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Journal de route de Henri Duveyrier

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[134]Le Cardium edule fossile se trouve représenté dans les chotts tunisiens par deux formes principales : la forme actuelle méditerranéenne, et la forme saumâtre des étangs de la Barre, de Lavalduc, de la Caspienne, etc. (Dru, in Rapport Roudaire sur la dern. expéd. des chotts, p. 55).

[135]Le chott El-Rharsa.

[136]Il y a donc peut-être quelque exagération à dire avec Tissot que Duveyrier « représente ces ruines comme celles d’une grande ville ». (Ouv. cité, II, p. 682.)

[137]C’est la chaîne occidentale de Gafsa ou Djebel Blidji, qui renferme une partie des gisements de phosphate découverts en 1885 par M. Ph. Thomas.

[138]L’oued Alenda, ou oued Tamerza.

[139]Voir la coupe N.-S. de M. Thomas de Midas au Rharsa : il y a là deux anticlinaux démantelés du crétacé supérieur, flanqués l’un et l’autre des deux côtés par les couches redressées de l’éocène inférieur.

[140]Sur le plus septentrional des deux anticlinaux précités.

[141]C’est la bordure sud du plateau des Nemencha, plus connue sous le nom de Djebel Ong. (Cf. Blayac, Le pays des Nememcha, Annales de Géographie 1899, p. 149 et suiv.)

[142]Le coucher du soleil.

[143]Ad Majores, Cf. Baudot, Rec. des notices et mémoires de la Soc. archéol. de Constantine, 1876, p. 124 et suiv. ; Masqueray, Revue Africaine, 1879, p. 65 et suiv. ; Tissot, II, p. 530, etc.

[144]Djebel Majour (Blayac, art. cité).

[145]Masqueray l’attribue à la fin du IVe siècle.

[146]Cf. la lecture légèrement différente de Baudot reproduite, dans Tissot, II, p. 533 et C. I. L., VIII, 2480.

[147]Cf. Tissot, II, p. 531, et Masqueray, p. 75-76.

[148]Ce dessin n’a pas été retrouvé. Duveyrier le porte déjà manquant dans une table manuscrite de 1869.

[149]Voir la lecture plus complète dans Tissot, II, p. 531.

[150]Cf. les textes de Tissot, II, p. 534 et de Masqueray.

[151]Il ne faut pas oublier toutefois que les castella, qui permettaient aux colons du Sud de communiquer avec le Nord par les gorges de l’oued Hallaïl, sont perchés comme les villages indigènes (Blayac, art. cité, p. 158).

[152]Négrīn était ainsi considérée comme la dernière oasis du Djérid, Ferkān comme la première du Zab.

[153]Oued Kesrane, la rivière de Négrīn.

[154]Plaine de Mdila et Djebel Sidi-Abîd.

[155]Nom plus connu au singulier : El Faïdh.

[156]Veut dire sans doute qu’elles ne sont pas salées.

[157]On a supprimé ici une phrase incompréhensible. Duveyrier était évidemment sous le coup de sa récente indisposition, et cette partie de son journal s’en ressent.

[158]D’après la coutume, Liana a droit à deux tiers du volume d’eau de l’oued el Arab. Le tiers restant doit être réparti entre les oasis d’El Ksar, Badès, El Djadi et Zéribet Ahmed. (Féliu, Le régime des eaux dans le Sahara de Constantine. Blida, 1896, p. 90-92.)

[159]« Gens de Négrīn. »

[160]Appelé aussi El Arbi Mamelouk. C’était un maréchal des logis d’origine piémontaise, qui, élevé en musulman, était entré au titre indigène au 3e spahis. Il rendit à Zéribet de bons services, fut nommé lieutenant, puis caïd des Beni-Salah, dont il empêcha la révolte en 1871, ce qui le désigna au général de Lacroix pour le caïdat du Souf, lorsque ce groupe d’oasis fut distrait du caïdat de Tougourt. Il fut assassiné en 1873, peut-être à l’instigation du marabout de Temacine, Si-Maammar, celui même que Duveyrier soupçonna toujours d’avoir encouragé le meurtre de Dournaux-Dupéré. Duveyrier, dans ses lettres, parla toujours d’El Arbi avec la plus grande estime. « Sa mort, écrivait-il en 1873, est un malheur pour la paix du Sahara. »


DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER

DANS L’OUED-RIGH

Le 28 mai 1860.

Inscription arabe du tombeau de Sidi’Okba.

Je quittai Biskra et me rendis à Sidi’Okba. La mosquée de Sidi’Okba est assez vaste et élevée ; on y voit une grande porte en bois sculpté qui était autrefois garnie d’argent, dit la tradition ; elle ne sert plus maintenant, du moins elle était fermée pendant ma visite, et on entre dans le temple par une petite porte qui donne d’abord dans la chambre aux ablutions où l’on voit plusieurs bassins allongés qui ont l’air de sarcophages romains. Le tombeau de Sidi’Okba est dans la mosquée et se compose d’une chambre dont je n’ai vu que les murs extérieurs. Sur un des côtés de la porte on voit une inscription coufique en relief sur une bande de terre cuite et formant une ligne écrite de bas en haut, on y lit :

au-dessus de la porte même est une autre inscription ancienne aussi ; elle est sculptée en relief sur une planche de bois coloriée. Dans la ville on voit de temps à autre des pierres romaines encastrées dans les murs.

Le jardin du kaïd seul possède des orangers et des citronniers.

Le 29 mai.

Je pars pour Zéribet el Ouad. La route traverse d’abord les immenses terrains de labours de Sidi’Okba. Tous les grains sont coupés, je ne vois plus qu’un petit champ où l’on fait la moisson. Ensuite on entre dans une succession de plaines séparées par les rivières à sec ; tout ce pays est d’excellente terre labourable, il n’y manque que de l’eau, et la seule végétation actuelle est limitée à quelques rares touffes de guetaf, de tamarix, etc. Nous voyons du mirage à l’horizon devant nous et sur la droite. Ces terres végétales sont des alluvions apportées de la montagne. Nous voyons à droite l’oasis d’Aïn Naga, à une petite distance. Enfin j’arrive à Zéribet vers 3 heures et demie du soir, par une très grande chaleur, le vent a soufflé toute la journée en sirocco.

Le 30 mai.

Zéribet el Ouad peut avoir 1.500 âmes ; il y a un détachement de 45 spahis commandés par mon ami El Arbi. La rivière sur laquelle la ville est bâtie s’appelle Ouad el’Arāb ; il suffit qu’elle ait deux crues par an pour que les habitants de la contrée puissent arroser non seulement leurs labours autour de la ville, mais encore ceux de la plaine d’El Faïdh, et alors les récoltes sont d’une richesse dont on n’a pas d’idée, mais depuis que la sécurité règne dans la montagne, les Chaouia ont fait sans cesse de nouveaux barrages à mesure que leurs cultures augmentent et l’eau devient de plus en plus rare à Zéribet el Ouad. La dernière crue a eu lieu au milieu de l’automne dernier, et depuis lors il y a toujours eu de l’eau dans l’ouad dans les trous et dépressions du lit. Dans ces trous vivent des barbeaux dont quelques-uns atteignent un pied de longueur ; ils ont une couleur plus pâle et plus jaunâtre que les autres barbeaux de ce pays, ce qui fit croire aux spahis français que ce n’était pas un poisson de cette espèce.

Les jardins de palmiers, qui sont en petit nombre, sont arrosés par des puits à bascule comme au Souf[161] ; ces puits, creusés dans le lit de la rivière, ont très peu de profondeur. Celui du jardin d’El Arbi avait une température de 22°,0 à une profondeur de 3m,75 dans l’après-midi. El Arbi cultive dans son jardin qu’il a établi depuis quelques mois seulement des légumes français pour montrer l’exemple aux indigènes : pommes de terre, haricots, choux, laitue, luzerne, carotte, navets, et tout est venu très bien dans la terre d’alluvion qui a reçu les semences.

Il n’y a pas de puces à Sidi’Okba ni à Zéribet, à cette époque du moins.

Le 31 mai.

Nous partons, El Arbi et moi, avec une dizaine de spahis et, laissant le bagage derrière, nous voyageons rapidement à travers une plaine unie, de terre végétale, et à peine parsemée çà et là de touffes de guetaf et de tamarix. Nous avons toujours à notre droite l’oued el Arab à une distance variable.

Nous arrivons de bonne heure à El Faïdh et nous arrêtons à une petite baraque auprès du puits artésien inachevé, et recouvert en ce moment par une grossière maçonnerie. Nous ne trouvons ici que quelques tentes d’Arabes qui gardent les puits, mais il y a deux villages tout près de là : Beled Oulad Bou Hadîdja et Beled Oulad’Amer, du nom de deux tribus autrefois en querelles continuelles, mais qui, depuis la domination française, sont forcées, comme tant d’autres, à vivre en paix. Ces villages ne sont habités que pendant l’hiver, ou, s’ils le sont aussi pendant l’été, c’est que l’oued el Arab a coulé deux fois dans l’année, ce qui a rendu possible les magnifiques labours dans les plaines d’El Faïdh. Dans ces grandes occasions, on mêle du sable aux grains de blé et d’orge pour qu’ils ne tombent pas trop près les uns des autres. Le puits artésien, qui est déjà à 130 mètres de profondeur[162] et qui jusqu’à présent n’a rendu que des terres semblables à celle du sol ou différentes seulement par une plus grande proportion d’argile, donnerait une fertilité certaine à ces terres qui ne sont plus arrosées maintenant que rarement, car les montagnards, depuis que la sécurité règne dans leur pays, ont construit des quantités de barrages nouveaux qui absorbent les petites crues. Il y a longtemps que l’eau de la rivière n’est parvenue à El Faïdh ; la dernière crue date du milieu de l’automne dernier.

Autrefois il y avait des plantations de palmiers à El Faïdh. Aujourd’hui il ne reste plus qu’un seul dattier comme témoin de ce fait. Ils ont été coupés dans une querelle de tribu.

L’eau que l’on boit à El Faïdh est bonne, elle est tirée des oglas creusées dans le lit à sec de la rivière, lequel est entouré de tamaris.

La faune de ce pays est remarquable à deux points de vue : d’abord, il y a de nombreux sangliers, dont les coups de boutoir sont visibles au pied de presque toutes les touffes de broussailles. Ensuite, le serpent des jongleurs égyptiens existe aussi ici, le mâle est appelé ثعبان, la femelle نعجة, à moins que ce ne soient deux espèces différentes. Cette espèce atteint presque 2 mètres de long et la grosseur de la cuisse (?) elle est de couleur noire, et lorsqu’elle est en colère, se lève sur la queue et se promène en étalant la peau de son cou en éventail. M. Hénon en a vu une morte que El Arbi lui a envoyée.

La végétation est, je crois, de guetaf.

Le 1er juin.

El Arbi m’avait déjà quitté la veille au soir, mais il m’avait laissé ses spahis. Nous partîmes de bonne heure, et en arrivant aux oglas, mon sacré Brahim qui n’a jamais brillé jusqu’ici que comme pilier de café, ménage si mal le chameau des cantines que les deux caisses sont jetées à terre. Heureusement rien n’est cassé, mais cet événement fait oublier à mes serviteurs de prendre de l’eau, et nous voilà partis pour faire deux lieues dans le Sahara sans trouver d’eau. Aussi dès que je m’aperçois de leur oubli, je pars en avant à cheval avec un des serviteurs du kaïd qui me servait de guide.

Nous traversons une plaine appelées Farfaria, à sol de terre labourable tout boursouflé dans lequel les chevaux enfoncent beaucoup. La végétation est excessivement rare ; par endroits elle est nulle. Elle se compose de tamaris formant des buissons sur le bord des rivières à sec qui se trouvent ici près du chott en très grand nombre, de guetaf plus rare et enfin de jell et de Bou ’akerich[163]. Le pays est d’une grande uniformité ; plus on approche de Sidi Mohammed Moussa, plus on rencontre de plaques d’efflorescences salines. Enfin lorsqu’on arrive à ce bosquet de palmiers, le sol est devenu heïcha, la végétation est plus dure, et se compose des mêmes espèces qu’avant.

En arrivant à Sidi Mohammed Moussa, nous croyions trouver de l’eau potable, mais celle que nous trouvâmes était trop salée pour être bue. Il y a là une mosquée assez grande entourée de quelques petites maisons ; le village était abandonné ainsi que quelques petites huttes en branches d’arbres semées dans les jardins. Les petites plantations assez clairsemées, inégalement distribuées et peu importantes, sont remplies de tourterelles. Nous apprîmes plus tard que personne ne pouvait plus habiter cet endroit depuis que l’eau était devenue si salée et si amère.

Après nous être reposés un instant, nous continuâmes notre route et ne tardâmes pas à arriver à El-Haouch, village bâti sur le côté d’un fort beau bois de palmiers. Les habitants d’El-Haouch étaient tous dans la forêt de Saada où ils avaient semé des céréales cet hiver. Ils sont obligés d’émigrer ainsi à quelque distance du village toutes les années où la rivière ne leur apporte pas l’eau nécessaire pour qu’ils puissent labourer autour de leur village. Nous ne trouvâmes donc que les gardiens des maisons et très peu de ressources alimentaires ; on me laissa la mosquée pour habitation et je m’y installai de mon mieux. Les chameaux n’arrivèrent que vers 3 heures. J’avais envoyé de l’eau à leur rencontre. J’achetai une poule 1 franc ; et Ahmed et moi nous tirâmes quelques tourterelles dans les jardins. L’eau d’El-Haouch est très mauvaise.

2 juin.

J’avais envoyé dès mon arrivée quelqu’un au cheik d’El-Haouch à Saada, et il m’envoya dans la nuit un cavalier et un piéton pour me conduire à Merhayyer (la Changée).

Nous voyageons aujourd’hui dans une plaine couverte de sable ou de gravier, où souvent des affleurements de calcaire blanc se font jour. Le relief de cette plaine est assez accidenté on y voit presque toujours des drâ ou lignes de hauteurs à l’horizon. La végétation est assez fournie : d’abord elle se compose de zeita, de jell et d’isrif, puis enfin de drin, de zeita et de greyna. Dans la première partie de la route nous voyons sur la gauche de petites buttes qui indiquent l’emplacement d’un ancien qsar appelé Djeneyyen جنين (le petit jardin). Il y avait autrefois des sources d’eau douce dans cet endroit ; mais elles sont devenues salées et alors on a abandonné les lieux. Il ne reste de la ghâba que quelques palmiers-broussailles.

Nous arrivons à l’oued Itel par une très grande chaleur. Cet endroit s’appelle Sētīl ; on y trouve des oglas ou trous peu profonds ayant un peu d’eau au fond. Cette eau était autrefois renommée comme très bonne. El Arbi en partant m’avait dit : « Vous retrouverez là l’eau de Mengoūb et de Zerig ech Chaaba. » Or dans le meilleur trou l’eau était verdâtre, lourde et avait un goût salé amer très désagréable. L’oued Itel n’est ici qu’une petite dépression large d’une centaine de mètres, garnie de sable et de gravier, mais sans berge. Son lit est couvert de tamaris. Il y a quelques jours qu’un campement de Toroūd était ici ; ils ont émigré à Bir el Asli dans le Sahara de Tinedla.

Dimanche 3 juin.

En quittant Setīl on continue jusqu’au Dhahâr[164] la plaine de même conformation que celle d’hier. La végétation est composée de retem, d’isrif, de methennan et de guerch. Au Dhahâr, qui est le talus formé par une plaine supérieure qui cesse tout d’un coup pour faire place à une plaine plus basse, je trouvai dans les berges la même terre rougeâtre sableuse que l’on retrouve autour du qsar de Merhayyer.

Ici commence l’oued Righ naturel[165], le chott Melghigh n’est plus qu’à une petite distance sur la gauche. On en longe même le bord pendant quelque temps. A partir de là commence un sol ou heicha boursouflé, souvent couvert d’efflorescences de sel, et caractérisé par une autre végétation : zeita, greyna, ghardeg (?), etc. A moitié chemin entre Merhayyer et Setil se voient sur le chott les premières taches de palmiers, celle de Merouān ; à partir de là elles se succèdent presque sans relâche ; à droite on voit quelques cherias ou bosquets de palmiers nourris par une source. Enfin on arrive aux deux petites oasis d’Ourir et de Nesigha, qui se touchent presque. A Ourir il n’y a jamais eu de qsar, mais il y a une mosquée ; à Nesigha, au contraire, il y en avait un autrefois.

Nous arrivons enfin à Merhayyer. Le soir, je vais voir une noce de Rouāgha. C’est certainement fort curieux. La fête a lieu lorsque la chaleur du jour a passé et continue jusqu’au maghreb. Sept jours de suite elle se prolonge. Sur la place de la ville viennent prendre place les jeunes gens qui cherchent une épouse ou une amie (?) et ils s’asseyent sur les bancs de terre situés aux abords des maisons. Ils ont mis leurs plus beaux burnous et d’énormes chachias sous leur haïk qui est lui-même attaché par une énorme berima. Vient ensuite le maâllem ou maître de musique, qui est aussi fort beau et qui ouvre le concert par un air de flageolet ; il a pour acolytes deux timbales طبل et la musique commence pour ne plus changer sur un ton lent saccadé. C’est alors que viennent les jeunes filles de la ville deux à deux, trois à trois, toujours les amies ensemble. Elles marchent lentement, par petits pas, infligeant à leur corps une cadence, une ondulation presque imperceptible qui commence aux pieds et finit à la tête. Elles marchent les yeux pudiquement baissés ; vêtues de leurs plus beaux vêtements, ayant au milieu de leur coiffure multicolore de petits rameaux de tamaris. Elles se tiennent par la main ; les avant-bras levés vers leur tête pour montrer aux jeunes hommes leurs mains teintes de henné. Tantôt elles suivent le maâllem qui ne dédaigne pas de battre de temps en temps des entrechats devant elles, et ensuite de sautiller accroupi devant un autre groupe qui recule alors lentement. Le maâllem et un acolyte me distinguant avec le cheikh et Ahmed vint s’agenouiller à quelques pas de moi et me fit l’honneur d’un concert à mon intention ; je déboursai un franc, ce qui lui donna des forces considérables. Plusieurs des groupes de statues firent des détours pour se faire admirer de plus près par Si Saad et vinrent passer lentement devant moi. C’étaient surtout les plus grandes. Il y avait de toutes petites filles. Enfin un groupe attira mon attention parce que chacune des demoiselles qui le composaient avait un fichu de soie jeté sur la figure. C’étaient les mariées ; il y en avait trois.

4 juin.

Le cheikh de Merhayer prétend que sa ville est plus élevée que Tougourt, mais tout le monde est de l’avis contraire.

Nesigha avait autrefois une dechera ; mais cette dechera se dépeupla peu à peu, les habitants moururent et sous le règne du cheikh Brahim la dernière famille émigra à Merhayyer. C’est une vieille femme de cette famille qui a émigré elle-même et qui me raconte ce fait. Elle me donne beaucoup d’autres renseignements curieux. La dechera de Nezigha ne fut jamais bien grande. Ourīr a une mosquée dédiée à Sidi Mokhfi qui était Righi[166]. Merhayyer est très ancienne, quoique fondée sous les musulmans ; la Zaouiya de Sidi Embārek Sāim, de même ; elle fut bâtie quarante ans après la fondation de la ville. Ce marabout était un chérif arabe venu de loin. C’est depuis le règne du cheikh Hamed que la langue arabe a prévalu dans les villages du Ras el Ouad, et qu’elle a remplacé le Righi.

Voici la liste des cheikhs de Tougourt[167] :

Sidi Mohammed ben Yahiya, marabout arabe nayli, régna quarante ans ; son règne fut un règne doux.

Cheikh Hamed, fonda la dynastie des Beni-Djellab, famille aussi arabe, qui, dit-on, descend des Mérinides. Ce fut un bon souverain ainsi que cheikh Brahim.

El-Khāzen ne régna que trois à quatre mois.

Cheikh Brahim régna de treize à quatorze ans.

Cheikh Mohammed régna longtemps, eut pour fils les trois souverains suivants :

Cheikh ’Amor vient au trône deux ans avant la prise d’Alger ;

Cheikh Brahim régna quatre ou cinq ans.

Cheikh ’Ali régna quatre ou cinq ans.

Cheikh Ben Abd er Rahman régna onze ans.

Cheikh Selman régna trois mois et fut chassé par les Français au mois de novembre 1854.

Les Mehadjeriya de Tougourt tirent leur origine, me dit-on ici, d’un juif apostat qui vint à Tougourt, déjà musulman, sous l’ancienne dynastie (Sidi Mohammed ben Yahiya). Cette indication est fausse[168].

La vieille femme me dit d’elle-même ces paroles singulièrement curieuses : احناڢم باب الوصڢان, c’est-à-dire qu’elle reconnaît elle-même que les Rouagha forment (ou formaient) la limite septentrionale du pays des nègres.

Les deux ou trois palmiers isolés au sud-ouest de Merhayyer, séparés du fossé par un petit dra’, indiquent l’emplacement d’une dechera appelée El-Gharbi, dont les habitants possédaient une partie des palmiers de Merhayyer. Les deux villes étaient ennemies l’une de l’autre. El-Gharbi succomba dans la lutte et ses habitants, chassés du village, furent se réfugier dans le Nefzāoua, au Djérid et une faible partie entra à Merhayyer.

Voici les noms de tribus de Merhayyer : Oulad Hassen, — Oulad Imen, — Oulad Mouça, — Oulad Bou ’Ali, — Oulad Djabou qui étaient autrefois à El-Gharbi, — Er-Riāb, arabes habitant 2 à 3 maisons. Les Arabes de l’Oued-Righ sont Selmiya, Rahmān, Oulad Moulet. Ces derniers ont une centaine de tentes ; les deux autres tribus sont beaucoup plus fortes. Les tribus de Nesigha étaient : O. Sidi Mohammed ben ’Aiça, O. el Gharib, O. el Hāchi. Ils étaient tous Rouāgha et comptaient une vingtaine de maisons.

Je m’enquiers des maladies de l’Oued-Righ, du moins de celles qui sont le plus communes à Merhayyer.

Ophtalmie, peu. — Maux de tête, beaucoup. — Fièvres pernicieuses, peu. — Douleurs : on dit qu’elles proviennent du travail. — Syphilis, très peu. — Phtisie, peu, on n’en meurt pas. La plupart des morts viennent des fièvres.

L’oasis de Merhayyer compte huit sources coulant encore. Une forte et sept petites. Elles ont 84 à 90 dra (42 à 45 m.) de profondeur[169] ; les unes sont douces, les autres sont salées ; la plus forte source est salée. — Ourīr et Nesigha ont chacun une source. — Les palmiers broussailles de Tamidount et de Merouān ne sont pas arrosés ; ils donnent de petites dattes que mangent les chacals et les gazelles.

Sources artésiennes : ’Aïn Mellāḥa, eau assez bonne, température 24°,2 ; profondeur d’après la tradition, 42m,5. — ’Ain Baṭṭāḥ-boum, température 24°,5 ; profondeur, 42 mètres.

Le nombre des palmiers de Merhayyer, de Nesigha, d’Ourīr et de Dendoūga s’élève à 25 ou 26.000 ; mais ce chiffre doit probablement subir une correction notable en augmentation, de même que ceux que je donnerai pour l’Oued-Righ. Les cheikhs qui les ont comptés, croyant que le chiffre qu’ils donneraient devait servir de base à un impôt, ont naturellement indiqué le moins possible.

Dendoūga, dans le chott Melghigh, possède une dechera abandonnée ; elle avait autrefois une population de Selmiya et de Fouānīs (Rouāgha) ; il y avait environ 15 maisons. Dendoūga possède une source et Choucha aussi.

Parmi les Rouāgha, les blancs et les noirs sont considérés comme au même niveau ; il n’y a pas d’idée de noblesse attachée à la blancheur de la peau. Dans l’hypothèse probable de l’homogénéité primitive d’une race noire dans l’Oued-Righ et le Nefzāoua, race successivement modifiée par l’élément berbère et par l’élément arabe, ce serait dans les mélanges de ces trois races qu’il faudrait chercher l’explication des nuances de couleur, puisque les traits restent toujours les mêmes, et donnent quelquefois le singulier spectacle de nègres et de négresses presque blancs. A Sidi Khelil, à Merhayyer on ne fait pas de « ghēchem » ou vin de palmier.

Autrefois les Beni-Djellab demandaient au cheikh de Merhayyer 100 ou 130 réals torbāga (de Tunis) et à la ville 250 réals torbāga. Le cheikh Mohammed demandait autrefois 500 réals, mais les Français diminuèrent l’impôt comme ci-dessus sous les derniers Beni-Djellab. Aujourd’hui il n’y a à Merhayyer que les Oulad Hassen qui paient tribut à la France parce qu’ils n’ont pas voulu accepter notre autorité dans l’origine. Leur redevance monte à 156 douros. — Nesigha paie 31 douros et Dendoūga 44. En tout 1.155 francs. A Oumm et Tiour les habitants sont Selmiya. A Chegga, ce sont des Chorfā.

A Merhayyer on cultive de l’orge dans de petits carrés entourés de petits murs en terre, on laboure à la pioche (?). Du blé, il n’y en a que très peu. Tout le travail des Rouāgha est l’agriculture.

A Djenéyyen il y a beaucoup de sangliers. Il y a deux ans, un de ces animaux s’est égaré jusqu’à Merhayyer.

A Merhayyer la plupart des hommes n’ont qu’une femme ; 25 hommes seulement en ont deux et un seul ménage en a trois. Les ménages ont deux enfants en moyenne ; jamais plus de cinq.

Il n’y a pas de poissons dans les eaux de Merhayyer parce qu’elles ne forment pas de « bahar[170] ».

Voici la liste des espèces de dattes qui se trouvent dans l’oasis :

El-Ghers, Degla (principales). — Degel. — El’Ammāri. — Deglet Noūr. — Tīndjouhert. — El Itīma. — Zintebouch. — Tīsīnīn. — El’Adjīna. — Bou Khennoūs. — Hamrāt el Kāïd. — Kouttich ed Degla (du Zāb). — Tīfziouīn. — El Kenta. — ’Abd el ’Azzàz. — El Kesebba. — Dhofor el Goṭṭ. — Degla Morhoss. — Bou ’Aroūs.

L’Oued-Righ compte 44 villages, dont 3 sont abandonnés.

5 juin.

Nous partons de Merhayyer ; je ne puis plus y rester, quoique le ciel ne m’ait pas encore permis de faire hier même une simple observation de latitude.

Nous arrivons à Sidi Khelil de bonne heure. Ce village est, comme Merhayyer, entouré d’un fossé d’eau, dans lequel je vois des poissons, quoique l’eau soit couleur d’urine de vache. Sidi Khelil a 50 maisons et 9 sources d’eau coulante, quoique d’un faible débit. C’est un marabout qui a bâti ce village auquel il a donné son nom. Le nombre de palmiers de Sidi Khelil est à celui de Merhayyer dans le rapport de 2-3. — L’eau de cette oasis est peut-être un peu moins bonne que celle de Merhayyer, mais elle est cependant très buvable. — A l’ouest de Sidi Khelil, contiguë à la ville, on trouve une grande mare dans laquelle je vois des négrillons du pays prendre leurs ébats. Il y a deux tribus à Sidi Khelil[171], les Oulad Zaïr et les Zerāib Selimān.

Je vais coucher à Tinedla. Tinedla n’a que peu d’importance ; il n’y a qu’une quinzaine d’hommes adultes, environ 3.000 palmiers arrosés par 7 sources. Elle ne paie pas de tribut. — El-Bārĕd, près de Tinedla, ne compte que 8 hommes, 2.000 palmiers et une seule source. L’odeur des marais est écœurante. Le soir, je vois planer au-dessus du village un crapaud volant.

6 juin.

Je pars de Tinedla, et j’arrive de très bonne heure à Ourhlāna. Je trouve ici M. Zickel, lieutenant d’artillerie, avec qui j’avais fait connaissance à la table du bon commandant Robbe à Batna. Il commande ici la brigade des forages artésiens. Le puits qu’on a entrepris est déjà très avancé ; il a 53m,89 ; la température de l’eau dans un intervalle du travail est de 24°,1 (th. 303 de Salleron). Je me démunis de mon anéroïde et d’un thermomètre Salleron no 303 pour que M. Zickel puisse faire des observations. M. Zickel a un fonds d’instruction générale qui manquait à mon pauvre ami Lehaut.

Ourhlāna a 2.000 palmiers arrosés par 5 sources principales ; la population du village est de 200 hommes et de 180 femmes. Je passe la gaïla ici et je vais coucher à Sidi Rāched. A Ourhlāna, le puits donnait déjà une source notable, qui n’était venue que la veille. J’eus le curieux spectacle de voir les Rouāgha travailler aux saguias au son de la musique. Ils ont, à ce qu’il paraît, égorgé un chevreau sur l’orifice du puits.

Nous avons passé les deux Tamernas. — Tamerna Djedida a 100 hommes adultes. Les palmiers sont arrosés par 2 sources.

7-11 juin.

Je vais à Tougourt. Je vois, en passant, les ruines de la curieuse mosquée de Tāla, ville puissante que détruisirent les Beni-Djellāb.

Le cheikh Bou Chĕmal de Nezla, l’un des hommes les plus nobles de l’Oued-Righ et un ancien ami et conseiller des Beni-Djellāb, me donne les renseignements suivants.

Autrefois les Beni-Mezāb occupaient Tougourt et Ghamra, voire même Temassīn[172].

Les Beni-Djellāb, lorsqu’ils furent chassés par les Français, avaient régné 550 ans. ’Omar ben Qetla (Ben-Djellāb) fut celui qui fit apostasier les Juifs aujourd’hui Medjehariya. Il avait une maîtresse juive nommée Hokāya ; celle-ci lui dit un jour : « Si tu veux convertir les Juifs, il faut attendre que leurs palmiers (car ils en possédaient) aient des dattes[173] et les menacer de les chasser comme les Beni-Mezāb et de les dépouiller de leurs biens, s’ils ne passent pas à l’islamisme. » Ben Qetla suivit ce conseil, et, après 5 jours de réflexion, les Juifs se convertirent[174].

Sidi Mohammed ben Yahiya et Sidi Serr Allah, du temps de la Djemāa avant les Beni-Djellāb, sont les deux marabouts qui chassèrent les Beni-Mezāb.

Les Beni-Djellāb avaient des mœurs très légères ; on connaît l’amour des liqueurs fortes des derniers souverains de la dynastie. — Près de Tougourt se trouve une jolie goubba à deux coupoles appelée Dār Nedjma, qui fut le tombeau d’un des fidèles partisans du premier souverain qui se faisait passer pour marabout. Plus tard les Beni-Djellāb avaient là une jolie chambre, et y donnaient des rendez-vous aux plus belles femmes des plus nobles familles de Tougourt, qui y venaient sous prétexte de pèlerinage.

L’impôt annuel de l’Oued-Righ et du Souf s’élève à 80.000 fr.
Les dépenses de l’Oued-Righ et du Souf sont :
Traitement du caïd et des cheiks 26.660 fr.
Cavalerie (Khialas) du caïd 46.800
Tirailleurs indigènes à Tougourt 42.000
Poste 10.800
Total des dépenses 126.260 126.260 fr.
Excès des dépenses sur les recettes 46.260 fr.

Le capitaine Cannat a fait compter les palmiers de l’Oued-Righ par les cheikhs de chaque village, ce qui est un très mauvais moyen ; il a obtenu le chiffre de 400.000 palmiers. Plus tard, il compta lui-même à Meggarîn les palmiers et en trouva 2.000 de plus dans cette petite oasis. Le lieutenant Auer a calculé le nombre des palmiers de Tougourt. Il a compté réellement les arbres sur un petit espace et a ensuite fait la proportion sur la superficie de l’oasis basée sur son plan. — Il a obtenu 180.000 palmiers, tandis que Cannat en avait seulement 85.000 par le calcul des cheikhs. En se basant sur la différence des données sur Tougourt d’Auer et de Cannat et en acceptant celle d’Auer comme bonne, on aurait 848.000 palmiers pour l’Oued-Righ. — Auer estime cependant le nombre à seulement 600.000 palmiers. El-Ouad, me dit le kaïd, a avec ’Amîch 60.000 palmiers. En admettant 600.000 palmiers dans l’Oued-Righ et en faisant payer 0 fr. 20 par arbre, on aurait 120.000 francs par an, ce qui suffirait pour payer les dépenses quand on aura modifié le service des postes. — Le Souf donnerait du reste de quoi payer le surplus, 6.260 francs, et le gouvernement aurait encore un bon revenu en plus.

[161]Ils reçoivent aussi de l’eau de l’oued Guechtan, tributaire qui a son confluent à Zéribet el Ouad. (Féliu, p. 93.)

[162]Il y a ici une légère erreur. Commencé le 6 novembre 1857 par M. Jus, ce forage fut suspendu le 1er mars 1858 à une profondeur de 156 mètres, le matériel n’étant pas prévu pour des profondeurs plus grandes. (Ville, Voyage d’exploration dans les bassins du Hodna et du Sahara, p. 268-270.)

[163]Peut-être l’akrecht du catalogue Foureau (Lithospermum callosum).

[164]Appelé aussi Koudiat el Dor, le « mamelon du retour ». Sur la légende attachée à ce nom, cf. Féraud, Rev. Africaine, 1879, p. 62.

[165]Car on doit y compter Oumm et Tiour, depuis que les puits artésiens y ont été forés (H. Duv.).

[166]Righi (pluriel Rouagha) : habitant de l’Oued-Righ ou Oued-Rir.

[167]Cf. le Kitab-el-Adouani, traduct. Ch. Féraud, Recueil Soc. archéol. de Constantine, 1868, et le mémoire du même auteur : Les Ben-Djellab, sultans de Tougourt, Revue Africaine, 1879-1880.

[168]A noter que le Kitab-el-Adouani assigne une origine juive aux premiers ksour de l’Oued-Rir.

[169]Ville, qui a mesuré lui-même en 1861 quatre de ces puits indigènes, leur a trouvé une profondeur de 27 à 30 mètres, et ne croit pas qu’ils aient dépassé 42 mètres à l’origine. (Voyage d’exploration, etc., p. 331).

[170]Bahar (pluriel behour) : petits bassins plus ou moins circulaires, remplis par une nappe d’eau ascendante.

[171]J’ai quelques doutes si ces tribus appartiennent à S. Khelil ou à Tinedla, ce serait peut-être à la dernière ville (????) (H. Duv.).

[172]Confirmé entre autres par Ibn-Khaldoun, qui écrivait au XIVe siècle que les Azzaba (ancêtres des Mzabites) étaient en majorité parmi les hérétiques de Tougourt (Hist. des Berbères, traduct. de Slane, III, p. 278). — La principale mosquée de la ville s’appelle aujourd’hui encore Djama-el-Azzabiya.

[173]Ces palmiers étaient à un endroit appelé aujourd’hui Khalouā (H. Duv.).

[174]Cf. une deuxième tradition dans Féraud (Rev. Africaine 1879, p. 354 et suiv.).


CHAPITRE II

AU SOUF

12 juin.

Je n’ai quitté Tougourt qu’après midi, et je suis parti à cheval avec un spahi bleu qui ne savait pas le chemin. Après avoir traversé la Chemorra, nous sommes entrés immédiatement dans les sables, alternant de dunes à de simples ondulations. D’abord ces sables, comme tous ceux qui avoisinent les lieux habités, n’ont aucune végétation. Plus loin nous vîmes des oueds bien garnis de végétation et nous arrivâmes au puits Mouïa Rebah qui ne contenait alors que très peu d’eau et qui avait déjà une mauvaise odeur. De là nous allâmes à Hassi Embārek au commencement de hautes dunes, que nous traversâmes sans cesse pour arriver à Taibāt et Guebliā. Nous trouvâmes à ce dernier puits de petits camps d’Oulad Seih.

J’arrivai à la nuit tombante à Taibāt qui est une petite bourgade au milieu des dunes. Elle est bâtie à la mode du Souf. Les maisons ont de petits murs en chaux et pierre à plâtre et les chambres sont surmontées de petits dômes. On voit ici le tombeau d’un cheikh et une mosquée. Les habitants sont des Oulad Seih ; les palmiers sont plantés comme au Souf.

13 juin.

Nous sommes partis avec le bagage et avons traversé pendant longtemps une zone de dunes très difficiles, surtout pour des chameaux du Tell comme sont les miens. D’abord nous avions rencontré des jardins qui portent le nom de Khobna. Notre marche est très lente, et nous nous arrêtons pour passer la gaïla au puits de Dhemerini dont l’eau est assez bonne. De là nous ne partons que tard, à cause du sirocco qui m’a indisposé et nous allons coucher au Kétif, la plus haute dune de sable de cette région.

14 juin.

Nous sommes partis de bon matin, tous ensemble ; mais Ahmed et moi nous prenons le devant sur nos chevaux, ayant un guide à pied. Après une bonne marche, nous arrivons au puits des Haouād Tounsi ; puis nous ne quittons plus les dunes jusqu’à El-Ouad. J’ai déjà passé à Haouād Tounsi en allant à Ouarglā. Je trouvai le kaïd qui me reçut très bien.

J’apprends qu’un « rhezi » de Toroud avec quelques Touaregs de Cheikh Othman sont partis pour aller razzier des tribus arabes de la Tripolitaine ou de la Tunisie. (Ceci est intéressant. Voir au Djébel le résultat.) Le Cheikh Othman était ici il y a peu de temps ; il se disposait à aller à Ghadāmès pour s’entretenir avec Ikhenoukhen qui est campé près de là, au sujet d’un différend qui s’est élevé entre leurs tribus. J’espère donc, une fois de plus, pouvoir aller avec lui.

Je cause longtemps avec un Ghadamsi qui s’en retourne chez lui. Il est parti de Ghadamès au milieu du ramadan ; on lui a dit qu’il devait venir un Français et un Anglais. Le Français, c’est moi sans doute.

15 juin.

Ahmed est tombé malade de fièvres la nuit dernière. Je passe une partie de la journée à le médicamenter ; il est d’une faiblesse extraordinaire contre la maladie, lui qui ne craint rien d’ordinaire. Il dit à qui veut l’entendre qu’il est perdu. Cependant, le soir, il peut déjà se promener. Sa femme lui en a tant dit, qu’il vient me déclarer qu’il ne peut pas voyager cet été ; mais le soir le kaïd lui parle devant les mechaikh, et le décide à revenir sur cette idée.

Je fais causer un homme des Ghorībi, tribu arabe du Nefzāoua, qui ont quelques palmiers à El-Ouad, et qui ne vont pas l’été avec les Oulad Yagoub dont ils sont plutôt les ennemis.

Les Arabes du Nefzāoua sont les Oulad Yagoub, les Ghorīb, les Merāzīg et les Solaā. — Les Ghorīb qui possèdent la ville de Sabrīa se divisent en

Ghorīb Sabria. Bidhan.
Chebib.
Fodhély.
Rehamla.
Keraima.
El-Ghenaim.
Djerarda.
Touamer.
O. ’Ali.
O. Nouiser.
El-Gherisiyin.

Sabria est à un long jour de Kebilli et à cinq jours d’El-Ouad ; ses puits sont comme ceux du Souf, de même que ses غدران établis dans les sables. Voici la liste des puits du Sahara des Ghorīb : le pays où ils sont creusés est par 120° de Nefzāoua.

Bir Djedid à 3 jours de Kebilli ; à 5 jours d’El-Ouad.
El-’Ogla 4 5 près les uns des autres.
El-Oudey (el Merhotta) à 2 jours de Kebilli ; à 5 jours d’El-Ouad.
El-Hiadh 4 — —
Moui Sefar 4 3 — —
El-Gounna 2 5 — —
Moui Dhô — — près les uns des autres.
El-Beskri 2 5 — —
El-Mahrouga 2 5 — —

Le puits le plus à la guibla[175] est celui de El-Oudey el-Merhotta.

Je donne la permission à Ahmed de vendre son cheval et sa selle.

16 juin.

J’avais résolu d’aller voir ’Amich qui commence près d’El-Ouad et se prolonge vers la guibla d’une longueur dépassant un peu la distance de Kouïnin ; mais j’ai abandonné mon projet ; je crains que la promenade ne vaille pas la fatigue qu’elle doit coûter par la chaleur que nous avons. J’ai employé mon dernier jour ici à prendre des renseignements commerciaux.

Notes sur le commerce d’El-Ouad.

Le commerce d’El-Ouad suit quatre directions principales et il est curieux de noter qu’aucune d’elles ne se dirige vers nos possessions. Biskra, et peut-être Tebessa, Tougourt aussi ont, il est vrai, des relations avec le Souf (El-Ouad), mais le commerce qui en est la base est bien languissant, et est en grande partie réservé aux villes de Souf, Gomar, Kouïnin et Ezgoum.

Les quatre canaux principaux du commerce d’El-Ouad sont : 1o Tunis ; 2o le Djérid ; 3o Gabès ; 4o Ghadāmès. — C’est par cette dernière ville qu’ont lieu des transactions avec Rhat et le Soudan. — A ces quatre emporiums on pourrait ajouter Ouarglā.

Voici les prix courants à El-Ouad des marchandises venant de Tunis, et qui, pour peu qu’ils entrent dans le rayon des produits de fabrique, sont tous anglais ou maltais :

Prix courant :

Cotonnades de Malte, pièces de 22m,5 à 23m,5 de longueur ; marque, une ancre et un dauphin enchevêtrés et au-dessous « Patent » 9 fr.
Amberguiz ou madapolam, pièces de 37m,5 17
Cotonnades bleues de Malte, pièces de 35m de long sur 1m de large 16 50
Calottes rouges[176] tunisiennes, 1 paquet de 6, 1re qualité 30 »
Soie non travaillée, blanche ou teinte, 1re qualité, 1/2 kil. 20 »
 —   —  qualité inférieure, 1/2 kil. 10 »
Fusils de Tunis à pierre, l’un 30 »
Foulards de coton teints (anglais ?), la douzaine 6 »
Foulards de soie noirs ou rouges, la douzaine 25 »
Mousseline grossière,[177] la pièce de 22m,5 7 50
Essence de roses, 1re qualité, 1 mithcal[178] ou 6 fioles 5 »
 —  2e qualité, une oukiya[179] 2 50
Civette,[180] l’oukiya 12 »
Musc, l’oukiya 65 »
Papier blanc écolier, les 500 feuilles 5 »
Cassonade (belle qualité), le 1/2 kil. »
Corail, gros grains (beau corail), l’oukiya 10 »
Alun blanc, les 50 kil. 33 »
El-Mabroūka, racine, remède contre la syphilis, le 1/2 kil.[181] 3 »
Boîtes à parfums en bois. 5 boîtes les unes dans les autres 1 »

Quant au commerce avec le Djérid, il repose presque exclusivement sur les tissus fins de laine et de soie de ce pays. A El-Ouad, voilà les prix moyens des différents vêtements djéridis :

  • Burnous non cousus, de 20 fr. à 22 fr. 50 et 25 francs.
  • Haïks de laine, de 22 fr. 50 à 25 et 30 francs.
  • Haïks de laine et soie, de 65 fr. à 70 et 75 francs.

C’est-à-dire que, pour les haïks djéridis, on peut en avoir depuis 22 fr. 50 jusqu’à 75 fr. Ces mêmes burnous qui sont vendu 20 fr. à El-Ouad ont été achetés pour 17 fr. 50 au Djérid. Ceux de 25 fr. ont coûté 22 fr. 50. Les haïks sont vendus à El-Ouad pour 10 francs de plus qu’ils ont coûté au Djérid. Le prix du louage d’un chameau d’El-Ouad à Tozer est de 12 francs en moyenne. En hiver de 10 francs ; en été il va jusqu’à 15 francs.

De Gabès on n’apporte guère que deux produits, mais ils sont de nature à fixer l’attention, car tous les deux sont employés dans l’industrie européenne.

Le henné, que l’on me dit meilleur que celui du Zāb, se vend ici » 50
La garance, les 50 kil. » 40

Ghadāmès envoie à El-Ouad des produits d’une nature toute spéciale.

Pièces de cotonnade bleue fabriquée au Soudan[182], longueur 4 mètres ; se vend au détail dans des boutiques à 4 fr. le mètre ; en gros on les vend à leur arrivée de Ghadāmès à 10 »
Troūnia,[183] les 50 kil. 50 »
Peaux de chèvres ou de moutons tannées et rouges, chaque 3 »
Civette, meilleure que celle de Tunis, 1 oukiya 30 »
Alun, les 50 kil. 33 30
Or : 1o en poudre,[184] en moyenne le mithcal 11 »
 —  2o en objets travaillés[185], le mithcal 9 fr. 50 à 10 »

Ce sont les prix de Ghadāmès ; exceptionnellement il se trouve, comme à présent, que les marchands de Ghadāmès, par suite de l’encombrement du marché, n’ont aucun profit, perdent même à El-Ouad.

Prix du transport d’une charge de chameau :

FRANCS
D’El-Ouad à Tunis 80 en été.
40 en hiver.
 —  au Djérid 15 à 17.50 en été.
10 à 12 en hiver.
 —  à Gabès 10 en hiver.
 —  au Nefzāoua 15  — 
 —  à Biskra 15  — 
 —  à Ghadāmès 40 en été.
25 ou 30 fr. seulement en hiver.
 —  à Ouārgla 20 en hiver.
 —  au Mezâb 25  — 
 —  à Tebessa 22 50  — 
De Ghadāmès à Tripoli 24  — 
 —  à Rhat 64 en été.
1 kantar ⅓ (mesure d’El-Ouad) de henné coûte à Gabès 53 fr.
1 kantar ⅓ (mesure d’El-Ouad) de garance vaut à Gabès 33 50
D’El-Oued à Tunis 13 jours de caravane.
 —  à Nafta 4 — —
 —  à Gabès 9 — —
 —  au Nefzāoua 6 — —
 —  à Biskra 5 — —
 —  à Ghadāmès 14 — —
 —  à Ouārgla 9 — —
 —  à Tebessa 7 — — par Négrīn.
 —  à Guerara 9 — — d’El-Ouad à Temassin 3 j.
Temassīn à Belidet Amar 1 j.
Belidet à Hadjira 2 jours.
Hadjira à Guerara 3 jours.

17 juin.

J’ai le plaisir de voir Ahmed se remettre tout à fait aujourd’hui. Je lui laisse beaucoup de commissions ; il me rejoindra à Tougourt. Dans l’après-midi je pars. J’ai trois domestiques à part Ahmed. Nous voyageons d’El-Ouad à Ezgoum à travers des dunes où l’on ne trouverait pas un seul brin de végétation. Il fait beaucoup de vent ; le paysage est très uniforme, mais n’en est pas moins remarquable.

J’arrive à Ezgoum où je retrouve quelques-uns de mes anciens compagnons de voyage du Djérid, qui ont maintenant honte de leur manque de courage pendant la route. Ezgoum est très bien bâti, c’est sous ce rapport la première ville du Souf. Les maisons sont assez élevées quoique sans étage supérieur ; les rues sont bien alignées. Les maisons sont surmontées de nombreuses petites coupoles[186] au sommet desquelles, comme aussi sur les murs qui les relient, on a distribué des pommeaux en maçonnerie d’un très joli effet. La ville m’a paru très propre. Les habitants sont plus civilisés que le reste des Souafa ; ils ont pompé la civilisation à Tunis et aussi ont tâché d’en introduire chez eux ce qu’ils pouvaient. Leur cuisine d’apparat par exemple est tunisienne. Ils ont aussi pris de Tunis une grande sévérité extérieure de mœurs, du moins à ce qu’on me dit.

[Illustration]

La ville d’Ezgoum[187] compte maintenant 14 générations. La ville la plus ancienne de Souf est Taghzoūt ; la plus moderne, El-Ouad excepté, est Gomār. Lorsqu’on a fondé Ezgoūm, il n’y avait aux environs que fort peu de sables, et pas de dunes comme à présent ; ainsi, encore en 1813, lorsque l’on bâtit le minaret de la mosquée (il a 9 mètres de hauteur), on pouvait voir de son sommet les feux d’El-Ouad qui à cette époque ne comptait guère que des huttes de palmes (zeraīb), et l’on apercevait aussi du bois enflammé quand on en transportait pour allumer un feu de Gomār à Taghzoūt. Inutile de dire qu’aujourd’hui ce serait impossible.

Autrefois, dans l’Ouad Jardaniya qui est un peu au nord de Sidi’Aoūn, il y avait des labours arrosés par des sources. On voit encore aujourd’hui, me dit-on, les traces des saguias. On trouve aux environs des terrains de sebkha comme dans l’Oued-Righ.

L’historien du Souf Cheikh el’Adouâni était d’Ezgoum ; c’était, m’assure-t-on, un saint homme. Il faisait sa prière du matin avec la djema’a et celle du dhahor à Bagdad en Syrie.

La population des villes soufīa (excepté El-Ouad) se compose aujourd’hui exclusivement de Toroūd et d’Adouān. Ezgoum est dans ce cas. Dans les villes du Souf les Adouāns dominent. A El-Ouad et ʿAmich il n’y a que des Toroūd. Les premiers habitants du Souf à ’Amīch et Hassikhalifa furent des Zenāta[188] païens (ou chrétiens ?), ensuite vinrent les ’Adouān et puis les Toroud. Ezgoum possède une jolie goubba élancée, dédiée à Sidi Abd-el-Kader.

Les vents du nord-est dominent en été dans le Souf ; ces vents, unis aux siroccos du sud-est, sont la cause du progrès des dunes vers l’ouest. Leur force et peut-être leur fréquence doivent surpasser celles des vents du nord-ouest de l’hiver.

Je suis piqué, le soir, deux fois au bras par un gros scorpion qui s’était introduit entre mon bras et ma chemise. Il sort par le cou de la gandoura. Je fais de petites fissures sur les piqûres et j’y applique de l’alcool camphré. Mon bras cependant reste engourdi un instant.

18 juin.

J’arrive de bonne heure à Gomār, après avoir traversé une zone de sables dénudée, absolument semblable à celle qui sépare El-Ouad d’Ezgoum. Je trouve que le qadhi a tenu sa promesse et m’apporte une copie de Cheikh el’Adouāni ; cependant je dois noter ici que le qadhi et même Si Mohammed el’Aïd déclarent que ce livre contient avec du vrai beaucoup de fantaisie. Il faudra débrouiller cela.

Le kaïd arrive d’El-Ouad dans la matinée, nous allons ensemble chez le marabout Si Mohammed el’Aïd que nous trouvons dans une maison assez belle, mais couché sur un lit déchiré et vêtu d’un haïk à peine propre. Cette fois, le marabout se montre très poli et daigne causer avec nous de mille et un sujets. Il a reçu les lettres du général et toutes celles que je lui ai apportées. Il me promet tout son concours ; en somme, je suis content de cette entrevue. Nous déjeunons là ; on nous apporte, en fait de friandises, du concombre frais et une pastèque verte, mais mangeable.

Le 19 juin.

Je fais une visite à Si Mohammed el’Aïd qui me donne son ouerd et qui me remet différentes lettres pour les Touareg Cheikh Othman et Cheikh Ikhenoukhen. Le marabout cause d’une manière très aimable comme hier. Il veut me faire son mokaddem à Paris.

J’ai oublié de noter que pour le commerce d’El-Ouad la monnaie de compte est le réal bou cherchour, équivalant à 1 fr. 35. Il vaut à Tunis deux réals tounsi dits nehas. On le divise en quarts « rouba’ » ou en huitièmes « themen ». Un réal a 94 nasri.

Je visite les puits de Gomar, et j’en choisis 4.

Bir Talat Chriaa’ Prof. 6m,75 Temp. 21°,05
Bir Sidi Abder Rahman, 6m,66 21°,70
Bir Djama’ el gharbi, 6m,50 21°,35
Bir Djama’ el Akhouān. 6m,84 21°,20

On m’apporte le soir un dîner fort peu convenable ; je le fais envoyer au kaïd en le priant de m’y trouver un morceau de viande. Le kaïd frappe d’une amende de 200 francs le cheikh qui a apporté le dîner, et il m’envoie le sien avec d’excellente viande grasse.

Le 20 juin.

Je suis parti aujourd’hui de Gomar. En passant devant les jardins, je remarquai deux arbres fruitiers : figuier et grenadier. On était en train d’arroser les plates-bandes. Nous voyageâmes d’abord à travers une région de sables, qui, comme toutes celles qui avoisinent les villes du Souf, est tout à fait dénudée. Puis nous revîmes la végétation, qui dans cette région consiste principalement en drin et alenda. Nous avons le sirocco toute la journée, mais nonobstant nous marchons bien ; et nous campons un peu en deçà de Mouïa el Ferdjān.

21 juin.

Nous nous mettons en route de très bonne heure et nous arrivons très vite à Mouïa el Ferdjān. A la gaïla j’ai le spectacle d’un ouragan très curieux quoique peu agréable. Toute la journée il a fait un sirocco violent. A 1h,20 du soir, le ciel s’est couvert ; coups de vents terribles qui renversent deux fois ma tente ; ces vents viennent du S.-S.-E. — 5mm de pluie d’orage ; deux coups de tonnerre lointains. A 1h,35, coups de tonnerre très haut au-dessus de nous ; pas tout à fait au zénith (N.-O.), puis au N.-E., puis de l’horizon. A 2h,10, coups de vent épouvantables. Le vent chasse le sable de manière à me faire mal aux jambes. A 2h,35, coups de tonnerre au zénith au N. et au N.-O., ciel couvert, vent de N.-O. faible. Éclairs au N.

En partant de l’endroit où nous avons fait la sieste (d’une singulière façon) nous atteignons vite une sorte de forêt ou de bois taillis appelé zouitaya du zeïta, Statice monopetala[189], qui y est pour ainsi dire la seule plante dominante. Cela me rappelle les environs de Chegga du sud. Cette zouïtaya finit à l’Erg Meggarīn, où nous voyons, entre les dunes, des dépressions de sables humides, ce qui fait dire à mes Souāfa que c’est un « Erg toloūa » ; on pourrait y planter, comme au Souf, des palmiers s’arrosant eux-mêmes par absorption.

Nous arrivons à Meggarīn Djedid, où je laisse mon monde et je continue jusqu’à Tougourt avec le spahi bleu. A Tougourt au coucher du soleil, ciel embrasé d’un rouge sombre ; air lourd, le soir pluie. Je trouve ici Auer malade et le caporal Dhem ayant manqué d’être emporté par les fièvres deux jours avant. Cependant tous vont un peu mieux. Abd Allah l’Allemand va aussi mieux.

Tougourt, du 22 juin au 1er juillet.

Je fais un peu de photographie.

J’essaye de faire un baromètre en passant par la délicate expérience de Torricelli. Je casse 4 tubes de verre en faisant bouillir le mercure, mais le 5e tube réussit et j’ai restauré ainsi mon no 903 de Tonnelot.

L’oasis de Tougourt est très vaste, elle possède environ 180.000 palmiers, d’après une bonne évaluation faite par M. Auer. Ce chiffre représente les palmiers en rapport. Il y avait, il y a deux ans, 325 puits artésiens d’un débit plus ou moins fort dans toute l’oasis en comptant les palmiers appartenant aux villes de Tebesbest, Nezla, Sidi-Bou-Djenan, Beni-Souid, Zaouya Sidi el Abid, etc. Le nombre des puits tel que l’a donné M. Auer, il y a deux ans, n’a pas dû changer depuis, en comptant les puits qui ont tari et ceux qui ont été forés depuis, tant par les indigènes que par les sondages français.

A 5 kilomètres de Tougourt au sud-sud-est se trouve un lac d’eau salée Merd-jādja qui a 1/2 kilomètre de long sur 200 mètres de large et une profondeur maximum de 45 mètres (Auer).

Tout près de Nezla se trouve le tout petit village de Sidi-Mohammed ben Yahiya qui est le tombeau du marabout qui régna sur Tougourt avant les Beni-Djellāb.

A l’extrémité sud de l’oasis se trouvent des prolongements de jardins qui ont actuellement dépassé les premières hauteurs de Bou Yerrō et qui, plantés de palmiers encore en broussaille et arrosés par des puits artésiens, donnent un bon témoignage de l’influence française sur l’oasis, car ils ont été commencés depuis la conquête. C’est le cheikh Bou Chemăl qui en a eu l’initiative et la plupart des jardins lui appartiennent.

Les hauteurs de Bou Yerrō commencent à 4 kilomètres sur la route de Merdjadja (en partant de Tougourt) ; elles sont de peu d’importance, mais doivent exister sur les cartes.

On trouve dans l’oasis palmiers, abricotiers, figuiers, grenadiers, poiriers (peu), pommiers (peu), vignes (peu), cotonniers (d’ancienne et de nouvelle date). Ce dernier arbre devient très fort ; il n’est pas utilisé. Légumes, choux, ail, oignons, tomates, gara, kabouya, sorte de concombre, melons, pastèques, poivre rouge, bou deraga (pourpier), navets, carottes, radis blanc (fedjel), haricots du Souf (peu), fèves, poireau, — luzerne en quantité, orge (pas de blé), réglisse (en quantité, sauvage). Le henné ne vient pas, du moins les essais faits par les indigènes avec des graines envoyées de Biskra n’ont pas réussi. La garance se trouve un peu à Meggarin, à Ghamra, à Tamerna et à Sidi Khelil.

La ville de Tougourt est construite en tôb[190]. Les maisons n’ont qu’un étage. La ville est entourée de fossés remplis d’une eau stagnante[191] et salée qui nourrit des poissons et quelques serpents d’eau. Elle a aujourd’hui une seule porte, Bab-el-Khrūkha[192] qui s’ouvre au nord-est et qui est gardée par un détachement de tirailleurs indigènes. La Kasba est au sud-ouest du côté opposé. Elle comprend des bâtiments assez considérables quoique peu élevés qui ont été construits par les Beni Djellăb, et ensuite diversement modifiés par les Français jusqu’à la construction de la caserne l’année dernière ; ce dernier bâtiment forme un carré oblong à un étage ; les pièces sont hautes et bien aérées. Les démolitions de la Kasba pour la construction de la caserne ont détruit la seconde petite porte appelée Bab-el-Ghadăr ou de la trahison, qui était particulière à la Kasba et que j’ai vue encore debout. A la prise de Tougourt la ville avait quatre portes en comptant celle de la Kasba que je viens de nommer, mais les Français en ont fait fermer deux. Les rues de Tougourt sont étroites, mais assez propres, dans le quartier des Medjehariya il y a deux rues couvertes. Les principaux monuments de la ville sont, à part la Kasba, la grande mosquée, rétablie par les Français et l’ancienne mosquée avec son minaret de construction djéridienne en petites tuiles qui porte encore des traces de boulets de Salah Bey[193]. Les maisons de Tougourt sont de la couleur du sol ; elles possèdent toute une cour intérieure autour de laquelle sont rangés des magasins et les chambres. Le marché de la viande se tient sur une petite place qui est à la porte de la mosquée, mais le marché du vendredi où se font presque toutes les transactions se tient devant la Kasba sur une place bordée de boutiques et de magasins grossiers garantis du soleil par une sorte de voûte soutenue par des piliers carrés.

Le kaïd, qui a son logement dans la Kasba, a 35 spahis bleus commandés par un officier indigène. M. Auer[194] 100 tirailleurs indigènes.

La population de Tougourt se compose de Rouăgha, de Mestāoua (Rouāgha mêlés de sang arabe ou Arabes mêlés de sang righi) et de Medjehariya ou juifs convertis à l’Islam. La population est divisée en trois quartiers : les Rouāgha habitent le quartier Tellis situé à l’est ; les Medjehariya habitent le quartier auquel ils ont donné leur nom à l’ouest et les Mestāoua habitent au nord. La Kasba occupe le sud. Les habillements des trois castes sont les mêmes, seulement les Medjehariya se distinguent par leur propreté, les Mestāoua sont plus propres que les Rouāgha et d’une couleur plus blanche. Les Medjehariya ont conservé entièrement le type israélite, surtout les femmes, parmi lesquelles il y en a de fort jolies. Ils ne se marient qu’entre eux et sont fort sévères de mœurs et de principes religieux ; ils n’aiment pas qu’on leur rappelle leur origine. Cependant eux, comme le reste de la population, boivent des spiritueux, seulement ils le font en cachette.

J’ai déjà décrit les fêtes du mariage des Rouāgha. Ils s’unissent aussi facilement qu’ils se divorcent et cette facilité des unions n’exclut pas cependant une moralité peu stricte à notre point de vue européen. J’ai déjà dit que les femmes des premières maisons de l’Oued-Righ ne faisaient pas de difficultés à devenir les maîtresses des derniers Djellāb, et je connais encore aujourd’hui deux cheikhs qui ont encore dans leur harem des femmes qui pourraient raconter bien des petites choses qui se sont passées dans l’absence de leurs maris alors exilés. Je me suis laissé dire que, quand on rencontrait dans l’oasis une Righia bien seule, elle refusait rarement d’accorder son corps. Ceci s’applique cependant plus à Ouarglā qu’à Tougourt ou Temassīn, car dans ces deux villes, surtout dans la dernière, tous les travaux d’extérieur reviennent au mari, et la femme reste plutôt dans la maison. A Ouarglā, au contraire, on m’a raconté qu’il se passait bien de petites aventures aux sources où les femmes viennent puiser l’eau. Il doit en être de même à Merhayyer.

La plupart des prostituées de Tougourt sont des Righia, des Soufia et des Naylia, en comprenant sous cette dernière dénomination les Harazlia et enfin toutes les Arabes de l’ouest. Je ne puis m’empêcher de noter ici quelques détails sur les Naylia ; ils paraîtront curieux pour déterminer les mœurs des Arabes du désert algérien. Mais qu’on ne croie pas que nous soyons pour quelque chose dans cela, au contraire, depuis notre domination nous avons cherché à limiter de diverses manières cette vaste prostitution. Les femmes de l’Oued-Righ et du Souf qui exercent le métier à Tougourt sont généralement des veuves ; il y a des cas où elles trouvent ensuite à se remarier. Les Naylia sont en grande partie aussi de jeunes veuves, mais on voit aussi parmi elles des mères ou des pères amener leurs filles encore vierges et vendre cette virginité qui est toujours longtemps marchandée. Les Naylia viennent à l’époque de la maturité des dattes et un petit nombre d’entre elles seulement restent jusqu’au printemps suivant. Leur but est d’acheter des dattes pour leur année. Autrefois on ne connaissait pas d’autre manière de payer leurs faveurs que par une certaine quantité de dattes ; deux fois les deux mains pleines par exemple était un très bon prix.

Une autre particularité commune à Tougourt et à Temassīn sont les halladj[195], sorte d’hommes efféminés qui, je crois, avaient un nom chez les Grecs. On en voit même avec des cheveux blancs danser mollement avec les femmes dans les danses publiques à Témassīn.

Parmi les coutumes bizarres des Rouāgha, coutume que l’on reproche aussi aux Beni-Mezāb[196], et que des écrivains du moyen âge imputent aux habitants de Sedjelmāsa, est la prédilection qu’ils ont pour la viande de chien. Ils prétendent s’excuser de cette licence contre leur loi religieuse en disant que c’est un préventif contre les fièvres. C’est surtout pendant l’hiver que les Rouāgha achètent des chiens qui leur sont alors vendus en plein marché par les Arabes du dehors. On les engraisse, on les fait rôtir, et ils sont mangés en grande fête avec force lagmi[197].

Les Rouāgha sont très superstitieux ; mon ami M. Auer m’a souvent raconté l’effet singulier produit par une éclipse de lune sur les habitants de Tougourt. Les tolbas sortirent en corps et battant à tour de bras sur des plats de bois et des marmites, ils rappelaient la lune en invoquant leur prophète : « Ya chefā Si Mohammed ! »[198] Ils croient, comme beaucoup d’autres populations algériennes, à la toute-puissance des djenoun[199]. Les femmes surtout les redoutent, et attribuent à ces esprits toutes leurs indispositions. Ordinairement on combat leur influence par des amulettes ou bien on tâche de les apaiser par des offrandes de couscous, de tchertchoukha, plats que l’on dépose à l’endroit où l’on suppose que les djenoun se tiennent, et qui est souvent dans les lieux d’aisance.

Tougourt peut compter 300 maisons, et a, dans la saison d’été, une population d’environ 1.500 âmes ; en hiver, où des familles du Souf et des Arabes viennent habiter la ville pendant six mois, la population peut monter au double 3.000 âmes. Nezla, Tebesbest, Zaouiya ont chacune plus d’habitants que Tougourt même.

Dans les mariages, le dernier jour, on amène la mariée chez son futur ; si c’est une vierge, elle est portée sur un lit en djérid (comme la plupart des Rouāgha en usent) par quatre hommes ; si c’est une veuve, elle est portée simplement dans les bras d’un homme.

1er juillet.

Je vais à Temassīn avec un spahi, le marabout Si Mammar m’y avait fait appeler pour m’y trouver en présence du Cheikh Othmān ; je trouve un chef targui bien mis sans recherche, mais proprement, accompagné de deux ou trois jeunes hommes de sa tribu terriblement marqués de la petite vérole. Tous ont un visage ouvert, je dirais presque prévenant.

Nous avons une longue conférence. Cheikh Othman lit les dernières lettres que j’ai pour lui ; mais tout en m’offrant ses services, il cherche vivement à me détourner de rien entreprendre cette année, où tout le Sahara est sens dessus dessous : les Hoggar en querelle avec les Azgar d’un côté et les Aouelimiden de l’autre ; la grande razzia d’Aïr par les Arabes de la Tripolitaine, etc., enfin les habitants d’Insalah en guerre avec le sud du Touat. Cependant, après de longues et éloquentes délibérations, Si Mammar décide, force même un peu Cheikh Othman à m’accompagner à Ghadāmès ; de là il ira consulter Ikhenoukhen sur ce qu’il y a à faire, et savoir si ce chef tout-puissant m’accorde sa protection, et viendra me rendre réponse, d’où nous conclurons nos plans postérieurs. Je dis adieu au Cheikh Othman ; je conviens avec Si Mammar d’envoyer 50 fr. au Cheikh Othman pour qu’il fasse ses provisions de route et il doit me rejoindre à El-Ouad vers le 20 de ce mois. — Il a son camp tout maltraité par la petite vérole, personne n’est sur pied ; les troupeaux sont en mauvais état ; la nezla[200] est à Bey Salah (puits).

J’ai bu à Temassīn de l’eau des rhedirs de l’oued Retem[201]. Il a plu dans le Sahara, et les oueds voisins se sont remplis.

2 à 12 juillet.

Je commence à sentir quelques caresses sourdes de fièvres ; je suis obligé de me tenir, comme avant, renfermé dans la Kasba.

Travaux de linguistique. Je recueille un vocabulaire complet du dialecte righi de Temassīn.

Le 7 juillet, malade au lit.

Le 11, mangé les premières figues Kartous.

Renseignements historiques recueillis par moi auprès de Ben Chemāl[202]. Les premiers sultans de Tougourt furent la dynastie des Oulad Beiffo, dont les descendants excessivement pauvres habitent encore un des villages de l’oasis, Tebesbest, je crois. Ils gouvernèrent Tougourt et Kedima, dont l’emplacement était dans la Ghaba[203] près de Sidi Mohammed ben Yahiya. C’étaient des Rouāgha. Tougourt el Kedīma fut peu à peu abandonnée, dit-on, à cause des scorpions, et la nouvelle ville fut bâtie par Sidi Zekri, marabout righi de Tougourt et Kedima. Une Djemaʿa gouverna Tougourt dans l’origine, et Sidi Zekri n’en fut que le bon conseiller ; Tala était alors plus puissante que Tougourt ; elle avait des cheikhs ; dont le plus célèbre est connu sous le nom de Cheikh el Tālāoui. Sidi Mohammed Ben Yahiya succéda à Sidi Zekri et gouverna de même par ses conseils. Il résida 40 ans dans la Kasba. Lorsque ce marabout avait 15 ans, Sidi Khelil, Sidi Ali Ben Soultān et Sidi Embarek es Saim venaient faire leur pèlerinage à Sidi Bou Haniya près de Goūg.

Avant la mort de Sidi Mohammed, deux frères du nom de Beni Djellāb passaient souvent à Tougourt. Leur pays originaire était Telemsen (ils descendaient des Mérinides) et ils avaient alors leurs biens dans le Djebel Sahāri. A Tougourt ils prêtèrent des sommes considérables à tous ceux qui leur en demandaient, si bien qu’au bout de bien des années, ils vinrent un jour à Tougourt et voulurent faire leurs comptes, ne voulant plus y revenir. On trouva que tout le bien de Tougourt ne pourrait plus payer les dettes des habitants. Les habitants de Tougourt allèrent à Sidi Mohammed Ben Yahiya et lui demandèrent conseil ; ce marabout se fit amener les deux frères Ben Djellāb, et leur dit qu’il allait habiter dans son village (le même qui porte aujourd’hui son nom) et qu’il leur abandonnait la ville et tout ce qu’elle renfermait. — Ainsi commença la dynastie des Ben Djellāb. — Plus tard les Oulad Sidi M. Ben Yahiya ne s’entendirent pas bien avec les Ben Djellāb et ils émigrèrent dans le Tell où ils sont actuellement avec les Oulad Abd en Nous près de Constantine.

Dans ce temps-là, il y avait des juifs à Tougourt.

L’un des frères Ben Djellāb, ʿAbd el Hakk el Merīni, fut le premier cheikh de Tougourt ; — de là à Cheikh Selmān il y a une lacune dans la généalogie ; le cheikh Ben Chemāl ne connaît pendant ce temps d’autre fait que la destruction de Tāla qui eut lieu, comme il croit, sous le fils d’Abd-el-Hakk. Abd-el-Hakk conquit lui-même Meggarin, Qsoūr, etc., et ne s’arrêta que devant Tala qui résista à ses armes. Mais son fils usa d’un stratagème qui lui réussit. Il offrit au cheikh de Tala de cimenter une paix durable en épousant sa fille. Celui-ci y consentit. — Ben Djellāb déguisa, le jour désigné pour la fête, un homme en mariée ; il fit travestir un grand nombre de ses serviteurs en femmes venues à la fête ; tous portaient des armes sous leurs vêtements. Il fit accompagner le tout de 50 cavaliers. Le cheikh de Tala reçut sa prétendue femme et sa suite et fit loger les cavaliers chez ses serviteurs. La fausse mariée avait prévenu qu’elle donnerait le signal de l’attaque en tuant le cheikh lorsqu’il viendrait la nuit. Cela arriva en effet : dans la nuit, en entendant le coup de feu du signal, tous les serviteurs de Ben Djellāb se précipitèrent au carnage et eurent bientôt raison de la ville qui fut détruite par des renforts venus de Tougourt.

Sous le cheikh Selmān, le premier à partir de la lacune, eut lieu un événement curieux. Une femme arabe appelée Oumm Hāni Bent el Bey (fille d’une femme Douaouda[204] et d’un bey de Constantine), voulut devenir cheikha des Arabes au Sahara et fit de grandes razzias elle-même à cheval et armée, tua le Douaouda, son mari, ses frères et beaucoup d’autres chefs. Enfin Selman voulut faire une alliance avec elle et lui proposa d’épouser son fils. Elle fit semblant d’accepter, mais lorsque Selman vint à son camp, à la Regouba de Sidi Khelil avec 500 chevaux, on distribua habilement son monde dans les tentes et Selman logea dans la tente de Bent el Bey. La nuit, elle tua elle-même le cheikh et ce fut le signal d’une tuerie générale.

Cheikh Mohammed ben Selman lui succéda ; puis Selman, son fils ; Brahim, fils du précédent ; Abd-el-Kader ; Hamed, fils de Brahim ; ’Amer, fils d’Abd-el-Kader ; Mohammed el Akhal, fils de Hamed ; Hamed, fils de Mohammed ; Abd-el-Kader, petit-fils d’Amer ; Farhāt, frère du précédent ; Brahim, fils de Hamed ; El-Khāzen ben Farhat ; Mohammed, fils de Hamed ; ’Omar, fils de Mohammed ; Brahim, fils de Mohammed ; ’Ali, fils de Mohammed ; Ben Abd er Rahman, petit-fils d’Amer ; Selman, fils d’Ali ; les Français.

13 juillet.

Je pars de Tougourt dans la soirée et nous prenons la route de Mouïa el Ferdjān. Après deux heures de marche, nous faisons halte dans une dépression qui continue le bas-fond de la Chemorra (en deçà des dunes). L’endroit s’appelle Benga. Le sol portant trace de l’action des eaux est très dur formé d’un conglomérat de sable et de petits morceaux de chaux et de calcaire.

14 juillet.

Nous marchons 5 heures et faisons la sieste entre El-Ouibed et El-Māleha. De là, une heure et demie de marche au puits de Mouï Chabbi dont nous trouvons l’eau pourrie et verdâtre. On l’avait récemment fourni d’une nouvelle garniture de drīn.

De là, une heure 20 minutes au puits de Mouïa el Ferdjān. Je relève ce petit bout de route que je n’avais pas encore fait.

15 juillet.

Hier au soir, j’ai eu un premier accès de fièvre.

Nous marchons 5 heures 1/4 et arrivons au puits de Mouïa el Kaïd. Après la sieste, 2 h. 3/4 de marche nous amènent dans les dunes de l’Erg-Said, où la nuit nous prend et où nous couchons.

J’ai remarqué dans la dernière partie de la route que le guide était souvent obligé de frayer un chemin artificiel aux chameaux dans les dunes. Il disait en travaillant : « El-Bahri oua’ar » (le vent de l’est est dur). Il est clair, en effet, que c’est ce vent qui, dans cette saison, fait progresser les dunes vers l’ouest. Toutes les dunes que nous coupons ont la forme des vagues de la mer ; elles sont orientées à angle droit de la route ; leur côté à pic était de notre côté, c’est-à-dire qu’elles viennent en sens opposé. C’est donc un vent d’E.-N.-E. ou de N.-E. qui les produit.

16 juillet.

Une marche de 3 heures 3/4 nous amène à Kouïnīn par Ourmās. Je croyais d’abord ne faire que la sieste à Kouïnīn, mais une fièvre violente me prend ; vomissements, courbature générale ; douleurs de poitrine et de reins, faiblesse. Je prends de l’ipécacuanha qui agit ; de la quinine deux fois, que je rends. Eau sucrée et éther.

Tribus de Kouïnīn :

Djebirāt Toroūd.
Oulad Mansoūr
El-Gouāïd
El-Beldiya (Soufiya) — ’Adouān.

On me raconte ici que les ancêtres de la population actuelle lui ont raconté qu’autrefois, lorsqu’ils montaient sur leurs palmiers, ils dominaient une rivière d’eau courante, qui commençait à Chegga (nord du Souf) et finissait à ’Amīch (Ras el Ouad)[205]. Cette rivière était comme celle de Nefta. Encore aujourd’hui, les Souafas en creusant un nouveau jardin trouvent des chaudrons de fer et d’autres objets appartenant à la population passée, dans des endroits inhabités aujourd’hui.

17 juillet.

Je me rends à El-Ouad comme je peux sur un cheval qu’on me prête à Kouïnīn. Je trouve le kaïd qui me reçoit bien comme d’habitude ; mais je suis obligé de changer quelque chose aux dispositions qu’il avait prises pour mon départ, ce qui va me causer quelques retards.

— Je pèse un mithcal d’El-Ouad, et j’obtiens par ces doubles pesées 4 gr. 175 ; ce mithcal a 21 nouayā[206] ; celui de Constantine en a 26.

18 juillet.

Ce jour s’est annoncé comme devant être très chaud ; mais le ciel fut pur. Je passai ma journée sur mon lit, attendant pour utiliser mes faibles forces que le moment de l’éclipse fût arrivé. Je calculai par construction graphique le moment où elle devait avoir lieu, mais me trompai fort en prenant pour heure, celle où l’éclipse totale aurait lieu sous la longitude d’El-Ouad. Et l’éclipse ne devait pas être totale ici. Cela fut cause que quand j’allai à la lunette, dix minutes avant le premier contact (comme je le croyais), je trouvai le disque solaire entamé. Je me mis en observation, et je vis la lune couvrir successivement les taches du soleil. L’éclipse était au moins au tiers et la population d’El-Ouad ne s’en était pas aperçue ; alors elle fut simultanément reconnue, et quelques bavardages inquiets firent place à un profond silence. Mais lorsque les progrès de l’éclipse furent marquants, des cris poussés de tous les côtés annoncèrent la détresse des Arabes. On entendait partout : « Iā chĭfā Si Mohammed rasoul Allah ! »

Je vis le disque lunaire approcher à une distance extrêmement minime du bord du soleil ; je crus un instant voir certaines montagnes faire éclipse totale et au moment où je m’apprêtais à marquer l’heure de ce contact, l’éclipse commença à diminuer.

Je vis alors des pigeons voler au-dessus de la maison, se rendant à leurs gîtes. Des Arabes de la ville me disent avoir vu des étoiles. La lumière la plus faible a été celle qui succède dans cette saison au coucher du soleil. L’éclipse diminua lentement et je pus observer le dernier contact à 4 h. 54 m. 45 p. de mon chronomètre qui marque encore le temps de Paris.

Après l’éclipse, j’eus une députation des mechaikh qui vinrent me demander si l’année serait pluvieuse. Ma prédiction accomplie de l’éclipse, mon ancienne prédiction de pluie de cet hiver, vérifiée par le fait, leur faisait croire que non seulement je puis prédire la pluie, mais encore la donner.

Je fus pris le soir de fièvre violente et de vomissements ; le soleil et la chaleur brûlante à laquelle j’ai été exposé pendant plusieurs heures avaient rappelé la fièvre.

19 juillet.

Cette nuit, le kaïd vient me réveiller et me dire qu’ayant reçu la nouvelle que les Oulad Yagoub étaient en course, il allait faire monter son goum et aller les chercher. Il partit avant le jour. — Je vais mieux. Je reçois des plaintes contre le kaïd.

20-21 juillet.

Je reste encore chez moi toute la journée. — Je prends de nombreux renseignements sur le pays qui sépare le Souf du Nefzāoua. Des Ourghamma de Kessār Mouddenīn, marabouts, viennent ici pour voir si on leur ouvrira le marché d’El-Ouad. Les Ghorib de Sabrīya[207] qui sont sur leur route et qui apportent ici les mêmes produits qu’ils apporteraient, leur ont fait peur. De façon qu’ils ont laissé leurs marchandises, consistant principalement en beurre, à Sabrīya, et qu’ils sont venus en mi’ad. Je leur fais un petit discours qui les enchante, et leur ouvre le marché ; je promets même d’intimider les Ghorib, ce qui est très facile, vu que cette tribu réside à moitié dans le Nefzāoua et à moitié au Souf (El-Ouad) où ils ont des palmiers.

22 juillet.

J’écris à Biskra pour rendre compte des plaintes que j’entends contre le kaïd.

Je reste encore toute la journée à la maison.

23-24-25 juillet.

Le kaïd revient avec ses goums ; il n’a rien trouvé dans sa course, cependant on tire des coups de fusils au retour comme s’il y avait eu une victoire ; ces Arabes sont toujours les mêmes.

Hier et aujourd’hui on a fait l’Achoura ; nous sommes, je crois, à peu près au milieu des dix jours de fêtes. La fête a lieu la nuit, des bandes de jeunes gens se promènent dans les rues en chantant au son d’un bendier ; puis ont lieu quelques scènes, des individus se déguisent en mettant quelques hardes grotesques s’ils en ont, puis ils se couchent et, prenant une voix de polichinelle, ils font des dialogues invariablement terminés par des disputes et des coups comme chez Gringalet. Cette année, la fête est peu brillante. Un homme hier a reçu un coup de sabre sur le dos pendant la mascarade et il a une large blessure. Cela a été fait par méchanceté.

Le cheikh Ahmed Ben Touāti vient me voir, c’est un homme qui me plaît beaucoup, franc et ouvert ; il connaît très bien le Sahara, il vient du reste à Ghardaya (puits) six mois[208] : il est venu en trois jours sur un méhari et avait reçu des nouvelles de Ghadāmès par un homme monté sur son méhari qui était allé de Ghadāmès à Bīr Ghardâya en cinq jours.

Note sur le commerce d’El-Ouad. — Pour l’or, j’apprends d’une manière plus certaine que le mithcal de teber[209] se vend ordinairement 15 francs lorsqu’il est recherché et 13 fr. 30 lorsqu’il abonde[210]. Quant au khôss[211], il vaut, dans les mêmes circonstances, de 11 fr. 10 à 13 fr. et 13 fr. 15. J’ai déjà dit que le mithcal d’ici a 21 nouaya et pèse 4 gr. 175 ; tandis que le mithcal de Constantine a 26 nouaya, que par conséquent le poids du mithcal d’El-Ouad se rapporte à celui de Constantine comme 21 à 26.

Les dépouilles d’autruches sont vendues sur le marché par les chasseurs eux-mêmes ; et il n’y a personne qui en fasse un commerce spécial[212]. On les achète isolément pour les porter à Tunis ou à Tébessa. Voici les prix de vente sur le marché. — Une belle dépouille de mâle (delīm) vaut 100 fr. et 125 fr. lorsqu’elles sont recherchées et très belles. Une belle dépouille de femelle (ramdha) ne vaut que 40 fr. au plus 45 fr. Un œuf d’autruche vaut de 50 à 60 centimes.

Le commerce du Souf avec Tébessa repose sur les objets suivants :

1o Exportation du Souf. — Dattes, peaux brutes de chèvres (avec poil), tabac en feuilles, vêtements de laine ;

2o Importation de Tébessa, — Gountĕs (racine condimentale), beurre, laine, moutons, chèvres, blé, gueddīd (viande desséchée).

Quant aux objets que le Soūf donne à Tunis, ce sont : des vêtements confectionnés, des peaux brutes de chèvres et de moutons (pour Kaïrouān), des douros, des chameaux, des dattes.

Ouargla. — On y apporte d’El-Ouad, de l’huile, du tabac, des vêtements confectionnés, des meules (venues de Gafsa), de la garance, du blé, des cotonnades, des pierres à fusil (venues de Tunis), du soufre[213]. On en rapporte de la laine, des chameaux, du beurre, de la graisse, de la viande desséchée, de jeunes plants de palmiers en grand nombre, qui sont vendus sur le marché, des burnous du Mzāb, du sel, des dattes.

Biskra et le Zab. On y apporte : vêtements confectionnés, peaux brutes de chèvres, dattes, tellīs[214], (gherāra), du tabac ; ce dernier article vaut ici 25 c. à 50 c. le kef composé de 5 plants ou 4 grands et 6 petits. Voici la liste des objets qu’on en rapporte avec les prix qu’ils obtiennent à El-Ouad :

Henné, le 1/2 kil. 0 fr. 70 à 1 fr. 35.

Tapis arabes, qualités diverses, de 100 à 300 francs.

Laine, la toison à 2 francs.

Settāl (gamelles en fer battu pour boire), les grands 1 fr. 60, les petits 1 franc[215].

Indigo, la bonne qualité, le 1/2 kil. 6 fr. 20, la qualité inférieure 4 francs[216].

Foulards de coton imprimés, les bons, la douzaine 6 fr., la qualité inférieure 3 francs.

Bougie, le 1/2 kil. 1 fr. 35 jusqu’à 1 fr. 50.

Sucre blanc, le 1/2 kil. 1 fr. 50.

Cassonnade, le 1/2 kil. 0 fr. 90 à 1 franc.

Ganse blanche, le 1/2 kil. 6 francs.

Loŭk, substance tinctoriale[217], les 50 kil. 150 fr. la bonne qualité.

Tărtăr  id.  les 50 kil. 150 francs.  id. 

Miroirs ronds montés en cuivre, les grands, la douzaine, 1 fr. 60.

 id.  les petits,  id.  1 franc.

Miroirs ronds montés en étain, les grands, la douzaine, 1 franc.

 id.  les petits,  id.  0 fr. 75.

Ficelle, le 1/2 kil. 2 francs.

Grandes aiguilles pour tellis, le 100 de 50 à 60 centimes.

Gaze grossière, pièces de 16 à 17 drà, 3 francs.

Abricots secs, 1 fr. le saa (2 1/2 kil.).

Beurre, mesure de 5 3/4 livres, selon les temps, de 7 fr. à 3 fr. 50.

Souliers de Constantine, la paire, 4 à 5 francs.

Burnous ’abbāsi (épais), les beaux, 60 à 65 francs.

 id.  qualité inférieure, 40 à 45 francs.

Calottes rouges de fabrique, les grandes 2 fr. 50, les petites 1 fr. 50.

Soie, le 1/2 kil. 20 fr. la qualité supérieure et 15 fr. la qualité inférieure.

Café en grains, 2 fr. le kil.

Suif (de Bou Saada), selon le temps, de 50-60 cent. à 1 fr. la livre.

Savon (hadjri) en morceaux, le 1/2 kil. 0 fr. 75 à 1 franc.

 id.  arabe liquide, le 1/2 kil. 75 à 1 fr. 10.

Alun, la livre 30 à 40 centimes.

Aiguilles, le cent, 20 centimes.

Les cotons ne peuvent pas faire concurrence à ceux venus de Tunis qui sont de fabrique anglaise.

Gabès. — On y apporte du Souf : laine de rebut (servant à faire des couvertures brunes dont se vêtissent les gens du Sahel, peaux de chèvres et de moutons non préparées, tabac en quantité, chameaux, dattes (degla).

Le commerce d’El-Ouad avec Gabès, surtout celui par la route directe, est fait par les gens de Matouiya[218] qui, étant sujets du Bey de Tunis, jouissent d’un peu plus de sécurité que les Souafa. Cette route est rendue très dangereuse pour le voisinage des Oulad Yagoūb.

Ghadāmès. — On y apporte des vêtements confectionnés surtout, des dattes (degla[219], rhers, fezzāni), du tabac et des grains (blé et orge) lorsqu’ils sont chers à Ghadāmès.

Beni Mezab. — On y apporte des meules, des vêtements (haouli), fusils (de Tunis), des pioches (de Kairouān), des pièges à gazelles (de Kairouān), soufre, garance, huile, cotonnades, guemmām (gomme adorante). On en rapporte des chameaux, des guedaouis (blouses de laine de couleurs différentes), burnous, laines, moutons, viande desséchée, suif.

On me dit que, dans les mauvaises années, il vient ici 5-600 mitcals d’or de Ghadāmès ; dans les bonnes années, de 1.500 à 3.000 mithcals. Cela ne fait que pour 45.000 fr. d’affaires dans les meilleures conditions. Cela fait 12.525 grammes d’or.) L’oukiya de Tunis timbrée = 31 gr. 725 ; elle a 7 2/3 de mithcal.

Le soir, je suis piqué par un scorpion ; la douleur monte très vite à l’aisselle (du bord de l’index), je souffre excessivement. La nuit, je ressens des picotements ou de la paralysie aux pieds, au nez et aux lèvres. Je me soigne en mettant de l’ammoniaque sur la piqûre élargie au bistouri, et en buvant un peu de ce médicament dans de l’eau. Ampoules sur le doigt piqué. Froid sur tout le membre atteint, taches violettes, etc.

[175]Le plus au sud.

[176]Chéchias.

[177]Mebred.

[178]Ce poids est le mithcal de Tunis. Duveyrier dit ailleurs (Revue algér. et col., novembre 1860) qu’il l’a trouvé égal à 4 gr. 175. Les mithcal de Tripoli et d’Agadès sont un peu plus forts.

[179]Once, 1/16 de la livre tunisienne, que Duveyrier évalue à 508 grammes.

[180]Zebed, sorte de pommade faite avec la graisse de l’animal du même nom, et dans laquelle il entre en outre de l’huile, du benjoin, du girofle, etc.

[181]Ce que Duveyrier appelle ici 1/2 kil. est la livre tunisienne de 508 grammes. (Cf. son article de la Revue alg. et col.)

[182]Açaïb et saye ou tourkedi.

[183]Natron, carbonate de soude plus ou moins pur, extrait des petits lacs du Fezzān.

[184]Teber.

[185]Khores.

[186]Cf. sur leur construction, J. Brunhes, Les oasis du Souf et du Mzab, La Géographie, V, 1902, p. 14-15.

[187]La vue ci-jointe a été trouvée, sans indication d’origine, dans les papiers de Duveyrier.

[188]Tradition confirmée par Ibn Khaldoun : au IXe siècle, les Zenata occupaient le Sahara algérien et tunisien (Hist. des Berbères, traduct. de Slane, III, p. 275, 286, 303, etc.).

[189]Le zeïta, comme Duveyrier l’a reconnu plus tard, n’est pas le Statice monopetala L., mais une autre plombaginacée : Limoniastrum Guyonianum Dur.

[190]Briques d’argile séchées au soleil.

[191]En grande partie comblés depuis par les soins du bureau arabe.

[192]Une autre porte, Bab-el-Gharb, a été rouverte plus tard.

[193]Bey de Constantine, qui assiégea Tougourt en 1788.

[194]Le lieutenant Auer a été un remarquable exemple d’endurance européenne au Sahara. Resté lié avec Duveyrier, il lui écrivait de Biskra en 1869, évoquant le souvenir de leur commun séjour à Tougourt : « J’ai vieilli depuis, mais n’ai perdu ni la volonté virile, ni la santé, bien que je compte aujourd’hui vingt ans de séjour au Sahara. Vous avez bien raison de me déconseiller l’Europe ; ma nature, toute forte qu’elle soit, ne supporterait plus un autre climat, et je veux passer en Afrique les jours qui me restent à vivre » (29 décembre 1869).

[195]حلاج veut dire, en arabe, is qui gossypium a semine mundat. (H. Duv.)

[196]On sait qu’avant de se fixer au Mzab, une partie des Ibâdhites a habité cette région. (Masqueray, Chron. d’Abou-Zakaria, p. 262, etc.)

[197]Lait de palmier fermenté.

[198]Dans cette éclipse une vieille femme de Tebesbest, soupçonnée de sorcellerie, fut accusée d’avoir caché la lune dans un seau d’eau. Ses voisins et le cheikh de Tebesbest vinrent prier le kaïd de la mettre en prison. (H. Duv.) L’éclipse de soleil du 18 juillet 1860 eut moins d’effet : on ne fit « que peu de cas de l’événement, excepté quelques talebs trop croyants qui se portaient vers la mosquée pour prier et conjurer le sorcier qui causait ce désastre au soleil ; à leur sortie, les autres leur riaient au nez. » (Lettre d’Auer à Duveyrier, 22 juillet 1860.)

[199]Djinn (pluriel djenoun) : génies.

[200]Groupe de tentes.

[201]Les marabouts s’en font apporter constamment par les Arabes de leur confrérie, parce qu’ils craignent les fièvres occasionnées par les eaux de l’oued Righ (H. Duv.).

[202]Cf. Féraud, le Sahara de Constantine.

[203]La « forêt de palmiers » de Nezla, à 2 kilomètres de la ville actuelle.

[204]Douaouda, tribu arabe qui fit irruption au XIe siècle dans l’Oued-Rir et à Ouargla. (Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbères, II, p. 73.)

[205]Cf. sur cette légende Jus dans Rolland, Hydrologie du Sahara, p. 224.

[206]Graines de caroubier.

[207]Oasis de l’extrémité ouest du Nefzāoua.

[208]C’est-à-dire : y garde ses troupeaux au pâturage.

[209]Poudre d’or.

[210]Le gramme de poudre d’or vaut donc, d’après les circonstances du marché, de 3 fr. 59 cent. 3 (maximum) à 3 fr. 23 cent. 3 (H. Duv.).

[211]Khores, poudre d’or mélangée de débris d’or travaillé.

[212]Ces dépouilles venaient de l’Erg, au nord de Ghadāmès ; les autruches y ont à peu près disparu aujourd’hui.

[213]Pour la fabrication de la poudre.

[214]Toile de bât (sacs de chargement) pour les chameaux.

[215]Fabrication européenne. (Cf. Duveyrier, Notice sur le commerce du Souf (Rev. algér. et coloniale, nov. 1860).

[216]Fabrication européenne.

[217]Gomme-laque (rectification de Duv., art. cité).

[218]Petite ville du littoral au nord de Gabès.

[219]Ou deglet-nour (espèces diverses de dattes).


TROISIÈME PARTIE

VOYAGE A GHADAMÈS


CHAPITRE PREMIER

DANS L’ERG

26 juillet.

Ce matin, on charge les chameaux pour le voyage de Ghadāmès.

Je vais au bordj rendre au kaïd une visite qu’il m’a faite de bon matin, et nous mangeons ensemble la pastèque des adieux. Il est plus aimable que les jours derniers, et me promet de m’envoyer à Berresof le prochain courrier. Enfin nous partons. J’ai repris mon ancienne manière de voyager sur mon matelas plié en deux sur le dos d’un chameau.

Nous traversons bientôt un cimetière, et entrons ensuite dans ’Amīch. ’Amīch est le prolongement de l’oued Souf : c’est là que se perdait l’ancienne rivière, selon la tradition. En effet, ce pays a bien la forme d’une longue dépression (très peu sensible), faisant suite à celle qui commence à Ghamra et arrive à El-Ouad ; en le traversant dans sa longueur comme nous le faisons aujourd’hui, on a à droite (ouest) des dunes assez hautes à une petite distance et l’on traverse des groupes de maisons et de nombreuses cabanes en palmes (zérība, pl. zeraīb), formant ainsi pour ainsi dire autant de petits hameaux qui prennent le nom de « nezla », mot emprunté à la vie nomade. C’est dans ’Amīch que vivent une partie des Toroūd, quand ils ne sont pas avec leurs troupeaux dans le Sahara. A gauche de la route sont les jardins de palmiers dispersés dans les intervalles des dunes. On peut voir là de magnifiques échantillons de palmiers.

Nous rencontrons un cavalier rebāyi ; il est à remarquer, pour cette portion des Toroud, que leur manière de se vêtir et de harnacher leurs chevaux, et leurs fusils surtout, sont identiques à ceux des tribus du sud de la Tunisie et de la Tripolitaine. Ces tribus sont surtout caractérisées par le haïk tourné simplement par-dessus une calotte rouge un peu renfoncée sur le côté et qui paraît à moitié sous le haïk ; par leurs vastes et immenses étriers et enfin par leurs longs fusils à crosse ornée de nacre et de corail. Je possède une de ces armes.

Nous nous arrêtons à la zaouiya de Sidi Abd el Qāder, presque à l’extrémité d’ʿAmīch. Le kaïd avait prévenu de mon arrivée, de sorte que je trouve un bon tapis étendu dans l’élégante et propre goubba, et je m’établis dans ce lieu saint. On m’apporte un repas inmangeable, mais succulent pour des Arabes. Il fait si chaud que, malgré mon désir de m’éloigner le plus tôt possible du Souf, nous restons la nuit ici. Le soir, de pieux khouān de toutes les sectes possibles étaient venus faire leurs récitations et chants autour de la goubba. Je les disperse en leur faisant remarquer que le désert est vaste et qu’il n’est pas hospitalier de troubler le sommeil d’un voyageur.

ʿAmich a, à mon estime, autant d’habitants qu’El-Ouad, à la saison où toutes les huttes sont occupées (9 à 10.000 habitants). Les femmes ici s’habillent comme à El-Ouad, de deux manières, soit avec un haouli blanc accroché sur les épaules, soit avec un haouli bleu suspendu de la même manière ; puis elles ont de grosses tresses de laine de chaque côté de la figure, et quelques-unes savent se faire pardonner cette hérésie par des ornements rouges de bon goût du côté droit de la figure.

27 juillet.

Nous partons d’assez bonne heure, et rencontrons sur la première partie de la route des partis de Toroud avec leurs bagages, femmes, enfants, troupeaux rentrant à El-Ouad. Une de ces dames, assez jolie, demande, en faisant la mine à Ahmed, où nous allons. Ahmed lui répond : « Comment, toi tu vas faire paître tes chameaux dans le Sahara et nous, nous n’irions pas faire paître les nôtres ? »

Nous rencontrons aussi un nègre occupé à ramasser des crottes de chameaux sur la route pour fumer les palmiers. Ce travail, je dois le dire, a une grande importance dans le Souf et occupe beaucoup de monde ; on va jusqu’à une et deux journées de marche pour en ramasser. Ces crottes servent à entourer la racine des jeunes plants de palmier ; ensuite on n’en met plus.

Nous laissons bientôt sur la droite un chemin qui passe d’abord au puits de Zerrīt et se continue ainsi jusqu’à Ghadāmès. Nous passons la gaïla dans le pays appelé Drā el Khezīn, ce sont des dunes plus régulières et moins accidentées que les autres, il y avait là un puits que M. de Bonnemain[220] a vu donnant de l’eau. Nous reprenons, le soir, notre route et allons coucher près de Moui Bel Rhīt.

Nous avons vu aujourd’hui deux plantes nouvelles pour moi : le goseyba, graminée, et le godhām ou guedhām, plante dans le genre du dhomrān.

28 juillet.

Avant de partir, je mesure la direction de l’arête de la dune sous laquelle j’ai dormi ; je la trouve égale à 150° (boussole) ; les grains de sable sont chassés par le vent de l’est vers l’ouest. Presque au début de la journée, nous arrivons aux Haouād el Azoūl où nous nous séparons de la route de Mouï ’Aissa qui reste sur la droite. La végétation de cet endroit est composée principalement de drin, arta et ārfij. Nous passons ensuite le puits mort de Mouï el Arneb. Tous ces puits morts que nous allons rencontrer ne le sont ainsi que momentanément ; ainsi, dès que les bergers trouvent de bons pâturages dans un endroit, ils refont le puits le plus voisin et y restent jusqu’à ce que bon leur semble.

Une bonne marche de la matinée nous amène à Choūchet el Guedhām, puits de bonne eau, où nous arrivons au moment où on allait abreuver un troupeau de moutons et de chèvres. Les pasteurs de la tribu des Mesăaba (celle d’Ahmed) lui laissent choisir le plus bel agneau qu’il peut trouver et ne veulent pas en recevoir le prix ; ils viennent plus tard me rendre leurs hommages. Après avoir fait notre provision d’eau, nous rétrogradons un peu pour venir passer la sieste sous de petites huttes de broussailles faites probablement par une caravane qui a passé avant nous. Après une longue sieste, une courte marche nous amène au puits mort de Mouï er Rebăya el Gueblaoui[221] (par opposition au puits de même nom qui se trouve entre le Souf et l’Oued-Righ).

29 juillet.

Après avoir longé dans toute son étendue une petite chaîne de dunes (Zemlet Ahmed Ben ’Aād), nous arrivons à un puits appelé Bīr ez Zouāīt, dont l’eau de couleur verdâtre est lourde et légèrement saumâtre. Nous nous arrêtons ici une heure, et en me promenant aux environs, je vois à mon grand étonnement, dans un petit bas-fond semblable à celui du puits, la surface du sable couverte par endroits de petites coquilles minces et fragiles ressemblant en tous points à des coquilles d’eau douce, telles que celles des genres Limnæa ou Bulla[222]. Je m’abstiens de toutes notices et dissertations sur cette trouvaille. Je remarquerai cependant qu’aujourd’hui nous avons ensuite rencontré un grand nombre de petits bas-fonds de ce genre, mais que je n’ai pu examiner ; ils ont au plus 100 mètres carrés de superficie et ne peuvent pas être pris en considération sur la carte.

Nous voyageons le reste de la journée dans une plaine unie de sable avec végétation variée d’alenda, arta, ezal, drin, etc... Nous rencontrons un jeune ourân, des cigales et un petit oiseau gris que j’ai déjà rencontré dans le Sahara et qui a pour cri la gamme en sautant une note sur deux, chant à intervalles écartés de six à huit pauses.

Nous faisons la sieste dans un endroit qui ne présente rien de remarquable, et après la sieste nous atteignons facilement, quoique à la nuit tombante, le puits de Maleh ben ’Aoūn. Nous y rencontrons deux Toroūd avec une dizaine de chameaux venant de Berresof et qui ne font que prendre de l’eau au puits.

30 juillet.

Notre marche d’aujourd’hui n’a été que fort peu de chose ; nous allons simplement à Mouï Rebah ; le pays qui sépare ce puits de celui où nous avons couché hier est une plaine de sables unis légèrement ondulés et couverts d’une assez riche végétation (comme hier) de drin, arta, ’alenda, baguel, ezal. Nous passons plusieurs puits morts et un puits d’eau saumâtre.

Pendant la marche, mes gens prennent une gerboise des sables, que je dépiote en arrivant. Au puits de Mouï er Rebah, Ahmed tue une sorte de petit corbeau ou de grande corneille à tête et à nuque d’un brun bois pourri foncé ; le reste du plumage est tout noir. Les chameliers et mes gens mangent cet oiseau. En route une autre prise, celle d’un gros mâle de cherchimāna (Scincus .....) à bandes latérales brun foncé, séparées par des bandes de jaune gomme gutte. Tête d’un noir brunâtre clair.

Nous arrivons au puits de Mouï er Rebah que l’on me dit avoir été creusé par les Djohāla[223] ; le fait est que ce puits est très célèbre dans le Sahara. L’eau en est bonne, mais a dans ce moment un goût de renfermé et de corrompu, qu’elle doit à ce qu’il n’y a pas de troupeaux dans le voisinage, et que l’eau n’a pas l’occasion de se renouveler par suite de grandes quantités absorbées au dehors. Dans la soirée nous voyons arriver deux ou trois chameaux chargés en partie de « jell » (crottes de chameau) ; on vient en prendre bien loin pour fumer les jardins du Souf !

J’ai oublié de noter qu’hier, peu de temps après notre départ, nous fûmes rejoints par un nègre marron qui demanda la permission de nous suivre à Ghadāmès ; je lui accorde cette permission, car je ne puis que favoriser l’émancipation des esclaves. Cependant Ahmed et mes autres compagnons ne partagent pas mes principes. Le nègre nous suivra donc et si son maître ne vient pas à temps à Berresof, il ira à Ghadāmès et sera là en sûreté. Le motif de la fuite de ce nègre (qui est de Kanō) est que son maître lui donne toujours les plus pénibles tâches à remplir, et qu’il lui défend d’aller aux fêtes des nègres.

Je ne fais pas une longue sieste, et, le soir, je veille un peu pour tâcher de faire des observations astronomiques.

31 juillet.

Nous passons plusieurs puits et nous arrêtons pour faire la sieste en sortant d’une ligne de dunes, à un endroit où le hād apparaît pour la première fois. Nous traversons un immense sahan[224] uni parsemé de petits morceaux de calcaire (vétusté) ; si j’osais le penser, je croirais que c’est un bassin d’eau desséché. Il est bordé en partie de petits bourrelets de dunes. Nous couchons à une ogla très profonde appelée Dakhlet Sidi-’Aoūn, qu’il ne faut pas confondre avec El ’ogla ech Cherguiya de Berresof.

1er août 1860.

Aujourd’hui les dunes apparaissent à droite et à gauche de notre route sous forme de petits chaînons. Nous passons plusieurs puits et rencontrons des troupeaux de chameaux et aussi une ou deux huttes habitées par des Ferdjān qui ont là un cheval ; on nous apporte un peu d’une boisson composée pour cet animal de lait de chamelle coupé d’eau. Nous arrivons à la sieste à Bir er Reguia’t[225] où nous trouvons une douzaine de « zeraïb » occupées par des Roubaa’ya[226]. Ces gens prennent plaisir à effrayer mes hommes, déjà si impressionnés par l’idée d’aller au-devant d’un inconnu. Ils finissent par me faire croire à la possibilité que les Touāreg campés autour de Ghadāmès nous empêcheraient d’y entrer.

Une marche moyenne dans l’après-midi nous amène à Berresof, le dernier puits sur notre route. Nous trouvons ici plusieurs groupes de huttes habitées par des Roubaa’ya. La caravane partie peu de jours avant nous avec le Ghadāmsi est encore ici ; elle attend son guide qui est dans les dunes à la chasse du « beguer », antilope oryx ou leucoryx. Elle nous rassure sur les bruits que nous avons entendus ce matin.

Je reçois dans la soirée la visite des principaux Roubaa’ya campés ici ; ils se mettent entièrement à ma disposition, et se plaignent en même temps de ce que, depuis le gouvernement des Français, ils ne peuvent pas aller razzier leurs voisins et sont, au contraire, exposés aux attaques de tous. Je leur explique de mon mieux la politique des Français à cet égard. Ils craignent ici les Ourghamma, les Beni-Zid et les Oulād Yagoub, qui tous ne sont pas loin de ce point. Dans la soirée il y a noce chez les Roubaa’ya ; étant un peu fatigué, je n’y vais pas, mais mes serviteurs me racontent que des femmes y faisaient une sorte de danse ayant leur chevelure dénouée, qu’elles jettaient à droite et à gauche.

2 août.

Dans la matinée on m’annonce qu’un petit parti de méhara est en vue, je m’empresse de monter sur une dune et bientôt je distingue que ce sont des Touāreg. C’est le cheikh Othman, monté sur son haut méhari blanc et son entourage. Nous nous saluons, et bientôt il vient dans ma tente où nous avons un long entretien public. Il me remet deux lettres de France, et une du kaïd Si Ali Bey[227]. Il me donne à lire aussi une lettre de Hadj Ikhenoukhen dans laquelle ce chef des Azdjer lui reproche de rester dans un doux loisir tandis que ses frères les Touareg sont en guerre les uns avec les autres, et lui dit que son devoir à lui marabout est de rapprocher les ennemis et de cimenter la paix.

Le cheikh Othman me conseille quatre choses : la première, d’avoir beaucoup de patience ; la seconde, d’être libéral en présents ; la troisième, de ne pas intervenir au désert dans le conseil des guides ; la quatrième, d’emporter beaucoup d’eau. Le cheikh Othman a connu le major Laing (er Raīs) ; il sait encore compter en anglais, ce que le major lui avait appris. Il reconduisit de Timbouktou (?) à Insalah un des garçons de service de Laing qui était du Fezzān. J’expose la politique française vis-à-vis du Sud au cheikh Othman et lui demande son avis ; ce qu’il m’en dit sera le sujet d’une dépêche que je ferai demain au général de Martimprey.

Le soir, je vais voir la noce qui est à son dernier jour. On a mis la mariée dans une « djahfa » ou cage recouverte de haoulis rouge sur le dos d’un chameau blanc. Derrière le chameau sont quelques femmes assez bien, qui frappent sur un tambourin attaché à la bête en chantant une de leurs chansons monotones. Devant la mariée les jeunes gens de la nezla, en très grand nombre et tous bien mis, font la fantasia avec leurs longs fusils orientaux dans lesquels ils fourrent des quantités de poudre de sorte que leurs détonations ressemblent au bruit de l’artillerie. C’est ridicule. Un des performants ayant tiré un coup faible, j’entends un des jeunes gens dire : « C’est une femme ! » — Je remarque un des assistants qui sous son haouli s’est entouré la figure d’une pièce de « çay » bleu. C’est une mode qui, à ce que l’on me dit, est usitée chez les Hamamma.

Le cheikh Othman a amené cinq Touareg avec lui ; ce matin ; on leur a donné la diffa des Roubaa’ya qui m’était destinée. Le soir, ils ont leur diffa à eux. — Je vais au puits pour le mesurer, et j’y trouve des Touareg qui sont de bons garçons ; l’un d’eux, encore jeune, a la tête nue et rasée, sauf une ligne de cheveux longs depuis le milieu du front jusqu’au cou derrière la tête. Ils sont étonnés de voir que je connais leurs divisions de castes et un peu leur alphabet. Ils admirent le chapelet que m’a donné Si Mohammed el’Aïd.

Pendant que j’étais au puits, deux jeunes femmes des Roubaa’ya emplissaient leurs outres. Elles laissent tomber leur « delou »[228] dans le puits. Toutes deux sont vêtues de blanc et ont une petite pièce d’étoffe de laine bleu foncé jetée sur la tête, qu’elles ramènent de côté devant leur figure pour ne pas être aperçues des hommes. Malgré cela, je puis voir qu’elles ne sont pas mal. L’une d’elles, en se baissant pour prendre son outre, nous donne quelques instants le spectacle d’un joli petit sein bien rond qu’elle n’a pas d’objection à laisser exposé aux regards tandis qu’elle prend tant de soin à cacher sa figure. On me dit que les Ourghamma, qui étaient venus sous prétexte de cimenter la paix avec El-Ouad, ont fait un mauvais coup en s’en allant et ont emmené un chameau qu’ils ont trouvé sur leur route.

3 août.

Aujourd’hui il n’y a d’autres choses de remarquable que la demande du Ghadamsi et de ses compagnons d’El-Ouad de partir avant nous. Le cheikh Othman leur refuse net cette permission. Ces gens sont effrayés du sort qui peut nous attendre et ne veulent le partager en aucune façon. Il y a avec le Ghadamsi deux gens d’El-Ouad qui se rendent à Tripoli.

Le puits est toute la journée le rendez-vous des Roubaa’ya et Oulad Hamed campés ici autour et qui sont divisés en trois petites nezlas ; c’est là que la djemaa se tient, et l’on cause tandis que les femmes puisent de l’eau et qu’un joueur de flûte joue des airs. Le puits n’est pas un instant inoccupé tant il y a de monde, de chameaux, de moutons de chèvres et d’ânes à abreuver. On m’apporte un agneau dont j’envoie la moitié à Othman, qui vient passer une partie de la journée avec moi. On veut reprendre le nègre. Hier et une partie de la journée, il est resté caché dans les dunes et n’a mangé que quelques dattes qu’il avait emportées.

J’ai eu des conversations très intéressantes avec Othman ; j’écris au général de Martimprey[229] et à Paris.

Observations astronomiques comme hier soir.

5 août.

Aujourd’hui nous devons partir. Les chameaux et les méhara arrivent des pâturages et on les mène au puits ; ces malheureuses bêtes en reviennent avec le ventre rond comme un tonneau et un corps aussi large que haut. On dirait qu’elles savent en buvant qu’elles vont traverser un désert sans eau et qu’elles reconnaissent les puits qui précèdent les routes de la soif. Les mehara seuls ne boivent peut-être pas assez. Les chameaux que le khebir Mohammed m’a amenés de Sahan el Kelb[230] sont les plus beaux animaux de cette espèce que j’aie encore vus ; ce sont de vrais monstres par leurs proportions gigantesques. Je prends un peu de repos à la gaïla, mais pas assez, au milieu du bruit de l’emballage. Je ferme mon courrier et je plie bagage.

Nous partons. Nous traversons un pays tout à fait analogue à celui qui précède Berresof, immédiatement au nord. Ce sont des espaces sablonneux, couverts d’une végétation dense de drīn, appelé par les Roubaa’ya et les Arabes de l’est sebot, et de halma, enfin de hād et de seffār. Ces espaces sablonneux sont coupés par des chaînons de dunes à cime régulière, qui prennent le nom de Zemla. Avant la nuit nous trouvons du baguel.

La première nuit de marche fut pénible pour moi ; le sommeil me vint d’autant plus vile que j’étais accoutumé, depuis l’été, à faire la sieste au milieu du jour. Je ne puis m’empêcher d’admirer, quand la lune s’est levée, les Touareg sur leurs méhara. Avec leurs armes desquelles tombent des lanières de peau diversement ornementées ; leur vêtement fantastique et leur immobilité sur ces grands animaux au pas lent et régulier, ils ont quelque chose qui me reporte en pensée aux temps de notre chevalerie. Et réellement les Touareg ont dans le caractère quelque chose de chevaleresque qui me plaît beaucoup. Au départ, tous mes Arabes invoquent Dieu, le prophète et tous les saints de leur paradis pour qu’ils nous protègent sur cette route dangereuse par sa longueur et son manque d’eau absolu. Nous dépassons Ghourd el Liyya derrière lequel arrive la route de Djedid à laquelle nous nous joignons. Cette route est, au dire de mes guides, la plus ancienne et la plus directe. Autrefois le dernier puits était précisément celui de Djedid ; mais depuis quelque temps on en a creusé un un peu plus au Sud, c’est le puits de Bou Khalfa. La fatigue me fait commander l’arrêt d’un peu bonne heure pour mes guides, qui sont scandalisés de cet acte de despotisme.

6 août.

Après trois heures de sommeil nous repartons. Les guides aiguillonnent mes domestiques un peu mous en leur disant : « Il faut fuir devant la mort ! » Le pays continue à garder le même aspect, nous rencontrons par endroits des pierres noires et grises (dolomies ?) identiques à celle de la chebka des Beni Mzāb, ce qui se trouve confirmé plus tard par l’apparition d’affleurements de ce plateau et par l’assertion du cheikh Othman que l’on trouve près de Ghadāmès, près de notre route, une dune très élevée au sommet de laquelle perce un rocher.

Une tête de gazelle que nous trouvons me montre que la gazelle commune du pays est de la variété nommée rim, caractérisée par ses cornes plus droites et très rapprochée : je crois que c’est l’antilope Corinna. L’autre gazelle commune (dorcas ?) est plus rare, mais se trouve cependant aussi quelquefois dans ces dunes. Les chasseurs Toroud la nomment el himed parce qu’elle affectionne plutôt les hamada.

Nous faisons la sieste à l’heure habituelle et avons fait dans nos 24 heures 13 h. 4 m. de marche. Depuis ce matin, comme par un fait exprès, le sirocco s’est levé et a remplacé le vent d’est qui nous avait favorisé sans cesse depuis El-Ouad. Nous repartons à peu près à la même heure qu’hier, cependant pas d’aussi bonne heure à cause de la chaleur qui accompagne le sirocco.

Nous rencontrons sur la route trois charges de chameaux de vêtements et d’autres menus objets rassemblés en un tas. Ces sortes de dépôts, occasionnés le plus souvent par la mort d’un chameau, sont religieusement respectés sur cette route, et j’apprends d’Othman qu’il en est de même sur les routes de Ghadāmès au Touat et au Soudan par l’Aïr ; elles restent quelquefois des années sans que le propriétaire trouve une occasion pour les faire enlever.

Un peu plus loin, nous trouvons les premières traces de cet animal que les chasseurs des dunes appellent « beguer », mais dont le vrai nom arabe est مَهَى[231] et qui est notre antilope oryx ou leucoryx.

Près de Ghourd et Trouniya la nuit nous surprend, et peu après nous arrive un accident qui manque de nous causer un retard sérieux. Un des chameaux des Touareg s’était mêlé aux miens, et soit qu’il eût été effrayé par quelque chose, soit qu’il voulût rejoindre ses frères, il prit tout d’un coup le galop en faisant des sauts et des gambades dont je n’aurais pas cru un chameau capable et il disparut dans les dunes. Quand les Touareg arrivèrent, nous constatâmes que sur quatre outres qu’il portait deux avaient été crevées et ne contenaient plus rien. Othman attribua cet accident à l’aïn[232], en disant qu’un de ses suivants, Ihemma, venait de dire tout à l’heure que l’on ne manquerait pas d’eau, et cela avait porté malheur. Après bien des discussions, il fut convenu que le maître du chameau irait sur son méhari à sa recherche et tâcherait de nous rattraper. On lui fit une petite part d’eau dans une outre et il partit, tandis que nous continuâmes notre route.

Lorsque la lune se leva, je pus remarquer que la végétation avait notablement diminué de force et de nombre ; nous n’avons plus que de rares pieds de seffār et de hād. Dans l’obscurité complète (lueur des étoiles) je puis continuer presque aussi bien qu’en plein jour le levé des distances et des directions, seulement le détail des dunes à droite et à gauche de la route souffre de cette route de nuit. Je remarque des affleurements du plateau calcaire. Nous voyageons entre des rangées de dunes, qui tantôt s’éloignent tantôt se rapprochent et quelquefois nous barrent la route ; mais elles sont alors très diminuées. De temps en temps aussi nous trouvons des sahan analogues à ceux dans lesquels les puits sont creusés, mais ici on trouve parsemées sur leur surface des pierres (dolomies appartenant au plateau).

7 août.

Après un repos beaucoup moins long que celui d’hier nous repartons, et rencontrons bientôt de nouveaux affleurements de calcaire. Nous arrivons au commencement de la chaleur du jour à des dépressions irrégulières allongées courant à peu près du E. 1/4 S. à l’O. 1/4 N., et séparées par des chaînons de dunes. Othman m’assure que ces dépressions s’en vont jusque sur la route de Ouarglā à Ghadāmès où elles prennent le nom de Oudiān el Halma[233]. Je commence à remarquer qu’Othman a le sens géographique très développé et qu’il possède, ce que je n’ai remarqué chez aucun Arabe, la connaissance du rapport des différents accidents du sol et de leur enchaînement. Nous faisons la sieste dans un de ces derniers oueds, après une marche totale de 13 h. 46 m.

Dans la soirée, un de mes Arabes m’apporte une corne de meha[234] qu’il a ramassée sur la route. Nous rencontrons des traces de chacals, ce qui me donne l’occasion d’apprendre du cheikh Othman que partout, dans son pays, les chacals boivent et ne s’éloignent pas de plus d’un ou deux jours de la source qui les abreuve, qu’il ne connaît que l’Erg où le chacal vive naturellement sans boire[235]. Le fenek au contraire ne boit jamais, et aussi se trouve-t-il presque exclusivement dans ces sables. Un proverbe arabe dit : Trace de chacal, eau proche ; trace de fenek, ceins-toi et marche.

Mon serviteur Ahmed a encore des accès de fièvre, ce qui dérange tout, mes deux autres Arabes n’étant bons à rien ou à très peu de chose. La végétation est toujours presque nulle[236]. Nous arrivons dans la nuit au Sahan Tángăr où la route de Moui ’Aissa vient rejoindre celle de Djedid ; près de là il y a, à droite, un petit ghourd[237] appelé Gherīd Tángăr. Mes chameliers me font remarquer que la marche est devenue plus rapide parce que les chameaux commencent à avoir diminué notablement leur provision d’eau et ont le ventre allégé. Nous faisons la halte de nuit à Ghourd es Sīd.

8 août.

Après un sommeil d’environ une heure et demie, nous nous remettons en marche, et suivons des sortes de boyaux entre deux dunes ; quelquefois ces boyaux s’élargissent et ressemblent à de petits oueds (style du Souf). Nous faisons la sieste dans une dépression après avoir fait une marche de 14 h. 11 m. depuis hier à pareille heure.

Ahmed, au départ le soir, est encore pris par la fièvre.

Le cheikh Othman me dit que nous sommes ici au Dhahar el ’Erg, c’est-à-dire au point culminant de la région des dunes, qu’à partir d’ici le sol va en s’abaissant vers Ghadāmès et vers El-Ouād[238]. Cet avis a besoin d’être pesé, mais le fait sur lequel s’appuie mon compagnon targui est indubitable, c’est la forme nouvelle que prennent les dunes. Les ghourds sont encore petits, pas aussi hauts que le Ketef, à mon avis, mais leurs formes ont changé ; ils ont pris des formes de montagnes pointues, anguleuses sur toutes les faces ; les ghourds sont moins allongés. Nous rencontrons de temps en temps en travers de la route des dunes en cordons hauts de 1 à 3 mètres seulement, mais longues de 400 à 700 mètres et très régulières, que le vent change sans cesse de force et de direction. Ces endroits sont toujours un obstacle pénible pour les chameaux et tout le monde se met à l’ouvrage pour leur frayer un chemin oblique avec une pente légère. Le vieil Othman est toujours le premier à l’ouvrage.

Deux des Arabes ont des symptômes d’ophtalmie.

Le khebir me dit que Ghourd Meçaouda est, selon lui, à moitié route de Ghadāmès à Berresof. Au ghourd Rouba que nous avons passé il y a longtemps, vient se joindre à notre route une des routes de Bīr Ghardāya ; d’autres viennent ici et d’autres plus loin encore. Cette route est peu stable, comme on le voit, et dépend du caprice du guide. La végétation est toujours presque nulle. Nous arrivons au ghourd Ben ’Akkou, qui est le point très connu anciennement comme faisant le point du milieu entre le puits de Djedid et Ghadāmès.

Dans le Haoudh[239] es Sefār je remarque une petite butte d’un blanc éclatant. Nous nous arrêtons pour dormir un peu dans un endroit appelé Ma’dhema.

9 août.

Nous partons comme toujours de bonne heure, et marchons entre les ghourds et les zemlāt[240]. Nous arrivons bientôt dans une série de bas-fonds entre les dunes, que l’on a désignés sous le nom générique d’El-Hiádh[241]. De temps en temps des pierres de calcaire gris plus ou moins décomposé. Nous allons faire la sieste à l’extrémité sud du Haoudh El-Hadj S’aīd, aussi nommé Hoūdh el Belbelāt à cause de la plante nommée belbal qui y croît. Le sol de ce terrain est très ferme, composé de détritus de calcaire. Othman et les guides me désignent cet endroit comme étant celui où l’on devrait tenter le forage d’un puits. La présence de belbal, disent-ils, est un signe que l’eau ne doit pas être loin. L’endroit me paraîtrait, à moi aussi, bien choisi.

Nous avons rencontré avant l’étape deux Souāfa venant de Ghadāmès avec un chameau ; ils apportent la nouvelle que la plus grande partie des Touareg ont quitté les environs de la ville par suite de la petite vérole qui y règne et qui les décime. Si Othman me dit : « Dieu a créé la petite vérole ennemie des Touareg et aussi la craignent-ils très fort ». On me dit plus tard à Ghadāmès que si elle est si fatale pour les Touareg, c’est qu’ils sont sales, et que même quand ils ont de l’eau, ils font leurs ablutions en se frottant les mains sur une pierre.

Nous avons marché 14 h. 50 m. depuis la dernière étape. A notre départ, la végétation, presque nulle comme toujours, se compose d’álenda, de drīn et de hād. A la nuit nous passons deux tombeaux d’individus assassinés par les Arabes, dont l’un nommé Mîdi de Ghadāmès a donné son nom à un ghourd voisin. Le vent a tourné à l’est. Nous marchons toute la nuit et ne nous arrêtons qu’à 6 h. 65 m. du chronomètre le 10 août pour faire la sieste. Cette deuxième étape a été de 13 h. 30 m. de marche.

10 août 1860.

Nous nous arrêtons pour la sieste épuisés de fatigue[242] ; je n’ose pas comparer celle de mes domestiques à la mienne tant j’aurais pitié d’eux. On verse dans le nez d’un chameau qui souffre de la soif une gamelle d’eau. Cela vaut beaucoup mieux que donner à boire, parce que le peu d’eau dont on peut disposer ne fait rien dans l’estomac de l’animal. Nous arrivons près du ghourd Mámmer, à une dépression où je reconnais la roche blanc d’argent dont j’ai parlé. Je trouve que c’est une terre très savonneuse et salissant les doigts, toute imprégnée de coquilles de planorbis, signe évident qu’il y avait là un petit lac autrefois. Tout à côté de cette terre se trouve sous le sable une poussière noire, qui m’intrigue beaucoup et dont je prends une petite quantité[243].

A la tombée de la nuit, le chameau sur lequel je suis monté, sur un lit formé de mon matelas jeté sur les caisses, prend peur et part au galop en sautant ; je suis lancé en l’air et un peu plus loin tombent les cantines. Rien n’est cassé heureusement ni sur moi ni dans les caisses. J’aurais été tué ou estropié si j’étais tombé sous les cantines.

Les dunes diminuent notablement et rapidement de hauteur, elles reprennent la forme de zemlat. Nous traversons un petit hamada, nommé Hameida, et nous reprenons les dunes, redevenues simples ondulations de sables. Nous voyageons toute la nuit ; de bonne heure nous entrons sur la hamada de Ghadāmès qui est d’abord recouverte de sable, puis apparaît comme la chebka des Beni Mezāb, semée de pierres de dolomies violettes, noires ou grises.

Peu après nous descendons dans une dépression profonde[244] de la chebka ; c’est un chott à sol de heicha, tout semblable à celui de l’Oued-Righ ; nous dépassons une grande dune située au milieu et enfin nous arrivons à l’autre extrémité à une petite ghaba[245], appartenant à la zaouiya de Sidi Maābed.

Marche de cette étape, 15 h. 36 m.

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