Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV: Publié d'après le manuscrit autographe avec introduction, notes et additions
Je m'apliqué à faire mon négosse pour partir au plustôt de cette ille voyant la saison de l'hiver s'approcher, et n'en peut partir que le 20 novembre pour retourner à Dunkerque avec un autre chargement de vin, écorces de citrons confits ou sec, et fleur d'orange, et une partie de cuivre en tangoul venant de Saincte-Croix de Barbarie. Le jeune Caire nommé Joseph se trouvant fort attaqué d'un asme s'embarca avec nous dans le dessein de se rendre à Paris pour se faire traiter de la maladie, et sur notre route nous fusmes très mal traités par vents contraires et tempestes, qui nous poussèrent jusqu'au 52° degré et demi de latitude, où dans une bonnace nous nous trouvasmes entourés d'un nombre infiny de poissons dorades, et dont nous en peschasmes à discrétion; dans la matinée à moy seul j'en embarqué vingt-huit, et n'en voulions plus ne sachant qu'en faire, n'étant bonnes lorsqu'elles sont salées plus d'un jour par leur graisse qui se jaunit et rend un goût huileux. Ma surprize fut de trouver ces poissons aussy Nord puisque rarement on les trouve qu'aprochant des chaleurs77. Nous fusmes pris des vents de sud et sud-est, le pain et l'eau manquaient, ce qui nous obligea de relascher à la ville de Galloway en Irlande, où j'acheptay nos provisions nécessaires que je payay en vin de Madère, ainssy que mille quintaux de suif.
(1686). Au 3 de janvier fut notre départ d'Irlande, et ayant entré dans la Manche le 12 janvier nous eusmes connoissance de Portlant en Angleterre, les vents forcés au nord-est nous empeschoient de chercher le Pas de Calais, ce qui nous obligea d'aler au Havre de Grâce, et en donné aussitôt advis à nos Mrs de Dunkerque, lesquels me mandèrent d'envoyer les effects à Mr Le Gendre, de Rouen, et de payer le fret de nostre bastiment pour le congédier au plutots. Après quoy je fus à Rouen arester compte du contenu des effects et de là fus par terre à Dunkerque ajuster les comptes dans lesquels il s'y trouva que j'avois laissé à Madère quelques effects invendues restés chez Mr Caire, ce qui occasiona nos intéressés de me prier d'y retourner sur une flutte du port de deux cents cinquante thonneaux, mais sans aucun canon n'y étant disposée à en placer. Je refuzey de ce que j'avois deux fois encouru le risque d'estre esclave à Salé, et pour m'encourager il me promire d'assurer sur ma personne neuf mile livres, en cas que j'eus le malheur d'estre pris de cette moraille, ce qui fut exécuté et conclu devant notaire, et que j'aurois pour capitaine soubs mes ordres le nommé Georges Roy, frère du plus fort intéressé au navire nomé le Sainct-André. L'on fit une emplette de marchandises sur mes mémoires. Et partis du port de Dunkerque le 5 juillet et sans rencontre arivé à Madère le 7 aoust. Jusqu'au 15 je débarquay les effects et Mrs Caire me conseillèrent d'en garder partie qui étoient propres pour l'isle de Sainct-Michel aux Assores, que je troquerois pour du blé, où il y avoit 70 pour cent à gagner l'aportant à Madère. Et comme ce que j'avois porté d'effects ne faisoit pas moitié de ma charge en blé, je pris à fret le surplus pour le porter à Mazagan apartenant au Roy de Portugal, côte de Barbarie, proche Azamor78, aux conditions qu'en route faisant je débarquerois ce qui étoit de nostre compte à Madère, et j'avois réservé autour de 800 piastres, de ce que j'avois vendu en argent pour faciliter mon négoce qu'à payer ce qu'on ne peut se dispenser. Alors que notre navire fut rempli de blé, j'envoyai des vivres à bord et trois pipes de vin, mon coffre et hardes et rafreschissements, n'ayant plus à faire à terre que pour 4 à cinq heures pour tirer mes dépesches et finir un petit compte, ayant donné les ordres que la chaloupe me viendroit sur les 4 heures du soir. Au 27 de septembre, les vents se mirent de la bande du sud et sud-oist assées violents; la chaloupe ne put exécuter mes ordres, et il faut savoir de ces sortes de vents tous les navires qui se trouvent à cette rade doibvent abandonner leurs cables et ancres et se mettre à la voille pour éviter le péril de perdre corps et biens à cette coste, et il y avoit deux moyens navires anglois proches du notre qui firent bien leurs maneuvres, et je voyois le nostre dans l'inaction, ce qui m'impatientoit. Je fus au château prier le gouverneur de me permettre que je tirats un de ces canons de 8 livres de boulet et que luy payeroits bien la charge, à quoy il consentit. Je le chargé et y mis le feu à boulet vers nostre navire, et ce qui les fit agir pour le mettre soubs les voilles. Mais je remarquois qu'ils faisoient fort mal leurs maneuvres ayant déployé les deux basses voilles, avant de lascher leurs cables, ayant eu la précaution d'amasser un cordage sur le dit cable, tenant par la poupe du navire, qu'on apelle en croupière afin de faire abattre le navire, pour faire entrer le vent dans les voilles qui avoient le vent dessus qui les coloit sur les mats, ce qui faisoit aculer le navire proche de la terre. Et j'étois à les observer, la pluye sur le corps, que j'étois au désespoir de voir une sy méchante manœuvre sans y pouvoir remédier, et survint la nuit que je les perdis entièrement de vüe. L'on m'entraisna chez notre consul où je logeois et on m'obligea de changer de toutes hardes, qu'il me prit me voyant tout percé, et que j'avois fait rembarquer les miennes; l'on me voulut faire souper et ne le pus ny me coucher, étant toujours en crainte de ce qui devoit ariver par la mauvaise maneuvre que j'avois vüe, et disois toujours: «Il faut quils soient saoüls; les flamands ne se peuvent contenir lorsqu'ils ont du vin. Les navires en flûte dérivent plus qu'un autre et s'il n'est pas bon voilier à tenir le vent, je crois qu'ils n'en échaperont nullement.» Ce fut toujours mes discours lorsque l'on me voulut donner quelque espérance de consolation. Et sur les deux heures d'après minuit un paisant Portugais m'anonça la perte totalle de mon navire échoüé à la pointe des plus affreux rochers de ceste ille, dont on ne creut aucun de l'équipage échapés. Mr le consul quiestiona ce portugais de l'endroit du naufrage, il le dit estre à cinq quarts de lieues de Punta Delgada79 où nous étions et qu'il ne savoit s'il se serait sauvé quelqu'un, que luy n'avoit ozé aprocher, à cause des difficultés de passer sur les rochers remplis de précipices. Je le fis prier de m'y conduire incontinent, et il dit: «Avant deux heures il fera jour, sans quoy on ne peut s'y hazarder». Je ne disois pas ouvertement les raisons qui m'empressoient de m'y transporter avant le jour, qui étois que j'aurais pu sauver quelques hardes ou mon coffre où étoit mon argent, me voyant dénüé généralement de toutes choses, et j'empressé de partir avant le jour avec mon guide qui me conduit à peu près vers le lieu du naufrage, et la pointe du jour étoit lorsque nous entrions dans les rochers. Nous n'y fismes pas à 5 pas que les forces me manquoient, et je tumbé d'un des plus hault dans un précipe de plus de 30 pieds profonds, où il y avoit près de deux pieds d'eau salée, et dans ma chutte je rencontrois souvent quelques pointes de rochers qui me recevoient, et sans quoy je n'aurais eu aucune vie, mais en récompense je fus blessé et écorché en bien des endroits de mon pauvre corps. Je voulus me tirer de cet eau; je creu avoir la jambe gauche rompüe, mais c'étoit la cheville du pied demize et mon genouil et les mains dont j'avois creu m'acrocher aux pointes; j'eus le coude droit tout emporté ainssy que mes costés tout écorchées et meurtris; j'étois en Exce Homo et les habits du consul tout déchirées, et sans peruque ny chapeau, et mon pauvre guide pleuroit en me disant: «Il m'est impossible de vous retirer, prenez patience, je vais chercher de l'assistance.» Il fut plus d'une heure et demie à revenir; j'avois ma montre qui par bonheur fut consservée, et mon guide revint avec trois hommes dont il y avoit un nègre qui avoit une corde autour de luy, s'étant disposé d'aller chercher une charge de bois pour son maître qui me l'envoya, et se servant de sa corde il descendit, et il me l'atacha par dessoubs les aisselles et les trois autres dessendirent de leur mieux où étoit atachée la dite corde et m'atirèrent à eux, et le nègre me soutenoit pendant qu'ils me montèrent sur le haut où ils m'atirèrent encore. Je faisois des cris et plaintes comme on peut le juger et ils trouvèrent un sentier, que mon guide avoit erré, et par là ils m'amenèrent en plain terain; ils furent à deux chercher une bourrique et une couverture, mais il fut impossible de me monter pour m'aporter en ville tant j'étois acablé de douleurs; je les priay de me porter dans la couverte et que je les payerais bien, et nostre consul ariva, qui les engagea à me porter ainssy chez luy, ce qui leur donna beaucoup de paine, et étant arivés l'on fit venir un chirurgien qui me seigna et penssa. Nous y trouvasmes trois des nostres qui avoient échapé qui nous déclarèrent que plusieurs de nostre équipage conseillèrent au capitaine de mettre le navire à la voille et que les Anglois s'y mettoient, et qu'il ne les voulus entendre se tenant dans la chambre avec son pillotte, le charpentier et le contre-maistre dizant qu'ils vouloient finir leur disner avant de rien faire, on leur récidiva les mesmes raisons sans qu'ils remuassent de leurs tables, et que ce fut le coup de canon qui les engagea à travailler, mais qu'ils estoient sy saouls de vin qu'ils ne savoient ce qu'ils faisoient, dont le malheur s'ensuivit, et comme je devois partir le lendemain j'avois fait tout embarquer, mes hardes, effects et argent qui causa la mort des susdits quatre principaux de mes officiers et des autres qui voyant le navire se briser contre les rochers se mirent à vouloir sauver mon grand coffre de ma chambre, et que le grand mât s'estant rompu et tomba sur la chambre qui fut écrasée où ils furent engloutis dessoubs, et le tout fut entièrement péry; cepandant sy je n'avois esté incommodé j'aurais esté sur les lieux où j'aurois pu sauver quelques hardes ou marchandizes, mais le tout fut pillé par les païsants qui ne s'en font pas de scrupules de restituer puisque naturellement ils sont adonnés au larcin.
Et pour comble de chagrain les Ministres du Roy de Portugal me firent un procès pour me faire payer les bleds qu'ils avoient chargés pour Masagan prenant le prétexte sur la déclaration des trois hommes de l'équipage qui s'estoient sauvés qui avoient dépozé que la faute étoit arivée par notre capitaine et officiers. Ce procès m'aresta neuf mois dans cette ille, après quoy il y vint un petit navire françois chargé de bled pour le porter à Lisbonne, et dans lequel je m'embarquay pour passager avec mes deux hommes. Mr l'abé D'Estrée80 étoit ambassadeur et il me dégagea de la poursuite de ce procès, mais je me trouvois dépourvu de toutes comodités et de la fortune. Peu de jours après mon arivée il ariva à Lisbonne un navire de la Rochelle armé de douze canons nommé le Cézard apartenant à Mrs Godefroy81 et sur lequel étoit pour marchand un de leurs frères qui pendant leurs traversées fut injurié et maltraité de parolles par son capitaine nomé Peron étant souvent yvre, et étant à Lisbonne récidiva ces brutalités dont Mr Godefroy fut obliger d'en porter plainte à son Excellence M. l'abé D'Estré, qui ordonna de déposseder le dit capitaine et de me donner le commandement du dit navire, et me fit venir devant luy pour me le faire acxepter, et fit mes conditions d'engagement. M. Godefroy trouva un fret pour l'ille de la Terciere pour revenir à Lisbonne où M. Godefroy restoit pour faire son négosse pandant que je ferois le dit voyage. Je party au 15 may 1687; j'arivé au port d'Angra soubs la ville de ce nom et ne pus recevoir mon chargement que le 25 juillet et partis le 2e aoust et arivé à Lisbonne le 26 du mesme mois, sitost que la décharge fut finie, l'on me proposa un segond voyage pour le mesme lieu, je m'apresté et party le 9e septembre et arivé à Angra le 21, et pris incontinent mon chargement et partis le 3 octobre. Estant à 60 lieux au Nord-Ouest de la Tercère un navire me donna la chasse. Je dis: «Il nous est inutille de croire fuir puisqu'il marche mieux que nous, et il nous faut disposer à nous bien deffendre n'ayant guerre avec d'autres qu'avec les Saletins où il s'agit de la captivité.»
J'avois 24 bons hommes d'équipage, six passagers portuguais étudians qui aloient pour faire leurs exercisses, douze canons et six périers et de bons fusils que je délivray à mes passagers, que j'animois sur le malheureux état où nous tomberions sy nous sommes pris; ce navire m'ayant aproché à distance de son canon, ayant le pavillon françois, fit deux fois le tour de nous sans tirer un seul coup, et puis il s'enhardit à venir pour m'aborder à toutes voilles, je fis carguer les deux basses voilles et ordonnay que lorsqu'il nous abordera de mettre le vent dessus nos deux humiers pour faire reculer nostre navire et que luy portant un grand erre il ne pouroit se tenir acroché et que ces cordages manqueront. Estant à portée du pistolet de nous, il nous tira sa bordée de canons et d'une grêle de mousqueterie dont un passager fut tué et un matelot blessé dans la cuisse, quoyque tous sur un genouil sur le pont pour n'estre découverts, et nous déchargeasmes très à propos nos canons et périers chargés de mitraille comme ils nous abordoient, que nous les empeschasmes de sauter plus de trois dans notre bord, dont deux furent aussitot tuez et l'autre se jetta à la mer, et les grapins et cordages rompirent par la maneuvre que j'avois faite faire de metre le vant sur les huniers, et dans l'instant nous fusmes décrochés. Il passa aussytôt bien de l'avant de nous et amena toutes ses voilles voyant son mât de beaupré rompu à l'uny de sa ligature. Nous n'eusmes que deux chaisnes de haubans rompus par un grapin de fer qui s'y trouva attaché, deux haubans cassés et lestay d'artimon et nos voilles offencées et trois troux de canon et une bitte rompue par leurs canons. Je voulois foncer dessus, luy lascher deux au trois bordées de nos canons, mais mes passagers et officiers me dirent: «Il ne nous peut plus faire de mal et nous pourrons recevoir quelque malheureux coup qui tuera ou estropiera quelqu'un de nous, vault mieux nous en tirer.» Je les creus et fit faire notre route, et comme nous alions nous entendismes une voix crier: «Sauve la vie.» On regarde de tous costés sans rien apercevoir, la voix redouble; je regardé par un sabord de ma chambre et j'aperceu un homme qui se tenoit à la sauve garde de nostre gonvernail. J'appelé du monde et on luy donnay une corde doublée en deux qu'il passa soubs ses aisselles, et on le tira dans ma chambre. Il se mit à genoux demandant cartier mizéricorde et nous dis estre françois d'Avignon, fils d'un artizain en soye nomé Périn, agé de 36 ans, qui voulant aller à Gesnes aprendre à travailler en velours fut pris sur une tartane de Marseille dans son âge de dix-huipt ans et mené esclave à Tétuan et fut donné au Roy de Maroc, et qu'après deux ans de persécutions il renia et prits une femme Moresse dont il avoit cinq enfants, et nous ne luy fismes aucun mauvais traitement. Et le 23 octobre j'arivé à Lisbonne où je fis la décharge, et M. Godefroy n'avoit encore achevé son négosse. Je fis conduire mon renégat chez M. l'ambassadeur qui le retint chez luy jusqu'à ocasion de le renvoyer en seureté à son pays d'Avignon. Il déclara que le navire où il étoit avoit 200 hommes, 18 canons et seize périers.
En attendant que Mr Godefroy eut finy son commerce, je fis calfaster le navire et enssuite le fis échouer pour visiter ses fonds afin d'estre en estat de recevoir son chargement, et au commencement de décembre ariva la flotte du Brézil au nombre de quarante gros navires marchands richement chargés et escortés par six vaisseaux de guerre dont deux d'iceux de soixsante et six canons avoient esté construits à Goa, lesquels dès leur sortie enlevèrent deux vaisseaux de 40 canons sur le Grand Mogol qui portoient grand nombre de pellerins Musulmans qui alloient à la Mecque porter leurs offrandes au tombeau de leur grand prophète Mahomet. On en fit des réjouissances et feux de joye à Lisbonne. Le 20 janvier 1688 nous commenssasmes notre chargement pour retourner à la Rochelle. Nous embarquasmes 82 grands coffres de sucre et 60 rolles de tabac du Brézil, 20 bottes d'huile et 35 balles de laines lavées et 400 caisses d'orenges, et 25 caisses de citrons, et nous partismes de Lisbonne le 24 février. Mr Godefroy s'étant embarqué avec nous, les vents nous contrarièrent étans prêts de sortir la barre et nous rentrasmes à la rade de Saint-Joseph82 et y restasmes jusque au 10e mars que nous sortismes la dite barre avec plusieurs navires de diverses nations, et le 2 avril arivasmes à la rade chef de Bois83 atandant la vive eau pour entrer dans le port de la Rochelle. Mr Godefroy s'étoit débarqué dès notre arivée à la rade et fis le récit de nos voyages et comme je m'y étois comporté à l'ataque du Saletin. J'entray le navire dans la chaisne le 13 avril, où je fus très bien receu des trois Mrs Godefroy et dont Jean, aîsné de tous, m'en chargea de n'aler prendre d'autre auberge que chez luy, et dont je ne peus m'en deffendre et le lendemain je fis les déclarations à tous les bureaux et mon rapport à ladmirauté, et puis on débarqua les marchandizes.
Ce Mr Jean Godefroy étoit remarié à une dame Bussereau aussy veufve, et qui avoit deux aimables filles âgées de 18 et 20 ans et de luy n'avoit pas d'enfants. Tous les soirs, après le souper j'accompagnois ces demoiselles à la promenade, et se joignoit avec nous une cousine qu'on apeloit la belle Goislard, mais de qui la fortune étoit bien moindre que de ses cousines. Cependant je fus épris de sa beauté, et en peu de jours je le luy déclaray en la ramenant chez elle que je l'aimois tendrement, mais que ma fortune étoit trop médiocre pour luy présenter. Elle me répondit qu'un garsson qui a autant de cœur, comme elle a entendu dire à ses oncles, ne doibt pas se rebuter; que pour elle sa fortune étoit très bornée ayant perdu de bonheure son père et que sy elle avoit bien du bien qu'elle se feroit un plaisir de me le sacrifier, pourvueu que je l'enlevats en Angletere ou en Holande pour y vivre dans la liberté de sa religion, et que moy je vivrois aussy dans la mienne. Sur quoy je luy dits qu'il ne faloit pas sortir de son pays pour cela, que puisque l'on l'avoit contrainte d'abjurer ce ne seroit plus une grande paine de s'y marier, et qu'on auroit plus rien à luy dire sy elle m'épousoit, et que je ne la contraindrois en aucune choze. Et elle ne voulut se deffaire de son entestement que je l'enlevasse, ce qui me la fit quiter crainte qu'elle ne me gagnats à faire ce mauvais coup. Et je me tournay le cœur pour la cadette Bussereau sachant très bien son aisnée estoit assurée d'un amant de Bordeaux nouveau converty, et cette cadette correspondoit fort à mes honnestes tendresses. Madame sa mère y donnoit fort les mains, ainsy que M. Godefroy qui me fit bien des offres pour que je restats avec eux, et que sy je n'étois pas content de son navire le Cezard, qu'il m'en donneroit un de 24 canons qu'il attendoit du retour de Sainct-Domingue. Je luy fits connoistre que nécessairement il me faloit aler à Dunkerque pour rendre compte de ce navire naufragé à lille de Sainct-Michel et dont j'étois porteur des procès-verbaux comme il ne s'étoit rien sauvé des effects, et que sy je restois à la Rochelle ou ailleurs sans me justifier, ils pouvoient suposer que j'eus sauvé bien des affaires et me faire poursuivre, ce qui tourneroit à mon deshonneur et désavantage. Sur quoy ils m'aprouvèrent fort, et me prièrent tous les frères de retourner vers eux lors que je me serois entièrement libéré, ce que je promis faire. Mais l'homme propose et Dieu dispose. Sur la fin de juin je les remerciay bien et pris congé de ces messieurs et demoiselles trouvant un bastiment prêt à partir pour Dunkerque dont je m'étois assuré de mon passage et partis de la Rochelle le 3 juillet, et le 11e du mesme mois étant à l'ouest du port de Pleimuth en Angleterre nostre maistre de bastiment me dit qu'il y alloit relascher seulement pour un ou deux jours, et n'y voyant aucune nécessité je luy demanday pourquoy ce relasche, et il m'en dis ses raisons: que c'étoit pour y débarquer en rade quelques pièces d'eau-de-vie en fraude à cause des grands droits, ainsy je fus dans la ville où je couchay quatre nuitée, et les nouvelles furent publiées de la naissance du prince de Gall84 dont par forme la citadelle tira quelques coups de canons; mais le peuple et particulièrement nos Religionnaires refugiés disoient milles infamies de la pauvre Reine85 et mesme du Roy, ce qui faisoit peine d'entendre, et le 17 nous mismes à la voille partant de Pleimuts86 et le 6 aoust j'arrivé au dit Dunkerque dont entr'autre de mes intéressés au navire perdu me fit à l'abord un mauvais compliment en me demandant sy je leurs raportois bien des effets qu'il avoit appris avoir esté sauvés après le naufrage. Je luy répondis: «Avant 24 heures je vous feray conoistre au net toutes choses.» Quant aux autres, je fus chez eux, où ils me receurent comme gens raisonnables qui ont fait de la perte, mais me receurent tous honnestement en me disant estre bien persuadés des vérités que je leur avoient marquées par mes lettres et que le sieur Batement qui m'avoit fait ce mauvais compliment étoit un brutal et le moindre intéressé et que je ne devois m'arrester à ces mauvais discours si mal fondés. Je leur présentay les attestations et les procès-verbaux de tout ce qui s'estoit passé; ils les communiquèrent à ce brutal de Batement, et il en consulta et ne peut me faire ny dire et se remit d'amitié avec moy, après quoy ils reconnurent la vérité.
Et sur la fin de septembre 1688 on parloit fortement d'une déclaration de la guerre, où les préparatifs d'une armée navale en Holande et que les meilleurs amis et gros milords du Roy Jacques aloient auprès du prince Orange. L'on arma plusieurs chaloupes de nos navires du Roy pour aller épier aux ports d'Angleterre s'il y auroit quelques remuements ou pour aider à sauver la Reine et le prince de Galle. Mr Desvaux-Mimard87, lieutenant de nos vaisseaux du Roy, me pria de m'embarquer avec luy dans la chaloupe qu'il commandoit. Il n'avoit qu'un bras, l'autre étant paralétique. Nous fusmes pendant la nuit aux Dunes88, où je fus dans un cafe pendant une heure, que le bruit se répandit que le Roy Jacques avoit pris la fuite s'étant veu abandonné sur la nouvelle que le prince d'Orange avoit débarqué en Angleterre vers Torbays. Je fus en faire le récit à Mr Mimard et aussy tots nous fit retourner vers nos costes, et nous atterrasmes à Ambleteuse en Picardie, et dans le moment nous vismes une chaloupe angloise très proche de nous qui abordoit au mesme lieu, et lors que la dite chaloupe toucha à terre, nous y remarquasmes quatre seigneurs dont à l'un diceux les autres ainssy que les mariniers luy portoient un grand respect89. Lorsqu'il voulut se débarquer, Mr Mimard et moy nous nous mismes à l'eau jusqu'aux cuisses pour le recevoir, mais un des officiers de sa chaloupe s'étant mis à l'eau le receut à fourchet sur son épaule ayant la teste nüe; Mr Mimard lui soutenoit une main. Et lorsqu'il fut dessendu pieds à terre, il demanda au sieur Mimard qui il étoit, et son nom. Il luy dit. Puis le Roy luy dit qu'il se souviendroit de luy et nous l'accompagnasmes à l'auberge, où il n'aresta que le temps qu'on luy aprestats des chevaux de poste et partit aussitots avec deux de ces messieurs, et nous ramenasmes nostre chaloupe dans le bassin à Dunkerque, où je receut une lettre de Mr Jean Godefroy qui me mandoit qu'il atendoit en peu sa frégate de 24 canons, et lorsqu'elle luy seroit arrivée qu'il me le feroit savoir pour l'aler trouver.
Sur le mois d'octobre le Roy fist déclarer la guerre contre la Holande seulement, donnant pouvoir aux particuliers de ses subjets de faire la course dessus. Mais le port étoit dépourveu de frégattes propres à faire la course, et un chascun en faisoit bastir. Les sieurs Geraldin et Lec, Irlandois établis à Dunkerque, me proposèrent d'armer une petite corvette seulement de quatre canons, qu'un nommé capitaine Laurens, anglois de nation, avoit amenée de la Jamayque, lequel nous assura estre finne de voille, et ils me détournèrent de pensser d'aller à la Rochelle et qu'ils m'aloient faire bastir une frégatte de 24 canons toute preste pour mars en suivant et dont ils en firent en ma présence le marché avec le constructeur. Cela m'encouragea, car j'avois répugnance dans l'hyver de m'embarquer sur un sy foible bastiment. J'engageay trente deux bons hommes tant bas officiers que matelots et le capitaine Laurens pour mon segond, et pour lieutenant un nommé Welkisson aussy anglois, mais tous les deux braves et bons marins. Je receu commission de son altesse sénérissime Mr le comte de Vermandois90 sous le nom de la corvette la Princesse de Conty, et sorty du port au six de novembre pour aller croiser vers le Nord, ou le 20 du mesme mois nous eusmes un rude vent du Nord-Nord-oist, dont un coup de mer nous enfonça tout un costé et nous combla presque à demy d'eau, ce fut un hazard comme nous en échapasmes en fuyant au gré du vent, et relachasme à Dunkerque le 12e et je ne sais comme après nous ozasme penser à nous rembarquer dans cette bicquoque. Cependant les marins oublient facilement les périls dont ils ont échapé et nous fismes radouber nostre barque, et nous partismes le 18, n'ozant plus retourner vers le Nord, ou les vents et la mer sont plus agités. Nous n'avions point pour lors de guerre déclarée avec l'Angleterre et nous fusmes tout le long de ceste coste et ayant passé entre la grande terre et l'ille de Wic, dont devant Chatam on nous tira d'une forteresse deux coups de canons à boulets qui passèrent entre nos mâts sans nous endomager qu'une seule maneuvre nommée un bras de misenne qui fut coupé, et nous tirasmes au large, et fusmes à Torbay puis devant Pleimuths, où nous trouvasmes à trois lieux au large un bateau traversier venant de la Rochelle avec neuf à dix familles de la religion qui se sauvoient dans Pleimuts. Ces pauvres gens étoient à demy morts de peur que je ne les enlevasse en France et faisoient compassion91. J'en fus reconnus de plusieurs qui se jetoient à nos pieds et entr'autres un nommé Mr Briant, fameux marchand, et le capitaine Roc. Je leur dis pour les rassurer que ma commission ne portoit pas de coure sur eux, mais seulement sur les Holandois. A cela mes deux officiers anglois protestants m'aprouvèrent fort, mais les bas officiers et matelots voulurent se mutiner pour que nous les emmenassions. Et Mr Briant me dit proche l'oreille: «Ayez pitié de vostre belle Goislard que voilà déguizée en cavalier». Je fus l'embrasser et luy dire que je périray plustot que de la perdre, et nostre équipage fust apaizé par une cinquantaine de louis d'or que Mr Briant leur jeta, disant: «Voilà tout ce que nous possédons d'espesces, ayant bon crédit en Angleterre». Et nous les laissasmes échaper, en nous ayant promis sur serment qu'ils ne nous découvriroient aucunement lorsqu'ils seraient débarqués, et ce que nous avons trouvé véritable dans la suite, ayant déclaré comme je les en avois prié de dire que nous étions Ostendois qui les avoient visités sans leur faire aucuns domages.
CHAPITRE V
Prise d'un navire hollandais dans un port d'Angleterre.—Croisières dans la Manche.—Naufrage à Cherbourg.—Doublet est présenté à M. de Seignelay.—Il prend le commandement de deux barques longues.—Son arrivée à Brest.—Il découvre la flotte de Tourville.—Ses entrevues avec Seignelay.—Enlèvement d'un percepteur anglais.—Croisières.—Prise d'un navire anglais.—Naufrage.—Autres prises.
Et deux jours après cette rencontre, ne trouvant rien, je fus mouiller l'ancre vis à vis d'un petit bourg situé au bord de la mer et sans forteresse, éloigné d'une bonne lieue de Pleimuth, ayant le pavillon d'Ostende déployé. Nos échappés nous reconnurent et vivoient au dit bourg nomé Ramshed92 où sont tous françois réfugiés, et ne nous décelèrent aucunement. Et sur les 3 heures du soir, il me prit fantaisie d'aller avec deux hommes dans nottre petit bateau à terre, et moy déguisé en bon et simple matelot, voulant m'informer adroitement s'il n'y auroit pas dans les ports quelques navires Holandois prêts à en partir, et dont je réussis à mon dessein. Et lorsque je mis pied à terre, je trouvai le capitaine Roc et son fils qui me disoient mille bénédictions, et me voulurent convier à boire de la bierre et les priay de m'en dispenser, et que je serois fasché d'estre connu de d'autres, et leur déclaray le subjet de ma dessente, et ils me dirent qu'au port du cap Ouastre, il y avoit un houcre Holandois de dix canons, venant d'Espagne richement chargé, et que ce seroit bien mon fait s'il sortoit en mer, mais qu'ils ont appris qu'il n'en sortyroit sans avoir un convoy; et que dans le port de Saltache93 il y avoit une grande pinasse de six à sept cents thonneaux de port et ayant 40 canons et peu d'hommes à proportion, et que les canons de sa batterye de bas ne pouvoit jouer, estant embarrassés par des ballots de laine d'Espagne, mais que nous avions trop peu de force pour y attenter. Je quittay mes deux amis et fus au bourg de Saltache dans un cabaret demander une pinte de bierre. Et je rencontray le capitaine de ce navire, lequel je reconnus à son nées extraordinairement long et avec lequel j'avois autrefois bu en Portugal, mais il ne me reconnus pas et il me quiestionna d'où j'étois et ce que je faisois. Je luy dis que j'étois de Bruges en Flandre et que j'avois fait naufrage sur une belandre chargée de vin et eau-de-vie et avions esté poussé par tempestes sur la coste de Gandetur, et que je cherchois passage pour retourner au pays, et luy demanday passage pour Holande qui en est proche. Il me dits: «Mon camarade je ne say quand je partiray d'icy et ne le feray sans un convoy, car mon navire vaux plus de quatre cents miles florins.» Je luy dits: «Vous avez bien du canon.»—«Oui, dit-il, mais mon plus fort ets embarrassé, et je n'ay que trente et huyt hommes.» La nuit s'approchoit; je n'en voulus savoir d'avantage et je me retiray promptement à mon bord avant qu'il fust nuit, et les bateaux venant de la pesche se retiroient au port. Il y en eut un qui passoit proche de nous. Je luy fist demander par le capitaine Laurens s'il vouloit nous vendre du poisson. Il répondit que ouy, et pendant qu'il venoit à notre bord, je racontay en peu ce que j'avois apris à terre et représentay la faiblesse de notre bastiment, où nous avions échapé un grand péril, et que nous courions risque d'en essuyer d'autres dont peut estre nous n'en échaperons pas, et que notre fortune étoit dans le port de Saltache dans cette mesme nuitée dont les vents et ce batteau nous étoient favorables. Les sieurs Laurens et Welkisson trouvèrent la choze faisable et la firent gouster à nostre équipage. On acheta tout le poisson de ce basteau où ils n'étoient que trois, le maistre étoit âgé de plus de soixante années et son fils environ de 30 à 35 ans. Nous les conviasmes d'entrer dans notre cahute de chambre pour leur faire boire de l'eau-de-vie de France: ils nous croyoient d'Ostende. Et ayant eu la teste échauffée de la liqueur qu'ils aiment passionément, ils jasoient avec mes deux Anglois qui se conservoient sur la boisson. Le vielard disoit beaucoup de louanges du gouvernement de Mr le prince d'Orange qui alloit exterminer tous les chiens de papistes françois, etc.; et pour finir on les saoula sy plains qu'ils tombèrent à beste morte dans la chambre et degorgeoient leur estomac. Nous avions mis au mesme état le troisiesme et le plus jeune dans son bateau et on l'embarqua dans notre bord. Nous nous munismes de dix-huit pistolets et autant de sabres et de vingt quatre grenades et de six bonnes haches de charpente, ne devant faire qu'un prompt coup de main. Et sur la minuit nous nous embarquasmes en tout vingt-huit de l'élite de nos hommes et partismes sourdement avec ordre d'un grand silence, et qu'il n'y auroit que le Sr Laurens qui répondroit à ceux qui demanderont d'où est le batteau. C'étoit entrant au 26 de novembre 1688 et en passant près du chasteau de l'ille de Rat94, un des sentinelles ne manqua pas de crier: «D'où ets le bateau?» Laurens répondit: «A fischer Boat», qui veut dire basteau pescheur. Il en ariva autant passant sous la citadelle et au fort de l'entrée de Saltache, et nous y entrasmes sans aucun contredit, et fusmes droit aborder le Holandois au travers de ses grands haubans, et nous grimpasmes tous exepté un seul pour la garde de nostre bateau. Il se trouva un seul Holandois sur leur pont, qui d'un levier cassa un bras d'un de nos matelots qui étoit de Calais, et nous nous emparasmes de toutes les portes des dunettes et des gaillards de proüe et de poupe, ainsy que de toutes les écoutilles, et avec les haches on enfonssa la dunette, où l'on se saisit de trois officiers qui y reposoient, et il y avoit une écoutille dans le milieu de cette dunette qui communiquoit dans la grande chambre où reposoit le capitaine qui, entendant le bruit, se préparoit à faire un mauvais spectacle. Mais par un bonheur tout extraordinaire, mon charpentier qui avoit foncé la dunette, nomé Jacques Férand, de la ville de Caen, ayant entré dans la dite dunette, tomba dans la grande chambre sur le dos du capitaine Holandois par cette écoutille où il y avoit six pieds de haut et acabla soubs luy le dit Holandois, et Férand se sentant avec un homme criant quartier, dougre quartier, en rüant de sa hache il blessa au bras le pauvre capitaine. Le dict Ferrand cherchant à taston la porte de la grande chambre, il l'ouvre, et cria: «Qu'on aporte vite de l'eau, tout est icy plain de poudre répandue soubs mes pieds, et qu'on aproche pas aucun feu.» Je fis aporter force sceaux d'eau qu'on jeta partout dans la dite chambre, et il n'ariva aucun acxident, car le coquin de capitaine advoüa qu'il aloit battre du feu pour faire périr son navire et généralement tout. Je fis rassembler tout et autant que nous peusmes trouver gens de son équipage et les fis enfermer dans le gaillard d'avant, et garder par deux de nos gens armés et n'en peusmes trouver que vingt-six; les autres s'estoient cachez parmy les balles de laine. Ce navire avoit ses deux vergues majeures amenées tout bas, ce fut un gros et long travail pour les reguinder pour pouvoir apareiller le navire avec le peu de monde que nous étions dont quatre étoient occupés en sentinelle à garder les sorties. Je fus prendre dix de nos enfermés et les fis aider à guinder avec nos gens, et quand le taut fut bien préparé pour apareiller et mesme les deux huniers furent déployés et guindés, je fis renfermer mes dix prisonniers et crainte qu'ils ne tirassent quelque canon de gaillard où ils estoient je fus à tastons en oster les amorces, et fis couper les deux câbles sur ses écubiers. Et il étoit à ma montre un peu plus de cinq heures quand le vent fut dans nos voilles, et fit déployer la misenne la tenant toute preste à la laisser aussy déployer. Le capitaine Laurans fut un peu blessé au gras de jambe par un sabre de nos gens par mégarde, et lequel connaissoit parfaitement le port, et pour nous éviter de passer entre la citadelle, le fort et le château de Rat, il nous fit sortir par la passe du Ouest, quoyque très dangereuse par les rochers et qu'il n'y passe presque que quelques moyens navires. Il hazarda le tout pour le tout, cependant sans nous rien ariver. Et comme nous passasmes à portée d'un moyen pistolet du costé du dit chasteau de Rat, un des sentinelles cria en anglois: «Où va le navire? Avez-vous vos despesches?» Laurans répondit que ouy, et que les courants nous forssoient de passer au risque par cette passe. Et nous sortismes très heureusement que le jour commençoit à pointer. Nous amarinasmes nostre belle prize et laissé le capitaine Laurens et Welkisson pour la conduire avec une copie de ma comission et vingt de nos meilleurs hommes, et dans le bateau anglois je m'embarqué avec le reste de mes gens, le capitaine Holandois et vingt-quatre de ses gens et les conduis au bord de ma corvette quoy que plus en nombre que nous n'estions. Je trouvay mes trois anglois encore endormis et eusmes de la peine à les réveiller pour se rembarquer. Je leur payay grassement leurs poissons et les fit boire chacun un verre d'eau-de-vie et je leur dis: «Voilà mon câble et mon ancre que je vais laisser, je vous le donne.» Car étant foible de mon monde je ne pouvois le lever sans perdre bien du temps, et ma prise étoit déjà de plus de 5 lieux de l'avant. Mes trois anglois se trouvant trop foibles pour lever mon ancre furent prier des bateliers qui aloient à la pesche pour leur aider, qui aprirent à nos yvrongnes que j'avois enlevé le gros navire Holandois et que tout étoit en rumeur dans la ville et les forteresses dont les sentinelles furent tous emprisonnés, disant qu'il y avoit connivence avec moy; nos prisonniers en disoient autant. Mais depuis j'apris qu'il y eut trois sentinelles de pendues et le vieux battelier et son bateau et le câble brullé par le boureau, et l'ancre jetté dans le passage où j'avois sorty la prize. Sitost que je fus soubs voille je la ratrapay en peu de temps et puis j'alois à trois et quatre lieux devant elle, et sur les costés pour faire la découverte, et estant le travers du cap Blancquef je découvris une frégate Holandoise de 24 canons, je creus bien qu'elle me raviroit ma proye. Je reviré dessus et fut advertir le sieur Laurens qui me cria: «Nous sommes en estat de nous bien deffendre, et sy vous nous voyez embarassés venez tous vous embarquer et laissez aller la corvette à l'abandon.» Et après quoy j'étois tout resoult, et la frégatte vint reconoistre notre prize qui arbora le pavillon de France et cargua ses deux basses voilles tout à coup et tira un canon de douze livres de boulet sur la frégatte Holandoise, laquelle s'en tirer s'en écarta. Nous avons bien creu qu'elle ne creu pas que ce fût notre prize et plustot la creurent un bâtiment de ces grosses flûtes du Roy, et nous laissa faire nostre route. Et le 30 novembre nous entrasmes dans les jettées de Dunkerque ayant cependant abordé en entrant la jettée du fort vert que je creus la prize preste à couler au pied, mais il n'y en eut que le haut d'endommagé: et un chacun fut surpris de voir une soury avoir enlevé un éléfant. Mais ayant apris l'endroit fort dont elle fut enlevée étonna bien plus, et creurent qu'il y avoit eu connivence. Je fus caressé et des louanges entières, puis on me pria de sortir en mer pour achever d'y consommer le restant des vivres de l'armement; ce qui fait connoistre que l'homme avide n'est jamais content des biens du monde95.
Enfin je les voulus contenter et rassemblay mon petit équipage qui disoient ne rien craindre soubs ma conduite, quoiqu'on dize que j'ay de la présomption, mais c'est choze réelle que cela fut dit par mon équipage. Nous sortons du port du 6 décembre et poussons la route vers le Ouest de la Manche, où étant proche de Portland en Angleterre nous creusmes estre abimés par la mer. Je fis à petite voilure coure vers les costes de France et atrapé la rade de Cherbourg, où je fus à terre et y saluay Mr le Marquis de Fontenay96 qui en étoit gouverneur et seigneur de mérite et bien grascieux. Après l'avoir satisfait sur la manière de ma prize, je me retiray à mon bord sur les trois heures du soir que les vents sautèrent au nord-ouest qui sont très dangereux dans cette rade, et sur les six heures ils augmentèrent et la mer devint impétueuse. J'aurois bien souhaité estre dans la crique, mais il y avoit encore plus de trois heures pour attendre que la mer fus haute, où pendant cette attente nous souffrions beaucoup par les fréquents coups de mer qui nous couvroient depuis la proue à la poupe. Mon équipage disoit: «Il faut abandonner les câbles et pousser en coste.» Et je leur remontray qu'aucun de nous ne pourroit sauver la vie, et que pour périr il vaudroit mieux périr où nous étions pour n'estre blasmés d'imprudence, et nous soufrismes jusques sur les 8 heures et demye que je fis tirer un de nos canons par distance, et la mer se devoit trouver en son plain à neuf heures et demie. De nuit très obscure et au bruit de nos petits canons Mr le Marquis de Fontenay fit aborder les deux costés de la crique de lanternes allumées, ce qui nous dénotoit la voye que nous devions tenir, et dans l'instant un coup de mer nous fit rompre une de nos bittes où nos câbles nous tenoient attachés, et il falut de toute nécessité couper nos câbles et donner au hazard pour entrer, et nous nous dépouillasmes tous en chemise pour mieux nous sauver, et nous entrasmes très heureusement et échouasmes tout au haut de la crique. Et je repris mes habits et fus au gouvernement remercier M. de Fontenay qui achevoit son souper avec grosse compagnie d'officiers suisses dont M. Du Buisson étoit du nombre. Tous ces messieurs me tesmoignèrent leur joye de ce que j'avois échapé du naufrage et particulièrement Madame de Brevent, belle-mère de M. le Marquis.
Deux jours enssuite arriva à Cherbourg Monsieur le Marquis de Seignelay chez M. de Fontenay. On luy conta l'avanture de ma prize et aussy comme je venois de réchaper du naufrage. Il dit: «L'on m'a écrit sucintement sur la manière qu'il fit cette prize, mais puisqu'il est icy je seray bien aize de l'aprendre par luy mesme.» Il m'envoya chercher par un officier de marinne. J'y fus ayant des botines aux jambes, et si tost que je l'eus salué il me dit: «Comptées moy un peu comme vous vous y pristes pour enlever cette prize, et me dites au net sy quelques anglois ne vous y ont pas facilité.» Je lui dis: «Non, Monseigneur, et en moins que je le pourray j'en vais faire le détail à Votre Grandeur, et j'ay mon journal qui justifira le tout.» Et je commençay par la rencontre de réfugiez et de celle du capitaine au grand neez nommé Jean Stam, et la suite jusqu'à Dunkerque. Après quoy il dit tout haut: «Il y a eu de la témérité mais beaucoup de précautions et bien de la conduite.» J'inclinay la teste. Puis il me dit: «Je vous ordonne que du premier beau temps vous retourniez à Dunkerque et que vous désarmiez cet engin propre à périr du monde; je l'ay veu en passant, et j'écris à l'intendant de marinne de vous employer pour le service du Roy, en ce que je luy indiqueray.» Et je remerciay Sa Grandeur. Je fus congratulé de toute sa cour, et M. de Combe,97 ingénieur, me fit bien valoir que c'étoit par ses bons récits que j'avois esté apelé du Ministre, mais j'en étois redevable seul à Monsieur de Fontenay ce que j'apris au sertain. Le Ministre partit au lendemain pour Torrigny et suivre sa routte pour Brest98, et trois jours après qui étoit au 9e janvier 1689, je party de Cherbourg pour me rendre à Dunkerque où j'arrivay le 12 ensuivant et aussitost que je fus débarqué, M. Geraldin99 me dit: «Notre frégatte neufve s'avance bien et il faudroit donner vos atentions.» Je fus ensuite saluer Mr Patoulet,100 intendant de marinne, et il dit: «J'ay des ordres du Ministre de vous donner le commandement des deux barques longues qui sont neuves et prestes de lancer à l'eau, et à vous de choisir un capitaine bien expérimenté pour en commander l'autre, et de suivre vos ordres.» Je le priay de m'en nommer un de son choix, et il me dit qu'il ne me faloit pas un jeune officier qui fût de qualité, parce qu'il me pourrait contrecarer dans la subordination à cause de sa naissance et que cela préjudicieroit au service. Il jetoit en vue sur le capitaine Pierre Harel101 qu'on avoit envoyé du Havre pour servir de pillotte sur un des gros vaisseaux du port, mais Mr l'intendant me dit que si je pouvois m'acomoder de Mr Durand102 que luy étoit recomandé par Mr Begon,103 intendant à Rochefort, que je ferois plaisir à tous les deux, et qu'il faudrait que ce fût moy qui anonssât cette nouvelle au dit Sr Durand comme de mon choix pour le tenir plus ataché à moy, ce que je fis, et Me l'Intendant luy confirma la chose qu'il acxepta. L'on équipa les deux barques longues,104 la mienne étoit nomée la Sans Peur, et l'autre l'Utille; j'avois huit canons et l'autre six et chacun quarante-cinq hommes d'équipage, et nous receusmes les ordres de la cour cachetées pour ne les pas ouvrir que nous ne fussions hors des bancs de Flandre, et les ayant ouvertes elles portoient d'aller devant la Tamise, rivière de Londres, pour observer combien de vaisseaux de guerre nous y pourions découvrir, et à peu près leurs forces et enssuite aux Dunnes, et puis à l'ille de Wic, Darthemuths, et Plemuths, et après avoir observé nous revenions rendre compte de nos gestions. La cinquiesme journée d'après nostre départ, qui fut le premier de février et la 6e dito, étant le travers de la Rie éloignée de 3 lieux, sur le soir nous aperceusmes un bâtiment qui venoit pour nous reconnoistre et la nuit survenant nous le perdismes de vue. Je fis passer la nuitée soubs la cape pour ne nous exposer dans les bancs, et au jour nous aperceusmes Mr Durand éloigné de plus de trois lieux et qui donnoit la chasse sur un bastiment. Je fis tirer un coup de canon pour le rappeler à nous, il n'en fit aucun cas; et fis tirer un segond coup et il ne cessa pas quoy que ses ordres comme les miennes portoient d'éviter toutes occasions de prendre aucun bastiment ny de nous faire prendre. Il fut bien surpris de voir que celuy sur qui il avoit chassé, le chassa luy mesme, et qu'avant que je le peus secourir, il fut pris par une frégatte de douze canons de Flessingue qui l'ammarina. Et le 7e février, je rentra au port et rendis compte à M. l'intendant qui fut fort irité envers le sieur Durand, et le 9 la frégatte de Flesingue et notre barque longue furent encontrées par deux de nos frégates, qui revenoient escorter trois prises qu'ils avoient faites au Nord sur les Hollandois, lesquels prirent le flessinguois et l'Utille devant Ostende, et nous les amenèrent dans Dunkerque, et où le pauvre Durand fut menacé du cachot et traité d'incapable de commander, dont il creu que je l'avois par trop blasmé sa conduite. Mais M. l'intendant luy fit bien conoistre le contraire, et que je l'avois excusé, mais ses officiers propres, après estre de retour, déposèrent son entestement, luy reprochant de luy avoir remontré qu'il outrepassoit les ordres et n'avoir voulu cesser la chasse après que j'eus fait tirer les deux coups de canon. Mr l'intendant m'ordonna de nommer un autre capitaine pour l'Utille qui avoit esté rechaspée. Je luy dits: «M. Durand sera corigé et fera mieux.» Il me dit: «Ne m'en parlez pas, la cour deffend de l'employer. Vous m'avez cy-devant proposé Harel comme homme expérimenté et posé, prenez-le et vous disposez à partir dès demain sy le vent permet pour escorter plusieurs petits bastimants qui atendent pour aler à Calais, à Bologne et St Valery-en-Somme et puis en rameinerez d'autres qui sont pour revenir icy.» Le Sr Harel étoit d'une entière reconnoissance de son élévation et avoit toutes soubmissions possible; et le Roy étoit bien servy. Nous fismes ce manège près de deux mois et puis nous escortasmes des bastiments jusqu'au Havre, où M. de Louvigny105 pour lors intendant m'ordonna d'en escorter jusqu'à Cherbourg où je trouverois mes ordres chez monsieur De Matignon106, qui après l'avoir esté salué m'ordonna de rester avec l'Utille jusqu'à ses ordres.
Peu après ariva à Cherbourg monsieur De la Hoguette,107 lieutenant général des armées du Roy, qui avoit un camp volant pour au cas que les ennemis voulut atenter une dessente vers ces costes. Le conseil de ces seigneurs s'assembla à la Paintrerye108 proche de la Hogue. Je receu leurs ordres par écrit, portant que M. le chevalier de Beaumonts,109 commandant une petite frégate de douze canons, et Mr de Rantot110, son frère, comandoit une corvette de six canons qu'ils avoient armées à leurs frais, lesquels devoient étant en mer suivre en tout mes ordres. Je représentay à Mrs de Matignon et De la Hoguette que c'étoit faire affront à des Mrs d'une naissance bien au-dessus de la mienne et que l'on m'accuseroit d'ambition. Ces messieurs me dirent: «Vous êtes porteur de commission du Roy et eux de Mr l'admiral, et ils acceptent avec plaisir, d'aller soubs un habille homme.» Nos ordres étoient d'aller croiser de dans notre Manche111, le long des costes d'Angleterre, pour y découvrir leurs armées et savoir s'y celle de Hollande y étoit jointe, et que ne rencontrant dans le canal, que nous irions en mer depuis les hauteurs de 50e degrez, jusqu'aux 47e degrez et sur le tout de ne nous pas arrester à faire aucunes prises. Et nous partismes avec les deux Mr de Baumont, de la Hongue, le 17e juillet, et croisasmes de tous costés jusqu'au 11e aoust, qu'en rétrogradant nos premières routes étant proche de Torbay,112 nous aperceusmes une flotte qui y estoit à l'ancre composée d'une soixssantaine de vaisseaux tant de guerre que gros marchands, et il nous fut donné chasse par deux frégattes, et nous nous sauvasmes devant la Hougue où je débarquay avec le chevalier de Beaumonts. Nous montasmes à cheval et fusmes à Cherbourg rendre compte à ces deux messieurs les généraux qui creurent que c'étoit les deux armées jointes enssemble qui avoient dessain de faire quelque dessente; nous eusmes beau leur dire que non, et leurs dits: «Donnez-nous quelqu'un auquel vous ayez plus de confiance qu'à nous et nous allons retourner les observer, autant que nous le pourons.» Ces messieurs disoient: «Allées, toute la confiance est en vous.» Et remis soubs voille et fusmes observer, et le 14 ils mirent soubs voilles et firent route pour sortir la Manche, et je renvoyay Mr De Baumonts randre fidel compte et rassurer ces messieurs et que j'alois continuer d'observer leur marche pour ensuite en donner les avis, et j'accompagnay toujours de vüe pendant six jours cette flotte jusqu'à la hauteur du Cap de Finistère à 70 lieues dans le ouest faisant leur route vers le Portugal en Espagne, et je jugeay à propos de n'aler plus loing, et de retourner à Cherbourg pour ne tenir plus longtemps nos deux généraux en suspends et arivay à Cherbourg le 8e de septembre où je feu bien receu, et le 20e suivant ces messieurs receurent ordre de me garder quelque temps pour garder le long de la coste depuis la Hougue jusqu'à l'entrée du Ras de Blanchard et de tems à autre d'aler 15 à 20 lieux vers l'Angleterre, pour faire découverte, et sur la fin de Novembre j'eus ordre d'aller à la Hougue, joindre les deux frégates du Havre commandée par Mrs De Failly et Sainct-Michel qui y avoient escorté une flotte de moyens bastiments chargés pour fournir aux magazins de Brest, où nous eusmes les ordres de les y escorter avec les dites deux frégates et fusmes avec cette flote de port en port le long de la Bretagne, où nous y joignions plusieurs autres bastiments pour le mesme subjet des magazins du Roy, et nous n'arrivasmes à Brest que le 5e février,113 que monsieur le mareschal d'Estrées, le père, étoit commandant que je fus saluer et luy demanday ces ordres et où il souhaiteroit de m'occuper. Il me parut triste114 en me disant: «Ce n'est plus à moy de vous ordonner. Mr le Marquis de Seignelay arivera demain où le jour ensuivant qui disposera à sa volonté.» Et je pris congé.
Juillet 1689. Mr de Seignelay sitosts son arivée à Brest115 fit empresser l'armement de tous les vaisseaux de haut bort et des frégates et brulots et flûtes de transport; c'étoit un fracas terrible dans le port de Brest jour et nuit. Et Sa Grandeur nous ordonna à tous les capitaines des barques longues et corvettes de différents endroits d'aler croiser.116 Mon quartier fut devers Belille après que j'aurois eu délivré un paquet de lettres à Mr de Bercy qui y estoit. Et aussitôt je remis en mer 30 et 40 lieux au large, où je fis rencontre de Mr le chevalier de Lévy,117 lieutenant de haut bord, qui comandoit une barque longue de 4 canons, et nous nous joignismes enssemble quelques jours. C'étoit un officier d'un grand esprit mais bien débauché et satirique. Il me dit: «Le Ministre ne sait comment se déffaire de ma personne que par me faire commander cette coque de noix, mais il ne sait pas que les ivrognes ont leurs Dieux, et ainssy je ne crains pas l'eau salée.» Effectivement son bastiment n'étoit pas capable de résister au moindre coup de vent. Puis nous retournasmes à Brest pour reprendre des vivres et y recevoir nouvelles ordres. Et en entrant à la baye de Brest entre le Conquets et Bertheaume nous y trouvasmes partye de notre armée mouillée à l'ancre. Et Mr de Seignelay étoit sur le Soleil Royal.118 L'ayant salué il nous ordonna de n'estre qu'un jour à recevoir nos vivres et aussitôt de retourner tous en mer119, chacun de nostre costé, sans nous fixer les hauteurs, afin d'aler à la rencontre et tascher de découvrir l'armée de Mr le chevalier de Tourville qu'on atendoit venir de Toulon pour faire l'adjonction des deux armées,120 dont le Ministre étoit impatient d'avoir des nouvelles. Et nous étions déjà au 2e Mai121. Je fus seul à 80 lieux dans le ouest, puis je fus chercher la hauteur du cap Finistère toujours à cette distance, et le 13e May j'aperceus une frégate qui avoit pavillon anglois, j'eus crainte d'en estre pris. Elle ne tint pas compte de nous et je repris ma routte, et une demie heure après mon homme à la découverte du haut du mât cria: «Monsieur, voilà ce que nous cherchons. Voilà une armée de gros vaisseaux qui viennent à nous.» J'amenay mes voilles pour les atendre et les reconnoistre, et lors que je fus certain je poussay à toute voile sur l'admiral, et en étant proche je le saluay de sept coups de canon. Aussitôt un canot avec un aide-major vint m'ordonner d'aler au bord. J'y fus et Mr De Tourville m'ayant demandé sy Mr de Seignelay étoit en santé et en quelle disposition étoit l'armée à Brest et luy ayant rendu compte sur tout, je le priay de me donner un mot de sa main pour le Ministre, et que je voulois retourner suivant mes ordres, et il écrit sur champ: «Les vaisseaux de Sa Majesté sont en bon état, tout se porte bien et suis ravi d'en avoir autant apris de vous, auquel je suis respectueusement, le chevalier de Tourville.» Et sans fermer son billet il ajouta au bas: «à Mr de Seignelay, secrétaire et Ministre d'Etat.» Et je retournay sur mes pas à toute force et sur les 7 heures du soir j'eus ratrapé la vedete qui m'avoit mis pavillon anglois, et pendant toute la nuitée je forçois de voille à faire trembler mon équipage et j'arrivay à Berteaume au vaisseau où étoit le Ministre le 18 may.
Il étoit encore endormy, l'on me faisoit signe de ne faire aucun bruit. Mais quand j'eus dit à Mr de Perinet122, comandant du pavillon, que j'aportois à Sa Grandeur les nouvelles de Mr de Tourville, il dit: «C'est un bon réveil, je vais l'advertir.» Et aussitost je l'entends crier: «Qu'on me fasse entrer cet officier.» Je fais mon compliment en luy donnant le billet ouvert. Il me le redonne disant: «Lisées, car j'ay encore les yeux fermés.» Et après la lecture il receut sa robe de chambre et m'atira au balcon où il me quiestionna où je l'avois laissé, et quand je croyois qu'il pouroit ariver. Et l'ayant satisfait en luy disant que dans un ou deux jours s'il n'arive du contre-temps qu'ils ariveroient, il dit: «Qu'on donne à déjeuner à cet officier.» Je m'y arrestay très peu; je fus luy demander ses ordres et il me fit donner un billet d'ordonnance de cent pistoles sur le trésor royal de Brest, et m'ordonna de retourner en mer audevant de Mr de Tourville, et qu'aussitôt que je l'aurois découvert que je repris le devant pour revenir luy dire où je les aurois rencontrés. Et le lendemain de mon départ de Bertheaume je trouvai l'armée à 18 lieux au ouest de l'ille de Groys123, et je n'eus loisir que d'estre arivé à Bertheaume que sept heures avant la dite armée. Et se fit l'adjonction124. Et Mr de Seignelay quitta le vaissau sur lequel il étoit et se fit porter à celuy de Mr le comte de Tourville nommé le Conquérant monté de 90 canons, et le mesme soir il ordonna à Mr de Moyencourt125, aide-major de l'armée, de s'embarquer avec moy pour aler croiser dans nostre Manche jusqu'au travers de Pleimuts pour y pouvoir découvrir les armées d'Angleterre et de Holande, et que ne les trouvant pas nous reviendrions à l'ille de Ouessant donner des ordres au sieur gouverneur pour faire des signaux au cas que de son ille il aperceu les ennemis. Et puis nous retournasmes rendre compte de n'avoir rien découvert126.
Nous étions déjà au 23 de may127 et on n'avoit jusqu'alors pu apprendre le nombre ny les forces des armées ennemies lorsque je remis Mr de Moyencourt près du Ministre, lequel dit hautement: «En vérité, Messieurs, je vois que le Roy est très mal servy, ayant autant de ces frégates légères et barques longues bien équipées et qui vont aux découvertes, qu'il n'y en aye pas une qui luy donne nouvelle des armées ennemies ny seulement qu'ils luy ayent amené quelque bateau anglois pour en aprendre quelques nouvelles.» Un chacun gardoit le silence. Je m'aproché de Mr le chevalier Venize128 qui étoit le capitaine du pavillon du Conquérant, et je luy dis que si Monseigneur de Seignelay vouloit me donner une commission portant les ordres de faire des dessentes et d'y enlever sur les costes ennemies ce qui peut s'uziter par les loix de la guerre, que je me hazarderois dans peu de temps de luy amener quelques prisonniers Anglois qui informeroient mieux Sa Grandeur que ne le pouroit un maître ou matelot de barque ou d'un pescheur. Mr de Venize fit ce récit au ministre, qui me fit apeler et me quiestionna comme je m'y prendrois, et luy ayant dis à peu près il me fit délivrer ma commission ample comme je la souhaitois, signée Louis, datée de Versailles, et au bas, Colbert; et il me promit que sy je suis pris qu'il me feroit délivrer le plutôt possible, dont plusieurs officiers s'entredisoient: «Voilà une entreprise d'étourdi qui ne manquera pas d'estre pris et peut estre pendu:» Ce qui ne m'ébranla aucunement, et party sur le champ et fut aterrer à Monsbay en Angleterre. J'en fus chassé par un garde coste, et m'échapé au travers des rochers du cap Lézard. Je costoyois la dite coste jusqu'à Portland, et fus au matin mouiller l'ancre devant le port de Oüesmuths ayant un pavillon d'Ostende arboré, et ne fis paroistre que dix à douze hommes de mon équipage, et le surplus en bas de la calle avec le chevalier Daumonville, mon lieutenant, pour les faire contenir dans un silence et en estat de monter au premier coup de pied que je fraperois. Il ne manqua pas de venir une chaloupe venant de terre avec six hommes me demander d'où j'étois et sy je voulois entrer dans le port. J'attiray le maistre et luy fis boire un coup d'eau-de-vie qu'il reconnut bien estre de France, et me demanda sy j'en avois encore à vendre. Je luy dis en avoir plusieurs pièces avec d'autres marchandises qui ont esté prises sur les françois, et, comme c'est contrebande en Angleterre, que je voudrois qu'il vint en rade quelqu'un avec lequel j'en peu traiter. Il me dit: «Je vais vous envoyer un brave homme et vous pourez vous acomoder enssemble». Il s'en ala. Et bien une heure et demie après il vint une belle chaloupe bien peinte voguant à huit rames et un officier en manteau rouge, lequel s'embarqua et dit: «Où est le maistre?» Je luy dis que c'étoit moy et le fis entrer dans ma chambre, et je frappay du pied sur le tillac. Le chevalier Daumonville, au moment, fit monter mon équipage et luy. Ils sautèrent dans la chaloupe une partie pour piller les matelots anglois. Je quité compagnie à mon hoste qui fut tout troublé et j'empeschay la pillerie, et fis rendre ce qu'on avoit pris et fis lever nostre ancre et apareiller nos voilles et changeay de pavillon, ce qui consterna mon hoste et ses gens. Il me pria de luy dire qui j'étois et que je luy donnast lieu d'écrire à son épouze. Je luy dis n'avoir ce loisir et je me nommay, et que j'étois pour le Roy de France, et qu'il ne luy seroit fait aucun mal ny tort, et congédiay la dite chaloupe et les 8 hommes, et fis ma route pour gagner nos coste. En arivant en vue de l'ille de Bats en Bretagne, je fus rencontré par deux frégates de Flessingue, qui me donnèrent la chasse et à grands coups de canon. Je me sauvay entre les rochers et mouillay l'ancre devant Roscof où je débarquay avec mon hoste, et trouvay Mr Le Roy de la Potterie129, commissaire de la marinne, auquel je dis de me faire donner des chevaux de poste pour conduire plus seurement mon cavalier à Brest où estoit encore l'armée à Berteaume. Mr de la Potterie nous fit servir à manger pendant la recherche de trois chevaux, mais mon anglois ne peut que boire un verre de vin et moy je fis très bien le devoir de table. Et puis montasmes à cheval et arivasmes le mesme soir 29 may à Brest, et fusmes descendre à l'intendance où Mr Descluzeaux130, intendant, me fit donner une chaloupe bien équipée et de bon vin pour nous rendre à Berteaume où j'arrivé sur les 4 heures du matin, 30e, au bord du Conquérant, où Mr de Tourville me receut très gracieusement, sachant ma capture, et fus éveiller Mr de Seigneiay, qui en robe de chambre me fit entrer et mon anglois auquel il fit bien des honnestetez, en le rassurant que sy il luy dizoit vérité à ses demandes il le renvoiroit en peu de temps à son pays, puis il luy demanda son nom, son employ, et comme je l'avois enlevé, et sy je ne l'avois point maltraité ni pillé, sur quoy il tira une belle montre et une bourse bien garnie de guinées et son diamant au doigt et dis: «J'ai offert tout cecy à votre capitaine afin qu'il me laissat retourner dans ma chaloupe, et a tout refusé. Je me nomme Thomas Fisjons. Je suis le colecteur ou receveur des deniers royaux de la ville et dépendance de Œsumths131, que souhaitez-vous de moy?» Alors le ministre luy dit: «Je vous demande en toute sincérité que vous me déclariez le nombre et qualitez des vaisseaux de l'armée du Roy de la Grande Bretagne et aussy des vaisseaux Holandois, et de quel temps la dijonction s'en fit.» Il resta une poze sans répondre et jetant un grand soupir et puis il dit: «Seigneur, je serois perdu en le dizant et passerois pour traistre à l'Etat.» Et le ministre le voulant rassurer luy promettoit le secret. Il dit: «Si vostre capitaine eut esté un pillard et qu'il m'eust ou fait fouiller, il auroit trouvé ce que vous demandez.» Le ministre entendit à son discours et se retira au balcon et me fit venir et me dit: «Vous n'avez fouillé, ni fait faire à votre prisonnier:» Je dis: «Non, en vérité, Monseigneur.» Je le say. «Fouillez-le et luy ostez son portefeuille et tous les papiers et me les aportez.» Je me mis à l'effect dans la chambre du conseil, où plusieurs officiers furent surpris de me voir faire en disant: «Tenez-vous, voilà le ministre qui vous voit. Pourquoy n'avez-vous fait cela étant dans votre bord?» Je pris son portefeuille n'ayant trouvé d'autres papiers; je les porté au ministre, et à l'ouverture nous trouvasmes deux pancartes, où étoit en la plus grande, le dénombrement des vaisseaux des deux armées, et bien désignées, les noms de chaque vaisseaux et des commandants, le nombre des canons d'un chacun et des équipages, ainsy de ceux d'Holande avec les divisions et les ordres de la marche de bataille au cas de rencontre et aussy tous les signaux. Sur quoy Mr de Seignelay et fit venir Mr de Tourville et luy dit: «Je n'en désire pas davantage.» Mais ces deux Seigneurs furent bien surpris que la deuxième pancarte que j'ouvris que c'étoit les véritables portraits et nombre et les forces et signaux de notre armée. Et fort étonné le ministre dit: «Nous n'avons plus de secrets en France; elle est trahie de tous costés.» Et me dit: «Alées à votre bord jusqu'à ordre et j'aurey le soin de vous.»
Le consseil s'assembla et dura toute l'après midy jusqu'au soir, après quoy on me fit venir où Mr de Seignelay me dit: «J'ay fait demander à Mr Thomas Fisjons s'il vouloit que je le renvoyast par terre à Calais ou Zélande pour repasser chez luy. Il craint les fatigues, et me demande d'estre renvoyé par celuy qui l'a emmené et qu'il répond qu'il ne vous sera fait aucun tort au cas de rencontre.» Sur quoy je dis: «C'est à quoy je ne doibs m'y fier, et pour bonne expédition, je supplie Vostre Grandeur d'ordonner que l'on me délivre une petite chaloupe outre la mienne et qu'on me donne quatre matelots anglois qui sont aux prisons afin que lorsque je seray proche de la coste d'Angleterre où je pouray atraper, je mettray mes anglois dans la dite chaloupe tout près de terre, et reprendray ma route.» Mon expédient fut trouvé bon, et le Ministre me fit porter 48 bouteilles de vin de Champagne, douze flacons de malvoizie et des liqueurs de Marseille, des saucissons, cervelas, jambons, langues fumées, des patées, deux moutons et volailles pour régaler en route mon anglois. Mais je ne le garday que deux jours, l'ayant débarqué près de Torbay, avec des bouteilles de Champagne dont il fut très content et m'embrassa132 et jetta sur mon pont trente guinées d'or pour mon équipage, et dont Mr le chevalier Daumonville s'en voulut retenir la plus grosse partye et je les fis partager.
En retournant joindre notre armée, ce qui fut le 8e juin133 et je la trouvay toute preste à mettre soubs les voilles pour sortir par Liroize. Je fus rendre compte du débarquement de mon hoste, et dis le présent qu'il fit à mon équipage et il me pria de présenter ses respects au Ministre et à Mr de Tourville, lesquels m'ordonnèrent de mettre soubs voile et d'aler cinq à six lieues au devant de l'armée pour faire découverte, et l'on me donna par écrit tous les signaux. Je me croyois hors d'espérance de quelque gracieusetez, mais comme j'étois pour descendre à m'embarquer dans mon canot, Mr de Tourville me fit rentrer et me mis dans la main un papier bouchonné, où il y avoit des espèces. Je fis un peu de difficulté, et il me dit: «C'est Mr de Seignelay qui vous fait ce présent, atandant vous mieux faire et ne refuzées pas, et il m'a dit de luy faire souvenir de vous à la promotion, et que si vous aviez esté un pillard que vous auriez profité davantage avec votre anglois, mais vous auriez perdu l'estime qu'il a conceu et moy pour vous. Allez et continuez à bien servir.» Sitot que je fus dans ma petite chambre, je fus curieux comme les enfans de voir mes bonbons. Je trouvay soixante louis que je mis à remotis et fit appareiller. L'armée sortit et courut toute la nuit au large et sur le jour on courut vers le sud-ouest, jusqu'au soir que nous pouvions estre 60 lieux au large de Bellille où l'on garda ce parage plusieurs jours d'une assées beau temps, et je reconus bien que l'on avoit pas envie de rencontrer nos ennemys, et l'onziesme jours après la sortye l'on fit le signal de m'apeler au bord de l'admiral où m'étant aproché à la voix, l'on m'envoya le canot blanc destiné pour le grand major nommé Mr de Remondy134, lequel s'embarqua dans mon bord et renvoya son canot. Il m'indiqua les vaisseaux de l'armée où il vouloit aler, et lorsque nous en étions proche il demandoit qu'on l'envoyast chercher, puis tour à tour il fit ses visites savoir s'il manquoit quelque chose, s'informoit combien il y avoit de malades et les envoyoit sur les flûtes hospitalières et sur l'assoirant revenoit à mon bord où il se trouvoit indisposé du mal de teste et de la mer par la petitesse de mon bâtiment qui agitoit bien plus que les gros. Cepandant il fit la revue généralle en trois jours et demy et me quitta fort content des manières dont j'avoy agy à son égard et me mena avec luy auprès du Ministre, lequel faisant bon acueil dizant: «Mr de Remondy, je vous ay plaint et je vous trouve changé. Vous trouvez-vous mal? Et je croy que vous avez fait bien pauvre chère dans un sy petit bastiment». Sur quoy Mr De Remondy luy dit: «Il n'y a eu que les agitations qui m'ont esmeu et empescher de bien manger; j'ay esté surpris de sa bonne chère et de son bon vin de champagne; il a ce que vous n'avez pas, qui sont des petites huitres à l'écaille toute fraiches.» Le Ministre s'étonnant dit: «Et vous n'avez pas désemparé l'armée! Comme avez-vous fait pour les consserver?» Je le luy dis. Et il dits: «Ha, il m'en faut un peu.» Et j'envoyay chercher mon reste conssistant à plus de deux cents. Mr de Moyancour luy dits: «Monseigneur, quant vous m'envoyastes avec luy à Ouessant il me régala très bien et proprement.» Sur cela Mr de Seignelay me demanda à combien estoient mes gages. Je répondis: «Monseigneur, à cent livres par mois, mais je me fais honneur qu'il m'en coûte du mien.» Répliqua le Ministre: «Je ne veux pas qu'il vous en coute, et vous aurées 200 livres tous les mois.» Mrs de Moyencourt et le chevalier de Venize dirent: «Il les méritte bien.» Puis Mr de Venize me dit tout haut: «Qui chapon mange, chapon luy vient.» Je dis: «Plus Sa Grandeur m'honorera des bienfaits de Sa Majesté je n'en mettray point en poche.» Il se prit à rire, et je m'en retournay très content à mon bord.
L'armée tint la mer jusqu'au 20e aoust sans rien encontrer. Le Ministre se trouva indisposé à la poitrine; il fist relascher devant Bellille et despescha un courier au Roy et dont il atendit la responsce, et le Roy luy ordonna de se débarquer, et de retourner à la cour et ordre à l'armée d'aller désarmer. Mr de Seignelay me fit l'honneur de me choisir pour le porter dans ma barque longue jusqu'à Paimbœuf, rivière de Nantes, et Mr de Tourville luy dit que ce seroit faire affront au chevalier de Lévy, ancien officier qui avoit aussy une barque longue. Le Ministre dit à Mr de Tourville: «Hé bien, faites-moy souvenir de Doublet dans la promotion.» Et peu après que le grand Ministre fut à la cour il mourut,135 et je fus mis aux oubliettes.
Après que nous eusmes désarmé à Brest, Mr le chevalier de Venize demanda deux frégattes en brulot dont on tira les artifices pour les équiper en course soubs son commandement, et il me fit l'honneur de me choisir pour son capitaine, en segond; l'autre étoit monté par M. Naudy136 capitaine de brulot. Et ayant party de Brest au 16 de septembre, nous fusmes croiser vers les illes de Madère et Porto-Santo; nous y encontrasmes un navire anglois qui avoit 14 canons et nous étions seuls, parce que Mr Nandy s'étoit séparé de nous. Ce navire anglois étoit fort par ses deux gaillards d'avant et d'arière bien garnies de vieux câbles entre les éclouezons, et avoit à chaque gaillard deux pièces de canon qui batoient devant et arière, et aussy des meurtrières d'où ils tiroient en seureté leurs mousqueteries et fauconneaux de bronze, et sans que nous puissions les découvrir, et sur les deux gaillards y avoit à chacun quatre coffres à feu remplis d'artifices et des flacons de double verre plains de poudre. Je dis à Mr de Venize qu'avant que nous l'abordions, qu'il faudroit luy envoyer notre bordée de canons. Il dit: «Point du tout, il faut l'aborder damblée.» Ce qu'il fit faire, et je passay au gaillard d'avant pour sauter à l'abordage avec une vingtaine de nos hommes et ce que nous fismes. Je passay arrière de ce navire et voulut en baisser son pavillon, mais il étoit cloué par le haut. Leurs 4 canons de dessoubs leurs corps de garde tiroient à mitraille ainssy que leurs fauconneaux qui tuoient et estropioient ceux qui étoient avec moy, et nous ne scavions par quels endroits pouvoir en découvrir aucuns. Notre frégatte avoit débordé et croyons qu'elle avoit receu quelque coup fatal. Je m'étois mis dans le porte hauban d'artimon pour n'estre à découvert des anglois qui nous défaisoient d'autant de nos hommes qu'ils en découvraient. Je criay à Mr de Venize de faire tirer quelques canons dans le bord de ce navire, sans quoy je ne pouvois le réduire et que j'avois perdu plus de moitié de mes gens qui étoient avec moy, et il fit tirer presque à bout portant sept à huit coups qui firent bresche, par lesquelles je jettay des grenades qui firent rendre nos ennemis et demandèrent quartier à ceux du chasteau de poupe. Et celuy d'avant tenoit encore fort, j'y cours avec quatre hommes dont un nommé Bérurier, de Touque,137 s'y porta vaillament. Leurs deux canons furent tirés sur nous sans nous endomager, mais j'aperceu à une meurtrière un fauconneau ajusté sur moy et je pris par un bras le dit Bérurier en luy disant: «Retire toy», et il receut le coup dans le sain et tomba mort à mes pieds. J'apellé mes deux hommes qui avoient des haches pour enfoncer la porte de ce château d'avant et aux premiers coups il fut ouvert par un anglois qui vouloit sortir avec un fauconneau, et sur lequel bien à point je luy déchargeai du taillant de mon sabre au travers du nez et des yeux un rude coup qui l'aresta, et puis je l'achevay de pointe et taille qu'il tomba sur la place; après quoy le reste demanda quartier. Lorsque nous en fusmes les maitres, ils nous déclarèrent venir de l'ille de Sainct-Michel où ils avoient chargé de bled pour apporter à Madère et qu'ils nous crurent pour un Saletin, ce qui les fit autant nous résister. Et comme nous étions proche de Porto-Santo noue les y débarquasmes ainsy que quelques portugais qui y étoient pour passagers. Et nous eusmes dix hommes tuez et sept estropiez, et les Anglois n'y perdirent que trois des leurs et un portugais de leurs passagers et trois blessés; mais il est surprenant comme j'ay échapé de ce rencontre. Et deux jours après nous prismes une flûte holandoise sans résistance, laquelle alloit à Madère avec son chargement de plusieurs marchandizes, et fut donnée à commandement à Jean Bérengier138, segond pilote, à cause qu'il m'étoit parent. Et la mesme nuit il s'enyvra et son équipage; il fut à toutes voilles donner du nez contre la grande ille déserte et le navire coula à fond où il s'y noya 14 hommes, et luy et un matelot ayant monté au haut de leur mât trouvèrent un tronc en forme de trou à cete ille toute escarpée et se jetèrent dedans, et les mâts et son navire disparurent et au jour se trouvèrent tous les deux sans savoir par où se retirer de leur trou futs à dessendre ou monter, ils trouvèrent beaucoup d'oiseaux qui au jour prirent le vol, et trouvèrent plusieurs nids avec des œufs et les oiseaux voltigeant autour, il n'y avoit ni herbes ny eau et ils se substentèrent avec des œufs cruds pendant trois jours mais ayant une grande soif, et le matelot buvoit son urine, et à la 4e journée il s'aviza qu'il avoit un batement à feu et en tira et rompit le devant de sa chemize et aluma du feu avec des bruttilles des nids d'oiseaux et de leur fiente, cela faisoit fumée qui les fit découvrir par les Portuguais habitants de la dite ille, consistant en tout en trois petites familles qui avoient aperceu quelques débris du navire naufragé, et ils furent à l'extrémité de l'ille ou paroissoit la fumée, et crièrent du haut en langue portugaize: «Y a-t-il quelqu'un? Aye a qui algunos?» Les deux emprisonnés répondirent: «Sy seignor, sauve la vie!» Et les portuguais crièrent: «Esper.» Et furent au débris des mâts que la mer avoit transportés à une petite plage d'où ils en tirèrent des cordes, et puis revindre sur le haut du cap, qui estoit extrêmement haut et escarpé et filèrent deux cordes vis-à-vis le trou où paroissoit la fumée et attirèrent nos deux hommes avec eux, et les soulagèrent à leurs besoins de la soif et noriture pendant six jours jusqu'à trouver le temps favorable de les passer à l'ille de Madère, où nous étions avec notre frégatte et notre prize Angloise: Et on nous aprit qu'à la dite ille déserte il n'y a que trois pauvres familles, qui font rente au Roy de Portugal de 80 mille raies qui sont presque autant de nos deniers montant à 80 livres de rente, et qu'ils y recueillent un peu de bled, et font la chasse aux oizeaux nommés par nos terreneuviers des fauchets, que les portugais nomment pardelles, qui veut dire par couples, étant toujours deux à deux dans leurs nids comme les pigeons, et ils en sallent les corps, et de leurs tripes et graisses en font des huilles à brusler aux lampes et que dans la saizon avec la glue ils font la chasse aux cerins canariens qu'ils vendent à Madère et aux étrangers, de plus ces habitants font amas d'une mousse seiche qui croit sur les gros rochers au bord de la mer et où l'eau ne les frape pas ne provenant que par les salitres exalées et est nommée orchilla, servant aux teintures, et quoy que la dite ille est sans aucune deffences d'armes et que les corssaires d'Alger, et de Saley y fréquente souvent au tour, il est comme impraticable d'y monter, et un homme seul faisant rouler des pierres du haut il n'y a aucune accessibilité.
Et au 10 décembre, nous partismes de Madère, Mr de Venize n'y ayant voulu vendre le bled de nostre prize et me pria de la conduire en France soubs son escorte, et estant à 40 lieux de Belille nous encontrasmes un navire portuguais soubs pavillon et commission de France, chargé de fromage de Hollande venant d'Amsterdam, et nous découvrismes que le chargement étoit pour le compte des marchands holandois, ce qui nous la fit conduire à Brest où elle fut jugée bonne prize, et audessous des fromages il s'y trouva des ballots d'épisseries, cloux, muscade et cannelle qui méritoit des atentions plus qu'aux fromages, et nous désarmasmes à Brest au 28 décembre 1690.
CHAPITRE VI
Mission en Ecosse.—Les pommes de reinette.—Entrevue de Doublet et de l'intendant de Dunkerque.—Amours de Doublet.—Il est nommé lieutenant de frégate.—Il reçoit le commandement de deux corsaires.—Combat.—Prises de trois navires.—Mission à Elséneur.—Passage du Sund.—Arrivée à Copenhague; à Dantzick.—Prise à l'abordage d'un navire anglais.—Naufrage devant Dunkerque.—Voyage à Versailles.—Aventure avec le sieur Pletz.
1690. Lorsque j'eus salué Mr Des Cluseaux, intendant, il me dit: «J'ay des ordres de M. de Pontchartrain, Ministre de la marinne, de vous envoyer pour luy parler à la cour, et cela vous doibt faire plaisir; mais il faut avant partir faire désarmer votre frégatte et faire décharger et désarmer vos prises.» Je creus mon advancement estre indubitable, sur ce qu'il s'étoit passé avec M. de Seignelay. M. de Venize m'en témoignoit sa joye. Et lorsque les désarmements furent faits, je fus recevoir les ordres de M. l'intendant, qui ne consistoient que de me rendre à la cour chez M. de Pontchartrain et de recevoir cinquante pistoles à compte. J'acheptay deux chevaux pour moy et mon vallet après avoir pris congé de mes amys, je party le 9 janvier 1691 et le 17 j'arivay à Versailles et receus audience du Ministre le mesme soir, lequel m'ordonna de partir le matin pour me rendre à Dunkerque; où je trouverois mes ordres chez M. Patoulet, Intendant de marinne. Je fis connoistre avoir besoin d'argent ayant deux chevaux et un valet et que je priois Sa Grandeur de m'accorder deux jours de résidence à Paris. Il me remit au lendemain à sept heures du matin. M'y estant rendu, il me fit entrer en son cabinet et me fit compter cinq cents livres, et me dit de ne pas retarder à Paris plus de deux jours, et il me répéta: «Vous trouverez vos ordres à Dunkerque». Et je fus disner à Paris, d'où je partis le 21e, et arivay à Dunkerque le 27e sur les 5 heures du soir chez M. l'intendant, qui m'attira en particulier pour me dire qu'il y avoit une affaire d'importance pour le service du Roy, ce qui fera mon advancement; et que pour y réussir ny causer de soubssons, je m'abstiendrois d'aller chez luy, et qu'il me faloit conférer sur les moyens avec le chevalier Géraldin et duquel ses ordres pour moy étoient autant que celles de la cour. Il falut donc s'ouvrir et me déclarer le secret conssistant à pouvoir conduire en Ecosse un ingénieur au duc de Gordon qui tenoit bon pour le Roy d'Angletere Jacques second dans le château d'Edimbourg, capitalle du Royaume d'Ecosse, comme aussy de faire tenir en seureté un paquet de la cour au dit seigneur Duc de Gordon,139 et que pour y parvenir je cherchas dans mon idée les moyens, et que rien ne me manqueroit, et puis beaucoup de promesses et flatteries, disant avoir informé la cour ne conoistre personne autant capable que moy etc. Je répondis: «Cela mérite bien des attentions et des réflexions puisque Mr le prince d'Orange par ses troupes est déjà possesseur de la ville d'Edimbourg et de la ville de Leict qui en est le port de mer, et je n'ay aucune personnes de connoissance en ces deux villes, et avec lesquels il faudroit prendre les mesures et il faut quelqu'un en crédit ou quelque autorité.» Et cela me fut promis et tenu. «—Secundo il nous faut un moyen bastiment, bon de voille, et qui ne paraisse pas estre disposé pour la guerre.» Et je fis choix d'un gras basteau pescheur de harens; et que l'on m'y donneroit quelqu'un pour bien m'interpréter les langues angloises et écossaises; et que l'on m'acorda un jeune Irlandois nommé le Sr Welchs; et que Mr l'ingénieur seroit déguizé en gros marin et passât pour mon pilote, n'ayant belle perruque ny habits galonnés, afin de n'estre reconnu par mon équipage, qui seroit composé de dix matelots flamands, et que l'on me muniroit d'un passeport d'Ostende, remply de mon nom sans le changer parce que j'étois fort connu en bien des endroits. Ce fut une difficulté que ce passeport étant en guerre avec Ostende où j'étois entièrement connu. Cependan le chevalier Géraldin ayant écrit à ses amis en obtint un et l'emplacement du nom étoit en blanc, que nous remplismes du mien, et il fut question de quel prétexte se servir pour l'introduire. Je dis: «Il faut faire charger dans ce bateau pour 25 à 30 pistoles de pommes rainettes dont on fait cas en Ecosse, et il me faut une lettre de crédit de cinq à six mille livres sur quelque banquier de la ville d'Edimbourg, parce que l'on me questionnera, je répondray, venir pour négocier soit du charbon de terre et du plomb; on me dira vos pommes ne suffirent pour le quart de votre chargement et seray pris sans verd.» Et Mr Geraldin se trouvait embarrassé, cependant en trois jours il obtint cette lettre de crédit en ma faveur, ainsy qu'il avoit obtenu le passeport de Mr Hamilton, consul des anglois en Ostende, toujours bien zélé pour son véritable Roy. Enfin m'étant déterminé à cette entreprise en vüe de rendre mes services aux deux testes couronnées, le Roy nostre maistre et le Roy Jacques, desquels on me flatoit d'avoir de grosses récompenses en advançant dans la marine, me fit partir avec courage, le 6 février, avec mon ingénieur sans autre nom que Claes Dromer, passant pour mon pillote. J'avois dans le bord deux caisses plaines de fusils et deux ballots d'habits de soldats pour les délivrer au fort de la Basse, à l'embouchure du fleuve Edembourg, lequel tenoit encore pour le Roy Jacques, et un paquet de lettres pour celuy qui y commandoit. Je leur délivray le 22 février et m'advertit que Mr le Duc de Gordon se défendoit faiblement contre M. de Makay, commandant les troupes du prince d'Orenge.
Enfin, au 23e, j'arrivey en rade de Leict140 et descendit avec mon pillote, tous trois habillés à la matelote. A l'abord, les soldats me conduire à Mr de Makay, qui m'ayant questionné d'où j'étois et revenois et leu mon passeport me dit: «Allez et faites vostre négosse.» Je luy demandey s'il nous seroit permis d'aller à Edembourg. Il dit: «Allez partout exepté autour de mon camp.» Et nous fusmes tous trois lentement à pied à Edembourg, qui n'est que demie lieux au-dessus de Leict où est le port et forteresse. Nous fusmes chez un libraire, faisant semblant d'y marchander un petit livre pour nous aprendre les marées et dangers du pays, et je luy glissay une petite lettre de son Roy Jacques, qui l'instruisit de nostre voyage et du paquet que nous avions pour l'introduire à Mr le duc de Gordon, ainsy que notre ingénieur, et par crainte de sa femme, les enfants et la servante, il dit: «Allons boire un verre de bonne bierre.» Sa femme dit: «N'en avez-vous pas icy?» Ouy, mais j'en connois de meilleur. Et nous fusmes dans un cabaret, où nous entretinmes sur les moyens, et luy délivray le paquet, et nous séparasmes, Welsch et moy, luy laissant le prétendu pilotte, et retournasmes à Leict pour retourner à notre bord, et où nous y restasmes jusqu'au lendemain l'après midy sur une heure, que nous entendismes plusieurs coups de canon partir du château, lequel avoit les pavillons déployés je pensois que le siège en fût levé de devant. Mr de Makay et tous ses officiers ne seurent que penser sur cet éclat. Il dit: «Aparamment que Mr de Gordon a receu quelque espérance, d'un prompt secours; il nets pas jour d'ordinaire et il faut que cette barque luy ay fait tenir quelque paquet, que l'on m'équipe une chaloupe avec six grenadiers, et qu'on m'amène les premiers de cette barque et qu'on les dépose au corps de garde jusqu'à ce que j'aye visité le camp, et qu'on y mène aussy un des leurs qui a resté à terre.» Sur les cinq heures du soir, nous fusmes conduits Welchs et moy dans un corps de garde où étoit déjà mon prétendu pilote, et nous étions fort observés en toutes nos actions et nous n'osions nous entreparler, et sur les neuf heures on nous mena au château devant Mr de Makay qui étoit environné d'un grand nombre d'officiers. Puis il demanda: «Qui est le maître de cette barque?» Je dis: «C'est moy,» «Quy sont les autres?» Je répondis: «Voilà mon pilote et mon contre maître.» «D'où estes-vous partis?»—«D'Ostende.»—«Donnez vostre passeport.» On l'examina, enfin je fus interrogé sur tout, puis il ne manqua pas de demander sy je n'avois pas d'autre chargement que des pommes, et qui je prétendois remporter. Je dis: «Du charbon de terre et du plomb,» et que pour l'effect j'étois porteur d'une lettre de crédit sur un nommé Charter maire d'Edembourg. Il me demanda: «Le connoissées-vous?»—Je dis: «Non»—«Pourquoi ne l'avez-vous esté trouvé hier?»—Je dis que je defferois jusqu'à sçavoir ce que je pourois vendre mes pommes pour me régler. Il me demanda: «Avez-vous sur vous cette lettre de crédit?» Et je la présentay à Mr de Makay qui la redonna à un Mr proche de luy, et qui la leus, et puis me dit: «C'ets sur moy qu'elle ets tirée, j'y feray honneur quand vous souhaiterez.» Ce qui me le fit connoistre, et on nous aloit renvoyer à notre bord qui étoit à la rade, et par malheur un nommé Richard Kintson, marchand, que j'avois connu en Espagne, me reconnut, me faisant bon acueil. On luy demanda où il m'avoit veu. Il dit: «A Cadix; nous avons beu souvent ensemble; il commandoit une jolie frégatte françoise.» On dit: «Quoy, il est françois et se dit d'Ostende.» Puis un autre nommé Smits me vient prendre la main en me demandant encore de ma santé. On luy demanda aussy d'où la connoissance. «Au diable que trop, c'ets Doublet qui me prit il y a un an devant le port d'Ostende et me mena mon navire à Dunkerque.» Cela nous pensa perdre, et Mr de Makay dit: «Il est heure de manger, qu'on remette ces gens au corps de garde et bien gardées jusqu'à demain, et qu'on ne les laisse parler à personne.» On nous y conduit soubs bonne escorte, et un officier eut la malice de me faire attacher les deux bras, prenant dans les plis des coudes et par derrière le dos avec de la mesche à mousquet. Bien une heure après, je dit aux officiers: «Mr de Makay n'a pas donné un ordre si rigoureux.» Et on me fit détacher. Nous demandasmes un peu de pain et de la bierre, et on nous apporta de l'Elle141 qui yvre plus que de l'eau-de-vie. Je dis à mes deux confrères: «Défiez-vous de cette boisson, vous en seriez incommodez.» N'ozant en dire plus, et nous passasmes une triste nuitée. Le lendemain dès six heures, on nous reconduit devant M. de Makay qui m'interrogea pour la deuxième fois, et particulièrement que j'étois reconnu pour françois. Je luy dis: «Je ne l'ay pas dénié ny changé mon nom, voyez le passeport et ma lettre de crédit.» Il dits: «Comment donc estes-vous à prezent flamand Espagnol.» Je répliqué: «Permettez que je vous le dise en particulier.» Il s'écria: «Non, non, pas de secret; c'est icy un conseil assemblé.» Et en soupirant je dis: «Il y a quatre mois que j'ay eu le malheur de me battre avec un officier de marine que j'ay jetté par terre, vous savez les rigueurs en France pour les duels, j'ay tout abandonné et me suis sauvé en Ostende où Mr le gouverneur me pris soubs sa protection et Mr le consul anglois, et m'ont envoyé icy pour gagner ma vie atendant où ils puissent m'employer.» Sur quoy Mr Charter et plusieurs officiers dirent: «Cela se peut et paroit vraisemblable.» Et on ne quiestionna pas mes deux hommes. Mr de Makay me dit: «Allez et faites entrer vostre barque dans le port et vous négossierez, mais que vous ou le pilote reste chez moy jusqu'à ce temps que le bateau soit entré.»—Claes Dromer penssa gaster tout et nous perdre entièrement ne sachant mon dessain, et il n'y auroit jamais réussy. Il dit: «Moy qui suis le pillote je vais faire entrer le bateau.» Peut-estre avait-il quelque dessain, mais il n'étoit nullement au fait de la marine. Je dis: «Messieurs, dans toutes les ordres de marine, il faut qu'un maitre ou patron et capitaine soit dans son bord qu'il entre ou sort d'un havre.» On dit: «Cela est vray, alez, vous, maistre, et nous garderons ce gros homme.» En effet, il étoit puissant de corps.
Je party assées guay ayant mon projet en teste, et lorsque je fus sur le quay pour m'embarquer dans mon petit canot où il y avoit seulement deux rameurs qui étoient venu pour aprendre de nos nouvelles,—Welchs étoit avec moy,—il se présenta à moy un joly cavalier de 15 à 16 ans, bien équipé, le plumet blanc au chapeau et me dit: «N'estes-vous pas le marchand de ces pommes? Madame ma chère mère en voudroit de belles avant que vous les vendiez.» Je pensois que c'étoit l'ange que Dieu m'envoyoit à mon dessain, et luy dit: «Monsieur, venez avec moy et vous aurez à choisir.» Il parloit françois très bien, excepté quelques prononciations. Je luy dis: «Embarquez-vous avec moy.» Et il y étoit déjà dans mon canot quant un brutal de maistre des quais luy dit en anglois où il aloit; le jeune homme luy dit le subjet et le maistre des quais le fit débarquer, luy disant que sy j'avois cette bonne volonté, que je l'exécuterois lorsque la barque seroit entrée au port, et qu'il avoit ordre de ne laisser aller qui que ce soit à mon bord. Je fus déconcerté et en alant je fis d'autres projets. A peine je fus arrivé à mon bord qu'il y vint une chaloupe avec six matelots dont le chef étoit le pilote royale du port, lequel me dit: «Je viens ici pour vous guider dans le port et il faut avant une heure lever l'ancre.» Je réponds, toujours par Welchs, mon contremaitre, que, à la bonne heure! Et Welchs en françois me disoit: «Egorgeons tous ces bougres-là.» Je luy dis: «Tout beau, nous le saurions faire sans bruit; voilà une frégatte angloise proche de nous qui nous perdera. Sy je ne puis nous en défaire par une autre voie, nous en viendrons là et ne dites mot.» Je m'aproché de ce pilote et luy demendey son nom, il me dit: «Willem Fischer.» Je luy demanday s'il ne boiroit pas bien un petit doibt brandevin de France. Il parut content. Puis par Welche je luy fis dire qu'il étoit bien tard pour nous entrer dans son port tout bordé de rochers. Il répondit: «Ne craignez pas, je suis seur de mon fait.» Je luy fis encore dire que j'avois peur et que s'il vouloit me faire plaisir que d'atendre au matin et qu'il restasse la nuitée à mon bord, qui est très courte, et qu'il renvoya sa chaloupe et ces gens dire à M. de Makay qu'il étoit trop tard pour m'entrer, et qu'il envoyast de nos pommes à sa femme, avant que les autres en euts. Il tomba dans mon piège. Je leur laissay prendre des pommes tant qu'ils voulurent et Welchs me disoit: «Faisons main-basse.» Je luy résistois fortement. Enfin la chaloupe part avec les ordres de Mr Willem d'aller dire qu'il restoit à mon bord et qu'il étoit trop tard pour m'entrer qu'à la marée du matin il n'y manqueroit pas. Et lorsque la chaloupe fut partye, je le conviay dans ma cahute de chambrette pour boire le brandevin, et il n'eus sitôt beu que je sorty, et l'enfermay à la clef. Je fis déployer les voilles et couper le câble, et forçois à toute voille, et par un bonheur extresme les vents étoient très favorables. Je coupay la corde de ma petite chaloupe et la laissay en dérive, et la frégatte croyois que j'allois entrer dans le port, et mon Willem fit un grand cry. J'entrouvé la porte et luy présentay un grand couteau proche son estomac; il se teu et s'agenouilla. Je luy dis de se taire, ce qu'il fit. Mais lorsque la dite frégatte m'aperceut ayant bien dépassé le port me lascha un coup de canon qui creva ma grande voile, et un moment après les canons des forts de Leict tiroient à boule vüe, et la frégatte n'oza venir près nous pour n'aler sans le capitaine qui étoit à terre. Ainssy j'échappay avec mon hoste en la place de celuy que l'on m'avoit retint. J'étois donc sans passeport ny pillotte, et je pris route opozée, crainte la frégatte, et fut droit au nord vers la Norvesque ou Dannemark neutre, et en six jours j'arivay à Suinneur proche de Derneus où étoit le chevalier Jean Baert, chef descadre, sans que je le seut, et fut par là en seureté: j'avois eu l'honneur d'avoir esté son lieutenant, je le futs trouver à Derneus et il me dit qu'il aloit retourner dans deux jours conduire ses prizes à Dunkerque et que j'euts pour seureté à m'embarquer avec luy et mon prisonnier. Je le priay de me laisser reconduire ma barque soubs son escorte et qu'il me donna seulement un de ses passeports, et que j'étois seur de ne m'écarter de luy qui avoit des prizes à conduire. Il me munit de bonnes provisions de table et je party avec luy et nous arivasmes à Dunkerque au seize avril 1691142.
Et aussitôt que je fus débarqué avec mon écossois je requis à un officier de premier corps de garde de me donner un escorte pour conduire avec seureté mon prisonnier chez Mr l'intendant de la marine, et l'on me donna deux soldats avec leurs fusils et fusmes à l'intendant, qui me receut à l'abord très gracieusement en me demandant si tout avoit bien esté, et ce que c'estoit que cet homme. Je luy dis en abrégé ma relation cy-devant, et que je croyois le pauvre sieur ingénieur à un gibet. «Comment donc, nostre ingénieur pendu! Et vous l'avez abandonné? Vous estes perdu.» Je luy dits: «Non encore, suspendez s'il vous plait votre jugement, et sy vous aviez esté au mesme cas que Mr Dromer, je vous y aurois aussy délaissé. Vous savez que je n'ay point craint dans les occasions le bruit des canons et des mousquets, non plus que les périls de la mer, mais je n'ay jamais creu estre déshonoré par une potence où vous et le chevalier Géraldin me venez d'exposer par vos belles promesses. Je m'en suis heureusement échapé et vous ameine cet homme que par adresse j'ay enlevé et qui peut sauver l'ingénieur s'il nets pas encore fait mourir. Il faut faire au plutots écrire par cet homme à Mr de Makay qui l'a obligé de venir à mon bord pour servir au nouveau conquérant, ainssy qu'ils apeloient Mr le prince d'Orange, et que je l'ay enlevé par surprise, et que sy l'on fait mourir mon pillote Claes Dromer qu'il subira pareil suplice, et aussy le faire écrire des lettres circulaires à sa femme et à toute sa parenté pour demander la liberté de notre pilote pour qu'il puisse obtenir la sienne.» Et aussytots nostre ostage écrivit plusieurs lettres remplies à faire compation, et puis on le déposa dans une chambre d'un bon cabaret, soubs bonne garde par quatre fusilliers, avec ordre de ne le laisser parler à aucune personne, crainte qu'il n'aprit ce que c'étoit que notre prétendu pillote. Et les dites lettres furent envoyées, et Mr l'Intendant envoya à la cour toutes ces informations, et dont il receut ordre de me donner une gratification, et il me fit venir chez luy, et il me dit: «Quoy que vous n'ayez pas bien réussy aux dessains projetées, cependant la cour ayant esgard aux risques que vous avez encourus et par votre adresse d'avoir enlevé ce pillote, elle m'ordonne de vous gratifier de cinquante pistoles.» Je répondis: «Je n'ay point agy par interest; je n'ay pas demandé de gages; je me suis nory et l'ingénieur sur mes frais, et cets me trop payer pour deux mois et quelques jours. Donnez à vos laquais cette belle récompense. Vous m'avez promis au nom de la cour mon advancement, et j'ay couru plus de risques à désonorer ma famille qu'en mile combats, et je chercheray ailleurs mon party.» Il se récria: «Quoy! avec quel mépris et audace vous parlées et refusées une grasce de la cour.» Je dits en me retirant: «Elle est trop belle pour moy.» Et il luy souvint du commerce de lettre qu'il me deffendit d'avec le fils de Mr l'admiral Ruiter. Me voyant sortir de la salle, me dit: «Aparaman vous yrez trouver Mr Ruiter pour vous faire pendre sy jamais vous estes pris.» Et je ne répondis rien. Aparaman qu'il récrit sur cela en cour, et huipt jours après il m'envoya chercher et me dis: «J'ay écris que vous n'avez voulu recevoir la gratification sur ce que l'on vous a fait espérer vostre advancement dans la marine, et sy j'avois écrit vos fiertées vous seriez perdu, et mes intentions ont toujours esté bonnes pour vous. Voicy un brevet de lieutenant de frégatte143 de sa Majesté que je vous ay obtenu avec le commandement de la frégatte la Sorcière, montée de 30 canons que j'ay ordre de faire armer incessamman, ainsy que la frégatte la Serpente aussy montée de 30 canons, qui sera commandée par le capitaine Keizer144 flamand, et vous aurez commandement sur les deux frégattes, et vous n'engagerez tous les deux aucuns matelots françois couchés sur les classes, le Roy en ayant besoin pour ses gros vaisseaux, ains apportées tous vos soins et ne soyez à l'advenir sy prompt ny sy fier, car tout autre Intendant vous auroit perdu.»
Je le remerciay gracieusement et fis grande diligence pour les deux armements. Et j'ay obrmis d'écrire cy-devant que lorsque j'eus les ordres de partir de Brest pour me rendre à la cour, en route faisant je passay par la ville de Sainct-Malo où je rencontray plusieurs capitaines et marchands avec lesquels j'avois fait connoissance à Cadix en Espagne et à Lisbonne en Portugal et autres endroits, qui à mon bord me vouloient régaler, et entr'autres Mr Desmarets-Fossard, brave capitaine et marchand avec lequel j'avois une plus étroite liaison, jusqu'à nous traiter de frères, mesmes par nos lettres. Il m'emporta pardessus les autres pour me donner le souper chez luy, sur ce que j'avois déclaré que le matin suivant je devois continuer ma route, et convia huipt de ceux qu'il creut de mes meilleurs amis au souper pour me faire compagnie, et l'un et l'autre sans pensser à autre chose. Il nous conduit chez luy, où en entrant il dit à Madame sa mère: «Voilà mon meilleur amy Mr Doublet dont je vous ay tant parlé; cets mon frère et je l'ameine avec ses amis et les miens à souper.» La bonne dame dits: «J'en suis ravie, alées faire une promenade et je vais donner mes soins.» Et nous fusmes à Sainct-Servant à un baptesme de ses parents, et puis nous rendismes à l'heure du souper, et à l'entrée de la table l'on me plassa entre sa cousinne germaine Mademoiselle Lhostelier d'une charmante beauté, et une seur de Mr Desmarets qui n'étoit pas moins agréable et que je n'avois encore vüe ny entendue parler. Je me sentis le cœur épris, et mon apétit estoit d'amour et non des mets délicieux dont on me reforçoit. J'étois observé; l'on m'en faisoit la guerre, et voyant le peu de temps que j'avois à rester je fis doucement ma déclaration de mon amour à Mademoiselle Fossard-Desmarets, laquelle ne me rejetta pas éloigné, disant ne vouloir suivre que les sentiments de sa chère mère. Et sur un changement de service de la table, la mère fut pour ordonner. Je fus la joindre et l'atiray en particulier, et luy fis la demande de sa chère fille. Elle ne manqua pas de me marquer sa surprize du peu de temps, et que je devois partir le matin. Elle me dit: «Vous me faites icy un compliment d'un cavalier de passage.» Et je soutins l'assurant de ma constance, et retournay entre mes deux belles, où je persuadois à la mienne que madame sa mère m'avait promis son consentement. Et sur la minuit je quitay la table disant estre fatigué et que à 4 heures je remonterois à cheval. Afin de dissiper la compagnie qui m'acompagna à mon auberge où étoit mon valet et mes chevaux, je fis semblant de me coucher sur l'heure, et les amis me quittère, excepté Mr Desmarets auquel je dis avoir à le communiquer. Et nous voyant seuls, je luy déclara mon parfait amour pour sa seur, et le priay de m'y servir d'amy, pour que nous puissions estre réellement frères. Il m'embrassa et me promit de m'y apuyer, et je le priay de me reconduire chez luy avant le coucher, et il ne peut me le refuser à mes empressements, et je passay jusqu'à trois heures et demie, où j'employai toute ma rétorique à confirmer mon zèle et mon amour, et j'obtins parole de la mère et de la sœur et du frère, leur promettent que je quitterois dans peu le service du Roy pour me marier et m'établir à Sainct-Malo. Et les ayant quittés je montay à cheval sur les quatre heures et demie sans avoir couché ny fermé les yeux, et pendant ma route je n'ay manqué un jour d'écrire à ma maitresse étant arrivé à Paris qu'à Dunkerque, excepté le voyage des pommes en Ecosse que je leur déguisay. Mais lorsque je fus pourveu du brevet et du commandement des deux frégattes cy-dessus, je leur en donnay advis et en leur promettant que malgré le brevet je quitterois le service, et pour mieux les en assurer je fis une remise de 15,000 livr. en lettre de change à ma prétendue et une belle pendule à répétition et mon portrait en petit, dont je luy faisois un don en cas que Dieu disposats de moy, n'étant biens de ma famille, etc.
Pendant que je faisois diligence pour armer, les deux frégattes du Roy la Serpente et Sorcière, ariva à Dunkerque le sieur Dromer dans un pitoyable état, enflé par toutes les parties de son corps par hidropisie causée qu'on l'avoit dessendu dans un puis à sec avec une grille de fer audessus et que à toutes les marées haultes il avoit l'eau jusqu'au sein, et lorsque la mer avait baissé il se posoit sur une pierre de taille, et pour pain c'étoit des fois de bœuf cuit et de la petite bière, et on atendoit des réponsces d'Ostende pour le convaincre et le pendre. Mais son bonheur fut par l'enlèvement que j'avois fait de Willem Ficher qui le sauva, et que nous avons relasché bien sain et gros et gras, et le sieur Dromer après bien des remèdes n'a vescu que huipt mois après son retour, et me remercia fort de mon adresse.
Nos deux frégattes se trouvèrent toutes équipées et prestes à faire voille le 8e may, nous ne atendions que les ordres et un bon vent pour sortir du port, et le 10e Mr l'Intendant nous ayant apelés les deux capitaines seuls nous présenta deux officiers anglois ou Ecossois et nous dits que de la part du Roy nous embarquerions chacun un de ces officiers, et leur donnerions à coucher dans nos chambres et la table, et que au moment de notre départ il nous délivrera à chacun un paquet cacheté de la cour que nous n'ouvrions qu'en présence des dits deux officiers, et de suivre exactement ce qui y sera marqué, et que l'ouverture ne s'en fera que lorsque nous serons au Nord de tous les bancs de Flandre, et qu'au cas de rencontre supérieure de nos ennemis qui nous fit succomber, prêts à estre pris ou péris nous jetterons les dits ordres à la mer dans un sachet avec un ou plusieurs boulets à canons pour les faire précipiter au fond.
Les vents étant assez favorables, nous sortismes du Port sur le midy, et fismes les routes du nord jusqu'au 13e à 8 heures que nous étions dépassées tous les bancs, et fis serrer une partye de nos voilles, et fits le signal à Mr Keizer de venir à mon bord et d'aporter son paquet pour en faire l'ouverture ainssy que du mien, et il vint avec l'officier. Nos ordres étoient de fuir toutes les rencontres que nous pourions trouver qui nous peut engager en aucun combat ny mesme de ne nous arester à faire aucunes prises quelque aparente d'estre riche ou non, et d'aler vers les costes de Flandres ou Aberdin pour y débarquer chacun notre officier, dont nous raporterions un certificat comme ils sont contents du lieu de leur débarquement et bon traitement pendant le voyage. Et nous continuasmes la route jusqu'au 15e que nous étions en vue des terres de Hulm, où nous trouvasmes plus de cent bastiments holandois pescheurs qui n'avoient que deux moyens convoys de 20 à 24 canons pour les garder. Nous avions les pavillons anglois arborées, et nous passions au travers parlant aux uns et aux autres sans leur faire la moindre peine, et nous creurent anglois leurs amis. Sur le soir nous n'étions qu'à trois lieux au large du cap Flamberghot que je fus parler à Mr Keizer et luy recommander de se tenir proche de nous, ce qu'il me promit. Mais je fus fort étonné que sur la minuit nous entendismes quelques coups de canons éloignés de nous, et qu'au petit jour nous ne voyons plus nostre camarade, ce qui nous mit en grandes inquiétudes, je faisois faire exacte découverte du haut de nos mats.
Et sur les huipt heures notre homme de la découverte nous advertit qu'il voyoit un navire venir à nous, et fit route pour sa rencontre, et à dix heures nous étions à portée de la voix, et un des officiers nous cria de leur envoyer ma chaloupe, et pour lors nous aperceusmes que cette frégatte avoit combattu, et la reconnusmes désemparée et bien mal traitée. Je m'embarquay dans ma chaloupe, et fus à son bord; je trouvay bien de la consternation et le dit capitaine Keizer tout étendu sur le plancher de sa chambre ayant une épaule toute fracassée jurant et reniant comme un désespéré, et yvre. Je n'en pu tirer de bonnes raisons; je sortys sur le gaillard et interrogeay le second capitaine qui étoit moins yvre. Pendant que nos chirurgiens travailloient sur les blessés, les charpentiers de leur costé raccommodoient les mâts et les vergues et le corps du vaisseau, ainsy que les matelots aux voiles et aux maneuvres. Enfin le second capitaine m'aprit que l'officier passager fut tué de la première décharge et a esté jetté à la mer. Je demanday pourquoy nous avoir quittés contre les ordres, et il me dits que depuis que nous eûmes passé au travers de cette flotte sans en avoir pris, que le capitaine Keizer devint comme enragé et que sitôt qu'il fit obscur il força de voille, ayant mesme un peu changé nostre route pour se mieux écarter de nous, et que sur les onze heures ils aperceurent une lumière et coururent dessus, et qu'un peu avant minuit ils se trouvèrent proche d'un navire qui avoit cette lumière, et sans estre aucunement préparés pour le combat le sieur Keizer l'aprocha et cria: «D'où est le navire», qui luy répond: «De la mer»: «Et d'où est le vostre.» Keizer sans déguisement cria: «De Dunkerque.»—«Ameine, chien!»—Et ce navire luy lascha une bordée de canons chargées à mitraille suivie d'une bonne mousqueterye qui tua l'officier anglois et blessa au costé Keizer et ensuite à l'épaule et une trentaine de l'équipage tuez et estropiez et nos gens à peine laschèrent leurs bordée de canons, n'ayant aucuns mousquets de préparées; ils receurent une segonde et troisième bordée, et puis ce navire à nos gens inconnu se retira et continua sa route, et s'ils avoient voulu ils auroient enlevé notre frégatte sans que j'en euts connoissance. Enfin il se trouva 52 hommes morts, 21 estropiées et 14 passablement blessées. Je me fis reporter à mon bord pour conférer avec mon officier passager, et pendant qu'on raccommodoit toute chose, ce pauvre officier étant tout déconcerté me dit: «Mr, il nous faut retourner en France; je ne puis plus rien sans mon camarade; voilà une grande imprudence du vostre, et il mérite estre roué vif s'il échape.» Et je priay mon officier de se transporter au bord de Keizer avec notre écrivain et que nous allions dresser un procès-verbal, et puis nous en retourner, et cependant que s'il vouloit je le débarquerais à l'un des endroits destinés. Il dit: «Non Monsieur, il faut sy l'on peut retourner au plustot en France.» Et dès que ma chaloupe eut porté une vingtaine de mes matelots à la Serpente et qu'elle fut revenue à mon bord je fis la route pour Dunkerque, et le 23e may me trouvant proche de la rade d'Ostende, je trouvay quatre navires anglois dont j'en pris trois chargées de charbon de terre et de l'étain et du plomb les conduit à Dunkerque et ma frégate la Sorcière faisoit grande eau et dont il luy falloit faire un grand radoub, et l'on jugea qu'il y avoit bien moins de travail à faire à la Serpente, il fut ordonné que je la commanderois et l'armerois incessamment pour aller vers la mer Baltique et, le 10 de juin, étant tout prêts à sortir du port Mr l'intendant me dit de recevoir mes ordres du chevalier Géraldin, lequel cy-devant me les avoit donnés, et il m'ordonna de recevoir dans ma chambre et à la table un officier dont il ne m'importoit en savoir le nom, et défense d'attaquer ny chercher aucune rencontre de faire des prises, et moy d'éviter toutes rencontres, et de faire en diligence ma route pour me rendre au Zund, à Elzeineur, où se débarquerait mon passager, et après quoy j'irois dans la mer Baltique en rade de Danzik prendre soubs mon escorte145 la flûte du Roy nomée la Diepoise, commandée par le capitaine Postel, de Honfleur. Au 12e juin je party de Dunkerque et, sur les 6 heures du soir étant entré à Ostende et l'Ecluse, je fus rencontré par cinq vaisseaux de guerre anglois, lesquels me donnèrent chasse, et pour me faire engager entre les bancs de sable ou de passer à leur portée de leurs canons je fis le semblant de vouloir donner dans les bancs, et les trois plus légers de leurs vaisseaux n'y coupoient le chemin, ce qui venoit à mon dessein de les faire séparer. Et lorsque je les creut assez distant de ne me pouvoir rejoindre, je reviray le bord en résolution d'essuyer la bordée des deux plus gros qui marchoient le moins et forçant de voille je passay bien à portée d'un moyen canon de ces deux vaisseaux qui ne me tiroient pas leurs canons crainte d'interrompre leur marche. Mais lorsque je les euts un peu dépassées et qu'ils voyoient que je les éloignoient, ils me cannonèrent fortement et tous les cinq couroient après moy, et je ne receut qu'un seul coup de canon du costé de tribord en arrière de mon artimon qui brisa dans ma chambre quelques-uns de nos fusils, et la plus légère étoit une frégate de 24 canons qui aloit mieux que nous continua la chasse jusqu'à 9 heures, mais elle n'oza m'aprocher de trop près, et nous nous tirasmes heureusement, et mon passager vint m'embrasser me disant: «En vérité, Monsieur, je vois bien ce qu'on m'a dit, qu'il n'y avoit rien à craindre avec vous.» Et je repris ma route, et passant sur le banc des Dogres, je passay proche de plusieurs de ces bastiments pescheurs de morues sans leur rien dire, j'avois les pavillons anglois arborés et me prirent pour frégatte d'Angleterre.
Et le 29e juin étant proche du cap de Kol146 où l'on fait la cérémonie de baptizer ceux qui n'ont pas passé au Zund, il se fit un grand préparatif par mon équipage qui étoient tous flamands et que leurs coutumes ainssy qu'à tous les gens du nord est de donner la calle, en guidant les hommes au haut du bout de la grande vergue et de le laisser tomber d'en haut dans la mer trois fois quelque froid qu'il fasse, puis on leur donne un verre d'eau-de-vie et ils payent ce qu'ils ont promis et on l'écrit pour le payer sur leurs apointements, et cela revestit pour avoir de quoy les régaler tous. Mon navire n'y avoit encore passé ny mon passager ny moy. Je fis présent de deux bariques de vin pour n'estre baptizé que d'un verre d'eau de la mer et empescher pour le navire qu'il n'en coupasse la figure en place du lion, ce qui est d'ancienne pratique147. Et le mesme soir nous entrasmes à Elseineur. Je fus à terre pour donner mes déclarations que j'étois frégate du Roy, n'ayant aucune marchandise dans mon bord, et le lendemain je fus à la rade de Copenhaguen, capitalle du royaume de Dannemarc; je fus à terre avec mon passager et nous fusmes chez Mr notre ambassadeur, Mr le marquis de Martangits148, qui nous receus très-gracieusement, et sur l'heure du midy il nous mena devant le Roy de Dannemarc149 qui nous fit un bon acueil, et ensuite il nous conduit chez le prince de Guenldenlen150 frère naturel du Roy, lequel nous convia pour le lendemain à disner chez luy, et enssuie nous fusmes chez Mr le premier admiral Bielcs151 et chez Mr le comte de Rancinclos, chancelier, et il étoit plus de deux heures quand nous retournasmes à disner chez Mr l'ambassadeur, et ordonnasmes de débarquer les hardes de mon passager, lequel me mit en bonne réputation avec Mr l'ambassadeur. Après quoy je pris un pillote pour dépasser les bouez et entrer dans la mer Baltique le 5e juillet. Après quoy je fus pour me rendre devant Dansik où j'arrivé en rade le 4e aoust et y trouvay la Dieppoise qui n'avoit encore commencé de prendre sa charge, et le 5 je me fis porter dans mon canot à la ville de Dansik trouver Mr Souchey, agent du Roy, auquel nous étions recommandées. Je le priay de nous diligenter le chargement de la Dieppoise, et il me fit conoistre que les mastures n'étoient encore dessendues la Vistule, ny les câbles encore faits, et j'eus le temps d'examiner cette belle ville qui est magnifique et bien policée par un sénat, et y ayant un bel arsenail toujours prêt à armer 30 mil hommes; toutes marchandizes combustibles sont en un quartier hors la ville entourées de grands fossées plains d'eaux, et à chaque bout des magasins ce sont de grands dogues enchaînées le jour et qui la nuit rodent; les magasins aux froments sont de mesmes et séparées et mesme garde les dehors de la ville sont en plaine remplie de jolis maisons de campagne où l'on va librement avec les dames faire des colations avec des truites et écrevisses et à très bon compte, et c'est une ville d'un très grand commerce.
Les câbles se trouvèrent faits: l'on embarqua des barils d'acier et de fer blanc et de cuivre en table et 18 gros câbles et d'autres à proportion, et 22 gros mâts et de plus moïens du godron et du bray, et le chargement s'acheva au 25, et ayant receu les expéditions je party avec la dite flûtte pour nous rendre devant Elseineur, et en partismes le 29 septembre. J'avois receu les ordres de n'escorter la dite flutte que jusqu'aux illes de Fer par le nord d'Ecosse, et après l'y avoir conduite de la laisser seule pour se rendre à Brest. Je tiray un certificat du capitaine Postel du lieu où je le quitois pour suivre mes ordres qui étoient que je ferois la course jusqu'au bout de mes vivres. Et croisant aux costes d'Ecosse devant la ville de Scarbourg152, nous aperceusmes une moyenne frégatte qui nous reconnut, et c'étoit le capitaine Piter Baert ayant 54 canons, lequel m'ayant parlé me dits qu'il y avoit à la rade du dit Scarbourg cinq navires. Je luy dits: «Il faut les aller reconnoistre.» Il répondit: «Mais il y a une bonne forteresse pour leurs défférences.» Je luy dits: «La forteresse ne sortira pas de sa place pour venir après nous, et sy vous voulez me seconder nous yrons les attaquer». Et il me le promit, et nous préparasmes un combat pour les attaquer, et lorsque nous fusmes à la portée des canons des dits navires et de la forteresse, c'étoit une gresle continuelle, et le dit Bart se tira au large, et je fus d'emblée en aborder un qui me couvroit des coups de la forteresse, et mon équipage ayant sauté au bord de la bordée ne savoit par où entrer, ayant les gaillards bien fermées, et tuoient mes gens autant qu'ils en découvroient, et de dessus mon pont nous étions battues en ruine par les 4 autres navires qui avoient 20 et 24 canons. Je fits couper le câble de celuy auquel j'étois accroché; je me trouvay abandonné tout seul sur mon pont, tous mes faux braves d'officiers s'étoient jettés dans la calle et dans ma chaloupe qui étoit entre nos deux navires. Je leur fis honte et ils remontèrent, mais le combat étoit fini, et étions hors de cannonades, et il est certain que sy j'avois esté tué ou bien blessé qu'au lieu de prendre j'aurois esté pris, ou s'il avoit sauté deux ou trois anglois dans mon bord je n'en pouvois échaper. J'eus de morts 28 hommes et six estropiés des bras et jambes et seize blessés, et dont j'eus une cuisse offencées dans les chairs, mon mats d'artimon hors d'estat de service et beaucoup de nos manneuvres endommagées, et ainsy que nos voiles, et mon coquin de prétendu camarade n'osa plus s'approcher de moy. Je pris résolution de faire route pour Norvègue où les ports de mer sont fréquents et sans forteresses, étant neutre, le capitaine de ma prise me proposa de luy ransonner, et j'en convins avec luy par dix mille livres, monnoye de France, quoy qu'il en valus plus de 25,000 liv. étant bon navire de 160 thonneaux, douze canons et chargé de charbon de terre et plusieurs saumons d'étain et de plomb. Je luy relascha son navire et chargement soubs la conduite de son pillote qui étoit son oncle, et que luy me resterait pour seureté de la ransson. Je fis ma relasche à Suinneur153 pour y reprendre un mât d'artimon qui ne me coûta que deux pots d'eau-de-vie et le travail de mes gens, et étant bien réquipé je remis en mer au 16e octobre après avoir bien espalmé ma frégatte en vue de ne pas retourner sans bonne prize. Je fus à l'embouchure du Texel jusqu'à passer les deux premières boüées ou tonnes. Je pris une grande galliotte bien richement chargée destinée pour Londres, et je la conduis jusque tout proche de la rade de Dunkerque, et je repris la mer malgré les murmures de mon équipage sur ce que j'étois bien affaibli de monde par la première rencontre. Cependant je fus croiser entre le dogre blanc, la Flye et le Texel qui sont les entrées pour Amsterdam, et au bout de trois jours et nuitamment nous nous trouvasmes proche d'une flotte que nous reconnusmes par les lumières des fanaux des convois. J'éprouvai ma marche, et voulus me mesler dans le gros de la dite flotte; un convoy voulu m'aprocher et je l'évitay et ils étaignirent leurs feux. Je tiray, étant éloigné après deux lieux, dix à douze canons distant les uns des autres comme sy j'en avois combattu quelqu'un écarté, et les trois convois y coururent où avoient paru nos hommes, et moy je recours au-devant de la flotte et en aborde une grosse flutte et, sans bruit ny un seul coup tiré ny fait paroistre de lumière, je luy mets promptement vingt hommes de mon équipage et en retire partie des siens et la fait changer de route, et m'étant un peu écarté je refis ma première maneuvre de tirer quelques canons et mettre fanal à ma grande hune et les convois redonnèrent après moy, et au petit jour ils m'aperceurent seul et sans prize à ce qu'ils creurent, mais lorsqu'ils furent à leur troupeau ils en trouvèrent un de moins, et je forçay de voille pour suivre sur la route que j'avois ordonné à la prise de faire, et sy j'avois eu quelque autre frégatte avec moy je leurs aurois enlevé une partie de leur flote sur les contre temps que je leur faisois, et je ne savois ce que j'avois pris; étant fort attentif à la rencontrer, je fis ma chasse à peu près, et sur le midy notre homme de la découverte cria: «Navire devant et au-devant de nous.» Et à deux heures nous étions à la voix. Le Sr Havard, mon capitaine en segond, que j'y avois pozé pour la comander me cria: «Voilà une belle prize venant de Moscovie.» Elle avoit 24 canons et plus de 600 thonneaux de port et toute neuve se nomoit la Laitière d'Amsterdam. Je l'escortois avec grand plaisir, mais les joyes de ce monde sont de peu de durée. Le 11 novembre, feste de St-Martin, nous étions au petit jour devant Ostende,—et je n'écris cecy qu'avec frayeur;—nous tinsmes conseil sy nous yrions entre les bancs de Flandre et la terre ou sy nous en passerions au large. Il fut représenté que plusieurs vaisseaux de guerre anglois avoient gardé pendant l'été le passage du dehors, n'osant se mettre entre les bancs. Nous avions un pillotte pour les bancs, réputé habil homme, proche parent de Mr le chevalier Baert, portant mesme nom, lequel nous dit: «Il ne faut pas hasarder de faire prendre une si belle prize, et il n'y a rien à craindre de passer entre la terre et les bancs, je suis pour cela et je réponds sur ma vie.» Et il fut conclu que nous y passerions, et étant au travers du vieux port notre homme de la découverte cria: «Il y a 4 gros navires à la passe du costé de Graveline.» Notre pilote dit: «Ai-je pas bien conseillé de ny pas risquer? Et ne craignez pas, je suis sûr de mon fait.» Et il sondoit à chaque moment, et j'étois tout proche de luy, et il se crut échappé des dits bancs, en disant: «Monsieur ne craignez plus; faites-moy donner un verre d'eau-de-vie, et sy vous avez quelque signal à faire, faites-le.» Et aïant convenu avec Mr l'Intendant avant mon départ que sy j'amenois quelque prise au-dessus de valeur de cent mil livres, que j'arborerois au grand mât un pavillon rouge je l'envoyay arborer; et dans l'instant, nous sentismes nostre frégate toucher et s'arester tout cour malgré toutes les voiles déployées. L'épouvante prend un chacun; la frégate s'emplit d'eau, et les vents du Nord-est s'augmentèrent, et un froid rigoureux et violent. Je fais couper tous les mâts et jeter les ancres à la mer afin que le bâtiment ne se rompre sytots. Un chacun se lamente et pleure; notre prise n'eut pas meilleur sort, excepté qu'après avoir perdu son gouvernail elle sauta par dessus les bancs et elle fut s'échouer à la coste proche de Boulogne dont le monde fut sauvé. Mais ce ne fut pas de mesme à nostre bord, j'envoyai ma grande chaloupe avec 16 hommes et un de mes nepveux pour demander le secours à Mr l'Intendant qui fit tout le possible pour m'envoyer des chaloupes du Roy avec des officiers, et comme ils venoient à nostre secours les vaisseaux que nous avions creu estre des Anglois étoient quatre vaisseaux du Roy sortys de Dunkerque qui étoient à la rade, desquels l'Ecueil cassa par le gros vent son câble et fut risque de se perdre sur le banc du Brack, et il tira du canon qui obligea les chaloupes d'aler à luy plutôt qu'à nous; plusieurs de mes gens se jettèrent en foule dans mon canot et me criant: «Sauvez-vous, nous dirons comme il n'y a pas de votre faute.» Et la mer les submergea tous à mes yeux. D'autres s'attachoient à des bouts de mats et à des bariques vides et périssoient tous. J'avois travaillé à faire un ponton des mâts et vergues que j'avois rassemblés et bien liées croyant m'y sauver avec le reste de l'équipage, mais leurs précipitations à se jetter dessus avant qu'il fut achevé fit encor périr tous ceux qui s'y étoient mis. Enfin comme la mer montoit et couvroit le corps du bastiment, je me mis à fourchon sur le dernier couronnement de poupe, tenant la gaule du pavillon et mon Rançon anglois etoit assys sur le fanal tenant aussy le mât du pavillon. Mr de la Houssaye et Guillemard154 estoient à mes costés, et chaque vague nous couvroit par-dessus teste, et ne respirions qu'entre deux, et nous résistames, jusqu'à 4 heures du soir qu'il començoit destre nuit, lorsqu'un coup de mer rompit notre machine, et flottions dessus au gré des flots et des vents, et que sur les six à sept heures j'entendis un bruit extraordinaire, et j'aperçeu une grosse noirceur, nous étions le corps dans l'eau, n'osant nous tenir dessus notre pièce par crainte de le faire couler soubs nous, et nous tenions autour avec nos mains. Nous coupasmes nos habits pour estre moins chargés, et apercevant cette noirceur je criay: «Mon Dieu, sauvez-nous la vie.» Et nous entendismes des gens crier: «Ameine les voilles et promptement des lanternes.» Et nous jettèrent des cordes dont j'en receu une sur la teste, que j'atrapay d'une main et la tint ferme et les autres en receurent aussy, et l'on nous attira dans cette barque où aussitôt que je fus hors de l'eau je fus saisy du froid et fut sans parolle, et l'on me reconnut quoyque nud en chemize. L'on me couvrit de capots pour m'échaufer ainsy que les trois autres. C'estoit une barque à pescheur dans laquelle s'étoient jetté quatorze des plus braves capitaines de Dunkerque pour nous sauver, et il étoit une heure après minuit, et lorsqu'ils me débarquèrent Mr de Harcourt commandoit la ville pour lors et eut la bonté de faire tenir les portes ouvertes, jusqu'à savoir de mes nouvelles. Je fus porté dans ma chambre sans avoir connoissance qui m'y avoit mis. Il me pris un vomissement d'eau salée et de sang, j'avois un de mes talons dont la peau étoit enlevée. Et le matin Mr l'Intendant se donna la paine avec Mr les officiers de me venir voir, et m'encourager sur ce qu'ils étoient bien informés qu'il n'y avoit nullement de ma faute et que j'avois agi en très brave homme et qu'il l'avoit écrit à la cour, cela me consola.155
Et dans cet intervale Mr de Pontchartrain fils succéda au Ministère en place de Mr son père qui fut chancelier156. Il ordonna à Mr l'Intendant de m'envoyer pour me justifier sitôt que j'en serois en l'état, et six jours après je party en poste pour Versailles où je n'imploray pas l'apuy d'un protecteur. Je paru le matin dans son antichambre où l'attendoient Mr les officiers de marinne, et je m'aprochay de luy disant: «Monseigneur. Je suis celuy échapé du naufrage de la frégate la Serpente qui vient soubmis aux ordres de Votre Grandeur.» Et il me regarda fixe de son œil et me dit: «J'ay receu les verbaux comme la choze vous est arivée. Vous estes lavé devant le Roy, mais ce coquin de pillote sera pendu. J'ay mandé que l'on fasse son procès.» Je dis: «Monseigneur, ça va estre un grand dégout pour Mr le chevalier Bart, c'est son parent et son filleul, portant les mesmes noms de Jean Bart.»—«Ha! Ha! Je vay informer le Roy, et vous demain à mon lever faites-vous énoncer pour me parler.» Je n'y manquay pas dès les six heures du matin. J'étois connu de Mr Potin, son valet de chambre, qui m'y présenta en son cabinet, et il me dit: «Le Roy fait grasce à ce malheureux, qui a fait périr la frégate et autant d'hommes et en considération de Mr Bart, ne manquez à luy dire. Et, vous, prenez bien garde qu'une autre fois il ne vous arive un pareil accident, tenez voilà une ordonnance de cent pistoles que vous ferez payer au trésorier de la marine que le roy vous donne pour vous réquiper sur le Profond que vous commanderez, et de suivre les ordres que l'on envoira à l'Intendant, et ne tardez pas sans vous rendre à Dunkerque.» Je remerciay humblement Sa Grandeur et luy promis de n'arester que deux jours à Paris, et il m'arêta en me disant: «Tenez, voilà ce qu'on m'a écrit de vous mais j'ay esté informé du contraire, gouvernez-vous toujours sagement.» Et il me laissa la lettre. Je ne sorty pas de l'antichambre sans la lire et j'en fus surpris du contenu. Elle étoit du Sr Plets, grand armateur, qui écrivoit faux mesme jusque contre les intendants et l'état major. Je garday la dite lettre et partis pour Paris, où je ne fus que les deux jours, et pris ma route pour Calais.
Et entre Calais et Graveline courant la poste, je passay proche d'une chaize d'où l'on me souhaitoit le bon jour et comme je me portois. J'arestay à la portière et fus très surpris de voir Plets me faire sy bon accueil, me demandant des nouvelles. Je descendis de cheval et donnay à mon postillon la bride, et dis à celuy de la chaise: «Arreste.» Je dis en frappant de mon fouet: «Comment coquin, avez-vous osé me parler?» Et redoublois mes coups du manche du fouet et des bourades du bout je l'obligeay de mettre pied à terre, et luy dis de tirer son épée. Il se jeta à genoux disant: «Que vous ai-je fait? je ne suis pas homme d'épée.» Je luy présente un pistolet et il le laissa tomber. Je le fis soufler et je le blessay un peu à la lèvre d'en haut et me promit de ne s'en pas plaindre.
Je reprends ma route courant mieux que luy, et a demie-lieue en avant je fus rencontré de deux officiers de la marine, Mr de Maisonneuve et chevalier de Montant,157 qui aloient à Calais. Ils s'arestèrent à me questionner comme j'avois esté receu et sur les nouvelles, et la chaise de Plets me passa devant et n'étions plus que trois quarts de lieux de Gravelines où il gagna un peu avant moy. Cependant je ne m'arestay pas à conter l'advanture de Plets et continué. En rentrant à la barrière des palissades, je trouvay un officier avec un hauscol et un esponton qui m'aresta et me fait escorter par deux fusilliers chez Mr de Vercantière commandant. Je mets pied à terre et il m'attendit au seuil de la salle. Il me receut froid disant: «Comment, Monsieur, faites-vous mestier d'assasin sur les routes.» Je dis: «Aparamant vous êtes mal informé.»—«Voyons et entrées.»—Sitots entré je trouvay mon plaintif dans un fauteuil tenant son mouchoir un peu ensanglanté contre sa bouche et Madame de Vercantière voulant se mesler de me gronder. Et pour abréger matière, je dis: «Il n'y a qu'un ordre du Roy, qui puis me faire arrester; je vais à Dunkerque où j'ay ordre de m'y rendre incessament.» Et puis je présentay sa lettre et dis: «Monsieur et Madame, que feroit tout autre que moy? Il a eu l'effronterie de m'apeler et me demander come je me portois, que ne me laissoit-il passer, je ne luy aurais dit ny fait, et il m'a fait serment de ne s'en pas plaindre. Il écrit contre l'Etat-major et contre les Intendants.» Monsieur et Madame luy dirent: «Alez vous plaindre ailleurs.» Il fit le pleureur disant n'estre pas en seureté de vie sy on ne m'areste jusqu'à ce qu'il puisse estre arrivé à Dunkerque. Je luy dis: «Alées, marault, je vous assure de ma part vous n'en valez plus la paine.» Et il partit et Mr le commandant m'aresta bien une heure en buvant une bouteille de champagne, et je n'avois que pour une heure de course à faire. Je pris congé et repris la poste. Je croyais mon homme rendu mais je le trouvay encore entre Mardye et la basse ville; sa chaise s'étoit embarrassée dans les dumes, et j'arrivay un peu plustôt que luy et les portes se fermoient. Il crioit de sa force pour qu'on l'entendit, et je priay Mr le Major de fermer et ne laisser entrer. Il dit: «Ho! Ho! c'est ce coquin, ferme, ferme.» Et il fut coucher à la basse ville, et j'eus loisir d'aller voir Mr les deux Intendants et commandants et les prévins sur les plaintes qu'il avoit à leur faire, et je fus me tranquiliser.
Vous ne devez pas doubter que je n'informats ma maîtresse de toutes choses, et qui avoit apréhendé que je ne fus entièrement disgracié puisque son oncle m'avoit écrit: «Il est juste pour votre honneur de vous justifier à la cour, mais ne vous inquiétez pas de n'y plus estre employé, cets ce que nous souhaitons et aurons une bonne frégatte à vous donner en commandement,» et je luy manday qu'il m'étoit bien plus honorable d'estre remonté comme je l'étois et après quoy je quitteray le service quant je voudray et qu'on ne retient pas les officiers par force et qu'estant destiné pour aller désarmer à Brest que je ne manquerois pas d'aller pour accomplir ma parole et mes désirs.
CHAPITRE VII
Croisières et voyages dans la mer du Nord.—Aventure avec l'abbé d'Oliva.—Démêlés avec les Anglais.—Doublet comparaît devant le Sénat de Copenhague, il est acquitté.—Présents qu'il reçoit.—Il force les Hollandais à saluer son pavillon.—Retour à Brest avec des fournitures pour l'arsenal.—Mariage de Doublet.—Il refuse d'embarquer avec Duguay-Trouin.—Il arme en course.—Voyage aux Açores.—Combat.—Retour à Brest.—Nouvelle Croisière.—Prise du Scarboroug.
1692. Le 15 janvier M. l'Intendant me fit venir chez lui pour me communiquer les ordres qu'il recevoit de me donner le commandement de la flutte du Roy le Profond158 et d'y mettre quarante canons avec deux-cents hommes flamands particulièrement les matelots afin que les matelots françois des classes futs réservées pour les autres vaisseaux du Roy. Mr le Marquis d'Amblimont159, chef d'Escadre, et pour lors commandant au port, qui venoit de commander le Profond me dit: «Je suis surpris que vous ayez couru sur mes brisées; j'ayme ce vaisseau et vous m'en voulez déposséder.» Je luy dis: «Monsieur, je ne l'ay pas demandé et le Ministre me l'a ordonné.» Et Mr l'Intendant print la parole en luy disant: «Je say qu'il ne l'a pas demandé et qu'on l'a choisy pour une expédition qui ne vous est pas convenable, et vous, Monsieur, estes destiné pour comander le Grand Henry à la teste de l'escadre que nous allons bientots armer.» Sur quoy mon dit sieur D'Amblimont me dits: «Je suis bien aise que se soit vous qui l'ayez et vous avez un très bon vaisseau.» Et il fut question de l'armer et de faire mon équipage de flamands qui n'aime pas à s'embarquer sur les vaisseaux du Roy, à cause de la paye qui est moindre et aussy par la subordination qu'il y faut observer, et pour ne pas paraître l'armement pour le service du Roy c'étoit le chevalier Géraldin qui fournissoit pour les advancer des gages aux matelots pour les vivres, et le gros de l'armement se fit à l'arcenail et futs prêt au 26 février que je le fis sortir du bassin pour le mettre le long des jettées affin de pouvoir le mettre dans la rade au premier beau temps qui ne fut propre qu'au 20e mars. Et aussy tots que je l'eus conduit en rade, Mr le prince de Tingry160 se fit amener à notre bord par curiosité de voir un vaisseau armé, et nous levasmes l'ancre et mis soubs les voiles pour luy donner le contentement de voir comme se gouverne un vaisseau. Après quoy nous remismes en place pour recevoir le reste de mon équipage. Le 21 nous fismes voilles accompagné d'un corsaire de douze canons faisant route pour aller croiser vers le Nord pendant un mois comme le portoient mes ordres, et après le mois de course expiré, prises faites ou non, étoit d'aller en droitture à Dantzick où y trouverois des ordres. Et en croisant avec l'autre corsaire le 22e au matin d'un temps de brouillards nous aperceumes soubs le vent de nous une frégatte angloise sur laquelle nous donasmes chasse. Je la reconnus n'avoir que 24 canons et bien des officiers vêtus en rouge et gallonnées. J'en aprocha à portées d'un bon mousquet, et ne vouluts luy tirer du canon crainte de rompre la marche, et vouloit l'aborder, et nous étions proche des bancs de jarmuits et elle couroit dessus. J'euts la précaution de faire sonder bien à propos, car il ne se trouva que 17 pieds d'eau et notre vaisseau en tiroit un peu plus que les 15. Je fis abandonner la chasse et retenir au vent dont il étoit grand temps, car avec très grande peine et à force de voilles nous échapasmes d'aborder un banc dont les brisants de la mer estoient à portées de pistolets de nous soubs le vent, et ne trouvasmes que 16 pieds d'eau et nostre navire couché par le costé si fort que nos canons du premier pont labouroient la mer, que nous aurions touché et péry tous. Nous aperceusmes devant et au costé de nous d'autres brisants, des bancs et plus rien du costé de dessoubs le vent. Je fis arriver vent arrière et lever toutes nos voilles et mettre un gros ancre sur un bon câble ajusté de trois sur un bout et nous tinsmes fermes à 15 brasses d'eau et un bon fonds de vase, et il s'éleva une tempeste qui nous obligea d'amener tout bas nos vergues et mâts d'hune et résistances pendant trois fois 24 heures, tousjours en crainte que nostre câble ne manquats, et après la tempeste cessée nous fismes de grands efforts pour lever notre ancre et elle rompit par sa croisée, sy cela avoit arrivé dans la tempeste l'on auroit jamais eu de nouvelles de nous. Enfin Dieu permis de nous retirer heureusement, et nous fusmes croiser au large où nous rencontrasmes un flibot écossois avec du charbon de terre apartenant à Mr Chaters dont j'ay parlé à mon voyage des pommes, et je le ranssonnay que pour trois cens livres sterling. Mon mois de course estant finy, je pris la route pour me rendre à Dantzic, et au 8e may j'arrivay à Elseineur après avoir fait les cérémonies accoustumées devant le cap Kol, et le unze je fus en rade de Copenhague et fus à terre saluer Mr notre ambassadeur auquel je fis présent de cent bouteilles de vin de champagne; il en présenta une douzaine à la Reine de Dannemark qui nous dit n'avoir gousté d'aussy excellent vin, ce qui m'occasionna dès l'après midy de luy en envoyer cent autres bouteilles. Et le landemain Mr l'ambassadeur me conduit voir diner le Roy et la Reine et la princesse de Nassau, et la reine beut hautement à ma santé, ce qui me fit beaucoup d'honneur à la cour. Sortant de là nous fusmes disner chez son altesse sérénissisme Mr de Gueuldenleur frère naturel du Roy et vice-roy de la Norvègue et généralissime des armées. Il nous régala à la française et on y parla notre langue, mais il nous fit boire à l'allemande, egregie, et me trouvay heureux d'avoir prétexte d'aler me rembarquer pour continuer ma route, sur ce que le pilote me vint demandar je prit congé et à la sortye je me sentis un peu chancelant, mais mon canot étoit tout proche et y étant ambarqué je m'endormis jusqu'à estre arrivé à mon bord, et eus loisir de reposer la nuitée pour partir le matin ensuivant que nous appareillasmes la route pour Dantzik où j'arrivé en la rade, le 27e may. Il est à remarquer qu'il n'y à que les petits navires qui peuvent entrer dans la rivière de Danzik et que les navires tirant 9 à 10 pieds d'eau sont obligés de rester à la rade à plus d'une lieue de l'entrée, ainssy je me fis porter dans mon canot jusqu'à la ville, où je fus trouver Mr Louchay, agent de France, et il me conduit chez les anciens sénateurs, et à notre retour chez luy il me dit de renvoyer mon canot, et que nous raisonnerions sur nos affaires, et il me communiqua ses ordres qui étoient de me charger mon vaisseau de plusieurs mâts de 80 à 85 pieds de long et de 32 à 33 palmes en circonférence et aussy 20 câbles de 120 brasses de long depuis 18 à 21 pouces de grosseur, mil à 1200 barils d'acier et des hossières de cordages depuis 4 à 6 pouces de grosseur et 200 barils de ferblanc, 200 paquets de fil de laiton et 200 paquets de fil de fer et du bray noir en barils et des petites mastures. Je luy dis de m'envoyer en premier lieu tout ce qui étoit de menu et le plus de poids pour servir de lest dans les fonds, et ensuite 2 à 300 longues planches pour mettre au-dessus avant de recevoir les mâts mais les fonds des payements n'étoient encore arrivés et j'eus le loisir de me promener et d'examiner le pays jusqu'au 20e de juin que j'eus advis qu'il faloit charger et le 21e nous commençâmes par les menus et plus de poids, le 25 et 26 par les câbles et le 2 juillet par les planches pour recevoir les mâts quoyque long et gros je trouvay le secret de les embarquer plus facilement et promptement que les Holandois qu'on m'avoit envoyés pour l'effect, et ordinairement ces grosses mastures se conduise par des basteaux qui les entraînent proche du bord de celuy qui les doibt recevoir, et du premier j'en embarquay huyt, ce qui surprist fort mes Holandois qui n'avoient coustume d'embarquer que deux ou trois par jour.
Et la nuit il survint un coup de vent qui fit rompre le câble qui en tenoit cinq mats attachés derrière nous, et lorsqu'il calma j'envoyai mes chaloupes à leurs recherche le long de la coste où nous jugions à peu près estre transportés, et mon canot ayant esté du costé de la baye d'Olive161 les y trouva échoués, et m'en ayant fait rapport, je changeay d'équipage du canot et my embarqué et my fits porter, et ayant mis pied à terre je trouvay deux païsans et nous dirent qu'ils y gardoient par ordre de Mr l'abé Dolives pour qu'on ne les enlevats. Je m'informay de sa demeure et ils me la montrèrent à bonne demie lieue en dedans les dunnes. Je fus saluer Mr l'abbé et luy dis de ne pas trouver mauvais que j'envoye reprendre les mâts du Roy mon maistre. Et il répondit: «Qui est-il votre Roy? Il n'a rien icy; les mâts sont à moy et tout ce qui vient en cette coste par droit de seigneur et de gravage:» Je dits: «Mon Roy et mon maistre n'a d'autre Seigneur que Dieu, ainsy je les auray de grey ou de force.» Il me brusqua en me disant: «Retirez-vous d'icy.» Je retournay à mon vaisseau me trouvant trop faible et sur le soir. Ma grande chaloupe y étoit, je laissay passer la nuit et dès le petit jour je fis armer la grande chaloupe de 4 périers et des fusils et sabres et des grenades et 45 bons hommes, un cric et de bons leviers et des rouleaux et 25 hommes armés dans mon canot où je m'embarquey, et fusmes descendre proche de nos mâts et y déjeunasmes dessus pour avoir meilleur courage d'y travailler. M. l'abé en fut adverty à son lever; j'avois posté des sentinelles en découverte et l'un d'iceux m'advisa qu'il venoit des gens armés. Je fus les examiné et je remarquay comme une procession de païsants mal armés et M. l'abé vêtu en camail et rochet qui suivoit à pas graves. Lorsqu'il fut approché et son armée de membrin je luy oposé 30 fusilliers, et les fis faire halte, et il demanda à me parler. Je m'aproché et luy dis qu'il n'auroit autres raisons de moy que de me laisser reprendre mes mâts, et que s'il s'y oposoit le moindrement ou ses gens que j'avois donné ordre de faire main basse sur tout, excepté luy que j'enleverois en France. Il répondit d'un air doux: «Monsieur, cela est bien violent et j'en écrirai au Roy de France.»—«Alez, Monsieur, je luy dits et vous me ferez plaisir.» Et j'enlevay tous mes mâts sans plus d'oposition.
Je me trouvay près ayant levé toutes mes expéditions pour partir pour France. Il y eut plusieurs dames chez lesquelles j'avois fréquenté à Dantzik qui me témoignèrent avoir envie de voir un vaisseau du Roy de France, et je ne peut me dispenser de les convier d'y venir disner avec Mrs leurs maris, et je retournay à mon bord pour faire préparer le repas et renvoyay Mr Durand, mon capitaine en segond, dans ma grande chaloupe et le fils de Mr Alvarès, garde de la marinne, mon enseigne, dans mon canot pour amener cette compagnie, que j'atendois à disner. Et un peu après que mes chaloupes furent parties il arriva en cette rade un grand yac du Roy de Dannemarc et duquel sa chaloupe vint à mon bord où étoit Mr de Rancey que j'avois connu à Lisbonne, lequel m'aprits que monsieur le vidame Denneval,162 chez qui je l'avois veu lors de son ambassade en Portugal, étoit avec Madame son épouse et Mr le chevalier son fils dedans le dit yac, et venoit se débarquer à Dantzick pour se rendre ambassadeur à Varsovie, cour de Pologne. Je marqué mon ressentiment à Mr de Rancey de ce que je n'avois mon canot ny ma chaloupe pour aller rendre mes respects à Son Excelence, mais que s'il le voulait bien j'y allois aler dans le canot du Danois, et il me marqua que je ferois plaisir à Son Excellence. Je fits arborer les pavillons et tirer treize coups de canons avant de m'embarquer pour saluer la venue de Mr l'ambassadeur, et fus le saluer. Il me reconnut et j'en receus beaucoup d'honnestetés et de Madame. Après quoy, il me dits: «Vous voudrées bien sur le soir me prester vos chaloupes pour aider à nous débarquer.» Et je lui dis: «N'y penssées pas, Monsieur, vous recevriées un affront de n'estre pas salué des forteresses et de la ville.» Il me dit le pourquoy donc? «C'est qu'il n'en ont pas receu nouvelles de la cour de France et ils le savent par voyes indirectes comme je l'ay pu apprendre, et sy vous débarquez vous ne trouverez vostre logement préparé, ny salut ny le Sénat à vous recevoir, et il faut que vous envoyez votre secrétaire ou votre écuyer leur annoncer votre venüe pour que l'on se dispose à vous recevoir dans les dispositions dues à votre rang et dignité et vos chaloupes reviendront et pourront demain vous servir suivant vos réponses que vous recevrez.» Surquoy il m'embrassa et dits: «Parbleu, je suis heureux de vous avoir trouvé icy.» Et envoya Mr de Rancey au Sénat de Danzick dans le canot du yac, et je luy dits: «Monsieur, je vais m'embarquer avec luy pour qu'il me remette à mon bord n'ayant d'autre batteaux, car les miens sont en la recherche d'une compagnie d'hommes et de dames qui viendront disner à mon bord, et je ne puis y manquer pour rester avec vous.» Et il me dit: «Je m'en vais avec vous.» Sur quoy je répondits qu'il me feroit beaucoup d'honneur et Madame sy elle le vouloit bien. Il en parla à Madame qui dits n'aimer à aller dans des chaloupes. Et nous nous fismes porter à notre bord et il envoya Mr de Rancey et mes deux chaloupes sur le midy m'ameinèrent la compagnie que j'atendois et dont Mr l'ambassadeur fut fort aise de s'informer de ce que je l'avois prévenu, et lorsqu'il vit le préparatif de ma table il dit: «Hé, mordié, quelle bonne chère! Madame et moy avons paty n'ayant que des viandes salées et fumées au bord de ces mesquins Danois.» Je luy dits avant de faire servir: «Choisissez tout ce qui peut estre du goût de Madame et je luy vay envoyé.» Il fit un peu de difficultés disant qu'il ne falloit qu'une ou deux assiettes et j'en envoyay de huipt sortes de différents mets.
Mr Durand mon segond nous raconta que, amenant notre compagnie on apprit la nouvelle que notre armée navale avoit esté battue et défaitte à la Hougue163 et que, au bas de la rivière de Dantzik, il avait rencontré un moyen navire de six canons qui leurs dits mille insolences, criant: «chiens de François votre armée est deffaite,» et montrant leur derrière à nud à toutes ces dames qu'ils apeloient putains. Et cela nous diminua de beaucoup les dispositions que nous étions proposées, et Mr l'ambassadeur par une prudence achevée remis un peu la compagnie en disant: «Il peut y avoir quelque disgrâce, événements de la guerre, mais jamais si grand que les ennemis les publient, et il ne faut pas paroistre déconcertés.
L'on disna bien, et sur les six heures il falut reporter à terre notre compagnie et Mr Durand avoit eu la prévoyance d'embarquer plusieurs menues armes dans ma grande chaloupe sans le faire paroistre. Et entrant dans la rivière, il ne peut éviter de passer proche le navire Anglois qui avoit insulté, lequel ne manqua pas de recommencer, et il pacifia tout autant qu'il fut occupé. Mais lorsqu'il eut tout débarqué, et revenant pour se rendre à bord et passant proche le dit anglois qui récidiva en luy jettant des pierres dans sa chaloupe, il prit les armes et fit sauter nos hommes avec luy à l'abordage; l'anglois tira un coup de canon qui passa par dessus nos gens, lesquels de toc et de taille, à coups de sabre, ruoient sur ce qu'ils rencontraient, puis en ayant mis 8 à dix sur le carreau se rembarquèrent et étant à bord firent le récit à Mr l'ambassadeur, qui y étoit encore sur les neuf heures et nous dit qu'on avoit bien fait de réprimer cette insolence et que nous n'eussions à nous pas embarrasser. Le dit navire anglois échoua en coste, mais il échapa le lendemain. Mr de Rancey revint rendre compte à Son Excellence de sa négociation et comme le Sénat fut assemblé où il fut délibéré pour le recevoir, mais que l'on prioit Son Excellence de différer au lendemain pour se débarquer pour donner loisir de préparer son logement, et Mr l'ambassadeur pour se desennuyer vint à mon bord avec Madame et y passèrent la journée jusqu'au soir, étant bien content des advis que je luy avois donnés. J'étois tout prêt à partir et il me pria de luy prester mon canot et ma chaloupe pour lui aider à le débarquer et son meuble, et je m'embarqué dans mon canot pour recevoir leurs Exellences, et les conduire, ayant mon trompette qui jouait des famfares.164 Et lorsque nous débordasmes du yac Danois il tira dix coups de canons, et en dépassant nostre vaisseau on tira treize coups et nous fusmes au Heels, à l'entrée de la rivière de Dansik, où ets la première forteresse d'où l'on tira neufs coups, et nous y trouvasmes une demie galère couverte d'un damas rouge avec des franges d'or, où il y avoit deux députés du sénat qui prièrent leurs Excellences de s'embarquer, et puis on monta devant la ville où toutes les forteresses tirèrent. Et à cause de l'affaire de l'Anglois je quittay leurs Excellences après en avoir receu bien des honnestetés et marques de leurs amitiez, et sitost que je fus à mon bord, et que ma chaloupe fut venue je mis soubs les voilles pour me rendre a Copenhague.
J'arrivay le 16e; je fus trouver Mr le marquis de Martangist notre ambassadeur, qui à l'abord me receu froid, ayant receu des plaintes pour ce navire anglois, et que cela avoit fait bien du bruit à la cour de Dannemark par les ambassadeurs d'Angleterre et d'Hollande qui demandoient que je fus arresté avec mon vaisseau jusqu'à avoir une satisfaction. Et me doutant de l'affaire j'eus la précaution d'aporter mon journal où j'avois dressé le procès-verbal de tout ce qui s'étoit passé envers le dit Anglois et que j'avois fait attester véritable par tous les messieurs et dames qui avoient receu les insolences lorsqu'ils vindrent et se débarquèrent de mon vaisseau, et dont le greffier du Sénat et Mademoiselle son épouze étoient du nombre et avoient tous signé le contenu. Lorsque Mr de Martangis en prit lecture, il fut fort content et me fit mettre avec lui dans son carrosse et son secréttaire, et nous fusmes trouver Mr Bielks grand admiral pour le prévenir. Il fut content de ma précaution et il nous dit qu'il aloit se rendre au consseil qui s'assembloit pour ce subject où seraient les ambassadeurs d'Anglettere et d'Holande et que Mr de Martangit n'avoit besoin d'y paroistre puisque j'étois muni de si bonnes défences, et Mr l'ambassadeur me conduit à l'hôtel du conseil où il me laissa avec Mr Bezé son secrétaire et retourna à son hostel, m'ayant dit qu'il me renvoirroit chercher pour aler dîner avec luy. L'on nous fit entrer dans une antichambre du conseil et peu après l'on m'y fit entrer seul et l'on ne voulut pas que Mr Bezé y entrats. Je vis tous les seigneurs autour d'une grande table couverte d'un velours vert et Mr l'admiral au haut bout soubs un dais et les deux ambassadeurs un à chaque de ses costés, tous assis en fauteuils. Je les saluay tous; et puis un de l'assemblée me demanda mon nom et celuy de mon vaisseau en langue françoise. Je ne fis aucune réponce. Il recommença et demanda pourquoy je ne répondois pas. Je dis appartenir à un trop grand maistre pour que son officier fût traité avec autant de mépris d'estre comme un valet interrogé sur pied lorsque toute l'assemblée étoient assis. Et l'on m'aprocha un fauteuil, où avant de m'asseoir je saluay tous ces messieurs. Et puis je dis: «Ce seroit trop vous fatiguer et par trop ennuyeux à une si honorable assemblée de faire un long interrogatoire et recevoir mes responces. Voici au net tout le procès verbal de ce qui s'est passé et bien vérifié; examinées les plaintes de mes partyes, je n'ay autre chose à vous répondre, et surquoy il vous plaise rendre vostre bonne justice.» Et l'ambassadeur anglois présenta son mémoire de plainte et dans lequel il y avoit beaucoup d'exagérations outrées, disant n'avoir pas insulté qui que ce soit et que mes gens n'ont eu d'autres intentions que de piller ce qui étoit dans le dit navire et de le faire périr à la coste pour que l'on ne s'aperceut d'un vol fait, ayant enlevé plus de 25 mille florins d'espesses d'or et d'argent, etc. L'on leut tout au long mon procès-verbal et les temoignages, et il n'y eut d'autres répliques à me faire que sur le prétendu vol. Et je pris le discours: qu'il nets pas surprenant que l'auteur d'une querelle ne dise beaucoup de faussetées pour se disculper et pour agraver sa partie; que l'on examine sur les factures de son chargement sy l'on y a rien pris, et que le total avec son navire qui n'avoit que des mâts et des planches et quelques balles de chanvres sont propres d'enlever, et quant aux espèces il n'est nullement probable que l'on en remporte de ce pays; et qu'il produise sy son chargement en allant auroit pu produire en retour la dite cargaison et remporter autant d'espèces quand mesme elles seroient d'usage en Angleterre. Après quoy l'on me dit: «Monsieur, passés dans l'antichambre et l'on vous rendra vostre journal.» Je rejoins le secrétaire de son Excellence et luy conte comme j'ay abrégé matière et comme j'avois agi à l'entrée. Il en fut très content et dits: «Dans peu nous saurons ce qui vat estre jugé.» Et un quart d'heure après les deux ambassadeurs sortirent par notre antichambre, et celuy d'Angleterre me dits: «Monsieur, vous devez estre content; vous avez trop bien défendu vostre cause, et j'ai connu que l'on ne m'a pas accusé juste, et suis votre serviteur.» Le Holandais me dits: «Tous les capitaines n'ont tant de précautions que vous.» Et le Conseil se sépara, et on me rendit mon journal sans me rien dire, et au sortir nous trouvasmes le carrose de Mr nostre ambassadeur où étoit Mr De Cormaillon165 qui nous attendoit et pour me dire que Mr Bezé retourne à l'hostel et que nous alions chez le Roy où Mr de Martangits étoit. Nous atendismes que leurs Majestées euts commencé à disner, et le Roy fut informé du résultat du conseil dit tout hault à son Exellence: «Monsieur, je suis bien aize que votre capitaine se soit sy bien justifié, avec aplaudissement mesme de ses ennemis.» Et la Reine dits: «J'en suis bien aize et je vais boire à sa santé.» Je répondis par des grandes humiliations et puis on se retira, et fus disner chez Son Excellence avec Mr de Cormaillon, homme de qualité de France qui s'étoit batu en duel avec Mr le comte de Chapelle et de Montmorency et se sauva en Dannemark où il a esté fait lieutenant général des armées, ayant le cordon de l'ordre de l'Elephan Blanc et promit de ne jamais lever les armes contre le Roy de France et a esté fort estimé. Je fus étonné de voir venir disner avec nous Mr l'admiral Bielks et qui fis mes élloges sur les manières du soutient d'honneur pour ma séance et comme je m'étois si bien défendu, et l'après disner Son Exellence me promena à toutes les curiozetées de plaisances de cette cour où il n'y a rien qui mérite récit que la tour pour l'observatoire.166 Je prits congé de Son Exellence qui fit embarquer dans ma chaloupe 24 grands jambons de Mayence dont douze m'estoient présentés par la Reine avec un flacon d'or pour l'eau de Hongrie167 et dont le pied étoit tout à vice en boite remplie d'un exelent beaume, et les douze autres jambons étoient de Mr l'ambassadeur, le tout pour le vin de Champagne que j'avois présenté.
J'arrivey à Elseineur sur le midy, où je trouvay en rade une flotte de navires anglois et une de Holandois. Les premiers n'avoient que deux convois, l'un de 50 et l'autre de 32 canons qui en atendoient deux autres avec d'autres navires, et les Holandois avoient une cinquantaine de navires marchands à escorter avec trois convois depuis 40 et 36 et 30 canons, qui n'atendoient qu'un vent propre à sortir le Zund ainsy que moy, qui sur les deux heures je fus à terre pour retirer mes despesches et fus trover Mr Hanssen, agent de France, pour mes expéditions; et comme c'est l'ordinaire d'aler an cabaret nous y fusmes dans une belle et longue salle où ets plusieurs tables comme au café. Les capitaines des convoys Holandois y entrèrent et un me demanda sy j'étois le capitaine de cette flutte. Je réponds pourquoy? «Cets, dit-il, que vous ne devriez porter la flame devant plusieurs navires de guerre comme nous sommes et ceux d'Angleterre.» Je fus surpris d'un pareil discours et leurs dits: «Venez l'oster, je vous y attendray.» Et il répondit: «Cela pourra arriver sy nous nous trouvons hors le Zund.»—«Je le souhaite, luy dis-je, et si vous n'estes que vous trois je me propose bien de vous faire abattre les vostres et de faire saluer celle du Roy mon Maistre.» Et Monsieur Hanssen fit changer la conversation, voyant que je prenois feu. Il me donna mes despesches et je retournay sur les quatre heures à mon bord, où vint pour me voir ce pauvre capitaine Danshin que j'avois rançoné et qui s'échapa avec moy du naufrage de la Serpente. Je le régalay avec de bon vin, il se grisa, et je lui en donnay six bouteilles dans son canot. Sur les six heures qu'il s'en retournoit à son bord et comme il passoit proche d'un de ses convois, celuy de 52 canons, il en fut apelé par Mr Robinsson commandant qui le gronda d'où vient qu'il étoit venu à mon bord, et si c'étoit pour déclarer leurs forces. Danshin luy dits que je l'avois bien traité cy-devant et qu'encore après l'avoir régalé je lui avois donné six bouteilles de bon vin desquelles il en donna quatre à Mr Robinsson. Sur quoy Mr Robinsson soit par raillerie ou autrement luy dits: «Retournés au bord de Doublet et luy dire de ma part qu'il ne soit si prodigue de ce vin, et que je feray en sorte de luy en faire boire en Angleterre.» Danshin qui estoit grix vient me faire le compliment, et je luy donnay un chapeau de castor bordé d'or et luy envoyay dire à son comandant que je doute de nous rencontrer, et que s'il en vouloit boire qu'il eust à se faire débarquer présentement et seul sur l'ille de Wein qui étoit proche de nous et que sur le champ je m'y ferois débarquer seul et y porterois six flacons et que le vainqueur les emporteroit. Il avoit compagnie à son bord lors de mon compliment qu'il n'accepta pas, et le lendemain cela fut dit à terre où il fut baffoué de tous les officiers Danois et de sa nation. Le 19e au point du jour le vent se trouvant bon je tiray un coup de canon comme si j'avois eu quelqu'un à conduire, et fit appareiller pour que les Holandois n'euts publié que je me sauvois d'eux à la sourdine, et je sortys du Zund sur les 4 heures du matin ayant salué de sept coups de canons, les chasteaux de Crunnebourg, et d'Elsembourg168, de Dannemarck et Suède, lesquels me rendirent le salut. Et estant un peu dépassé le cap Kol un calme me prit et les courants me portoient en arrière, je fis jetter une ancre à la mer pour m'arrester, et sur les six heures nous aperçeumes la flotte des Hollandois qui sortoit le Zund avec un petit vent favorable qui nous les faisoit approcher, ne pouvant passer que bien proche de nous je les atendits, et dans cet intervale nous aperceusmes du costé de la mer une escadre de cinq vaisseaux de guerre portant les pavillons de Dannemarck qui faisoient route pour entrer au Zund, et les Holandois ayant le bon vent se trouvèrent proche de moy et dont l'avant garde étoit à portée d'un bon pistolet. Je luy somma d'abaisser ses huniers et sa flame et de saluer le pavillon de France. J'étois bien disposé au combat n'ayant que d'un costé à combattre. Ils furent un peu lents à me répondre. Je recommençay ma sommation vu que j'alois les couler à fonds. Ils abaissèrent leurs huniers et saluèrent de sept coups de canon. J'aperçus encore leur flame au mât et je les fis abaisser, et ensuite l'arrière-garde se joignit au comandant qui étoit au gros de la flotte et je creus qu'il y aurait résistance et action, mais sur la deuxième semonce ils me saluèrent comme avoit fait l'autre, et entre temps l'escadre des cinq vaisseaux que nous voyons s'approchèrent de nous et m'envoya un canot avec un officier françois me dire que le fils aisné du roy de Dannemarck169 commandoit cet escadre et qu'il vouloit savoir qu'en sa présence d'où procédoit cette violence dans leur mer qui étoit sacrées et neutre pour les nations. J'excitay l'officier et ses gens à boire, et luy dits que j'alois en sa compagnie dans mon canot en rendre un fidel compte à son Altesse Royale. Et lorsque le canot de l'officier déborda, je fis tirer treize coups de canon et fit abaisser ma flame pour faire salut au prince qui trouva bon mon salut. Et il me fit recevoir lorsque j'entray dans son vaisseau, les soldats en hays soubs les armes, la caisse battant, et il me receut au travers de son grand mât et me conduit dans sa chambre, où je luy fis un récit de ce que les Holandois dans l'auberge d'Elseineur m'avoient insulté en me menaçant de se faire saluer et me faire abaisser ma flame dès la sortie du Zund, et je ne peux croire que les gens d'une République eussent autant de droit pour entreprendre sur une teste couronnée et aussy puissante qu'est mon Roy, et je les ay mis à la raison et sachant très bien que le Roy de Dannemark a esté informé de leur audace, qu'il trouvera bon ce que j'ay fait, et que Son Altesse Royalle m'approuveray aussy. Le prince m'embrassa et me dit: «Vous méritez une récompense et eux sont des coquins qui ne méritent pas comander des vaisseaux.» Et me convia à boire et salué sa santé, puis il dit: «Je veux aller voir votre vaisseau, allez et je vais vous suivre dans mon canot.» Et lorsque je déborday il me fit saluer de treize coups de canons, ce qu'il ne devoit pas, et vint incontinent. Je fis mettre mes soldats en hays, la caisse battant et le trompette jouant, et il fit sa revüe jusque entre ponts, et puis entra dans ma chambre où je luy présentay la colation dont il mangea un peu et beut à la santé du Roy, le segond à la mienne et se rembarqua après bien des marques de son amitié, et lorsqu'il déborda je le fis saluer d'une décharge de mousqueterie et treize coups de canon et puis deux autres décharges de la mousqueterye, et fis mettre soubs les voilles pour continuer ma route pour passer par le Nord d'Ecosse et d'Irlande afin de me rendre à Brest, où je suis heureusement arrivé au 25 aoust.
Je fus saluer Mr le maréchal de Cœuvre170 qui étoit comandant et luy rendis compte de mon voyage et de la carguaison que j'amenois. Il me dits: «Voilà un beau bouquet pour le Roy, nos vaisseaux en ayant grand besoin et vous mérittez récompense.» Je lui dits: «Monseigneur, il y a bien du temps que l'on me l'a faite espérer, et je n'obtiens rien et suis déterminé à quitter le service.» Il dits: «Il ne faut pas faire cela.» Et je prits congé de luy pour aler à M. l'intendant pour lors Mr Descluzeaux qui me receus encor très bien, et avec lequel je tins les mesmes discours. L'on fit incontinent la décharge de mon vaisseau, puis je rendis mes comptes et j'en tiray une décharge et fut simplement payé de mes gages, et j'eus ordre de remettre mon vaisseau aux mains de Mr Dugué-Troüin pour armer pour faire la course, et je party de Brest au commencement d'octobre pour me rendre à Saint-Malo afin d'aller accomplir ma parolle de me marier comme je l'avois promis par toutes mes lettres, et le 24 du mesme mois la célébration en fut faite,171 et dix jours après il me survint ordre de me rendre à Brest pour recommander le Profond sur ce que l'équipage que j'avois amené étoient tous Flamands et qui ne vouloient servir soubs Mr Dugué, et lorsque je fus arrivé on me proposa de m'embarquer pour segond soubs luy, et je n'en voulus point et retournay à Saint-Malo et il me falut songer à m'occuper.
Et il ne se trouvoit qu'une moyenne frégatte de 18 canons qui étoit à Grandville où je pris intérest et la fust armer pour la course. Je fus croiser dans la Manche de Bristol, et je fis trois moyennes prises de peu de valeur et puis je fus aux costes d'Angleterre où je fus rudement poursuivi par plusieurs gardes costes qui m'obligèrent de jeter ma chaloupe dans la mer et qu'à force de porter les voiles pour échapper je fus prest à périr, et heureusement je m'échappay et fut pour croiser vers les illes des Assores, où j'étois tort connu et me flattant d'y trouver des vivres à très bon compte et sur mon crédit. Au dix de may 1693 je dessendit à Punte Delgade, ville capitale de l'ille de Saint-Michel, appartenante à Mr le comte de Ribeira-Grande et où tout les moinnes de l'ordre de Saint-François étoient en grand désordre pour faire élection d'un Prouvincial, ayant deux factions l'une pour Nolet et l'autre pour Sapator, et cherchoient à se battre courant les jours et les nuits par troupes comme des bandits portant des ceintures rouges et les autres blanches, allant mesmes quelques-uns à cheval avec des fusils criant comme des enragez: «Vivat Nolet; Vivat Sapator.» Et me demandaient de quel party j'étois, et je dis bonnement: «du plus fort,» ils se prirent à rire. Le gouverneur me fit aller chez lui et me pria de recevoir dans mon bord le R. P. Sapator avec dix ou douze de ces religieux pour les porter jusqu'à l'ille Tercère qui n'est éloignée que de 30 lieues, et je dis avoir besoin de vivres pour mes gens. Il envoya chercher son ami Sapotor qui me dit: «N'en acheptez pas, faites votre mémoire et tout vous sera promptement envoyé sans qu'il vous en couste.» Et je fis sur le champ le mémoire bien ample et sans rien oublier et fut bien exécuté dès le 16e. Les moinnes s'embarquèrent nuitamment et avoient deux barques caravales qui les suivoient soubs mon escorte crainte des Salletins, et le 17e may nous estions à 6 lieues dépassés la pointe du ouest de l'ille que les deux caravalles étoient à plus d'une lieue de l'avant de nous. Il s'éleva un grand bruit de la mer quoyque tout en calme et soudain un volcan en sortit avec tant d'impétuosité que nous crueusmes tous estre à notre dernière fin, sentant notre navire tout ébranlé et que les deux caravalles avoient sauté à perte de vue dans l'air et entourés d'une épaisse fumée qui nous offusquoit d'odeur de soufre; un chacun de nous agenouillé demandant la bénédiction de nos séraphins qui en avoient autant besoin que nous, et les prières ne manquèrent pas. Mais ayant revüe à nos pompes et que le navire ne faisoit point d'eau, je les rassuray tous et poursuivis la route espérant sauver quelqu'uns des deux caravelles, et nous n'aperceusmes pendant près de deux lieues que des pierres de ponces flottantes sur l'eau avec quantité de différents poissons, dont en ayant pris on n'en peut gouster tant ils étoient corrompus du souffre. Et le 18 nous entrasmes au port d'Angra où est la ville capitale, et débarquasmes nostre marchandise, les restes des franciscains qui me laissèrent toutes leurs provisions et le lendemain me régalèrent splendidement au grand couvent et envoyèrent bœufs et moutons, volailles, vin, jusqu'à des biscuits sucrés pour toute mon équipage au nombre de 120 hommes, et je ne m'arrestoy que trois jours. Je fus comblé de remerciements et de provisions jusqu'à des herbes potagères. Et malgré les régalles je ne fus pas 8 jours en mer que je voyois dépérir mon équipage, et mes chirurgiens, furent obligés de me déclarer qu'ils étoient tous gastées de maux vénériens, mesme jusqu'à un mousse de 15 à 16 ans, et au bout de 20 jours je n'avois pas 30 hommes en état de combattre. Je prits une flutte Angloise sans canons et qui n'avoit pas de sable pour son lest, et fut contrainct d'aller désarmer à Saint-Malo vers le 15 juin.
Après quoy172 je m'intéressay d'une huitiesme partie d'une frégatte de 36 canons nomé le Comte de Revel173 pour la comander et faire la course. Je l'équipay avec beaucoup de diligence et engageay 220 bons hommes, et Mrs de Villestreux de la Hays174 et de Beauchesnes-Guouin175 armoient à mesme dessein les vaisseaux, le Sainct-Anthoine de 52 canons et le Prudent de 44, le premier avec 320 hommes et l'autre 290. Et sortismes du port de Saint-Malo à quelques jours différents les uns des autres étant prévenus de nos signaux et du lieu de nous rencontrer qui étoit sur les environs des sondes de la Manche, où nous nous joignismes peu de jours après le départ. Et le lendemain suivant nous aperceumes une flotte de 60 navires desquels il y avoit dix gros vaisseaux de guerre et quatre frégattes. Nous en approchasmes à deux portées de canon et mesme plus proche et les reconnusmes Anglois qui tenoient un bon ordre dans leur marche sans se diviser pour nous chasser et continuèrent leur route vers l'Espagne ou le détroit. Nous les suivions pendant 3 jours et deux nuits, ce qui nous écarta de notre croisière, et nous chassasmes chacun de nostre costé.
Et me trouvant seul au 21 aoust à environ 70 lieux au ouest du cap de Finisterre, nous aperceumes une flotte de 40 navires desquels nous aprochions pour les reconnoistre avec leurs forces. Notre homme de la découverte cria qu'il y avoit un navire qui en étoit fort écarté. Nous chassions dessus, et il nous fit nos signaux où nous luy répondismes, et il s'approcha de nous pour nous parler. C'étoit la frégatte L'Amitié de 24 canons commandée par le Sr La Janais Le Gouts176, de Saint-Malo, lequel nous dits qu'il y avoit trois jours qu'il suivoit et observoit cette flotte, et que n'étant assez fort il n'avoit osé l'attaquer, et je luy demanday de quelle force à peu près il croyoit estre leurs convoys. Il me répondit que le commandant et le plus gros ne pouvoit avoir que 36 canons, le segond de 30 et le 3e de 24 à 26, mais qu'il y avoit des navires marchands depuis 30 à 36 canons. Surquoy je luy demanday que s'il me vouloit segonder que nous les irions attaquer, et que sa frégate qui étoit plus légère que la mienne qu'il faudroit qu'il poussat avec toutes ses voilles tout proche et par dessoubs le vent du commandant et de lui lascher toute sa bordée afin de luy faire partir la sienne, et qu'incontinent je serais en état de lascher la mienne et tout d'un temps sauter à son abordage et que luy sieur Trouard reviendroit m'aborder, me metant son monde dans mon bord qui suivoient les miens de dedans le dit commandant. Et il ne le jugea pas à propos; je lui dits de me suivre très proche pour me seconder, et que j'alois livrer le combat, et le commandant Anglois me voyant disposé pendant que je discourois avec mon camarade, il fit un signal à sa flotte et qui luy envoyèrent à son bord dix chaloupes, remplies d'hommes et fit amarer derrière sa poupe et il cargua ses basses voilles, ainsy que tous les navires de sa flotte pour nous attendre dans un bon ordre ayant son arrière garde derrière luy à portée de pistolets qui avoit 40 canons et son avant garde 36 canons, et voyant tout mon équipage bien animé et bien disposé j'approchay du commandant à demie portée de pistolet et luy laschay ma bordée et la mousqueterie. J'essuyay la sienne et de ces deux confrères, et notre mousquetterie étoit bien servie et fusmes plus d'une grosse heure à nous chamailler, mais mon camarade s'écarta dès la première volée qu'il receut de l'arrière garde dont il avoit receu quelque dommage. Mes officiers m'advertirent qu'il s'étoit retiré, je les encourageois à soustenir, et ils me dirent que je ne voyais pas notre domage où nous étions par la quantité des morts et estropiez ainsi que plusieurs de nos canons démontés et qu'il y avait plus de trois pieds d'eau dedans notre fonds de calle, et par un bonheur le commandant, ses camarades et toute sa flotte firent toutte voille pour se tirer de nous et je ne peus plus les poursuivre. Lorsque j'eus considéré le mauvais état où nous étions, nous travaillasmes à étancher l'eau que les coups de canons nous avoient causés, et quarante six de nos hommes tuez dont notre aumônier fut du nombre, ayant sorty de son poste de la calle pour me prier de cesser le combat, dont le dernier coup de canon de notre ennemi luy emporta la teste. Nous eusmes 21 estropiez des cuisses, bras et jambes et 32 de bien blessés et huit de nos canons entièrement démontés de leurs affûts qui estoient brisés et toutes voilles coupées à morceaux, ainsy que nos manœuvres dont il ne nous restait qu'un seul lanbau du grands mât et les mâts et vergues hachés ainsy que le corps de notre vaisseau par des carreaux de fer, de pied et demy à deux pieds de longueur sur 2 à trois pouces dépaisseur, qu'ils nous avoient envoyés par leurs canons, et il est surprenant comme nous en avons échappé. Et pendant que nous nous raccordions le sieur de la Jannais vint m'approcher et m'offrir quelques secours. Je le gronday de ce qu'il m'avoit abandonné sitôt et il me dit avoir reçu deux coups de canons à l'eau et que son segond capitaine le sieur Truchot avoit un bras emporté. Je luy redis: «Sy vous m'aviez aidé seulement une demie heure nous aurions eu la victoire.» Il me répondit: «Vous estes trop heureux d'avoir échappé après estre si mal traité et nets-ce pas victoire de les avoir fait lascher pied et prendre la fuitte.» Je luy dits de se retirer d'avec moy, et il s'en alla. Ma chaloupe et le canot furent brisés des canons, et je fis routte sur celles que nos ennemis abandonnèrent pour mieux fuir et j'en choisis une très belle, puis on aperceut un moyen navire à une lieue des dites chaloupes et c'étoit un flutton d'environ 150 thoneaux de port chargé de bons balots de diverses étoffes et toilles de merceries, lequel estoit de la mesme flotte que nous venions de combattre, et nous déclara leurs forces et qu'ils aloient en Pensilvanie et portaient neuf cens hommes de troupes réglées. Et je fis route avec cette prise pour relascher à Sainct-Malo me faire racomoder et étant par trop mal traité, je ne peus résister aux vents un peu contraires, et je fus contraint d'entrer à la rade de Brest où M. Herpin le capitaine du port vint à mon bord, et fut très surpris de ce que je m'étois retiré d'un pareil embarras, voyant mon navire et mon équipage sortis mal traités; et il eust la bonté de m'envoyer aussitots un batteau chalant pour avec des chirurgiens faire enlever mes estropiez et blessez au grand hospital du Roy et puis fit entrer notre frégatte, et je fus saluer M. le Marquis de Langeron qui était commandant et M. Descluseaux intendants, qui me promirent de bien faire radouber et équiper ma frégatte et que j'eus à aller par terre à Sainct-Malo refère un équipage et que je ne me mis en paine que mon radoub seroit sur le tault du Roy. Les effects de ma prize produire autour de trente six mil livres et ayant rengagé 162 bons hommes je les aconduits à Brest le 19 septembre. L'on me fournit mesmes un des magazins du Roy sur le mesme prix pour la bonne amitié qu'avoit pour moy M. Albust munissionnaire. Je partis seul de Brest le 26 septembre et fut croiser entre le cap Lezards et les Sollingues. J'aperceu un vaisseaux de 50 canons; je fis nos signaux et il me répondit juste; nous nous aprochasmes à nous parler, c'était le vaisseau du Roy: Le François comandé par M. Dugué-Troüin armé par des particuliers et nous fusmes à l'ancre en rade de la grande ille Sorlingue ayant nos pavillons anglois. Il vint à nostre bord une chaloupe du pays, j'étois au bord de M. Dugué pour y disner, et nous aperceusmes un vaisseau seul venant sur nous, lequel nous croyoit anglois voyant nos pavillons. Je me fis promptement reporter à mon bord, où il me resta un officier de M. Dugué. Nous levasmes nos ancres, le dernier vaisseau qui nous avoit approché à portée du canon se deffia ou il nous reconnut. Il prit la fuitte et nous lui donnions bonne chasse. J'alois beaucoup mieux que le François, et aproché à portée du fusil le vaisseau anglois qui avoit 60 canons et il m'aurait enlevé avant que M. Dugué m'euts peu secourir. Le dit anglois jetta des chaloupes, mats et vergues d'hune de rechange et ses éclouaisons à la mer pour mieux aller et s'échapper, je le laissay s'échaper et me rejoignit à M. Dugué et luy renvoyai son officier, et la nuit il survint un coup de vent, qui nous sépara d'avec mondit sieur Dugué.
Et je pris résolution me voyant seul d'aler croiser au Nord des côtes d'Irlande jusqu'au travers et en vue de Londondery où nous aperçeumes une moyenne frégatte, à laquelle nous fismes les signaux et elle y répondit, et nous nous approchasmes à nous entreparler. C'étoit l'Etoille de 18 canons, capitaine Pignon-Vert-Creton, de Sainct-Malo, et tombasmes d'accord de croiser quelques jours ensemble. C'étoit au soir et que le lendemain au matin nous aperceusmes à deux ou 3 lieues soubs le vent de nous un navire qui vouloit nous approcher, le jugeant pour un garde coste denviron 40 canons et qu'il falloit tascher à l'éviter, le Sieur Creton en convint et nous serrasmes le vent à toutes boulinnes, et le dit garde-coste nous approchoit à vue d'œil, ce qui intimidoit grandement nos équipages, qui se servoient de lunettes d'aproches et raisonnoient ensemble: «cets un garde coste de 50 canons»; d'autres: «il est bien plus fort que nous.» Et entendant ces murmures j'arachey toutes les lunettes d'approches et les jettay dans la mer et d'un ton colérique je prits parrolle leur disant: «Vous voyez tous que nous ne pouvons éviter le combat; quant à estre batus en fuyant vous l'estes à demy et l'ennemy se fortifie; je suis d'avis de fronder sur luy et il aura la moittié de la peur.» Et j'en dis autant au Sr Creton qui me répondit: «nous ferons ce qu'il vous plaira», mais du ton trop lent, et mon équipage la mesme chose. Je fis aporter du vin, le versant à tous, je bus hautement à la santé du Roy et qu'il vive; et la plus part crièrent: «Vive le Roy». Je dis: «Allons mes amis vous estes des braves gens soutenons l'honneur du pavillon, et qu'on leur verse encore à boire, et nous disposons à vaincre nostre ennemy; ce nets pas les canons qui batte se sont les braves gens et il nen a pas dix plus que nous, et alant nous mesme l'attaquer ils sont plus qu'à demy battus.» Et fis armer vent arrière sur luy, et l'Etoille nous suivoit lentement, ainsy ce n'étoit pas celles des trois Mages. Le garde coste nous atendoit avec ses deux voilles majeures carguées et le vent sur le petit hunier ayant son costé de tribord au vent, et y avoit échangé trois de ces plus forts canons croyant que je l'ataquerois du mesme costé, mais étant tout proche de luy je fits ariver par sa poupe et luy tirant ma volée coup après coup qui le prenoient en enfilade, et puis fits tenir au vent soubs le vent de luy qu'il ne peut faire aucune manœuvre, et notre mousqueterie très bien servie nous luy coupasmes la drisse du grand hunier dont la vergue et voile tomba; nous redoublames nos décharges et en une heure de combat, il se rendit, je ne perdits qu'un homme qui eut la teste emportée nommé Mazelinne, d'Honfleur, et notre ennemy eut 24 tuez avec leur capitaine Mr Kilincword. Le navire étoit tout neuf, mis à l'eau depuis 3 mois, armé de 40 canons, percé pour 44, se nommait le Scarboug, avec 200 hommes; et l'Etoille ne me seconda nullement cependant a eu part à cette prise pour avoir assisté de tesmoing, et après l'avoir pris les officiers et équipages qui restoient me prièrent de les faire débarquer à la terre d'Irlande, dont nous n'étions éloignés que de trois lieues, ainsy que leurs blessés et estropiez dont ils périroient la plus grande partie sy je les enlevois en France. J'accorday leurs demandes et m'en débarrassay et les fit porter à terre dont je fus grandement loué par leurs nations, et j'escortay la dite prise au Port-Louis le 6 de novembre et en ressortis 2 jours après sur ma frégatte le Comte de Revel ne l'ayant montée que de 30 canons à cause de l'hiver, ainsy l'anglois en avoit 10 canons plus que moy et de plus gros calibre et 24 hommes plus. Je partis du Port-Louis seul le 8 novembre pour retourner à Sainct-Malo désarmer où j'arivay le 12 novembre177.
CHAPITRE VIII
Bombardement de Saint-Malo.—Visite de Vauban.—Voyage à Bourg neuf.—Second bombardement de Saint-Malo.—Croisières.—Excursion en Irlande.—Superstition de Doublet.—Voyages aux Açores.—Lutte contre les Anglais.—Séjour de Doublet à Salé et à Saffi.—Il refuse le salut à deux vaisseaux portugais.—Martyre de la fille de Dom Garcia.—Retour à Marseille.
1693. Le 26 sur les deux heures de l'après midy, je fus à la promenade sur les remparts proche de la porte de Sainct Thomas, avec plusieurs messieurs de la ville, et l'on aperceu au large de la Conchée178 une flotte qui s'en approchoit. La pluspart de nos messieurs croyoient estre une flotte du party des gabelles qui venoient d'Honfleur, et nous les regardions avec des lunettes d'aproches. Je dits: «Ce n'est nullement une flotte de navires marchands, ce sont vaisseaux de guerre.» Et il y eut presque un pary entre M. de la Motte-Gaillard et moy. Il se fondoit que la saison étoit par trop advancée et j'opinay tousjours que c'étoit des vaisseaux de guerre jusqu'à payer dix pistoles pour gajeures. Et sur les 4 heures ils mouillèrent leurs ancres en dedans de la Conchée à la fosse aux Normands, je quitay ma compagnie en leur disant qu'ils feroient bien d'ordonner de préparer les forteresses pour les deffences de la ville, et que j'alois changer d'habit pour m'y disposer. Je fus chez moy très embarrassé pour advertir mon épouse qui étoit sur son huitiesme mois de sa première grossesse et pour l'envoyer à la campagne de sa mère, et j'étois encore plus embarrassé comment la quitter. Je dis à son frère de l'aler conduire et que je ne le pouvois faire, crainte que l'on ne m'accusât de lascheté et qu'on ne dit que j'avois pris ce prétexte pour me sauver, et elle consentit de partir avec son frère. Et je fus au fort Royal où il n'y avoit rien de préparé aux batteries des canons, et les ennemis se postèrent ayant des pavillons blancs, ce qui faisoit encore doubter que ce ne fut des françois. Et lorsqu'ils eurent bien placé deux galiotes à bombes, sur les 5 heures, ils envoyèrent plusieurs grosses bombes qui par un bonheur outrepassoient de beaucoup la ville et sans faire aucun dommage, et alors les portes se trouvoient trop petites pour passer l'afluence du monde qui se vouloit sauver. Et nous leur envoyâmes plusieurs coups de canons sans nous apercevoir leur avoir fait dommage. La nuit survint et l'on cessa de tirer de part et d'autre.
Nous avions deux mortiers au pied du glacis sous la guérite du bastion du fort Royal. Au lendemain nous les mismes en estat de les faire jouer, mais il n'y avoit pas gens expérimentés pour cela, je m'y offris sachant le fait, mais M. le Camus, écrivain principal, qui représentoit la place de M. le commissaire qui étoit à Paris179 m'osta cette pratique la croyant mieux savoir que moy180, et se voyant sans réussite et par la sollicitation de plusieurs messieurs il m'abandonna les mortiers. Et avec l'assemblée nous aperçeusmes que lorsque les galiotes avoient envoyé leurs bombes elles changeoient de leur place pour n'estre pas endomagés par les nostres, et je proposay que si l'on ne me veut pas troubler que je feray crever toutes les bombes en l'air que j'envoirray, et que par les éclats épars de tous cotez que nous pourrons par ce moyen plustot incomoder les dites Galiotes. Je commençay par mettre le feu à la fusée de chaque bombe et puis, à une distance de deux Ave Maria, je fis mettre feu à l'amorce des mortiers et le mât d'hune de la Galiote la plus éloignée fut emporté, et se retira de sa place; et de ma seconde volée la poupe de l'autre galiotte fut fort endommagée et mis le feu à un baril de poudre qui fit bien du fracas, et se retira au large, dont j'eus bien des applaudissements. Et lorsque j'eus cessé, je montay au fort Royal pour découvrir d'où provenoit des pierres de taille que nous tomboient proche de nostre batterie des deux mortiers qui risquoient à nous blesser, et je remarquay que c'étoit la guérite du bastion qui tombait par l'effort de nos mortiers. Je fis achever d'abattre la dite guérite, et y fis porter une pièce de canon de 36 livres de boulet, qui avoit démonté l'affut à l'embrasure voisine qui ne pouvoit donner sur nos ennemis, et la place vidée de la guérite battoit directement ou ils étoient mouillés et fit un bon effet, et nos ennemis se tirèrent plus que très lentement. Nous étions dans le château Royal avec tous les plus braves et signalés capitaines de frégate de Sainct-Malo, tous enfants des meilleures familles, et qui agissoient du concert sans se piquer du commandement, résolus de combattre jusqu'à la fin, lorsque sur les 5 à 6 heures du soir il survint une compagnie d'infanterie dont l'officier creut nous comander comme à ses soldats et nous vivions à nos frais—nous nous retirasmes tous du fort et y laissâmes les officiers et soldats. Nous estions tous très échauffés par nos agitations; nous fusmes souper et changer. Sur les huict heures du soir, on se croyoit tranquille pour la nuit, j'étois à souper en bonne compagnie lorsqu'il se répandit comme un terrible coup de tonnerre que l'on creut entièrement abismée, les lanternes de tous costés, que un chacun regardoit sy sa maison subsistait. Nous courusmes vers le fort Royal où avoit esté le grand effort et on aperceut un navire échoué derrière les murs qui avoit sauté par une quantité de poudre et d'artifices dont les murs de la ville du mesme costé étoient entr'ouverts, et au jour on ne remarqua que très peu de maisons peu endommagées, et presque tous les vitrages et des églises entièrement fracassés, et le lendemain les ennemis voyant la ville encore debout se retira sans bruit et les gens de ce navire furent trouvés écrasés et brisés. C'étoit cette fameuse machine infernale dont les gasettes avoient fait mention que l'on la composoit dans la tour de Londres, et sy les soldats ne nous euts dépossédez du fort Royal nous aurions coulé à fonds cette dite machine avant qu'elle eut approché de la ville; c'est un hazard comme elle (la ville), n'en at esté ruinée, etc.181.
Je fus pris d'un grand rumatisme par tout le corps des fatigues que j'avois euts. Mrs les intéressés en la frégatte le comte de Revel me déclarèrent qu'ils aloient se rendre adjudicataires de la prise du garde côte que j'avois faite et que sy je voulais bien m'y intéresser que je la commanderois de compagnie avec le Revel. J'acceptay le party aux conditions que mon beau-frère le Sr Demarets-Fossard auroit le commandement du dit Revel, Et il étoit connu pour un très brave homme et il n'y eut aucune difficultés.
Peu de jours ensuitte Monsieur le duc de Chaulne,182 gouverneur et admiral de la Bretagne, vint faire sa demeure a Sainct-Malo, et il fut informé comme j'avois agy au bombardement et comme j'avois enlevé corps à corps un vaisseau de guerre plus fort que n'étoit le mien, Il dits: «Cela mérite une récompense.» Et il me fit venir devant luy et me fit présent d'une espée à garde et poignée d'argent doré et un beau ceinturon brodé, et dits: «Je veux prendre intérêts avec vous dans le garde coste que vous avez pris et le nommerez de mon nom.» Je le remerciay humblement des bontés de Sa Grandeur et de l'honneur qu'il me faisait.
Mr de Vauban premier ingénieur du Royaume vint pour examiner la ville de Sainct-Malo, et lorsqu'il passa au fort Royal il vit la guérite en question abatue, il demanda sy savoit esté par quelque boulet des ennemis, et il avoit une grande troupe d'officiers à sa suitte et entr'autres Mr Carajean ingénieur en chef à Sainct-Malo qui sourdement m'en vouloit. Il dit à mon dit Sr de Vauban que c'étoit moy qui avoit démoly la dite guérite et sans subjet. Mr de Vauban s'échauffa et dits: «Que l'on me fasse venir cet homme je luy feray rédifier à ses frais. Quoy, moi-mesme je n'oserois faire abattre ma guéritte de bois sans le permis du Roy.» J'étois assés proche de luy pour entendre son discours, et je ne me démonté pas. Je luy dits: «Monseigneur, ayez la bonté de m'entendre, il faut que j'aye quelqu'ennemy caché qui vous a mal informé, et je me raporterai à la pluralité des voix d'une aussy belle cour que vous avez. Je ne mérite pas un sy mauvais sort pour mes paines.» Il dit: «Hé bien, qu'avez-vous à dire?» Je luy contay comme j'avois agy et fait, et quantités d'honnestes gens m'aprouvèrent et luy dirent que j'acusois vérité, et il se tourna vers l'ingénieur et luy dit: «Vous avez grand tort d'accuser à faux cet homme; il mérite plustot une récompense qu'une reprise.» Et je fus affranchi de monter les gardes dont les Mrs de la ville y sont obligez.
Et sur la fin de l'année 1694, mes intéressés m'avertirent que le garde coste que j'avois mené au Port-Louis nous étoit adjugé par trente quatre mil cinq cens livres, et que j'eusse à me disposer de partir par l'aller armer avec seulement soixante hommes d'équipage, et que j'irois le conduire à Bourneuf pour y charger aux deux tiers de sel pour aporter à Sainct-Malo, afin d'y armer tout d'un mesme temps avec le Revel, que j'avois cédé à Mr Desmarets et je partis par terre. Etant arrivé au Port-Louis, je fis équiper simplement le navire qui fut nommé le Duc de Chaulne, et le 20 janvier 1695 je fus arrivé à Bourg neuf pour y charger le sel. Je fus par terre à Nantes pour faire l'épreuve de 70 fusils boucaniers que j'avois fait faire et les fis apporter par charrette. Ayant chargé le sel, je partis de Bourgneuf au 4 février et par vents contraires, je relaschay à Camaret183 où il y avoit une flotte de nos navires marchands qui atendoient le vent favorable pour passer par la Manche et tous les capitaines me prièrent de leur servir de convoy et je les conduis jusqu'à Sainct-Malo après les avoir préservés de cinq corsaires de Garnesey. Etant arrivé au 26 avril nous travaillasmes fortement à armer nos deux frégattes et à engager plus de quatre cents matelots et 120 volontaires pour la mousqueterie, et sur le 20e juin nos frégattes étoient armées et mis en la rade de Rance.184 Je demanday à Mr Desmarets185, s'il étoit en état de sortir en mer, et il me dit qu'il ne le pouvoit que pour la marée du lendemain. Je luy dits de se bien aprester et que j'alois sortir pour l'attendre à la rade du dehors qui est sur le vieux banc, et que je me disposerois à mettre tout en estat et réglerois mes bordées pour les quarts et pour régler les portées au cas de combat, et comme le temps étoit beau je faisois ces réglements étant soubs les voiles pour aussy éprouver la marche du vaisseau.
Nous fusmes186 trois à 4 lieux en mer que j'envoyay un homme au haut du mât pour faire la découverte. Sitots qu'il fut en haut il cria qu'il voyoit plusieurs batteaux qu'il croyoit estre des pescheurs, et j'envoyay en haut un de nos enseignes, lequel me cria aussy que c'étoit des batteaux, cependant qu'il y en avoit quelqu'uns qui paroissoient plus gros. Je montay aussitost sur la hune du grand mâts, et me servit de moyennes lunettes d'aproche pour mieux examiner. Et j'aperceus que c'étoit de gros vaisseaux qui venoient vers nos rades, allant dans un bon ordre. Je redessendis et dis: «Quelle diable de méprise de prendre des vaisseaux de guerre pour des bateaux pescheurs! et il faut que nous les remarquions de plus près afin de les bien connoistre.» Et comme ils venoient de notre costé ils s'aprochèrent en très peu de temps, dont nous ayant aperceus il y en eut deux qui me donnèrent la chasse et j'aperceu que le plus gros de ces vaisseaux portoit à son grand mât un grand pavillon rouge. Et je fis revirer de bord pour rentrer à la rade de rancée. Devant la ville il y avoit une grande quantité de monde sur la Holande187 et sur les remparts à nous regarder. Les uns croyoient qu'il se seroit ouvert quelque voye d'eau à nostre vaisseau et on ne savoit que présumer, car on ne voyoit pas de la ville les vaisseaux qui m'avoient obligé de rentrer. C'est que la marée baissoit et le vent cessa qui les obligea de reculer plutots que d'avancer. L'on m'envoya un bateau de la ville pour s'informer ce qui me pouvoit estre arivé. J'avois défendu à tout mon équipage de ne rien dire, et je dits aux gens du dit bateau que j'allois dessendre à terre et j'ordonnay à mon segond capitaine de ne laisser aprocher aucun bateau de nous, et je m'embarquay dans mon canot avec Mr De la Motte Nepveu, mon premier lieutenant, et luy ordonnay qu'aussitots que j'aurois débarqué à terre qu'il eut à retourner à nostre bord et ne pas déclarer à qui que ce fut ce que nous avions veu. Mes intéressés et amis se trouvèrent à mon débarquement, étant très inquiets m'empressoient de leur déclarer le subjet de ma relasche sy précipitée. Je les priay de ne pas obliger à parler devant une sy grande quantité de monde et que j'alois chez Mr le comte de Polastron188 qui étoit le comandant, et que là ils sauroient toutes chozes. Et lorsque j'entray je dits: «Monsieur, que j'aye s'il vous plaits l'honneur de vous entretenir un moment en particulier avec Mrs mes intéressés.» Et il nous fit entrer dans une autre chambre et gardée par deux sentinelles. Et je déclaray ce que nous avions veu et le prévint que s'il ne le voyoit pas que c'étoit les marées qui les avoit empeschées d'avancer et que j'avois compté jusqu'à quarante vaisseaux de guerre et qu'infailliblement venoient pour attaquer la ville et qu'il donnât les ordres pour les deffences. Il me prit par la main et me dits: «Allons chez Mr le commissaire, nous y trouverons tous les officiers.» Nous y fusmes et je le priay de me laisser pour un moment aller chez moy advenir mon épouse et famille pour mettre ordre aux affaires de ma maison. Et il me dit: «Je vous prie de ne vous pas séparer de moy. Vous allez estre accablé de questionneurs et ne pourrez vous en débarrasser. Cette affaire est de toute importance.»
Et nous fusmes chez Mr Desgastimes189 commissaire. Je fus retenu pour estre du conseil et j'étois très faible par la faim. Je priay que l'on me donna du pain et du vin, mais l'on me servit une petite table avec du dindonneau froid et je mangeois et buvois d'un grand appétit. Il fut résolu qu'on feroit sonner le tocsin dans toutes les paroisses voisines pour assembler du monde pour les deffences de la ville. Je dits que autant de matelots que l'on pouroit trouver qu'il falloit les porter dans nos deux frégattes où je les norirois, et que j'aurois soin d'envoyer 50 hommes et un chirurgien et des poudres pour défendre le fort de la Conchée et autant au fort de l'isle Erbout. L'on m'aprouva et l'on me pria encore d'envoyer six barils de poudre au fort Royal, ce que je fits. Mrs de la Palletrie et de Langeron190 comandant les gallères191 se préparèrent, et il y eut douze chaloupes armées avec chacun un canon comme les gallères et étoient bien matelassés et commandés par des enseignes des vaisseaux du Roy et des gardes marinnes. Et je priay Mrs les comandants d'avoir la bonté puisque je ne pouvois agir de faire conduire mon épouse et ma belle mère du costé de St-Servant, et Mr des Gastinnes me promit de se charger de ce soin et qu'il les alloit faire porter dans son canot ce qu'il fit faire, et je futs à mon bord pour satisfaire à ce que j'avois promis. Mrs les comtes de Verus et Kailus, De Mailly et Hautefort192 placèrent leurs régiments le long de la plage et sur les remparts, et les portes de la ville se trouvoient étroites pour sortir les femmes et familles, dont il y en eut plusieurs étoufés.
Mais au lendemain matin les vaisseaux me paroissoient encore pas. Le murmure du peuple me calomniait, disant que j'étois aparament saoul et que j'avois pris des bateaux pescheurs pour des navires de guerre et mille imprécations, désirant me tenir pour me lapider, et ce qui les confirma d'autant plus est que sur les 6 à 7 heures il entra une frégatte de dix huipt canons avec une prise holandoise et n'avoit pas veu l'armée. Je me tint à mon bord tranquille me doutant de tout ce murmure et toute la populace rentroit avec leur rage dans la ville. Mais sur les huipt heures et demie, les ennemis parurent venir en bon ordre, et un chacun reprenoit la fuitte, et je fus dans tous les applaudissements que c'étoit pour moy la 2e fois que je sauvois la ville et la populace. Et les ennemis passèrent par la Conchée et mouillèrent à la fosse aux Normands et attachèrent à la dite Conchée un gros navire remply de poudre et d'artifice où ils mirent le feu sans beaucoup d'effect.193 J'y perdis mon contre-maitre et un matelot. Les 3 galliottes à bombes se postèrent en moins d'une heure et envoyèrent leurs bombes qui outrepassoient de beaucoup la ville. Les deux gallères et les chaloupes furent sur les ennemis qui estoient à l'ancre et leur envoyèrent plusieurs décharges de leurs canons en les attaquant en poupe, et immanquablement les incommodèrent fort et leur tuèrent bien de leurs hommes puisque les ennemis abandonnèrent et ne firent aucun domage à la ville ny aux forteresses. Ils firent dessente sur l'ille Sinzembre194 où il n'y avoit qu'un couvent de Récollets abandonné et sans monde, et ils le brûlèrent. Il y eut le soir une de leurs galiotes à bombe qui prit en feu et nous n'avons seu si c'étoit par nos bombes à feu, et étant presque bruslée elle alloit en dérive et nos chaloupes furent s'en saisir et la conduirent à la plage, et on y trouva deux beaux mortiers de bronze montés sur des pivots. Et il n'y a aucuns de ce temps qui puissent dénier que sans moy on étoit surpris au dépourveu.195 Et après le départ des ennemis je fis demander les poudres et munitions et vivres que j'ay fournies pour les deffences de la ville et dont j'eus peine à recouvrer la moitié et il nous en cousta à notre société plus de mil écus pour remplacer ce que nous avions donné de bonne grasce.
Je fits travailler à réquiper nos frégattes et partismes de Sainct-Malo le 15e May 1696 et fis une routte pour aller le long des costes d'Angleterre y croiser et la 3e journée après notre départ et pendant la nuit notre frégate le Revel se trouva écartée de nous et au jour je fus surpris de ne plus le voir. Il faisoit de la bruine, je cherchois au hazard ou le pouvoir rejoindre et sur le midy dans une éclaircie nous aperceumes trois navires bien à deux lieux dessoubs le vent de nous et dont deux d'iceux donnoient la chasse sur le 3e lequel étoit enfermé de la terre et des deux autres. Je voulois m'en aprocher et ils tournoient leur chasses pour aussy me faire envelopper entre leurs costes et eux et j'aurois immanquablement esté pris ou désemparé avant de pouvoir rejoindre Mr Desmarets. Nous assemblames nostre conseil et y fut resoult de ne nous pas exposer avec deux vaissaux bien supérieurs en force que nous, et ne pouvant nous joindre il valoit mieux en perdre un que les deux. Cependant j'insistois d'aller dessus et tous mes officiers et équipages sy opposèrent en disant: «Lorsque nous serons bien battus et pris cets perdre deux armements considérables pour un et peut-être ferons-nous quelque bonne rencontre qui récupérera toutes choses.» Et la bruine nous sépara de vue et ne les vismes pas combattre ny prendre, et j'étois dans un très grand chagrains. Mes officiers me représentèrent que nous étions au parages des gardes costes, et que nous ny ferions rien, et au risque d'estre tous les jours battus ou pris, et nous trouvasmes à propos d'aller vers les costes d'Irlandes, où nous fismes une petite prise ne valant que 19 à vingt mille livres que j'envoyay au hazard, et nous fusmes pour croiser tout au Nord d'Irlande autour d'une petite isle la plus exposée en mer nommée St-Kilda, que d'ordinaire tous les navires en esté qui veulent passer au Nord d'Ecosse vont la reconnoistre. Jy futs et mis à l'ancre dans une petite baye de cette isle où il y a un beau courant d'eau douce, et j'envoyé quelques hommes sur le haut de la montagne pour découvrir sy l'on verroit quelques navires en mer aux environs. Elle n'a pas demie lieux de circuit. Je fits remplir nos futailles d'eaux, et mes gens dirent n'avoir rien découvert qu'un petit troupeau de moutons, dont ils n'en purent attraper à la course et qu'ils n'avoient veu aucun arbre ny bois autour, et nous passames la nuit en cette rade, et le matin je renvoyay pour prendre des eaux et faire la découverte pour les navires. Mon capitaine d'armes qui estoit Irlandois me demanda d'y aller et permission de porter quelques fusils. Je luy permis et il fut à la recherche des moutons, et il n'en peut découvrir. Il aperceu une petite fumée au pied d'un gros rocher qui formoit une caverne et il assembla trois de nos hommes et y furent et cria en sa langue, et il sortit un homme qu'il m'emmena à bord. Il étoit bien fait de corps et de visage, couvert comme d'un chasuble sans manches ataché d'une couroye de cuir de bœuf à poil par la ceinture, une tocque à la Béarnoise, le tout d'un gros lainage et sans culote, ny bas ny souliers, les cheveux mal peignés ou point du tout, et salope, püoit la fumée et le fumier et l'oiseau de marine, et sans se décontenancer il nous dit qu'il étoit le gouverneur de l'Isle où il pouvoit y avoir trente deux familles dans des cavernes, et qu'ils vivoient d'oiseaux marins qu'ils prenoient de nuit, qu'ils prenoient du poisson et qu'ils en faisoient sécher l'hiver par les gelées; qu'ils ramassoient quelquefois un peu d'orge qu'ils écrasoient entre des pierres et qu'ils payoient tous les ans vers la Pasques un tribut de moutons et bœufs et poisson à un seigneur milord d'Ecosse qui leur envoyoit un batteau et un Ministre qui les venoit donner la cesne pasquale et marier et baptiser lorsqu'il y en avoit pour le subject. Il nous creut Anglois et nous vendit deux petits bœufs pas plus gros qun veau d'un an et demy pour cinq écus pièces, et il nous dit que leurs bestiaux estoient dans les cavernes pour profiter de leurs chaleurs lorsqu'il fait froid et qu'ils les treuvent cachées lorsqu'ils voient des navires venir en leur rade, et que plusieurs s'en sont allés sans s'apercevoir qu'il y eut du monde sur l'ille. Pour moy, j'ay bien parcouru et bien veu de toutes sortes de sauvages, maures et neigres, je n'ay jamais veu de sy pauvres ny de sy misérables gens. Je les croy sorciers, car sans vent ny la mer agités mon ancre chassa quoyqu'en bon fonds de gravier; nous penssasmes perdre notre vaisseau contre la dite ille et fut contraint d'y abandonner un câble et un ancre pour nous en retirer, mais la vie auroit esté sauve.
Je repris la mer à croiser de tous costés jusqu'au bout de nos vivres et ne fit qu'une moyenne prize chargée de raisins et figues que je conduit à Saint-Malo, où je désarmé vers la fin de juin.—Mes armateurs me proposèrent de réarmer promptement et que j'irois guerre et marchandize; qu'ils avoient des balots sufisament tant à Saint-Malo qu'à Morlaix pour les porter à Faro aux Algarves apartenant au Roy de Portugal qui étoit en neutralité et qu'aussy je changerois pour 70 à 75 mil livres d'autres marchandizes que j'irois négoscier à Salé après que j'aurois débarqué les balots à Faro. Et dans l'intervalle mon beau frère Mr Desmarets revint et son équipage des prisons d'Angleterre, et raporta avoir esté pris par les deux vaisseaux que j'avois pu voir, l'un de 60 et l'autre de 66 canons, et que pour peu que j'en eus encore aproché j'aurois esté pris comme luy; et comme nul ne peut se dire exempt d'ennemis il s'étoit répandu un faux bruit que j'avois abandonné laschement, et que les deux anglois n'étoient que de 30 à 40 canons. Mais les gens d'esprit considéroient le contraire, sachant que j'avois intérest dans nos deux frégattes, et que j'aimois Mr Desmarest auquel j'avois fait avoir le comandement. Peu de jours après son retour, il mourut en deux jours par une apoplexie et fut grandement regretté par sa bravoure et grande douceur.
Je continuay mon armement, et on arma aussi une frégatte de 18 canons avec aussy des balots pour venir soubs mon escorte, et apartismes de Saint-Malo au 28e juillet 1696 et fis la routte pour passer hors les caps à plus de 80 lieux au large pour éviter mauvaise rencontre. Mais ayant dépassé la hauteur de Lisbonne, il falloit revenir attérer au cap de St-Vincent, où nous trouvasmes la nuit du 12 aoust presque sans vent a demie lieue du dit cap, et au petit nous n'en n'étions qu'à portée d'un fusil du dit cap, et le sr Moinerie-Trochon196, capitaine de la petite frégatte, nous cria: «Nous voyons deux navires au large de nous.» Nous les voyions aussy et que estant chargés aussi richement que nous étions il ne convenoit pas d'exposer le bien de ceux qui nous l'avoient confié et qu'il faloit voir clair, et qu'il eut à ne pas s'éloigner de moy que nous ne puissions découvrir autour de nous, et par précipitation il me cria autre fois: «Monsieur, courons dessus; ne voyez-vous pas qu'ils sont petits. Ce sont des Saltins qui attendent à ce passage des navires marchands.» Je luy demanda qu'il fasse plus de jour et que nous les connoistrons mieux. Et peu après le jour augmentant nous aperceusmes qu'ils estoient dessoubs leurs deux basses voiles à la cape pour ne pas tant paroistre et qu'ils ne nous avoient pas aperceus à cause que nous étions proche de la terre, et sitôt qu'ils nous aperceurent ils déployèrent leurs huniers et toutes les menues voiles pour nous donner la chasse, et heureusement nous doublasmes le dit cap de Sacra qu'il falloit aussi dépasser pour être en bonne rade et à couvert d'insulte. Mais le plus gros des deux navires m'y avoit coupé le chemin et avoient arboré leurs pavillons anglois et nous les nôtres blancs sans déguisement, et comme il faisoit très peu de vent j'avertis le sr Moinnerie qu'il falloit promptement mouiller chacun un ancre, quoyque ce n'étoit qu'entre deux rochers entre ces deux caps de St-Vincent et Sacra, et plutots risquer et perdre nos deux frégattes le tout ou partie plutost que de nous livrer avec un sy bon butin à nos ennemis et de nous tenir toujours prêts sur la deffensive au cas d'un combat que nous ne pouvions éviter. Et je m'avizay d'envoyer mon canot avec Mr Fossard, mon segond beau frère qui étoit pour lieutenant et marchand avec nous. Je luy donnay 24 pièces de thoile de Bretagne et deux castors blancs pour présenter au gouvernement du chasteau en luy demandant sa protection pour ne me laisser maltraiter soubs ces dépendances, veu qu'il étoit pour le Roy qui estoit neustre et que nous estions destinés pour Faro où son Roy recevoit de grands droits de nous. Le gouverneur receut de grand cœur les présents et dits qu'il luy manquoit d'habiles canoniers et Mr Fossard luy dit: «J'en vay servir avec de mes gens». Et me renvoya mon canot avec deux des moins habiles. Mes officiers par trop impatients et le sieur Moinerie me disoient de tirer ma volée de canons sur celuy qui étoit à portée de nous. Je dis: «Doucement, Monsieur, ce n'est pas à nous à comencer et nous tenons seulement bien préparés à la deffense sy l'on nous attaque, et c'est au gouverneur à faire son devoir.» Et dans cet interval nos ennemis mouillèrent leurs ancres à un quart de lieux au large de nous par crainte que je ne mis nos navires sur les rochers, et je fis sons leur faire a conoistre fresler nos voiles avec des fils de caret pour dans l'ocasion les apareiller tout d'un moment, et fit aussy embosser le câble et la mesme chose au bord du sieur Moinerie, et nous restasmes plus de deux heures à nous entre observer de part et d'autre. Après quoy il paru une Seitie qui venoit du costé de Lisbonne; nos ennemis la creurent être de notre nation et ils envoyèrent audevant leurs chaloupes et leurs canots, et le vent s'augmentoit. J'avertis La Moinerie de se préparer à me suivre et que j'alois faire couper mon câble et apareiller tout d'un coup pour nous tirer du péril où nous étions et tascher de primer nos ennemis à doubler le cap de Sacra, et qu'il fit comme nous pendant que leurs chaloupes estoient absentes et qui avoient une partye de leurs équipages, et nostre manœuvre fut en un instant exécutée et qui surpris fort nos ennemis, lesquels tirèrent chacun un coup de canon pour faire ramener leurs chaloupes, et le plus gros qui avoit 66 canons coupa son câble et mis soubs voile pour nous chasser sans atendre ces chaloupes, et véritablement nous atrapoit et creu en venir en action, mais Mr Fossard tira très à propos une pièce de canon du chasteau qui frapa dans l'avant du vaisseau ennemy et il s'aresta en mettant le vent sur ces voiles d'avant et nous entrasmes heureusement dans la bonne baye, et sans coup férir. Et un peu après le canot du gros navire sur lequel on avoit tiré vint avec un officier au pied du chasteau demander raison pourquoy on luy avoit tiré, et qu'on leur avoit tué deux hommes dont l'un étoit le premier lieutenant et avec deux estropiez. Le gouverneur respondit: «Tant pis pour vous, nous devons garder la neutralité. Pourquoy venez-vous sy proche troubler ceux qui cherchent asile? J'en ferois autant aux François pour vos navires et n'ay autre satisfaction à vous faire. Retirés vous au plutôt.» Et ce qu'il firent. Le gouverneur me renvoya Mr Fossard et mes gens avec son fils âgé d'environ 24 à 25 ans, lequel ne manqua pas de bien faire valoir sa protection et me remercia du présent que je luy avoit fait et qu'il espéroit quelque chose de plus. Je luy dits que sy je débarque heureusement nos effets que je le gratifierois encore mieux, et comme nous n'étions eloignés que de 7 lieux de Faro pour y faire notre décharge, et que nos ennemis ne s'éloignoient de vue pour nous observer, je pris résolution d'envoyer par terre Mr Fossard advertir de toutes choses nos marchands auxquels nous estions adressés et les priois de me députer quelqu'uns portans ordres signés de tous pour pourvoir à ce que nous ferions pour l'advenir. Et le lendemain Mr Fossard revint avec deux des plus intéressés ayant les ordres des autres pour que j'eus à faire débarquer en lieu sec proche le rivage de Sacra tous les balots et qu'ils les feroient enlever par des barques qui estoient bonnes voilières et nous travaillasmes à tout débarquer pendant 2 jours, au bout desquels il se joignit trois autres vaisseaux avec les deux précédents qui après s'estre entretenus de ce qui s'estoit passé à notre subject le comandant m'envoya son canot avec un pavillon au mât d'avant et deux officiers soubs prétexte de demander qu'on leur permis de prendre des eaux pour toute l'escadre. Et le gouverneur leur dit qu'à deux lieux plus bas il leur étoit plus facile d'en prendre et sans troubler personne, cette démarche n'étoit que pour observer nos forces et ce que nous faisions. Et ils virent bien les balots que nous débarquions et lorsque le dit canot fut au bord du comandant il fit tirer un coup de canon comme un signal et déploya ses voiles faisant la routte pour donner dans la baie où nous étions croyant peut-estre que par la peur nous échourions nos frégattes en coste. J'envoyay Mr Fossard avec 6 bons canoniers au chasteau et fis disposer sur nos câbles nos frégattes pour la deffense. Mais l'escadre n'oza aprocher sous la portée des canons du dit chasteau et se tint à distance. Mrs de Faro nous envoyèrent des barques pour recevoir les balots; l'escadre s'en aperceut et se doubtant bien que nous ne les ferions partir que nuitament, ils envoyoient leurs chaloupes armées proche de terre pour en surprendre, mais pendant qu'ils étoient retournés à leurs vaissaux je fis porter deux canons de 4 livres de boulet sur le cap de l'Est opozé à celuy du chasteau qui forme la dite baye par où devoient passer nos barques. Je pozai 12 bons fusilliers avec deux canonniers et de distance à autre 6 fusilliers, en ayant adverty le gouverneur, crainte d'alarme et aussy les maitre des barques, et lorsque tout fut disposé je fis partir deux barques avec leur charge un peu plus d'une heure avant que le soleil couché. Les Anglois les aperceurent, ils envoyèrent cinq chaloupes armées après et les dites barques ne s'éloignoient pas de la terre et les Anglois ne se doubtant pas de nos embuscades n'ayant rien découvert la nuit précédente fonssoient sur nos 2 barques et ils receurent la décharge de 2 canons chargés à mitraille et la mousqueterie. Il y en eut 2 désemparées qui s'échouèrent à la coste avec dix hommes morts, et quelques blessés qui furent noyés, et 4 furent pris par nos gens, et les 4 autres retournèrent à leur bord rendre compte de ce qu'ils avoient trouvé, et le comandant fit signal à son escadre pour assembler conseil. Après quoy il envoya son canot avec pavillon au mats d'avant et un officier, lequel fit ces plaintes qu'on leur avoit bien massacré injustement de leurs gens qui étoient à la pesche proche de terre où il y avoit des officiers de la première qualité d'Angleterre et qu'ils en porteraient leurs plaintes en Cour de Portugal, et que tout au moins on leur envoya leurs chaloupes qui avoient échoué à leurs gens. Le gouverneur me pria d'aler chez luy et nous convinmes qu'il leur répondroit que, ayant eu bonne connoissance la nuit précédentes que leurs chaloupes étoient armées et non pour pescher et qu'ils vouloient enlever les barques et effets par conséquent frustré le Roy de ses droits, que je luy avois demandé la permission de précautionner aux inconvénients et qu'il me l'avoit permis, et ne s'est meslé d'autre chose, à joindre que leurs chaloupes échouées n'avoit aucun appareil pour prescher mais bien armée et qu'ayant eu le malheur de se trouver sous les coups elles étoient brisées par les rochers et pillées par les gens de la coste et les miens; quant aux 4 hommes qui ont échapé, qu'on leur aloit délivrer et que s'ils veulent les cadavres qu'on a découvert du sable qu'on leur délivrera et les débris du bateau. L'officier du canot reçeu les 4 hommes et fut rendre compte de sa gestion, et après ce petit rencontre je fis partir cinq autres barques chargées doubtant bien que les Anglois les laisseraient passer contents de ce qui leur venoient d'arriver. Et le gouverneur me dit que l'officier du canot pestoit comme un enragé contre moy disant que j'ay joué plusieurs tours et que s'ils m'attrapent ils me hacheront par pièces: ce sont les propres termes. Je luy dits: «Laissez aboyer les chiens.» La dite escadre gardoit toujours l'entrée de la baye, mais n'envoyèrent plus leurs chaloupes et nous envoyasmes le restant de nos balots à Faro, et fit retirer mes deux canons et mes gens et je pris de bons receus des députés de ma livraison et réglay pour le fret du total et passay mon ordre à Mr Allaire, consul de Faro, pour en recevoir les deniers pour en tenir compte à mes intéressés ainsy que Mr de la Moinerie pour les siens, et puis nous espalmasmes nos deux frégates pour nous échaper à quelques moments d'une nuit un peu obscure malgré l'observance de l'escadre de nos ennemis. Je devois suivre ma route pour Salé et Moinerie pour St-Malo; j'envoyois le jour en découverte au plus haut lieu du cap de Sacra et au 22e d'aoust, sur le soir, on reconnut la dite escadre divisée et plus de 8 lieux au large, et la même nuit nous fismes force voile avec un bon vent de la terre cachant bien nos lumières et nous passasmes heureusement, dont il n'y eut qu'un qui nous aperceu et qui tira du canon pour appeler les autres. Mais au jour à paine on les voyoit du haut de nos mâts et je faisois faire notre route pour aprocher à l'ouvert de la baye de Cadix dans l'espérance d'y faire quelque prise. Et nous en sentant assez proche sur les 9 heures du soir je fis mettre à la cape jusqu'au jour que nous aperceumes trois navires qui avoient party de Cadix et qui venoient à notre rencontre voulant chercher le détroit de Gibraltar. Je fis arborer les pavillons anglois et eux aussy, et mon navire qui avoit esté construit en Angleterre ils me crurent estre de leur nation, et ils s'aprochèrent à bonne distance de nous particulièrement une frégatte galère de 20 canons qui n'étoit qu'à portée d'un fusil et sur laquelle je ne voulu faire tirer pour que les deux autres s'aprochassent: il y en avoit une de 36 canons et l'autre de 24. Je fis ouvrir notre batterie de bas pour leur donner la décharge et ils s'en aperceurent et prirent la fuite vent arrière, mettant toutes leurs mesmes voiles. Je ne faisois pas tirer crainte d'interrompre notre marche, et ils jetoient à la mer leurs chaloupes et mâts d'hune de rechange, et ils nous échapèrent et entrèrent en Gibraltar. Ils avoient bien du monde et beaucoup d'officiers en habits rouges galonnés. Je fus surpris de leurs lachetées d'avoir fuy étant trois contre nous seuls; je repris la route pour me rendre à la rade de Saley pour y faire nostre négosse et y arrivasmes au 2e septembre 1696. J'envoyay Mr Fossard avec mon canot pour s'emboucher avec le consul de notre nation nommé le sr Gauttier, lesquels furent demander la permission au gouverneur du château de la Barre de négossier, ce qu'il accorda en payant les droits et un quintal de poudre et 12 pièces de toile de Bretagne pour luy. Et l'on nous envoya deux batteaux du pays pour débarquer nos marchandises, conduis par des Maures a cause de la barre qui est très périlleuse pour entrer et sortir le port. J'avois une partie de sacs de maniguette197 qui est une graine noire et carrée plus violente que le poivre, et Mr le consul n'eut pas la précaution d'en faire quelque présent au Mufty et il fit prescher par les Marabouts des mosquées que cette drogue étoit contraire à la génération et que les chiens de crestiens leur en aportoient exprès, et il me fit renvoyer le tout dans mon navire et mesme la populace voulut maltraiter quelques uns de mes gens qui étoient à terre. Mon navire étoit trop grand pour entrer audedans de la barre et restions à la rade toujours en état de se mettre soubs les voiles au cas de mauvais temps ou qu'il y survint quelques navires de nos ennemis. Et le 6e de septembre, il nous aparu quatre navires qui venoient en rade, j'eus peur que ce ne fut de l'escadre qui m'avoit bloqué à Sacra. Je mis à la voile et lorsqu'ils eurent mouillé à la rade avec leurs pavillons de Portugal je fus rassuré et revint reprendre place où j'avois abandonné mon câble, et comme s'estoit vaisseaux du Roy de Portugal je les fis saluer par neuf coups de canon, et ils me rendirent le salut. Deux avoient chacun 66 canons et 2 frégattes de chacun 30. Le comandant nommé Dom Antonio de Gamache, m'envoya sa grande chaloupe armée d'une trentaine de fusilliers et un sergeant ayant une pertuisane et un pot de fer sur sa teste et un officier, lesquels s'étant aprochés à la voix de nous je fis mettre mes gens en armes, et leur criai de faire halte, et ce qu'ils vouloient. S'estant arestés, le dit officier cria: «N'ayez pas de peur, je viens de la part de Dom et cœtera vous demander qui estes-vous et d'où vous venez et que venez-vous faire icy, et j'ay ordre de visiter votre navire, savoir sy vous n'apportez pas des poudres et des armes à nos ennemis les Maures.» Je luy dis: «Retirez-vous au plutots, et alez dire au sieur comandant qu'il n'a nul droit de visiter sur les vaisseaux du Roy très chrestien et que périray plutôt que de le souffrir, et que s'il m'y veut contraindre que j'iray l'aborder et mettray le feu au mien pour nous chauffer enssemble, et que s'il y a quelqu'autre chose à me demander qu'il m'envoye seulement son canot avec un officier raisonnable, que je conteray les raisons avec telle honnesté que l'on me rendra, mais que l'on ne m'envoie pas de chaloupe armée ny prendre d'autorités». Ils s'en furent faire leurs rapports; le comandant par des signaux fit venir les autres capitaines à son bord. Ils tinrent un conseil et nous les examinions qui faisoient de grands remuement pour se préparer à me combattre. J'en faisois autant et assurois à mes gens qu'ils n'en viendroient jamais à l'excès. Après avoir fait leurs préparatifs, il me fut envoyé un canot sans hommes armés et avec le mesme officier que j'avois parlé. Je le fus recevoir civilement au pied de l'échelle et le conduis dans ma chambre. Il remarqua que tout étoit bien disposé et les mêches alumées et des pots à feu et des grenades. Il fit un signe de croix puis il dit: «Quoy, vous voudriez en venir à ce point de périr plutots que d'obéir à la force.» Je luy dis: «La résolution en est prise plutots que de souffrir un affront pareil puisqu'on attente à l'honneur d'un aussy puissant Roy. Et que le comandant prenne bien garde que cela ne rejaillississe sur sa teste et que je suis très seur que ces ordres ne portent pas à une pareille offense et qu'il se souvienne de ce qui arriva en 1681 par deux de leurs vaisseaux devant leur place de Cascaye198 qui voulurent faire saluer une de nos frégattes et de ce qui en ariva, et je n'atends que la première attaque.» Je luy présentai un verre de vin et saluai sa santé. Lorsqu'il eut beut à la mienne il me dit: «Du moins puisque vous ne voulez souffrir de visites abaissées votre flamme, et cela apaisera nostre escadre et vivons en paix.» Je luy dis: «J'ay comencé le salut, et sy j'avois creu que pareille insulte n'eut esté proposée, j'aurois péry plutost que de le faire.» Je luy offris une autre fois à boire et il me remercia et s'en retourna, et étant dans son canot il me dits: «Vous voulez donc quon agisse en rigueur.» Je luy dits: «Cets l'honneur de mon maistre et imprudence à Mr votre comandant.» Lorsqu'il est rendu compte de notre conversation nous les aperceusmes se remettre en estat de ne pas agir, et le canot revenoit à nous avec le premier officier et le premier major de l'escadre qui parloit bon françois, et étant sur mon pont où je le recevois il m'embrassa de la part du comandant et des autres capitaines, disant qu'ils avoient une vraye estime pour moy et que nous vécussions en bons amis et qu'ils estoient venus en cette rade pour empescher les corsaires de Salé de sortir ny de rentrer dans leur port, et que sy je voulois faire l'honneur au sr comandant d'aller souper avec luy que je luy ferais bien plaisir. Je fis mes humbles remerciements disant que dans une rade il n'est pas permis à un capitaine de quitter son bord.