Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV: Publié d'après le manuscrit autographe avec introduction, notes et additions
The Project Gutenberg eBook of Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV
Title: Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV
Author: Jean Doublet
Editor: Charles Bréard
Release date: September 30, 2013 [eBook #43849]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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JOURNAL DU CORSAIRE
JEAN DOUBLET
DE HONFLEUR
LIEUTENANT DE FRÉGATE SOUS LOUIS XIV
PUBLIÉ D'APRÈS
LE MANUSCRIT AUTOGRAPHE
AVEC INTRODUCTION, NOTES ET ADDITIONS
PAR
CHARLES BRÉARD
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1887
Tous droits réservés.
INTRODUCTION
I
Jean-François Doublet1 naquit à Honfleur au milieu du dix-septième siècle. Nous n'avons pas la date de sa naissance; son baptistaire ne se retrouve point dans les anciens registres des paroisses de sa ville natale, à côté de ceux des autres enfants de François Doublet et de Madeleine Fontaine, ses père et mère. Il résulte de là que l'on n'a point d'autre moyen pour déterminer cette date inconnue que d'accepter l'indication fournie par Doublet lui-même lorsqu'il parle de son âge à l'époque de son premier embarquement. Il avait sept ans et trois mois, dit-il, lorsque brûlant d'accompagner son père au Canada il se cacha dans l'entrepont du navire qui emportait vers la Nouvelle-France la fortune et les espérances de sa famille. D'après cette donnée, il faut reporter la naissance de notre marin au mois de novembre 1655.
L'obscurité qui enveloppe la naissance de Doublet n'entoure heureusement pas sa parenté. Les registres municipaux, les minutes des anciens tabellionages d'Auge, de Grestain et de Roncheville et des papiers de famille nous ont mis à portée de recueillir sur elle des informations nombreuses et précises. On en pourra juger par les notes déjà publiées dans la Revue historique et par celles qui nous restent encore à donner. Mais notre intention n'est pas de reproduire tous les renseignements biographiques ou généalogiques qu'une recherche patiente nous a permis de rassembler; nous ferons un choix dans nos matériaux.
Doublet appartenait à une bonne famille de moyenne bourgeoisie qui comptait plusieurs de ses membres dans les conseils de la ville depuis le commencement du dix-septième siècle. Lorsque, soupçonné de piraterie et interrogé d'un ton hautain par le duc d'York,—plus-tard Jacques II,—Doublet répondit: «Monseigneur, je suis de bonne naissance,» il ne se vantait aucunement, il énonçait simplement la vérité. Il paraîtrait même que les emplois en la possession de sa famille, ou la propriété de la moitié d'une sergenterie et garde-noble située en la forêt de Touques2, lui avaient fait obtenir l'anoblissement. Doublet est dit noble homme dans l'acte de son mariage que nous donnons plus loin3; il est qualifié d'écuyer dans l'acte du décès de sa femme4, mais ce détail est de peu d'importance.
C'était l'un des seize enfants d'un bourgeois de Honfleur, maître François Doublet, qui pratiqua pendant plus de trente-cinq ans l'art de l'apothicaire5, devint capitaine-marchand, arma et équipa des navires, rêva la fortune et chercha un climat et un destin meilleurs. Sa mère, Madeleine Fontaine, était fille d'un Jacques Fontaine décédé vers 1652 et qui laissa une autre fille, Marie Fontaine, marié à Guillaume de Valsemé, tabellion royal en la vicomté d'Auge, fils d'Olivier de Valsemé, tabellion en 1604, conseiller de ville en 1622, échevin de 1626 à 1639.—Parmi la tribu des Doublet, nous citerons Louis Doublet, chirurgien, lieutenant du premier barbier du roi en 1664, premier échevin en 1666 et 1668; Nicolas-Claude Doublet du Rousseau, président et receveur du grenier à sel en 1680; Pierre Doublet, sergent en la vicomté de Blangy; Guillaume Doublet, sieur des Bords, bourgeois, vivant en 1650.—Son aïeul paternel avait épousé Marguerite Auber, et était ainsi entré dans l'alliance d'une famille très-considérée parmi les bourgeois de Honfleur. Voici quelques-uns de ses membres que nous ont fait connaître des documents des XVIe et XVIIe siècles. Un Nicolas Auber était procureur-sindic des bourgeois en l'année 1550. Le bisaïeul maternel de Doublet se nommait Richard Auber; il remplissait les fonctions de receveur du duc d'Orléans pour le domaine de Roncheville. Ses deux grands-oncles, Jacques Auber l'aîné et Jacques Auber le jeune, furent receveurs des deniers municipaux de l'année 1621 à l'année 1674; leur habitation se voit encore6 avec sa porte basse en pierre, ses pilastres, ses bossages et ses murs en damier dans le goût qui régnait au temps de Louis XIII. Son cousin germain, Louis Auber, sieur des Rocquettes, était premier échevin en 1672; un autre cousin, Jean-Baptiste Auber, occupait l'office de procureur du roi au siége de l'amirauté, en 1656. On trouvera plus loin, dans un tableau généalogique, le nom de plusieurs de ses frères et de ses sœurs. Doublet, comme on le verra, n'a donné que très-peu de renseignements sur sa famille. Le devoir de son biographe était donc sinon de rechercher à fond la filiation du corsaire normand, du moins de rassembler et de présenter quelques notes à ce sujet. Nous pourrions nous en tenir là. Mais de nouvelles recherches nous ayant permis de rectifier certaines indications déjà données et de suivre les ramifications de la descendance de Doublet, nous ajouterons les détails qui suivent.
Jean-François Doublet se maria à Saint-Malo en 1692. De son union avec Françoise Fossard, naquit un premier enfant, Jeanne-Rose Doublet, qui vint au monde en cette ville vers la fin de l'année 1693, et fut élevée à Honneur où sa mère s'était fixée au milieu de la famille de son mari. A l'âge de dix-neuf ans, le 13 mars 1712, Jeanne-Rose Doublet épousa Me Thomas Quillet, conseiller du roi, lieutenant général en la vicomté de Roncheville. Elle entrait dans l'alliance d'une famille de marchands aisés qui n'avaient eu d'autre ambition que celle de faire de leur fils un officier du roi, en lui achetant une charge à laquelle d'importants privilèges étaient attachés. L'achat de cet office pour un modeste marchand de dentelles ou de draperie a été en partie—soit dit en passant—la source de la fortune de ces vaniteux Quillet qui détenaient encore les principales charges du bailliage de Honfleur à l'époque de la révolution.
Du mariage de Jeanne-Rose Doublet et de Me Thomas Quillet sortirent cinq enfants. Un seul nous intéresse particulièrement parce qu'il nous fournira la descendance du corsaire Doublet jusqu'à nos jours. Ce fut Françoise-Marguerite-Rose Quillet, née à Honfleur, le 25 décembre 1712. Par l'alliance de sa fille, Doublet avait vu sa famille s'unir à la bourgeoisie aristocratique, un second mariage devait donner à celle-ci accès dans la noblesse. En effet à vingt ans, en 1733, le 23 juin, Rose Quillet épousa un gentilhomme, messire Alexandre de Naguet, écuyer, sieur de Saint-Georges, descendant d'une famille qui mérite de nous arrêter un moment.
Les de Naguet dont le nom est aujourd'hui éteint faisaient jadis quelque figure. Leur race était ancienne et elle était, ce semble, assez vigoureuse; à la fin du siècle dernier, elle formait quatre ou cinq rameaux qui s'étaient étendus aux environs de Honfleur. La tige nous en est connue, mais c'est dans la bourgeoisie marchande, parmi les armateurs honfleurais du quinzième siècle et non dans la noblesse qu'elle avait jeté ses racines. Ainsi, certaines pièces des archives municipales7 font mention d'un Jacques Naguet qui prenait rang parmi les conseillers-élus de la cité en l'année 1499. A ses côtés figurent d'autres bourgeois du même nom: Guillaume Naguet et Jean Naguet. Le premier, Jacques Naguet, se qualifiait avocat; il fut en effet, «avocat de la communauté.» Mais il est certain qu'en réalité il exerçait la profession de marchand-armateur, qu'il «faisoit, ainsi que s'exprime un ancien document8, train et trafic de marchandises par terre et par mer.» Il fut anobli par lettres-patentes de février 1522, et ses fils, Adrien et Louis dits Naguet, produisirent en 1540 l'anoblissement donné à leur père9. A une époque antérieure à cette date, les Naguet avaient fait l'acquisition d'une terre située en la paroisse de Pennedepie. On connaît bien aujourd'hui encore la maison qu'ils habitaient. Le manoir sieurial de Saint-Georges se voit sur la droite en faisant route de Honfleur à Trouville, au milieu d'un vaste verger, à deux pas d'un moulin qui, depuis plus de trois cents ans, «fait de bled farine.» La façade, avec ses cordons de briques de couleur claire mélangés de cailloux noirs posés en damier, a encore bon air, sinon grand air. A l'intérieur, si l'on excepte le mobilier qui a disparu, rien n'a été changé. Mais nous croyons que si les de Naguet revenaient au monde, et que si leur prenait fantaisie de revenir habiter le berceau de la famille, ils ne s'y trouveraient point logés suivant leur rang.
C'est dans cette maison que la petite-fille du corsaire Doublet devenue Madame de Saint-Georges, mit au monde un fils, le 12 septembre 173910. Ce dernier, nommé Robert-Jacques-Alexandre de Naguet, servit d'abord dans la marine royale, puis il entra au régiment d'Auvergne. Il en sortit avec le grade de capitaine et la croix de St-Louis; il fut plus tard lieutenant de MM. les maréchaux de France. De son mariage il eut un fils qui, le 5 octobre 1767, reçut comme son père et comme son aïeul le prénom d'Alexandre. Notre époque a connu cet Alexandre de Naguet de St-Georges menant à Honfleur une existence très retirée et tant soit peu étrange. Le rameau qu'il représentait s'éteignit en lui quant au nom. Il ne laissa qu'une fille. Ses arrière-petits-enfants portent de nos jours des noms qui appartiennent à la haute noblesse. Ce sont Madame la marquise de Caulaincourt et Madame la comtesse d'Andigné. Or, ces deux noms représentent dans la ligne féminine la descendance du corsaire normand Jean-François Doublet.
TABLEAU GÉNÉALOGIQUE DE LA FAMILLE DOUBLET.
| RICHARD AUBER receveur du domaine de Roncheville. |
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| JACQUES AUBER L'AÎNÉ receveur de la ville, de 1621 à 1657; épousa en 1619, Suzanne Esnault. |
NICOLAS AUBER | MARGUERITE AUBER ép. 1o François Doublet; 2o Constant Patin, procureur du roi en l'amirauté. |
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| FRANÇOISE AUBER ép. Olivier Sanson, sr du Monarque, capit. de navire. |
JACQUES AUBER marchand, receveur de la ville de 1657 à 1660, de 1670 à 1674. |
JEAN-BAPTE AUBER procureur en l'amirauté. |
LOUIS AUBER sr des Rocquettes; échevin de 1670 à 1673. |
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| OLIVIER SANSON capitaine de navire; ép. vers 1680, Catherine Godard. |
JACQUES SANSON capitaine de navire. |
CONSTANT PATIN avocat du roi en l'amirauté. |
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| MARIE FRANÇOISE SANSON morte en 1752; ép. vers 1717, Charles Miard, sieur des Hogues. |
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| MARIE-CATHERINE MIARD DES HOGUES ép. vers 1751, Jean-Baptiste Lelièvre, capitaine de navire. |
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| CHARLES-LOUIS LELIÈVRE capitaine de navire, mort en l'an VI; ép. en 1785, Henriette Liébart. |
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| PIERRE-CHARLES LELIÈVRE DES HOGUES (1786-1859), contrôleur des Douanes. |
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| FRANÇOIS DOUBLET ép. vers 1620, Marguerite Auber. |
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| FRANÇOIS DOUBLET apothicaire (1640), capne de navire (1663), mort avant 1678; ép. Madeleine Fontaine. (16 enfants dont entr'autres:) |
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| LOUIS DOUBLET me apothicaire, receveur de la vil. en 1695 |
JEAN-BAPTISTE DOUBLET clerc tonsuré. |
JEAN-FRANÇOIS DOUBLET lieutenant de frégate, né en 1655; ép. en 1692, Françoise Fossard, morte en 1722. |
CONSTANT-FRANÇOIS DOUBLET bapt. 31 mars 1660. |
JACQUELINE DOUBLET bapt. 22 janvier 1666. |
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| JEANNE-ROSE DOUBLET née à St-Malo en 1693; ép. en 1712, Thomas Quillet, conseiller du roi, lieutenant général de la vicomté de Roncheville, mort en 1726. |
MARIE-MADELEINE DOUBLET bapt. 27 août 1699. |
FRANÇOISE-LOUISE-MARGUERITE DOUBLET bapt. 10 février 1704. |
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| FRANÇOISE-MARGUERITE-ROSE QUILLET née en 1712; morte en 1764; ép. en 1733, Alexandre de Naguet, écuyer, sieur de Saint-Georges, mort en 1758. |
RENÉ-FRANÇOISE QUILLET née en 1714. |
NICOLAS-FRANÇOIS-THOMAS QUILLET né en 1715. |
JEAN-BAPTTE QUILLET né en 1716. |
JEAN-THOMAS QUILLET né en 1722. |
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| FRANÇOISE-AIMÉE née le 18 juin 1734. |
ROBERT-JACQUES-ALEXAND. DE NAGUET DE ST-GEORGES officier au régiment d'Auvergne, né en 1739, mort en 1773; ép. en 1765 Thérèse-Victoire Quillet, morte en 1777. |
ANDRÉE-ALEXANDRE né le 28 novemb. 1742. |
ROSE-HENRIET.-ÉLISAB. ép. en 1772 Ch.-Franç.-Gabr. Dandel, écuyer-seigneur d'Asseville. |
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| ALEXANDRE DE NAGUET DE ST-GEORGES chevalier de St-Louis, né le 5 octobre 1767, ép. Delle Chauffer de Barneville. |
ALEXANDRE DE NAGUET DE ST-GEORGES né le 5 mai 1770 |
VICTOIRE-CONSTANCE DE NAGUET DE ST-G. née le 21 janvier 1772, ép. Jacques Foubert. |
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| VICTOIRE-ALEXANDRINE-SOPHIE DE NAGUET DE ST-GEORGES ép. M. de Pieffort. |
ÉLISABETH-ANTOINETTE FOUBERT ép. Georges-Marie de Pracomtal |
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| BLANCHE DE PIEFFORT ép. M. le marquis de Croix. |
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| Mme LA Mise DE CAULAINCOURT. | Mme LA Cesse D'ANDIGNÉ. | |||||
II
Le détail des voyages de découvertes et des essais de colonisation où la Normandie engagea durant deux siècles la fortune de ses marins et de ses armateurs manque à l'histoire maritime. Quelques noms ont cependant survécu et on sait que les navires normands trafiquaient dans l'Inde, au Brésil, à la Floride, sur les côtes des futurs Etats-Unis, sur le banc et dans les baies de Terre-Neuve, mais s'il nous reste de ces voyages des témoignages non douteux, on n'a pas encore montré le lien qui les rattache les uns aux autres. A ce point de vue, le journal de Doublet s'ouvre par des renseignements d'un grand intérêt. On y voit les négociants de Rouen et de Honfleur poursuivre librement leurs projets de commerce extérieur et de colonisation. La compagnie d'associés agit pour son propre compte et avec ses seules ressources. Le créateur de l'entreprise, animé de l'esprit de son temps et de son pays, avait su réunir des sommes importantes et faire partager à ses amis l'espérance d'un succès certain. L'association eut une triste fin. On y vit, comme dans tant d'autres entreprises de cette époque, l'initiative privée s'user, faiblir et finalement se décourager, faute de protection. La relation de Doublet n'en établit pas moins la chaîne non interrompue des traditions. Elle montre la marine marchande de Normandie continuer ses pratiques de navigation comme au temps où Champlain était venu lui demander des matelots et des colons. Elle a donc une valeur historique.
A sept ans et demi, Doublet fit les premiers pas dans l'aventureuse carrière qu'il devait poursuivre pendant près de cinquante années. Quand l'heure du repos eut plus tard sonné, quand assis au foyer d'un voisin qui avait comme lui navigué dans le golfe et les bouches du Saint-Laurent, longé les banquises de glace des mers du Nord, mesuré du regard Ténériffe, échappé aux pirates de Salé et combattu les frégates d'Angleterre et de Hollande, Doublet charmait la veillée par ses récits, l'auditoire l'exhortait à les écrire. Quoique très peu clerc, le corsaire se mit à l'œuvre, il voulut «satisfaire sa famille et ses intimes amis, nous dit-il, lesquels l'avoient souvent prié de leur laisser un manuscrit de ses voyages.» Il travailla sur ce qui lui restait de ses journaux de bord, et d'une main moins habile à tenir la plume qu'à manier l'esponton ou le sabre d'abordage il commença sa narration. Tour à tour volontaire, matelot, second capitaine au commerce, pilote sur les vaisseaux du roi, lieutenant puis commandant de barques longues, enfin lieutenant de frégate, il n'eut qu'à évoquer du fond sa mémoire des souvenirs déjà lointains pour se remettre de nouveau en mouvement, pour raconter ses croisières et ses stratagêmes, énumérer ses prises, expliquer ses entrevues avec le duc d'York, Engil de Ruyter, Jean Bart, Tourville, Seignelay, le roi de Danemark et tant d'autres personnages dont il s'honorait d'avoir conquis l'estime.
Doublet raconte avec simplicité, avec bonhomie, sans prétention d'aucune sorte. Mais il faut quelque habitude pour le suivre dans ses longues explications. Il est sincère, crédule, impartial et bavard. Il abonde en digressions. Il s'embrouille dans des périodes interminables; ses yeux si attentifs «à observer les constellations régulièrement monter et descendre les degrés de la voûte céleste,» sont impuissants à surveiller l'arrangement des mots. Le secret de jalonner sa route sur les flots lui était plus familier que l'art d'écrire. D'ailleurs il fait dès les premières pages l'aveu de son inexpérience. On aurait donc mauvaise grâce à lui reprocher son ignorance des procédés de composition les plus simples. Il y a plus d'intérêt à considérer le journal de Doublet comme un tableau d'histoire. Il fournit en effet plus d'un détail expressif et parmi les faits qu'il renferme il en est de nouveaux.
Esprit méthodique et laborieux, Doublet s'était initié aux pratiques du pilotage, à la connaissance des marées, des bancs, des courants, des écueils. Sur le rivage comme en mer, toujours la sonde en main, il explorait les chenaux, il multipliait les observations et il composait pour son usage un de ces livres qu'on nomme routiers. Il devint ainsi un modeste mais précieux auxiliaire des chefs d'escadre. Même avant d'avoir satisfait aux examens exigés, on le citait à Dunkerque comme un pilote des plus habiles. Les capitaines Delattre et Panetié, Jean Bart et d'autres commandants se disputaient à qui l'embarquerait à son bord. Cette faveur est l'éloge de celui qui en était l'objet, mais au point de vue de l'histoire ne prouve-t-elle pas autre chose? Ne voit-on pas dans cet empressement à s'assurer les services d'un jeune homme inconnu mais qui passe pour expérimenté, combien les officiers de la marine royale étaient alors étrangers à la science du pilotage et à celle de l'hydrographie? Répandre l'instruction pratique dans la classe des officiers fut, en effet, un des premiers et des plus graves problêmes que Colbert eut à résoudre lorsqu'il prit en main les affaires de la marine. Comment parvint-il à doter la France d'un enseignement fécond et durable? C'est ce qu'a révélé une suite d'études récemment publiées, où se trouvent rassemblés les faits les plus précis et les plus nouveaux11. On y peut apprécier la sollicitude du puissant secrétaire d'Etat secondant l'initiative privée et sa persévérance à exposer aux intendants dans des instructions nombreuses et étendues ses vues de réforme et de progrès. Justement désireux de voir prospérer la petite école créée à Dieppe par le bon abbé Denys, Colbert la prit sous sa protection et prodigua maints encouragements au professeur dieppois. Joignant les moyens d'action aux recommendations, il ordonna la fondation d'écoles d'hydrographie dans les ports militaires et dans les ports marchands, ne voulant plus demander de pilotes à l'étranger.
On verra Doublet pour se perfectionner dans l'astronomie nautique, choisir l'école de Dieppe, et il ne passera point inaperçu que son professeur, l'abbé Guillaume Denys, surpris autant que flatté des succès de son élève se l'adjoingnit pendant quelque temps en qualité de répétiteur. Notre corsaire n'avait donc pas seulement les qualités brillantes d'un marin audacieux et brave, il gardait et on retrouvait en lui les mérites plus solides qui distinguaient ses compatriotes, tout cet héritage de connaissances que les «nobles et gentilz mariniers» de Honfleur avaient mis à profit depuis le XVe siècle. En résumé, le vrai titre d'honneur de Doublet, ce qui le recommanda aux chefs d'escadre dès le début de sa carrière, c'est qu'il était un pilote, c'est-à-dire le guide sûr de ces vaisseaux bâtis à grand frais et qui étaient l'objet des soins incessants de Colbert.
La vie de Doublet se partagea en deux périodes distinctes: dans l'une, officier marinier et capitaine marchand, il trafiqua avec des chances diverses; dans l'autre, corsaire et commandant une de ces barques longues connues alors sous le nom frégates, il fut l'adversaire redoutable du commerce ennemi. Au temps où se préparaient les grands armements de guerre, Doublet rentrait au port où l'on pouvait tenter les entreprises les plus avantageuses. Un ordre du roi autorisait-il les particuliers à armer en course, Doublet était des premiers à offrir ses services et bientôt il prenait la mer sur une fine frégate. C'est ici l'époque on pourrait dire la plus brillante de sa vie, celle où l'on le voit s'élancer sur les convois et les amariner, porter l'épouvante sur les côtes d'Angleterre,—comme ce marin havrais qui fit descente, en 1692, entre le cap Lezard et Falmouth, avec cinquante hommes de son équipage et brûla un village de trente maisons.
Doublet est à Brest à l'heure où Seignelay surveille l'arrivée de la flotte de Tourville et presse les armements destinés à la restauration des Stuarts. Il est accueilli dans l'état-major du ministre; sa longue pratique des côtes de la Manche et de l'Océan lui permet de s'y faire une toute petite place, et le cercle de ses relations s'en trouve étendu.
La guerre finie, Doublet recouvrait sa liberté d'action. On louait ses services au moment du besoin, on le licenciait la campagne terminée non sans toutefois le récompenser. Mais songeant que le brevet de lieutenant de frégate qu'il a obtenu ne le mènerait à rien, que ce brevet n'était pas de nature à le tirer des rangs secondaires, Doublet renonce à ce grade et s'adonne au commerce. Il apparaît alors dans les colonies espagnoles et portugaises comme un marchand plein d'honnêteté mais peu endurant, gagnant la confiance des consuls et se faisant un devoir d'user de son crédit pour déjouer les fraudes des Juifs et des Marocains. Par certains traits de son caractère droit et ferme où le pilote, le corsaire et le marchand s'unissent, Doublet fait songer parfois à Robert Surcouf. Rien n'est plus curieux, par exemple, que de le voir exiger le salut des vaisseaux portugais et des flûtes de Hollande, et rien ne fait mieux ressortir la dignité et l'élévation de ses sentiments que la conduite qu'il tint devant le Grand Conseil de Danemark. On ne lira pas avec moins d'intérêt les autres épisodes qu'il a pris plaisir à raconter au milieu de détails sans nombre: tels sont le bombardement de Saint-Malo, l'histoire de dom Garcia d'une sincérité de sentiment singulière, le portrait de ce juge qui pesait les sacs à procès, la défense du consulat de la Havane et cent récits ingénieux ou bizarres.
Le journal de Doublet se termine en 1707. Il nous reste à faire connaître comment prit fin la carrière de ce marin. Comme il le dit, il accepta le commandement d'un navire de 500 tonneaux, le Saint-Jean-Baptiste, portant 36 canons et 175 hommes d'équipage, et armé à Marseille pour un voyage de découvertes dans les mers du Sud. L'expédition dura plus de trois années et elle se termina le 22 avril 1711. Quant au commandant Doublet, résolu à ne plus retourner sur la mer, il se retira à Honfleur. Afin de jouir des priviléges accordés aux officiers commensaux de la maison du roi et des maisons royales, il se fit pourvoir par lettres du 5 septembre 1711 d'une charge de capitaine-exempt d'une compagnie de gardes-suisses du duc d'Orléans. Il décéda le 20e de décembre 1728 et fut inhumé dans l'église de Barneville-la-Bertran12.
Maintenant que l'on a fait connaissance avec le personnage, nous prions le lecteur de parcourir les récits qui suivent. La composition, nous l'avons déjà dit, n'en vaut guère mieux que le style, mais le caractère du corsaire y est bien mis en relief et l'on y saisit, pour ainsi dire, dans l'action même, les qualités qui ont attiré sur lui l'attention des premiers marins de son temps. Doublet, né dans un rang obscur, fut intrépide, éclairé, avide d'entreprises hasardeuses. Il joignait à la promptitude de la décision, la fécondité de ressources et l'habilité de l'exécution. Aussi attaché à ses devoirs qu'attentif à faire observer une exacte discipline, il se montrait sévère sans être rigide, d'un courage poussé jusqu'à la témérité, plein de bon sens et d'honnêteté. En outre il savait porter les sentiments de l'honneur à un haut point et ne point se laisser surprendre par aucun malheur. On aime à penser que si ce marin eût vécu un siècle plus tard, au milieu des événements qui ont transformé la société, la fortune l'aurait appelé dans de nouvelles routes. La solide barrière qui séparait les officiers proprement dits des officiers mariniers s'étant abaissée, on peut présumer avec quelque certitude que Doublet serait devenu l'un des meilleurs capitaines de vaisseau des armées navales de la République.
III
Le manuscrit original du journal que nous publions est conservé à Rouen dans les archives départementales de la Seine-Inférieure. L'éminent archiviste, M. de Beaurepaire, a bien voulu nous dire que ce manuscrit a été rencontré par lui chez un bouquiniste, qu'il en fit l'acquisition et en fit don au dépôt départemental.
C'est un registre grand in-folio, d'un papier vergé fort, à dos et couverture de parchemin. Les feuillets paginés de 1 à 136 et de 1 à 65 sont sans réglure. Chaque page porte une marge de 30 millimètres et renferme 40 lignes environ. L'écriture est fine, nette, très-lisible. On en pourra juger par le spécimen que nous présentons. C'est la signature de Doublet à l'époque même où il se décida, lui le plus simple et le moins ambitieux des hommes, à raconter le bruit qu'il avait fait dans le monde.
Le petit nombre de ratures et de changements que le manuscrit contient, indique que l'on a sous les yeux la transcription faite par l'auteur lui-même d'une première rédaction. D'ailleurs Doublet expose dans une note (no 46) qu'il avait égaré l'original de ses voyages.
Le manuscrit se divise en deux parties. La première, dont nous avons principalement à nous occuper forme le texte de la présente publication, elle n'a point de titre. Elle contient seulement des notes marginales que l'auteur a placées de loin en loin pour indiquer soit les dates de ses embarquements, soit les passages principaux de son récit. Nous les avons supprimées en raison des erreurs chronologiques qu'elles contiennent, mais on les trouvera en substance dans le sommaire des chapitres.
Sur deux points nous nous sommes écartés du texte du manuscrit: la chronologie et la division du récit. Les dates, en effet, sont fautives en plusieurs passages; nous les avons rétablies à l'aide des documents du dépôt de la Marine. La narration de Doublet offre très peu d'alinéas; l'auteur a écrit quatre ou cinq pages, c'est-à-dire la valeur d'au moins cent cinquante lignes, sans coupures tranchées. Nous avons cru à propos de distribuer le Journal en morceaux afin d'en faciliter la lecture. On y a également introduit une ponctuation qui fait absolument défaut dans l'original; pour marquer les pauses, Doublet ne se sert que des deux points et du point et il les place au hasard.
Pour l'établissement du texte, nous avons dû nous préoccuper de l'orthographe, qui est des plus défectueuses. Nous l'avons maintenue malgré les irrégularités, les bizarreries qu'elle présente et parce qu'au demeurant elle vaut celle des meilleurs écrivains du dix-septième siècle. Elle offre du reste plusieurs particularités curieuses. On remarquera chez Doublet l'accumulation anormale des consonnes et la suppression fréquente des consonnes doubles, une hésitation à distinguer le genre des substantifs, une incertitude à fixer l'accord des verbes, enfin un effort constant à conformer l'orthographe à la prononciation. Par exemple, dans les noms et dans tous les verbes qui se terminent par un ez, l'é de la dernière syllabe se prononce généralement comme un é fermé: prez, beautez, aimez. Doublet au contraire écrit ces finales avec un ees auquel il donnait probablement le son de l'è ouvert. Il semble ainsi reproduire les sons de la prononciation normande qui existent encore dans le parler provincial13. Nous citerons les mots: assées, allées, nées, difficultées, pour assez, allez, nez, difficultez. Quant à l'orthographe des noms de personnes et de lieux, tout en en conservant les incorrections dans le texte, nous en avons autant que possible rétabli la forme exacte dans les notes.
Nous avons dit que le manuscrit se composait de deux parties. La seconde que nous ne publierons point comprend 63 feuillets. Elle contient le journal de bord du voyage de Doublet dans les mers du Sud et une quinzaine de cartes coloriées représentant les principales rades et baies que son navire, le Saint-Jean-Baptiste, visita: telles que Montevideo, Valparaiso, Coquimbo, Arica, Pisco, Callao de Lima, etc. Le voyage dura quarante-deux mois. Ayant mis à la voile au mois de novembre 1707, Doublet touchait aux Canaries au mois de mai 1708, relevait les côtes du Brésil le 24 juillet suivant, mouillait à Montevideo le 8 août, reconnaissait l'île des États en décembre, passait à une cinquantaine de lieues du cap Horn et jetait l'ancre dans la baie de la Conception (Chili) le 20 janvier 1709. Après un séjour d'un mois, Doublet reprit la mer et toucha successivement à Valparaiso, Coquimbo, Cobica, Chipana, Arica, Callao, visita Lima, dont il donne une description dans son journal (fol. 47), enfin le 23 novembre 1710 il quittait le Chili et faisait voile pour la France. Il débouquait du détroit de Lemaire le 12 janvier 1711 et arrivait à Cayenne le 3 mars. Parti de cette île le 22 mars suivant il entrait dans le Port-Louis le 22 avril 1711, «et s'est trouvé, dit-il, notre erreur en tout n'estre que de 34 lieues ⅔ que j'étois plus de l'avant que le vaisseau.»
Le retour du Saint-Jean-Baptiste au Port-Louis fut annoncé au ministre de la marine par M. Clairambault, ordonnateur à Lorient14. Ce navire apportait des matières d'or et d'argent montant à la somme de 635,000 piastres. Il avait à son bord, parmi plusieurs personnages de distinction, un seigneur espagnol nommé Don Manuel Feyro de Fossa, porteur de riches présents offerts au roi et à la reine d'Espagne par l'évêque de la Conception15.
A la suite de ce journal de bord, où il y aurait à glaner plus d'un fait intéressant, Doublet a transcrit deux pages intitulées: Relation de la nouvelle découverte des îles Cebaldes et à quoy elles pourroient estre utiles16. Il y déclare que s'il était moins en âge et que le roi lui voulût accorder la permission d'habiter ces îles, dont l'état lui paraissait meilleur que celui de la Hollande, il s'y établirait, il y fonderait un poste commercial, «veu que l'on en pourroit retirer de grandes utilitées.»
Doublet s'arrête sur ce rêve qu'il caressait alors que depuis dix années il avait renoncé aux voyages sur mer. Mais il en parle avec la même vivacité, la même résolution qu'il apporta dans les tentatives de colonisation par lesquels débutent les récits qui suivent.
Amy lecteur, sy j'ay la témérité de travailler à ce petit ouvrage ce nest par aucune vanité mais plutost pour faire connoistre les Grandeurs d'un Dieu tout puissant, qui du néant dont nous sommes formées il luy a pleu me donner des forces pour soutenir à autant de fatigues et advantures qui me sont arrivées dès ma tendre jeunesse jusqu'à la fin de mes voyages: depuis l'anée 1663 jusqu'à 1711. Ce nest donc que pour satisfaire ma famille et de mes intimes amis lesquels m'ont souvent prié de leurs laisser un manuscrit de mes voyages, et pour les contenter je m'y suis apliqué, ay travailler avec autant d'exatitude et de sincérité que ma mémoire a pü y fournir, ainsy qu'une exacte recherche que j'ay faitte de ce qui m'est resté de mes journaux, desquels j'ay perdu la plus grande partie par les malheurs qui me sont arrivés, comme la suitte en fera mention. Je suplie donc mes amis lecteurs de m'excuser à mes foibles styles et mauvais défauts dans cette espesce de relation, veu que je n'ay eu aucunnes études que celles pour ma profession de naviger. Et n'ayant en vüe que cecy paroisse au public, j'obmets d'y mettre quantité d'avantures et remarques que j'ay vües et qui feroit un trop long discours qui pouroit ennuyer les amys, et je n'ay mis que simplement les plus essentielles; ainssy ayez la bonté de pardonner mes deffauts tant sur les mots mal apliquées et discours mal arangées ainssy qu'à l'ortografe lesquels je vous suplie de coriger. Et vous obligerez. Etc.
Puisque pour vous contenter, mes chers enfants, et bons amys, sur ce que vous m'avez témoigné de l'empressement que je vous laisse un recüeil de tous mes voyages, advantures et hazards que j'ay encourus pendant l'espasce de quarante neuf anées sur les élléments du vaste Ocxéan, je me suis vollontiers résoult à vous donner cette satisfaction, mais je vous réitère ma prière que de ne me pas exposer à la critique de ces beaux esprits qui ont leu quantité de belles relations quoy que la plus part sont flattées et amplifiez, je ne manquerois de tomber dans le ridiculle par mes sincéritées et raports simples et autant fidelles que je vous les laisse. Etc.
CHAPITRE PREMIER
Colonisation des îles Brion.—Voyages au Canada.—Destruction de la colonie.—Voyage à Québec; excursion chez les Iroquois.—Voyage à Terre Neuve; naufrage.—Promenade à Londres.—Doublet est pris par un corsaire d'Ostende.—Voyage au Sénégal.—Entrevue avec le duc d'Yorck.—Autres voyages.
Je ne doute pas que vous n'ayez entendu souvent parler que feu mon père,17 que Dieu aye à sa gloire, se voyant un grand nombre d'enfants, restant encore saize bien vivants, et en état avec son épouze d'augmenter, n'ayant enssemble que médiocrement des biens en fonds et sa profession pour pouvoir élever une aussy nombreuse famille, mon père se détermina de s'intéresser dans une grande entreprise d'une société avec des Mrs. de Paris et de Roüen, dans le dessain d'établir une colonie aux îlles de Brion et de Sainct-Jean, dans la baie de l'Acadie, coste du Canadas18. Et pour y parvenir, on obtint du Consseil les concessions et pattentes du Roy, avec des privilèges accordés et de porter dans l'écusson de leurs armes ayant pour suports deux sauvages avec leurs massües et le dit écusson remply de textes de Griffon etc., tenant à fief et relevance à sa Majesté. Et il fut permis à mon père de changer les noms des isles Brion en celui de la Madelaine comme se nomoit ma mère.
Et pour commencer, mon père fut député de passer en Holande pour y faire l'achapt d'un navire, du port de trois à quatre cents thonneaux, qui fut nommée le sainct Michel, et en mesme tems il fit achapt de plusieurs outils de charpente et autres propres pour deffricher les terres et pour travailler à la pesche des morues et des loups marins pour en tirer des huiles. L'on jugea à propos d'y joindre à cette despence un autre navire de cent cinquante thoneaux nomé le Grenadin et l'armement de ces deux navires se comenssa à Honfleur en 1662 avec beaucoup de précautions, et en outre les équipages une augmentation de vingt cinq hommes destinées pour hiverner et tuer des loups marins au commencement du printemps qui est leurs saison, puits viennent abondamment à terre dans les bayes avec leurs petits, puis les hommes leurs coupent chemin du bord de la mer et les frapent sur le museau d'un seul coup de petite massue de bois et tombent morts; puis on leur lève la peau et on en hache les chairs pour les réduire en cretons dans des chaudières, puis l'on entonne les huilles dans des bariques, mais nous n'eusmes pas cette paine comme le verez cy-après.
Il faut venir au principe de notre départ de Honfleur en février 1663, que mon père chef et commandant sur les navires le sainct Michel et le sainct Jean, Bérengier sur le Grenadin étant disposés à partir d'un beau vent d'amonts propre pour partir, l'on tira un coup de canon dès le matin pour assembler les équipages. Mon père fit célébrer une grande messe à la jettée dans son navire atandant la marée. Les parents et amis y assistèrent pour prendre congé les uns des autres, et quelqu'uns restèrent sur le navire pour acompagner mon père jusque vis-à-vis la chapelle de Notre Dame de Grâce où il se faut absolument se quiter, lorsque les navires ne se doivent pas arester à la rade.
Et ayant le dessein de faire le voyage, quoy que n'ayant que sept ans et trois mois19, je me futs cacher entre ponts dans une cabane, et me couvrits pardessus la teste pour n'estre pas veu. J'entendois bien crier lors de la séparation: «Embarque embarque tous ceux qui doivent retourner à terre, les dernières chaloupes vont partir.» Et je ne remüé pas de mon giste quoyque la faim me pressats. Je m'endormis à l'agitation du navire jusqu'à sept ou huit heures du soir qu'un nomé Jean L'espoir qui étoit contre maistre vint pour se coucher dans sa cabane où j'étois. Etant fort fatigué il se jetta de son long sur moy, qui me fit crier: «Vous m'écrasez». Et il se releva en grondant: «Qui est-ce qui sets mis dans ma cabane?» Et je me fits conoistre. Il me prist entre ses bras et me porta au bord du lict de mon père qui étoit couché ayant esté fatigué. Il fut très-surpris en me voyant et il me demanda d'un ton de colère pourquoy je n'étois pas alé à terre avec les autre. Et je luy dits que je m'étois endormy, et envie de faire le voyage avec luy. Il parut très fasché et dits que si nous rencontrons quelques navires qui aille au pays qu'il m'y renvoira, et il me fit aporter à souper dont je mengé d'apétit sans me sentir émeu de la mer, et puis il me fit coucher à ses costées et il fut contrainct de me laisser faire le voyage n'ayant pas rencontré d'ocasion pour me renvoyer.
Et pour ne pas faire une longue narration, de nostre traversée qui fut longue, nous n'arrivasmes qu'à la my-may à la grande ille Brion que nous nomerons la Madelaine, et nous entrasmes les deux navires dans son port qui forme un espesce de bassin, et nous trouvasmes une loge où estoient une vingtaine d'hommes Basques que le Sr Dantès de Bayosne y avoit faits hiverner, et qui avoient bien réussy à la pesche des loups marins soubs la recommandation de Mr. Denis20 qui habitoit le fort de St. Pierre proche de Canceau, à l'ille du cap Breton, lequel Sr. Denis se croyoit maistre absolu de nos illes comme étant adjecentes et proche de luy. Les susdits Basques atendoient leur navire comandé par le capitaine Jean Sopite de St. Jean-de-Luz, qui devoit leurs aporter des vivres et faire pendant l'esté sa pesche des morues et emporter leurs huilles qu'ils avoient faittes. A l'abord mon père fit planter une grande croix sur le plus haut cap de l'entrée du port et l'on chanta le Te Deum, et les navires tirèrent chacun unze coups de canons, puis on alluma un grand feu en signe de prendre la possession, et on travailla une partie de l'équipage à faire des logements seulement couverts avec des voiles, et l'autre partye du monde disposoient les batteaux et échauffants pour faire la pesche des morues au sec.
Il fut enssuitte quiestion d'examiner le lieu le plus à comodité proche de deux bayes ou l'on peut plus abondament prendre les loups marins afin d'y faire des logements pour faire hiverner ceux qui y estoient destinés, dont Mr. Philipe Gagnard,21 bon maistre chirurgien, devoit avoir commandement portant qualité de lieutenant de mon père. L'on découvrit l'endroit le plus comode, à deux lieux et demie éloigné du port où nous étions, et pour y aler on pratiqua un chemin de dix huipt pieds en largeur; mais l'on faisoit transporter ce qui étoit pesant par un bateau qui débarquoit dans la baye la plus prochaine du cabanage nommé l'habitation. J'y futs, et tout jeune que j'étois je remarqué bien que le dit sr Gagnard étoit plus propre à la chirurgie qu'à gouverner, en se rendant trop famillier et trop doux envers les travaillants, et en divertissoit plusieurs à faire la chasse à tout gibier qui y ets abondant et dont la pluspart des jours s'écouloient à la bonne chère et ne ménageant pas leurs boissons. Le dit sr Gagnard et plusieurs syvroient survenant des querelles, et point de subordination; je revint au port et en advertis mon père qui se transporta sur l'habitation et nota bonne partie de ce que je luy avois dit, mais les gens le tournèrent de ce qu'il ne devoit s'arester aux raports d'un enfant et il n'en vit que trop les mauvais effects.
Sur la fin de may ariva au port le navire du capitaine Sopite, lequel parut très surpris de nous voir ainssy établir, et que mon père luy déclara que pour cette fois il luy permettoit de faire sa pesche aux morues seulement, après quoy il retiroit tous ces hommes à moins qu'il ne voulust nous céder un tiers des huilles des loups marins qu'ils feroient pendant l'hiver et le dit capitaine Sopite dépescha une chaloupe où il mit son fils pour donner advis à Mr Denis qui étoit à Canceau, et le dit sieur Denis se transporta dans une plus grande chaloupe à luy et alla à son abord, sans faire compliment, usa de menaces et puis fit plusieurs protestations et procès-verbaux et s'il n'avoit esté beaucoup inférieur en force d'hommes on en seroit venu aux mains, mais mon père quoyque très prompt luy représenta qu'il falloit examiner les statuts d'un chacun et se rendre justice à qui auroit plus de fondement, et après le tout examiné le Sr Denis aquiessa que les gens basques qui hiverneroient donneroient le tiers des huilles. Les morues manquèrent à la fin d'aoust et nos navires n'avoient qu'un peu plus qu'un tiers de leur charge. L'on se fondoit que les principes sont toujours les moins advantageux et qu'on avoit bien perdu des tems à faire les établissements et que dans l'anée suivante on trouveroit de grands avantages par les huilles qu'on espéroit faire pendant l'hiver, et l'on dispoza bien l'habitation de bonnes cazes couvertes de planches et gazons par dessus et autour les enclos. La saison nous pressa de partir sur la fin de septembre, un navire à moitié chargé et l'autre avec un peu moins. Et arrivasmes au port de Honfleur vers la fin de décembre 1663.
L'on commença à réquiper nos deux navires, la sociétté ayant de grandes espérances pour l'avenir22. Nous partismes du port au commencement de mars 1664; nous fusmes très mal traittés par des vents contraires, et n'arivasmes que à la my-juin, au port de l'ille de la Madelaine, et ayant tiré du canon nous fusmes surpris de n'y pas trouver de nos habitants, n'y aucun des basques. Mon père dépescha deux hommes portant de l'eaudevie à ceux de notre habitation, et leur dire qu'on leur aportoit de tous vivres et rafraichissements et ordre de venir quelqu'uns pour rendre compte de ce qu'ils avoient fait pendant l'hiver. Mais nos deux hommes étant revenus raportèrent n'y avoir touvé aucuns hommes, ayant trouvé les portes des maisons arières ouvertes et que les vents y avoient poussé les neiges de dans et dont il y en avoit 3 à quatre pieds de haut n'étant encore fondues, et qu'ils croyoient que Mr Denis les auroit fait sacager par des sauvages dont il étoit aimé et auroit fait retirer les basques. D'autres suposoient que ce pouroit être quelque forban, qui auroit fait ces désordres peu après nos départs, enfin on ne sceut que présumer. Et mon père demeura dans une grande consternation offrant ses paines au Seigneur, et fit raporter plusieurs outils et ce qu'on peut ramasser d'utile, et voyant qu'il ne se trouvoit presque pas de morues pour pescher autour de l'ille, il tint conseil où il fut résolu d'aller à l'ille Percée, où les morues y restent plus de tems. Nous abandonnasmes cette entreprise qui avoit donné lieu à de bonnes espérances et nous arivasmes à l'ille Percée vers la my-aoust. Nous y trouvasmes avec plusieurs navires le capitaine Sopiste qui nous raconta avoir passé avant nous à l'ille Madelaine et que, n'y ayant trouvé non plus que nous ses gens ny les nostres, il avoit pris le party de venir à l'ille Percée, où il avoit apris que nos gens avoient monté dans deux de nos barques à Québec peu après nos départs pour France; ils s'ennyvroient tous les jours jouant aux cartes et dez pour des verres de vin et d'eaudevie, et lorsqu'ils n'en eurent du tout plus, ils furent piller toutes celles des Basques, ce qui les fit aussy abandonner, et dont tous se dispercèrent sur chaque des navires qui étoient là présents. Mon père les fit assembler en présence des capitaines et fit dresser le raport de leurs déclarations, et dont il n'y aloit pas moins que de la potence pour nos malheureux coquins, d'avoir mis à ruine une aussy bonne entreprise sy elle avoit esté bien secondée. Enfin l'on pescha ce que l'on peut de morues jusqu'à ce que la saison obligea de nous retirer, et la grande perte qu'il y eut fit rompre cette société et les navires furent vendus à l'ancan. Voilà un beau commencement de voyage pour un enfant qui voyoit un aussy aimable père accablé de pertes et chagrins, et les soutenoit avec grande résignation que je luy entendois souvent dire: «Seigneur que votre saincte volonté soit faite». Homme sans vices, beau et bien fait et beaucoup d'esprit au récit de tous nos citoyens qui l'on connu et regretté, mais toujours puny de malheurs dans toutes ses entreprises.
En l'anée 1665, mon père fut demandé par la compagnie du Canadas23, lesquels luy proposèrent que s'il vouloit entreprendre pour eux d'aler à Québec sur un de nos vaisseaux qui armoit au Havre, en quallité de commissaire le long des costes de fleuve de St Laurent, pour y faire creuser un minne de plomb que l'on avoit découverte depuis peu dans les costes de Gasprée24, et qu'on luy fourniroit soixsante et dix hommes engagés à ce subjet, comme aussy un ingénieur mineur allemand de nation, et qu'on leur fourniroit un interprestre pour s'entendre, tous aux gages de la dite compagnie, qui fourniroit généralement tous les instruments et vivres ainsy que les barques nécessaires. Mon père avoit 3000 fr. par an et 4 pour cent de ce qu'on retireroit de plomb; l'ingénieur avoit 4000 fr. et l'interprestre 600 fr.; les forgeurs et autres à proportion. Mon père accepta le party, ce qu'il n'auroit pas fait sans les pertes cy-devant. Lorsque le navire fut à la rade du Havre prest à partir, une chaloupe vint pour y porter mon père qui se tenoit tout prest; je fits sy bien en sorte que je le gagné et ma mère pour me laisser aler avec luy, et nous fusmes conduits au bord de ce navire que commandoit le fameux capitaine Poulet25, de Diepe. Nous trouvasmes ce navire extrêmement embarrassé par 18 cavales et deux étalons des harnois du Roy26 et dont les foins pour les norir ocupoient toutes les places; dans l'entre pont étoient quatre-vingts filles d'honneur pour estre mariées à nostre arrivée à Québec, et puis nos 70 travaillants avec équipage formoit une arche de Noé.
Notre traversée fut assez heureuse, quoyqu'elle dura trois mois et dix jours pour arriver au dit Québec. Mr. de Tracy27 étoit vice-roy, Mr. de Courselles28, gouverneur, Mr. Talon29, intendant, Mr. de la Chesnée-Aubert30, commissaire général de la compagnie. Lorsque mon père eut communiqué ses ordres, on équipa une barque de 70 à 80 thonneaux de port affin de nous porter, avec tout le nécessaire pour les minnes. Le 13, nous arivasmes et nous débarquasmes au dit Gaspée, et nous travaillasmes à nos logemens et fourneaux. Dès le 28e, nous commencasmes de perçer dans le roc du costé du midy qui étoit la première découverte qu'en firent les sauvages naturels du pais, qui en faisant leur feu pour leurs chaudronnées mirent une de ces roches à servir de chenet, il en découla du plomb qu'ils trouvèrent après l'étainte de leur feu et en aportèrent à Mr. De la Chesnée, qui l'envoya en France et qui occassionna l'entreprise, croyant qu'il se troveroit beaucoup de ce métail comme en Angleterre. Le six de septembre l'on mit le feu à la dite mine après l'avoir creuzée de 32 pieds en profondeur et nous eusmes deux homme tuez et un nomé Doguet, de Rouen, qui eut les deux jambes amportées et trois autres légèrement blessés, fautes à iceux de n'avoir voulu autant s'éloigner qu'on leur avoit indiqué. A deux pieds profonds cette minne promettoit beaucoup, y ayant trouvé huit pouces et 4 lignes de face. Cependant après qu'on l'eut fait sauter et découverte en sa profondeur desdits 32 pieds, elle se trouva au néant, ce qui découragea le sieur Vreiznic notre ingénieur, disant que toutes les minnes qu'il a perçées seulement sur deux à trois lignes de la surface, elles se trouvoient dans la profondeur de 20 pieds plus d'un pied de face sans compter les vaines esparcées en divers endroits.
Du 15e au 24e septembre l'on perça du costé du Septentrion. Il se trouva à la surface, après avoir osté les terres de dessus le roc, cinq pouces une ligne; et après que la minne fut ouverte il ne s'y trouva que deux lignes. Du 27e au 4e octobre fut ouvert dans la partie du levant sans pertes ny blessés de nos hommes. Nous eusmes quelques espérances de mieux réussir ayant touvé dans la surface neuf pouces et trois lignes, et en profondeur rien du tout. Et pour n'avoir rien à reproche, le 28e octobre il fut ouvert du costé du couchant, ou dans la superficie marquoit seulement 2 pouces ½ et à 20 pieds fonds rien. La saison nous obligea de nous retirer à Québec, n'étant munis de vivres ny de bons logemens pour résister aux grands froids et neiges nous fusmes contrainct d'abandonner, n'ayant pas retiré plus de huit à neuf milliers pesant de plomb. Nous partismes le jour de la St Martin embarqués sur le mesme bastiment qui nous avoit aportés, et la minne mina la bource des mineurs. Nous arrivasmes à Québec le 2e décembre, dont il étoit grand temps puisque la rivière se glaçoit. Mon père fit son raport à Mr. le Vice-roy et autres Mrs. Et on nous donna un logement pour passer notre hiver, mais je fus mis en pension aux Pères Jésuittes31.
Au printemps 1666, après le débordement des glaces, Mr. le Vice-roy et intendant ordonnèrent à mon père de se rembarquer sur nostre mesme bastiment en qualité de comissaire des Costes, et que le R. Père Chaumonot32, jésuite, qui savoit les langues des sauvages, serviroit d'aumosnier et Missionnaire et pour interpréter aux besoins et en faisant sa mission de convertir les sauvages infidelles, dont mon père leur faisoit des présents pour les attirer dans le party de France contre ceux avec qui on avoit la guerre sur les Iroquois. Nous atirasmes dans notre party deux nations les Esquimaux et les Papinachoïs, qui peu de temps après deffirent vers le grand Saquenay plus de deux cents desdits Iroquois. Ce voyage à parcourir les deux costés du fleuve dura plus de cinq mois et traitèrent avec les susdits sauvages et j'étois resté en pension. Il falut encore hiverner, et au printemps mon père désirant retourner en France sur un navire apartenant à Mr. Grignon, de la Rochelle, qui avoit hiverné à Québec, tomba d'accord du prix de son passage et du mien, et pour des pelletries dont il avoit esté payé pour ses gages. Nous partismes de Québec le 8e de May 1667 et poussasmes nostre navigation jusque entre le banc à vert et le grand banc33 où nous fusmes environnées d'une quantité de montages de glaces flotantes sur l'eau et nous enfermèrent sans pouvoir nous en dégager. Nous suspendismes nos câbles le long de notre navire pendants entre le bord et les glaces pour empescher que le navire ne fut crevé. Les vœux et prières ne manquoient pas, mais en moins de deux jours les câbles se trouvoient coupés et la partie d'entre les glaces aloit au fond de l'eau. Nous continuasmes d'en mettre jusqu'au dernier bout, et puis nous y mismes ensuite toutes nos voiles de rechange toutes freslées, et en trois jours elles furent aussy consommées, et la réverbération des dites glaces nous causoit des froidures insuportables, et la neufviesme journée, sur le soir, notre navire nous manqua tout d'un coup sous nous et nous débarquasmes sur les dites glaces sans avoir eu le temps de sauver aucunes hardes. Mais mon père avoit sur luy double rechange d'habits et sa robe doublée de castors qui le garantissoit du froid. Le pilote du navire avoit eu la précaution d'emplir deux jours avant la paillasse de pains après en avoir vidé les feures, et la jeta heureusement sur la glace voyant le navire couler au fond, et quelques matelots avoient aussy jetté deux petites voilles des peroquets et deux jambons. Nous fismes une petite tente de nos deux voiles; on sauva quelques écoutilles et paneaux qui avoient flotté, ce qui nous servit de plancher soubs la tente pour mettre notre pain et nous retirer tour à tour dessous pour y reposer. Nous ne pusmes où alumer du feu. Nous étions reiglés sur chacun 4 onces du pain sauvé, et la nuit les matelots tuoient des loups marins avec des morceaux de bois qu'on avoit trouves de notre débris; l'on tuoit aussy des mauves et des gros margaux qui dans les commencements nous en sucions les sangs et puis les foix et sur la fin on s'acoutuma à manger leurs chairs crües, et de jour à autre il nous mouroit quelque de nos hommes. Les jours on se disperçoit de tous costés pour découvrir quelque navires, et de plus sy on avoit pas agi à coure le grand froid saisissoit et on étoit gelé. La quatorziesme journée que nous étions sur les glaces, d'un temps très-brun je fus à l'exercisse de marcher avec deux matelots, ayant fait environ deux lieues sur les onze heures le temps s'éclaircit, et j'aperceu un navire pas plus éloigné d'une lieue, qui aparament par la brume n'avoit pas veu le péril où il tomboit car il venoit dessus; je crié: «navire, navire, mes chers frères». Les deux matelots et moy s'aprochant de la mer vers le navire nous crions à gorge déployée: «sauvez-nous la vie». Nous tendions les bras en haut et jettions nos bonnets en l'air pour nous faire voir; nos gens d'autour se joignirent à nous et crioyoient à force; le dit navire ayant aperceu les glaces revira du bord pour s'en écarter, ce qui nous cauza de grandes frayeurs qu'il ne nous eust aperceu ou nous vouloir abandoner, les cris et les pleurs redoublèrent et un de nos gens plus advisé dépouilla sa chemise et la mit à un baston en pavillon, la faisant jouer en haut, et on crioit de toute voix. Le dit navire aparement nous aperceu et serra quelque voille se tenan en estat de fuir les glaces. Il envoya son batteau avec deux hommes: la joye s'étend parmy nous, l'on fit embarquer mon pauvre cher père à demy mort, puis le capitaine et six autres avec moy, et étant embarqués au navire nous embrassions nos libérateurs, l'on renvoya la chaloupe reprendre le reste, et puis l'on se retira sur le grand banc. Nous perdismes sur les glaces huit hommes par misère, et trois qui moururent après estre sauvés deux jours après avoir trop mengé du biscuit et trop tost. Ce cher navire qui nous sauva ainssy la vie étoit un olonois pour la pesche des morues et n'en trouvant presque plus n'étant qu'à moitié de sa charge, il couroit au banc à vert et sans l'éclaircie qu'il nous le découvrit, encore moins de demie heure, il auroit esté en grande risque d'estre surpris comme nous dans les glaces.
L'augmentation de 26 hommes que nous fusmes dans ce navire leur faisait grande paine de s'en retourner à my-charge. Nous leurs dismes de nous donner seulement troïs à quatre onces de pain chacun par jour et deux verres de leur boisson ordinaire, ces pauvres gens dirent que nous aurions tout et autant qu'eux, et le firent, et pour les soulager dans leur pesche nous les échangions jour et nuit et Dieu les bénit. Nous trouvasmes des morues à sept et huit cents par jour, et en douze jours il conssoma son sel et prit sa routte pour Nantes où il nous débarqua à Pain Bœuf. Et mon père se voyant dépouillé de tout ce qu'il avoit pu gagner emprunta à un de ses amis à Nantes de quoy nous reconduire au pays.—Après quoy, il fut à Paris pour rendre compte de ses gestions, et contre mon inclination ma mère m'obligeoit de prendre les études du latin soubs un nomé Mr. Chabot prestre, et après quelque temps en 1668, j'appris que mon père s'étoit rengagé dans la compagnie du Sénégal34, qui ne voulut plus me recevoir avec luy pour me laisser étudier. Il prit en ma place un de mes frères âgé d'un an plus que moy. Je les laissé partir et puis je fus prier un de mes proches parents qui comendoit un navire pour la terre neufve de me prendre avec luy, ce qu'il m'accorda; et ma mère ne pouvant rien détourner luy pria de m'estre rigoureux pendant le voyage afin qu'il pust me rebuter de la mer pour que je reprist les études, et mon dit capitaine ne manqua pas d'exécuter ces ordres et de m'exposer à tout ce qu'il y avoit de plus fatiguant, et je ne me rebuté nullement et aprenois toujours la maneuvre et la navigation.—
166935. L'un de nos proche voisins qui avoit longtemps commandé un navire à terre neufve où il avoit augmenté sa fortune et se sentant apesantyr par âge et ses fatigues, ayant son fils aisné à peu près de mon âge il luy fit bastir un bon navire et luy en donna le comandement, et ayant esté camarade d'écolle, et que j'étois plus au fait que luy il me proposa d'aler avec luy et que je serois la 3e perssonne de son navire, et qu'en outre de mon loyer il m'acordoit le tiers sur le sien dont il me passa un écrit secret à cause de sa mère qui n'y aurait pas conssenty étant très avare. Et pour abréger discours, nous fusmes près de sept mois sur le grand banc, et ne peschasmes pas entièrement la moitié de notre charge; les vivres nous manquant nous obligèrent de revenir, et étant arrivés jusqu'à l'entrée de la Manche, les vents de Nord-Est nous contrarièrent pendant plus d'un mois, à court de tous vivres et boissons, voltigeants d'un bord sur l'autre pendant cet espasce, nous nous rassemblasmes jusqu'à vingt et un navires tous terreneuviers, tant du Havre, Diepe et Honfleur, tous dans la mesme disette sans se pouvoir assister aucuns, et nous faisions tous nos efforts pour relascher fut-ce aux costes d'Angleterre ou à nos costes de Bretagne, et lorsque nous avions aproché de l'un ou de l'autre, le vent y étoit entièrement oposé; et après avoir bien debatu nous gagnasmes en vüe de l'ille de Wic. L'on prit tous résolution d'y relascher, et il n'y eut entre tous les capitaines qu'un qui dit bien en connoistre l'entrée du port, qui étoit le capitaine Duval, du Havre, qui avoit pour pilotte le Sr Bougard36 qui a fait ce bon livre le Petit Flambeau de la mer et qui depuis est parvenu à estre un des premiers pilotes des armées navales de Sa Majesté et fait capitaine de brûlot. Nous fusmes tous nos navires soubs la conduitte de ces deux conducteurs pour entrer par la pointe de Ste Heleine de la dite isle et comme c'étoit sur le soir et que la nuit s'aprochoit ils dirent qu'ils alloient alumer un fanal et marcheroient à la teste et sur lesquels nous les suivirions, ce qui fut exécuté. Mais ils se trompèrent aux cours des marées, qui nous transportoient sur les bancs, nomées les Ours, où ils eschouèrent et tirèrent un coup de canon qu'un chacun croyoit estre à dessein de marquer que ce soit où il falloit jetter l'ancre, mais c'étoit pour demander du secours, et tous les navires eurent le mesme sort d'échouer comme ces mauvais guides. L'on entendoit de tous costés que cris et lamentations, et par un bonheur les vents calmèrent et la mer, ce qui empescha le perdition totale des corps et biens, et qu'à la marée suivante du lendemain au matin un chacun se rechapèrent de leur mieux de dessus les bancs, où il n'en resta que trois dont les équipages furent sauvés, et cette pauvre flotte regagna à la rade de Ste Hélène, puis entra au havre de Porsemuths, où l'on nous y aprist la guerre avec l'Espagne et Holande. Chaque capitaine de nos navires écrivirent à leurs interessées, ce qui était arivé et demandant des lettres de crédit pour avoir le nécessaire.
Dans l'intervale il arriva à la rade de Ste Heleine37 une escadre holandoise venant du retour du combat de Palerne contre l'armée du Roy comandé par Mr le duc de Vivonne, où Mr l'admiral Ruiter fut tué38, dont son cercueil en plomb étoit dans la dite escadre, et Mr Angel de Ruiter son fils, qui commandoit l'un des vaisseaux, très beau cavalier, très-affable et parlant bon latin et françois. Et comme nos capitaines atendoient leurs réponsces à leurs lettres, nous estions fort à loisir; nous alions souvent les après-disner aux promenades et aux cabarets boire de la bière; Mr Ruiter fils entra dans nostre auberge avec un de ses officiers et me demanda sy j'étois l'un des capitaines de ces pauvres terneuviers, et que je les pouvois tous assurer de sa parolle que sy le vent nous venoit favorable, que nous pourions en toute seureté en profiter pour nous rendre chez nous, et que aucun de son escadre ne coureroit sur nous; ce que je raporté à tous nos capitaines. Après quoy nous nous séparasmes et busmes à la santé l'un de l'autre. Et me pria pour le landemain de me trouver à la mesme auberge du Grand Ours sur les deux heures d'après midy, et mon capitaine par timidité ny voulut retourner, et je n'y manqué pas, et le trouvé qui m'attendoit. Et après avoir bu une canette de bière il me dits qu'ils prenoit beaucoup de plaisir à parler françois et qu'il les aimoit naturellement, quoyque Mr son père en avoit esté tué, qu'ils étoient braves et tout ce qu'on peu d'obligeant pour une nation leurs adverses.
Comme nous sortions pour aler à une promenade, on luy dit que Madame la duchesse de Porsemuths39 venoit d'ariver en ville. Il me dit: Alons la saluer. Je luy dits: «J'ai l'honneur d'estre connu de Madame la contesse de Keroal, sa mère, mais de cette dame non.» Il me pressa fort d'y aler; et je m'en excusois, disant que je luy ferois deshonneur à luy mesme par mon trop comun habillement. Il me répond: «Bon c'est comme l'on aime les marins.» Et m'engagea d'y aler. Nous la trouvasmes entourée d'une grande cour d'officiers comme étant maitresse du Roy d'Angleterre, et tour à tour elle receut les compliments d'un chacun ainsy de Mr Ruiter qui eut la bonté de luy dire que j'étois connu de Madame sa Mère et qu'il se plaisoit avec moy, quoy qu'en guerre. Cette dame me questionna sur Madame sa Mère et connaissant ma justesse nous fit bien des gracieusetées en la quittant et nous dit un peu bas: «Or ça, il faut demain venir disner avec moy, et ny manquez pas.» Ce que nous ne pusmes refuser.
Nous y fusmes. Après le disner le caffé fut présenté et puis des tables pour les jeux. Elle demanda à Mr Ruiter s'il avoit vu Londres et la cour, il dit que non. «Et vous, me dit-elle.» «Non madame»—«Ah! vraiment puisque vous en êtes sy proches il faut que vous y alliez.» Nous nous excusions très-fort tous les deux en disant ne pouvoir nous écarter de nos navires, en cas pour moy d'un bon vent. «Hé, bon, bon, dit-elle, ce n'est qu'un voyage de sept à huit jours. Je vous presteray ma chaise à deux et mon cocher, et prendrez logement dans mon hostel. Quoy! des jeunes gens.»—Enfin elle nous gagna par ses belles manières, elle se mit au jeu qui nous donna lieu de sortir sans sérémonie et sans estre aperceus.
Ce seigneur craignoit la dépence comme tous ceux de sa nation et moy pour n'avoir en pareille occasion rien épargné, je n'en avois pas. Il fallut pensser tous les deux comment faire et comment nous dégager. Il me dits qu'il ne pouvoit faire ce voyage qu'incognito, que sy Mrs les Etats Généraux le savent que se sera pour estre disgrascié. Je luy dits que l'odeur de Mr son père étoit forte en Holande et qu'il avoit beau se couvrir, en disant qu'il aloit s'emboucher avec Mr leur Embassadeur qui étoit son oncle, mais que pour moy que j'étois excusable, n'ayant ny argent ny crédit ny de quoy en faire, cependant que s'il payoit les trois quarts de nostre dépence, que je ne l'abandonnerois pas. Et il fut sy bas de me dire que j'en payerois la moittié et à la fin nous acordasmes pour luy les deux tiers. Sur quoy je fut emprunter dix livres sterlins à un marchand nommé Mr Smits, et entreprismes le voyage et estant arivées à Londre Mr L'Angel Ruiter fit toujours servir la chaise de Madame la duchesse à nos promenades du Withals, St Jemes et Winsorts et dont j'en avois honte, et une mexquinerie horible en tout, et après neuf jours et demy nous remerciasmes la dame Duchesse notre bienfaitrice.
Peu de jours ensuitte, il nous arriva à Ste Héleine deux frégattes du Roy de 24 et 18 canons, soubs les comandements de Mrs de Gravansson40 et St Mars Colbert41, que les intéressés de nostre petite flotte avoient obtenües de la cour, pour nous venir escorter jusqu'à la rade du Havre, et nous aconduire deux caravelles de Quilbeuf où estoient des pilotes lamaneurs pour chacun de nous et aussy des vivres pour tous nos équipages, et on nous fit sortir du port de Porsemuts pour nous joindre à la rade de Ste Heleine proche de nos frégates, pour partir du premier bon vent. Je fut prendre congé de Madame la Duchesse et ensuitte de Mr Angel de Ruiter qui en m'embrassant m'apela son frère et son amy, en m'assurant que sy je voulois l'aler trouver lorsqu'il sera arivé en Holande, et que sy je veux il fera mon advancement dans le service de Mrs les Etats et sur toutes choses que j'eus à luy donner de mes nouvelles, et que j'assurats Mrs les captaines de nos convois de ses civilités, et qu'il ne souffrira aucun de son escadre de coure après nous. Le 16 de janvier, sur le midy, d'un assez beau tems, nous mismes tous soubs les voilles faisant route et pendant la nuit pour la rade du Havre, et sur les huit heures du 17e, au matin, nous eusmes connoissance du cap de la Hève éloigné de 5 à 6 lieux de nous et les deux convois forcèrent de voille et furent mouiller leurs ancres à la rade se persuadant que nous n'avions rien à craindre. Mais sur les dix heures aperceusmes en arrière de nous trois navires qui faisoient nostre mesme route et qui nous aprochoient promptement, ayant leurs pavillons blancs qui nous donnoit lieu de croire que c'étoit des navires pour le Havre; mais nous fusmes bien surpris qu'estant à portée nous aperceusmes leurs canons et leurs équipages prest à nous donner leur décharge sur la moindre de nos résistances, et arborèrent les pavillons d'Ostende et nous sommèrent d'ameiner nos voilles, ce qui fut bien tots obéy, et nous amarinèrent et nous firent tous changer de route, excepté un qui étoit proche la rade comandé par Jean le Comte qui échapa, et Mrs de nos convois eurent la confusion de nous voir ainssy enlever à leur vüe. Il est vray que les trois navires d'Ostende étoient beaucoup supérieurs, ayant le vaisseau le Palleul de 52 canons, le Castel-Rodrigue de 36 et la Justtice de 24, qui revenoient de Cadix aporter la paye des troupes d'Espagne en Flandre, et nous conduisirent en Ostende tous bien dépouillés, et ne fusmes que trois jours prisonniers, puis on nous distribua à chacun deux escalins valant quinze sols pour notre conduite. Je n'avois sur moy qu'un justaucorps sans manches raptassé de pièces de thoille godronnée et une pareille culote, des vieux bas de deux couleurs et sans pieds, et de misérables souliers qui m'abandonnèrent à la première lieue, et pour bonnet le haut d'un vieux bas ataché avec une ficelle. Bel équipage dans un rigoureux froid, et réduit à la mandicité qui me causa bien des larmes avant de m'y résoudre, cepandant j'euts quelques bonnes aubeines chez des gens de qualité et qui seroient trop longues à réciter.
1672.—Etant arivé au pays, je fus ataqué d'une rude maladie causée par les fatigues que j'avoie souffertes, et pandant l'été je me rétabli la santé, et il se fit l'armement d'une flûte nomée le Chasseur, de douze canons, commandée par le sieur Jacques Sansson mon proche parent42. Nous fusmes au Sénégal charger 150 nègres et autres effects de la compagnie, et fusmes à l'ille Cayenne débarquer nos neigres et y chargeasmes quelques caisses de sucre, un peu de l'indigot et du rocou et ensuite nous fusmes à l'isle de St Cristofle où nous fusmes frapés d'une branche de houracan quoyque au quatreiesme d'octobre, ce qui fut tout extraordinaire. Nous étions sept bastiments à la rade de la Basse Terre, tous furent péris, échoués à la coste, et bien des hommes noyez excepté nous qui résistèrent sur nos câbles, mais ayant coupé généralement tous nos mâts, et étions tous disposés à revevoir le sort des autres, et après que la tempeste eut cessé nous nous réquipasmes du mieux possible avec les débris des mâts de ceux qui avoient péry et aussy des autres. Il revint d'autres navires dans cette rade, et nous achevasmes nostre chargement de sucre et indigot, et sur la my-novembre nous partismes de cette ille avec six autres navires tous marchands et de peu de force pour un temps de guerre, et étant au débouquement un flûton de la Tremblade, capitaine Chevalier, qui étoit grand voilier prit congé de nous, disant avoir très peu de vivre et qu'il espéroit étant seul de se rendre en France avant 15 jours, et en moins de trois heures il gagna plus de cinq lieues de l'avant de nous, mais tout à coup il fut surpris d'une grande voye d'eau qui combla son navire, et n'ayant aucun canon il fit plusieurs fusées de poudre et serra toutes ses voilles, demandant d'estre promptement secouru. Nous y fusmes et à paine nous n'eusmes loisir que de sauver l'équipage, et le navire coula au fond en très peu de temps. Nous continuasmes nostre route pendant 15 jours et un coup de vent nous sépara, qu'une flûte de la Rochelle de 18 canons, capitaine Merot, qui resta avec nous jusqu'à la sonde de Œssant désirant aler à Brest; mais nous fusmes rencontrés d'un corssaire de Flessingue de 28 canons, lequel nous ataqua, où le capitaine Merot fut tüé et plusieurs de son équipage, et nous n'ayant que douze canons nous eusmes un de nos passagers nommé Mr Leblanc, de Diepe. Cette frégate ayant esté maltraitée par nous se retira, mais ayant fait rencontre d'un de ses camarades, qui avait 36 canons, le landemain étant proche l'Iroise, à l'entrée de Brest, il nous ratrapèrent et nous prirent sans beaucoup de résistance, et à peine il nous eurent enlevé notre capitaine et les officiers qu'il s'éleva une tempeste qui les sépara d'avec nous et il n'eurent loisir que de nous mettre vingt hommes des leurs pour nous amariner et leur officier qui comandoit étoit très peu au fait de la navigation, et n'avoient presque rien pillé de nostre bord n'ayant eu le loisir. Nous entrasmes dans nostre Manche où cet officier se trouvoit fort embarassé, mais comme il y aloit de la vie, je le radressois sur les sondes qu'il ne connoissoit pas, et à un soir, nous nous trouvasmes proche de Portland en Angleterre. Il aspiroit de relascher à l'ille de Wic, je l'en détourna dans la vüe de nous soulever et de les enlever eux mesmes au Havre; à cet effect je communiquay le dessain à plusieurs de notre équipage dont nous étions restés encore vingt deux, contre 21 holandois dont la moitié faisoit le cart, j'avois caché six sabres et quatre pistolets et les espontons étoient libres, le tout bien prémédité la chose étoit facille, et les aurions enlevés au Havre en moins de 18 heures. Mais un coquin nomé Nicolas Laloet, de Diepe, qui parloit holandois et de notre équipage nous trahit et fut la cauze que je futs fort mal traitté, ainsy que trois de mes gens auxquels on trouva les armes cachées, et sans que je leur étois utille pour la navigation, ils m'ont juré depuis qu'ils m'auroient jetté dans la mer. Enfin conduisant la route pour Zélande, en passant au Pas de Calais, nous trouvasmes un moyen corssaire qui venoit de sortir du mesme port, il s'aprocha de nous à la voye et il n'oza nous ataquer et il nous auroit enlevées sans coup férir et auroit gagné plus de trois cents mil livres. Le landemain au matin, étant au travers de Dunkerque, deux frégates d'Angleterre de chacque 24 canons ne nous marchandèrent pas, étant d'union avec la France, nous prirent et nous conduirent aux Dunes et nous creusmes en estre beaucoup mieux et soulagées, et ce fut tout le contraire, ils nous redépouillèrent mieux que les Flessinguais et nous enfermèrent dans leur fond de câbles, ne pouvant ou coucher que sur des câbles mouillées et pleins de vaze pendant six jours pour nous oster la connoissance des effects qu'ils enlevoient, se doutant qu'il faudroit rendre notre prise par l'union entre les deux couronnes; mais ils ne se doutoient pas que j'avois dans les poches d'une vieille culote une copie du contenu de tout notre chargement. Ils avoient renvoyé les Holendois le lendemain que nous fusmes pris, et nous ils ne nous débarquèrent aux Dunes que la 7e journée et dans un pauvre état, et nous fismes trois lieux à pied pour gagner à Douvres, où nous arrivasmes sur les trois heures du soir.
Nous fusmes sur le port pour nous informer à trouver un passage pour Calais et aussy chercher où pouvoir gister. Il survint un gros Seigneur se promener sur le quay, et sans m'informer qui c'étoit je futs le supplier de me faire charité et à mes camarades de nous donner de quoy souper, et de nous procurer le passage pour retourner en France, et sans me questionner, il dit à un de ses gens de nous conduire au palais et qu'on nous fits manger et boire, et qu'à la sortie de la comédie, il nous parleroit. M. Maret étoit notre chirurgien et François de Ville canonier et un nommé Fauché, de Pontlevesque, étoient de ma cabale, et contents de ma hardiesse. Lorqu'on nous régala au palais, nous y aprismes que c'étoit à M. le Duc d'Yorc43 que je m'étois adressé, et sur les 8 heures qu'il revint de la comédie, il dit: «Qu'on me fasse venir ces 4 françois». Et commença: «D'où estes-vous et d'où venez-vous? et pourquoy n'estes-vous pas retournés chez vous? c'est qu'aparament vous faites les gueux».—Je luy dits sans m'intimider: «Non, Monseigneur, je suis de bonne famille et proche parent du capitaine avec lequel j'ay esté pris; j'étois l'écrivain du bord et 2e pilotte; voilà notre Me chirurgien et le premier et segond cannonier, et il n'y avoit quatre heures que nous étions débarqués aux Dunes quant j'ay eu l'honneur de parler à votre Royalle Altesse. L'on nous a détenus sept jours, couchant dans la fosse aux câbles pour nous oster la connoissance du grand pillage qu'on a fait dans notre bord, et l'on a débarqué les Holandois deux jours après notre prise, et on nous a dépouillées ce que les holandois nous avoient laissé sur nous». Il se tourna: «Ho, ho! je n'ay pas seu cela. Et de quoy étoit chargé votre navire?» Je tira de ma vieille poche l'état du chargement et il le donna à lire à un officier ou secrétaire, luy disant: «Lisez haut et puis dites comment l'on ne m'a dit, qu'il n'y avoit que du sucre et du coton. Alées vous reposer, mes enfants, et soupez bien et vous aurez un lit à deux et puis dites qu'on serve à souper.» L'on nous conduit en notre premier lieu et bien chaufées et bien traitées, M. Maret et les deux autres étoient tristes et abattus et me disoient: «Ah! mon cher, cets à un seigneur anglois que vous en avez trop dit. Je ne scay comme nous passerons la nuit ou demain.» Cela ne m'étonna pas, je jasois comme un peroquet, tantôt avec un page et tantôts avec le laquais. Et quant ce vint pour nous coucher je dits: «Il n'y a pas d'aparance que comme nous sommes que nous gastions de sy beaux lits, nous nous tiendrons devant le feu». On le dit à son Altesse et il dit: «Ce jeune homme raisonne bien, qu'on leur donne à chacun une de vos chemises, et vous en aurez d'autres». Ce qui fut fait et mismes nos garnisons en paquet dans un coin, et je dormis très bien pendant que le pauvre M. Maret faisoit des lamentations. Dès le lendemain matin entre dans notre chambre un tailleur qui prit ma mesure; seul, on m'aporta une robe de chambre, et l'on osta mon régiment et sur les six heures du soir je fus rabillé avec de bonne frize, des bas, souliers et un chapeau, et sur les 8 heures son altesse me fit venir seul et me dits: «Mais les Holandois lorsqu'ils vous prirent pillèrent tout ce qu'il y avoit de bon, et le portèrent à leur bord». Je dits: «Pardonnez-moy, monseigneur, leurs chaloupes n'ont fait que deux voyages à notre bord, pour enlever notre monde et enfournir à paine dès leur et la tempeste survint, qui nous sépara, et depuis n'y est entré d'autres que vos gens,—Alés, cets assés, et demain je vous feray passer en France sur un yac du Roy qui porte des chevaux pour M. le Dauphin». Et j'appris que les deux capitaines anglois, furent emprisonnez et cassées. Le lendemain le yac étant prêt à partir l'on nous vint advertir de nous embarquer, mais je voulus pousser la civilité à bout. Je demanda la permission de pouvoir remercier son altesse. Il le permit et on l'habilloit; il me fit donner six écus de France et m'ordonna, d'aler faire ses compliments à M. le marquis de Courtebon44, gouverneur à Calais, à quoy à mon arivée. Je ne manquay pas et m'en trouvay très bien, et sur ma route il se passa quelques particularités qui ennuyeroyent trop. Notre capitaine M. Sansson, qui fut conduit en Holande, eut ordre d'aler reprendre son navire aux Dunes et le ramena à Honfleur avec une partye du chargement. Je me suis pas informé comme l'on a traité pour ce qui fut volé.
(1673). Etant de retour à Honfleur que le sieur Sansson eut ramené son navire on luy fit offre du commandement d'un navire de 30 canons nomé le Florissant pour la compagnie de la Mérique, il commença à l'équiper et m'engagea pour retourner avec luy, et son navire le Chasseur fut donné en commandement au capitaine Berengier dit Vert galant45. Le Florissant presque tout équipé, le sieur Sansson ne le monta pas, soit qu'il eut peur de la guerre qu'il n'aimoit pas ou par sa femme, il se tint à terre, et ce fut le capitaine Acher du Havre, qui eut le commandement et nous fusmes une belle flote de 34 navires ayant pour convoy la frégatte du Roy, le Hardy de 36 canons. Depuis notre départ de la rade du Havre nous fusmes batues des mauvais vents contraires, l'espace de deux mois et demy sans pouvoir les vents alizées, ny aussy sans qu'aucun de nous fut divisé de la flotte, quoyque nous rencontrions souvent des corssaires, tout fut consservé jusque proche de l'ille de Madère où nous voulions aler rafreschir et prendre des eaux, mais nous y trouvasme des corssaires de Flessingue, qui nous ataquèrent où le sieur Despestits-Patin, écrivain du Roy sur le Hardy fut tué et une vingtaine de matelots, et les corssaires laschèrent pied, et craignant qu'il ne leur arivats quelque renfort, M. de la Roque46 tint conseil et l'on prits la résolution d'aler à l'ile de Santiago, au Cap-Vert. Y étant arrivés l'on achepta des rafreschissements pendant qu'on faisoit les eaux à la praye, et devant la ville habitée par les portugois presque tous neigres et mûlâtes, jusqu'à leurs moines et prestres, et tous de mauvaise vie et canaille. L'on pognardoit impunément nos pauvres matelots pour les voller; ils empoissonnèrent toutes nos eaux qui nous causa les diarées et dissenteries dont il nous mourut sur notre flotte plus de deux cens hommes, et j'ay consservé cette maladie deux ans et demy après y avoir bien dépencé de l'argent.
Et après quatre mois de navigation, nous arivassmes aux illes de la Mérique, et nous chargeasmes à celle de Sainct-Cristofle, du sucre et indigot et des cuirs. Nous étions tous prêts et rassemblés soubs nostre mesme convoy, prêts à partir pour France, lorsque le temps se prépara à une branche de houragan, quoy qu'au 2e octobre comme nous avions eu le 4e l'année précédente. Je dits au capitaine Acher qu'il seroit bon de faire porter au loin notre maitre ancre, sur un bon câble, il me rebuta disant que s'y j'avois peur qu'il me boucheroit le derière d'un fêtu. Je luy dits que j'en aurois moins que luy et il dits: «Bon, nous voilà prêts à partir et je ferois mouiller un câble tout neuf pour le gaster!» Le tourbillon survint peu après, notre navire chassoit, il n'étoit plus à tems de jeter ce maître ancre et nous fusmes donner sur les cayes ou rochers; le navire coula à fonds et puis sauve qui peut. Nous y pérismes 27 hommes. Je me tins avec Michel Cécire, contre-mestre sur la poupe qui ne se rompit pas et deux heures après le vent cessa et la chaloupe du Hardy nous sauva, et il n'y eut que notre navire seul de perdu par la faute de notre brutal de capitaine.
Et pour revenir en France, je creu bien faire que de m'embarquer sur le Chasseur, capitaine Berengier, que mon père avoit fait cy-devant capitaine et mesme nostre parent. Cet ingrat, Dieu luy pardonne ses fautes, eut la lâcheté deux jours après nostre départ de m'oster de sa chambre et de la table soubs prétexte que ma dissenterie se communiqueroit ou à son fils, me traita à l'ordinaire des matelots, en beuf salé et de l'eau. Le pain et l'eau vint à manquer, et nous fusmes vingt et un jours sans en voir gros comme un poix. L'on mangeoit des cuirs, et j'ay payé pour un rat une piastre valant 68 s. Enfin Dieu ne voulut disposer de moy; nous allions à dessain d'atérer à Bellille et en étant à 20 lieux nous parlasmes à une caiche angloise qui nous advertit que l'armée de Holande y étoit pour la prendre et sans quoy nous y alions nous livrer plus de 50 navires richement chargés. Nous tournasmes le bord pour Brest ou en deux jours nous y entrions, mais on nous prit pour l'armée d'Holande et de toutes les forteresses l'on tiroit sur nous, sans que M. De la Roque envoya son canot avec le pavillon blanc et advertit qui nous étions, mais les paisants de Bretagne qui vouloient faire révolte arborèrent au haut des clochers des pavillons holandois croyant que nous en étions l'armée; enfin nous entrasmes à Brest, où je me rétablis un peu avant de me mettre en route pour le pays, après trois malheureux voyages de suitte et resté infirme.
CHAPITRE DEUXIÈME
Doublet embarque sur l'escadre de M. Panetié.—Il enseigne les principes de la navigation à son commandant.—Prise de 22 navires chargés de blé.—Doublet passe second lieutenant sur l'Alcyon, commandé par Jean Bart.—Son éloge par M. Panetié.—Son séjour à l'école d'hydrographie de Dieppe.—Il est reçu pilote.—Il commande la Diligente; combats, prises et blessure.—Lettre de M. Engil de Ruyter.—Croisières.—Voyages en Portugal.—Les pirates de Salé.
Cependant j'avois l'ambition de ne vouloir estre à charge à ma merre ny à la famille; quoy qu'avec mon incommodité je cherchois à voyager. Un nommé M. De Lastre47 de Dunquerque, qui avoit commandement d'une frégatte du Roy pour estre de l'escadre de M. le Pannetier48, vint à Honfleur pour y engager sans contrainte des matelots et soldats et volontaires. Je futs le trouver au Soleil49 où il logeoit et m'offrits pour second ou 3me pilotte. Il me dit qu'il en avoit assez et gens connus pour le Nord; je lui demandé déstre patron de son canot et il me l'accorda. Je partis d'Honfleur avec une cinquantaine de jeunes gens accordées comme moy pour nous rendre à Dunkerque soubs la conduite de notre capitaine qui nous défraya par terre, et nous trouvasmes l'escadre de M. Pannetier, composée de sept frégates prestes à sortir du port. Nostre frégate s'apeloit la Vipère, de 18 canons, et notre capitaine me tint parolle et me posa patron de son canot. Mais lorsque nous fusmes en mer, je fut réduis à la gamelle, ce que je trouvai étrange, croyant estre avec les pilotes. J'en fut très chagrin, et je me trouvois déconcerté que j'en perdois l'apétit, qu'un jour sur l'heure du disner je m'étois acoudé sur le bord du navire que nostre maistre chirurgien nommé M. Prevosts me demanda sy j'étois malade de ce que je ne mangeois pas avec mes camarades. Je soupirois et je m'empressa de luy dire qui me tenoit dans cette tristesse. Un nommé Castor Crestey lui dits que je n'étois pas acoutumé à pareille ordinaire ny compagnie. Il le questionna s'informant qui j'estois et Crestey l'en ayant instruit et nommé mon père, M. Prévost dit. «Ah! je l'ay connu, et ay esté à son service.» Et en fut entretenir M. De Latre avec lequel il étoit fort familier. M. De Latre luy dits de m'ameiner dans sa chambre, et me demanda qui j'étois et ce que j'avois à me chagriner. Je lui dits que je plaignois mon sort de ce que la fortune m'avoit esté contraire trois années de suite, et que la suivante en m'étoit pas meilleure. Il dits: «Il ne faut pas qu'un jeune homme se rebute.» Il me demanda si je savois les principes de la navigation, et je luy dits que j'en savois plus que les principes, puisque je luy avois demandé un poste de pillote. Il m'engagea à boire un verre de vin avec luy et me demanda si les principes sont dificiles d'apprendre. Je luy dits qu'à un homme d'esprit comme luy, je les luy aprendrois en moins de six semaines, et sur le champ je luy en donna ouverture dès la première reigle. Et il me fit souper à sa table et le lendemain nous commenssasmes à travailler, où il y prit du goût, et me dit que j'avois sa table pendant toute la campagne, il me prit en affection et il me fit faire une cabane dans sa chambre, ce qui me fit un peu plus respecter. Et dans les moments de son loisir, je luy donnois des leçons dont il profitoit très-bien. L'on fit plusieurs prises et dont ma capitainerie du canot qui aloit toujours des premiers au bord des dites prises dont je seut en profiter, me procura de bonnes nipes, dont au retour de notre campagne j'en fits de bon argent, et je m'équipay très-honnestement et modestement et donnois à garder tout mon petit butin à Madame Delatre son épouse; ils n'avoient qu'un enfant qui mourut, n'ayant plus d'espérance d'en avoir enssemble quoy qu'encore jeunes. Ils me prirent tous deux sy fortement en affection, qu'ils m'obligèrent de loger et manger chez eux en me disant qu'ils n'avoient d'autre enfant que moy, ainssy j'avois toute la soubmission et complaisance possible pour eux.
En octobre 1673, notre commandant M. le Panetier receut ordre de rarmer promptement son escadre sur des advis que la cour eut que les Holandois attendoient le retour de plusieurs de leurs vaisseaux venant des Indes Orientalles sur quoy M. Delastre de son chef m'honora du poste de segond lieutenant. Je prenois tous les soins possibles à bien remplir mon devoir et de plus sur la navigation et en sondant quatre et cinq fois par quart, écrivant ponctuellement les brasses d'eau et les fonds des sondes à connaîstre les courants des marées qu'il me dits plusieurs fois: Vous vous fatiguez trop et laissées faire cela à nos pilotes qui sont gagées pour cela, c'est leur office, et je continua. Trois semaines après notre départ, étant sur le banq aux Dogres, nous avisasmes deux vaisseaux sur lesquels nous donnasmes la chasse, et en étant aprochées nous les reconusmes estre les convois de Hambourg avec lesquels nous avions aussi guerre. L'un avait 66 canons, l'autre 54. M. notre commandant n'avoit que 36 canons sur la Droite et nos autres frégates 30 et 24 et nous 18; les forces étaient fort inégalles, et particulièrement la mer qui étoit agitée, nous ne pouvions les aborder sans nous briser comme le pot contre le rocher, cependant nous les suivions hors leurs portées de canons espérant avoir plus de calme, et ils nous conduirent en fesant leur route jusqu'à l'entrée de la rivière d'Elbe, l'entrée de Hambourg.
M. le Panetier se démontoit de les voir nous échaper, prit résolution que nous les fussions attaquer et nous y fusmes à portée du mousquet, malgré leur décharge de leurs gros canons qui nous brisoient an pièces, le vent et la mer s'augmenta et ne pusmes les aborder. Nous perdismes 148 hommes sur notre escadre, sans plus de cent estropiés, où j'euts pour ma part le bras droit rompu en deux par un éclat, qui me prit au travers du costé et me culbuta en bas du château d'avant où j'étois pour sauter à l'abordage; il nous falut abandonner la partie. Nous fusmes ensuite vers le cap Derneuf, coste de Norvègue; nous y trouvasmes une flotte de Holandois de la mer Baltique, chargée de froment qui étoit très-cher en France, et nous n'en prismes que vingt et deux navires; leurs convois se sauvèrent et la plus grande partye dans un havre de Norvègue et nous amenasmes à Dunquerque les 22 navires, qui y causèrent bien de la joye et mesme jusque dans Paris.
Nous trouvasmes le fameux M. Jean Bart qui venoit de recevoir son brevet de lieutenant de haut bord50 auquel le Roy luy donna le comandement de la frégate l'Alcion de 40 canons, avec quatre autres frégattes légères formant son escadre de cinq bâtiments, lequel étoit prêt à sortir du Port, et il me fit l'honneur de me demander pour son segond lieutenant. Je n'étois encore bien guéri de mon bras ny de mon costé, je m'excusay sur cela, et que je ne ferois rien sans l'agrément de M. de Lâtre auquel je devois tout. M. Bart en fit ma cour à M. de Lastre et luy dits: «J'aurey plutots finy ma campagne que vous ne serez prets à sortir; je vous rendray Doublet au retour.» Le soir je rentray chés mes bons hostes pour souper, et je ne leur dits rien de la proposition, et sur la fin du repas, la dame me dits: «Je ne vous croyois pas sy dissimulé vous voulez aller avec Jean Bart et quiter mon mary.»
Je paru estonné crainte que M. Bart n'eut dit que c'étoit moy qui l'eut sollicité. Et M. de Latre prit la parolle et dits: «Non c'est M. Bart qui l'a demandé et a fait une honeste responsce, qui me fait augmenter l'estime que j'ay pour luy. S'il étoit bien guéri, je luy consseillerois d'y aler pourveut qu'au retour il revienne à moy et j'ay mesme donné mon consentement à M. Bart.» Et je conssentits.
Le 9 janvier 1674, nous sortismes les cinq frégates du Roy avec trois autres frégates de particuliers et le 20e du mesme mois nous prismes une grande flûte holandoise venant de Moscovie, richement chargée, et après quoy nous rencontrasmes le gros de la flotte des bleds que nous avions fait relascher avec M. le Panetier et nous donnasme sur les deux convoys, l'un de 40 et l'autre de 24 canons que nous prismes et toute la flote de 36 grosses flûtes que nous aconduismes au port de Dunquerque ce qui redoubla les joyes des peuples, et les bleds diminuèrent bien de leur haut prix, et notre campagne ne fut que 37 jours. Nous trouvasmes à notre arrivée l'escadre et M. le Panetier en état de reprendre la mer, et M. le marquis Damblimonts chef d'escadre et commandant à Dunquerque avoit obtenu de commander l'Alcion dont il démonta M. Bart, et on luy donna la Serpente de 36 canons, et M. De Lastre monta la Sorcière de 30 canons formant cete escadre de M. Le Pannetier de 8 frégattes et M. De Lâtre me prits avec luy comme il étoit convenu, et je fus son premier lieutenant. Nous sortismes le 5 de mars pour aler aux isles Orcades et celles de Féroe, tout au nord d'Ecosse, espérant d'y rencontrer les vaisseaux venant des Indes Orientales. Mais après avoir bien essuyé des tempestes sans rien trouver, nous fusmes à la grande ille de Hitlant51, ou il y a de très bons hâvres de toutes marées pour nous y espalmer, nos batiments étant très-sales et ne marchoient plus, et là nous y aprismes que les Indiens que nous cherchions y avoient passé il y avoit dix jours et devoient être rendues en Holande. Notre commandant s'arrachoit la barbe de dépit. Ce pays d'Hitlant est habité par des Ecossais tous galeux comme des chiens; il ne vivent que presque tout poisson et de mauvais pain d'orge et d'avoine; ils ont quelques troupeaux de moutons et chèvres, la laine ets métisse dont ils font de gros bas et habillement; ils appellent ville de méchantes bourgades, pauvres maisons basses où leurs bestiaux sont enfermés avec eux et ils puent comme des boucs; leurs chevaux ne sont pas plus haut que des bourriques ayant une grosse teste, et mal faits de corps, ainsy les beufs et vaches; ils peschent quantité de morues qu'ils font seicher sans sel, à la gelée, quils nomment Stocfit ou poisson en baston; les testes étant bien seichées et les harestes ils les broyent et en donne à menger à leurs bestiaux en guize d'avoine; il n'y a aucun arbre de quoy faire un menche à baley, etc.
Je reviens à nostre voyage. Lorsque les frégates furent espalmées M. Le Pannetier nous fit remettre à la mer, et fusmes entre le banc des Dogres et le Welles, et d'un beau calme convia tous nos capitaines à disner et pour tenir consseil; et dans le repas l'on parla de la grande ignorance de nos pillotes pour les bancs, qui ne savent lire ny écrire et seulement d'avoir esté sur les bateaux pescheurs aux harancs, disent conoistre les fonds, M. De Lastre dit bonnement: «J'ay mon lieutenant qui est de Honfleur, qui en quatre ou cinq campagnes que je l'ay avec moy, et cete dernière avec M. Bart. Je croy qu'il a marché soubs les eaux tant il en conoit les fonds, et rend mes pillotes toujours confus, mais aussy il a pris bien des peines à sonder souvent quelque froid qu'il fît et toujours écrit.» M. Pannetier luy dits: «Comment l'apelez-vous?» Et il me noma et dits: «Je say ce que c'est. Son père a esté mon amy; envoyez-le chercher, je le veux entendre.» Le conseil détermina que pour sauver les fraix de notre armement que l'escadre seroit divisée en deux, et que celle de M. Baert iroit vers Jarmuth prendre tout ce qu'il trouveroit des pesheurs de harenc holandois, et que M. De Latre seroit avec M. Baert et les deux autres moyennes frégates, que pour luy avec les trois autres il aloit aler à Gronland dans les glaces chercher les baleiniers. Ce fut le coup fatal pour mon capitaine et moy quand je paru et que le commandant m'ordonna d'aler sur le champ apporter à son bord mes hardes et qu'il auroit bien le soin de moy et au retour me feroit avoir un brevet; nous eusmes beau nous deffendre, luy avec un: «je vous ordonne de la part du Roy,» il fallut obeir quoy qu'à contre cœur. Il me donna une chambrette et sa table, et je fut bien mieux que je ne m'étois attendu, quoy que regrettant toujours mon cher et premier capitaine. C'étoit au commencement de juin que nous fusmes arrivées à Spitbergue soubs les 72 degrez latitude Nord, pauvre pays bien froid, et sans aucuns aliments, et sans aucun autres peuples que de pauvres Norvégiens, et sous la domination du Roy de Danemarc. Nous fusmes autour du Gronland parmy les glasses affreuses; nous prismes dix navires hollandois, dont à peine en fismes les chargements de deux, qui étoit lard des balaines et quelques fanons et nous bruslames sept, et un qu'on donna pour reporter les équipages dans leur pays; les Maloüins y avoient esté qui avoient pis que nous, et en faisant notre retour nous prismes au Nord d'Ecosse un navire holandois de 24 canons venant de Portugal richement chargé, et on nous aprits que M. Baert avec son escadre avoit emmené trente deux bus ou flibots holandois et leurs deux convoys; ainsy le Roy gagna à ces armements.
Lorsque nous fusmes désarmées et bien payées, je futs obligé de reprendre auberge chez M. de Latre et je luy dits que mon dessein étoit d'aller quelques mois chez M. Denis, prestre et géografe du Roy à Diepe52, affin de me perfectionner davantage avec un aussy habil homme. Il eut paine à y conssentir, me demandant sy je voulois tenir l'école de Marine. Je luy dits que ce n'étoit pas ma pensée, mais que je peuts devenir estropié et que cela me pouroit servir, et conssentirent à mon départ que je les ferois gardains de mon butin pour m'obliger à retourner avec eux. Je leur fit aconnoistre qu'il n'y avoit pas dautres moyens de me dégager d'avec M. Le Panetier, qui me dits au désarmement qu'il me retenoit pour la prochaine campagne, et ils m'aprouvèrent très-fort.
Je fus à Diepe trouver M. Denis, et m'acordé avec luy de me recevoir en pension à sa table, couché et blanchir moyennant cinquante livres par mois et me fournirait les livres nécessaires. Il me comença par les principes de la Sphère, les marées, les hauteurs, le quartier de réduction et l'échelle angloise, etc., que je savois parfaitement, ainsy que les sinus, tangentes et lorgaritsmes. Sur quoy il me demanda ce que je venois faire chez luy ayant autant de théorie et d'en savoir les pratiques. Je luy dits que je me voulois perfectionuer avec un aussy habile maistre; ainsy il eut la bonté de ne me pas épargner ses soins. Il m'aprit les triangles sphériques et les éllements d'Euclides et les calculations en moins de trois mois, que je voulus le quiter n'ayant pas dessain de m'établir maitre géographe, n'y voulant borner ma petite fortune. Et dans ce tems là, juin 1675, je receu une letre de M. De Lastre, qui me donnoit advis que l'on réarmoit l'escadre, et que M. Le Pannetier luy ordonnoit de me faira retourner pour aler avec luy. Cependant je ne savois à quoy m'en tenir. L'envie d'aler gagner de quoy et ne pas dépençer ce que j'avois me fit donner lecture de ma lettre à M. Denis et demander à compter. Et il me dits: «Qu'alez-vous faire? vous alees quiter dans un tems où vous faites bien; croyez-moy, Monsieur, demeurez encore deux à trois mois; vous n'avez fait que dévorer ce que vous venez d'aprendre trop promptement pour bien retenir; servez-moy comme un prévots de sale à mes écoliers, cela vous fortifiera à fonds, et je ne veux rien de votre pension; ce n'est point l'intherest qui me commande et je trouveray moyen d'éviter d'aler avec M. Pannetier.» Je luy dits que sy je luy faisois plaisir que je resterois en continuant de payer la penssion. Il répliqua: «Vous m'obligerez infiniment en restant, car vous me soulagerez un casse teste avec ce nombre d'écoliers dont la pluspart ont la teste dure comme la pierre.» Enfin je restay encore trois mois; ce qu'ayant apris mondit sieur le Pannetier montra à M. De Lastre un brevet de lieutenant de frégate qu'il m'avoit obtenu et luy dits: «Puisqu'il n'a voulu s'embarquer avec moy, je le donneray à un autre qui en sera bien aise.»
Et lors qu'au bout de mes six mois de penssion dont j'en avois payé trois, en quitant je vouluts payer les trois autres, il me futs de toute imposibilité de les faire prendre, ny mesme par la sœur de M. Denis qui me proposa qu'avant de la quiter que j'euts à soufrir les examents et me faire recevoir à l'admirauté pour pillote et que cela ne me dérogeroit en rien ains au contraire, et que je luy ferois plaisir et honneur et qu'il en payeroit la dépence. Sur quoy je luy dits quil me l'avoit plus que payée et que je le satisferois en tout ce que je pourois, et fus terminé que trois jours enssuite l'assemblée s'en feroit. Il convia pour moy quatre anciens capitaines et 4 pillottes, qu'ils me quiestionnèrent de tous costés, et à leurs aprobations je fus enregistré devant Mrs de l'admirauté. Après quoy nous fusmes tous disner chez M. Denis, qui étoit prestre et n'auroit voulu entrer en auberge, et ne conssentit que je payats que ce qui étoit venu de chez le traiteur et rien de ce qu'il avoit fourny de chez luy. Je creut partir le landemain ayant disposé mon porte manteau, et luy et Madame sa sœur m'arestèrent pour le landemain en disant qu'il faloit que je leur aidats à manger ce qui étoit resté du repas, et à nostre séparation ce fut des amittiez et tendresses réciproques.
Je me rendis à Dunquerque pour la veille des Roys, 1676, chez mon ancien capitaine où nous régalasmes avec les parents et amis, et me conta qu'à sa dernière campagne une de leur frégate périt sur le banc des Ysselles, et que toute l'escadre y penssa périr par l'ignorance de leurs pilotes, et que M. Le Pannetier avoit bien pesté de ce que je n'étois avec luy et qu'il me conseilloit pas de paroistre sitots devant luy, et que luy il avoit quelques propositions à me faire et me tint deux jours en suspend, après quoy il me déclara que par le moyen de ses amys il me vouloit faire capitaine d'une jolie frégate de 14 canons nommée la Diligente. Je luy dits que j'étois tout à lui et ferois tout ce qu'il jugeroit à propos, cepandant que je serois fort aise de continuer soubs son comandement, et il me dits: «Je le voudrois bien, mais M. le Pannetier vous en ostera, et ne vous fera plus d'avance étant piqué contre vous, et lorsque vous serez capitaine en chef hors de sa dépendance il ne pourra plus vous nuire». Ainssy il s'intéressa sur la Diligente et me fit agréer par tous les autres intéressés, et après quoy je fus saluer M. l'intendant et M. Le Pannetier, qui me demanda d'où je venois, et que j'avois perdu à être lieutenant de frégate du Roy, qu'il en avoit obtenu le brevet, et que par mon absence il avoit fait placer M. Domain, mais qu'il n'y avoit rien de perdu et que faisant une ou deux campagnes avec luy il récupéreroit ce poste. Je luy dits que j'étois fasché de ne pouvoir plus aller soubs son commandement, et que j'étois engagé pour commander une frégatte que des particuliers m'avoient donnée et qu'ils m'avoient fait venir de Diepe pour le subjet. Il dits: «Cela est beau de quitter le service du Roy pour des particuliers». Et je me retiray avec profonde révérence.
Je sortis du port le 14 février (1676) avec 92 hommes d'équipage et fut croiser vers le Texel et le Vlye qui est à l'entrée et la sortye des bastiments d'Amsterdam, mais j'en fus chassé par des navires de guerre, et je futs à l'ouvert de la baye de Hull au nord d'Angleterre et dans le dessain d'entrer dans la dite baye quoyque très-dangereuse pour ses bancs de sables, mais il en sortoit deux moyens bâtiments que je prits tous deux chargés de charbon de terre; l'un en outre avoit 60 saumons d'étain et 150 de plomb, et l'autre 20 saumons d'étain et 100 de plomb et trois balots de bayette ou flanelles, et les amarinois pour Dunkerque. Et étant au travers de l'Ecluse une frégate qui sortoit de Flesingue de 18 canons voulut m'aracher ma proie, je fis dépasser mes prises en avant de moy et je l'atendis pour la combattre avant qu'elle les peut atraper pour leur donner loisir à s'échapper, et elle m'attaqua vivement et sans m'oser aborder, nous nous chamaillasmes près d'une heure, et elle fut désemparée de son petit mât d'hune. Je tins ferme et s'étant raccomodée elle revint à la charge et sa grande vergue luy tomba, faute à elle, des précautions qu'elle devoit prendre, et je me trouvay blessé au costé gauche de la teste par un coup de fusil, et dont il n'y eut que les chairs emportées et l'os effleuré, à ce que reconnut mon chirurgien par une esquille qu'il en retira, et je ne m'aperceut de ma blessure qu'après le combat et que j'étois remply de sang, j'eus quatre de mes hommes tuez, deux estropiez, l'un d'un bras et l'autre de la cuisse cassée et six moyennement blessés, dont j'étois le 7e. Je courois après mes prises qui avoient déjà dépassé une lieue d'Ostende, où je craignois le plus, il se trouva une corvete de quatre canons sortye de Nieuport qui enleva la plus petite de mes prises avant que je les eût pu joindre et auroit enlevé l'autre sy je m'étois trouvé à tems de l'en empescher; je la conduit au port où il falut que j'entras avec ma frégate pour la raccomoder des coups de canons qu'elle avoit reçeus et pour me faire guérir et mes blessés.
Pendant mon absence dans ce petit voyage il y eut une lettre de Holande à mon adresse à la poste; elle fut portée à M. l'Intendant de la marine, et comme étant un peu rétably de ma playe je le fus saluer. Après quoy il me demanda quelle habitude et relation j'avois en Hollande et avec quy, étant en guerre. Je luy dits que j'avois paine à savoir de quelle part elle me venoit, excepté M. de Ruiter avec lequel j'avois lié amittié en Angleterre. Il la demanda à son secrétaire et me la rendit cachetée dizant: «Voyons ce que l'on vous écrit.» Je lui redonnai sans l'ouvrir, et il me dit: «Ouvrez et la lisez haut.» Je la leut et luy donnai à voir si je n'avois rien déguizé. Elle contenoit de ce que j'avois esté longtemps sans luy écrire et bien des honnestetés et ammittiez et m'ofroit de l'aller trouver, il me procureroit ma fortune en me marquant entre autre que si je n'étois pas pourvu, que j'eus à l'aller trouver et qu'il étoit dans l'état de m'avancer et me donner le commandement d'un vaisseau des Etats. Sur quoy M. l'Intendant me dit: «Voudriez-vous prendre les armes contre le Roy et estre traitre à l'Etat.» Je protestay que non: et il me dits: «Je vous défends d'avoir plus de commerce de lettre avec ce M.» Je lui demanday seulement la permission que je peuts répondre cette fois à ces honnestetez et le prier de ne me plus écrire que la guerre ne futs finie et que cela me feroit préjudice et que je donnerois ma lettre à son secrétaire pour lui communiquer avant de l'envoyer, ce qu'il trouva bon.
Après estre bien guéry et ma frégate bien redoublée et renforcé mon équipage, je sorty du port le 26 de mars et fut droit à l'entrée de la Tamise, entrée de Londres, et le surlandemain je fus bien chassé par deux gardes costes d'Angleterre lesquels nous penssèrent faire périr à force de porter les voilles d'un tens de neige et très rude, et nous avions déjà trois pieds d'eau dans nottre calle quand j'arivé à la rade de Dunkerque où ils m'abandonnèrent, et deux jours après je repris la mer et fut croiser, sur le banc des Dogres où j'en prits un qui avait quarante-deux barils de morue blanche salée; je l'envoyai au hazard par dix de mes gens et arivèrent heureusement. Six jours après je pris un flûton d'environ 90 thonneaux venant de Portugal avec du sel, 28 pipes d'huille d'olive, 6 balles de laine lavée, et de plusieurs caissons d'orange et de citrons, et je la conduits heureusement à Dunkerque. Nostre biscuit se trouva gasté dans la soute par la grande eau que nous eusmes lorsque les Anglois m'avoient chassé cy-devant, il me fallut rentrer et désarmer la frégatte. Je ne pus réquiper ny sortir avec ma frégatte qu'au 10 octobre parcequ'il nous fut fait deffense à tous les particuliers d'engager aucun matelots que M. Bart n'eut acomply les équipages de son escadre, et après quoy je fits en peu de temps la mienne, ainsy que deux autres frégates de mes confrères, et sortismes de compagnie et douze jours après nous fusmes très mal traités des tempestes, qui nous séparèrent. Je couru vers les costes d'Ecosse en vue de trouver quelque abry au risque d'estre prisonnier de guerre plutots que de périr, mais le vent cessa après neuf jours de tourmente; j'aperceu un moyen navire sur le soir et je fits semblant d'aler une autre route que luy. Et aussi tots qu'il fit bien nuit nous redonnasmes après luy à petite voilure; et au clair de la lune, sur les 4 heures du matin, nous en eusmes connoissance, et ne l'aprochasmes pas plus près, et le jour venant nous fusmes après iceluy, que nous prismes sur les neuf heures, et c'étoit une grande barque que les Flessinguois avoient prises sur notre nation venant de l'ille Madère, chargée de grosse écorce de citrons confits et du vin; je la conduisois jusqu'au travers de la Meuze où je futs rencontré par deux frégates de Zélande, l'une de 24 canons et l'autre dix-huit, qui coururent droit à ma prize et s'en empara et celle de 24 me batoit en ruine et m'aborda et ne sauta que 3 de ses hommes dans nous, et nous décrocha ayant son mât de beaupré rompu à l'uny de son étrave, je luy donnay la décharge de nos canons et de mousqueteries, et celle de 18 canons étoit trop soubz le vent pour nous ratraper, j'eus huit hommes tuez et 15 à 16 blessés, sans estre estropiés, et il nous falut rentrer au port bien batus, et sans prise; nous y aprismes qu'un de ceux qui avoit sorty avec nous avoient péry corps et biens, et que l'autre étoit revenu sans rien faire à sa course, ayant penssé aussy périr par la tempeste que nous eusmes.
En mars, 1677, je ressorty avec ma mesme frégatte; je fits plusieurs moyennes prises que j'envoyois par mes gens, n'étant de valeur, et elles furent toutes reprises; je parcouru aux costes de Norvègues sans y rien trouver, et m'en revenant pour désarmer je rencontré plusieurs navires marchands holandois, lesquels avoient trop de force pour que je les peus ataquer, étant affoibly de mon équipage par les petites prises dont j'ay parlé; cela me dégousta de retourner avec un navire d'aussy peu de force, me ressouvenant des hazards que j'y avois encourus, et lors que je l'eus désarmée, je remerciay MM. les inthéressés par l'advis de mon ancien capitaine qui me promit la place de second capitaine avec luy sur la frégate de 30 canons, dans l'escadre de M. Pannetier qui comandoit l'Etroitte de 40 canons.
Nous sortismes six frégates sur la fin de may, nous fusmes cinq mois à croiser sans avoir encontré ny fait rien de remarquable, et après quoy l'on nous désarma tous à notre retour.
En juillet 1678 la cour ordonna à Mrs Le Pannetier et Bart de r'armer et de se diviser en mer leur escadre, je retournay avec mon premier capitaine. Nous fusmes aux iles Orcades entre Fulo et Faril y atendre les Indiens dont on avoit advis de leur retour pour Hollande, mais Mrs les Etats toujours bien advisés, avoient envoyé audevant plusieurs galiotes bonnes voilières avec des pilotes costiers pour les bancs et des rafreschissements et vivres, nous donasmes plusieurs chasses sur ces galiotes sans en pouvoir atrader; cela nous tira du bon parage où nous étions. Et y ayant retourné nous aprismes par un bateau pescheur de ces illes que la flotte de dix de ces vaisseaux avoient passé il y avoit trois jours, et que par les maladies ils avoient bien perdu de leurs équipages; nous courusmes après jusqu'à l'ouvert du Texel sur le Bree Vertin sans rien trouver, cela nous unis tous en consternation. Les vivres aloient nous manquer et prêts à nous en retourner, lorsque sur le banc des Dogres, nous aperçusmes deux gros navires, nous creusmes estre quelque Indiens, nous les atrapasmes en peu de tems à portée de nos canons et ils furent bientots rendus. C'étoit deux pinasses de 7 à 800 thonneaux, avec un 36 canons et l'autre 30, lesquels venoient de Suirinan et Curassao chargés de bonnes marchandises comme sucre, indigo, cuirs, rocou et bois du Brésil et Campesche. Nous les escortasmes soigneusement jusqu'à Dunquerque, où nous désarmasmes tous, et on parloit de la paix, et à la fin du déchargement de la grande prise on trouva 26,000 piastres.
Mr Bart avoit rentré au port huit jours avant nous, et y avoit amené 20 buschs avec du haran et en avoit fait brusler 32 et enleva aussy leurs convois qui étoit le Mars de 40 canons, et le Prince Peerts de 24. Le Roy ne faisoit ces armements qu'en vüe de faire crier les peuples d'Hollande en détruisant leurs flotes des marchands et de la pesche de leurs poissons qui est d'un profit considérable pour la Hollande, et par ces pertes les provoquer à demander la paix.
1679. L'on eut la nouvelle de la paix avec la Hollande et Angleterre. Les deux dernières prises que nous avions amenées étoient d'un trop grand port pour nos marchands de France, le conseil ordonna de les envoyer à Lisbonne en Portugal pour les y vendre, étant très-propres pour les voyages du Brésil; Mr de Latre eut cette comission de les conduire et de les vendre, et un parent de Mr Bart nommé Corneille Bart comandoit l'autre soubs les ordres du dit sieur de Latre qui me prit pour son segond, et nous partismes de Dunkerque vers la fin de février n'ayant que du lest et un simple équipage seulement pour amariner, et nous arrivasmes devant Lisbonne le 21 mars et peu à peu nos capitaines congédioient nos équipages, pour en épargner la dépence. Mr Desgranges pour lors consul de notre nation et comissaire de marine pour le Roy eut ordre d'en procurer la vente, et il me pria de dresser les inventaires de ce que contenoit les agreits et ustencilles de chaque navire en son particulier, et sy j'avois creu les mauvais consseils j'aurois mis de mon costé à l'écart pour plus de cinq cents pistoles, que cela n'auroit en rien diminué la vente, et qu'on m'offroit et à mon capitaine de nous les transporter à couvert. Je le vits un peu dans ce penchant et luy dits famillièrement: «Qu'avons-nous de plus cher et plus précieux a consserver, que l'honneur?» Sur quoy ayant réfléchy, il me dits: «Mon enfant, tu as bien raison, je t'ay estimé et t'estime d'avantage.» Et je travaillé exactement et très-fidellement aux inventaires, et l'on fut plus de trois semaines à nous acorder du prix que Mr Desgranges en souhaitoit. Les marchands portugois ne marquaient pas d'empressement à leurs offres, ce qui déconcertoit un peu nos Mr. Je leurs dits que j'avois en penssée une ruze qui m'étoit venue en l'esprit, qu'il faloit faire sourdement coure le bruit que les marchands de Cadix en ayant eu advis qu'ils en faisoient offrir plus de quinze mil livres qu'on ne nous en offroit, et faire remettre les mâts d'hunne et les voilles en état d'apareiller, et tirer les expéditions pour sortir du port. La choze fut trouvée bonne, et nous travaillasmes à nous réquiper, on nous offroit déjà mil cruzades de plus et puis encore 500. Je dits: «Il faut aler plus haut; il faut faire dessendre nos vaisseaux à Blem53 qui est la sortye, et au pis aler nous concluerons.» Et deux jours après comme nous étions soubs les voilles, il vint à nos bords une chaloupe avec un ordre de Mr Desgranges de remonter à nos places, sur ce qu'il avoit conclu le marché des deux navires. Nous ne pouvions remonter à cause de la marée que nous avions atendu baisser pour nous dessendre; nous mouillasmes les ancres et dits à Mr Delastre: «Alez trouver Mr le consul et luy demandés s'il a penssé à notre chapeau54 et que ne l'ayant fait il fasse savoir à ces acheteurs que nous ne conssentons à la vente et que nous irons à Cadix.» Et il conduit Mr de Lastre chez les marchands où ils s'expliquèrent, où nous obtinsmes six cents cruzades de chapeau valant douze cents livres, que nous partageasmes en trois et nous remontasmes le lendemain à marée montante, et secrètement Mr le Consul me donna cent cruzades pour mes paines des inventaires et pour l'advis que j'avois donné. Je présentay mes cent cruzades à mon capitaine, lequel n'en voulut rien prendre et dits seulement: «Mr le Consul devoit honnestement me les délivrer pour que je vous les euts présentées.» Puis l'on me paya mes gages, et Mr Delastre me dit: «Il nous faut chercher un passage pour retourner enssemble à Dunkerque où nous verons ce que nous ferons pour l'advenir.» Mr le Consul nous engagea nous deux à souper chez luy, car l'autre capitaine étoit une vraye cruche pour ne pas dire beste; sur la fin du repas Mr Desgranges me demanda si je me proposois de retourner en France, lui disant que ouy, et: «Qu'alez-vous faire au commencement de cette paix où l'on ne sait encore que entreprendre?» Mr De Latre prit la parolle: «Il ne sera pas désœuvré.» Et Mr Desgranges me dits: «Sy vous voulez commander icy une caravelle où j'ay intérêt, nous luy avons depuis peu fait la poupe en frégate et mastée aussy de mesme elle est bonne voilière, mais elle n'a que six canons et autant de périers, voyez là; elle est placée devant St-Paul.» Et je luy demandai au lendemain pour luy répondre, afin de savoir les sentiments de mon amy et capitaine qui eut la bonté de m'acompagner à en faire la visite. Je la trouvois à mon gré excepté son peu de déffence contre les Saletins où l'on est fort exposé; mon capitaine m'en représentoit les dangers pour m'en dégouster, et il me reconnu y avoir du penchant. Il me dits: «Vous en ferez ce qu'il vous plaira.» Je futs retrouver Mr Desgranges pour luy demander à quel voyage il destinoit. Il dits pour aler porter des sucres à Bilbaots et raporter du fer et autre choze. Je vouluts aussy savoir soubs quel pavillon et passeports. Il me promit que ce seroit soubs ceux de France, car soubs pavillon de Portugal je n'aurois pas acxepté. Nous convinmes pour mes gages, ainsy je me séparay de mon capitaine et fits en peu de jours mon équipage et chargement, et fit heureusement le voyage de Biscaye et retour à Lisbonne, et après avoir fait ma décharge l'on m'en proposa un segond et pareil, mais lequel ne fut pas tout à fait aussy heureux, car j'échapay belle d'estre esclave par deux frégates de Saley: lorsque je faisois route pour Biscaye, étant au travers de Tamina, en vue des isles de Bayosne en Galisse, j'aperceus les susdites frégates, qui me donnoient la chasse. Je reviray de bord et prits la fuitte pour me sauver dans la rivière de Vianna55 et où la barre y est périlleuse, et par malheur la mer y avoit baissé d'une heure et demie; je mits tout au hazard de la vie pour la liberté, car j'étois fort empressé puisque leurs mousqueteries nous frapoient à nostre bort que j'euts mon contre-maistre blessé à la cuisse et un gros dogue que j'avois qui fut tué. Je resté seul sur mon pont à faire gouverner, et j'entray entre deux rochers par-dessus la barre; les pilotes du lieu n'osoient m'aprocher avec leurs chaloupes à cause des boulets de leurs canons qui me surpassoient, mais la forteresse de Vianna tira plusieurs coups sur ces pirates qui les écarta au large, mais par la marée trop basse, je ne peus entrer assées avant dans le port et mon navire échoua presqu'à sec, dont il souffrit beaucoup, et que je le creu perdre et les sucres, car je futs avec la chaloupe tout autour en faire la visite et je remarquay plusieurs coutures entre ouvertes dont l'étoupe en sortoit et point de secours des gens du pays, je me fis aporter des chandelles de suif qui étoient molasses par la chaleur et dont je les couchois en long, les écrasant avec mes pouces dans les coutures et les bouchoirs par ce moyen, et lorsque la marée fut au deux tiers montée mon navire se dressa et flotta, et les coutures se resserèrent sy fort que toutes mes chandelles parurent sur l'eau et que je ne m'arestay pas à les represcher, mais bien à faire pomper deux pieds d'eau qui avoit entré dedans ma calle dont le premir rang d'en bas des caisses de sucre fut endommagées et nous entrasmes au port proche de la ville, quoyque petite qui est une des plus agréables que j'ay vues, étant pavée par de grandes pierres de taille blanche et grisâtes, et à toutes les places de très belles fontaines bouillantes à triple rang et qui maintien une grande propreté des rues. Je fis connoissance avec Mr Michel de Lescole56, parisien et ingénieur en chef du roy de Portugal, lequel finisoit de fortifier cette ville. J'y fis aussy connoissance avec Mr le Marquis Desminas57, gouverneur des frontières, et dont le fils est aujourdhuy généralissime des armées du Roy de Portugal. Je fus 15 jours avant de pouvoir sortir du dit port, et faisant route pour Bilbao, le travers du Cap Pinas, à un petit matin, j'aperceut un navire qui aparament ne me vit pas; je seray de bord et au jour il me chassa vivement. C'étoit un de ceux qui me fit entrer à Vienne; je poussay au hazard dans la barre des Ribadios dont j'étois proche, et trois jours après je reprits ma route et arrivey à Portugaletto au bas de la rivière de Bilbao, et ensuite montay à St-Mames à demie lieux proche la dite ville qui est encorre très-agréable.
CHAPITRE III
Voyages aux Açores.—Explosion d'un volcan.—Les Pirates d'Alger.—Voyages à Madère.—Découverte d'un banc de rochers.—Naufrage.—Voyage à l'Ile de Ténériffe; excursion dans l'Ile.—Voyages à la côte de Barbarie.—Supplice d'un Juif.—Doublet résiste aux séductions de Mme Thierry.—Autres voyages à Ste-Croix-de-Barbarie.—Les Maures attaquent Mazagan.—Retour à Cadix puis en France.
1681. Pendant cete année j'ay fait plusieurs voyages à toutes les illes Assores pour y charger des bleds froments et les porter à Lisbonne, et dans mon premier en vüe de l'ille de Saint-Michel j'échapay heureusement par adresse d'un piratte de Salé, ce qui seroit ennuyeux à réciter.
Dans le segond, je futs à la Tercère, capitale de toutes les autres, où est un bon évesché et un colège de jésuites et plusieurs beaux couvents, tant Récolets que Religieuses de trois ordres, une bonne citadelle presque imprenable par sa situation ne pouvant estre ataquée que du costé de la ville qui forme un amphitéastre. A la sortie de ce port, je futs au Fayal pour y charger des sucres qui y étoient arrivés du Brésil et finir mon chargement d'excellents vins de l'ille Pico nommés vins passados qu'on apelle vins du Fayal, mais il n'y en croit que très peu, tout vient de l'ille du Pic, mais c'est que la rade où posent les navires est devant et proche la ville du Fayal, où pendant que j'y étois un volcan creva au haut de la montagne, et les ruisseaux de feu en dessendoient à un cart de lieux de la ville dans une ravine qui les recevoit, dont on étoit empoisonné des odeurs du souffre et bithume. Notre consul étoit le sieur Gédéon Labat de la Rochelle, qui se convertit pour épouser une demoiselle portuguaize; le consul pour les Anglois étoit Jacques Ston, et celuy des Holandois Jean Abraham, et il étoit resté chez les Pères jésuites un cordelier françois qui n'avoit voulu se rembarquer sur un navire qui avoit relasché en cette ville. Je fus convié par tous les sus-nommés d'aler avec eux voir autant que possible le dit volcan, et sans quelques affaires qui me survindre à mon bord j'aurois esté de la partie; et lorsque le soir je retournay à terre j'en apris le succès, qu'ils avoient esté près d'une lieue dans la montagne et qu'il se creva un autre volcan autour d'eux et dont le cordelier y fut englouty sans le plus apercevoir. Abraham le holandois, fort alerte à sauter, en fut quite pour les jambes un peu brûlées, ayant sauté des ruisseaux en feu, et le reste furent fort épouvantés et fatigués d'avoir raporté de leur mieux le pauvre Abraham qui ne vécut plus que deux jours. Et je retournay à Lisbonne, et en peu de jours je futs réquipé pour le mesme voyage où de chemin faisant je devois porter à l'île de la Terciere Don Roberto de Saa, secrétaire d'un nouveau évesque, avec une partie de ses ornements et meubles et de ses domestiques.
Etant environ cent cinquante lieux en mer, je fus rencontré d'une frégate de 36 canons nommé le Rosier Dargel58, et plus de 300 hommes. M'ayant aproché à la voix, il me fit comandement d'abaisser mes voilles et d'aler avec ma chaloupe à son bord, ce qu'il fallut faire. Aussitôt que je fus dans son bord, quatre gros Maures les bras nus jusqu'aux épaules tenant d'une main chacun un sabre clair comme argent me conduisirent au Reys qui étoit assis comme un tailleur sur un beau tapis, fumant de bonne grasce avec une longue pipe, me faisoit questionner par un renégat de Provence qui étoit son lieutenant. L'on fit aussy embarquer mes 4 hommes, et bien une douzaine de turcs armés furent à mon bord. Il me demanda mon passeport dont j'étois porteur, et après l'avoir bien examiné, il me fit dire que sy je savois avant mon départ que la guerre entre Alger et la France étoit déclarée et que j'étois son esclave avec mes gens. Je luy dits que j'étois certain du contraire et que j'en étois bien informé chez notre ambassadeur. Et pour me mieux intimider, il me fit dépouiller mon justau corps et veste, chapeau et peruque, cela ne laissa pas de m'éfrayer. Et ses gens revindrent de nostre bord et lui dirent avoir trouvé dans ma chambre un prestre portugais malade dans une cabane et qu'il avoit cinq à six valets et neuf à dix chiens de chasse, et qu'il faloit que ce fût un évesque. Je luy dis: «Vos gens ne se trompent pas de beaucoup, car c'est son secrétaire.» Et sur cela, il dits: «Prends garde, crestien, ne me ment pas.» Je dis «Faites examiner ses papiers et ses gens et sy je ments jettez-moy à la mer.»—Il répliqua: «Non, non, je te garderay mieux.»—Tout cela m'embarassoit fort, et je croy mon passager et tout le reste ne l'étoit pas moins. Mais à mauvais jeu, bonne minne. Après m'avoir bien tourné sur tous sens, il me fit rabiller, et me donna un verre d'eaudevie et me voulut engager à fumer. Je m'en excusay disant que je n'en avois pas l'usage. Ensuitte il me parla luy mesme en langue franque demy Espagnol et François corompu et que j'entendois très bien.—«Sy tu veux avoir ta liberté, ton équipage et ton navire, il faut que tu conssente par écrit que j'enlève tous tes portugais et leurs bagages seront à toy.»—Je luy dits: «Vous avez la force en main, je ne puis empescher vos volontées, et vous savez mieux que moy que sy je faisois telle action que je serois au moins pendu et que je m'estimerois bien plus heureux d'estre son esclave.»—Il me dit par deux fois: «Tu es malin, prends bien garde à toy, entends-tu?»—«Oui seigneur, j'entends. Et sy vous m'enlevez, le moindre de mes passagers, il faut aussy m'enlever, sinon jiray droit vous attendre à Argel devant vostre Dey qui me fera justice.» Et le lieutenant renégat me donna un souflet légèrement en disant: «Ets ainssy que tu parles au Reys.»—Je luy enfonça du pied sur l'os de la jambe croyant luy pousser au ventre. Le Reys se leva: «Alons, qu'on donne la bastonnade à ce jeune coco.» L'on s'y préparoit. Je dits au Roy; «Seigneur, écoutez. Cet homme qui m'a frapé le premier et sans vos ordres n'est pas un turc, cets de ma nation renié59.»—Il tend les bras vers moy disant: «Il a raison. Va à ton bord et te retire de moy.» Ce que j'aspirois entendre. Ses gens enlevèrent seulement six rôles de tabac de Brézil, qui étoient pour le bureau de la Terciere, dont je fits semblant n'en rien voir; l'on fit rembarquer mes 4 matelots et nous retournasmes jouyeux dans notre petit bâtiment et continuyons notre route. C'étoit sur les 6 heures du soir lorsqu'il nous relascha, et nous en perdismes la vue en peu de temps. C'étoit le beau de voir le secrétaire se lever de sa cabane et me baiser les pieds et aussy ses gens sans m'en pouvoir dégager m'apelant; Santo, santo liberator.
Deux jours après ce malheureux encontre, nous fusmes ataqués des vents de oest et sud-oist tout opozès à nôtre route, et grande tempeste pendant 16 jours; nos vivres manquoient; la contagion se mit à mes passagers excepté Mr de Saa; les autres mouroient au premier et deuxième jour qu'ils estoient pris par un seignement de neez. Mon chirurgien fut le premier des nostres mort la deuxième journée, mon pillote ensuite en un jour; plus personne ne voulut se hazarder d'aler tirer deux morts entre ponts, j'y fut les atacher à une corde et criois à ceux de haut: «Hisse.» J'en fus pris d'une grande douleur de teste, et sentois comme un feu soubs l'aisselle gauche. Mon contre maistre, vénitien de nation, me pilla du vieil oingt, de l'ail, du sel, de la poudre à canon et m'apliqua sur la douleur qui étoit enflée son emplastre; j'en penssay perdre l'esprit ayant une fièvre terible; je m'atachay la teste d'une fine serviette que je faisois étraindre par deux hommes de toute leur force que mes yeux en étoient forcées; l'abcès creva dès la mesme nuit, et mon vénitien me lava avec du vin presque bouillant; je me soutint et je faisois pousser vent arière à toute force pour atraper la première terre venue; j'avois perdu mon point de navigation dans mon mal, je poussois au hazard et en cinq jours par un matin nous aperceumes la terre que je reconnuts estre entre Port à port et Viana où j'avois esté. Je poussay dedans en tirant quelques canons et nous trouvasmes une chaloupe de pillotes de la barre qui nous y entrèrent, et je ne permis à aucun d'eux d'entrer dans mon bord crainte de leur communiquer notre contagion, je leur donnay une lettre ouverte et trempay au vinaigre pour M. de l'Escolle, où je luy donnois advis de nostre malheur et le suppliois de sa protection et ses pilotes la receurent ne sachant lire le françois, ny à qui je l'adressois. Ils la portèrent au consul de notre nation, qui la fut communiquer à Mr le Marquis Desminnes, lequel ordonna de nous mettre avec notre bâtiment dans une crique, à deux lieues éloignées de la ville, entre une pénisule de sable déserte de toutes maisons plus d'une lieue autour de nous, lequel me fit dire que lorsque j'aurois quelques besoin de mettre mon pavillon en berne, et que moy ny mes gens ne se communiquats avec ceux par quy il m'envoiroit les secours que l'on débarqueroit sur la pointe et où je metrois mes lettres trempées ou vinaigre au bout d'une gaule. Mr de Saa et moy lui écrivismes une lettre respectueuse le suppliant de nous honorer de sa protection, et il nous fit responsce de bien observer les reigles requizes au pareil cas, et que rien ne nous manquera et que Don Miguel de l'Escole étoit retourné à Lisbonne. Il fit poser des sentinelles pour nous empescher communication avec ces habitants, mais il se fit une cabale pour nous venir brusler dans notre navire, et auxquels nous fismes la peur de tirer dessus, et en donnai advis à Mr Desmines qui me manda de tirer sur ceux qui m'aprocheroient, et il fit redoubler sa garde. Je fits débarquer des voilles sur la pointe de sable et des petits mâts et fits deux tentes l'une pour mes gens et pour Mr de Saa et moy et notre mousse. Il me mourut un matelot au bout de trois jours de notre arivée, et nous l'enssablasmes bien au loin de nous sans le donner à conoistre à ceux du pays, le restant de mes gens se rétablissoient d'un jour à autre, ainssy que Mr de Saa et moy; il est vray que nous fusmes bien secourus de tous vivres et rafreschissements et les deux communautées de religieuses nous acabloient de confitures et conssomées. Au bout de quinze jours Mr de Saa et moy écrivismes une lettre civile à Mr le Marquis en luy donnant advis que depuis nous estre débarqués sur la péninsule et fait airer notre navire et le laver avec l'eau de la mer tous les jours et nos hardes et brullé les paillasses, que nous jouissions d'une parfaite santé et que nous nous sentions en état de reprendre la mer, ayant repris des vivres et quatre matelots qui me manquoit. Il nous fit réponsce de ne nous pas précipiter et qu'il me faloit rester jusqu'aux 40 jours, et après quoy nous aurons toute satisfaction. Cependant au bout d'un mois il se fit aporter dans une barque couverte avec des tapis et nous aprocha de fort près, à nous entre parler avec facilité, et nous exorta à patienter dix à douze jours, et que je luy envoya un mémoire de tout ce qu'il me faudroit pour mon voyage, qu'il le feroit tenir tout près pour ne me pas retarder d'un moment, et puis il s'adressa au secrétaire de l'évesque luy disant: «Votre seigneur Evesque est mon parent et mon amy; je vous consseille de vous débarquer après la quarantaine et d'aler à Lisbonne où vous aurez occasion d'un plus gros bastiment». Mr de Saa luy repliqua: «Monsieur, sy vous saviez ce qui nous est arivé avec un navire turc et comme mon capitaine a agy à me délivrer de la captivité vous seriez surpris, et vous mesmes ne me conseillerez pas de le quitter». Et luy conta en racourci l'histoire, et dont Mr le Marquis me donna des louanges et qu'il m'avoit cy-devant connu quant j'échapay les deux saletins, et qu'il feroit de son mieux pour nous contenter et il me fit engager par notre consul cinq matelots, qui s'étoient trouvés échoués dans une tartane, à l'entrée de Caminie. Attendant ma quarantaine finie, je receu les provisions du contenu en mon mémoire et le secrétaire fit faire provision de volailles et moutons sans les présents de Mr le Marquis et des nonnes que j'en avois ma chambre remplie. Je livray une lettre de change sur Mr Desgranges au secrétaire de Mr le Marquis pour le montant de ce qu'il avoit fourny en argent et vivres, et le remerciasmes très fort de toutes ses bontées. Mr de Saa luy voulut aussy payer comptant ce qu'il avoit receu, mais Mr le Marquis n'en voulut rien recevoir, s'excusant qu'il s'acomoderoit bien avec le seigneur évesque son cousin. Et la 39e journée de notre détention, comme il faisoit un tems très-favorable pour sortir le port et la barre, obtinmes notre congé étant tous en bonne santé, et en sept jours nous arrivasmes à Angra, ville capitale des Assores, où l'on nous croyoit péris ou esclaves, et ce fut des joyes de nous y voir. Mr de Saa en étoit originaire et sa famille qui étoit des plus considérables dans l'ille, après qu'il fut débarqué et raconté nos advantures j'estois caressé et estimé d'un chacun; j'estois acablé de présents de table sans ce qui m'en restoit du départ de Vienna. Ayant en trois jours débarqué ce qui étoit pour le seigneur évesque et secrétaire, je party pour me rendre à l'ille du Fayal et y arriva au landemain n'y ayant que 30 lieux de distance, et au Fayal je trouvay des ordres d'y recevoir seulement 64 caisses du sucre et ensuitte aler à l'ille de Madère y recevoir le reste de mon chargement à 250 lieues éloigné, et fus 17 jours à m'y rendre, et en dix jours j'eus fait mes expéditions. Et ayant party en faisant ma route pour me rendre à Cadix, me trouvant 7 à 8 lieux dans le Nord-Est de Porto-Santo60, le calme me prit, j'aperceus à une portée de mousquet de mon bord un grand frémillement de la mer, comme d'une forte marée; mes gens croyoient que c'étoit un lit de poissons, cela ne me contenta pas. Je fis mettre la chaloupe à la mer et m'y embarquay avec une ligne et un plomb pour sonder, et en étant proche je trouvay 13 à 14 brasses d'eau, et avançant je ne trouvay plus que onze pieds d'eau et rochers. Je trouvay une grande vergue d'un gros vaisseau qui avoit plus de 60 pieds en longueur taillée sur les 16 carres excepté au bout; sa poulie de grande drisse étoit à trois roüets de gayac et la cheville ayant 7 pouces en grosseur, j'eus de la peine à atirer cette vergue le bout d'un de ses bras étoit acroché au fond ou au corps du vaisseau, et aussy la grande drisse, j'eus peine de les couper et l'entrainay le long de notre bort, mais impossible de la pouvoir embarquer et je n'en eut que la grosse poulie et celle d'un dormant d'un bras; il survint du vent et poursuivi ma route. Cets de cette découverte que Mr Bougard me cite dans son livre intitulé: Le petit Flambeau de mer61.
(1682). J'arivé dans la baye de Cadix le 8e janvier; je fust à terre trouver M. notre consul, qui me demanda sy je savois que la peste y estoit, Je luy dits que non.—«A qui estes-vous adressé?» Je luy dits; il m'y fit conduire. C'étoit à M. Bonfily et Gualanduchy, marchands génois, qui me dirent: «Hé mon Dieu, mon capitaine, retournés au plus vitte à votre bord et mettez soubs voille la peste est icy. Alez-vous en dans la rivière de Siville, où nous vous envoirons des ordres.» Et je part sur-le-champ et mits à la voille, et à minuit j'étois à l'ouvert de cette rivière, et je fist revirer de bord alant vers la mer, atandant que le jour paruts. J'étois extrêmement las et fatigué. Je dits à mon pilote, à qui c'étoit à luy de veiller, de continuer d'aler au large jusqu'au point du jour, mais il n'en eut pas la patience. Sur les deux heurres il fit revirer de bord pour nous aprocher de l'entrée, pendant que je dormois d'un profond sommeil, et sur les trois heures je fus réveillé en sursault, sentant notre navire sauter sur les roches et d'entendre crier: «Nous sommes péris.» Et sortant de ma chambre tout effrayé, je crie: «Ameine les voilles.» Mais je ne trouvay de tout mon équipage qu'un garçon qui me servoit dans ma chambre. Mon coquin de pillotte qui étoit Anglois de nation s'estant jetté dans ma chaloupe avec mes matelots m'abandonnèrent avec ce seul garçon, fils du capitaine Pelvey, d'Honfleur. Et je criay à force de voix à ceux de mon équipage que lorsqu'ils seroient arrivés à terre de m'envoyer la chaloupe et quelque bateau du pays pour me secourir et le navire s'il se peut faire. Je restay ainssy ne sachant mon dernier moment, le navire à demy plein d'eau jusqu'à dix heures du matin, lorsqu'il vint deux barques espagnolles, qui avoient party exprès de San-Lucar de Baraméda, entrée de la rivière de Siville. J'avois avant leur arrivée coupé tous les mâts de crainte que le navire ne se fut ouvert et dépiéssé. Les deux barques sitôt arrivées attachèrent un câble sur le navire, et leurs équipages sautèrent dans mon bord et pillèrent toutes mes hardes dans ma chambre et ce qu'ils purent enlever, après quoy déployèrent leurs voilles la mer ayant monté, et arachèrent le navire de dessus le banc de rochers nommé les salmedives de Chipionne62. Je restay seul dans le navire et lorsqu'il fut hors du banc, il s'enfonssa jusqu'à l'ung des bords. Et cependant les deux barques l'entraîsnèrent dans la rivière de Séville vis-à-vis la chapelle de Bonance où résidoit un moine de l'ordre de St-Jérôme qui me fit conduire dans sa chambre éloignée d'une demie lieue de San-Lucar, dont le consul nommé Jean Boulard, de Bayosne, qui avoit pris le nom de Jean de Hiriarte me vint trouver et promettre tout le secours qui dépendroit de luy. Je me trouvay dénué d'argent, de linge et de hardes. Il m'avanssa dix pistoles pour me réquiper simplement, et aux marées basses l'on sauva bien des sucres, mais à demy fondus et marinés.
Et me trouvant dénüé et ne savoir de quel costé tourner, le sieur Hiriarte me proposa d'aler pour marchand sur une sienne tartane, le patron Louis Gazen, seulement armé d'un petit canon de fonte, dix périer et 14 hommes d'équipage pour aller aux isles de Canaries négossier. J'acxeptai le party sans beaucoup réfléchir aux grands risques qu'il y avoit d'estre pris et esclave des Salletins qui reignent souvent vers ces illes. Je party de San-Lucar le 9 de janvier. Le dix janvier63 le lendemain de notre départ sur la tartanne le St-Anthoine du port de 70 thoneaux armées d'un moyen canon de fonte de trois livres de balle et dix pieriers de fer, quatorze hommes d'équipage et un passager espagnol revenu depuis peu des Indes du Pérou, et moy, composions en tout seize y compris un jeune mousse, le patron intéressé à la dite tartanne nommé Louis Gazan, du Martigue en Provence. En faisant notre route pour les illes Canaries jusqu'au dix de janvier sur le Midi nous fusmes d'un très grand calme et nous (nous) trouvions estre à la hauteur de Cadix environ trentre lieux dans le oüest, et nous aperceusmes environ à trois lieux de nous, un bastiment qui à ses voilles nous le reconnusmes pour estre une seitie, sorte d'embarcations qu'on ne fabrique qu'aux costes de la Méditerranée, laquelle nous jugions venir de Portugal pour aler dans le détroit de Gibraltar. Mais nous apercevant qu'elle nous approchait promptement quoyque sans aucun souffle de vent, je prits des lunettes d'approche. Je découvrits qu'elle servoit d'un grand nombre de rames et que sa chaloupe la nageoit à son avant, ce qui me donna beaucoup à penser, vü qu'un tel bâtiment en marchandise ne peut avoir autant de rameurs, et qu'étant en paix excepté les Salletins, je ne savois que préjuger. Et en discourant de la sorte toute notre équipage vouloient assurer que jamais aucun Saletins ne se servoient de ces sortes de bâtiments, mais bien les Argérins (Algériens) qui ne sortoient jamais le détroit avec telles embarcations. Et mon espagnol s'assurant sur leurs discours me dits: «Vous ressemblées à notre Dom Quixotte qui se fait avanture de tout ce qu'il voyoit»; sur ce qu'il me voyoit opiner fortement pour nous disposer au combat. Et je me rendit maistre absolu et commencey par bien charger notre unique canon avec les dix pieriers, ayant remply de mitraille par dessu leur charge. Nous avions en outre huit gros mousquets comme fauconneaux portant trois quarterons de balle, lequels pour affûts étoient montées sur chandeliers de fer en piériers, et on y metoit le feu aussy avec des mesches. Nous avions aussy six bons gros fuzils, et mes deux pistolets crochées à ma ceinture pour me faire mieux obéir. Nous avions aussy douze demie piques, et l'espagnol et moy chacun notre épée. Je fit tirer nos matelots de nos cabanes et les fits atacher en long avec des cloux en dedans de notre bord autour de notre timonier afin de le conserver, et ensuite entre chaque piérier où nous aurions le plus affaire. Et je fits saisir avec une moyenne chaisne de fer notre grande enteine ou vergue pour l'empescher de tomber au cas que la drisse en futs coupées. Et dans ces intervalles la seitie s'étoit approchées à portée du mousquet, et sans nous tirer aucun coup elle nous envoya sa chaloupe avec six hommes habillées à la provenssale, ayant chacun un chapeau. Et étant à la voix ils nous demandèrent d'où nous étions et où nous allions. Ayant fait réponsce je demandey la mesme chose. Il répondire de Marseille, venant de Portugal alant au détroit, et que nous n'eussions pas peur. Je leur criay de n'aprocher davantage où que j'alois faire feu sur eux. Ils retournèrent à leur bord où entre temps j'aperceu quelques turbans et Mores. Je fits deffense de tirer aucun coup sans mon ordre. Et dans le moment tous mes gens pleuroient en lamantant, «Adieu, nos libertées! Et que deviendront nos femmes et enfants?» Je dits: «Il faut bien nous deffendre. Ayons recours à Dieu et à la Ste-Vierge. Et sy nous en échapons, prometons d'y faire dire des messes et y aler nuds pieds au premier endroit où il y aura Eglise.» Et chantasmes un peu bas le salve regina. Je voyois mes gens très abatus. Je fis deffonser un baril de poudre à l'ouvert de ma chambrette et mit une mesche alumée à la bouche d'un pistolet, et dits d'un ton de colère; «Jour de Dieu, si quelqu'un manque à son devoir je le tueray et mettray aussy tots le feu à la poudre. Autant mourir que d'être esclave de ces cruels barbares.» Et incontinent la seitie étant à portée de pistolet tira ces 8 canons et treize pieriers de son costé babord sans ne nous faire mal qu'au corps de notre bâtiment et dans nos voilles, croyant nous faire tirer notre vollée: ce que je deffendits entièrement, les voyant disposées à nous aborder et à quoy je me réservois. Et par une espesce de miracle il nous survint un petit vent qui nous mit en état de gouverner, et dont notre timonnier se prévalut sy à propos qu'il nous fit revirer de bord en un instant que l'ennemy nous abordoit et ne nous peut joindre que par la poupe qui est pointüe et ne donna lieu qu'à trois Maures de sauter dans nous, dont je tuay un d'un (coup de) pistolet. Et nos décharges se firent sy à propos que nous leur tuasmes beaucoup des leurs, et que autour d'eux la mer en étoit rougie de sang. Il leur en tomba beaucoup à la mer qui étoient sur leur proüe pour sauter dans nous; nous les voyons repescher avec leur chaloupe, sur quoy nous tirasmes toujours; et nous les avions désemparées de leur pointe de la voille de misenne ou le trinquet, ce qui les empeschoit de gouverner leur bâtiment pour revenir sur nous. Il y eut un des trois Maures qui avoit sauté dans nous qui se jetta à la mer croyant regagner à son bord, mais je fits tirer dessus et il fut tué, et le 3e je le fits sauter dans rejoufond de cale. La seitie racomodoit le point d'écoute de sa misenne pour nous revenir à la charge. Je mits en résolution de revirer sur eux pour ne leur donner loisir à se racomoder. L'on me fit un peu d'opposition. Et ayant fait connoistre que si nous leurs donnions ce tems qu'ils n'aloient pas manquer à nous aborder une seconde fois et nous enleveroient, nos forces étant trop inégalles, et que j'aimois autant hasarder la vie que tomber esclave et qu'il n'y auroit de ransson suffisant pour m'en tirer, veu que j'aurois passé pour propriétere des effects que nous avions. Et j'encouragé notre équipage et revirasmes dessus nos ennemis qui nous tiroient du canon mais lentement, ce que je fis remarquer. Et je ne voulu faire tirer que lorsque nous serions à portée d'un bon pistolet, ce qui fut bien exécuté. Et nous les désolâmes. Je continué une seconde décharge, et nous les entendismes crier: «Quartier, quartier, crétiens.» Et sy j'avois eu une trentaine d'hommes, je les aurois enlevées. Mais quelle aparence avec quinze hommes et un mousse de s'y hasarder. Encore trop heureux d'en avoir échapé comme nous fismes. Notre contremestre nommé Anthoine Animou se trouva très blessé à l'épaule droite d'un coup de mousquet, et Pierre Caillau, matelot, d'un demi-pique qu'il receut de moy au costé gauche lorsqu'il voulut se sauver dans la calle, et moy j'en fut quite par une grosse contusion à la cuisse droitte proche l'aine, ayant trouvé la poche de ma culote en fasson de gousset à l'espagnole toute rompue où étoit ma tabattière de vermeil doré toute brisée qu'on n'a pas pu racomoder et à quoy on at atribué m'avoir sauvé la cuisse.—Et quant nous quitasmes l'ennemy, il étoit autour de sept heures du soir, et continuasmes notre route jusque vers les 9 à 10 heures que je fits gouverner en changeant d'un rumb et demy de la bussole, crainte qu'il ne revienne après nous. Et ne dormismes que très peu pandant la nuit. Et au matin nous fusmes très joyeux de ne plus voir nos ennemis. Mon équipage me fit mile caresses, ainsy que l'Espagnol qui me présenta une joli boette d'or à la condition que je donnerois la mienne à la Vierge où nous ferions nos actions de grasces, et je luy promis de plus que ma boette je donnerois un devant d'hautel d'un beau tissu d'or. Ce qui fut exécuté le landemain de notre arrivée à l'ille de Ténérif. Nous fusmes à un monastère de Dominicains où l'église est fondée à Notre-Dame de la Chandeleur, à trois lieux du port, où nous fusmes pieds nuds faire chanter une grande messe, et y fusmes bien traitées par les religieux qui ne manquèrent d'enregistrer nos déclarations atribuées au miracle. Et pendant la route je penssé mes blessés avec du charpy oint de cire blanche neuve fondue en huille d'olive et un jaune d'œuf broyé, ce qui entretint la playe de mon contremestre en bonne supuration, et le coup de pique fut en dix jours guéry, ayant rencontré une côte, et comme je n'avois point de chirurgien ny onguents je fit de mon mieux. Et dès que je fus arrivé à Ténérif, je fis débarquer mon blessé chez un chirurgien bayonois étably là. Il fit plusieurs grandes ouvertures autour de la playe et en tira une balle d'une once qui avoit esté mordüe, ce qui causa bien de la pouriture et long à guérir. Il m'en couta 125 piastres, mais notre Maure nous deffraya, en l'ayant vendu trois cents vingt-cinq piastres à un riche habitant qui avoit son frère esclave à Maroc, en espérant en faire échange pour son frère. Et lorsqu'il se vit vendu il se déclara estre le lieutenant de la sietie, ce qu'il m'avoit toujours caché, et que je le laissey à la gamelle des matelots, et il releva beaucoup les actions de notre conduite dans notre rencontre. Il nous resta trois bons sabres de ceux qui avoient sauté à l'abordage. J'en donnay un à mon passager et un à Mr le vice-roy, lieutenant général de ces illes, et j'en fut fort conssidéré et de la noblesse et des principaux habitants qui n'aimoient pas notre nation.
Et le 27e j'arrivé heureusement à l'ille de Ténérif à la rade et devant la ville de Ste-Croix où je débarqué. Je trouvé sur le rivage un vice-consul de notre nation pour servir de guide et truchement pour bien faire les déclarations tant à la Doane qu'au gouverneur, après quoi l'on loua des chevaux ou des bouriques pour monter en haut de la ville de la Laguna, à deux lieux de chemin, où l'on va chez le consul qui vous conduit chez le Grand Inquiziteur et puis à l'Evesque et au Général commandant toutes ces illes. L'on fait les déclarations conformes à celles d'en bas.
C'est l'ille où est ce fameux pic ou prémontoire que j'ay découvert en y venant étant éloigné de soixante et six lieux, me trouvant le travers de l'ille de Lancerotte; nous l'avons veu fixement de dessus notre pont quoyque en un petit bâtiment, Ténérif ets où il croits la meilleure malvoizie; puis à l'ille de Palme ets un autre sorte de vin, cepandent qu'à douze lieux de distance, etc.
Je fits débarquer nos marchandizes a la Doane pour estre visitées et payer en espesce les droits, et ensuite mis en magasin que j'avois loué, mais je trouvois peu de débit à cause que Mrs les négossiants Anglois ont des grands magasins remplis de toutes sortes d'effects et lesquels vendent à crédit aux Espagnols à compte de leurs récoltes des meilleures malvoizies, et aussy sur les retours de trois ou quatre navires qui arrivent d'ordinaire des isles Havana en l'Amérique. Et comme mes ordres portoient de ne vendre qu'en argent, qui y est fort rare, excepté des petits réaux dont il en faut 34 pour pezer une piastre en lieu qu'aux réaux d'Espagne il n'en faut que huit à la piastre, je me trouvay très embarassé, et de faire séjourner le navire qui auroit tout conssomé. J'apris que le trésorier des Bulles pour les dispences de manger des viandes, avoit besoin d'un moyen navire pour en envoyer prendre à Caddix, je luy affrétay ma Tartane et dans la vüe de donner advis à mes marchands de l'état de nos affaires: le fret conclu par quatre cens cinquante piastres pour l'aler et revenir, et dépeschay incontinent, et restay à Ténérif atandant le retour et des ordres, étant stipulé que mon navire seroit expédié en 15 jours à Cadix, et s'il y est retardé plus, il nous sera compté huit piastres par jour.
Sur la fin de juillet, je me trouvay au port et ville de Lorotava où Mrs les Anglois résident ordinairement pour le négosse des bons voisins, Me Jean Penderne, bon gentilhomme Anglois qui parloit bon françois, me fit la proposition d'aler par curiosité sur le sommet du Pic, et qu'il ferait toute la dépense nécessaire pour la noriture et conduite. J'acxepta le party. Il commanda à deux neigres ses deux domestiques de nous préparer des mulles, avec de bonnes provisions et une tente de coitil, et partismes le 7e aoust. Nous montasmes pendant deux jours sur nos mulles et quelquefois à pied à cause des précipices, mais la troisième à cause du trop rapide nous fusmes à pied, ayant chacun un nègre devant armé d'un baston ferré qu'il piquoit pour s'assurer sa marche, et autour de luy avoit une ceinture dont le bout pendoit derrière luy, que nous entortillons à une de nos mains qui nous atiroit et le suivions pas à pas. Et lors que nous eusmes atrapés la région glaciale qui sont des neiges que le soleil fonds et que la nuit se gellent, forme un verglas fort dur et glissant, mais les neigres avec leur baston ferrés faisoient des trous pour placer leurs pieds où après nous plassions les nostres en les suivant tenant toujours leurs ceintures, ce qui étoit fort ennuyeux et fatiguant. Nous suyons par le corps et le visage, et les oreilles étoient coupées du froid aspre et vif qui nous obligea de nous lier la teste avec notre mouchoir où j'aurois creu perdre mes oreilles. Et après avoir surmonté ces glaces nous trouvasmes une terre aride avec beaucoup de moyennes pierres bruslées remplies de concavitées comme ce qui sort des forges, et à notre troisiesme journée, sur les 4 à 5 heures du soir, nous gagnasmes sur le sommet d'un temps très serein et très clair, mais un froid fin et très piquant. Nous nous mismes à plat cul sur terre pour reposer, contemplant l'air et la mer et les autres illes adjacentes qui nous paraissoient très petites, et les gros navires qui étoient à la rade de Lorotava nous paraissoient comme des corbeaux, et les petits ne les pouvions découvrir qu'avec de bonnes lunettes dont nous étions munis.
Nous trouvasmes le milieu de cette haute éminence creux, apointissant par en bas comme un chapeau pointu d'antiquité renverssé, et sur le haut de sa circonférence plat comme le bord du chapeau renverssé, pouvant contenir en son contour un demy quart de lieux sur cinquante six pieds de largeur, à plat tout autour sans aucune herbe ny arbuste, toujours pierre bruslée et dure. Nous eusmes la curiozité de sonder cette profondeur du creux avec une pierre attachée à une ficelle. Il s'y trouva 62 pieds de profonds, et nous reconnusmes qu'il y avoit eu un volcan, et comme il y en a encore bien audessoubs de la région froide, lesquels continuent et font de grands ravages de temps en temps. Il ets arrivé depuis notre voyage que la petite ville de Guarachico qui est au bord de la mer en a esté ravagée. Mais avant de songer à dessendre ce promontoire, je fus pris de froid et d'une faim canine. M. Penderne ne songeoit qu'à faire des observations, étant amateur des sciences astronomiques, et dont il étoit muny de grandes lunettes et autres instruments, commenssa à s'établir, mais je m'aprochay du neigre qui avoit les provisions de pastées, jambons et langues fumées et bon pain. Je n'ay jamais mengé d'un sy bon apétit et bu mon flacon de malvoisie un peu seiche. Après quoy je luy demanday s'il vouloit dessendre à la tente audessoubs des neiges, et qu'il en étoit tems pour n'estre pas pris de la nuit. Il me dits: «Ho, mon amy, ne me quite pas de ce beau temps; je vais faire des observations très-curieuses.» Je luy dits que la place n'étoit pas tenable, et qu'il me laissats un de ces neigres seulement pour me reconduire juqu'aux neiges où nos pas étoient tracés. Il me dit: «Vous n'avez qu'à le garder, j'en ay assées de l'autre.» Et les quitay à bonne heure car sans le clair de lune j'aurois resté en chemin. Mais comme étant arrivé je fits faire bon feu, je mengeay et bu cinq à six verres de vin et m'endormis très bien. Et sur les quatre heures du matin je renvoyai le neigre qui m'avoit conduit savoir sy mon maitre aloit descendre, et comme il avoit passé la nuit, n'étant curieux de remonter sy haut. Et sur les unze heures aprochant de midi, j'aperceu les deux neigres tenant soubs les bras leur maistre, lequel avoit sa robe de chambre par dessus ses habits, la teste envelopée de servietes; j'eus peur qu'il ne fut tombé et blessé, je courus audevant et demanday quel malheur luy étoit arrivé, et à paine put-il me répondre à faute de respiration. Il me dits tenant sa main sur la poitrine; «C'est l'air trop subtile qui m'a ofusqué les polmonts.» Je fits de mon mieux à luy aider pour le conduire à la tente. Nous fismes bon feu; on lui fit chauffer du vin et du sucre et muscade, et le bien couvrir. Il sua fortement; nous le changeasmes de linge, mais il fut pris d'une grande douleur de costé droit alant aux reins le long de l'échine. Il nous dits de le reconduire à la ville, ce que nous mismes à l'effect, et nous fusmes quatre autres jours à nous rendre chez luy où tous les médecins furent appelés et ne purent le soulager; ses douleurs augmentoient; il prit luy-mesme la résolution de se faire faire l'opération de l'empiesme et rendit l'âme quarante heures après. J'en fus vivement touché, car c'étoit un très galand et habil homme, ayant son frère ainé Milord d'Angleterre.
Je partis le lendemain de son deceds, pour retourner à la ville de Saincte-Croix y atendre le retour de mon navire, et trois jours après il arriva en rade. Je receu les lettres de mes marchands qui aprouvoient ma conduite et me donnnoient carte blanche de faire comme je trouverois le mieux pour les tirer de perte; j'empressay la décharge des bulles de mon navire, croyant en peu recevoir le fret dont étions convenus, mais il falut en venir par justice qui malicieusement ordonna mon recours à la saizie des effects. Jugez qu'aurois-je fait des dites bulles? il n'y a point prize de corps sur les officiers de l'inquizition ny de la Santa-Cruzada. Je portay ma plainte à Don Foelix Nieta de Silva, vice-roy et général et protecteur des nations étrangères. Il me dits: «Vous avez raison de vous plaindre, mais c'est un fripon; son caractère de trésorier de la Saincte-Cruzade m'empesche l'autorité sur luy.» Cela me mit en fureur de lascher mal à propos. Je vis bien qu'il n'y avoit en ce pays aucune justice, et sorty le palais très brusquement, et fus dans la boutique d'un orfèvre françois luy dire mes paines, et dans l'instant entra aussy mon homme qui ne m'apercevois pas et qui comanda quelque ouvrage. Je luy parlay et luy demanday doucement: «Hé bien, monsieur, n'avez-vous pas d'envie de me payer.» Il ne répondit nullement. Et sans mot dire, je sortis à la rüe estant presque midy qui d'ordinaire on ne rencontre perssonne, et je me tins au coin d'une rüe où il ne pouvoit se dispenser de passer. Bien un quart d'heure après je l'aperceut venir, et lorsqu'il fut proche je pars et marche à sa rencontre pour me donner lieu de dire que je l'atendois. Il me salua. Je luy sommé de tirer l'épée; il me tourna le dos. Je le frapé de mon épée sur les épaules et luy tailladé deux coupeures. Il courut à toutes jambes mieux que moy criant à l'aide du Roy, et je fus chez Mr nostre consul qui étonné de me voir échauffé me quiestionna, et je luy advoüay le fait, et me dits: «J'en suis bien fasché, voilà une méchante affaire.» Dans l'instant un adjudante major et deux soldats armés viennent me demander d'aler chez le vice-Roy. Et d'abord il gronda fort, me menassant de chachots. Je luy dits seulement. «Seigneur, qui perd son bien perd son sang et la raison. Vous m'avez dit cy-devant que vous n'aviez d'autorité sur luy, j'ay cherché par les armes à l'avoir.» Il demeura un peu suspends et me renvoya chez nostre Consul avec ordre d'arêts de n'en sortir de huipt jours, et pandant mon arets il fit venir ma partye et luy dits que j'étois un jeune foux qui le tuera quant il y penssera la moins. Cela l'intimida et par accomodement il me paya 300 piastres, et on nous fit entre embrasser. Après quoy je rembarquay mes effects dispozant d'avoir des vivres et payer ce qui étoit deub à l'équipage.
Et au deux de septembre je payé les gages de mon équipage et rembarquay des vivres, et fit une troque de mes marchandizes de laines excepté quelque pièce de drap fin. Je pris des thoilles en place et avec le peu de piastres que j'avois amassées, ayant aussy changé mes petits réaux pour des piastres en y perdant dix-huit par cent, je me trouvay en fonds de 2,750 piastres et je pris à la grosse du Marquis de Fortavantura 250 piastres à 20 pour cent pour deux mois pour fournir mes 3,000 piastres et pour environ mile piastres de thoile Cambray, Clairs et Bretagne. Le 5 de septembre, je party de la rade de Saincte-Croix de Ténérif pour aller à Saincte-Croix en Barbarie, où j'arrivé heureusement en 9 jours; et dessendit à terre sous le fort de la Fontaine, où aussitots douze mousquetaires neigres me conduisirent au dit fort pour parler au gouverneur aussy neigre, qui par un interprète me quiestionna d'où je venois, qui j'étois, et ce je venois faire, et après ma réponsse, il me fit conduire à la ville qui est au haut d'une moyenne montagne presque toute ronde. Je fus conduit dans la cour de la Doane où logent les marchands étrangers, qui ne conssiste qu'en deux couloirs, l'un pour ce fameux Mr Thomas Le Gendre,64 de Rouen, et l'autre pour Mr Holder, de Londre. Je m'adressay au comptoir françois, où étoit Mr de Bisson, de Caen, et Maurisse, de Roüen, et nous parlasmes de nostre négosse. Le restant des logements dans cette cour de la Doane ets occupé par les officiers qui ont la régie des droits et enssuite par plusieurs juifs négossiants, et je restai avec eux. Cete cour n'a qu'une porte qui ferme tous les soirs à huit heures et n'ouvre qu'à six du matin, de sorte qu'on est emfermé de beau jour. Nous parlasmes avant et après souper de notre négosse, je montrai ma facture dont le plus tentatif étoit mes 3,000 piastres, et nous convinsmes des prix de toutes chozes et qu'en retour de mes effects, j'aurois de bonne cire en brut, du cuivre en rozette tangoult, des vieux chaudrons, des peaux de bouc et chèvres en poil et des amandes en coques, et que dans six jours je serois payé de tout65.
Mais le lendemain, 15e du mois, à l'ouverture de la porte, nous fusmes étonnés de voir au bas de la montagne sur la plaine et le rivage, une armée de Maures escadronner et beaucoup de cavalerye montant à la ville. Ils s'en rendirent les maistres sans coup férir; et nous aprismes que c'étoit l'aisné des fils de Moley Ismael, Roy de Fes et Maroque, lequel s'étoit révolté contre son père et qui s'étoit emparé de Saffy et de la ville de Teroudan, capitalle du royaume de Sut. Et lorsqu'on luy eut délivré les portes de Saincte-Croix, il y poza garnison et se tint campé avec son armée au bas de la montagne avec des tentes et pavillons, au quartier des Crestiens, et le tout sans aucun bruit ny désordre. Il demanda seulement que j'euts de l'aller trouver. Je le fus saluer sans épée n'ayant que ma canne en main. Après m'avoir fait demander ce qui m'amenoit et receu ma réponsce, où je demanday sa protection, il me fit bon acueuil et je luy fit demander s'il voudroit boire de bonne malvoizie. Il dit: «Ma loy me déffend le vin.» Et son grand marabou luy dit: «Ce n'est pas du vin, cets de la Malvoizie.»—«Hé bien, dites à ce reys qu'il m'en envoy.»—J'envoyay à bord en prendre un quartault, et six flacons pour qu'il ne le perssats dont il auroit trouvé brouillé. Il le receut et en beut jusqu'à moitié du flacon et le trouva bon et m'en fit remerciement. Je fis pescher avec un fillet qu'on nomme en Provence un bourgin et d'un seul coup nous jetasmes sur le sable plus de dix charges de chevaux de toutes sortes de beaux et bons poissons, dont il en fit choix de près d'un demy cent, et il parut très content en me frapant doucement sur l'épaule.
Je fis dès l'après midy débarquer mes marchandizes pour le lendemain recevoir celles du pays. L'on commença par me délivrer le tangoult en rozette et dont je ne peus en faire lessay, ainsy je m'y trouvay en Espagne trompé.
Mais quant ce vint à me livrer la cire en gros pains enveloppés de sacs de spart, j'en fis tirer sur une toile au bord du rivage avant l'embarquer dans ma chaloupe, et avec une hache j'en fis casser par morceaux, et il s'y trouva envelopé des gros cailloux et dans d'autres beaucoup de sable. Je demeuré très surpris. Mrs Buisson et Morisse qui étoient en haut à la ville, lorsqu'ils le seurent venoient me chercher, mais j'étois alé droit au camp du Roy me plaindre à luy. Il prit la peine de venir voir cette tromperie et il me fit dire que je n'y perdrois rien. Ces deux messieurs étoient très chagrains de ma promptitude et ne savoient comme m'aprocher. Cependant ils me dirent: «Ce n'est pas nous qui vous avons trompé, cets Abraham le juif qui est une moitié de votre négosse et que pour sa part ce seroit à luy à fournir la cire et à nous le surplus de ce que nous avons promis.» Le Roy les sachant avec moy devant ma chaloupe et la cire rompue, nous fit venir devant luy et gronda fort messieurs Bisson et Morisse. Ils trembloient à faire peur, et dirent comme les choses étoient. Il envoya quérir le juif plus mort que vif et m'ordonna de m'assoir à plat cul sur un tapis, et dont il ne peut s'empescher de rire, voyant que je faisois effort de m'assoir comme luy en tailleur d'abits. Mais je n'y peus tenir. Il reprit son air sérieux, parlant au juif sans interprète. Le juif se jeta la face contre terre et je fus étonné de voir aporter un grand trépied et une grande chaudière et du bois et alumer bon feu. Je penssois: toute ma cire va estre purifiée, comme il arriva aprés. Mais à cette première chaudronnée bouillante l'on prit à quatre le juif et on luy enfonssa les bras jusqu'au dessus des coudes, qu'ils en sortirent et les mains toutes courbées66. J'eus beau demander son pardon, il essuya cet effort très rigoureux, et on le jetta par terre comme un chien le visage en bas, et toute ma cire fut refondue et passée en serpillère et on me fournit mon poids ce qui me retarda de 4 jours, qui furent bien récompencés. Je partis le 26 après midy et le Roy avec son armée avoit décampé la mesme nuit et sans bruit, et en trente cinq jours j'étois de retour de mon voyage à Saincte-Croix de Ténérif. Je fis le lendemain la vente de mes cires et des amendes très advantageusement et comptant, et j'acheptay des cuirs de la Havana et du bois de Campesche, de l'orchilla, qui est une mousse seiche qui croist sur les rochers aprochant du bord de la mer et qui sert aux teintures. J'embarqué le tout dans le navire où le cuivre étoit resté et je renvoyai cette carguaison à mes intéresés à San-Lucar de Barameda, et leur écrivit de m'envoyer incessammeet une tartane que je savois leur appartenir, et que j'avois en main un coup seur pour bien gagner en peu de tems, moyennant qu'ils m'envoyassent quelques effets que je leur demandois, et que la dite Tartane m'étoit plus nécessaire que le navire parce qu'elle étoit plus propre pour louvoyer et gagner au vent. Et mon navire partit de Ténérif le 13 octobre et je restay encore à cette ille.
Dans cet intervale notre consul nommé Thiery67, de Rouen, étant fort âgé se disposoit à mourir, et me pria de luy écrire ses dernières volontés, puis il me propoza d'épouzer sa fille unique âgée de treize ans et à laquelle il laissoit de beaux biens en fonds de vignes et bonnes maisons à la ville de Laguna, ayant en horeur que sa fille n'épousats un espagnol, qui ont toujours des maîtresses. Et en mesme tems il me pria de luy écrire une lettre à Mr le Marquis de Seignelay, ministre d'Etat, où il luy rendoit compte de ses dernières jestions dans sa charge, et qu'il prévoyoit qu'il ne pouvoit revenir de cette maladie, et que Sa Grandeur ne pouvoit nommer en sa place, un meilleur subjet et plus au fait que moy pour remplir ce poste. Il dicta le tout avec beaucoup de jugement et signa, et sur la minuit rendit son âme à Dieu après avoir receu tous les sacrements, et le lendemain son corps fut inhumé avec pompe. Et comme j'étois logé chez luy, je fus un des chefs de la cérémonie. Je consolois la veufve et la fille le mesme soir, mais la mère n'en avoit pas bezoin, en me dizant qu'il étoit fort viel, et me dits nettement qu'elle n'effectueroit pas son testament de me donner sa fille, mais que sy je voulois penser pour elle qu'elle me feroit tous les advantages possibles, le bien étant de son costé, et que sa fille n'étoit qu'un enfant, et que pour elle elle n'avoit pas plus de 42 ans et vouloit se remarier. Ces déclarations me refroidirent n'y ayant aucun goût malgré les caresses dont elle me prévenoit et auxquelles je corespondois très mal. Et sept à huit jours après que tous ceux de la maison étoient endormis et moy où j'estois couché dans un salon, je fus surpris de sentir à mon costé une personne, et sans lumière je ne seu que penser. Je tastonné en demandant: «Qui est-ce?» On me répond par des embrassements, et se déclara m'aimer à la fureur et que je ne pensats nulement à sa fille. Après bien des converssations le jour aloit paroistre; elle fut obligée de monter à son apartement, et me traita de chien et verssa un torent de pleurs, et éclata ne pouvant disimuler sa rage. Je fus contraint de déloger pour finir tout commerce, afin de me retirer du pays où je n'aurois plus esté en seureté.
Le 17e novembre ma tartane ariva devant Saincte-Croix et m'avoit aporté party de ce que j'avois demandé. Je fits diligence à ramasser mes effects que j'embarquois à fure et mesure et prenois congé de mes amis, et le 28 du mesme mois je mis à la voille et fit la route pour retourner à Saincte-Croix de Barbarie où j'arrivay le 8e décembre qui n'étoit pas festé en ce lieu là.
Je fus trouver Mrs Bisson et Morisse avec lesquels je traitay dès le 9e de tout ce que j'avois qui avoit esté sur un mémoire qu'ils m'avoient donné au précédent voyage et les prix fixés de toute choses, ainssy l'expédition en fut prompte, et j'appris que le fils rebelle du Roy de Maroque avoit esté détruit et son armée, dont j'euts regret parce qu'il étoit affable aux négossiants étrangers. Je fus voir les commis anglois du comptoir de Mr Holder que je trouvay dans un pitoyable état, ayant reçeu 4 jours avant mon arivée cent coups de baston sur la plante des pieds et cent autres coups sur le ventre, qu'il etoit enflé partout son pauvre corps qu'il en estoit affreux, et son pauvre fondement étoit plus gros que le poing, pour avoir parlé indiscrètement de Mahomet; ce jeune homme ne pouvoit réchaper.
Le 13e décembre je reparty de Barbarye toujours cotoyant la vue de ces terres, crainte d'estre pris des Salletins, et le 16 j'avois gagné en vue de Mazagan, place de guerre ou bonne citadelle apartenant au Roy de Portugal depuis plusieurs siècles, et j'aperçeus deux bastiments qui sortoient du dit lieu, cela ne m'épouvanta nulement ains au contraire, je creut qu'ils aloient aux illes Assores chercher du bled comme de coutume. C'étoit deux caravalles du Roy qui avoient chaque 24 canons et bordées de périers, et plains d'hommes, lesquels me croyoient pour un Saletin venoient foncer sur moy qui ne changeoit pas de route ayant mon pavillon blanc arboré. Et lorsqu'ils furent à portée sans me parler ils m'envoyèrent leur bordée de canons, périers et mousqueterie, emportèrent mon pavillon et tuèrent un de mes hommes, et viennent m'aborder. Jamais on ne peut estre plus surpris. Et me trouvant seul sur mon pont, je sautay sur une mèche allumée et mis le feu à un périer qui étoit rempli de mitraille jusque à la bouche et qui donna sur ceux qui voulurent sauter dans mon bord, dont il y en eut de tués et entr'autres un capitaine de chevaux et plusieurs de la place estropiez; enfin ils sautèrent plus d'un cent dans mon bord et s'entrenuisoient à qui me donneroit des coups de plat et taillant de leur longue épée, cependant sans me percer. Ils me laissèrent étendu comme mort sur le pont et j'étois sans aucun sentiment de vie. Et lorsque je revins de mon évanouissement, je me trouvay brisé de coups, mon pauvre corps et mon visage couverts de mon sang. Cependant il ne se trouva qu'une playe à ma teste depuis le sommet jusques auprès du front, par une taillade de sabre qui ala jusques à l'os, mais j'avois quantité de cheveux qui s'enfoncèrent dans ma playe et qui me sauva le coup de n'avoir eu la teste ouverte. Enfin ils pillèrent et m'amarinèrent ma tartane dans leur port, et me débarquèrent et conduirent chez le gouverneur Dom Bernard de Tavora, homme pieux et bon qui avoit madame son épouse et deux fils de 14 à 16 ans jolys cavaliers. Et lon prist un très grand soin de moy à me pansser et bien coucher; on me presta une chemise car tout ce que j'avois fut pillé. J'eus une grosse fièvre et on me saigna, et je me rétablis en peu de jours, et lorsqu'il fut quiestion de me rendre ce qu'on avoit volé, le gouverneur fut fort en peine; il en fit emprisonner et tous le menacèrent d'une révolte. Il fut contraint d'aquiescer et les relascher, et dans cet intervalle la place fut investie par un camp de dix huipt mille Maures qui n'avoient que deux canons, et la place qui en est bien munie. On tira plusieurs volées à cartouche sur le camp des ennemis, et quoyque j'eus la teste liée de serviettes je servy de canonnier pendant les deux jours que dura ce siège, les Maures firent alphaqueca: cest un étendar blanc au bout d'une pique pour parlementer. Ils demandèrent le temps d'enlever leurs morts et estropiés, et jetèrent plusieurs chevaux et chameaux dans la fontaine qui est dans un roc enfoncé à portée de demy fusil de la place et puis décampèrent.
Et le lendemain je me rembarquay pour reprendre ma route, après que Mr le gouverneur m'eut fourny des provisions et bons rafreschissements; mais nos hardes et partie de nos marchandizes et 200 piastres y restèrent.
J'arivé à Cadix la veille de la Purification février 1684 et fut à terre trouver Mr Catalan, nostre consul, pour faire mon rapport de ce qui m'étoit arivé et pour faire mes déclarations. J'étois resté à terre, et le sieur d'Hiriarte, consul à San-Lucar de Baraméda, eut advis par une barque de mon arrivée. Il partit sur-le-champ pour venir à bord où il se fit porter croyant m'y trouver, et sur la minuit il fut à notre bord une chaloupe d'anglois d'un navire de guerre, qui demanda s'il n'y avoit pas du vin de Canarie à vendre. L'équipage dits: «Il y en a six pièces, mais voilà le marchand endormy.» Il s'éveilla et en vendit deux pièces par l'avidité d'avoir de l'argent, et les embarqua dans cette chaloupe; mais une des barques de la doane, qui sont toujours aux aguets s'en aperceut et laissa aller la chaloupe de guerre qu'elle n'oza attaquer, et peu après aborda la tartane et l'enleva devant la porte de Séville où ils l'échouèrent et mirent Hiriarte et l'équipage en prison, les fers aux pieds et me cherchèrent pour aussy m'emprisonner quoy qu'inocent. De ce fait Mr Catalan en fust adverty et me cacha chez luy, et fut porter sa plainte à Mr le Duc de Villahermoza pour lors gouverneur de Cadix, de ce qu'on avoit uzé d'autant de violence sur un bastiment de France, croyant qu'on nous rendroit le tout. Mais les Doanistes soustinrent la confiscation bonne, sur ce que le propriétaire sieur Hiriarte, consul de San-Lucar de Barameda, savoit les loix et y avoit prévariqué, ayant luy-mesme fait décharger avant que les déclarations fussent faites, et que sy ç'avoit esté le capitaine ou patron qui eust peu ignorer les dites loix, il seroit plus tolérable. Par ainssy le tout but confisqué avec condemnation de payer la quatruple partye de la valeur; par là je me trouvay frustré de tous mes travaux et desnué de toutes choses. Hiriarte sorty de la prison soubs caution, et il me rechercha, et m'emmena chez luy, me promettant que nous ferions quelqu'autre affaire pour nous recuperer, et au bout de trois jours que je fus chez luy, à un après disner, je fus repozer et dormir la sieste comme il se pratique. Il s'imigina de faire venir en son cabinet un nottaire, et fit faire un acte tout prêt à signer et me fit éveiller et aler au cabinet; et il me dits en nostre langue: «Cest pour signer un acte de bail de la petite ferme de Bomance où nous irons divertir.» Et je fus assez inocent, sans me faire lire, de donner ma signature, et ensuitte j'apprits de deux de ces voisins qui firent comme moy et ny pensay plus. Quelques jours s'écoulèrent; étant enssemble je luy demanday quelle proposition il avoit à me faire, et il me dits: «Je suis sans fonds et ne puis rien entreprendre.» Sur quoy nous nous séparasmes, et m'en fut à Cadix, pour chercher mon passage pour France, et trouver ou m'employer de nouveau. Je fits rencontre de Mr de Chalons, comandant un vaisseau de 40 canons nommé la Ville de Rouen, qui s'aprestoit à partir pour le Havre; il m'accorda mon passage et dont à peine il me restoit de quoy pour luy payer. Etant en mer à la hauteur du cap de Saint-Vincent, lorsqu'on guindoit le grand hunier la poulie d'en haut de l'itaque se cassa et les morceaux en tombant le plus gros fut sur la teste de nostre premier pillote, et tomba roide mort, ce qui affligea fort mon dit sieur de Chalons, et qui dans la suite contre son ordinaire voulut veiller la nuit pour prendre le soin de la route. Je luy offris mes services qu'il accepta, et je pris tous les soings le restant du voyage, où il y eut bien des fascheux contre temps qui seroient trop longs à réciter, et pour finir et abréger matière nous arrivasmes au Havre, 4 avril 1684, où estant débarqués Mrs les intéressés de Rouen vindre voirs Mr de Chalons. Nous étions tous logés chez Madame de la Chapelle. Le matin suivant je fus prendre congé et offrir mon passage en présentant ma bource un peu plate, Mr de Chalons l'a prit sans l'ouvrir, et me dits: «Vous disnerez encore avec moy et nos Mrs.» Je dits qu'il ne me seroit plus à tems de pouvoir passer au passager pour Honfleur.68—«Cela nets rien, vous passerez demain.»—Enfin, sur le dessert du disner, il mit ma pauvre bourse sur la table, disant: «Voilà tout ce qui luy reste, Mrs, vous y contentées-vous?» Puis il me dits: «Alez voir vos amis, et ne manqués de venir souper avec nous.»—Ces Messieurs en dirent autant. Aparamment dans mon abcence il conta mes désavantures, et ce que j'avois fait dans ce passage où il m'atribua d'avoir sauvé le vaisseau, et au souper il eut la bonté de dire: «Messieurs, sy votre navire est bien arrivé, cets à ce Mr que vous le devez.»—Puis ces Mrs dirent: «Rendez luy sa bource,» et il me la mit en main où je la trouvay plus enflée et pesante qu'elle n'étoit lorsque je luy présentay, et après les avoir quittés, je fus dans ma chambre où couchoit Mr Chaussé, lieutenant de Mr de Chalons; je n'osois devant luy visiter la bource, et il me prévint en me demandant si je l'avois vüe. Je dits non. Il dits: «Regardez, vous estes peu curieux.» J'y trouvé trente pistoles en or plus que je n'y avois, et en demeuray très surpris sur quoy il dit: «Vous les avez bien mérités.» Et d'aize je n'en penssé dormir toute la nuit. Le lendemain matin je fus remercier mes bienfaiteurs pour m'embarquer au passager et rentrer chez moy.
1684. Lorsque je débarquay du passager, beaucoup de gens parurent surpris et en m'approchant dirent: «Comment, c'est vous. L'on vous a creu mort.» Je fus chez une de mes sœurs qui m'en dit autant, et puis je m'informay de ma chère mère et de la famille où j'appris la mort d'un oncle69 et de mon frère cadet. Mon frère aisné n'estoit trop content de ma venue s'étant emparé de ma part de succession de cet oncle, à laquelle n'éritions qu'aux meubles étant sortys du second mariage de notre grand-mère; mais il falut que mon frère me donnast ma part, et dont j'avois besoin, ayant esté dépouillé, et qu'il ne me restoit que ce que j'euts de Mr de Chalons. Je quitois mon frère pour douze cents livres pour éviter le procès. Il me payoit de mauvaises raisons. Et je fus consseillé de plaider contre mon envie, et cependant je commenssay. Mais Mr de Sainct-Martin70 et Mr de Boisseret-Malassis71 me proposèrent acomodement, et je leur promis d'en passer à leur décision; et m'ajugèrent huit cents livres, mon frère m'en donna quatre avec une roquelaure de camelot de Bruxelle ayant boutons, orfèverie d'argent, une paire de botte et un porte-manteau. Je dis: «Je n'en veux pas davantage, buvons enssemble et soyons bons frères et bons amys.» Je fus voir ma mère à la campagne et en pris congé et de la famille, et le lendemain partis pour me rendre à Dunkerque où j'arrivé le 26e may m'estant arresté pour la feste à Calais.—La guerre fut déclarée contre l'Espagne par le Roy qui assiégea et prit Luxembourg.—Etant à Dunkerque j'y aprits que mon ancien capitaine Mr Delastre étoit party pour l'Amérique sur la frégatte du Roy, la Droite, montée de 36 canons, et qu'il m'avoit fort souhaité.
CHAPITRE IV
Doublet arme en course.—Croisières et prises.—Razzia opérée à Ténériffe.—Croisières.—Retour en France.—Voyage à Madère.—Pluie d'insectes.—Aventures avec le gouverneur de Madère.—Rencontre d'un monstre marin.—Retour au Havre.—Autre voyage aux Açores; naufrage.—Retour à Lisbonne.—Combat contre un Saletin.—Retour à la Rochelle.—Amours de Doublet.—Débarquement de Jacques II à Ambleteuse.—Croisières.
Plusieurs amis me proposèrent d'armer une corvette de six canons pour la course. Je leur dis: «Quoy prendre sur les Espagnols qui ne sont nulle part qu'aux Indes de l'Amérique, il faut croizer au Pas de Calais, y attendre les prises que les Ostendois feront sur nostre nation.» Et le 13 juin je sorty de Dunkerque avec 40 hommes d'équipage et fut croizer depuis le Pas de Calais jusque à Blanquef, coste d'Angleterre, et visité plusieurs navires Hollandois, Suédois et Danois pendant 20 jours. Je dis à nos officiers: «Nous alons icy conssomer nos vivres sans rien prendre.» Ayant apris que les Ostendois logeoient leurs prises dans les ports d'Angleterre, nous prismes la résolution de pousser jusqu'aux illes des Canaries, ou nous arrivasmes le 16 juillet et gardions le parage de la pointe de Nagos, qui est l'abord de tous les bastiments qui viennent à Ténérif où se fait tout le commerce, et le 23 juillet, nous aperceusmes un navire qui y venoit, et pour ne le pas efrayer nous alions à petite voille comme sy nous voulions donner dans la rade de Saincte-Croix comme luy, afin qu'il s'engageat soubs la terre de la dite pointe qui est une montagne de rochers où l'on ne peut s'approcher. Les vents et la mer étoient pour lors fort rudes. Nous espérions qu'étant soubs ces montagnes nous aurions plus d'abry; et nous les laissasmes s'engager jusqu'à la vallée de Sainct-André, une lieue et demie de la dite pointe. Et il n'y avoit plus d'éloignement pour atraper la rade soubs deux bonnes forteresses, ce qui nous fit résoudre bien préparés de l'aler aborder d'emblée. Et en l'approchant nous la connusmes frégatte fabrique de France, mais son pavillon étoit espagnol, et son pont embarrassé de balots: cela nous encourageoit et nous alions pour l'aborder. Ils nous tira ses canons et quelque mousqueterie, qui ne nous rebutoit pas quoy que mon lieutenant receut un coup de fusil au pied droit; nous n'étions pas à dix brassses de luy qu'un malheureux coup de mer sauta dans nostre bord que nous en fusmes tous couverts et toutes nos armes trempées, ce qui nous fit l'abandonner en faisant vent arrière pour nous vider de cette eau, et puis nous nous mîsmes à recoure dessus, mais il avoit gagné la portée des canons des forteresses, lesquelles nous saluoient de bonnes grasses, les boulets nous surpassant d'un cart de lieue, qu'il est à admirer qu'ils ne nous atrapèrent pas et nous auroient d'un seul coup coulés au fonds. Ainssy nous échapa cette belle proie.
Le 26, estant encore à la pointe de Nagos, je fis prise d'une barque venant du port de Lorotave, chargée de faverolle et deux pipes de malvoisie que nous prismes joyeusement dans notre bord; je voulus ranssonner la barque et les feves pour ne pas dégarnir de mon monde, mais le patron n'en rien voulut offrir, et il m'aprit que le navire cy-devant étoit la Perle, de Sainct-Malo, acheptée à Cadix et chargée de balottages alant d'avis audevant des galions à Cartagesne pour les advertir de la guerre avec nous, et qu'elle valoit plus de trois cens mile piastres, n'ayant que 16 canons et 60 hommes, et sans le fatal coup de mer nous l'aurions immanquablement enlevées. Et voyant ne pouvoir ranssonner ma prise, je pris la résolution de l'envoyer à l'îlle de Madère appartenant au Portugois, et l'adressay à mes amis Mr Caires frères, marchands marseillois établis à la ville de Funchal.
Le lendemain, au mesme parage, nous prismes deux barques venant des costes de Barbarie chargées de poissons nommés pargas et tazards salées comme l'on fait les morues. Et je les voulus ranssonner, ils n'en voulurent point; des deux demies charges je n'en fits qu'une que j'envoyay aussy à Madère, sachant qu'ils auroient débit de toutes ces chozes, et de l'autre barque plutôt que de la brusler ou couler à fond je la redonnay à son patron nommé Pedro Garcia qui m'avoit rendu service lorsque j'avois résidé à Ténérif.
Mr le Général étoit en fureur contre moy de ce que je désolois son pays. Il fit assembler son consseil et toute la noblesse et leur dit: «N'est-ce pas une honte à la nation de voir qu'une barque va nous causer dizette de tout? N'y a-t-il pas dans toute cete assemblée d'asses braves gens pour s'embarquer sur la Biscayinne qui a 4 canons et sur la Seitye catalane qui en aussy six pièces et 14 périers, et m'aler prendre et m'amener ce Doublet pour le cuire en huille bouillante?»—Il s'émeut des écoliers et jeunes gentils hommes qui dirent: «Nous y voulons aller, et donnez vos ordres pour qu'on nous embarque.»—J'appris cette délibération par une chaloupe de pescheurs que je pris et luy redonnay sa chaloupe. Cela fit un peu de peur à mon équipage, et pour les laisser rassurer je me retiray du parage pour deux ou trois jours, et j'arivé le long de l'ille voir si je ne rencontrerois quelque bastiment en rade de Lorotava ou de Garachicos; et enssuite à la pointe d'Adexa72 où est une grande maitérie d'un marquis portant ce nom je fis une dessente avec 20 de mes gens. Nous nous emparasmes du château sans canons, on nous y lascha six coups d'arquebuzade de travers d'un bois et nous prismes dans la maison 4 moitiez de cochons salée et enfumée et 8 gros pains de sucre rafiné, y ayant une sucrerie, et des orenges et citrons et des gros oignons que l'on voitura à bord pendant que je restay avec douze de mes gens qui devoient revenir. Puis nous châssasmes devant nous deux jeunes bœufs, douze moutons et six cabrits et quelques dousaines de dindes et poules. Je laissay sur une table un écrit que, en attendant qu'on me bouille à l'huile, je prenois ces petites provisions et que si on me relaschoit pas deux de mes amis de Sainct-Malo nommés Arsson et Diego Bouton, je reviendrois sacager et mettre tout à feu, et que à cette considération et respect pour Mr le Marquis je n'avois fait enlever aucunes hardes ny ustencilles de son chasteau et que j'avois besoin de ces rafreschissements pour aller trouver ceux qui doivent me prendre. Enfin mon équipage, bien content quant la pansse joue, je leur dit: «Il faut aler combatre cette canaille qui nous a obligé à quiter nostre bon parage.» Ils dirent: «Alons, mon capitaine, nous yrons où vous souhaiterez.»
Le soir du 6 courant on nous tira de terre 7 à 8 coups de fauconneau de l'abry des rochers dont on perça nostre bord à l'uny du pont; je fis tirer 3 canons du mesme costé et on ne recommença plus cette tirerie et je fis lever l'ancre et mis à la voille pour retourner au parage. Il faut remarquer que de terre l'on me voyoit toujours. L'alarme reprend en me voyant retourner; la Biscayinne et la Seitie de mettre soubs voille pour venir me combattre; tout le rivage étoit bordé de cavalerye; je fis semblant de fuir pour les faire éloigner de la portée des canons des forts et lorsqu'ils en furent à une distance de trois lieux je coupay chemin sur la Seitie qui étoit bien demie lieue écartée de la Biscayinne. Je les empêchay de se joindre; je canonnay la Seitye qui prit la fuite et marchoit mieux que moy au plus près du vent, et puis j'arrivay sur l'autre qui prit aussy la fuitte en courant soubs les forteresses; je la canonnois toujours jusqu'à ce qu'un boulet du fort passa au travers de ma grande voille qu'il me fallut cesser ma chasse et la peur prit à ceux de la dite barque qu'il la furent échouer à toute voille entre les deux forts. Et quoyque mes canons ne portoient jusqu'à eux, j'en tirois toujours quelques coups pour les effrayer. Ils se débarquoient avec précipitation les uns sur les autres à l'eau, où j'aprist qu'il y eut 32 jeunes hommes noyés et deux matelots de la dite barque, ce qui mit toute l'ille en consternation et la barque fut brizée et perdue, et la Seitie doubla la pointe de Nagos et s'en fut débarquer ces Sipions au port de Lorotava et n'oza plus me venir rechercher.
Le 9e du dit mois, il parut à la mesme pointe de Nagos une barque que je pris venant de l'ille de la Palma où il y avoit 22 espagnols tant moines de différents ordres et un doctor médecin venant de passage pour Ténérif. Il y avoit en outre 18 botes ou pipes d'excellent vin et une centaine de beaux pains de sucre rafiné, beaucoup de gros oignons, des choux et plusieurs moutons et cabrits, et des poules et de bons biscuits et bien des confitures et plusieurs caissons de bray noir, six caissons de chandelles, de suif et douze gros pains de suif et dont le tout nous convenoit fort et très à propos dont nous servinsmes bien utilement du bon soin que l'on avoit de nous entretenir. Quant aux passagers, on eut le soin, en premier lieu, du médecin que l'on soulagea d'un enfle qu'il avoit à sa ceinture de neuf mille réaux de Plata, qu'on luy tira sans faire d'ouverture avec le fer et sans inflamation, mais il en perdit l'apétit plus de 24 heures. Quant aux moines, excepté les Francisquains, on les vizita l'un après l'autre et on les soulagea de quelques pesanteurs mais point sy considérables qu'au médecin, et j'empeschay leurs dépouilles, et puis nous les débarquasmes au Val Sainct-André sans opozition, et leur délivray toutes les lettres adressées au seigneur évesque sans en décacheter aucunne non plus que celles de l'inquisiteur, ny celles du seigneur Dom-Félix-Nieta Dasilva, vice-roy et général, auquel j'écrivis le respect que je gardois pour luy me souvenant de ses bontés par le passé, et qu'étant général de guerre il ne devoit trouver à mauvaize part que je la fis suivant les lois uzitées, et que je luy donnois pas lieu de s'iriter envers moy qui n'exerçoit que humanité et sans cruautez, et que je luy renvoyois sans maltraitement tous mes prisonniers, ainssy que je le supliois d'uzer de la mesme charité pour les deux perssonnes que je luy avois demandé cy-devant. Après avoir débarqué mes ostes norissiers, nous trouvasmes un des paquets de lettres de moines et de nonnes adressées à leurs pareils qui avoient en leurs directions de conduite, et dans les moments de loisir je prenois plaisir à les lire. Il s'en trouva entr'autres de sacrilèges et abominables sur les expressions lascives d'amour qui étoient outrées, et d'autres très galantes et jolies penssées de tendresses. J'en fis une séparation, et des criminelles j'en fis un gros paquet pour les envoyer à l'évesque et à l'inquisiteur où je leur marquois qu'ils devoient estre contents de ce que ces lettres n'étoient tombées aux mains d'un hérétique et que je les supliois d'intercéder pour la liberté de mes deux amis prisonniers de guerre, et j'envoyé mes paquets par une petite barque d'un pescheur, auquel je payay son poisson plus cher qu'il ne l'avoit vendu au pays.
Je pris route pour me rendre du costé du Nord de l'ille de Lanssarote pour netoyer et espalmer notre bastiment entre la dite ille et une plus petite nomée la Gracioze qui forme un joly havre et sans danger d'estre incomodé des gens du pays, ny de bastiments, ny des tempestes. Nous y trouvasmes des salinières, et nous nous racomodasmes. Sy j'avois eu 100 hommes, j'aurois pris la ville et toute l'ille dont j'aurois fait plus de 150 mil livres de ranssons. Nous partismes le 28 juillet, et le 1er aoust nous étions encore à notre parage de la pointe de Nagos. Etans frais et pleins de santé, il ne faut quiter ce pays sans leur faire à conoistre que nous y sommes encore. Il se passa 8 jours sans rien voir, et le 9e nous aperceusmes au large deux bastiments qui venoient, nous courusmes à l'abry de la pointe qui est l'unique passage et les atendismes près de trois heures pour les laisser aprocher. Nous les reconnusmes sans force d'aucun canon et les prismes et amarinasmes. Elles venoient de Sainct-Michel aux Assores, et chargés de froment, de gros mahys ou bled du turquie et quelques cochons salés et fumés. Je dis: «Enfants, voilà de quoy nous faire du biscuit pour retourner chez nous; la saison d'hiver s'aproche, alons à Maderre nous aprester». Et nous y dressasmes nostre route et y arivasmes le 16e et fusmes bien receus par Dom Pedro Dalmeida, gouverneur, et du peuple parce que la cherté étoit sur les grains, ce qui nous les fit vendre advantageusement, et comme l'argent n'est pas commun en cette ille je fis un échange pour des écorces de limons, autrement de gros citrons confits à sec et 4 caissons de fleurs d'orenges confites seiches et une vingtaine de pipes de vin que je chargeay dans la plus grande et la meilleurs barque de mes prises, et j'en redonnay deux de mes barques à mes prisoniers espagnols pour les reconduire à leurs pays, et dont ils furent très contents et cela m'atira l'applaudissement du peuple de Madère, et pour retirer mon payement tant en écorces qu'en vins il me falut atendre la récolte pour confire les écorces et ne pusmes les embarquer qu'au 20e octobre et notre départ fut au 26e, où dans notre route étant par les 46 dégrez de latitude, nous fusmes batus de cruelles tempestes et la mer très affreuze que nous ne pouvions présenter un morceau de voilles, nous descendismes nos canons dans notre calle et apréhendions fort le moindre coup de mer, étant à sec, le costé au travers. Je m'avizay d'amarer notre petit câble sur un affut de canon et le jetter à la mer et le filler jusqu'au bout sur 140 brasses de long, et lorsqu'il fut étendu de son long il nous fit présenter la proue debout au vent, et notre bâtiment s'y maintint comme s'il avoit esté à l'ancre et sans se tourmenter, ce qui nous rassura sy bien que l'on fit la chaudière et nos gens partye dormoient sur le pont et les autres jouoient aux cartes, et cela dura neuf jours et ne savions le sort de nostre prise où étoit tout notre butin, exepté six caissons des dites écorces et une de fleur d'orange que j'avois embarqués avec moy.
Le 6 novembre du temps passable nous rembarquasmes notre câble et notre afut et faisons notre route pour entrer dans la Manche, et le 10e nous étions à 5 lieues au nord-oues de Ouessant, du temps de neige et obscur, et nous nous trouvasmes en vue du four, lorsque le vent en foudre sauta au nord nord-ouest avec de grosse grelle, défonssa nostre voille de misenne et sans voille au hazard nous fuyons le vent en poupe et passasmes au travers des roches d'un costé et d'autre, et nous donnasmes dans la fosse de Camaret où mesme il y périt plusieurs batiments qui se croyoient en toute seureté. Et lorsque la tempeste fut cessée, je fus dans mon canot à Brest tant pour m'informer des nouvelles que de ma barque où étoit notre butin. Mr le Marquis de Langeron73, lieutenant général des armées navales, comandoit pour lors et dont j'avois l'honneur d'estre bien connu et que je fus saluer. M'ayant demandé d'où je venois et sur quel navire j'étois, lorsque je luy eut rendu compte il s'étonna et dit: «Comment diable avez-vous pu résister? Toutes nos costes sont remplies de navires naufragés et bordés de cadavres.» Je luy dit la maneuvre de mon afût de canon.—«Et où avez-vous apris cela?»—Je luy dits l'avoir inventé. «Bien vous en a pris, me dit-il, je n'avois jamais ouy telle choze.» Je luy dits: «Sy vous voulez envoyer votre canot demain avec moy quand je retourneray à mon bord, j'auroy l'honneur de vous envoyer deux serins de Canaries.—Très volontiers, mon amy, je les accepte, et vous aurez plus de comodité et seureté de vous embarquer dans mon canot et vos gens, et on traisnera le vostre.» J'acceptay le party, et il eut la bonté de faire embarquer de bon vin et de quoy bien déjuner dont je fis bon uzage et me remis dans ma barque longue et envoyay les deux serins.
Il y avoit à Brest et Camaret quantité de navires relaschés depuis un long-temps qui attendoient un bon vent pour partir, mais il m'ennuyoit jusqu'au unze décembre que le temps parut modéré je mis à la voille. Un chacun me demandoit: «Où voulez-vous aler de ce temps qui ne va pas durer six heures?» Je réponds: «Quite pour relascher.» Et je tins ferme. Je gagnay à la coste d'Angleterre, et le 18 décembre j'entray dans Dunkerque où l'on ne m'y atendoit plus me croyant péry, et de n'avoir eu aucune de mes nouvelles. L'on m'aprits la paix faite, et j'espérois toujours sur ma prize qui étoit bien plus de résistance que nostre bastiment. Mais quand je vis écouler deux mois sans nouvelles, je n'y espéray plus. Ainssy ce fut bien du tems et bien des périls encourus sans aucuns profits, et il me falut pensser de quel costé donner, pour tascher de gagner pour m'entretenir.
Au commencement de février 1685, deux marchands de mes amys qui avoient esté intéressés à ce dernier armement, ayant considéré que si la prize où estoit les effects fût arrivée à bien que nous aurions bien profité dans cette coursse où j'avois maintenu le bastiment et l'équipage sans qu'il leur en eut coûté pendant un si longs-temps, me proposèrent d'affretter un moyen bastiment pour aler en commerce à Madère et aux Canaries, puisque nous avions une paix générale ecxepté avec les Saletins qui sont les plus dangereux à cause du risque de la captivité, et que je fis recherche d'un bastiment convenable, et que je leur fist un mémoire des marchandizes nécessaires, et qu'ils m'y intéressoient d'une seiziesme partye dont ils feroient les advances et encoureroient les risques, et j'acceptay le party. Je ne peut trouver autre bastiment dans le port qu'une barque bretonne de 70 thonneaux, ayant un pont et demy et un gaillard devant pour résister aux tempestes, et pour déffences six périers et dix hommes d'équipage. Je l'affretay par 450 livres par mois, en payant d'avance trois et qu'il entretiendroit le dit équipage et barque de vivres, gages et de tout le nécessaire, et passasmes un acte devant notaire. Mes marchandizes furent en peu acheptées et embarquées, et partismes du port de Dunkerque le 5 avril 1685, et ne m'areste point à faire le détail de notre route, non plus que j'ay fait de toutes les autres cy-devant lesquelles seroient ennuyeuses et qu'il faudroit plusieurs volumes, me contentant d'écrire ce que j'ay trouvé de remarquable. Comme encore en ce petit voyage où je me trouvois par notre estime éloigné de l'ille de Madère de 51 lieues, avec un temps de nuages et de clarté du soleil par intervalle, il tomboit comme une petite pluye fasson de neige fondue dont nous nous trouvasmes couverts de poux blancs et plats d'une petite grandeur et qui avoient vie et faim qu'ils nous faisoient des empoules ou ils mordoient sur nos peaux, ce qui ne dura plus d'un Miserere74, puis le soleil parut que nous observions pour la hauteur, et au bout d'un demy quart d'heure tous ces insectes qui furent frappés du soleil moururent, mais celles qui avoient entré dans nos hardes et linges vivoient et nous piquoient vivement. Je fis baleyer et jeter de l'eau de mer partout le navire et dans la chaloupe qui étoit sur le pont, et jettasmes le tout que l'on peu ramasser, et croyant en estre quitte j'en fis une raillerye en dizant: «Le Seigneur a toujours aimé les pauvres et les atire au ciel, aparament qu'ils font leur revue et secouent leurs guenilles dans ce parage, il faut s'en tirer.» Mais sur les deux heures d'après midy, nous en receusmes une ondée bien plus forte, ce qui nous fit regreter d'avoir changé de toutes hardes que nous avions lavées à la mer et mizes au sec qui en furent toute couverte et mesme jusqu'aux maneuvres du bastiment. Le soleil ayant survenu il ariva comme j'ay dit cy-dessus, et m'étant et nos gens encore dépouillés de tout je pris sur moy ma robe de chambre atachée d'une ceinture et sans chemize ny bas après qu'on eut relavé et jeté à la mer toutes ces bestides; mais un remord me pris sur la raillerye que j'avois faite, et sur les 4 heures et demie il nous en ariva encore autant, ce qui nous fit avoir recours aux prières bien dévotement croyant que c'étoit un chastiment du Seigneur pour nos péchez, et craignant que cela ne dureroit; mais tout le reste du soir il n'en tomba plus ny la nuit, et le lendemain entre dix et onze heures nous aperceusmes Madère qui se fait voir de très loin par la hauteur de ses montagnes, et nous n'y arrivasmes que le jour en suivant qui étoit le 29e d'avril. Je débarqué derière le fort de l'illeau; je fis rapport de ce qui nous estoit arivé, et les conssuls et les marchands et autres furent curieux de voir débarquer nos hardes que nous voulions faire bouillir, lesquelles se trouvèrent remplies.
J'abrégeray encore les longs discours de mes négociations, sinon de dire les changements de voyage et ce que j'y ay trouvé de remarquable. Il ariva en cette ille un bastiment Anglois venant de Ténérif, lequel ayant seu que je me disposois d'y bientôt aler négossier, il eut la bonté d'y venir avec Mr son consul m'advertir de n'y pas pensser quoyque la paix fust, et que je serois lapidé immanquablement par les gentilshommes et la populace, se ressentant encore trop vivement de la triste mort de la fleur de la jeunesse, qui furent noyés et dont les plus grandes familles de l'ille sont en deuil. Et le capitaine raporta que Mr le Vice-Roy disoit il y avoit peu de jours: sy par malheur pour Doublet il revenoit icy, quoy qu'en paix je ne le pourois sauver car je serois en risque d'estre aussy assasiné. Et sur ce raport Mr nostre consul et mes amis me déconsseillièrent de ne m'y pas risquer, ainssy il falut pensser d'aler d'un autre costé. Je débarqué une bonne partye de mes effects les plus convenables pour cette ille, et les mit aux mains de Mrs Louis et Joseph Caire, bons négossiants pour en procurer les ventes, et ils me donnèrent avis d'aller charger du froment et du mahis à l'ille de Sainct-Michel aux Assores pour le raporter, et qu'il y auroit à y profiter, et me prioient de les intéressser d'un quart au chargement en m'en payant le fret, et qu'ils me fourniroient des lettres de crédit pour toute la carguaison, et tombas d'acord par écrit, et étant sur mon départ Dom Pedro Dalmada, gouverneur de Madère me demanda que je l'intéressats de moitié dans tout le chargement autrement qu'il ne me permettroit pas de négossier dans son gouvernement. Il me falut céder à la force en lui cédant d'un quart d'intérêts, et obligea Mrs Caire de payer pour luy. Je partis de la rade du Funchal pour me rendre à celle de Punta Delgada, îlle de Sainct-Michel et le 25 ayant esté adressé au sieur Jean Ston, conssul des Anglois, bien converty et marié à une dame portugaise, ayant une belle famille, travailla avec beaucoup de diligence à faire mon chargement, et sans me prévaloir du crédit de Mrs Caire pour la moitié d'intérêt que je risquois pour mes intérescés et moy, il prits en effects de France que j'avois réservés et en cinq jours je fus expédié, et party le 12 juin à cause du jour de la feste du patron de la ville que les Portugais m'auroient creu hérétique, et le 27 j'arivé au Funchal et débarqué les froments en deux jours. Ces Mrs Caire et Mr Biard, notre consul, me représentèrent que sy je voulois aler à Lisbonne prendre une partye de sel et des huilles d'olives en petits jarons et des sardinnes salées en canastes ou paniers, qu'il y auroit un bon guain à faire. Je topé à cette entreprise, mais ce diable de gouverneur ou tiran voulut y entrer d'une moitié sans jamais rien débourcer, sur cela je luy dis que j'alois où étois la cour où nous avions un ambassadeur et s'il ne désiroit rien m'ordonner. Il comprit bien et me dit: «Je veux payer comptant pour ma part.» Je luy déclara au net: «Vous n'y aurez rien, et je feray conoistre vos vexations.» Mrs Caire et le consul en furent faschez contre moy, disant: «C'est un diable, il nous fera enrager.» Je dis: «Vous estes tous lasches. Ne sauriez-vous écrire?» Il seut par les domestiques nos entretiens et il me vint voir, et il fut plus doux qu'un agneau, dizant ne vouloir me faire aucune paine, etc. Enfin il n'y eut aucun intérêt et m'envoya pour plus de vingt pistoles de différentes confitures seiches et liquides et un quartault de bon vin malvoizie. Et party le 4e juillet j'atrapé heureusement Lisbonne le 26e suivant, travaillé à mes expéditions; Mr le comte d'Opède étoit notre ambassadeur, après l'avoir salué j'eus deux jours après l'honneur de manger avec luy, où je l'entretins des concussions que faisois le gouverneur de Madère, et que j'appréhendois d'y retourner sur ce que je lui avois menacé. Mr D'Opède me dit: «Vous m'avez fait plaisir, et je vais remédier à ce mal sans que vous n'ayez rien à craindre ny ceux de la nation.»
Lorsque j'eus fait mes emplettes je me disposay à partir, et je fus prendre congé de Me l'ambassadeur, lequel me délivra un paquet du Roy de Portugal dont il prit mon receu pour délivrer au sieur gouverneur. Je fus chez Me Desgranges, nostre consul, pour lever mes expéditions. Il m'aprit qu'il y avoit un petit navire de la Rochelle, le capitaine Brevet, qui devoit aussy prendre ces expéditions pour Madère et qui avoit un chargement pareil au mien, ce qui m'étonna un peu, car c'est se faire tort aux ventes des marchands lorsqu'on est plusieurs. Je fis recherche de ce capitaine et luy demanday s'il vouloit que nous fussions de compagnie à cause des Saletins qui sont souvent autour de Madère. Il parut content comme moy de ma proposition, et nous mismes à l'effect de partir enssemble, mais étant au dehors de la barre, le travers de Cascays,75 mon grand mât d'hune rompit à l'uny du chuquet du grand mats, ce qui m'obligea de rentrer jusqu'à Belem, et mon prétendu camarade continua sa route et, je croy, fort aise de ma petite disgrasce. Je fus par terre à Lisbonne, j'acheptai un autre mât, et sur les trois heures j'y fis travailler par quatre charpantiers portugais qui m'impatientoient par leurs lenteurs. La nuit s'approchoit et à force d'argent je les engageay de travailler avec deux flambeaux alumés jusqu'à unze heures que mon mât fut achevé, et les priai de le mettre à l'eau au bord de la rivière, et je les payay bien. Je loué une frégate qui est une chaloupe avec deux grandes rames où je m'embarquay et fit traisner mon mât le long de mon navire. Sur les trois heures ½ du matin je fis travailler à remaster, et quoy qu'il ne fut encore guindé je fis lever l'ancre et mis à la voille d'un assées bon vent, ainssy ce n'étoit au plus que 22 heures que le dit Brevet avoit d'avantage sur moy. Sitôt que mon mât fut bien placé, je forssois de voille au risque de quelqu'autre accident, et heureusement tout fut bien, et le 20e j'arive derrière l'illot du Funchal. Sitôt que j'eus pied à terre, je fus chez Mr notre consul et luy demanday s'il n'étoit pas arivé quelque navire françois venant de Lisbonne, et me dit que non. Je reprends courage sans en dire davantage, et puis je luy dis que j'avois un gros paquet de lettres que Mr le comte D'Opède m'avoit chargé pour le gouverneur dont j'avois donné un receu, et qu'il m'en fallait une décharge et eut à m'y accompagner, ce qu'il fist. Et le sieur gouverneur ne fist aucune difficulté de m'en donner son receu. C'étoit son ordre de révoquation sur plusieurs plaintes contre luy. Je faisois débarquer mes marchandizes, et la 3e journée après mon arivé il parut un moyen navire à trois lieues soubs le vent de l'ille, ainsy il ne pouvait ariver en rade que le lendemain. Je le reconnu avec les lunettes. Le gouverneur étoit tout troublé et m'envoya son secrettaire me prier d'alez chez luy, et y fust avec Mr Dade notre Vice-Consul. Il me demanda sy je connoissois ce bastiment qui paroissoit. Je luy dis que non. Il dit: «N'est-il pas party le mesme jour que vous de Lisbonne un moyen navire de la Rochelle pour venir icy.» Je luy dis que ouy; mais que mon mat ayant cassé je rentray pour en prendre un autre et qu'il avoit continué sa route. Et sur quoy il dit: «J'en ai lettre d'advis par votre bastiment. C'est pour mon compte qu'il est chargé de pareils effects que les vostres puisque vous ne m'avez voulu intéresser avec vous, et je crois que c'est luy qui paroit et cela vous fera tort à vostre vente.» Pendant nos discours on vint luy donner advis qu'il paroissoit encore un autre navire qui avoit le pavillon blanc et qui faisoit sa route pour aler parler au premier qui avoit paru. Je secouois les oreilles. Il me presta sa lunette et fusmes hors du chasteau pour mirer. Je dis:
«Le plus petit des deux est le navire que vous atendez et l'autre à sa démarche me fait bien paine que ce ne soit un saletin, toute l'aparence y est.» Et en peu moins de deux heures nous vismes à plain tirer les canons et mousqueterye, et il fut pris en un quart d'heure et changement de routte, ce qui véritablement fit bien du chagrain de voir un tel spectacle de la captivité.
Le ruzé gouverneur avoit fait dire dans toute l'ille qu'il atendoit ce navire et que le voyant disgrascié qu'il vendroit à bon marché ces effects, ce qui fit que pas un ne demandoit de mes marchandizes, mais le lendemain c'étoit à qui en auroit pour les vendanges qui étoient proches. Et pendant que j'étois à terre, le 27 aoust, il parut autour de notre bastiment un monstre marin qui après quelques promenades se vint prendre à une corde où étoit une chemize de matelot qui trempoit à la mer. Ce matelot en la peur qu'il ne lui enleva sa chemize fut tirer sur la corde, apelant d'autres à son secours. Et cet animal tenoit ferme comme avec deux mains, et l'élevèrent jusqu'à moitié de son corps hors de l'eau, et remarquèrent que la teste et le minois et les oreilles étoient d'une figure d'homme et autour de son menton étoit comme une longue barbe à la capucine d'un tisssu de peaux comme les nageoires d'une morue qui luy pendoient sur l'estomac, et avoit deux seins comme les nostres et le corps en forme humaine jusqu'à la ceinture, et le restant amenuissant comme un saumon ainsy que sa queue, mais d'un pied de largeur à peu près, ayant des peaux de poisson comme nageoires tenantes aux esselles, n'ayant à ses bras de coudes, et point plus long que nous les avons du coude à la main, dont les doits étoient bien distingués, mais remplis de peaux comme les pieds d'un oye, et le chef étoit garny de petites peaux pendantes sur son col d'un demy pied de long, et le front à découvert avec des gros yeux de toureau et un regard fier et plain de feu. Je fis débarquer nos gens pour en faire leurs raports devant Mr le Consul. Jean Le Natro, originaire de Penerf en Bretagne, qui étoit maître et propriétaire de notre bastiment et son frère en firent cette déclaration. Et Nicolas Thiberge, de Dunkerque, nostre pillotte et homme d'esprit, confirma le tout de point en point, et signèrent le procès-verbal qui en fut dressé, et quelques pescheurs du pays déclarèrent avoir veu plusieurs fois cette mesme figure, qui une fois leur aracha un poisson au bout de leurs cordeaux.76