les ventes et reventes successives de nègres sur les routes du désert.

[19]On sait que l’oued Biskra est ordinairement à sec, et que des sources, qui arrosent la ville, sourdent dans son lit.

[20]Voir Mollusques terrestres et fluviatiles recueillis par M. Henri Duveyrier et décrits par M. J.-R. Bourguignat. Supplément aux Touaregs du Nord. Paris, 1864.

[21]Température d’après M. Lahache : 45°,8. (Étude hydrologique sur le Sahara français oriental. Paris, 1900, p. 26.)

[22]Voir, sur ces poissons de l’oued Rir, Documents relatifs à la mission Choisy. III. Hydrologie du Sahara algérien, par M. Rolland, ch. III, p. 270-283. (Paris, 1895, in-4.)

[23]khez.

[24]Température au 22 mars 1861 : 18° C. (Ville, Voyage d’exploration dans les bassins du Hodna et de Sahara. Paris, 1868, p. 207.)

[25]Il semble y avoir ici une méprise ; bou choucha, d’après le catalogue de M. F. Foureau, p. 10, n’est pas synonyme de guendoul, et désigne diverses espèces de sauge.

[26]M. Colombo fut le fidèle collaborateur du Bureau central météorologique de France pour la station de Biskra.

[27]Sur les campagnes de forages artésiens du lieutenant Lehaut, voir Rapport du colonel Séroka, Revue algérienne et coloniale, 1859, p. 354-372, et Ville, ouvr. cité, p. 295 et suiv. Les trois premiers sondages de Chegga fournissaient déjà environ 800 litres à la minute. Celui dont il est question ici fut poussé à 150 mètres et donna 100 litres à la minute. (Rev. alg. et col., 1860, III, p. 548.)

[28]« Avant le percement des puits artésiens, la plaine présentait l’aspect désolant du désert ; pas une goutte d’eau. » (Jus, Notes sur le Sahara, Rev. alg. et col., 1859, p. 51.)

[29]Ogla, Oglat : réunion de plusieurs puits en un seul point, où l’eau est très rapprochée du sol (F. Foureau).

[30]Rat rayé (Mus barbarus).

[31]Duveyrier a vu plus tard que les vents variaient avec les saisons.

[32]Les pierres sont des cristaux de chaux. H. D.

[33]C’est la première idée qui vienne à l’esprit lorsqu’on aborde le désert des sables. (Voir les théories analogues, Schirmer, le Sahara, p. 4.) Dans la suite de son voyage, Duveyrier devait changer de manière de voir : « la source de production des sables la plus considérable, si ce n’est l’unique, est la désagrégation des roches ». (Les Touaregs du Nord, p. 38.)

[34]Ou Troud. Cf. Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbères, I, p. 155-156, sur l’origine des Troud et des Adouan, branches de la tribu arabe des Soleïm.

[35]Les Abed d’Ibn-Khaldoun (ibid., III, p. 145).

[36]Ils arrosent cependant les jeunes plants (voir Vatonne, Mission de Ghâdamès, p. 303, etc.).

[37]Draa, mesure de longueur variant de 0m,47 à 0m,67. Ces mesures sont celles de Tunis. Le draa-arbi, en usage pour les tissus de coton, est de 0m,47 ; il s’agit donc ici d’une pièce de 35 mètres.

[38]1/16e d’once de Tunis. Duveyrier l’a évaluée ailleurs à 31 grammes 8. (Notice sur le commerce du Souf dans le Sahara algérien, Revue algérienne et coloniale, novembre 1860.)

[39]C’est, en réalité, un bras de l’ancienne zone d’épandage de l’Igharghar, devenu presque méconnaissable. Les progrès de la dénudation en ont fait une simple dépression allongée à sol de reg. (Cf. Foureau, Au Sahara, mes missions de 1892 et 1893, carte.)

[40]C’est la zone des dépôts rouges tertiaires érodés et nivelés par les eaux quaternaires, celle que M. Flamand nomme zone d’épandage des oueds Igharghar et Mya, et qu’on appelle d’ordinaire région des gour, du nom des buttes (débris de plateau) qui en émergent.

[41]Une des forêts de palmiers d’Ouarglă. Le nom d’Aïn est réservé ici aux puits artésiens qui les arrosent.

[42]Ceci ne doit pas surprendre. Ouarglă avait été à la dévotion du chérif Mohammed-ben-Abdallah ; soumise une première fois en 1853, elle avait de nouveau fait accueil au chérif lorsqu’il avait reparu l’année suivante, si bien que, malgré la défaite et la disparition du chef insurgé (1854) on avait jugé bon d’y envoyer le général Desvaux avec une colonne en 1856. En somme, l’oasis obéissait aux nomades, qui, eux, obéissaient aux Ouled-Sidi-Cheikh, dont la fidélité — exception faite de Si-Hamza — restait toujours douteuse.


CHAPITRE II

OUARGLA ET TOUGOURT

18 février.

J’ai fait de longues promenades dans Ouarglă. J’ai d’abord visité le marché, très salement tenu ; il avait à peine de la viande et du grain à vendre, et aussi un peu de goudron. Les vendeurs étaient des Chaànba et des gens d’El-Oued.

Ensuite mon faible d’antiquaire m’a fait diriger mes pas vers la kasba, c’est-à-dire vers le grand espace occupé par les ruines de l’ancien château des sultans. Cette kasba m’a paru faire une petite ville à part ; elle avait une porte encore debout comme celles de la ville ; la distribution des appartements était assez resserrée, et par conséquent il y en avait des quantités considérables. Tout cela est aujourd’hui inhabitable, mais peut-être pourrait-on encore en faire le plan.

Les rues d’Ouarglă sont étroites, bordées de maisons hautes comme celles de l’Oued-Mezăb, avec des portes surmontées et encadrées de grossiers dessins, ornées quelquefois d’un œuf d’autruche ; enfin on y lit de petites inscriptions en caractères peu élégants, comme لا اله الا الله ou bien نصر من الله. La ville possède de nombreux passages voûtés, qui présentent pour l’été d’agréables lieux de repos pendant la chaleur du jour.

Il y a deux mosquées avec leurs minarets ; elles sont peu distantes l’une de l’autre.

Les trois tribus des Beni Sisin, des Beni Brahim et des Beni Ouaggin se partagent la ville ; une colonie importante de Beni Mezāb habite le quartier des Beni Sisin. Cette colonie a un intérêt historique très grand.

J’ai eu beau m’enquérir avec un soin tout particulier de documents historiques, partout on m’a répondu qu’il n’en existait aucun. Cette unanimité dans l’assertion, venant même d’ennemis réciproques, des exploitants et des exploités, me fait croire qu’elle n’est que trop vraie.

J’ai vu Mouley ’Abd-el-Kader, le fils du dernier Sultan d’Ouarglă ; c’est un jeune homme incapable de gouverner et d’un caractère frisant l’inanité d’esprit.

Dans mes promenades, je me suis vu interpeller de but en blanc pour demander justice des exactions sans nombre des « marabouts[43] » secondés par les cheikhs et les kaïds qui partagent le profit. Ces désagréables discours m’ont été tenus plus d’une fois. On m’a, de plus, apporté deux écrits anonymes, contenant des plaintes formulées, en me priant de les faire parvenir au « maréchal[44] ».

La population d’Ouarglă est de couleur plus que basanée ; les Khammâmès ou cultivateurs sont aussi noirs que des nègres du Haoussa ; les gens de sang noble sont quelquefois plus blancs, mais pas toujours, car j’en ai vu qui ressemblaient presque à des nègres. Les Beni Ouarglă conviennent eux-mêmes que leur couleur vient des nombreuses négresses qu’ils ont prises autrefois et prennent même encore maintenant[45].

On me dit qu’il vient ici des caravanes de Rhât, de Goléâ, d’Insâlah.

Dernièrement (il y a peu de jours), les grands de Goléâ, entre autres Bel-Lechheb, sont venus auprès de Sidi-Zoubir. Maintenant le marabout est à Metlili ; je serais curieux de savoir pourquoi.

Il paraît que Sidi-Zoubir[46] « mange » le pays, exige des impôts extraordinaires et une dîme sur tous les produits du pays. Ces différentes contributions sont, bien entendu, pour son propre compte. Plusieurs familles d’Ouarglă ont émigré à Tunis, pour ce motif.

19 février.

Nous avons quitté Ouarglă dans la matinée avancée, parce que j’ai employé plusieurs heures à écrire des lettres.

En quittant la ville et après avoir traversé la sebkha, moins grande et moins déterminée de ce côté que de celui où nous étions arrivés, nous prîmes notre direction à travers une plaine légèrement accidentée, avec végétation de zeita, et nous longeâmes, à 4 ou 6 kilomètres de distance, un grand drâ[47] qui va jusqu’à Negousa.

La nature du pays traversé ne changea qu’en ce que le sol s’aplanit et que la végétation cessa presque entièrement.

Arrivé à Negousa, j’appris d’abord du kaïd, fils du dernier sultan et sultan lui-même, que les chroniques de la ville avaient été emportées lors de la destruction de la ville, il y a cinq ans, par Mohammed ben Abd Allah[48].

Pendant que l’on dressait les tentes, j’ai fait un tour dans la ville, qui est presque entourée de ruines. On rencontre, presque en entrant, des ruines remarquables d’une mosquée, dont toute une partie, avec de hautes colonnes, est encore debout. Je traversai un grand nombre de rues, presque toutes soutenues par des arcs-boutants.

Je vis la kasba, où l’on travaillait à crépir les murs. Elle renferme dans des constructions antérieures plusieurs maisons dont se sert le kaïd. — Du reste, elle est assez bien tenue et appropriée à la grandeur de la ville.

Je vis de loin une zaouia à minaret et dôme blanchis, d’un effet fort élégant. Ce soir, on y fait de la musique, ou, pour parler plus net, on répète deux notes sur une timbale, depuis au moins deux heures.

Les grands de la ville m’ont paru assez convenables.

A mon retour ici, je me livrerai à des études de détail.

J’ai trouvé, à Negousa, deux choses agréables : d’abord un cheval déjà âgé, mais plein de feu et de fantasia, et très haut de taille ; je l’ai échangé contre ma jument en ajoutant 75 fr. Ensuite j’ai trouvé un Chaànba qui connaît le désert entre Ouarglă et Insalah, comme je devrais connaître Paris et qui s’offre à me mener à Insalah moyennant 50 à 60 douros. Nous n’irions que sur le Baten[49], et de là, avec ma lunette, je pourrais voir Zaouïa[50], le premier village du Tidikelt, qui n’en est éloigné que de deux journées.

21 février.

Ce matin, le kaïd vint me rendre visite ; il me fit apporter de nouveau du lait, des dattes et deux poulets. Je le congédiai avant mon départ, craignant de faire sur mon nouveau cheval un peu plus de fantasia que je ne le voulais.

Tout se passa heureusement. Je partis de Negousa un peu tard, et fis d’abord route dans un vaste espace de terrain, sablonneux, parsemé de palmiers isolés et de petites plantations. Nous entrâmes ensuite dans un terrain alternant de la heicha ou petit bois taillis, à sol solide légèrement sablonneux, à la sebkha ou marais salant à sec, avec végétation de broussailles isolées.

Les plantes dominantes furent : la zeita, le dhomrân, le tarfa et le belbâl.

Nous avions, à une certaine distance à gauche, les chaînes d’élévations qui séparent cette région de la hamâda ; je pus distinguer à peine, vers la fin du jour, les embouchures de l’Oued-Mezāb et de l’Oued-Nesa qui viennent aboutir ensemble dans une sebkha qui nous apparaissait blanchissante en deçà des collines[51]. Le brouillard causé par le vent qui soulevait le sable et la poussière dans cette direction ne me permit pas de bien comprendre le détail de ce point intéressant.

Nous arrivâmes, vers 3 heures de l’après-midi, au puits de ’Araïfdji[52], où nous campâmes ayant devant nous la zone de dunes qui portent le même nom que le puits.

J’appris de mes guides que l’on ne perçait plus de puits artésiens à Negousa et à Ouarglă, à cause de la dureté du sol à une certaine profondeur[53]. Les sources existantes sont fort anciennes, on se contente de les nettoyer. D’un autre côté, on me disait à Ouarglă qu’un des tributs qu’exigeait Sidi-Zoubir était le forage d’une source chaque année.

Un de mes guides fut envoyé, il y a quelques années, par Sidi-Hamza à Insalah. Le maréchal Randon avait désiré avoir des Touaregs à Alger[54], et on envoyait une lettre de Sidi-Hamza pour faire les invitations chez les Touaregs Hogar. La lettre fut portée par quelques Chaànba d’Ouarglă. Ils suivirent le cours de l’oued Miya, trouvant de l’eau en quantité dans les rhedir. C’était à l’époque de la maturité des dattes. A Insalah ils furent reçus par les deux grands de la ville, le hadj Abd-el-Kader et le hadj Mohammed, qui leur demandèrent s’ils étaient venus comme mîâd (en ambassade) ou comme marchands. Ils répondirent qu’ils étaient venus pour faire du commerce. Mais lorsqu’ils montrèrent leur lettre, hadj Mohammed entra dans une violente colère, menaça de tuer Sidi-Hamza si jamais il venait à Insalah, « parce qu’il avait osé lui envoyer une lettre des Français » ; il finit par dire qu’il tuerait les six Chaànba qui avaient apporté la lettre. Les Chaànba s’excusèrent habilement, en arabe, et dirent qu’ils n’étaient que porteurs d’une lettre dont ils ignoraient le contenu. Ils échappèrent ainsi.

Je rapporte ce fait pour prouver quels sont les sentiments des gens d’Insalah à notre égard.

21 février.

Nous traversâmes d’abord la zone des dunes d’’Araïfdji, à sa pointe orientale, puis nous entrâmes dans une région passant de la heicha à la hamâda, avec végétation de halhâl, àlenda et dhomrân. Cette plaine, assez unie d’abord, était coupée de chaînes de hauteurs (drà, gour, etc.) ; le brouillard intense qui cachait tout à peu de distance de nous, à cause du sable et de la poussière que le vent soulevait, a peut-être nui à l’exactitude de mes notes topographiques pour ce qui concerne les hauteurs un peu éloignées.

Nous rencontrâmes de nombreux affleurements circulaires de calcaire blanc, absolument semblables à ceux qui m’avaient frappé à mon entrée dans le Sahara, sur la route de Biskra à l’Oued-Mezăb. — Nous dépassons deux témoins (gour) presque entièrement composés de pierre à Jésus feuilletée ; le sol au bas est jonché de calcaire blanc et noir et de morceaux de silex, ou plutôt de quartz compact ou pétro-silex.

Nous voulions passer le puits de Mâmar pour camper plus en avant, mais un des chameaux qui boitait considérablement depuis le matin, s’accroupit ici et on vit bien qu’il ne pouvait guère aller plus loin. Nous restâmes donc au Hassi-Mâmar, près duquel croissaient des tamarix d’une espèce à petites fleurs roses et blanches charmantes. Un des guides partit pour voir s’il ne trouverait pas des Arabes qui lui prêteraient un autre chameau.

Nous campons par un vent terrible dans du sable, de sorte que tous les objets sous la tente en sont couverts en moins de rien. Pour la première fois, on est obligé de faire la cuisine dans la tente.

22 février.

Je résolus aujourd’hui d’atteindre Blidet-Amar à quelque prix que ce fût. Nous partîmes de bonne heure avec un nouveau chameau qu’un des Chaànba avait été chercher. Nous voyageâmes rapidement dans une contrée alternativement de sable et de sebkha. Nous arrivâmes après une courte marche au Hassi-Sidi-Messaoud, mais ne nous y arrêtâmes pas.

Nous longeâmes ensuite de loin des hauteurs nommées Merguet, du nom d’une petite sebkha toute blanche de sel qui apparut bientôt sur la gauche.

Nous vîmes de même, sans nous y arrêter, le petit pâté de dunes nommé Areg-ed-Demm.

Notre marche fut très longue, et le pays parcouru n’offrit qu’un intérêt médiocre. La végétation alternait toujours du zeita au belbâl, au drin et aux autres plantes des sables ou de sebkha que nous avions rencontrées auparavant.

Enfin, vers la fin du jour, nous aperçûmes au loin sur la gauche les hauteurs appelées El-’Anât que j’ai relevées sur ma route de Guerâra à Tougourt. Ce ne fut qu’après le coucher du soleil que nous touchâmes les plantations de l’oasis de Berrâri et lorsque nous arrivâmes aux murs de Blidet-Amar la nuit était déjà venue.

Le cheikh que je fis venir dans ma tente ne me parut pas plus zélé qu’il ne fallait, mais j’avais peu besoin de lui. Cependant il m’apporta, sur ma demande, des œufs, du lait et de la paille pour mon cheval.

Je remarquai pendant le court séjour que je fis à Blidet-Amar (je ne suis pas entré dans la ville), que les murs en « toub[55] » des maisons isolées, situées hors des murs pour recevoir les Arabes nomades à l’époque de la récolte des dattes, sont remplis de coquilles des deux espèces de petits gastéropodes que j’ai déjà observés dans les eaux artésiennes de Tougourt et du nord de l’Oued-Righ.

23 février.

Aujourd’hui, à mon grand désespoir, je trouve la montre de M. Colombo arrêtée et tout à fait dérangée.

Je partis de bonne heure tout seul, laissant ma tente et mes effets en arrière ; quoique le soleil fût déjà à une certaine hauteur au-dessus de l’horizon, je fis tant galoper et trotter mon cheval que j’arrivai à Tougourt une heure avant le déjeuner, c’est-à-dire vers 9 h. du matin.

Mon cheval était tout couvert d’écume, et le kaïd qui fut, avec M. Guillemot, la première personne que je rencontrai, me mena tout de suite dans sa maison ; il fit mettre le cheval à l’écurie et me présenta au capitaine Canat.

Mon courrier est assez considérable et très bon en somme. Je reçois entre autres une lettre de mon excellent maître et ami le Dr Fleischer qui me requiert formellement de comparer les différents dialectes berbères avec les langues égyptiennes. Je ne manquerai pas de le faire[56] ; cela aura deux résultats : 1o de m’indiquer des faits pour la classification des langues berbères ; 2o des faits pour déterminer l’âge relatif des différents dialectes.

Je reçois de M. de Dalmas, chef du cabinet de l’empereur, des lettres de recommandation du Bey de Tunis pour les différents kaïds et aghas de son gouvernement. Comme, d’autre part, je ne puis espérer recevoir mon chronomètre que vers le commencement d’avril, époque du retour du capitaine Langlois à Biskra, je me décide à entreprendre dans le sud de la Tunisie, un voyage de vingt jours à un mois.

Mon bagage arrive, et je fais planter ma tente à la porte de la kasba.

24 février.

Nous employâmes notre après-midi, M. Auer, un lieutenant de la légion, et moi, à faire une partie de chasse dans la Chemorra. — La Chemorra est une vaste dépression couverte de marécages qui s’étend à l’est des plantations de Tougourt et vers le nord.

Nous parcourûmes un des marais de la Chemorra ; nous avions, par endroits, de l’eau jusqu’à mi-jambe, dans d’autres nous marchions presque à sec ; enfin, lorsqu’il fallait traverser de nombreux fossés profonds qui sillonnent les marais en divers sens, c’est à peine si de vigoureux élans pouvaient nous les faire franchir ; nous échouâmes chacun à notre tour, de manière à nous mettre dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Je dirai d’abord que notre chasse eut peu de succès ; les canards de Barbarie qui étaient le but de notre course, se levèrent à un kilomètre environ et ne revinrent plus. Les chiens furent mis en défaut par deux chats sauvages qui nous échappèrent. Ces animaux sont gris avec des raies noires ; ils sont un peu plus gros qu’un chat domestique et ont établi leur fort dans les touffes de broussailles et de roseaux des marais ; ils ne craignent pas l’eau, à en juger par leurs retraites quelquefois entourées de fossés qu’ils sont obligés de traverser, et par les nombreuses flaques d’eau qui les environnent. Ces chats viennent la nuit dans les jardins ; ils cherchent leur pâture dans les basses-cours, et en automne, dans les couches de melons et de pastèques. — J’espère pouvoir m’en procurer un avant mon départ de ces contrées.

Les autres animaux des marais sont des flamants de deux espèces, me dit M. Auer ; des bécassines, des sarcelles, des alouettes, des hérons, des bergeronnettes, enfin un tout petit oiseau qui a la langue prodigieusement longue.

Il y a des poissons dans les fossés et dans les mousses aquatiques et conferves vivent les deux espèces de petits gastéropodes de Tougourt ; les mélanies y sont aussi, dit Auer, mais je ne les ai pas trouvées. — Il y a aussi quelques coléoptères d’eau et des libellules. J’oubliais les cousins et les moustiques. Les cousins font une piqûre douloureuse, les boutons qui en résultent enflent prodigieusement et gênent beaucoup. Je suis revenu couvert de leurs piqûres au front, aux yeux, aux joues, aux mains, jusqu’aux mollets. Le tout a été traité à l’eau sédative.

Le sol des marécages se couvre, lorsqu’il se dessèche, de concrétions de sels, dans le genre des pétrifications qui entourent les sources à dépôts calcaires.

La végétation du sol se compose de tamarix, quoiqu’en petit nombre, et d’une quantité de plantes dans le genre du baguel et du belbāl, mais beaucoup plus grosses et juteuses ; ce sont des plantes grasses articulées. — Il y a, en grandes quantités aussi, des joncs qui arrivent aux genoux et qui se terminent par une pointe qui abîme les jambes dans la marche. — L’eau contient un assez grand nombre de mousses aquatiques et de conferves (?).

Pour ce qui concerne les fièvres si renommées de Tougourt, elles arrivent deux fois par an et durent chaque fois un mois ; les moments du fléau sont les mois de mai et d’octobre. Déjà, dans le mois d’avril, il y a sept jours de fièvre[57]. A l’époque des fièvres, les fossés qui entourent la ville et toutes les eaux stagnantes des oasis prennent une couleur chocolat qui approche même de la couleur sang[58]. C’est le signal de l’arrivée de la fièvre. Alors on lâche deux fois par semaine les eaux des saguias dans les fossés qui entourent Tougourt, les habitants préfèrent renouveler ainsi l’eau de ces fossés et laisser leurs palmiers manquer un peu d’eau. Si on ne prenait pas cette précaution, les fièvres seraient beaucoup plus graves[59].

Depuis trois mois que les hommes de la légion et du génie sont à Tougourt, les santés se sont maintenues bonnes ; il n’y a eu qu’un petit nombre de diarrhées aisées à guérir. Ces diarrhées tiennent du reste aux eaux du pays[60] ; moi-même j’en ressens l’effet toutes les fois que je passe ici, et Auer, qui est cependant le doyen de l’endroit, me dit être dévoyé à état permanent. Lorsqu’il éprouve des échauffements (relativement parlant), sa santé s’en ressent.

25 février.

Aujourd’hui le courrier est arrivé. Je suis resté à la kasba pour l’attendre, et j’ai profité de ce repos pour écrire toutes mes lettres. La seule chose intéressante de la journée est que, vers le milieu du jour, le caporal Dhem vint me trouver me disant qu’il y avait sur la terrasse une négresse qui donnait des coups de couteau sur la tête de son enfant.

Je montai et trouvai en effet une des négresses qui se sont réfugiées chez Auer, tenant son enfant d’un mois devant elle et le dorlotant pour l’empêcher de crier ; il avait le long du front, à la naissance des cheveux, cinq ou six incisions qui lui couvraient la tête de sang. Je demandai à la mère ce qu’elle lui faisait, elle me dit que c’était un préservatif contre les maux d’yeux. Elle se préparait à faire encore deux incisions au bas des reins, mais je m’y opposai et j’emportai le rasoir.

26 février.

Encore aujourd’hui je suis resté à la kasba, à faire des observations pour corriger celles d’Auer, et à finir ma correspondance.

Ce n’est que vers le soir que nous sommes partis pour la chasse, nous trois chasseurs ; il s’agissait d’abattre quelques courlis (?), oiseaux qui se tiennent dans les sables aux environs de la ville et qui courent avec une vitesse extraordinaire. Nous ne pûmes pas les approcher ; de mon côté, je tuai deux petits oiseaux (alouettes du Sahara), sans huppe, à couleur pâle, une raie noire près du bord des ailes lorsqu’elles les étendent ; le bec est fort long.

Je cause avec un Targui des Kelrhela (Hogar) de qui j’obtiens des documents itinéraires.

27-28 février.

J’ai été dans les jardins pour observer la température des puits[61].

J’entends parler aujourd’hui pour la première fois d’une singulière maladie des nègres. Il paraît que certains d’entre eux sont sujets à des jours de folie ou de lunatisme, pendant lesquels ils font toutes sortes d’excentricités[62]. On appelle cela Moulā Rās en Haoussa, « bōri ou bōli » et encore « ébĕlīs ». J’apprends encore que les musulmans y sont sujets. Même ceux de ce pays-ci.

Nous faisons une grande promenade à cheval en tournant les plantations au nord et redescendant de l’autre côté de la Chemorra. Nous sommes obligés pour cela de traverser une partie de l’oued Righ, dépression qui à cet endroit a le caractère de sebkha, mais de sebkha peu saline. Les cartes du bureau arabe ont été assez bien faites à cet endroit ; il faut absolument représenter cette dépression sur la carte, mais ne pas la laisser confondre avec un lac.

Nous voyons de nombreux canards, même un flamant isolé.

29 février.

Je reste la matinée à Tougourt et déjeune encore avec Auer et la compagnie, mais j’avais eu la précaution de faire mes adieux la veille. Cependant le kaïd vient à cheval au moment du départ et veut à toutes forces m’accompagner un peu. Je lui dis adieu à la porte de la ville. Cette fois, il paraît avoir fait de grands frais de recommandations à mon sujet. Il s’est mis entièrement à ma disposition.

Nous partons, et laissant un peu à droite deux des villages qui entourent Tougourt, nous passons entre les deux forêts de palmiers, et traversons les marais de la Chemorra dans leur largeur. Peu après, nous entrâmes dans une zone de dunes peu élevées, qui nous conduisit dans un « oued » ou plaine assez unie appelée Oued-es-Sédīri. Comme nous étions partis tard et que cette plaine est assez vaste, je me décidai à planter la tente de bonne heure pour donner le temps à la viande de bœuf de cuire.

La plante qui couvre les endroits à sec de la Chemorra se nomme rhodhdhām[63] ; elle fleurit au printemps, et j’attends mon retour pour en prendre un échantillon.

Ce matin, j’ai sorti mon thermomètre étalon, et j’ai fait des comparaisons avec mon thermomètre fronde 207 et le thermomètre à alcool d’Auer.

[43]Les Ouled-Sidi-Cheikh.

[44]Le maréchal Randon, gouverneur de l’Algérie de 1852 à 1858.

[45]Duveyrier n’a donc discerné, à cette époque, aucun type spécial à cette population. L’idée d’une race autochtone foncée, dite « garamantique », ne lui est venue que plus tard. (Voir les Touaregs du Nord.)

[46]Si-Zoubir-bou-Bekr, le plus jeune frère de Si-Hamza, chef des Ouled-Sidi-Cheikh. D’abord partisan du chérif, il s’était rallié à son frère (décembre 1853 et avait été investi (février 1854) du khalifalik d’Ouarglă (comprenant les cinq caïdats d’Ouarglă-Ngoussa, des Mekhadma, des Saïd Otba et des Chambba-bou-Rouba), sous la suzeraineté de Si-Hamza, nommé commandant du Sud. (Mémoires du maréchal Randon, Paris, 1875, I, p. 163-173). Mais Si-Hamza était loin, et Si-Zoubir le vrai maître du pays.

[47]Drâ, « chaîne de collines et surtout de dunes, peu épaisse, assez longue ». (Foureau.)

[48]Sur les origines du Chérif, voir les Lettres familières sur l’Algérie (2e édit. Alger, 1893, p. 214-242) du colonel Pein, qui fut lui-même un des plus vaillants acteurs de la conquête de l’Extrême-Sud.

[49]Faîte du plateau de Tademayt.

[50]Zaouïa Moulaï Heïba.

[51]La sebkha Safioun, partie de la zone d’épandage de l’Oued-Mya (Rolland, Rapport hydrologique, Documents relatifs à la mission Choisy, t. III, p. 18).

[52]Profondeur, 2 mètres. — Température, 15°,2 à 15°,25 (Note de H. Duveyrier). C’est l’Arefigi de M. Lahache. (Voir l’analyse des eaux, Étude hydrologique du Sahara français. Paris, 1900, p. 103.)

[53]Sur l’outillage incroyablement primitif des indigènes voir le colonel Pein (ouv. cité, p. 29-38) qui en parle comme témoin oculaire.

[54]Les mémoires du maréchal Randon ne signalent pas cette tentative. Ils mentionnent seulement les négociations plus heureuses de Si-Hamza avec les Touaregs Azdjer, qui furent la cause première de l’envoi du capitaine de Bonnemain à Ghadamès et de l’interprète Bou-Derba à Ghât. Ces négociations remontent à 1855-1856 ; l’idée première de nouer des relations avec les Touaregs remonte à 1853. (Randon, Mémoires, I, p. 250-255, 448.) Le maréchal se promettait beaucoup du commerce du Sud. Voir, comme contre-partie, le récit humoristique du colonel Pein, ouv. cité, p. 484-488. Sur Si-Hamza lui-même, voir A. Bernard et N. Lacroix (Historique de la pénétration saharienne, Alger, 1900, p. 21, 37), qui citent une lettre inédite du général Durrieu relative au projet de mission à Insalah.

[55]Briques simplement séchées au soleil.

[56]Duveyrier, atteint d’une grave maladie à son retour, n’a pu s’acquitter de cette partie de sa tâche.

[57]D’après le Dr Sériziat, dès les premiers jours d’avril. (Histoire médico-chirurgicale de la colonne du Sud, Bull. de la Soc. Algérienne de Climatologie, 1871, p. 41.)

[58]M. Lahache a donné l’explication de cette teinte sanguine. (Étude hydrologique sur le Sahara français oriental. Paris, 1900, p. 54.)

[59]Il est démontré aujourd’hui que l’insalubrité est en raison directe de l’étendue des bas-fonds alternativement remplis d’eau saumâtre et asséchés. A Tougourt, où les fossés ont été presque tous comblés par l’administration française, « le nombre des cas de fièvre a beaucoup diminué ». (Dr Weisgerber, Observations sur les conditions sanitaires, Doc. Mission Choisy, t. III, p. 473-475.)

[60]Presque toutes les eaux du Sahara algérien sont chargées de sulfates de chaux et de magnésie ; celles des puits artésiens de Tougourt, qui ont donné à l’analyse de 3 à 4 grammes de sels anhydres par litre, ne sont ni les plus minéralisées, ni les plus nocives, mais contiennent toutefois une forte proportion de sulfate de chaux. (Voir Weisgerber, rapport cité, p. 480, et Lahache, ouv. cité, p. 48, 71.)

[61]Ces observations ont été publiées dans les Touaregs du Nord, p. 113.

[62]Voir Touaregs du Nord, p. 436.

[63]Nom inconnu. Faut-il lire Gueddâm, Salsola vermiculata ?


CHAPITRE III

DE TOUGOURT AU DJERID PAR LE SOUF

1er mars 1860.

A peine voulions-nous partir ce matin, que le chameau qui portait les cantines, et qui est très timide, effrayé par quelque chose, prit tout à coup le galop, et après quelques instants de résistance, les cantines volèrent en l’air, une des chaînes s’étant cassée. Les caisses retombèrent sens dessus dessous à mon grand crève-cœur. — Après avoir procédé à l’ouverture des cantines, je trouvai deux flacons vides cassés, une bouteille de vin et un grand flacon d’eau sédative dans le même état. Le dégât causé par cet accident est assez grave, mon sucre est presque entièrement perdu, et beaucoup de linges et de livres sont plus ou moins tachés. De plus, je perds deux flacons précieux pour mettre des objets d’histoire naturelle.

Le chamelier à qui appartient le chameau, et qui avait insisté pour qu’on lui confiât les cantines malgré les observations d’Ahmed, aura une bonne amende en arrivant au Souf.

Après ce retard, nous nous mîmes en marche, et traversâmes alternativement des zones de dunes et des oueds. La végétation se composait d’alenda, zeita, sefār, drīn, lebbîn et arta.

Nous arrivâmes dans l’après-midi aux puits de Mouia Ferdjān[64]. Ils sont au nombre de trois et entourés chacun d’un petit mur en maçonnerie pour empêcher que les sables ne les comblent. L’eau de ces puits, de celui de l’est en particulier, est très bonne et a une température assez basse.

Nous ne nous arrêtâmes aux puits que le temps d’abreuver mon cheval et de remplir les outres, et nous continuâmes encore un peu dans un pays semblable à celui que nous avions laissé derrière nous. — Nous campâmes de bonne heure, pour les mêmes raisons culinaires que la veille.

2 mars.

Nous continuâmes de voyager dans une contrée alternant de l’oued aux dunes, et passâmes notamment plusieurs de ces dernières, comme Sif Soltan, Sif er Retem et Sif el Lehoudi. Nous déjeunâmes dans l’oued Nàīma.

Ensuite nous traversâmes un pays où les dunes devenaient de plus en plus hautes. En route nous rencontrâmes trois spahis venus d’El-Oued et se rendant à Tougourt ; ils vinrent tous me serrer la main, nous échangeâmes les nouvelles et partîmes chacun de notre côté. Nous rencontrâmes ensuite des gens du Souf venus avec des chameaux pour ramasser du bois et du drin, ces deux objets manquant dans les dunes plus près de leur pays, là où la consommation en était facile.

Nous arrivâmes enfin à Ourmās, plantations de palmiers et jardins creusés dans les sables. On y voit un assez bon nombre de maisons et nous y remarquâmes quelques habitants, quoique ce ne soit guère qu’en automne que cet endroit soit habité à cause des fruits et des dattes. Au moment de quitter Ourmas, Ahmed me fit remarquer trois petits dômes de maçonnerie émergeant du sable ; il me dit que c’était le toit d’une maison qu’il avait vue avant que les sables ne l’eussent ensevelie.

De là, après avoir traversé une zone de hautes dunes, nous entrâmes dans un terrain plus aisé, et atteignîmes bientôt Kouinin.

Le cheikh nous reçut bien, nous donna sa maison, et comme j’y entrai avant que la famille ne l’eût quittée, je pus voir deux dames d’une beauté incontestable et une négresse toute réjouie qui n’avait probablement jamais rien vu d’aussi extraordinaire que ma personne et mon bagage. Le tout annonçait une certaine civilisation et un vrai bien-être. La maison et le mobilier répondaient parfaitement à la figure des femmes et à leur habillement.

Après un bon dîner, je me mets en poste d’observation avec l’intention de faire de bonnes observations astronomiques. — Le vent qui avait cessé au coucher du soleil et qui a repris depuis me gênera probablement.

Je vois, à mon grand regret, que la lunette de mon sextant est insuffisante pour me permettre d’observer des occultations, du moins quand la lune est aussi brillante[65].

3 mars.

Kouinin est bâti tout à fait comme Guémār ; c’est-à-dire que les cours des maisons sont entourées d’appartements réels, et qu’on n’y voit pas de tente au milieu comme à El-Oued, c’est-à-dire le nomadisme luttant contre l’état sédentaire. Les murs varient de hauteur depuis l’épaule d’un homme jusqu’à sa tête ; les dômes, etc., ne sont ni égalisés ni crépis, de sorte que le tout n’offre pas un spectacle de propreté ni d’élégance.

Au moment du départ, on cria que le khalifa était arrivé et, en effet, je vis déboucher au bout de la rue plusieurs cavaliers. Nous allâmes au-devant les uns des autres, et mîmes pied à terre à distance respectueuse pour venir nous prendre la main et nous informer de nos précieuses santés. Car telle est la règle.

Ceci fit que je fus obligé de partir pour El-Oued sans faire le levé de la route, car à cheval et du pas où nous allions, il ne fallait pas y penser.

J’appris que le khalifa retenait une caravane très nombreuse pour me faire passer au Djérid en bonne compagnie.

Je passe la journée à écrire des lettres qui partent aujourd’hui même pour Tougourt. Je mets mes itinéraires au courant ; dessine un peu et fais des observations.

4 mars.

Ma journée n’a pas été heureuse. J’ai eu le malheur de casser mon dernier baromètre Fortin, cependant je pourrai le raccommoder dès que j’aurai des tubes. Cela n’en est pas moins très fâcheux, vu que les notes barométriques devaient être un des résultats les plus intéressants de mon voyage[66].

Je passe la matinée à finir de copier au net l’itinéraire de l’Oued-Righ ici.

Il arrive une caravane du Djérid qui donne les meilleures nouvelles ; il en était venu une hier encore.

Je fais encore acheter par Ahmed différentes choses qui me manquent, et je m’amuse à décrasser un certain nombre de monnaies romaines et semblables que je me suis procurées ici. Elles courent comme les « felous[67] » de Tunis.

Presque toutes sont très petites. Les principales sont de Constantin ; d’autres portent des figures de souverains avec une couronne ressemblant aux couronnes les plus primitives du moyen âge ; enfin j’en ai où l’on reconnaît l’éléphant et le palmier et qui doivent venir de Carthage. Outre cela, il y a des médailles avec des figures de saints, des anges ailés, etc., etc., qui doivent avoir une origine chrétienne, et étaient frappées pour accomplir un vœu, comme l’une d’elles paraît me le prouver.

Ces médailles sont trouvées dans les ruines de Besseriani[68] et de Hēdra[69] principalement.

Le soir, je vais voir trois noces. La première était à une tente dans les sables à l’ouest de la ville. La mère du marié vint nous faire ses excuses en nous disant que ce n’était qu’une petite fille et que, par conséquent, on n’avait pas voulu avoir une grande fête. Cette petite fille venait de se sauver de chez ses parents pour se réfugier dans la tente de l’homme qu’elle aimait. On dit que demain elle sera donnée légalement. C’est bien le moins lorsqu’il n’est plus possible de la reprendre.

Les autres noces avaient plus d’apparat, je veux dire de bruit. Les femmes sont rassemblées dans une cour, quelquefois en cercle et tournant le dos, d’autres fois la figure découverte et de face. Elles bredouillent quelques chants presque inintelligibles et font you-you aux jeunes gens qui viennent avec beaucoup d’embarras tirer un coup de fusil dans le sable à côté d’elles. Quelquefois les Messieurs se préparent à la décharge par une sorte de pas (de danse) tout à fait curieux, et qui imite le pas de la danse arabe au commencement de l’exercice.

Du reste, les femmes et les hommes ne se parlent pas. Si (et cela arrive) une des femmes invitées a un amant, celui-ci vient à la fête faire le plus de bruit qu’il peut pour se montrer dans son plus beau jour. En revenant, je rencontrai des bandes de jeunes gens chantant en chœur toujours la même complainte et le plus fort qu’ils pouvaient, pour être entendus des femmes dans les maisons. — Je remarquai que ceux qui se distinguaient le plus à la noce étaient pour la plupart de fort jeunes gens.

Le puits est ici l’endroit des intrigues et des amours. Quand un homme va au puits pour abreuver son cheval, et il choisit alors un puits d’eau excellente situé dans les dunes hors de la ville, son amie choisit aussi ce moment pour aller y puiser l’eau et ils se voient de cette manière. Du reste, l’amant choisit toute occasion opportune. Son amie est-elle mariée ? il saisit le moment où le mari va au marché, aux plantations, etc... Les amants de ce pays ne peuvent pas manger l’un devant l’autre : ils doivent paraître fuir la nourriture.

mars.

Comme tous les jours de départ, ce matin ne fut pas très gai à passer ; c’étaient des oublis, des ordres, des contre-ordres à n’en plus finir.

Enfin, lorsque tout fut prêt de mon côté, on s’aperçut que la caravane d’El-Oued n’était pas encore tout à fait prête à partir. Je n’en voulus pas moins partir immédiatement, et le khalifa ainsi que deux ou trois autres notables montèrent à cheval pour me faire un peu la conduite.

Nous partîmes par le quartier des Oulad Hamed et entrâmes immédiatement dans les dunes et les « Ghitan », c’est-à-dire jardins de palmiers creusés dans le sable. Quelques-uns de ces « ghitan » étaient tellement profonds, que le faîte des palmiers hauts de 15 à 20 mètres n’atteignait que la hauteur de mon épaule ou de ma tête (moi étant sur la route).

Le vieux cheikh qui accompagnait le khalifa, proposa au moment de la séparation de réciter la « fātĭha », mais le khalifa fit semblant de ne pas comprendre ou espéra peut-être que je n’avais pas fait attention à la proposition. Du reste, je tiens peu aux fātĭha et aux bénédictions, mais, si j’y tenais, j’aurais peut-être préféré celle-là à d’autres.

Après nous être quittés, nous entrâmes dans un océan de dunes dépourvues de toute végétation, nous avions laissé les jardins derrière nous. — Nous touchâmes bientôt à un four à chaux primitif ; on extrait la pierre à chaux sur place. C’est le même type de plâtre ou de calcaire friable, saccharoïde, que j’ai observé la première fois à Chegga du Sud.

Près de là je trouvai un peu de lebbīn, euphorbiacée qui croit volontiers dans les intervalles des dunes. Je fus surpris de rencontrer aussi deux ou trois papillons, qu’il fallut renoncer à attraper.

Après une marche assez longue dans les sables, nous entrâmes dans un terrain uni et arrivâmes bientôt au puits de Tĕrfāoui au nord duquel il y a une petite ligne de jardins où l’on cultive principalement des oignons, mais où l’on paraissait tenter la culture du palmier. Deux individus étaient en train de ramasser les crottes de chameaux pour les enfouir autour du pied des jeunes plants.

De là nous reprîmes les dunes et eûmes de nouveau une longue et ennuyeuse marche à fournir avant d’arriver au Sahēn, sorte de plaine unie au milieu de laquelle est situé le puits du même nom où devait se réunir la caravane. Nous trouvâmes déjà campés depuis hier au soir de nombreux voyageurs comptant 60 fusils ; plus tard, dans la soirée, la caravane d’El-Oued nous rejoignit. Je plantai ma tente près du puits entre les deux caravanes. Un cheikh de Kouinin et un domestique du khalifa attendaient mon arrivée ; aussitôt qu’ils se furent assurés que j’avais rejoint la caravane, ils repartirent pour coucher à Djebīla[70].

Cette caravane est la première que j’aie vue aussi grande et aussi complète. Il y a des Souāfa, des gens du Djérid, des Ghadamsia[71], etc.... ; les bêtes de somme sont très variées, depuis le cheval jusqu’au chameau et aux bourricots. Une vieille de l’Ouest (Ouled Naīl ?) s’est adjointe à mon petit camp ; elle se rend au Djérid où sa fille est mariée. Elle invoque tous les quarts d’heure Sidi Mohammed el’Aïd, le saint vivant de Temassin[72]. — Je fais porter à un de mes chameaux son modeste bagage.

Ce soir, nous entendons des Khouan[73] de Sidi Moustapha qui chantent leur prière avec accompagnement de musique. Ceci est dans la caravane campée au nord. Au sud nous avons une musique moins monotone, c’est le chant et la voix des femmes qui y sont en nombre.

Je remarque que, dans les jardins au milieu des dunes, l’on a soin de garnir la crête de ces dernières d’une haie de palmes presque entièrement enterrées pour que les sables ne soient pas portés par le vent dans le jardin, et, d’un autre côté, pour que les sables que l’on déblaye ne retombent pas dans le « ghoūt »[74].

6 mars.

Je fus malade toute la nuit, ayant une indigestion très douloureuse. Aussi ce matin me fallut-il une bonne dose d’énergie pour ordonner le départ comme d’habitude et monter en selle.

Au moment de partir, je reçus mon courrier de Tougourt, qui malheureusement ne renfermait qu’une lettre de mon père et une d’Auer. Je reçois la lettre du Ministre des affaires étrangères pour M. Botta.

Les gens de la caravane parurent mettre plus de soin qu’hier à se rassembler en un seul bloc, mais les peines furent vaines, au bout de quelque temps, les pelotons de la caravane étaient séparés par plusieurs kilomètres. — On voulut aussi m’effrayer, je ne sais quel intérêt avaient ces hommes à ne pas aller par la route orientale que j’avais choisie. On voulut me faire croire qu’à un des puits nous allions trouver 1.200 cavaliers de Nemēmcha insoumis. Je me bornai à leur demander comment le puits pouvait abreuver tant de monde et tant de chevaux.

Pendant que je marchais avec mes chameaux isolés, un homme assez drôle se joignit à nous. Il était coiffé d’un turban vert et d’une calotte rouge. Son vêtement consistait en deux burnous assez sales, et comme arme il portait, jeté sur son dos, un immense sabre. Cet homme avait des manières très européennes, celles d’un homme peu distingué, bien entendu, et il parlait beaucoup. Il nous dit qu’il était depuis quarante ans « policeman » à Tunis, que sur trois nuits il en passait une de garde. Les policemen ne sont pas payés à Tunis et il nous raconta qu’il ne s’était fait inscrire comme tel que pour avoir l’avantage de sortir le soir après le couvre-feu, et d’aller dans telle et telle maison qui lui plaisait, chez les jolies femmes qui lui convenaient, beaucoup même, à l’en croire. Ensuite, si la police n’est pas payée, elle se fait plus d’argent sans cela, car elle permet toutes débauches nocturnes pourvu qu’on lui graisse la main. — Mon homme avait aussi un faible pour les spiritueux et il avait emporté de la mahia avec lui.

Pendant que nous causions ainsi, un pèlerin marocain qui nous suivait tout couvert de guenilles nous cria : « Voilà un mouton » ; en effet, il y avait à quelques pas de nous une brebis perdue et boiteuse. Ahmed et le policeman tunisien fondirent dessus et, après un débat où la probité de chacun se fit jour, l’animal fut égorgé par le policeman, qui le considéra de bonne prise.

Le soir, on la dépèce et la distribue.

Quant au pays que nous traversâmes, ce fut une plaine uniforme, à sol sablonneux et à végétation de ălenda, semhari, arta, drīn et baguel. De temps en temps une petite traînée de dunes en interrompait la monotonie.

Nous touchâmes à un puits nommé Wourrāda ; actuellement il est comblé. Voilà l’histoire de cet événement. Le puits ayant été rempli de drīn pour une cause ou une autre, un pasteur y descendit dans l’intention de le nettoyer. Comme il ne revenait pas, le frère de cet homme y descendit aussi, mais y trouva la mort par asphyxie[75] ; enfin l’oncle des deux jeunes gens voulut leur porter secours et faillit périr ; cependant il put sortir. On combla le puits, qui sert de tombeau aux deux pasteurs.

Vers la fin de la marche, un habitant du Djérid, monté sur son chameau, prit un tambour de basque et commença une longue improvisation sur un marabout vivant de Nefta, Moustapha ben Azoūz. Il jouait admirablement bien de son instrument, et improvisait avec tant de facilité que je crus qu’il récitait une litanie. Les couplets, composés de quatre vers, étaient tous terminés par la même rime, et se terminaient par le refrain que répétaient en chœur des jeunes gens de la caravane. Malheureusement le chant m’empêchait de juger du sens des vers. — Cela m’arrive pour les chœurs chantés à l’Opéra dans ma langue maternelle.

Nous nous arrêtons au puits de Guettāra Ahmed ben ’Amara[76]. Je suis dans un grand état d’épuisement et j’ai un peu de fièvre. Ce matin, j’avais pris un peu d’huile de ricin, je prends ce soir une dose de quinine dans du café et deux petites tasses de vin. — Une heure après je me sens beaucoup mieux.

7 mars.

Hier au soir, après que j’avais fini de rédiger mes notes, les principaux membres de la caravane du Souf (Kouinin, Tarhzout et Guémār) vinrent me visiter pour m’annoncer comme une chose arrangée qu’ils ne partiraient pas le lendemain parce qu’ils venaient de recevoir la nouvelle que nous allions passer au milieu des douars des Hammama. Ce n’étaient pas les hommes que ces « braves » redoutaient, mais bien les femmes, les enfants et les chiens. On allait envoyer un homme au cheikh Moustapha, le marabout de Nefta et, selon qu’il dirait ou non d’arriver sans crainte, on irait plus loin ou l’on s’en retournerait. Je m’opposai net à une telle mesure, et fis demander dans la caravane quels étaient ceux qui voulaient partir demain avec moi. La division fut très nette ; les gens du Djérid, de Ghadāmès, ne voulaient pas rester, ceux d’El-Oued, du Souf seuls étaient de l’avis contraire. Je décidai le départ. Toute la nuit fut passée à se disputer dans le camp, mais quand le jour parut, tout le monde était du même avis, qui était de me suivre.

Nous rencontrâmes beaucoup de douars, de troupeaux des Oulād Sidi ’Abid de la Régence de Tunis, mais ils ne firent que nous donner des nouvelles, certes peu rassurantes.

Vers le milieu de la journée, avant d’atteindre le puits d’El-Khofch[77], toute la caravane résolut de ne pas passer par Nakhlet-el-Mengoub, comme l’avait ordonné le kaïd. Moi, de mon côté, je m’obstinai à prendre ce chemin, et nous nous séparâmes de très mauvaise humeur, ayant à peine six ou sept hommes avec moi. Cependant, comme hier, mon attitude déterminée leur fit accepter mon choix et ils nous rejoignirent tous, sauf les Djéridiya, qui du reste ne nous étaient pas du tout obligés. Nous continuâmes donc notre marche dans un sol de heicha, la végétation de dhomrān[78], zeita, souid, etc., qui caractérise la contrée de Chegga du Sud et la heicha de l’Oued-Righ. Nous étions très inquiets, les Hammama ne se trouvaient pas campés aux palmiers d’El-Mengoub, et nous devions nous rapprocher sans cesse de leurs douars.

Vers la fin du jour, nous aperçûmes les palmiers de Nafta et plus loin, vers l’ouest, les montagnes de Negrîn et de Tamerza. Lorsque nous voulûmes camper quelques instants avant le coucher du soleil, nous tombâmes sur les troupeaux des Hammama, et pûmes nous assurer que la tribu n’était pas loin. Les bergers vinrent dans le camp demander différentes choses, ci du feu, là de l’eau, plus loin des dattes. Ils vinrent jusqu’à mon feu où j’étais assis et demandèrent à boire à Ahmed.

Nous entendîmes, le soir, les chants de leurs femmes, les cris des enfants et les bêlements des troupeaux.

Cette nuit ne fut pas très agréable à passer, plusieurs hommes de la caravane la passèrent à veiller, le « policeman » tunisien entre autres. Je veillai, pour ma part, la moitié de la nuit, et fis de longues rondes dedans et hors du camp, que nous avions établi en demi-cercle, mon lit et mon bagage en formant le centre. Aujourd’hui nous n’avons pas cru devoir dresser la tente.

J’entendis, vers le matin, le cri cadencé d’un chacal en chasse, auquel répondit bientôt le chien d’un des troupeaux.

8 mars.

Nous partîmes aujourd’hui avant la pointe du jour et commençâmes à marcher vigoureusement dans l’espoir de dépasser la « nedjă » du Hammama avant qu’elle ne prît notre route.

Cependant, lorsque le soleil eut un peu monté à l’horizon, les yeux perçants de mon guide découvrirent la nedjă s’avançant de notre côté sur le sommet des gour des Beni Mezab. A partir de ce moment, nous n’eûmes pas une minute de repos. Chaque ondulation de cette immense ligne de chameaux, de troupeaux et d’hommes était interprétée par mes trop timides Souafa comme un signal d’attaque.

Ce ne fut guère que lorsque nous fûmes entrés dans le chott[79] que nous pûmes bien nous rendre compte du nombre des ennemis et de leurs mouvements. Lorsque la « nedjă », qui jusqu’alors s’était tenue sur les hauteurs, commença à se rapprocher du chott, les fantassins souafa s’assirent par terre, tournant le dos aux Hammama ; Mohammed le guide, qui à cet instant aperçut les cavaliers en avant des troupeaux, s’élança à la tête des chameaux en criant d’arrêter. Il y eut là un mouvement rapide qui me montra qu’en cas d’attaque, je ne pouvais compter que sur bien peu de monde. Ahmed sauta à bas du chameau qu’il montait ; ôta son burnous et arma son fusil, d’autres suivirent son exemple. Enfin l’incertitude dura quelques instants, et l’on crut remarquer que les cavaliers reprenaient la direction, je fis remettre les chameaux en marche, mais ne pus pas empêcher quelques coups de feu de fantazia de partir, la chose la plus inconsidérée dans notre position.

J’eus là l’émotion de celui qui va être entraîné dans un combat pour son droit, mais qui n’avait cherché de querelle à personne. Armé de mon revolver, j’étais décidé à mesurer mes cinq coups et à démonter au moins deux ou trois cavaliers. La lutte aurait été déplorable ; des guerriers consommés, en nombre considérable, auraient certainement eu le dessus sur quelques hommes déterminés mais embarrassés par une foule timorée et inutile, par des femmes, des enfants et des chameaux chargés de sommes considérables.

Bientôt la « nedjă » se trouva à notre hauteur ; nous voyions cette foule de cavaliers ; les quinze douars peuvent, d’après des renseignements précis, mettre sur pied mille hommes. Ce n’était cependant là qu’une des neuf fractions des Hammama qui, ayant eu à se plaindre de son kaïd, avait envoyé une plainte au bey, mais se sauvait sans attendre la réponse, décidée à revenir si le bey lui accordait sa demande, et à quitter son gouvernement pour toujours si on ne faisait pas attention à son grief.

Nous marchions très vite et arrivâmes enfin près des palmiers de Ghîtān ed Cherfā, où nous rencontrâmes deux cavaliers hammama attardés, que nous saluâmes en passant. Ils sont bien montés, ont d’énormes étriers, et sont surtout remarquables par leur manière de s’envelopper dans leur haouli, ne laissant voir que le milieu du visage ; leur chachiă est enfoncée jusqu’aux sourcils ; enfin ils n’ont pas de corde de poil de chameau. Ahmed me dit qu’ils revêtent quelquefois des haïks de coton bleu, comme les femmes du Souf.

Nous déjeunâmes à côté des plantations de Nafta, où nous rencontrâmes un dernier Hammami et nous empressâmes ensuite d’entrer dans la ville ; je descendis à la maison du Bey.

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