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Journal de route de Henri Duveyrier

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[64]Profondeur, 5 mètres. — Température, 17°,30. (Note de H. Duveyrier.)

[65]Le détail des observations astronomiques de Duveyrier a été publié dans les Les Touaregs du Nord, p. 134-140.

[66]Duveyrier n’en continua pas moins à observer à l’aide de l’anéroïde. « J’ai pu, dit-il, en faire usage concurremment avec les Fortin et pendant assez de temps, avant que ces instruments aient été brisés, pour bien étudier les dilatations de l’anéroïde et le corriger de ses erreurs. » (Les Touaregs du Nord, p. 123.)

[67]Nom donné à la petite monnaie de cuivre en Tunisie et au Maroc.

[68]Ad Majores, au nord du chott Rharsa, à 4 kilomètres au S.-E. de l’oasis actuelle de Négrine. (V. Masqueray, Ruines anciennes de Khenchela à Besseriani, Revue Africaine, 1879, p. 68.)

[69]Haïdra, au N.-E. de Tébessa ?

[70]Djebīla (« la Grasse »), un des villages du Souf, à 22 km. N.-E. d’El-Oued.

[71]Gens de Ghadamès.

[72]Zaouïa des Tidjaniya.

[73]« Frères » disciples du marabout de Nefta dont il est question plus loin.

[74]Dépression.

[75]Beaucoup de puits dégagent de l’hydrogène sulfuré, provenant de la décomposition, dans l’eau chargée de sulfate de chaux, des nombreuses matières organiques, tombées par l’orifice presque toujours dépourvu de margelle.

[76]Profondeur 6m,20. — Température 20°,2 (H. Duv.).

[77]Profondeur 5m,50. — Température 21° (H. Duv.).

[78]Autre forme du mot ذمران

[79]Le chott El-Djérid.


CHAPITRE IV

AU DJÉRID

En traversant la rivière, ayant devant moi d’une part les constructions pittoresques de la ville et de l’autre les beaux jardins de palmiers, je fus frappé par le charme du site, qui me soulagea de l’appréhension du danger et du dépit que m’avait causé le manque de courage de mes compagnons de route.

Nafta compte 3.000 hommes[80] ; il faut ajouter à cela les femmes et les enfants non pubères. Les Juifs y sont 54 hommes avec les mêmes additions. Les hommes s’habillent de fines jaquettes et pantalons d’étoffes venus de Tunis, et s’enveloppent des beaux burnous si renommés du Djérid ; ils ne portent pas de corde en poil de chameau. Les femmes, dont plusieurs m’ont paru assez bien, mettent un pardessus d’étoffe bleue foncée, comme au Souf, seulement elles sont plus propres et ont des vêtements de dessous mieux arrangés. La population est du reste tout à fait « beldiya » ; on y trouve pas mal d’embonpoint. Du reste, il y a ici tout ce qui caractérise une grande ville arabe, des cafetiers en vestes de soie brodée, des boutiques bien fournies, etc., etc. N’y avait-il pas jusqu’à un fou, qui, comme celui d’El-Goléâ, paraît attacher un intérêt particulier à mon humble personne, et est revenu jusqu’à trois fois m’accabler de ses malédictions. On le chasse assez rudement pour un fou musulman.

Les Juifs se distinguent par un turban noir. Les femmes se voilent occasionnellement dans la rue en ramenant leur haïk sur leur figure.

La ville de Nafta paie actuellement un impôt qui s’élève à 350.000 francs ou 70.000 douros, parmi lesquels il faut compter 30.000 douros d’exactions de la part des employés du gouvernement. Ces chiffres sont énormes, comparés à ce qui existe en Algérie. Chaque homme, petit ou vieux, paie 23 francs annuellement ; le reste de l’impôt est sur les palmiers.

Les maisons de Nafta sont construites fort élevées, en briques minces, je dirais presque en tuiles jaunes et rouges, unies par du mortier de glaise ; elles ont un aspect fort élégant à l’extérieur et sont encore ornées par divers dessins que forment les briques au-dessus des portes et quelquefois tout le long des frontons. Certains quartiers de la ville sont un peu ruinés ; vers le côté est on voit une tour assez élevée. Les boutiques, sur le marché, sont disposées de la même manière économique et simple qu’à Tougourt.

Mais ce qui frappe le plus à Nafta, c’est sa rivière impétueuse, qui coule auprès des palmiers, c’était la première fois que je voyais cela. A l’endroit où elle se divise en deux branches, au moyen de constructions en bois très solides et ingénieuses, pour aller arroser les plantations, l’eau a 27° (à 4 h. p. m.). Le matin, on voit de la vapeur ou du brouillard à sa surface[81]. L’eau renferme quelques mousses aquatiques et les mêmes coquilles noires[82] que j’ai récoltées dans l’oued Biskra, plus une variété cannelée des mêmes.

Les jardins renferment, outre de magnifiques palmiers, des figuiers, des citronniers, des limoniers, des orangers, des pêchers. On n’y trouve ni oliviers ni pruniers, deux arbres qui se trouvent à Tōzer. Le tarfa croît aux environs des plantations.

Les deux kaïds, le frère de Si’Ali Saci et Sid el ’Abid sont fort aimables et me font beaucoup de politesses. Nous allons nous promener ensemble et nous déjeunons et dînons ensemble. La cuisine qu’on nous fait est exquise, dans le goût européen même. Il n’y a pas de ruines romaines à Nafta.

Un fait curieux est ici la même progression des sables de l’est à l’ouest dont on se plaignait tant à Guémār. J’ai vu en effet les sables amoncelés en dunes près de l’endroit d’où part la route de Tōzer ; ils pénètrent dans les plantations, enterrent les palmiers, les maisons et font que la ville s’élève progressivement[83]. Ainsi s’il n’y a pas de ruines romaines aujourd’hui, on ne peut pas affirmer qu’il n’y en a jamais eu ; elles ont pu être enterrées depuis longtemps.

Tous les Souafa de la caravane se sont empressés d’aller voir leur cheikh et marabout Sidi Moustapha, chanter de nombreux « la illah ! » et jouer de la « bendīr ».

Les rues de Nafta sont spacieuses, mais non d’une propreté exemplaire, quoiqu’on ne puisse pas non plus les accuser du contraire.

Les gens de Nafta hébergent les Hammama, leur donnent la diffa et de l’orge pour leurs chevaux lorsqu’ils viennent en ville, pour qu’en revanche ceux-ci les épargnent lorsqu’ils les rencontrent en voyage !

9 mars.

Je décide de ne partir pour Tōzer que demain matin.

Le matin, je vais voir les sources de l’oued Nafta ; cela me donne l’occasion de voir dans les jardins le « nebqa », un Rhamnus[84] qui atteint 20 mètres de haut et de grandes dimensions ; son fruit est gros comme une grosse cerise, atteint même la grosseur d’une prune.

Les sources qui forment l’oued sont assez chaudes, elles sortent de dessous une couche de marnes très épaisse, qui par exemple au Ras-el’Aioun[85] atteint une hauteur d’environ 30 mètres. Ces marnes varient de structure, de couleur et de friabilité. Le reste du terrain de Nafta se compose de grès très friables, si l’on peut appeler ainsi un conglomérat de sables quartzeux renfermant de petites veines de glaise, et des rognons atteignant quelquefois un volume considérable de grès véritable renfermant quelquefois de la marne.

Les eaux de l’Oued renferment des poissons qui vivent surtout dans les endroits où l’eau est le plus chaude. Ils ont des taches rougeâtres ou orangées, quelques-unes prenant 1/5e du dos. — Les flaques d’eau formées par les sources nombreuses renferment des coquilles différentes de celles de l’Oued.

Les animaux de Nafta à noter sont les bœufs (en petit nombre), les lapins (!), les chiens de races variées, les chèvres de race européenne.

Je vais voir le soir le marabout Sid’Moustapha ben Azoûz, qui me reçoit d’une façon fort civile, et s’efforce de me faire comprendre que tous, musulmans, chrétiens et juifs sont ses enfants, tous ceux que Dieu a créés[86] ; il approuve mes études. Nous mangeons sa « bénédiction », pour rendre la parole arabe. — Sa zaouiya était remplie de monde, surtout de pèlerins venus du Souf avec moi.

Je suis obligé de donner de longs détails sur l’électricité, la vapeur et beaucoup de choses semblables.

Pendant que je dessinais la zaouiya de Sidi et Tabăi, de nombreux curieux s’étaient rassemblés et parmi eux des tolba[87] : on montra beaucoup de mauvais vouloir, et lorsque je demandai le nom de la zaouiya, on refusa de me le donner ; c’est Sidel’Abīdi qui la reconnaît sur le dessin et m’en donne le nom. Je me plains de cela, et on me donne un mokhazeni[88] pour écarter la foule. Je finis la journée très bien.

Les nuages qui ont occupé le ciel tout le temps de mon séjour m’ont empêché de faire des observations astronomiques. A midi le soleil était visible par intervalles, j’essayai de le prendre au méridien, mais mon observation est, je le crains, peu concordante, parce que les deux kaïds étaient à mes côtés et m’ennuyaient de questions.

10 mars.

Nous sommes partis de Nefta d’assez bonne heure par un ouragan épouvantable, le vent venant du nord-est avec beaucoup de force. Nous étions gelés, quoique la température de l’air ne fût pas très basse. La route de Nafta à Tōzer est très insignifiante, elle longe le chott à une petite distance ; on est sur un terrain élevé, presque dénué de végétation et très peu accidenté. Un peu avant d’arriver, on voit le Djebel Tarfaouï.

Tōzer a moins de population que Nafta (1.900 hommes), mais possède des plantations beaucoup plus considérables : 300.000 palmiers. Les constructions sont ici les mêmes qu’à Nafta ; la ville possède aussi une rivière qui prend sa source au bout ouest des plantations et qui est aussi considérable que celle de Nafta ; après avoir traversé les plantations, elle va encore se perdre dans le chott.

Je trouve ici le vice-consul Si Mohammed ben Rabah, à peine installé depuis vingt jours ; nous nous embrassons en nous rencontrant, et je suis charmé de trouver une perle d’homme dans ce personnage. Il possède beaucoup de biens dans la ville et à Nafta, mais de crainte qu’on ne lui reproche de la fantasia depuis son installation comme consul français, il affecte une mise très simple.

Les autorités me souhaitent la bienvenue, mais sont très occupées à recueillir le reste de l’impôt que va venir prendre la mahalla.

Je vais à cheval et le vice-consul sur sa mule à Beled el Hadar[89] voir des restes de constructions romaines[90] qui servent de fondation à un minaret isolé. La grande mosquée est à côté ; on m’avait dit qu’elle renfermait des inscriptions, mais y étant entré, je n’y reconnus qu’un inscription arabe, sculptée et peut-être intéressante comme monument de culture architecturale. Mon habit me permet d’entrer dans une mosquée sans faire trop de scandale. Quelqu’un ayant demandé dans le temple qui j’étais, le vice-consul se contenta de répondre : « Un homme de l’Ouest. — Quelqu’un qui cherche des inscriptions hébraïques ? — Oui. »

Les fondations du minaret sont très solides, en pierres carrées ; plus haut, des tronçons de colonnes et d’autres pierres ont été installées dans la construction arabe ; enfin au-dessus de la porte on voit deux pierres sculptées grossièrement. D’inscriptions, point.

Mon cheval fit des sauts à n’en plus finir jusqu’à notre retour en ville. Il y a des tentes des Hammāma auprès de la ville. J’ai pu voir leur intérieur, qui ressemble en tout à celui des autres Arabes.

Le vice-consul me fait apporter une table et une chaise.

Tōzer compte 1.900 hommes depuis l’âge de puberté jusqu’aux vieillards. L’impôt s’élève à 542.000 réals tounsi en comptant les exactions. Le réal tounsi vaut 75 centimes. Ici on m’indique comme impôt de Nafta la somme de 588.000 réals tounsi ; donc encore plus que Sid el’Abīdi n’avait dit. On prétend encore que l’air de ce pays vaut mieux que celui de Nafta, qui est déjà très bon[91].

11 mars.

Malgré toutes les précautions que je croyais avoir prises, je ne pus partir que dans la soirée. Si Mohammed ben Rabah et deux « mokhazeni » m’accompagnèrent jusqu’à Degach. Cette fois, j’avais abandonné le chameau et mis mon bagage sur deux mulets que j’ai loués 40 francs d’ici à Gabès et retour. Outre Ahmed, j’ai cru devoir prendre encore un domestique qui aura pour gages 13 francs.

La route qui sépare Tôzer de Degach est très insignifiante ; on verra dans l’itinéraire les traits principaux qui la caractérisent. Je dois cependant remarquer que dans l’oued à sec qui sépare en deux la ville de Degach, la constitution géologique des berges consiste en forts lits de conglomérat de sables quartzeux séparés par de minces couches d’argile, le tout ayant une position légèrement inclinée[92].

Dans tout le cercle d’el Ouidĭān ou de Tāgiroūs, dans lequel nous venons d’entrer, il n’y a que 1.600 hommes et les biens de la terre se réduisent à 188.000 palmiers ou oliviers, car cet arbre qui commence à Tōzer, mais y est peu commun, se trouve ici en plus grand nombre.

Dans ce pays, on considère Tōzer et Gafsa comme ayant le climat le plus sain ; ensuite viennent Nafta et Degāch avec un bon climat encore, mais Kĕrĭz est malsain ; les fièvres s’y montrent. El-Hamma près d’ici de même ; l’autre Hamma près de Gabès encore de même, enfin le Nefzāoua compte pour le plus mauvais climat.

Les maisons ici sont construites en tōb, et sont loin d’égaler les constructions de Nafta et de Tōzer.

Je suis reçu par le khalifa et attends inutilement un ciel étoilé, et presque avec autant de succès mon dîner. Cependant ce dernier arrive très tard, et je me couche. La nuit, toutes les bêtes de somme font une cohue générale, on peut à peine les séparer ; mon cheval est fortement mordu en deux endroits.

12 mars.

Ce matin, nous sommes partis de bonne heure et une courte marche nous mena aux deux villages de Zorgān et d’Oulad Madjed. Dans ce dernier endroit je m’arrêtai au minaret, isolé comme celui de Belīdet el Hadar, et comme lui bâti sur des fondations romaines ; je le gravis à travers différents casse-cou ; il est bâti en briques et de construction solide. On m’avait dit que je devais trouver là une inscription latine, mais il n’y en a aucune. Il fut question alors de la mosquée, j’y entrai et trouvai une inscription arabe entourant le dôme de la niche de l’imān, de même qu’à Belīdet el Hadar.

Désappointés, nous continuâmes notre marche et entrâmes dans les palmiers ; nous ne tardâmes pas à arriver aux ruines romaines du Guebba qui sont au milieu de la ghaba[93]. Un indigène instruit me dit que cette ville, car ce devait en être une, se nommait alors « Tagiānoūs[94] ». Les ruines, presque partout se réduisant à des fondations, car je suis persuadé que le reste était bâti en briques, s’étendent sur un grand espace ; on reconnaît les plans des maisons ; et çà et là, parmi les pierres dispersées, on rencontre un tronçon de colonne ou une autre pierre travaillée. Deux monuments sont encore assez apparents. C’est d’abord une petite construction carrée, évidemment enterrée de beaucoup, qui me frappa par ce fait que les pierres de taille sont surmontées d’un reste de construction en briques, identiques à celles des maisons de Tōzer.

Portion de muraille (Guebba). Ruines romaines. — La niche dans la muraille est évidemment une écluse bouchée.

L’autre ruine consiste en un long mur ou sommet de muraille, entièrement en pierre de taille avec une sorte de fausse porte voûtée, qui pourrait être encore une écluse pour les eaux ; de même que le mur pouvait faire partie d’un réservoir ; mais les indigènes rapportent eux-mêmes que les sables, la terre elle-même s’exhausse toujours par suite des vents qui l’amènent, et me disaient que, s’il y avait des inscriptions à Guebba, le vent les aurait ensevelies. Aujourd’hui les palmiers croissent au milieu des enceintes des maisons de l’ancienne ville romaine, ce qui prouve que cette partie des plantations est postérieure à l’occupation romaine.

En quittant Guebba, nous atteignîmes bientôt Kēriz, petite ville bâtie en terre et en vase sur une élévation. En attendant le déjeuner, je partis pour aller voir une inscription latine dans la montagne.

Avant d’entrer dans les rochers, nous découvrîmes dans l’embouchure d’un ravin un petit douār de 5 à 6 misérables tentes de Hammāma. Nous gravîmes la montagne, et environ aux trois quarts de sa hauteur, nous nous arrêtâmes à un rocher plat, très raviné par la pluie, et formant une table inclinée. Là se trouve une inscription écrite très grossièrement et à la légère, en lettres de 50 centimètres de hauteur ; elle se compose de trois lignes ; à côté il y en a une seconde de deux lignes et beaucoup plus petite, qui, plus facile à restaurer que l’autre, indique que cet endroit était consacré à Mercure et avait le privilège d’asile. La nature de cette inscription et surtout sa position dans un endroit peu accessible et isolé est digne de remarque.

Inscription du Djébel-Sebaa Regoûd au nord de Kerîz[95].

La nature géologique de la montagne de Sebaa Regoûd est un calcaire coquillier marin. Il contient beaucoup de fossiles[96], notamment des oursins. Je trouve sur la route plusieurs plantes et fleurs nouvelles pour moi, toutes très humbles.

Nous retournons, et à la hauteur du douar, deux femmes habillées de bleu viennent demander qui je suis ; il leur est répondu : « Un Occidental de l’Occident ».

De Kērīz une très courte marche nous amena à Sedāda, qui lui ressemble beaucoup. Les habitants de cette ville ne sont pas aussi civilisés que ceux des autres ; ils m’ennuient même beaucoup. On fait déjà des difficultés pour me montrer des ruines romaines ; nous allons à Tamezrarit, petite ghaba de palmiers, oliviers et autres cultures qui se trouve un peu à l’est ; là je me fâche contre le cheikh qui me paraît très soupçonneux et je fais tourner bride. Je reviendrai si les ruines en valent la peine[97].

De retour à la maison qui m’est destinée, je la fais évacuer par tout le monde, et comme quelques Arabes Hammāma et autres va-nu-pieds semblent trouver drôle qu’on les empêche de voir un roumi qui cherche des pierres romaines, et que ces Messieurs se disputent avec Ahmed pour ne pas s’en aller, je fais venir le cheikh, et exécute une scène éloquente où je qualifie de chiens les susdits Arabes ; le cheikh tâche de me surpasser de colère et me propose de les mettre tous en prison.

Le ciel s’éclaircit le soir et je puis prendre la latitude des lieux. Les cartes ont une erreur énorme pour tout le sud de la Tunisie.

13 mars.

Ce matin, en m’éveillant, je trouvai la pluie, et le ciel menaçant de ne pas s’éclaircir de toute la journée, je profitai de ce que le second « mokhazeni » n’était pas encore arrivé pour accéder à la demande de mes gens qui ne se souciaient pas outre mesure de partir.

J’eus lieu d’être très mécontent de la conduite du cheikh et de ses administrés ; comme il était une heure et que le déjeuner ne semblait pas devoir paraître, je fis appeler le cheikh et lui adressai des reproches très vifs sur toute sa conduite ; je fis venir un des cavaliers, lui ordonnai de monter à cheval, d’aller avertir le vice-consul de mes tracas, et en même temps d’apporter des vivres de Tōzer.

Dans l’intervalle, le second mokhazeni était venu avec deux officiers du Makhzen, portant titres de chaouchs ; ceux-ci, voyant cela, se fâchèrent tout de bon, et firent sentir au cheikh combien sa manière d’agir était déplacée envers quelqu’un muni de passeports de leur seigneur. Le cheikh me pria instamment de faire rappeler le cavalier, mais je tins ferme, le menaçant de plus de parler de tout cela à Hammouda Bey. Enfin le chaouch le plus civilisé me vainquit et me fit envoyer ’Amar chercher le mokhāzeni. A partir de ce moment, tout rentra dans l’ordre.

Dans la soirée, on vint me dire qu’il y avait des ruines près de Tamezrarīt ; je montai à cheval et m’y rendis avec le cheikh, Ahmed et un guide ; nous suivîmes la route frayée qui mène à Zitouna, etc., et arrivâmes à un emplacement appelé par les indigènes Kesár Bent el ’Abrī. C’est un espace assez vaste, occupé par des fondations de très vastes enceintes. En fait de pierres travaillées, on n’y remarque qu’un moulin à huile. Ces fondations sont en pierres de petites dimensions, et, si je ne me trompe, on y distingue des briques ; l’alignement des murailles est irréprochable, l’épaisseur des murs peut être de 40 centimètres.

Chemin faisant, j’appris du cheikh qui est très bavard, que dans le Djérid il n’y avait autrefois que deux sultans : celui de Guebba et celui de Belīdet el Hadar ; que chacun avait son minaret : celui de Belīdet el Hadar existe encore entier ; celui de Guebba (dont j’ai décrit plus haut la base) a été détruit par le propriétaire de la plantation où sont les ruines.

D’autres renseignements, venant de la même source, montrent combien les Hammāma sont des gens terribles. A la saison des dattes, toutes les nuits il y a des coups de feu tirés entre les habitants de Sédāda el les Hammāma campés au sud qui veulent obtenir des dattes de force. L’automne dernier, des gens de cette tribu rencontrèrent sur le chott un troupeau conduit par un berger des leurs ; ils lui volèrent un mouton ; le berger les poursuivit et les atteignit aux plantations ; ils se disputèrent, et les voleurs égorgèrent (littéralement) le malheureux. — Il y a un défilé dans la montagne qui conduit à Gafsa ; chaque jour, on peut être sûr qu’il y a une cinquantaine de Hammāma embusqués ; un des leurs fait vigie sur un rocher, et quand ils aperçoivent une faible compagnie de trois ou quatre voyageurs, ils tombent dessus, tuent les hommes et emportent tout. — C’est déplorable[98].

Personne ne sort dans ce pays sans être armé ; ceci est à la lettre, on ne peut pas s’éloigner de 4 à 500 mètres des villes sans avoir à craindre quelque guet-apens.

[80]Chiffres donnés par les kaïds (H. Duv.).

[81]M. Dru a précisé la température des sources : « 26°,2 au milieu du bassin, 28° sur les bords aux points où l’eau sort de terre, et 30° sous les cabanes en troncs de palmiers qui vont chercher l’eau un peu plus profondément dans l’argile ». (Note sur l’hydrologie, la géologie et la paléontologie du bassin des chotts, in Roudaire, Rapport sur la dernière expédition des Chotts. Paris, 1881, p. 43.)

[82]Melanopsis Maroccana. (Bourguignat, Appendice aux Touaregs du Nord, p. 21.)

[83]En 1887, l’envahissement continuait et affectait surtout le sud de l’oasis. La cause principale de la progression des sables est la destruction de la végétation aux alentours de l’oasis. (Voir l’enquête de M. Baraban, A travers la Tunisie. Paris, 1887, p. 120 et suiv.).

[84]C’est le Zizyphus Spina Christi, qu’on appelle zefzef en Algérie. Il est remarquable, au point de vue des anciennes relations du Djérid avec l’Orient, que le nom donné ici, nebqa, nabq, soit celui usité en Égypte. (V. Duveyrier, les Touaregs du Nord, p. 159 ; Ascherson dit qu’en Égypte le nom de nebeq s’applique au fruit (Pflanzen des mittlern Nord-Afrika, dans Rohlfs, Kufra, p. 471).

[85]« Tête des sources. »

[86]Cela rappelle la paternité du Père Enfantin (H. Duv.).

[87]Lettrés. Les zaouiyas de Nafta sont nombreuses, et les fanatiques faillirent faire un mauvais parti à la mission Roudaire.

[88]Cavalier du Makhzen.

[89]Un des villages de l’oasis, l’emplacement de l’antique Tuzurus ?

[90]Duveyrier écrit ailleurs : « La distribution d’eau se fait encore au moyen d’ouvrages en pierres de taille que les Romains ont laissés. » (Excursion dans le Djérid, Revue algérienne et coloniale, 1860, II, p. 346.)

[91]Cette salubrité est très relative. En réalité, toutes ces oasis ombreuses respirent la fièvre (voir Vuillemin, Étude médicale sur le Djérid, Archives de médecine militaire, 1884, IV, p. 7, et sur les conditions sanitaires des oasis en général, les témoignages réunis par Schirmer, le Sahara, chap. XIII).

[92]L’inclinaison des couches, par suite de failles diverses, est un fait général sur les bords du chott Djérid. « Partout on constate des formations redressées sous les angles les plus divers. » (Dru, dans Rapport Roudaire cité p. 47.)

[93]« Forêt » (de palmiers).

[94]Probablement la Takious du moyen âge, la Thiges de la Table de Peutinger. Cf. Tissot, II, p. 683.

[95]Cf. dans Tissot, II, p. 684, note de M. S. Reinach.

[96]Voir Dru et Munier-Chalmas, rapport cité, p. 57 et suiv.

[97]Il ne faut pas oublier, pour apprécier ces recherches de Duveyrier, qu’on savait alors peu de chose de ces ruines du Djérid. Il n’y a guère à citer avant lui que Shaw, Desfontaines, Pellissier et Berbrugger. Les études de Tissot, qui avait passé au Djérid en 1853 et 1857, étaient encore inédites.

[98]Cette région n’a pas cessé d’être mal famée jusqu’à l’occupation française. Lors de la dernière mission Roudaire, les indigènes fréquentaient le moins possible cette rive nord du chott Djérid. (Rapport cité, p. 17.)


CHAPITRE V

NEFZAOUA ET GABÈS

14 mars.

Nous partîmes après le lever du soleil, et entrâmes de suite dans le chott, cependant la végétation nous suivit encore quelque temps ; nous notâmes en particulier quelques tarfa, du zeita et le bougriba.

Ensuite nous entrâmes dans le chott véritable dont la surface variait de la terre glaise solide et glissante aux terres noirâtres détrempées et à une surface de sol très solide. Cette dernière se trouvait couverte de dessins circulaires en forme de damier, absolument semblables aux dessins en relief que présentent les affleurements calcaires depuis Biskra jusqu’à El-Guerāra.

Je pus prendre des directions de boussole vers différents points du Djébel-Chāreb[99], qui correspondent à des points qui m’ont été indiqués comme possédant des ruines romaines.

Le voyage sur le chott n’eut rien de remarquable jusqu’au moment où nous arrivâmes à un puits romain, ou du moins à ce que je prends pour un puits romain comblé. Ce sont de grandes pierres plates rangées en rayonnant. On appelle cet endroit Oumm el Goreīnat ; une minute avant d’y arriver, nous avions coupé une flaque d’eau formant le bas de l’oued Zitouna[100].

Ensuite nous continuâmes notre longue route à travers cette mer desséchée. Nous revîmes, avant d’arriver dans le Nefzāoua, la même gradation de la végétation que nous avions remarquée en quittant le Djérid. Les tarfa se montrèrent encore.

Lorsque nous entrâmes dans le Nefzāoua, la végétation se montra excessivement variée, et surtout nouvelle pour moi ; quantité de roseaux et de graminées.

La première ville ou plutôt le premier village que nous y rencontrâmes fut celui de Zaouiyēt ed Debabkha. Celui-ci et tous les autres du Nefzāoua sont tout petits et enfoncés dans des plantations de palmiers ; souvent ils en sont tout à fait entourés. On voit à côté des villages de petites oasis de palmiers, qui autrefois avaient chacune leur village, mais ils furent alternativement détruits et changèrent de place ou furent tout à fait oubliés.

Nous n’arrivâmes que fort tard au bordj situé tout près du village de Mansoura et non loin de Tellimīn. Le bordj est ce qui reste de l’ancienne Tŏrra, nom qui est resté à la source qui coule au bas du bordj.

Je suis reçu par le kaïd Si Mohammed es Saïs. A l’entrée du bordj, un vieux « zouāoui » se mit à me fouiller pour voir si j’avais des armes, mais je l’envoyai à tous les diables, et Ahmed ne manqua pas de lui administrer une poussade. Je trouvai dans le kaïd un homme comme il faut, et je prévis de suite que je n’aurais aucun désagrément dans le Nefzāoua. Je trouvai là un juif faisant fonction de receveur des impôts. Le kaïd ne passe dans le Nefzaoua que peu de mois avant l’arrivée de la colonne dans le Djérid. Puis il revient à Tunis avec elle. Outre que le séjour est peu agréable pour ce grand seigneur, il est probable que sa vie n’y serait pas toujours sûre ; aussi prend-on même pour le court moment de son séjour de grandes précautions ; il n’est pas permis d’entrer dans le bordj avec des armes. On a bien soin d’étaler devant la porte un vieux canon de fer, et il y en a un autre qui passe sa gueule à une petite fenêtre sur la façade. — La petite garnison de zouaves passe toute l’année ici ; les hommes sont établis dans le pays.

Je dois remarquer que, sur le chott, nous trouvâmes les traces de la voiture de Si Ali Saci ; outre que cette voiture probablement légère peut y passer sans difficultés, le chott dans son état actuel supporterait la plus grosse artillerie. Ceci est un fait intéressant à comparer avec ce que disaient les voyageurs arabes du moyen âge. Le chott a probablement changé, comme bien d’autres sebkhas de ces contrées[101].

Le bordj est bâti en grande partie avec des matériaux de constructions romaines ; sur la façade, on voit même une pierre ornée de sculptures, mais il n’y a pas d’inscriptions. La porte du petit village de Mansoura est supportée par des pierres romaines.

15 mars.

Avant de déjeuner, nous allâmes voir Tellimīn ; en descendant du bordj, on me fit remarquer à la prise d’eau une pierre écrite « en hébreu », que je trouvai être une inscription en bon arabe ; comme elle est vieille de 96 ans, je pris la peine dans la soirée d’en prendre un estampage.

Avant d’arriver à Tellimīn, nous eûmes à tourner une assez grande mare, qui est au moins aussi grande que la moitié de la ville.

Je suis entré dans une quantité de maisons, et je puis donner quelques détails sur l’intérieur, quoique mon séjour y ait été peu long. La ville est bâtie en matériaux de constructions romaines, puis en petites pierres, le tout uni au moyen de glaise. Les maisons ne sont pas plus hautes que celles de Tougourt et présentent un intérieur au moins aussi sale et misérable. Les rues ne sont ni très étroites, ni trop larges, et tout la ville est remplie d’immondices et d’ordures. La mosquée, à moitié en plein air, est bâtie sur l’emplacement de l’ancienne église chrétienne. Le plafond est supporté par des colonnes qui sont au nombre de neuf dans la longueur et de trois dans la largeur. Toutes ont des chapiteaux de dessins différents, dont j’ai essayé de représenter trois échantillons (pl.).

J’ai trouvé deux inscriptions latines dans l’intérieur des maisons de la ville ; la première doit se lire : « Sexto Cocceio Vibiano proconsuli provinciæ Africæ, patrono municipii dedicavit perpetuus populus » (ou pecuniâ publicâ).

La seconde se rétablit aisément par : « Hadriano conditori municipii dedicavit populus perpetuus ».

Ces inscriptions enseignent qu’Hadrien fut le fondateur de la ville, et que cette ville était assez importante pour former un « municipium »[102].

La légende rapporte qu’autrefois le sultan de Tellimīn ne sortait pas sans être accompagné de 5.000 cavaliers tous montés sur des chevaux mâles ; aujourd’hui malheureusement la ville est loin de posséder autant de forces. C’est encore d’ici, d’après une autre tradition, que seraient sortis les habitants de Tougourt, qui auraient émigré sous la conduite de leur chef, chassés par un conquérant. Je dois dire à ce sujet que les vêtements, la coiffure, même le type des femmes du Nefzāoua ressemblent beaucoup à tout ce que nous connaissons dans l’Oued-Righ. Elles s’habillent de coton bleu et gardent sur le devant de la tête une mèche de cheveux laineux qui sont tressés en mille petites tresses dans les grandes occasions. Les hommes, au contraire, ont plutôt le type arabe et, à l’exception de quelques rares sujets, donnent encore un exemple de plus de cette singulière loi des races croisées, que les femmes conservent plutôt le type de la race inférieure. — La langue parlée dans le Nefzāoua est l’arabe, le berbère y est aujourd’hui inconnu.

Nos 1 et 2. — Inscriptions dans des murs de maisons à Tillimīn.

No 3, a b c. — Chapiteaux de colonnes dans l’ancienne église, aujourd’hui mosquée de Tillimīn. — a b, de face ; c, de profil.

Après notre excursion de Tellimīn, nous allâmes à Kébilli[103], qui est une ville importante et digne de beaucoup d’attention. J’ai encore ici à faire les mêmes remarques anthropologiques qu’à Tellimīn, mais en ajoutant que la ville et ses habitants annoncent un bien plus haut degré d’aisance et de civilisation. On voit encore dans la ville de nombreuses pierres romaines qui ont servi de matériaux à la construction des maisons. Cependant la ville actuelle n’est pas très ancienne, Rhōma[104] ayant détruit au moins en partie le Kébilli ancien. On compte cinq mosquées, et les trois que j’ai visitées sont évidemment sur l’emplacement d’églises, comme le témoignent les colonnes qui en supportent le toit. Ici je n’ai pas trouvé d’inscriptions.

En revenant, je vis par la porte de la prison un homme aux fers, qui, je le crains, n’a commis d’autre crime que de refuser de donner au kaïd une grosse somme d’argent qu’on lui demandait par exaction. Cet homme me supplie d’intercéder pour lui, mais je ne vois pas trop ce que je puis faire. Il est de toutes façons très digne de pitié.

16 mars.

Nous partîmes du bordj. J’avais une escorte de quatre cavaliers, et le kaïd lui-même, accompagné de deux piétons, me fit la conduite quelque temps.

Nous nous dirigeâmes vers la chaîne de collines, qui commence avec le Nefzāoua, et qui dans cet endroit augmente beaucoup de proportions ; nous la coupâmes et entrâmes dans un pays de plaine, aboutissant au chott ; nous avons d’un côté la chaîne lointaine du Djébel-Chāreb et de l’autre les hauteurs du Djébel-Nefzāoua[105].

Après une marche assez longue, nous arrivâmes à la dernière ville du Nefzāoua ; c’est Lemmāguès, ville aujourd’hui ruinée et habitée, je crois, par une seule famille, outre les gens de la zaouiya, dont le marabout, drôle de nègre armé d’une pioche et en costume de travail, vint nous demander le prix de sa bénédiction. Je le menaçai du bâton pour toute réponse ; là se termina notre entretien. Dans les constructions de la ville, je remarque encore bon nombre de pierres romaines, voire même des tronçons de colonnes.

Avant d’arriver à la ville, nous touchâmes à la source qui se trouve au commencement des plantations de palmiers ; là nous trouvâmes un groupe de jeunes filles des Hammāma occupées à remplir des outres qu’elles chargeaient à mesure sur des ânes. Elles étaient gardées par un chien. Ces filles arabes étaient vêtues de bleu et coiffées avec une certaine grâce, leurs oreilles et leurs cheveux étaient ornées d’anneaux de cuivre qui étaient d’un joli effet. Mais ces demoiselles n’avaient rien de virginal, ni leur timbre de voix, ni surtout leur langage ; il choqua jusqu’à mes guides, qui les appelèrent en moquerie « chiennes de Hammāmiāt ». Leur visage n’avait rien de joli ni d’intéressant, et leurs poitrines étaient un peu plus décolletées que ne le comportent nos idées.

Nous partîmes de Lemmaguès où nous ne fîmes qu’une courte halte pour déjeuner et continuâmes notre route dans un pays qui n’était interrompu que par quelques ravines descendant des montagnes et allant au chott. La végétation était remarquable en ce qu’on y voyait associés le zeita, le souid, le tarfa, plantes qui croissent de préférence dans les lieux bas et près de l’eau, et le halfa du pays, qui, s’il est semblable à son frère des hauts plateaux algériens[106], ne vient ordinairement que sur les endroits élevés et exposés aux vents.

Nous fîmes lever trois outardes, qu’un de mes cavaliers chercha en vain à atteindre à balles. Nous vîmes aussi une petite troupe de gazelles.

Nous atteignîmes enfin l’endroit où était la veille la zmala du khalifa des Aărād, avec une partie des Beni-Zid, mais à mon grand désappointement, nous trouvâmes la place vide. Les tentes avaient été plantées plus loin, et le guide fut d’avis qu’ils avaient pris la direction du Djébel-Chāreb. Je fis néanmoins arrêter ma petite troupe et me décidai à passer la nuit où nous étions. Nous avions pour nourriture des dattes, du pain et des œufs, mais les bêtes de somme eurent à jeûner ; mon cheval seul eut environ la moitié de sa ration habituelle du soir. Le cheikh Săīd de Kébilli partit à cheval pour explorer le pays en avant ; il revint disant qu’il n’avait rien trouvé sinon une tache noirâtre dans le lointain et qui pouvait aussi bien être des arbres que des tentes. Nous nous établîmes donc de notre mieux sur la frontière des Hammāma et des Beni-Zīd, deux tribus puissantes qui ont la plus mauvaise renommée comme pillards et qui, de plus, sont ennemies l’un de l’autre.

Notre repos ne fut interrompu que par les cris d’un chameau égaré. Nous crûmes qu’il était chassé par des maraudeurs et préparâmes nos armes, mais nous nous étions trompés, c’était tout simplement un jeune chameau qui cherchait sa mère.

17 mars.

Nous nous mîmes en marche d’assez bonne heure, continuant à traverser le pays plat et ayant à notre droite les montagnes du Nefzāoua. Nous voyions à gauche le Djébel-Châreb se réunir au Hadifa, pic élevé que j’ai visé à la boussole plusieurs fois pour en déterminer la position. Nous traversâmes de nombreux oueds ; la végétation se montra la même qu’hier.

Peu de temps après le départ, nous rencontrâmes deux ou trois voyageurs qui nous apprirent que la smalah avait campé un peu plus en avant, et bientôt en effet nous l’aperçûmes au pied de la montagne. Le cheikh Săīd fut encore détaché pour aller porter une lettre au khalifa et il nous rejoignit plus tard avec un ordre écrit d’un chef à son remplaçant à Hāmma.

Nous arrivâmes à Aïn el Magroun[107], source qui sort de rochers de grès friables et qui a de petits dépôts calcaires ; il y a là un rassemblement de beaucoup d’eau, mais elle est un peu salie. Dans les berges de grès qui entourent la source, je remarquai des morceaux de bois fossiles passant quelquefois à une couleur et une forme presque charbonneuse ; ces morceaux de bois me frappèrent d’autant plus que leurs dimensions dépassaient de beaucoup tout ce que la plaine renfermait de gros troncs ou de grosses racines.

Nous continuâmes notre voyage et arrivâmes bientôt à la fin des montagnes du Nefzāoua, et aperçûmes alors à l’horizon les hauteurs des Matmata, puis les plantations d’El-Hamma au pied d’une chaîne de hauteurs nommées El-Kheneg. Sur l’un des dernier pitons des montagnes du Nefzaoua, on me dit qu’il y a les ruines d’une petite ville peut-être romaine, perchée comme un nid d’aigle : on l’appelle Belīd Oulad Mehanna.

Il ne nous fallut pas longtemps pour atteindre la petite ville de Hamma. Elle est entourée de plantations et se trouve divisée en deux villages, celui d’El-Hamma, puis celui de Kessàr par environ 40°, à 1 kilomètre de là ; entre les deux villages se trouve le bordj de construction arabe ou turque, où logent des soldats zouāoua. Près du bordj sont les sources thermales qui ont donné son nom à la ville.

Il y en a trois principales :

’Aïn-Hamma l’eau dans les bains 44°,4
dans le petit canal près du bassin 43°,95
’Aïn-el-Bordj Dans les bains 46°,45
dans le bain, à l’ouest 45°,95
’Aïn-Mejada 45°

C’est cette dernière, je crois, qui alimente les bains des femmes.

Les deux bains dont j’ai parlé sont de construction romaine, au moins quant aux fondations, tout entières en fortes pierres de taille ; je dois mentionner qu’au plafond d’une des chambres de bains d’Aïn-Hamma, il y a une pierre, ornée de sculptures et d’une inscription arabe, aujourd’hui trop effacée pour que j’aie pu en tirer un sens. — Il y a là des travaux de bassins, de canaux, etc., qui sont fort intéressants.

La ville de Hamma[108] est bâtie peu élevée, les maisons sont crépies, du moins en partie, et on a mis encore là à contribution pour leur édification de nombreuses pierres romaines et des tronçons de colonnes. L’ancienne ville romaine était près du bordj. Les citadins de Hamma sont très sévères pour la réclusion de leurs femmes. Elles se cachent la figure lorsqu’elles sont obligées de sortir ; leurs vêtements ne diffèrent pas, autant que j’ai pu le voir de ceux des Nefzāoua. Mais j’ai pu voir des visages de petites filles très mignons et promettant de jeunes beautés. Les femmes des Benî-Zîd que je rencontre allant au bain, sont remarquables au moins par leurs coiffures ornées d’une ligne de pièces d’or sur le front. Elles prennent un soin particulier de leurs personnes, et sont plus attrayantes que les femmes des pays que je viens de quitter. Ayant eu l’indiscrétion de jeter un coup d’œil furtif sur le « bain des dames », je pus voir une d’entre elles exécuter devant ses compagnes un pas assez gracieux.

Quant aux hommes de Hamma, ils s’enveloppent dans un haïk grossier souvent de couleur brune et orné au bas d’une frange de cordonnets. Je serais presque tenté de les croire encore plus fanatiques et méfiants que les habitants du Djérid. C’est étonnant. Il y a quelques juifs à Kessár.

18 mars.

Nous partîmes ce matin pour Gabès, et y arrivâmes après une demi-journée de marche. Le pays traversé est assez fortement accidenté, surtout sur la droite ; c’est l’influence des hauteurs des Matmata qui se fait sentir, et peut-être ce système de montagnes a-t-il une grande part dans le soulèvement qui a fait un lac du Palus Tritonis[109].

Nous rencontrâmes beaucoup de troupeaux et d’Arabes s’en allant au désert. C’étaient des Benî-Zîd et des Mehadeba (Zaouiya).

Nous eûmes à traverser de larges plantations avant d’entrer à Gabès, et nous coupâmes enfin l’oued qui forme une petite rivière ; là je vis plusieurs juives assez bien vêtues qui étaient en train de laver leur linge. Je remarquerai à cette occasion que le costume des juives et des musulmanes ne diffère pas à Gabès.

Nous descendîmes à la porte du kaïd qui était en train de rendre la justice, et je n’y restai que quelques instants, car le bruit des plaintes arabes m’est insupportable. Le chef est un homme assez arrondi, et déjà un peu âgé : il me reçut bien et me dit que, ces jours derniers, il était venu ici un Français, voyageant à ses frais avec des spahis de Tunis. Il était en ce moment à Djerba, et devait revenir incessamment.

On me logea dans une belle maison juive, où était aussi le bagage du Français, une de ses mules et un domestique. La maîtresse de la maison, une vieille juive de Tripoli, fit une sortie en poussant des cris épouvantables sur une note qui ferait envie à tous les sopranos possibles en apercevant le monde qui avait envahi son domicile ; elle ne voulut pas croire que je fusse Européen ; il fallut cependant bien qu’elle s’apaisât, et je pus m’établir assez confortablement. — Bientôt il y eut bonnes relations entre les dames de la maison et moi.

Gabès ou plutôt El-Menzel[110], celle des deux villes de Gabès où je suis, est assez bien bâtie. Les maisons sont hautes et blanchies à la chaux ; les pierres des constructions viennent pour la plupart de l’ancienne ville romaine. Il y a un marché et un petit bazar couvert ; quantité de boutiques et ateliers tenus pour la plupart par des juifs, qui sont ici en très grand nombre. Les vêtements des hommes (musulmans) sont les mêmes que ceux d’El-Hamma ; ils sont du reste très variés. Les musulmanes s’habillent comme les juives, à ce qu’on me dit du moins, car elles sont séquestrées avec une grande sévérité. Le costume des juives est assez élégant quoique primitif ; le bleu y domine. Quant aux juifs, ils s’habillent comme ceux d’Alger, avec des culottes noires, turbans, etc., des couleurs et des modes les plus diverses. La population juive peut atteindre 1.000 âmes.

Je trouvai à Gabès une borne milliaire, qui a été apportée d’une ruine romaine près de la mer, à l’est de Ketana et de Zerig-el-Berraniya. — Voici l’inscription[111] :

Fac-similé de l’inscription de la borne milliaire de Henchir Aichou (de la carte de Sainte-Marie), à l’est de Ketana et au bord de la mer, sur la route du pèlerinage. — Pierre aujourd’hui à Gabès où je l’ai trouvée.

J’en ai pris du reste un estampage pour être bien sûr de la lecture.

19 mars.

J’ai été ce matin faire une promenade au bord de la mer, qui est à 3 kil. de la ville. Nous passâmes d’abord le bordj, et laissant Djarra[112] à notre gauche, nous nous dirigeâmes vers la rivière. Arrivés à l’endroit où sont construits d’assez grands magasins pour les approvisionnements de l’armée, je vis quatre ou cinq felouques, ou embarcations pontées ou demi-pontées à voiles latines. C’est là toute la flotte commerçante du port de Gabès, si l’on peut appeler port le bord de la rivière où viennent aborder les bâtiments. Le peu de profondeur de cette rivière, et le manque de port véritable empêchent les bâtiments même d’un faible tonnage de venir toucher ici. Tout le commerce, d’après ce qu’on me dit, est un commerce de cabotage, avec Djerba et Tripoli. — Auprès du magasin, sont étalés par terre plusieurs canons de fer, les uns sans culasse, les autres sans bouche, les derniers enfin tout rongés par la rouille.

Sur la plage qui est très basse (de sorte que j’estime à 2 mètres environ l’altitude de Gabès), je trouvai les mêmes coquillages que je m’amusais à recueillir autrefois à Toulon, et en partie aussi à Trouville. — D’ici j’eus devant les yeux un spectacle que je voyais pour la première fois ; la mer et des plantations de palmiers se touchant presque ; mais la verdure des palmiers qui, au sortir d’un désert, me paraissait si fraîche, me semblait terne et brûlée, comparée avec la belle couleur foncée de la mer.

Je m’assis pour jouir quelques instants de ce bon air et du beau spectacle de la mer qui a toujours eu tant d’attraits pour moi.

Nous nous en retournâmes ensuite, et je remarquai la végétation du rivage où le harmel, le zeita et la plante grasse articulée des marais de la Chemorra (Tougourt) se trouvaient réunis.

Je passe la journée à me reposer, à écrire quelques lettres et à lire un peu.

20 mars.

J’ai été au bord de la mer, et je n’ai pas pu résister à la tentation de prendre un bain, court il est vrai, mais qui, je l’espère, me fera du bien ; l’eau avait environ 15° de même que l’air vers 2 heures et demie de l’après-midi. Les mariniers me disent qu’à l’entrée de l’oued la plus grande profondeur d’eau que l’on trouve à marée haute ne dépasse pas 5 à 6 pieds, une hauteur d’homme.

Je mesure au pas métrique un sas au bord de la mer, pour donner quelque sûreté à mon plan de la rivière de Gabès, qui est tout à recommencer.

J’apprends que le Bey a donné les ordres les plus sévères aux kaïds des villes maritimes de la régence pour qu’ils ne commettent pas d’exactions ; le kadhi est responsable sur sa tête s’il n’avertit pas le Bey le cas échéant.

On me parle beaucoup des montagnes de Ghomerâçen[113], etc. Les tribus arabes qui y habitent (outre les habitants des villes qui sont berbères) sont les plus pillardes et brigandes que j’aie jamais entendu mentionner ; elles ne s’épargnent même pas entre elles. Les hommes ont écrit sur le canon de leur fusil les noms de ceux qu’ils ont tué, et celui qui en a le plus est le plus respecté. On m’en cite qui ont leurs canons de fusils tout couverts de ces marques. Il y a quelque temps, le chef de l’armée des Aàrād[114] vint à Gabès et, pour une raison ou une autre, il voulut soumettre la montagne, en particulier le ksar Mouddenin. Il partit de Gabès, jurant de rapporter tous les brigands enchaînés. Malheureusement les soldats tunisiens portent des pantalons, et lorsque du ksar Mouddenin on vit approcher l’armée, on cria partout : les Chrétiens ! les Chrétiens ! et on commença à écraser l’armée de pierres. Il y eut déroute complète et le chef lui-même arriva malade à Gabès.

21 mars.

Je pars dans la matinée et n’ayant plus de levé à faire sur une route que j’ai déjà parcourue, je fais attention à la végétation qui se compose de halfa, de bou griba à fleurs jaunes et de chih ; vers El-Hamma, en traversant la montagne, on voit apparaître le thym. La vie animale est très animée, je remarque des quantités de fourmis et autres hyménoptères, de lépidoptères et coléoptères.

A notre arrivée, j’envoyai un mokhazeni prévenir le cheikh ; mais il fut reçu comme un chien dans un jeu de quilles, parce que le grossier kaïd de Gabès avait eu la bêtise de renvoyer mes deux cavaliers (de Hamma) sans leur donner seulement de l’orge pour leurs chevaux. Moi-même je fus accueilli on ne peut plus froidement ; le cheikh me fit mener à Kessar, de l’autre côté du bordj. Là, je fus reçu très malhonnêtement ; on refusa de chercher un logis avant d’avoir vu la lettre du Bey. Moi qui l’avais donnée à Gabès, je refusai de la montrer, et, voyant les mauvaises dispositions des habitants, je me décidai à camper en plein air, et j’écrivis à la hâte une lettre au khalifa des Benî-Zîd en le priant d’envoyer du monde pour me tirer de cette position et surtout pour m’accompagner sur la route de Gafsa.

Je vins donc me réfugier au pied du bordj, et le chef de la garnison sortit pour savoir ce que je voulais ; lorsqu’il eut vu les lettres du Bey que j’avais dans mon portefeuille, il se fâcha tout rouge, et ne comprenant pas plus que moi la conduite des gens de Hamma, il me dit : « Il ne nous est pas permis de vous recevoir dans le bordj, mais voici une construction séparée où vous pouvez vous installer, et je vous considère désormais comme mes hôtes ; mes hommes veilleront la nuit sur vous. » Je m’installai, remerciant le brave homme de sa bonté, et à peine étais-je assis que les grands de Hamma vinrent me faire toutes sortes d’excuses et de protestations ; ils me priaient de venir en ville où on m’avait préparé une belle maison. Je refusai net, et eus à résister pendant plus d’une heure à leurs supplications. — Enfin ils me quittèrent et m’envoyèrent à dîner et de l’orge pour les bêtes. — Pour moi, je dînai avec le commandant du fort, qui ne voulut pas se défaire de ses droits d’hôte.

[99]Appelé aussi Cherb-el-Dakhlania.

[100]Ce serait une variante de la voie méridionale de Thélepte à Tacapé de la Table de Peutinger ; d’après Tissot, elle passait par Nefta et la rive méridionale du chott Djérid. (Voir Géog. comparée de la province romaine d’Afrique, II, p. 686 et la note additionnelle de M. Salomon Reinach.)

[101]Le degré d’humidité des chotts varie pourtant d’année en année, selon l’abondance des pluies et l’élévation du niveau des nappes souterraines, qui affleurent et font équilibre à l’évaporation dans les parties basses. C’est ainsi que la mission Roudaire a trouvé sur le même trajet du Kriz au Nefzaoua un sol fangeux et détrempé (rapport cité, p. 41). Ici, comme dans le reste du Sahara, il y a bien desséchement progressif, mais ce desséchement est infiniment lent.

[102]Ces deux inscriptions ont été reproduites par Tissot (Géog. comparée, II, p. 702-703) et dans le Corpus, I. (L. VIII, 84 et 83) d’après les copies de G. Temple et de Tissot lui-même. M. S. Reinach a signalé de légères différences entre ces reproductions et le dessin, dont le fac-similé est donné ici. On sait que Tissot a identifié Tellimīn avec le Limes Thamallensis de la Notitia Dignitatum, le Turris Tamallensis de l’itinéraire d’Antonin. Voir aussi, sur l’occupation romaine de la région au sud des chotts, Cagnat, L’armée romaine d’Afrique, p. 561, 753 et suiv. et le chap. VIII du mémoire du regretté P. Blanchet : Mission archéologique dans le centre et le sud de la Tunisie, avril-août 1895, Nouv. Archives des Missions scient. et litt., IX, 1899.

[103]L’Ad Templum des cartes.

[104]Rhoma ou Rhouma, chef insurgé du Djébel Tripolitain, où il brava successivement les armées des Karamanli de Tripoli, puis des Turcs. Il fut attiré à Tripoli et pris par trahison en 1843.

[105]Appelé aussi Djébel-Tebaga.

[106]Cette remarque n’est pas inutile, car les Tripolitains donnent le nom d’halfa à une autre graminée, Lygeum Spartum L. et appellent l’alfa algérien guedim ou bechna (Les Touaregs du Nord, p. 203). L’alfa algérien est ici près de sa limite sud.

[107]Sans doute l’oued Magroun de la mission Roudaire, ruisseau permanent issu d’une des nombreuses sources qui jaillissent au pied du massif crétacé du Tébaga. (Dru, rapport cité, p. 39.)

[108]Aquae Tacapitanae. Cf. Tissot, II, p. 654.

[109]Duveyrier était parti avec cette idée. Il s’en est expliqué dans une lettre au Dr Barth, datée de Biskra, 19 déc. 1859, dont le brouillon en allemand se retrouve dans ses papiers : « Je regarde comme très probable la connexion du Chott Melrir avec le Palus Tritonis des géographes anciens. Je me représente cette grande dépression reliée jadis aux sebkhas du Djérid, et celles-ci unies à la Méditerranée. Il suffirait d’admettre un soulèvement progressif du sol... » Il ajoutait, il est vrai : « Je me suis arrêté trop longtemps à ces indications incomplètes, et je manque ici à mon principe, qu’un voyageur en route doit bâtir aussi peu d’hypothèses que possible. » — Sur le seuil de Gabès et sa formation, voir notamment L. Dru, Rapport sur la dernière expédition des chotts, Paris, 1881, p. 49-51 et coupe. Sur la région des Matmata, voir P. Blanchet, Le Djébel-Demmer (Annales de Géogr., 1897, p. 239-254) et commandant Rebillet, le Sud de la Tunisie, Gabès, 1886.

[110]L’ancien Menzel a été en partie détruit lors de la prise de Gabès en 1881.

[111]Reproduite dans Tissot (II, p. 199, 811) et dans Guérin (Voyage archéologique dans la Régence de Tunis, II, p. 191) qui la croyait apportée de Henchir Lemtou.

[112]L’autre ville de l’oasis de Gabès.

[113]Ghoumracen, village troglodytique du Djébel el Abiod, appartenant aux Ourghamma.

[114]L’agha des Aarad, comme la plupart des autres gouverneurs de province, résidait à Tunis et venait à Gabès avec sa colonne pour faire rentrer les impôts.


CHAPITRE VI

RETOUR AU DJÉRID PAR GAFSA

22 mars.

En partant du bordj, nous traversâmes longtemps les plantations, au milieu desquelles apparaissaient çà et là quelques maisons habitées, entourées de basses-cours ; après avoir enfin franchi la limite des palmiers, nous entrâmes dans une plaine à végétation de zeita et à sol sablonneux mais solide ; nous y voyageâmes quelque temps et pénétrâmes enfin dans une sebkha qui représente ici le grand chott.

La surface unie et nue, la vraie sebkha, ne dura qu’un instant et nous continuâmes dans un terrain de bonnes terres, avec quantité de chih, de remeth qui apparaît ici, et enfin de sedra. Presque sans discontinuité nous voyons des traces de labours, ce qui prouve assez que le chott n’est plus en cet endroit le même que dans l’espace qui sépare le Djérid du Nefzāoua.

Lorsque nous sortîmes du chott, nous entrâmes dans les montagnes que nous avions eues devant nous depuis le moment où nous avions quitté El-Hamma. La vallée de Hareīga se prolonge ici entre deux lignes de hauteurs : celle de gauche est le Hadīfa ; nous continuâmes longtemps dans cette vallée, trouvant souvent des restes de petits établissements romains, postes et autres ; notamment nous touchâmes à des ruines que je crois être celles d’un petit temple ; les pierres, quoiqu’en petit nombre, étaient d’énormes dimensions et un grand nombre d’entre elles avaient une forme courbe, comme si elles avaient servi à former une arcade.

Après avoir dépassé le Hadifa, nous entrâmes dans l’interminable vallée ou plaine de Săgui. Tous les oueds, à partir de ce moment, prennent leur cours vers la droite. Le sol de cette plaine est excellent et parfaitement labourable ; actuellement, il est vrai, le manque d’eau empêche qu’on ne la cultive, sauf dans des proportions insignifiantes, mais il semblerait qu’à l’époque de l’occupation romaine, il en était tout autrement, à en juger par de nombreuses traces d’établissements romains qu’on rencontre en la traversant[115]. L’oued qui forme le fond de la plaine, et qui reçoit des ravines des deux lignes de montagnes, a pu autrefois contenir beaucoup plus d’eau qu’aujourd’hui. J’entends dire qu’il tient des rhedirs[116] et de grandes mares jusque pendant quatre mois, lorsque la pluie tombe.

Nous avions l’intention de marcher jusqu’à El-Ayaēcha ou El-Guettār ; mais, en route, je fus frappé par trois ou quatre pierres romaines d’assez grandes dimensions, et quoique nous les eussions dépassées, je revins vers elles et, sans descendre de cheval, je pus distinguer une inscription sous un tronçon de colonne. Je fis aussitôt revenir la caravane, et décidai de passer la nuit ici.

Nous trouvâmes un monolithe arrondi, sortant d’une base carrée et couché à terre ; à côté se trouvaient les débris incomplets d’une autre colonne semblable ; c’était sur un de ces débris que j’avais vu l’inscription. La colonne complète avait aussi été couverte d’une longue inscription, mais le temps et la main des enfants arabes, qui s’étaient amusés à marteler l’inscription, l’avaient rendue illisible. Je pus bien reconnaître çà et là quelques lettres isolées, mais n’avais pas le temps de les copier ; le travail eût été trop long et trop pénible. Je le laisse à un successeur. Outre le tronçon de colonne gisant sur le sol, il y en avait un autre à demi enterré ; un peu de travail le mit à jour, et j’eus le bonheur d’y trouver une partie de l’inscription qui devait être fort longue. Comme cette inscription est très incomplète[117], je me contenterai de reproduire ce que j’ai pu y reconnaître.

Deux tronçons de colonne portant une inscription. Săgui (route de Gabès à Gafsa). Inscription relative à une fortification de la route de Gabès à Gafsa. Borne milliaire de Săgui.

Lorsque nous eûmes fini de déterrer ces pierres, j’en vis une autre dont la partie visible, peut-être longue d’un mètre, me parut être une pierre tumulaire, et, ignorant ses dimensions, je fis commencer le travail pour la déterrer. Le premier résultat de notre travail fut de découvrir que cette pierre était longue de plus de 2 mètres, large de 50 centimètres et épaisse de 45. Nous n’avions pas d’autres instruments que des couteaux et des piquets de tente, et mes six hommes parvinrent à renverser cet énorme bloc. Mais nous fûmes bien récompensés, car nous trouvâmes une belle inscription très peu endommagée.

Pour illustrer nos mœurs, je noterai qu’au moment où la pierre cédait à nos efforts, on signala trois hommes à l’horizon ; comme ils étaient encore assez loin, nous terminâmes le travail et courûmes ensuite à nos armes. Je pris moi-même mon revolver et allai gratter un peu mon inscription. — Nous avions fait de grands préparatifs guerriers, inutiles heureusement, car les arrivants étaient de petits marchands sans armes, qui poussaient devant eux quelques agneaux et chevreaux qu’ils venaient d’acheter aux Hammāma. Je leur achetai un agneau pour récompenser mes hommes (5 fr.) et si nous avions eu de l’eau à volonté, nous aurions été les plus heureux des mortels. Il fallut souffrir de la soif, moi excepté. Nos pauvres bêtes de somme aussi furent obligées de rester à jeun, car le pays ne produit que du chih et du remeth, et les bêtes ne mangent que très peu la première de ces plantes seulement[118].

L’inscription que nous venions de déterrer était une borne milliaire[119] et son contenu très intéressant, quoique les chiffres aient été proprement martelés à l’époque romaine sans doute.

23 mars.

Les maîtres des agneaux qui avaient passé la nuit avec nous, et aussi sacrifié un agneau de leur côté, nous firent changer un peu notre direction. Nous voyions devant nous une chaîne de montagnes ; il s’agissait de savoir si nous passerions à droite ou à gauche : nous suivîmes leur conseil et prîmes à gauche.

Le pays était identiquement le même que celui que nous avions traversé hier, et nous rencontrions encore de temps en temps des restes de constructions romaines, que je pris pour des fermes. Je dois noter spécialement la première ruine, qui se trouve à 480 mètres au nord-ouest des inscriptions, et qui par ses restes de pierres de taille énormes me fait penser qu’il y avait là un petit temple ou tout autre bâtiment public. Nous laissâmes bien loin sur la droite, près des montagnes, une « porte », probablement un arc de triomphe dont me parlent les cavaliers du makhzen.

Au bout de quelque temps, nous arrivâmes à une construction romaine connue sous le nom de Henchir es Somăa. C’est un monument tumulaire en forme de tour carrée ; l’intérieur que l’on peut voir à travers les dégradations formait une chambre carrée aussi haute que le monument. Le tout peut avoir 15 pieds de haut, pas plus de 20 pieds. Le monument a aujourd’hui une position inclinée du côté de l’ouest, ce qui tient aux pierres qui ont été arrachées de la base de ce côté.

[Illustration : Monument tumulaire]

Je fis une esquisse rapide de cette ruine, et pendant que je déjeunais, un cavalier étant parti questionner des bergers dont nous voyions les moutons au loin, revint avec la nouvelle que nous nous étions trompés de route. — Un cavalier du kaïd du Nefzāoua qui nous rejoignit bientôt, emmenant avec lui un domestique du kaïd et une négresse sur un mulet, nous tira d’embarras en nous montrant la route.

Nous coupâmes la montagne, du moins une partie très basse de la montagne, à un endroit où la route romaine de Gafsa à Tacape devait aussi passer, à en juger par les restes de constructions qui se montraient de temps en temps à droite et à gauche de la route et par des lignes de pierres qui me semblent avoir été mises pour démarquer la voie romaine. Outre les plantes de Sagui, je notai ici le retem, le rhardeg et le harmel.

La montagne était de calcaire ; quelquefois le sol prenait une teinte verdâtre due à des argiles (?) ; enfin dans ces endroits on remarquait des pierres luisantes : sulfate de chaux à l’état cristallin grossièrement fibreux.

Nous entrâmes ensuite dans une autre plaine où nous rencontrâmes encore des traces de labours. Là il nous arriva un petit accident, un de nos mulets tomba par terre, et entra dans des convulsions qui me firent craindre qu’il ne mourût. Cependant ce n’était qu’une violente colique, et peu à peu il se remit et nous pûmes enfin gagner El-Guettar.

El-Guettār est une petite ville, ou plutôt un village, bâti en pierres et en terre à la manière arabe ; on n’y remarque pas la moindre trace d’occupation romaine. Du reste, la ville est très peu importante et les maisons sont la plupart en ruines. El-Guettār possède des plantations de palmiers et d’oliviers en proportion avec son importance. Les dattes se nomment kĕsébba. Les habitants s’habillent comme ceux du Nefzāoua et les femmes, quoique vêtues de bleu, mettent aussi un haïk blanc. Leur coiffure est la même que celle des Nailiyat, avec les fausses tresses de chaque côté de la tête. Au reste, la ville compte comme arabe et les habitants ont une renommée de pillards.

D’après le Nautical Almanach, le Ramadhan ne devait commencer que demain (à Constantinople ?), mais la question étant grave, beaucoup d’individus se mirent à consulter le ciel, et vinrent me dire que la nouvelle lune avait paru et s’était couchée presque aussitôt.

El-Guettār est appuyée sur un renflement du bas de la montagne[120].

24 mars.

J’ai oublié hier de dire deux choses intéressantes sur Guettār. La première est relative à la nature des eaux qui arrosent les plantations. On creuse des trous assez vastes de 3 à 6 mètres de profondeur, selon la proximité de la montagne, et on met à découvert un ruisseau d’eau. Je crois que les palmiers plongent leurs racines dans l’eau, mais pour les grains, etc... on les arrose à force de bras au moyen de puits semblables à ceux des Beni-Mezab.

La seconde est d’autant plus remarquable qu’ordinairement les Arabes ne se confient pas vite au premier venu. Mais à peine étais-je installé dans la maison du cheikh que plusieurs habitants de Guettār vinrent me trouver et me dirent en levant les mains au ciel : « Mon Dieu, combien nous désirerions que les Français fussent les maîtres de ce pays ! »

Je restai à Guettār la première partie du jour ; je dois remarquer que les femmes jouissent ici d’une grande liberté. Elles causèrent sans façon avec moi, et me contèrent leurs petits « bobos ». Une de ces dames était évidemment malade du poumon, et j’eus l’indiscrétion de lui demander à voir l’endroit où elle souffrait. Cela ne fit aucune difficulté. Aussi sa complaisance fut-elle payée par un peu de médicaments et de bons conseils, comme celui de porter de la laine. En effet, toutes les femmes de ces contrées se vêtent de coton.

Après avoir pris la hauteur du soleil à midi, nous nous mîmes en route. Nous trouvâmes une plaine très unie, entourée de montagnes que nous n’atteignîmes pas. Le paysage ne variait qu’en ce qu’il était plus ou moins inculte ; le changement fut très sensible lorsque nous approchâmes de l’oasis de Lâla. Nous traversâmes alors des champs de céréales en orge.

Le camp de l’armée du Bey Hamouda[121] nous apparut de loin avec ses tentes blanches, et lorsque nous approchâmes, je pus m’amuser à considérer le mouvement extraordinaire qui y régnait. Il y avait une foule de cavaliers allant et venant, des soldats vêtus à l’européenne ; au milieu des tentes des soldats on remarquait deux pavillons surmontés d’une pomme dorée : c’étaient les tentes du Bey Hamouda et du ministre garde des sceaux. Le camp était entouré de tentes d’Arabes qui probablement étaient là pour le service des munitions de bouche, enfin on voyait dans la plaine des troupeaux de chevaux, qui avaient été enlevés dernièrement au Hammāma, soit comme complément du tribut, soit comme amende.

Nous passâmes au milieu de tout ce mouvement, causant beaucoup de surprise. Nous nous arrêtâmes dans la ville de Gafsa, qui se trouvait de l’autre côté de l’oued Beyâch, à la maison de Si elʿAbidi, khalifa de Si ʿAli Saci. Mais comme on ne mettait pas trop d’empressement à nous recevoir, et surtout parce qu’on prétendait me faire partager un logis avec d’autres étrangers, je me remis aussitôt en selle, et allai avec Ahmed et un mokhazeni, voir Si ‘Ali Saci[122].

On me fit attendre assez longtemps dans sa tente, et Ahmed fut mandé pour donner des détails sur ma personne. Enfin le seigneur parut, me salua d’une manière très affable, et me fit asseoir à ses côtés ; je lui remis aussitôt les lettres que j’avais à son adresse et lorsqu’il les eut lues, il donna des ordres pour mon installation et me pria de rester à déjeuner avec lui après le coucher du soleil.

J’acceptai volontiers son offre et envoyai Ahmed présider à mon installation.

Pendant que j’étais dans la tente de Si ʿAli Saci très occupé alors par les affaires financières de son département, je reçus la visite de plusieurs Européens au service du Bey ; tous me parurent très bornés, et me déplurent au plus haut degré ; je dois en excepter seulement le médecin du Bey, qui sait le français et est à part cela un fort aimable homme.

Après le dîner, je partis pour Gafsa où je trouvai tout à souhait. Cependant je ne pus pas bien dormir, à cause du bruit que firent les gens de la maison, qui se disputaient pour avoir leur dîner d’abord, et ensuite se mirent à chanter et à rire d’une manière désespérante. Je suis à part cela dévoré par des puces depuis le Nefzāoua[123].

25 mars.

Je me levai tard, et me rendis de bonne heure au camp ; j’y eus un bout de conversation avec Si ʿAli Saci toujours très occupé, et j’allai déjeuner chez le médecin, à qui le Bey a fait cadeau d’un cheval hier ; nous eûmes un fameux repas venant en partie de la cuisine du Bey, avec vin de Marsala.

Je revins en ville plus tard que je ne l’aurais voulu, et en route on me montra l’exécuteur des hautes œuvres, qui porte l’habit d’un canonnier à cheval. Je trouvai le Khalifa tout prêt à nous montrer les inscriptions latines que renferme la ville. Je crus d’abord qu’il n’y en avait que quelques-unes, mais le travail fut beaucoup plus grand que je ne l’avais pensé. Je ne connaissais pas encore bien le labeur de la lecture d’une inscription endommagée ; et ce labeur se renouvela douze fois dans mon après-midi. La plupart des inscriptions sont très avariées, étant toutes placées dans les murailles des maisons, en dehors, et quelques-unes à moitié enterrées dans le sol. Si j’étais plus ferré en archéologie, peut-être eussé-je rendu, mieux que je ne l’ai fait, ces monuments épigraphiques, mais enfin je vais livrer ici le résultat de mes lectures[124]. Quant à des estampages, l’état inégal de la surface des pierres n’aurait pas permis de donner grand’chose de bon.

Dans notre promenade nous touchâmes au Termīl, qui est la source célèbre de la ville, elle est près du bordj, et on y descend par quelques marches ; toutes les constructions à l’entour sont fort solides et datent de l’époque romaine. Le bordj lui-même est un magnifique fort, le plus beau de la régence après ceux de Tunis ; il occupe un vaste emplacement et est fort élevé ; l’architecture en est élégante. Je vis aussi en me promenant l’arc de triomphe (?) et aussi les ruines d’une église chrétienne dont les arcades sont encore très bien conservées.

Au point de vue pittoresque, le fait le plus intéressant de ma journée est ma visite à un juif nommé Moucti ; il est Algérien d’origine, sa maison est un petit palais, et il a une nombreuse famille ; il me reçut dans une chambre avec un lit à rideaux, pendule, etc., et me fit servir de l’absinthe du pays qui est excellente et des gâteaux. C’est une jeune et belle femme qui me servit ; elle peut servir de type du costume des dames de la famille et, me dit Ahmed, des Tunisiennes en général. Ce qui le caractérise est le pantalon collant, depuis la cheville jusqu’au haut, et l’espèce de juste-au-corps collant sur la poitrine. C’est un singulier contraste avec l’ampleur des autres modes musulmanes, mais il n’est pas dépourvu d’élégance, et là il était fort bien porté. Je fus très bien reçu par tout le monde et avec des manières très gracieuses.

Le soir, je vais dans le bordj faire des observations astronomiques complètes.

26 mars.

Aujourd’hui j’ai fini ma tournée archéologique, et quoique j’aie encore trouvé trois inscriptions, je ne doute pas que je sois loin d’avoir tous les documents épigraphiques de Gafsa.

Je profitai de ma promenade pour observer près de la maison du Bey un vaste bassin, vraie piscine de construction romaine, dont l’eau est encore plus chaude que celle du Termīl. Il y a des poissons, les mêmes que ceux du Termīl, dont j’aurais bien voulu prendre un échantillon, car je suis bien sûr qu’ils forment une espèce nouvelle pour moi, c’est-à-dire différente de celles que j’ai observées jusqu’à présent en Afrique.

Je me promène avec un tailleur de pierres de Dresde qui, bien que jeune encore, a vu beaucoup de pays ; maintenant il est ici un des élégants du pays, s’est fait musulman ; il travaille à construire des maisons et gagne, me dit-il, 5 fr. par jour. Il me propose d’aller voir vers l’ouest de la ville de vastes carrières souterraines du temps des Romains, mais comme ce fait a moins d’intérêt pour moi que pour lui, je me borne à en prendre note.

Je vais au camp. L’armée reste encore attendant l’argent d’El-Ayaēcha qui ne paraît pas se presser. Si ‘Ali me reçoit toujours très bien, je prends congé de lui, car demain je me mets en route.

Le Bey a demandé hier à son médecin quelques détails sur moi.

Source du Termīl = Temp. 30°.

Puits de la cour = Temp. 23°,5, prise le 28 au matin.
Prof. 11 1/2 dra = 5m,75.

27 mars.

Nous partîmes de Gafsa assez longtemps après le lever du soleil, car le seul moment où je puis dormir dans cette ville est précisément le matin, où les puces qui font aussi le ramadan me laissent un peu de repos.

La route qui nous mène à Hamma était trop longue pour l’heure de notre départ. Nous suivîmes tantôt de près tantôt de loin le cours de l’oued Beyâch, qui change plusieurs fois de nom en cette petite étendue de pays. L’oued forme le fond d’une large vallée ou plaine bordée à gauche par le Djebel-Chareb, et à droite par la continuation des montagnes de Gafsa. Il finit réellement à Tarfaouï où nous traversâmes une sorte de chott sablonneux, mais cependant plus loin, et jusqu’à près d’El-Hamma, je pus voir le fond de la plaine occupé par une sebkha allongée ressemblant à un oued.

Vers la fin de la journée nous nous rapprochâmes des dernières hauteurs du Chareb ; nous rencontrâmes là plusieurs piétons hammāma qui nous firent hâter la marche ; je ne puis pas m’expliquer la terreur que ces gens inspirent à mes compagnons de route. Cependant un chaouch alla voir ce qu’ils voulaient, et nous trouvâmes de simples voyageurs comme nous. Un de ces Hammāma se joignit à nous.

Nous n’atteignîmes El-Hamma que bien tard dans la nuit ; j’arrêtai mon itinéraire à la Hadjra Soûda, pour le reprendre demain. A notre arrivée, nous fûmes reçus par un ami de Si ʿAli Saci auquel ce seigneur nous avait recommandés.

28 mars.

L’oasis d’El-Hamma a environ 380 hommes de population, ce qui donne un chiffre d’environ un millier d’habitants. L’année dernière, le pays ne payait que 4.000 réaux ; cette année, il donne 12.000 réaux ; la différence de l’impôt tient à ceci, que l’année dernière il y avait un autre cheik, et qu’un homme de l’oasis alla au Bey et lui dit : « Donne-moi El-Hamma, je te donnerai un revenu triple de ce que cette oasis te rapporte. » C’est ainsi que se passent les choses dans ce pays ; ainsi aujourd’hui chaque homme de la ville est taxé à 31r,6, soit environ 21 fr. !

J’ai couché à Nemlāt, un des villages de l’oasis.

Ce matin, j’ai été me promener à cheval, j’ai vu les sources d’eau chaude, qui sont d’eau douce ; on y voit une piscine et une ligne de pierres, un quai de construction romaine. — Voici les températures :

Ruisseau sortant de terre 37° 3
Dans l’eau, près d’une source dans le sable 39° 1
Dans la piscine, à la source 39° 6

Plus loin, je visitai la Hadjra Soūda, rocher noir qui se montre isolé à peu de distance des palmiers sur la route de Tunis. Ce rocher est curieux, en ce qu’il est évidemment d’origine plutonienne, ou métamorphique ; il est de couleur noire et de structure ovoïde ; il est très dur. La forme est allongée, on voit que c’est une roche éruptive qui a été poussée des sous terre par une force qui a probablement donné naissance à une hauteur que l’on voit à côté.

L’oued d’El-Hamma est d’eau salée et tiède ; il nourrit de singuliers petits poissons, qui portent leurs petits dans leur bouche[125], et Si-Mohammed ben Rabah me dit qu’ils appellent leurs petits en battant des nageoires, à la manière des poules, que les petits savent ce signal et viennent se réfugier dans la bouche du gros.

Les constructions de Hamma sont moitié comme celles du Djérid[126], moitié comme celles des qsours[127] ; mais on n’y voit pas d’élément romain.

Nous rencontrons ici un Nemmouchi des Oulād el ʿAïsawi, qui vient demander au Bey, pour sa tribu, la permission d’entrer dans la Régence ; il me dit qu’ils m’amèneront en paix à Négrīn, si le Bey le leur demande, mais à part il dit à Ahmed que, s’il avait su que nous étions en voyage, il serait venu nous égorger tous deux de nuit, parce que nous sommes des chrétiens !

Il me dit qu’il y a un mois, la nouvelle leur est arrivée que les Kabyles se sont révoltés et nous ont vaincus et que les Français, en désespoir de cause, ont promis 50 douros et un cheval à quiconque viendra à leur secours (des Musulmans) !

J’arrive à Tōzer en très peu de temps, et y trouve le vice-consul qui m’installe dans une maison à côté de la sienne.

29 mars.

J’ai passé la journée, à la maison, à mettre au courant mes itinéraires, et, le soir, j’ai calculé quelques latitudes.

Aujourd’hui comme hier, le temps est lourd et le ciel couvert de nuages transparents.

Le soir, un coup de vent à la tombée de la nuit disperse mon herbier qui était à sécher ; je crains bien que beaucoup de plantes ne soient perdues. C’est un coup de « chĕhili[128] ».

Je détermine le genre des poissons de l’oued de Hamma, de Termīl, etc... Ce sont des « cyprinus » (Cuvier) ; dans l’édition allemande de Vogt, ils ne sont pas décrits et probablement ils ne le sont pas du tout.

30 mars.

Ce matin, au moment où j’y pensais le moins, lisant sur mon lit, je vois ma cour envahie par des hommes et des chevaux. Je demande ce que cela veut dire et prie tout le monde de s’en aller. Mais comme le sont souvent les serviteurs des hommes les plus gracieux, ces gens font la sourde oreille et refusent de m’obéir. Il y a longtemps que la moutarde me chatouille le nez à propos de l’insolence des gens du makhzen. Cette fois, le manque de politesse est trop formel ; je n’y tiens plus, et empoignant la chaise de Si Mohammed, je fais une charge furieuse sur hommes et chevaux et en deux minutes suis maître du champ de bataille.

Dans la soirée, arrive le voyageur français dont j’ai parlé à Gabès : c’est M. Guérin, professeur de rhétorique et voyageur historien. Il connaît déjà l’Orient et nous nous connaissons de Paris où nous suivions ensemble les cours de M. Caussin de Perceval. Il arrive dans un état déplorable, car ils ont été assaillis en route par l’ouragan d’ouest dont nous n’avons pu nous faire qu’une faible idée en ville. Nous causons tout de suite d’inscriptions, et rectifions mutuellement quelques erreurs que nous avions commises dans les lectures.

Le khalifa qui vient voir M. Guérin me fait ses excuses sur ce qui s’est passé ce matin.

L’armée est arrivée à Hamma et viendra demain ici.

31 mars.

Ce matin, le Bey a fait son entrée avec sa petite armée ; on a tiré vingt coups de canon pendant une petite revue que le Bey a faite à son arrivée.

Je vais voir Si ʿAli Saci qui me reçoit avec une extrême politesse et se tient debout pendant que nous causons. Il promet de m’expédier après-demain, et demain il me donne du monde pour aller à Sebaa-Regoud ; la caverne a quelque chose d’intéressant au point de vue géologique.

Promenade à Belidet-el-Hadar[129] avec M. Guérin[130] ; nous reconnaissons, auprès du minaret dont j’ai déjà parlé, le plan par colonnes d’un vaste temple ou église ; les entrepas des colonnes ont 2m,50 environ. M. Guérin est d’avis que les buttes de sable et de débris de brique qui entourent la petite ville marquent la circonférence de l’ancien Tusurus. Nous trouvons près de là un puits romain carré, de nombreuses pierres dans les maisons.

Puis nous visitons la prise d’eau romaine, qui est encore très bien conservée.

1er avril 1860.

Je vais voir encore une fois le Djebel Sebaa Regoud.

Je n’ai qu’une note topographique à ajouter à celles que j’ai déjà, c’est que 600 à l’ouest de Keriz, on coupe l’oued Sebie Biar qui sort de la montagne ; à sa source il y a un puits romain (carrière) ; l’oued est petit et va arroser les palmiers.

Gravure rupestre du Djebel Sebaa Regoud trouvée sur un banc plat de concrétions calcaires très solides, épais de 0m,10 à 0m,15, reposant sur des grès. (H. Duv.)

La grotte ou plutôt les grottes[131] sont dans un ravin, au nord un peu est de la ville, à une petite distance. Celle que j’ai visitée, la plus grande, se divise en deux branches ; la branche profonde est très difficile, on n’y pénètre qu’en rampant sur le ventre, et souvent la paroi est trop étroite pour qu’on passe les deux épaules en même temps. Dans la chambre étroite où on arrive il y a beaucoup de fossiles dont j’ai pris des échantillons ; on trouve sur la paroi des stalagmites en forme de couches. Sur une de ces couches je lus : READE 1845. La grotte ne s’arrête pas là, elle se prolonge par différents couloirs ; un tailleur de pierres allemand me dit qu’on voit encore les traces des coups de marteau qui ont servi à la creuser, et que l’un des couloirs conduit à une chambre taillée de main d’homme.

Je retourne ensuite à l’inscription[132], dont je complète le dessin, je découvre un peu plus haut, sur la même plate-forme, une figure grossièrement taillée comme l’inscription elle-même. C’est peut-être une grossière imitation de la lune[133]. Dans le ravin, je remarque la formation de la montagne. Les assises les plus basses qui soient découvertes sont des bancs de terre glaise sans fossiles, alternant avec des bancs de sable fin et entassé (grès très tendre en formation) et remplies de jolis petits cailloux de quartz hyalin ou autre et de silex. Par-dessus tout cela vient le calcaire coquillier marin.

2 avril.

M. Guérin revient aujourd’hui de Nafta. Nous faisons une grande tournée dans l’oasis. Puis nous revenons en ville et nous voyons les différents quartiers qui sont : au S.-O. Zebda ; au S. Oulad el Hādef, à l’E. un peu N. Zaouyet Debabsa qui est séparée de la ville, au N. Oussouāu, au N.-N.-O. le tombeau du Sidi ʿAbīd, à l’O. un peu N. Guetna, à l’ouest Masrhona et un peu plus loin Cherfā.

A un petit partage d’eau de El ʿAguela dans l’oued Zebbāla, à 4 h. 1/2, l’eau avait 28° 4, l’air au thermomètre fronde 26°,4.

3 avril.

J’ai oublié de mentionner hier qu’outre de nombreuses pierres romaines, fondations de maisons, colonnes (dont une de marbre), constructions dans les saguias, partages d’eau, etc., que nous avons rencontrés dans les plantations et les villages de Tōzer, nous avons encore remarqué en ville une pierre portant une branche de zizyphus lotus très bien sculptée en relief.

[115]Sur l’occupation romaine du sud de la Tunisie, voir, outre les ouvrages généraux de Tissot, Cagnat, Gauckler, Toutain, etc., les études du Dr Carton (Revue Tunisienne, 1895, p. 201, 1896, p. 373, 530), de P. Blanchet (rapp. cité, N. Arch. des Missions, IX, 1899) et de A. du Paty de Clam (Bull. de Géogr. historique et descriptive, 1897, p. 408-424).

[116]Flaques d’eau douce.

[117]Voir la reconstitution dans Tissot, II, p. 658.

[118]Ceci ne s’applique qu’aux chameaux du sud algérien et tunisien. C’est ainsi que ceux de la Cyrénaïque mangent très bien le remeth (Rohlfs, Kufra, p. 538) et que ceux du Fezzàn font du chih leur nourriture favorite (Ascherson, Kufra, p. 481). C’est précisément la répugnance des chameaux à se nourrir de plantes inaccoutumées qui oblige les caravanes à changer d’animaux dans la traversée du désert.

[119]Dite milliaire d’Asprenas. (Cf. pour lecture plus complète Tissot, II, p. 650 et C. I. L., VIII, 10023.)

[120]Le Djébel Arbet ou Orbata (crétacé).

[121]Frère du Bey régnant.

[122]Kaïd du Djérid.

[123]On sait que la puce épargne le Sahara proprement dit.

[124]Voir à l’Appendice.

[125]M. Warnier me dit que probablement les poissons de Hamma gardent leurs petits dans leur bouche pour empêcher que la chaleur de l’eau ne leur fasse mal.

[126]C’est-à-dire en briques.

[127]C’est-à-dire en tôb (argile séchée au soleil).

[128]Sirocco.

[129]Ou Bled-el-Adher : un des villages situés dans l’oasis de Tōzer.

[130]Voir V. Guérin, Voyage archéologique dans la Régence de Tunis. Paris, 1862, in-8o.

[131]Elles ont valu à la montagne le nom de Sebaa Regoud « des Sept Dormants ». Voir sur la légende Tissot, II, p. 366, 683.

[133]On lit dans une note de Duveyrier : « M. Tissot a donné, page 480 du tome I de sa Géographie comparée, la reproduction de mon dessin, sans en indiquer la provenance. M. Tissot comptait réparer cet oubli. »


CHAPITRE VII

DE TOZER A BISKRA

Nous partîmes de Tōzer un peu trop tard pour la route qui nous attendait. Jusqu’à Hamma nous ne vîmes rien que je n’eusse noté auparavant ; nous entrâmes alors dans des marécages qui évidemment sont cause de l’insalubrité de toute l’oasis. Ils s’étendent vers le chott, et sont formés par les eaux de l’oued qui se perdent peu à peu dans les terres.

Notre marche était peu rapide, aussi mîmes-nous beaucoup de temps à sortir de ces terrains glissants et meubles peu propres à la marche des chameaux.

Après les marécages vint une curieuse nature de terrain ; c’était le bas de l’oued Beyāch, endroit où autrefois avait séjourné la mer, à en juger à la fois par la nature de sebkha du sol, et surtout par les coquilles de Cardium edule[134] qui s’y trouvaient mêlées à celles du Bulimus truncatus apporté par les eaux de l’oued. La végétation devient ici plus rare ; les tamarix s’y maintinrent cependant toujours. Toute cette plaine est très dangereuse à cause des excursions de maraude qu’y font les Hammāmas d’un côté et les Nemēmcha de l’autre. C’est pourquoi nous ne marchions pas sans quelque inquiétude, et les mokhazenis nous racontèrent différentes histoires terribles de drames qui s’étaient passés dans cet endroit.

Enfin nous entrâmes dans le chott[135], qui est une petite imitation du grand chott de Nefzāoua ; il finit par former plusieurs bassins de plus en plus bas, fournis d’une végétation assez riche quoique uniforme, elle se compose principalement d’une plante nommée « goreyna » et de « zeita ».

La nuit nous surprit en route, ce qui nous fit hâter la marche ; après, nous débouchâmes dans une plaine uniforme et aride, et enfin, au moment où nous nous rapprochions de Chebika, nous nous trouvâmes sur un champ de pierres très dures, qui ont été apportées de la montagne par les ravines qui en descendent. Quelques-unes de ces pierres atteignaient une grande dimension.

La montagne que nous longions en nous en rapprochant est très régulière à son sommet ; en cet endroit, elle avait une altitude croissante de droite à gauche jusque vers Chebika.

Nous coupâmes au bas des palmiers les fondations des murailles d’une ville romaine qui, d’après ce que j’ai vu le lendemain, doit avoir eu une certaine importance ; cet endroit est aujourd’hui consacré à des cultures de céréales. — Nous montâmes ensuite dans les plantations (ici l’expression convient très bien), nous les trouvâmes arrosées par des eaux courantes, où l’on remarquait çà et là dans les canaux des pierres grossièrement taillées, mais évidemment de travail romain, qui ont été apportées des ruines de la ville, ou bien même sont peut-être encore à leur place.

Arrivés au petit village de Chebika, on fit quelques difficultés pour nous recevoir, car on craignait quelque exaction du Bey, mais lorsqu’on nous eut bien reconnus, il fallut nous loger, et l’on choisit une maison au sommet de la ville. — Les rues sont tellement agrestes qu’il fallut décharger les chameaux à la porte de la ville, et monter le bagage à bras d’hommes. Voyant que j’avais à faire à de pauvres gens, je les avertis tout d’abord que je paierais tout ce qui me serait livré. Je me couchai bientôt ; et ne pris pas part au dîner qui fut très maigre.

4 avril.

Ce matin, je pus examiner la curieuse position de Chebika. Elle est bâtie en amphithéâtre sur un rocher, entre deux ravins qui descendent de la montagne. Au nord du rocher s’élève un roc peu important, mais qui présente de curieux murs bâtis très anciennement sur certains côtés pour compléter une forteresse naturelle. Ne pouvant pas très bien reconnaître l’âge de ces constructions, j’en ai pris un échantillon de ciment. La source de Chebika, ʿAîn Chebika, coule du nord et descend à l’est arroser les plantations, qui s’étendent au sud ; on trouve encore un bouquet de palmiers à l’ouest ; ce dernier s’appelle ʿAin Beidha. Du reste, la ville compte à peine 20 hommes, ce qui donne un très petit chiffre de population totale. Ce sont des Hammāma. La tradition leur rappelle que le nom chrétien de cette ville ou plutôt sa traduction est Qoçeïr Ech-Chems, le château du soleil (ηλιοπολις). Ils prétendent aussi que les chrétiens fendirent une partie de la ravine pour amener l’eau à la ville.

Je retournai voir les restes de l’ancien établissement ; il s’étend sur toute la ligne sud des plantations. Cette promenade me convainc une fois de plus de l’importance de ce point sous l’occupation romaine ; cependant les pierres y étaient très mal taillées[136].

Les habitants de la ville sont pauvres, comme je l’ai dit, mais j’ai vu quelques jolies femmes, toutes vêtues à la mode occidentale.

Je partis ensuite pour Midas ; outre mes deux mokhazenis, on nous donna cinq hommes armés de fusils, dont on me vanta beaucoup le courage, mais dont la conversation annonçait très peu de décence. Nous longeâmes pendant quelque temps le bord de la montagne[137] puis arrivâmes à un endroit appelé Foum en Nâs. C’est une fort large ouverture dans la montagne, qui donne passage à une petite rivière[138] qui se perd près de là et qui est employée en partie à arroser des semis de céréales que nous apercevons verdoyants. Nous entrons dans cette coupure et rencontrons l’oued, tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, l’eau en est fraîche et bonne. Le chemin devient plus difficile à mesure que les rochers se rapprochent, et bientôt ils nous rendent la marche très pénible. Vers cet endroit, j’aperçus, à mi-hauteur de la montagne, les ruines d’un petit fort romain, où l’on reconnaît encore une partie de voûte ; il pouvait avoir 25 mètres de long sur 8 mètres de large environ, et commandait le passage ; il porte aujourd’hui le nom de El-Hānout. Plus loin je touchai une petite source appelée El-ʿAouina, elle sort du roc vif et est réputée fraîche en été ; son eau a 21°,9. Nous montâmes ensuite dans des passages où c’est un miracle que les chameaux et les caisses ne se soient pas mille fois renversés. Nous marchions fort lentement, et, après deux petites terrasses que nous atteignîmes, nous retombâmes dans l’oued, qui nous conduisit presque aussitôt en vue des palmiers de Tamerza.

Nous laissâmes les palmiers à droite, et entrâmes dans un affluent de l’oued, qui porte le nom d’El-Oudey, et qui contribue pour un petit filet d’eau. Les deux côtés de la montagne formaient comme deux murs presque à pic, qui tantôt, s’élargissant, bordaient une surface de sable unie, tantôt se rétrécissaient et formaient des défilés des plus pittoresques et des plus curieux. Les tamaris persistaient ; l’eau courante était couverte par places d’une petite cypéracée que j’ai cueillie à Nafta. Nous passâmes à Garen un premier défilé, auprès duquel celui d’El-Kantara n’est rien ; les murailles me parurent être d’un marbre grossier ; deux vautours planaient au-dessus de leur domaine, et les excréments répandus par endroits indiquaient qu’ils avaient là leurs nids. Toute cette partie de la montagne présentait des traits géologiques très prononcés ; des couches inclinées attestaient le mode de formation[139]. Après des détours et des montées sans fin, où hommes et bêtes se trouvaient épuisés, surtout ceux qui jeûnaient, nous fûmes obligés, pour passer un défilé, de décharger les caisses et de les porter à bras d’hommes ; peu après, nous aperçûmes sur les hauteurs les restes d’un petit blockhaus carré romain, encore assez bien conservé, qui dominait le passage. Nous gravîmes ensuite une pente et, redescendant de l’autre côté, nous nous trouvâmes à côté de Midas.

L’oasis de Midas est située comme un nid d’aigle dans une assiette[140] au milieu de la montagne ; les ravins qui l’entourent ne la laissent accessible que d’un côté où l’on voit plusieurs koubbas appelés les Sebaa Regoud. On entre dans la ville par les plantations, et, de l’autre côté, les maisons sont suspendues sur un ravin ou précipice comme à Constantine ; la population de Midas peut monter à 30 hommes environ. Ce sont des Beldîa. Toute la petite oasis présente les sites les plus charmants ; les jardins offrent un sauvage pittoresque que l’on y rencontre rarement ; quelques palmiers surtout, à la tête du ravin, adossés à un rocher à pic de strates horizontales, me tentèrent beaucoup pour un croquis, mais je crus devoir y renoncer.

Nous fîmes notre entrée en ville par la seule porte qui s’ouvre dans la muraille (comme à Chebika) et fûmes bien reçus quoique froidement. Il n’y eut qu’un petit incident fâcheux, ce fut une scène d’injures que fit le maître de la maison où on nous installa, un nègre, qui fit sortir les mokhazenis de leur assiette et engagea une lutte corps à corps, dans laquelle ils eurent le dessus. Je craignis un moment que la lutte ne devînt sérieuse et m’armai moi-même en faisant armer mon monde ; je sortis pour parler au nègre, mais je vis heureusement que tout s’apaisait peu à peu.

Il y avait en ville les chefs des Oulad Sidi’Abid au nombre desquels se trouvait Si Ramdhān, leur chef, pour qui Si ʿAli Saci avait donné une lettre. Ils vinrent tous, et se conduisirent très bien, car il faut bien leur pardonner leur curiosité, causée par leur ignorance. Ils causèrent et plaisantèrent avec moi. Plusieurs ont leur maison ici. Ils me demandèrent entre autres si Paris était près de Sidi’Okba. Je sacrifiai ma demi-journée à mes hôtes, ne voulant pas les indisposer par des observations et mon travail ordinaire ; je craignis de gâter mes affaires au moment de quitter la régence de Tunis, et en même temps le pays de la peur. Du reste, j’y gagnai d’un autre côté en jetant un coup d’œil dans les mœurs et l’état social et moral de cette population.

Ce que j’en dirai peut s’appliquer à Chebika et probablement aussi à Tamerza qui est la grande ville de la montagne, et où réside ordinairement un parent de Si ʿAli Saci. Actuellement il est à Tōzer, il a eu des difficultés avec ses administrés qui ne doivent pas être faciles, à cause de l’impôt ; le Bey menace de faire détruire la ville. Les hommes de Midas sont mal vêtus, et pour la plupart malades. Je n’ai jamais eu autant de consultations. La syphilis est très commune à tous les degrés : descendue aux jambes, aux bras, etc., rendant une femme impotente ; enfin on me l’amène sous la triste forme d’un petit enfant à la mamelle couvert de glandes et dégoûtant de saleté, déjà jauni par la mort ! Les femmes sont habillées à l’occidentale avec d’assez vives couleurs ; quelques-unes, je dirai même la plupart, ne sont pas mal. Mais le pays est, à ce que je crois, perdu par les maladies vénériennes et la fièvre. Les Oulad Sidi’Abid paraissent eux-mêmes beaucoup souffrir des maladies vénériennes. — Les femmes sont assez libres et me jettent quelques coups d’œil intéressants. — On voit pas mal de nègres.

La tradition rapporte que cette petite ville se nommait autrefois Merdās.

Dans les pierres qui, avec de la terre, servent à construire les maisons, je reconnais d’assez grandes pierres taillées, quelques-unes même debout en plan. Évidemment il y avait là un établissement romain, moins étendu, mais mieux construit que celui de Chebika.

5 avril.

Nous eûmes de la peine à obtenir ce matin les hommes qui devaient m’escorter jusqu’à Négrīn. Les deux mokhazenis, il faut leur rendre cette justice, ne me quittèrent que lorsque tout le monde fut prêt. Je fus accompagné par onze hommes. Nous remontions un long oued (oued Midas) ; le terrain était très aisé, mais les malheureux chameaux affamés et fatigués ne nous permirent pas de voyager aussi vite que nous l’eussions désiré. D’abord des montagnes très élevées nous surplombaient à droite et à gauche, puis à mesure que nous avancions, les montagnes s’éloignèrent et enfin cessèrent tout à fait sur la droite, car je ne puis compter comme telles les hauteurs de Hoouarīn et autres[141] qui nous apparaissaient à peine à travers les vapeurs. La végétation était maigre et rare ; je pus à peine distinguer les espèces qui se présentèrent sur la route. Le pays est très dénudé, sauvage et incultivable ; l’eau y est extrêmement rare ; nous ne rencontrâmes qu’un puits, appelé El-Hassey, creusé dans l’oued. C’est près de cet endroit que je vis le seul emplacement évident d’un petit poste romain ; quelques pierres et de nombreux fragments de poterie antique sur un mamelon sont tout ce qu’il en reste.

Cette route est très dangereuse, étant exposée aux incursions des Hammāma et des Oulad el’Aisāoui ; aussi mon escorte était-elle très peu rassurée, ce qui était d’un autre côté très peu rassurant pour moi. Nous rencontrâmes plusieurs tas de pierres indiquant autant de victimes des brigandages qui s’y commettent. Un voyage dans le Sahara pendant le ramadan avec des musulmans trop consciencieux est du reste une chose presque impossible et bien fatigante. C’était le cas ici ; plusieurs des hommes, et Ahmed lui-même, jeûnaient et ne pouvaient pas même boire une goutte d’eau. Comment pouvait-on exiger d’eux de marcher rapidement et d’activer la marche des chameaux ?

Enfin nous atteignîmes des renflements de sable que l’on appelle Erg el Djemīl ; nous les coupâmes et avançâmes vers le but de notre voyage, qui nous apparaissait à l’horizon ; nous voyions du moins les hauteurs entre lesquelles Négrīn est enclavée. Bientôt nous entrâmes dans un pays très accidenté, sillonné de ravins et de rochers et qui présente quelques difficultés. L’oued de Negrīn se distinguait très bien sur la gauche et nous laissâmes, au bout de quelque temps, le bouquet de palmiers de Zaghouān où logent deux ou trois familles.

J’envoyai en avant un homme pour annoncer ma venue à Négrīn, et j’avoue que j’étais un peu incertain de la nature de l’accueil que j’allais recevoir ; bientôt mes doutes furent dissipés, car nous rencontrâmes deux des grands de la ville venus à ma rencontre ; ils me saluèrent en m’embrassant sur l’épaule et me souhaitèrent la bienvenue. On me logea dans la maison du cheikh qui venait d’arriver, et qui me salua à mon entrée. C’est un jeune homme nommé Cheikh Mohammed qui a de très bonnes manières, et qui me paraît très dévoué à la cause des Français. Je reçus la visite des grands de la ville, qui se conduisirent très bien et que je ne congédiai que vers le maghreb[142]. L’accueil de Négrīn, après ma course si aventureuse dans la Tunisie, me fit bien du plaisir. Le cheikh avait été averti de ma venue il y a deux jours par une lettre venue de Tebessa (car Négrīn dépend de Tebessa qui est à trois journées de marche). En un mot, je croyais être dans un pays pacifié, et on verra demain qu’il n’en était rien.

Négrīn se trouve bâtie dans un ravin d’un abord difficile sur le bord occidental de l’oued. Les palmiers sont plantés dans le lit même de la vallée, et en échelons, car la pente de l’oued ici est très forte et le ruisseau qui coule au milieu des palmiers va par bonds et cascades. Cette nature du sol permet que l’on arrose facilement les palmiers, car on n’a qu’à détourner à chaque jardin l’eau qui est nécessaire à l’arrosage, et le courant de l’oued l’y amène par sa propre force au moyen d’un saguia. — Outre les palmiers, les plantations renfermaient encore des figuiers, des abricotiers, des pêchers et surtout des oliviers.

Dans la soirée, on m’annonça qu’un des chameaux était tellement malade que le départ pour demain était impossible ; je me soumis de mauvaise grâce ; mais l’espoir de bien explorer Besseriani[143] me consola un peu.

6 avril.

Ce matin, je partis avec le cheikh, un autre cavalier et Ahmed, pour explorer les ruines de Besseriani ; un assez grand nombre d’hommes devaient nous rejoindre aux ruines par un chemin plus court mais plus difficile pour les chevaux. En quittant la ville, nous gardâmes quelque temps les plantations à notre gauche, et marchâmes tantôt sur les hauteurs dominant les ravins, tantôt dans le lit même de ces derniers ; nous atteignîmes enfin l’oued, qui forme ici une petite rivière, coulant entre de nombreux tamaris et au milieu d’un thalweg bordé de petites collines ; là commencent les labours et les semis d’orge. Nous ne quittâmes l’oued que lorsque nous fûmes près des ruines ; nous le laissâmes alors, sur la droite, aller arroser les labours qui commencent au N.-O. de Besseriani, et se prolonger à l’ouest et enfin au S.-O. jusqu’à 1 kilomètre au delà des ruines. A gauche nous avions, à peu de distance, un sommet de la chaîne de montagnes qui borde d’un côté l’oued de Négrīn. De là la montagne[144] se prolonge très haute vers l’orient, formant ainsi la limite du véritable Sahara : à ses pieds s’étend un terrain rocheux et raviné, formant une pente rapide vers le sud, et qui est excessivement difficile à traverser.

La première ruine que je touchai est un support d’arc de triomphe formant le seul vestige reconnaissable qui en reste ; au pied étaient dispersées de nombreuses pierres de taille assez volumineuses qui avaient complété ce monument ; dans la partie intérieure du support de l’arc, au milieu de la baie, se distingue une colonne mutilée formant corps avec le support, laquelle colonne était ornée de cannelures et d’un chapiteau sculpté[145]. Au pied de l’arc de triomphe, je trouvai deux pierres portant chacune une inscription, malheureusement un peu mutilées et effacées par les intempéries des saisons. Peut-être ces deux pierres font-elles partie d’une même inscription qui était placée au-dessus de l’arc de triomphe[146] :

[Illustration : Inscriptions]

A côté du support de l’arc encore debout, se trouve un mur d’une admirable construction, encore très bien conservé jusqu’à une certaine hauteur ; peut-être servait-il à soutenir l’autre pilier de l’arc ; cependant je le crois à peine, à cause de la distance qui sépare les deux ruines.

De là je me rendis au monument le plus remarquable que renferme actuellement Besseriani ; c’est un arc de triomphe encore très bien conservé dans sa partie principale. A son sommet se trouve une belle pierre très plane sur laquelle on lit le milieu d’une inscription en grosses et belles lettres d’un travail fini et d’une régularité remarquable. En regardant l’inscription, on a sur la gauche du monument un mur y attenant, encore assez bien conservé ; le tout atteste l’importance considérable[147] de l’établissement romain, et la tradition à Midas m’avait déjà appris qu’autrefois, Besseriani commandait à toutes les petites villes des environs que j’ai visitées depuis Chebika. J’ai dessiné sur les lieux mêmes, sur la planche I, une esquisse grossière de ce monument[148]. La belle inscription de cet arc de triomphe étant incomplète, je me mis à chercher les deux pierres qui manquaient, et je parvins bientôt à en trouver une seconde formant le commencement du document. Dans une ruine dont je parlerai tout à l’heure, je trouvai bien une troisième pierre portant trois lignes d’une inscription en aussi gros caractères que la première, mais je ne trouve pas à première vue un sens ni beaucoup de rapport entre ces trois lignes et les quatre lignes de la première inscription ; il est cependant probable qu’elle en fait partie[149]. Voici les deux premières :

[Illustration : Inscriptions]

Voici maintenant la troisième pierre que j’ai trouvée à une petite distance de l’arc de triomphe, dans des ruines de belles et grandes pierres qui devaient appartenir à quelque bâtiment public ; la surface de cette pierre a plus souffert que celle des autres.

[Illustration : Inscriptions]

J’allai ensuite à un monceau de ruines, peut-être les restes d’un autre arc de triomphe, qui est situé à l’ouest du dernier monument, et à peu près sur la ligne des ruines que j’ai visitées les premières, c’est-à-dire plus dans le voisinage des labours. J’y trouvai d’énormes pierres de taille parfaitement taillées, trois portaient des inscriptions malheureusement un peu écornées[150].

[Illustration : Inscriptions]

Besseriani, ainsi que la ville romaine de Chebika, sont situées au bas de la montagne, là où l’oued sort des rochers, et l’on voit à l’opposite que les Arabes et les Berbères ont bâti leurs villages au milieu des rochers dans les positions les plus difficiles[151].

Je prenais quelques angles pour baser un plan grossier de Besseriani, lorsque l’on signala cinq cavaliers à l’horizon. Or ce pays est tellement peu sûr que l’on donna immédiatement le signal de se rassembler et que l’on cria aux cultivateurs dans les labours de se rallier à nous. Dans la bagarre, je négligeai de remettre mon haïk que j’avais ôté pour travailler, et me contentai de mes burnous et de mes culottes. Chacun arma son fusil et je sortis mon revolver pour être prêt le cas échéant.

Les cavaliers ne nous avaient pas vus à cheval, et ils n’étaient plus très éloignés, lorsque quatre d’entre nous, dont le cheikh, partirent au galop pour aller au-devant d’eux. Dès qu’ils nous aperçurent, les étrangers s’enfuirent à fond de train, l’un d’eux gagnant le Sahara ; les autres tâchèrent de se réfugier dans la montagne. Aussitôt tout le monde cria qu’ils étaient ennemis, Hammāma ou Oulad el’Aisāoui, venus pour un coup de main, et nous partîmes nous aussi au galop pour prêter main forte au cheikh. Le terrain dans lequel nous galopions est un labyrinthe de casse-cou, et Ahmed et moi, ne connaissant pas le pays, nous allions hésitants ; le vieux qui était resté faisait un peu le traînard ; je m’aperçus bientôt que la peur l’enchaînait, et lui répétai plusieurs fois de prendre les devants ; je fus enfin obligé de le menacer de mon revolver pour le décider à nous guider. Nous galopions toujours, et pendant ce temps nous n’entendions que les cris de guerre sauvages que poussaient nos amis ; un fort coup de feu nous échappa au milieu du bruit du galop de nos chevaux. Nous arrivâmes enfin au pied de la montagne et rejoignîmes les nôtres, au moment où les étrangers, que leur fuite folle avait portés sur des points inaccessibles, abandonnaient leurs montures pour sauver leurs têtes. Nous nous contentâmes de prendre trois chevaux dont un fort beau, puis nous tâchâmes de poursuivre celui qui avait gagné le Sahara, mais abandonnâmes bientôt ses traces.

Pendant que nous revenions triomphants, et que mon brave Ahmed se voyait déjà de retour à Biskra, monté sur un cheval, nous aperçûmes au loin un homme qui venait en faisant des protestations ; c’était un homme bien connu des Nemēmcha soumis, qui, reconnaissant enfin la nature de notre cavalerie, venait demander de quel droit nous avions fait acte d’ennemis. Il nous raconta qu’il nous avait pris pour des Hammāma ou des Oulad el’Aisāoui et que c’était là la cause de leur fuite. Nous sûmes donc que nous avions fait méprise des deux parts, et revînmes ensemble à Besseriani. Nous promîmes de rendre les chevaux à leurs maîtres dès que ceux-ci viendraient les réclamer, ce qu’ils firent à Négrīn dans la soirée. Nous rentrâmes épuisés à Besseriani, où j’achevai de dessiner l’arc de triomphe debout, et nous retournâmes en ville, rencontrant sur notre route une foule d’habitants, hommes et femmes, qui venaient soit prendre part au combat, soit savoir ce qui était arrivé. — Deux de nos cavaliers ne voulurent pas laisser échapper l’occasion de faire une fantazia, et nous entrâmes chez nous.

A peine étais-je assis, qu’un homme ensanglanté, venant demander justice, se présenta devant moi. On avait tué une chèvre aujourd’hui, et il avait acheté la peau de la bête avec la tête, croyait-il ; le vendeur prétendit que c’était sans la tête ; l’acheteur jura qu’il ne la rendrait pas, quoi qu’il dût arriver ; il s’ensuivit un combat, où mon homme reçut sur la tête un coup de pierre qui lui avait fait une forte blessure ; le crâne heureusement n’avait pas été entamé. Comme je n’avais pas entendu l’adversaire, je priai le cheikh de s’enquérir de cette affaire ; et les deux parties ayant tort, il proposa une amende de 6 douros pour chacun.

Ma course effrénée de ce matin, en plein soleil, sans mon haïk, m’avait été nuisible et je commençai, dès le retour, à sentir les symptômes d’un violent mal de tête avec dégoût, presque mal de cœur.

Vers les trois heures de l’après-midi, arriva en ville un jeune homme nous annonçant que des Hammāma l’avaient dépouillé et venaient d’emmener les troupeaux de chèvres de Négrīn, dont il était le gardien, et qui étaient au pâturage près de Zaghouān. Aussitôt le cheikh, quoique jeûnant, fit seller son cheval et se prépara à la poursuite ainsi que les hommes armés de la ville ; les chevaux partaient, et dans le premier mouvement je montai aussi en selle, oubliant ma maladie ; je pris le fusil d’Ahmed qui avait été au frais sous les palmiers ; mais, à peine sorti de la ville, je vis que j’étais trop malade pour suivre l’allure des autres chevaux, et laissant le mien à un des fantassins, je revins vers la ville. Je rencontrai Ahmed, qui me gronda de m’être dérangé, et plus encore d’avoir laissé mon cheval ; mais c’était un peu tard. Dans la soirée tout le monde revint, les Hammāma, au nombre de 7 à 8 fantassins, avaient pris la fuite dans la montagne, abandonnant les troupeaux, et n’emportant qu’un fusil et un burnous. J’appris à cette occasion que trois familles de Négrīn habitaient Zaghouān. Après le retour de la petite armée, je tombai très malade, et n’eus que le temps de prendre de l’ipécacuanha, puis après les vomissements une dose de quinine ; j’eus un instant le délire et un mal de tête fou, puis je tombai dans un état de prostration jusque vers les 10 heures du soir. Je me réveillai alors presque guéri, me déshabillai et me couchai ; il faisait une chaleur très grande.

Je vis, avant de tomber tout à fait malade, les hommes que nous avions poursuivis le matin ; l’un d’eux était précisément celui qui avait été réclamer sa jument à Si-Mohammed ben Rabah, et qui la ramenait dans sa tribu. Ils avaient rencontré dans le chott un homme des Oulad el’Aisāoui, l’avaient dépouillé et renvoyé après lui avoir administré une bastonnade. Mes aventures d’aujourd’hui dénotent que ce pays est loin d’être pacifié. En effet, les gens de Négrīn n’osent à la lettre pas sortir de chez eux pour aller commercer, de crainte des vexations et actes d’hostilité des Oulad el’Aisāoui et des Hammāma. Tous les ans, ces deux tribus hostiles leur enlèvent leurs troupeaux de chèvres et tout ce qu’ils peuvent prendre. Le seul chemin qui leur soit ouvert est la route de Tebessa depuis l’occupation française.

7 avril.

Aujourd’hui, je suis resté à la maison toute la journée ; j’étais heureusement guéri. J’écrivis dès le matin une lettre au cheikh de Ferkān, pour lui demander une mule et deux hommes, qui m’accompagnent demain à Zéribet Ahmed.

Dans le milieu de la journée, la nouvelle arriva qu’un mulet qui était à paître dans les plantations avait disparu, et il parut évident que c’étaient les Hammāma d’hier qui, cachés dans la montagne, n’avaient pas voulu partir sans butin et étaient venus dans la journée enlever ce mulet. Le village fut encore sur le point de se mettre en armes, mais on abandonna ensuite le projet.

J’apprends aujourd’hui que Négrīn peut compter environ 60 maisons et peut-être 120 hommes en état de porter les armes. La population se divise en quatre tribus ; les Oulad ech Cheikh, les Oukid Hamza ; les Obbaouma et les Oulad Mansour. Le tribut de Négrīn est de 1.180 francs par an.

A Négrīn, un individu vint me trouver, et, après m’avoir fait comprendre qu’il avait beaucoup d’argent, il me pria de lui écrire une amulette pour que sa femme qu’il avait répudiée revînt à lui. Il l’aimait et elle en préférait un autre avec lequel elle devait se marier. Je répondis à cet homme que, si j’avais le pouvoir d’écrire de tels talismans, je commencerais par m’en servir, mais qu’en tous cas je ne lui aurais pas pris un centime.

Ferkān subit l’influence des Oulad el’Aisāoui, qui s’y font héberger de force, et se servent du village comme point de ravitaillement dans leurs expéditions de pillages. Cela tient à ce que les habitants ont beaucoup de Nemēmcha et même d’Oulad el’Aisāoui au milieu d’eux. Outre ces étrangers, la population de la ville se divise en trois tribus, les Oulad Brahīm, les Oulad ’Adouān et les Oulad Yoūnis. Le tout forme 65 maisons et, partant, peut-être 130 hommes au moins en état de porter les armes ; ce chiffre me fait soupçonner un peu de bonne volonté de leur part à héberger nos ennemis.

Des messagers viennent de Ferkān, apportant une réponse peu polie ; je les gronde bien fort et les renvoie brusquement ; cela cause des pourparlers à n’en plus finir, des séances avec différents hommes de Ferkān qui venaient d’arriver au Djérid[152]. On finit par s’en aller en promettant de revenir avant demain avec la mule et les deux hommes.

8 avril.

Nous quittons Négrīn de bonne heure, le cheikh de Ferkān, qui a au moins un digne extérieur, est venu lui-même cette nuit amener le mulet et les deux hommes que j’avais demandés. Il nous accompagne ce matin jusqu’à la rivière de Ghēsrān[153] où nous faisons boire les chevaux et remplissons nos outres, puis nous partons chacun de notre côté, lui retournant à Ferkān, et nous coupant dans le Sahara pour atteindre le Zāb. Quatre cavaliers de Négrīn m’accompagnent : je renvoie le cinquième, qui, voulant tuer un lièvre, décharge son fusil qui éclate, sans causer d’accident heureusement.

Nous voyageons dans un terrain aisé, le commencement du Sahara, qui se prolonge indéfiniment sur la gauche, et nous avons toute la journée à une certaine distance sur la droite, la chaîne de collines, au milieu de laquelle est bâtie Ferkān, et qui est séparée par une plaine de montagnes plus hautes[154]. Je déjeune dans l’oued Djērech maintenant à sec, parce que l’année n’a pas été pluvieuse.

Une autre longue marche nous amène à l’oued el Miyta, dont le lit est divisé en plusieurs canaux à cet endroit. Un peu plus loin, vers l’ouest, commencent des plaines appelées communément El Feyyād[155], et qui méritent beaucoup d’attention. Le sol de ces plaines est composé d’argiles mêlées de sables et très lavées[156] ; par conséquent, elles renferment tous les éléments de fécondité, et il ne leur manque en effet que l’eau[157]. Après les pluies se montrent une quantité de plantes annuelles, telles que graminées et petites fleurs champêtres que les ardeurs de l’été dessèchent ; tandis que, dans les années sèches comme celle-ci, cette végétation elle-même ne se montre pas. Dans plusieurs endroits de ces Feyyād, les Arabes labourent lorsque les pluies arrivent ; dans d’autres parties beaucoup plus rares les oueds descendant de la montagne leur permettent de cultiver chaque année. Or il est évident que si, par des barrages ingénieux ou des forages artésiens, on parvient à assurer de l’eau à ces plaines désertes, on assurera par le fait même de belles récoltes sur une superficie considérable de celle partie du Sahara.

Ces plaines cultivables sont séparées par des renflements à peine sensibles couverts de cailloux et de pierres anguleuses.

Nous marchâmes bien toute la journée, et nous n’atteignîmes l’oued Ouazzāren que quelques instants après le coucher du soleil. Cet oued est, comme les précédents, bordé de tamaris ; et nous plantâmes la tente au chant des chouettes qui s’appelaient dans ces fourrés. Je n’ai pas besoin de dire que l’oued est à sec.

9 avril.

Aujourd’hui encore nous nous sommes mis en mouvement avant le lever du soleil, et nous continuâmes de voyager dans les plaines cultivables que j’ai notées hier ; je remarquai ici pour la première fois bien distinctement le mirage, sarab. La plaine au sud-est paraissait un lac à l’horizon et des lignes de Rhamnus arabica et de tamaris semblaient dominer les eaux et former un rivage. Je crus d’abord que c’était le chott, mais fus obligé de m’apercevoir de mon erreur. Du reste, ces plaines nues, uniformes et de couleur grisâtre, frappées par les rayons obliques du soleil le matin ou le soir, offrent toutes les conditions nécessaires pour le phénomène du mirage. Les inégalités du sol, de vraies gerçures sur une peau, disparaissent à peu de distance pour l’œil.

Nous traversâmes quelques ravines et aperçûmes au bout de quelque temps les oasis de Bādes, Liana et Kessad, ressortant sur la couleur rougeâtre des montagnes ; peu après, le village de Zéribet Ahmed nous apparut, et nous l’atteignîmes pour déjeuner.

Zéribet Ahmed est un village muré, placé sur une petite élévation. Il n’a pas de palmiers, et la petite saguia qui passe devant le village est à sec parce que Liana en absorbe toute l’eau[158]. Les habitants ont voulu réclamer contre une mesure qui leur ôte leurs récoltes, leur seule ressource bien sûre ; mais il est probable que dans les années pluvieuses, l’eau de l’oued arrive jusque chez eux. Ils boivent actuellement à un puits situé vers le sud-ouest du village, à une certaine distance. Il y avait au pied des murs trois ou quatre tentes de Nemēmcha. Les habitants sortirent pour reconnaître les nouveaux venus, mais je ne voulus pas m’arrêter chez eux ; les quatre Negarniya[159] me quittèrent ici, et laissant les chameaux suivre de leur pas, je partis en avant pour arriver le plus tôt possible.

A moitié route, mon guide me montra sur la gauche « les ruines d’un village qui fut détruit par un scorpion ». Ce village malheureux était bâti dans le même genre que Zéribet Ahmed, et a dû être encore moins considérable.

J’arrivai enfin à Zéribet el Ouad, nous touchâmes d’abord l’oued, dans lequel sont plantés les palmiers ; puis, le descendant un peu, nous le coupâmes en face de la ville, au moment où nous touchions à la goubba de Sidi-Hassen, marabout célèbre dans le pays. Nous traversâmes la petite rivière qui coule au fond du thalweg, et entrâmes en ville par quelques minces jardins. Je trouvai chez El Arbi, le mamelouk italien[160], le meilleur accueil, et décidai aussitôt que je profiterais de son départ pour aller à Biskra cette nuit.

10 avril.

Hier au soir, nous sommes partis à 9 heures et demie ; nous avons voyagé toute la nuit par le vent et le froid, et ce matin je suis arrivé avant El Arbi que je laisse à Sidi’Okba. Je déjeune avec le colonel, qui donne par le télégraphe la nouvelle de mon arrivée à Constantine.

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