Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV: Publié d'après le manuscrit autographe avec introduction, notes et additions
Et sur l'après midy Mr Fossard m'envoya deux batteaux du port pour prendre le reste des effets et en mesme occasion il m'envoya plusieurs rafraîchissements du pays savoir: un bœuf coupé par quartiers et 6 moutons vifs, dont il y en avoit deux à six cornes et quatre à quatre, deux sangliers frais tués, plusieurs douzaines de perdrix vives et des cailles et un bon nombre de tourterelles vives, et dont j'en mis bon nombre en des cages pour les engraisser, et quatre grands paniers de raisins blancs et des noirs; et j'envoyai une partie de toutes ces choses au comandant qui n'en pouvoit avoir à cause qu'il étoit pour leur faire la guerre. Et dans l'un des bateaux étoit incognito l'admiral de Salé, nommé Benasche, qui par curiosité voulu voir mon bâtiment qu'on luy avoit dit que je l'avois pris en une heure sur les Anglois, et que celuy avec lequel je l'avois pris n'avoit que 30 canons et luy 40 de montés, et il me fit dire: «Vous pristes ces gens endormis.» Et il examina partout mon vaisseau, et je ne luy fit aucuns honneurs puisqu'il ne vouloit estre reconneu. Et ayant débarqué mes effects destinés pour Salé, m'estant resté la partie de maniquette, je me disposay dès le soir de mettre à la voille croyant les pouvoir aller vendre ou troquer à Saffy et d'un mesme temps faire la course environ un mois pour donner le temps à Mr Fossard de faire la négociation et pendant que je mettois soubs voille le comandant Portugais m'envoya son canot avec le major qui me fit présent de 12 jambons de la Mega et 24 fromages du Lenteja; le major me demanda si je ne saluerois pas l'escadre, je luy répondis que c'étoit bien mon dessain et que j'espérois bien que l'on me rendroit coup pour coup, et il dit: «je vous en assure», et nous nous embrassasmes, et peu après qu'il fut rendu à son bord je déployai les voiles et saluay de neuf coups qui me furent rendus.
Et je fis route pour Saffy où j'arrivay le 23e à la rade où je trouvay un moyen navire soubs pavillon et commission de Suède quoyque Holandois; j'envoyai mon canot avec mon écrivain à terre avec une lettre que j'avois écrite à Mr Lenoir, commis étably au comptoir de Mr Thomas Legendre199, de Rouen, lequel Sr Lenoir me manda que je pouvois luy envoyer ma partie de maniguette et qu'il me la troquerait pour des cires en brut et j'en fis aussitôt charger 50 poches dans ma grande chaloupe avec 14 de mes hommes et mon écrivain, et dans cet interval le capitaine du Suédois fut dire au gouverneur de Saffy qu'il ne se croyoit pas en seureté que je ne l'enlevast avec son navire, et le gouverneur sans autres formalités donna ordre de s'emparer de ma chaloupe et équipage aussitots qu'elle arriveroit et ce qui fut exécuté avec cruauté et perfidie. Et il y avoit au bord du rivage plus de 200 maures qui les atendoient et sitots qu'elle en fut aprochée partye de ce peuple se mit à la nage et s'emparèrent de l'équipage les maltraitèrent rudement jusqu'à les mordre à belles dents et échouèrent tout haut ma chaloupe et menèrent tous mes 15 hommes dedans une matamore qui est un puits à sec, profond de 40 pieds et qui se ferme par une trape de fer et dont il faut descendre et monter par une échelle que l'on retire après s'en estre servi. J'atendois avec impatience le retour de ma chaloupe, et voyant qu'elle retardoit j'envoyay mon canot avec un enseigne au bord du navire Suédois, et il nous appris ce qui s'étoit passé sans avoir déclaré qu'il en estoit l'agresseur, et nous fusmes encore assés heureux qu'il nous rendit les services d'introduire mes lettres pour Mr Lenoir et de m'en apporter les réponses qui m'informoient de toutes choses et surtout de la prétendue captivité que le gouverneur vouloit faire de mes gens et de garder ma chaloupe. Et entr'autres il me donna advis d'écrire à Mr Gautier, notre consul, et à Mr Fossard à Salé pour qu'ils dépéchassent un courier avec remontrances à l'empereur de Maroc contre l'injustice et manque de bonne foy de ce gouverneur, et le sr Lenoir envoya un exprès porter à Salé mes dépesches, et au bout de 10 jours les ordres de l'Empereur furent arivés qui portoient de me rendre mes hommes et ma chaloupe moyennant que je payats deux cents ducas et que la partye de maniguettes débarquées seroit jetée dans la mer étant contraires aux générations sur l'advis que je luy en avoit donné le Mufti de la ville de Saley. Et mes gens et chaloupe ne furent sitost arivées dans mon bord, qu'il survint au gouverneur un contrordre portant de les arester et les envoyer à Miquenez ou étoit le dit empereur, mais il nest pas croyable de voir en un si peu de temps le changement de mes pauvres gens, qui la plupart avoient leur esprit très aliéné et leurs vues égarées et tous contrefaits de leurs visages, et eusmes bien des paines à les rétablir quoyque rien ne leur manquats. Je me retiray de ce mauvais pays le 9 octobre pour aller croiser vers les illes de Madère et Porto Santo, où je n'ay fait d'autre encontre que deux navires d'Alger auxquels je donnay chasse pendant six heures que j'en aprochay à la voix du plus grand qui avoit 36 canons et plus de trois cents hommes, je luy fits mettre sa chaloupe en mer et venir à mon bord m'aporter son passeport, et celuy qui me l'aporta étoit lieutenant et renégat anglois. Et lorsqu'il fut retourné à son bord ils saluèrent notre pavillon de unze coups de canons et leur en rendis neuf, puis je repris ma route le long des costes de Barbarie, pour me rendre à Saley y recueillir nos effets que Mr Fossard y pouvoit avoir négossier, et arivay en la rade au 26 novembre, et y trouvay encore l'escadre portugoise qui devoit se retirer à cause de l'hiver. Et avant que d'en partir ils voulurent le lendemain de mon arrivée canonner la ville de Saley et ils n'y firent que brusler leurs poudres aux moineaux. Le vaisseau le Saincte-Claire s'estant aproché de la barre y pensa périr et toucha par plusieurs fois et par un bonheur tout extraordinaire, elle s'en retira et avoit 60 canons et plus de 300 hommes d'équipage. Mr Fossard m'envoya plusieurs bateaux avec des cires, du cuivre tangoul, des laines grasses et des cuirs en poil et des cuirs de chèvres et des amendes cassées.
Et dans l'un des bateaux il vint un Espagnol nommé Dom Antonio de Garcia qui étoit avec toute sa famille esclave de l'Empereur du Maroc, lequel l'avoit député pour venir au bord du comandant Portugais, affin qu'il emmena sur son vaisseau au Roy de Portugal afin de faire quelqu'échange de part et autre de plusieurs captifs des deux nations. Je le fis conduire par mon canot au bord du portugois qui le receut bien quoyque pauvrement habillé, et il pria le sieur comandant de diférer son départ de trois à quatre jours pour atendre les instructions de son ambassade, et le présent de l'Empereur pour le Roy de Portugal, lesquels présents estoient de deux chevaux barbes, un lion et un tigre et quatre autruches et six béliers à six cornes, le tout de très peu de valeur, à l'ordinaire des affriquains pour recevoir au quadruple.
Ce Dom Garcia revint à mon bord souper et coucher et m'entretint du comencement de son malheureux esclavage et de son épouse, et que son père étoit le lieutenant du Roy de la place de Larache coste d'Afrique et qu'elle fut subjuguée par les armes de Maroc, qui manqua au traité de la capitulation ayant permis de mettre en liberté et de renvoyer tous les prisonniers et au contraire il les rendit tous esclaves, et que son père en mourut de chagrain peu après et qu'après une rude servitude luy et sa femme fut affectionnées de l'Empereur qui les mit ensemble dans le grand jardin de Fez ou estoient des bains et un sérail, étoient posées concierge des bains et vivoient des fruits du jardin d'une vie assées paisible et puis de leur mariage est issu une fille puis un garçon et une autre fille, et que sa première fille ayant atteint l'âge de 15 ans, l'empereur la demanda à Dom Garcia pour son sérail. Dom Garcia luy répondit que Dieu l'avoit fait maistre de leurs personnes et non de leurs âmes et que l'enfant appartenoit à la mère, et le Roy luy dit: «Je t'ordonne de me l'envoyer dès ce soir à un tel bain.» Garcia tout affligé le fut dire à son épouse; elle en tomba en faiblesse et lorsqu'elle en fut revenue elle dit à sa fille sy elle n'aimeroit pas mieux souffrir le martyr et mourir en la foy de Jésus-Christ plutots que de renier son Dieu et se faire mahométante. Elle dits: «Chère mère, tuez-moy plutots vous mesme avant que pareil malheur m'arrive, peut-estre ne serais-je maitresse de résister aux menaces ou tourments.» Et la mère qui estoit munie d'un gros canif coupa et tailla en divers endroits le visage de sa fille, en luy disant: «Souffre pour Jésus-Christ.» Et la pauvre fille sans se plaindre ny crier disoit: «Encore, ma chère mère», par plusieurs fois, et elle fut toute défigurée. Ce qu'ayant seu l'Empereur, il fit donner cent coups de bâton sur la plante des pieds à Dom Antonio et deux cents coups sur le ventre de la mère, dont elle expira soubs les coups, et que sa fille cadette qui prenoit dix années leur fut ostée et mise au sérail et mourut de chagrain peu de jours après y estre enfermée, et que six mois après ces malheurs, le Roy le reprit en amitié et luy redonna sa première office dans le jardin et luy permis d'élever son fils avec les missionnaires servant d'interprettes, et que c'étoit pour la troisiesme fois qu'il le députoit pour traiter des échanges d'esclave: effectivement ce sr Garcia étoit homme d'esprit et bien prudent. Et le lendemain par un bateau qui nous vint, il retourna à terre recevoir ses dépêches et trois jours après l'escadre partit avec luy et les présents.
Les temps devenoient fascheux et les bateaux ne pouvoient plus sortir sans risquer cors et biens. J'écrivis une lettre à Mr Fossard de faire en sorte de m'envoyer le restant de nos effects s'il le peut, et que nous courions de grands risques de perdre la vie et biens sy pas tempestes nos câbles ou ancres nous manquent ou que ceux qui échaperoient à la coste seroient esclave, et il trouva les moyens de m'envoyer sa responce pour lequel il me marquoit n'avoir plus qu'une barque de marchandizes à m'envoyer et qu'il serait impossible de le faire avant huit jours qui seroit nouvelle lune, temps où la barre est la plus agitée, et que luy ni l'homme que je luy avois donné pour le servir ne pouroient se hasarder de s'embarquer. Et le 28 décembre par un rude coup de vent de sud-ouest notre maistre câble se rompit et nous mismes promptement soubs les voiles pour nous échaper de la coste, et puis nous poussasmes pour entrer au détroit de Gibraltar afin de nous rendre à Marseille pour y débarquer nos marchandizes, et arrivasmes en rade au 20e de janvier 1697, où nous eusmes ordre de Mr de la santé de nous placer dans la baye de l'ille de Pomégué200 pour y faire la quarantaine à cause des effets venant de Barbarie que nous envoyasmes par bateaux au lazaret pour y estre éventés, et lorsque nous avions quelques besoins nous mettions un pavillon au bout de la pointe de l'ile, on nous envoyoit un bateau et nous luy donnions une lettre trempée au vinaigre et nous raportoit sur la mesme pointe ce que nous avions demandé, et après les quarante jours on nous demanda de venir à la chaisne à l'entrée du port et en présence de Mr de la Santé, le médecin et chirurgien nous examinèrent tous et ensuite on nous enfuma et le navire, et on nous permis d'entrer dans le port. Je disposay à faire caresner notre navire et à le ravitailler pour faire la course en faisant notre retour vers le Ponnant. Et il se fit une sédition dans mon équipage qui fut suscitée par un nommé Le Désert. Ils jetoient les plats et les gamelles plaines de vivres dans le port. Je demanday d'où cela provenoit. Le Désert qui étoit contre-maître prit la parole et dits: «Nous ne prétendons point travailler à moins que vous ne nous payez ce qui est deubs jusqu'à présent et que vous nous payez encore trois mois en advance de partir d'icy.» Je dits qu'il n'étoit pas besoin de venir à l'extrémité de jetter les gamelles plaines et que l'admirauté étoit pour rendre justice sur l'engagement de la charte-partie. Et il fut ordonné que je payerois ce qui étoit deub des advances étant continuation du voyage. Le dit Désert sur le souper recommença la mutinerie jetant en mer une gamelle plaine, et je le frappé d'une corde et luy fit mettre les fers aux pieds dans la proüe du vaisseau, et le matin je portay mes plaintes à Mr de Montmaur201 pour lors intendant de police et de gallères, et il députta Mr Lemonnier, lieutenant du port, pour venir à mon bord faire les informations afin de rendre compte du subject de la mutinerie, ce qui fut fait avec exactitude et en porta le reffect à Monsieur l'intendant, lequel envoya deux sergents des galères pour y conduire Le Désert qui étoient de sa caballe, et furent tous mis à la chaisne avec chacun un forçat dans la Réalle202, et on leur coupa les cheveux. Ils se creurent perdus entièrement et ils employèrent des personnes charitables pour me prier de commisération et m'écrivoient des lettres pitoyables, ce qui m'engagea d'aler prier Mr l'intendant d'acorder leurs grasces. Et il me dits: «Lorsque vous serez prêts de mettre soubs les voiles, je les feray rendre à votre bord.» Et ont esté plus de trois semaines en cet état.
CHAPITRE IX
Croisières sur les côtes d'Afrique.—Relâche à Lisbonne.—Doublet est pris par les Anglais.—Retour à Saint-Malo et à Honfleur.—Voyages à Terre-Neuve.—Voyage à Saint-Domingue.—Historiette du Sr Gotreau, qui pesait les sacs à procès.—Tempête.—Retour à Saint-Nazaire.—Voyage à Paris.—Doublet prend le commandement de quatre vaisseaux de Compagnie.
Le 9e avril je sorty du port de Marseille; l'on me renvoya mes cinq mutins et Le Désert étoit attaqué de fièvre; il étoit naturellement mal souffrant et en avoit souvent contre les uns et autres qui luy disoient ne vouloir pas faire comparaison avec un galérien, il s'en chagrina et mourut, un mois après estre rembarqué à mon bord. Je fus détenu près d'un mois à la rade de Dome par vents contraires et pris la mer au 12 may j'ay croisé depuis aux costes d'Affrique et celles d'Espagne sans autre rencontre que des corssaires d'Alger avec lesquels nous étions en paix et qui nous évitoient de nous parler. Et étant pour sortir le détroit, m'étant approché de Senta et du camp des Maures, l'on m'envoya plusieurs bombes dont une surpasssa pardessus nos mâts, et je fits prendre au large et il étoit le 6e juin quand je sorty le détroit sans rien trouver. Je fits les routes de m'aprocher de Cadix et les costes D'Algarves jusqu'au travers de Lisbonne que je prits un flûton anglois de 150 thonneaux de port n'ayant que du sable pour lest. Je le conduits à Lisbonne pour y espalmer le navire et y remettre des vivres, et vendits ma prise pour 2,700 croisades dont je paya les frais de ma relasche, et partis le 16 aoust. Je prits la mer à 60 et 70 lieux au large des caps jusqu'à l'entrée de notre Manche sans rencontre et nous aprochâmes aux costes d'Angleterre entre les Sorlingues et le cap Lézard au 4e de septembre, et le neufviesme nous aperceusmes un navire sur lequel nous chassions, et il nous fit nos signaux et auxquels nous fismes réponsce et nous nous joignismes, et nous parlasmes. C'étoit aussy un Garde coste Anglois de 36 canons, que le Sr Belière-le-Fer avoit pris et donné à commander au Sr De la Rüe, et nous convinsmes de croiser quelques jours par enssemble et n'ayant pas eu plus de bonheur dans les rencontres que nous, et après sept jours de notre jonction nous apperceusmes 2 navires proche de Lézard, et comme nous allions pour les reconnoistre ils nous prévindrent en donnant eux-mêmes vers nous. Je criay à Mr De la Rüe que c'étoit deux gardes costes ennemis et ils dits: «ce peut estre aussy des marchands», et ne se mit en peine de fuir que trop tard. Mes officiers et équipage en murmuroient. Je leur dits: «Quoy faire? si ce jeune homme est pris il publiera que je l'ay abandonné, et s'il en échape il dira que c'étoit deux forts navires marchands et quétant luy seul n'osoit les ataquer, il est allié des plus puissants de St-Malo, il nous tirera l'honneur et le crédit, et il vaut mieux se battre en braves.» Cepandant pour l'engager à fuir je le faisois moi-même, mais il n'en étoit plus tems et les Anglois marchoient mieux que nous. Le plus gros qui avoit 66 canons m'atrapa à portée de son canon et il ne m'en tira qu'un seul dont je ne fits aucun cas, et il poursuivit le Sr De Larüe. Voyant son camarade venir sur moy je dits: «Mrs, celuy qui nous poursuit n'est pas aussy fort que nous, laissons encore dépasser le gros et puis nous mesmes yrons d'emblée aborder celuy qui nous chasse, et nous l'étourdirons et le prendrons à coup seur avant que l'autre puis revenir sur nous, et disposons-nous bien.» Et jordonnay de serrer toutes nos menues voilles pour revirer sur luy, et dans ce moment mon grand mât rompit à l'uny du tillac, emporta avec luy le mât d'artimon et tomba sur le mat de missenne et le cassa et le tout tomba à la mer. Nostre pont estoit couvert de nos voilles, notre navire vint le costé au travers sans pouvoir gouverner, et nos canons que nous avions désaisis passoient d'un bord à l'autre par les grands roulie de notre vaisseau. Aucun homme n'osoit se présenter crainte d'estre écrasées, et nous fusmes pris sans pouvoir combattre contre une frégatte qui n'avoit que 32 canons nomée le Rie, et Mr de la Rüe en fuyant avec des coups de retraite fut aussy pris par le Cantorbéry de 66 canons, et ils nous conduirent tous les deux à Pleimuts où nous fusmes emprisonnés le 18 septembre 1697, nous achevasmes de remplir la prison, où nous fusmes très étroitement logées à 3 et 4 officiers sur des méchants lits; quant aux aliments nous les faisions achepter dans la ville et l'on nous les survendoit plus de la moittiée et estions fort observées par deux corps de garde, et au mois de décembre l'on dépescha un paquebot avec 200 de nos prisonniers pour les porter à Sainct-Malo et faire un échange pour des Anglois. Mrs de Ferville et Cochard avec leurs officiers de la marine furent renvoyées avec leurs équipages en partie, et deux jours ensuitte on dépescha un autre paquebot avec 200 autres prisonniers et les officiers dont partie avoit esté pris depuis nous. J'en fis mes plaintes à Mrs les commissaires de leur injustice que de renvoyer ceux depuis nous et ils me dirent: «Nous renvoyons la plus part de vos équipages et nous avons ordre de vous garder jusqu'à ce que l'on nous renvoie un ambassadeur qui aloit en Suède et que les Dunkerquois ont pris.» je dits: «Cela n'a pas relation d'avec les malouins.—Pourquoy ne déteniez-vous plustots que moy les officiers de la marine?» Et ils me dirent: «Ils n'ont pas esté sy bien recommandées que vous l'estes; ils ne nous ne sont pas sy connus; ils n'ont pas enlevé de navire dans ce port et ils n'ont pas esté sy bons marchands en Ecosse et ils ne sont pas réclamés de Mr De Pontchartrain comme vous l'estes. Tenez, en voilà une lettre; consolées vous et prenez patience il en partira encore d'autres avant vous.» Et sur un placet que je fits présenter à la Reine, il me fut accordé permission d'aler à la ville et une lieux en dehors soubs l'escorte de deux soldats qui tous les soirs me reconduiront à la prison. J'ay eu cette satisfaction pendant un temps et avec grands frais de dépences. L'on dépescha encore deux autres paquebots sans me permettre de m'y embarquer, et à la fin de l'an 1697 l'on me permit de m'embarquer au dernier paquebot que la paix fut déclarée.
Etant de retour à Sainct-Malo, me trouvant démonté de navires et ne sachant quoy entreprendre, je proposay à mon épouze de venir à mon pays natal y voir ma mère et mes parents, et que j'avois un peu de bien dont je n'avois rien receu en considération de ma chère Mère, et qu'il étoit bon de vois à nos petites affaires. Et nous entreprismes avec une chaize ce voyage. Nous fusmes bien reçus de tous nos amis, desquels une partie me proposèrent que sy je voulois me tabler que nous ferions une petite société d'achepter un navire pour entreprendre de faire la pesche des morues au sec, à la coste du Canada, pour les apporter à Honfleur où il s'en étoit fait de grands débits au temps passé, et que nous ne serions que deux navires du pays à faire ce commerce. J'acceptay ces propositions et reconduits mon épouze à Sainct-Malo affin de disposer à nos affaires pendant que j'yrois à Dunkerque ou Hollande achepter un navire, et que lorsque je l'aurois a conduit à Honfleur j'yrois la prendre avec deux enfants que nous avions203 affin de nous établir au dit Honfleur. Je trouvay à Dunkerque un navire de 300 thonneaux et 16 canons qui me parut convenable pour notre entreprise. Je l'acheptay et l'équipay simplement pour l'a conduire au dit Honfleur et pour y faire le nécessaire pour notre entreprise comme des grandes barques et chaloupes, et après quoy je fus pour a conduire mon épouse et nos deux enfants et affrettay une barque pour aller m'apporter nos meubles, le tout arriva heureusement. Et au commencement de mars 1698 je party pour le voyage du Canada, et après que j'aurois pris du sel à Sainct-Martin de Rey d'où je partis sur la fin d'avril, et après cinq semaines de traversée ayant dépassé le grand banc à vert nous trouvasmes devant nous un enchainement de glaces qui m'empeschoient ma route. Je parcourus plus de cent lieux sans en trouver le bout, et nous appercumes une ouverture entre deux hautes montagnes de glace qui nous fit croire qu'elles estoient divisées et creusmes y trouver nostre passage et donnasmes dedans jusqu'à 15 et 16 lieux, que nous y rencontrasmes un petit navire de Grandville qui faisoit la route pour en sortir, lequel nous apprits quil n'y avoit pas de sortye et nous retournasmes fort à propos sur nos pas, car le lieu où nous avions entré se fermoit, et en arrière la brume survint fort épaisse et l'avons creu enfermé, et après que nous fusmes échapés nous fismes la route pour approcher la terre du Cap Breton et dont nous eumes la connoissance au lendemain matin, mais nous y trouvasmes encore un grand banc de glace qui nous baroit le chemin de notre route, et nous arrivasmes courant au sud le long du dit banc, et en attrapasmes le bout, et nous aprochasmes de la dite terre, où nous aperceusmes à trois lieux au large un navire que nous croyons estre de Granville et nous luy parlasmes. Il étoit de la Rochelle, nommé le capitaine Thomas, qui nous dit avoir party de la Rochelle le 3e février et qu'ayant fait la route jusqu'au 16 mars, il avoit rencontré les mesmes glaces que nous qui l'avoient empêché de passer plus outre pendant sept semaines et que par les grandes froidures qu'ils ont ressenty ils avoient consomé tout leur bois à feu jusqu'à avoir décloué les planches du dedans de leurs bords et mesme ont été contrainct de brusler des bariques et tous leurs mâts et les vergues de leurs perroquets. Je leurs dits que sy avant la nuit nous pouvions mouiller l'ancre dans la baye qui paroissoit devant nous, qu'il m'envoyroit sa chaloupe et je l'en assisterois, mais que nous n'avons pas ce temps à perdre pour y attraper, le vent nous favorisa et nous donnasmes à l'ancre tous les deux dans la dite baye sur les 3 heures du soir, et la reconnusmes pour la baye de Ste-Anne, et il envoya aussitôt à terre deux chaloupes pour prendre du bois et je me fis porter à terre par curiosité de voir ce pays où à ma dessente je ramassey sur le rivage plusieurs morceaux de charbon de terrre, qui me fit conjecturer qu'il y avoit aux environs une mine de ce charbon. Sur la nuit je me rendis à mon bord et le lendemain j'envoyai un de mes officiers représenter au capitaine Thomas que les glaces étoient desendus par les courants vis à vis de l'ouverture de la baye et que nous ne pourrions sortir qu'après qu'elles seroient dépassées, et que s'il vouloit d'intelligence, que je luy donnerois un homme et qu'il m'en donnât un des siens afin qu'au cas de notre séparation le premier arrivé à L'ille Percée, lieu de nos destinations, l'on prendroit possession d'une des meilleures places pour l'arrivée du navire et il y consentit. Et voyant que nous ne pouvions sortir, je fis embarquer des provisions dans une de mes chaloupes et me fis conduire au haut de la dite baye où donnoit une rivière afin d'y faire quelque découverte et avant de partir j'avois donné mes ordres que, au cas qu'il y eut apparence de pouvoir partir de tirer un coup de canon pour m'appeler, et j'avancey près de quatre lieux dans cette rivière, où nous voyons de temps à autre plusieurs ours et je vits une futaye d'ormes prodigieux dont un que le vent avoit abattu avoit 65 pieds de long portant à cette longueur 14 pouces de largeur et au pied trois pieds et 10 pouces de diamètre, et il y en avoit quantité. Il survint un brouillard qui m'empescha de pénétrer plus avant, et comme je retournois à bord sur les 3 heures j'entendis un coup de canon et ne savois que présumer voyant qu'il ne faisoit pas bon d'appareiller tant par les glaces et que la nuit survenoit. J'arrivay à mon bord sur les six heures, où j'appris que le capitaine Thomas avoit dans le brouillard appareillé sans envoyer son homme, ny advertir pourquoy. Je dits: «Voilà un fourbe qui croit arriver le premier et il se trompe et se met dans un grand hazard.» Le brouillard fut extrême et jugey très à propos de ne pas bouger, et sur une heure après minuit nous entendions souvent des coups de canons de ce navire que nous creusmes bien avoir esté transporté dans les glaces, mais d'une aussy grande obscurité où le pouvoir trouver? et mettre mes gens au péril. Et à 3 heures nous n'entendismes plus les canons, et sur le jour il tomba une grande pluye, et nous restasmes à notre place. Le lendemain il fit beau clair et du haut de nos mats on ne voyoit plus de glaces, et nous appareillasmes et rangions la terre à portée d'un moyen canon, et nous retrouvasmes d'autres glaces après avoir fait 8 lieux de chemin, où nous trouvasmes une autre petite baye où je fits mouiller l'ancre. Je dessendis au fond de la dite baye nommée Niganich; on trouva le débris d'une carcasse d'un navire perdu; je fus sur une petite isle où je trouvay huipt chaloupes sur le terrain qui en les accomodant pouvoient servir pour faire la pesche et, voyant la saison un peu avancée et l'obstacle des glaces, je proposay à mon équipage de nous tenir en ce lieu pour y faire nostre pesche. Ils répondirent qu'ils le voulaient bien, et je dits qu'il en falloit dresser un procès-verbal que nous signerions tous l'ayant jugé utile pour le bien commun des intéressés et de l'équipage qui étoit engagé au tiers du provenu de la pesche, et ils refusèrent de signer, et pendant 4 jours que nous restasmes je leur fits couper des bois pour les préparatifs de la pesche, et les glaces ayant disparu nous mismes à la voille. Je fis passer notre navire entre l'isle de St-Paul et le cap St-Laurent, et ensuitte passey entre les isles Brion et la Madelaine, lieux si peu fréquentés que tous mes officiers disoient que s'ils avoient cent navires il n'y en risqueroit pas un, et nous passames sans accident, et au 24 juin feste de St-Jean, nous arrivasmes à l'isle Percée tout le premier et travaillasmes d'une grande diligence à nous cabaner et acomoder nos barques et chaloupes que nous avions portés par pièces numérotées, et au premier de juillet on commença notre pescherie, et sur la fin de septembre elle fut achevée ayant notre charge. Il y eut quatre de nos gens qui voulurent bien rester à hiverner avec un pauvre habitant qui avoit sa femme. Je leur fit faire un bon logement par des doubles rangs de pieux, entre les deux de bons gasons, et fut couverte de planche, et y reportasmes leurs vivres et toutes choses à servir à la pesche pour l'année ensuivant qu'il avoit fallu porter et rapporter et nous partimes au 4 octobre.
Et arrivasmes à Honfleur au 20 de novembre, et comme il n'y avoit qu'un moyen navire qui avoit fait la mesme pesche avec nous, nos morues furent assés avantageusement vendues. Mais l'envie qui ne meurt jamais fit entreprendre à d'autres particuliers d'équiper encore deux autres navires pour nostre mesme dessein et furent avec nous à l'Isle Percée et arrivèrent tous les quatre à bon port, et par la quantité des morues la vente s'en fit à bien moindre prix, et mesme il en resta bonne partie à vendre, et l'année 1700 ce fut encor pis et qui causa bien des pertes. A ce dernier voyage204 une de mes chaloupes m'advertit avoir veu une grosse baleine morte et échouée près du cap enragé à deux lieux d'où nous étions établis. Je m'y fis porter et mesuray sa longueur qui portoit cent six pieds de long sans y comprendre la queue qui en avoit bien encore quinze; j'en fits couper plusieurs grands morceaux de lard et les portay à fondre dedans nos plus grandes chaudières, et en emplis deux bariques d'huile; j'y renvoyay deux chaloupes pour en rapporter, et la mer avait enlevé le reste du cadavre. Voyant la perte que nous faisions sur les deux derniers voyages notre société ainsy qu'une des autres se rebutèrent, et il n'y eut que deux navires qui retournèrent; le nôtre avec l'autre demeurèrent au fossé. Et la guerre survint au sujet de Mr le duc d'Anjou, les Anglois prirent ceux qui étoient à l'isle Percée et brulèrent toutes nos barques et ustensils et mon magasin. Il survint un différent entre deux ou trois de mes intéressés qui vouloient envoyer notre navire charger à fret du sel pour les gabelles. Les autres s'y opposèrent en voyant que je ne voulois plus le comander; on adjusta les comptes où il y eut une contestation de trois livres dix sols dont ils eurent un procès qui a conté plus de mil livres en fraix et le navire demeura au fossé à dépérir, et à la fin il fut vendu par justice dont on a pas retiré cinq mil livres de ce qui en avoit cousté cinquante deux mil.
1702. Et pendant leurs brouils il vint à notre ville un espagnol nommé Dom Bartolomé Ramos, qui ne sachant notre langue s'informa si quelqu'un savoit la sienne et le maître de son auberge me l'amena, et cet espagnol me raconta son désastre205, que s'estant embarqué sur un de leurs navires avec peu de force, luy et plusieurs de sa nation partant de Portobello pour se rendre à Carthagesme, ils furent rencontrés d'un forban qui les pilla toutes leurs richesses et que luy dit Ramos y perdit à sa part un peu plus de quarante mil piastres dont il en avoit gardé les connoissements, et que ayant appris le nom du capitaine forban et sachant qu'il avoit esté désarmé et débarqué tout le butin au Petit-Goave, Ille de Sainct-Domingue, et sachant que nous étions en bonne paix avec l'Espagne par le Duc d'Anjou qui y feut receu pour Roy, le dit Ramos étant muni de bonnes attestations du vol qui luy fut fait, trouva les moyens de se faire aporter à Saint-Domingue pour réclamer ce qu'on luy avoit volé, porta des plaintes au commandant pour lors deux lieutenants du Roy: Galifet206 pour le département de Leogane et Mr Du Paty207 au Petit Goüave, ils contrefirent les faschées et qu'ils aloient faire justice, et au lieu de faire avertir les forbans ils les firent évader dans d'autres quartiers. Et le dit Ramos ayant appris et reconnoissant que l'on le jouoit prit la résolution de passer en France pour faire ses remontrances à la cour par l'ambassadeur d'Espagne qui luy obtint un ordre du Roy qui en joignoit aux deux susdits deux lieutenants de faire rendre au dit Ramos ou à son comettant l'entière somme et de faire punir les forbants à peine de répondre à leur privé nom. Le Sr Ramos vint me trouver et me prier de passer avec luy à Sainct-Domingue et qu'il me donnerait le quart de ce qui luy seroit rendu croyant la chose très seure avec de sy bonnes ordres, et il me fit consentir d'aller avec luy. Et étant disposés d'aler à Nantes trouver le passage il survint des lettres au dit Ramos de sa femme et de sa famille, qui le demandoient à San-Lucar de Barameda pour affaire qui luy estoient de plus de conséquence, ce qu'il me fit voir et me pria instamment d'aller à cette poursuitte et qu'il m'en céderoit le tiers veu qu'il n'étoit pas en état de me rien advancer.
J'entrepris le voïage à mes fraix; je fus à Nantes où je trouvay un navire prêt à partir, et en 6 semaines je débarqué au Leogane et délivray le paquet de la cour à Mr de Galifet, qui l'ayant leu me regarda et me traita de mauvaises paroles et bien colère en me menaçant de me mettre dans un cachot dont on n'entendroit pas de nouvelles. Je luy répondis: «Monsieur, je n'ay ouy dire à personne qu'un porteur d'ordre du Roy fut maltraité et vous estes trop sage pour le faire.» Et il changea de ton, et pour toutes conclusions je n'obtins rien en huit mois de poursuite au conseil de Sainct-Domingue lesquels s'entendoient comme larons en foire. Et peu après que je fus arrivé il survint un religieux Augustin qui fit jonction avec moy s'étant trouvé avec le Sr Ramos lors du dit forbant, le dit Religieux prouvant avoir esté pillé de plus de soixante mil livres piastres, et il fut joué comme moy, et nous cherchons repasser ensemble en France et j'avois dépensé inutilement bien de l'argent. Et Mr Morville208, lieutenant de vaisseau, comandoit une grande flutte du Roy nomée la Gironde ayant 40 canons, et il s'apprêtoit pour partir et me promis et au Religieux notre passage gratis, et je fis embarquer une partie de mes hardes et provisions au bord. Et en même temps il parut cinq vaisseaux le travers de la Gonave qui est une isle inhabitée à 4 lieux de Leogane où notre navire étoit devant la petite rivière, et lorsque nous reconnusmes les pavillons anglois Mr De Morville jugea à propos pour sauver son navire de tascher de le faire entrer dans le grand cul de sac, et nous fismes nos diligences; mais à l'entrée le vent nous manqua et voyant que nos ennemis s'approchoient nous mismes nos chaloupes en avant pour nous attirer à terre et échouer pour ne pas nous laisser enlever.209 Nous échouasmes proche des mangliers qui sont des tissus d'arbres entrelassés qu'à peine les hommes y peuvent passer, et nos ennemis voyant notre manœuvre nous cannonnèrent fortement, tirant dans nos mastures pour favoriser et ne pas endommager deux brigantins et leurs chaloupes qu'ils avoient envoyées armées pour nous enlever. Je dis à Mr de Morville qu'il falloit faire percer quelques trous dans notre calle pour y faire entrer l'eau et de ne permettre à l'équipage de se débarquer affin de deffendre l'abordage des brigandins et des chaloupes. Nous les rebutasmes par plusieurs décharges de notre mousqueterie, mais ils envoyèrent deux frégattes légères de 24 à 30 canons qui ne tiroient pas tant d'eau que nous et qui ne venoient pour nous aborder et auroient enlevé nostre vaisseau, ce qui nous engagea d'y mettre le feu à trois différents endroits, et nous nous sauvasmes à terre simplement qu'avec ce que nous avions sur notre corps, et le tout fut conssomé par le feu, et de dépit nos ennemis cannonnèrent le bourg de la Petite Rivière et ceux de l'Ester et du Petit Goave sans nous faire que très peu de domage, et un seul homme fut tué et un qui eut une jambe emportée et nous n'avons pu savoir ce que nous leur avons fait par nos canons. Nous aprismes seulement que c'étoit l'admiral Benbou210 qui comandoit une escadre et qu'ils cherchoient Mr Ducasse211 qui comandoit une de nos escadres,212 enfin nous nous trouvions presque dépourvus de nos commodités et privés de repasser sitost que nous l'espérions en France. Et plusieurs riches habitants s'efforçoient à qui nous auroit chez eux et de nous bien traiter entr'autres un Mr Le Maire, originaire de Dieppe, et le gendre de son épouse procureur général du conseil, nomé Me Duquesnot. Et un nomé Gottreau de la Rochelle n'étant qu'un tonnelier de profession sans savoir ny A ny B., avoit hérité d'une belle succession avec une belle terre et sucrerie et plus de 50 neigres travaillants et vivoit honorablement, Et par amys il obtint une charge de consseiller qui l'anoblit, et Mrs ses confrères l'ayant receu et enregistré ses provisions luy defférèrent de rendre un raport sur un procèes qui étoit assées d'importance que l'on creut bien estre lui estre donné par dérizion. Il n'y avoit ny procureur ny advocats pour se conssulter. Il me vint chercher avec mon Religieux dans son carosse, nous disant que nous luy fissions l'honneur de passer quelques jours avec luy, et nous emena. Le premier jour il ne me parla de rien; et le landemain, au lever, il me fit apporter par un jeune commis qu'il avoit à à gages deux sacs de papiers du procès qu'il avoit à rapporter et débuta: «Vous qui estes de Normandie debvez estre au fait des affaires; je vous prie de m'aider.» Je luy dits: «Je n'y suis pas plus savant que vous; j'ay esté en mer dès ma tendre jeunesse et ne me suis attaché qu'à la navigation.» Il me répartit: «Vous savez sy bien lire et écrire, peut-estre comprendez-vous le fort de cette affaire.» Et pour le contenter j'examiné les écritures du premier sac. Je trouvois que cette partye avoit grande raison dans ses demandes. Et quelques jours après que j'eus veu les pièces du deffendeur, je trouvois qu'il avoit encore plus de raison. Mr Gottreau se prend à rire et dire: «Qui diable a donc plus de raison? Parbleu, je say bien pour me débarasser ce que j'ay à faire.» Je demande: «Hé quoy, mon amy?» «Il m'est venu une bonne pensée. J'ay toujours ouy dire que la justice avoit des balences en main et les yeux bandés, je les ay bien puisque je ne vois goute en cet affaire, ma foy je vais peser les deux sacs et celuy qui pèsera le plus je luy donne le gain de sa cause avec dépends.» Et je ne peus m'empescher de rire tout mon saoul. Il dits: «Riez sy vous voulez, je ne saurois mieux me tirer de cet affaire que par là, Mrs mes confrères me l'ont remise pour se moquer de moy et je me moqueray d'eux. Tout ce qui en peut arriver est que le perdant pourra en appeler au conseil de Paris, et il se passera plus d'un an avant que l'on sache rien, et dont je vous prie de me garder le secret.» Ce que je luy promis et tenu. Après avoir pesé, il fut question de dresser le raport, et il m'en pria. Je luy dits n'y entendre rien non plus et il fut chercher un raport qui avoit esté rendu pour luy au subjet de sa succession; nous travaillâsmes dessus, à changer quelques termes avec les noms des parties, et luy dits de le faire copier pour que mon écriture ne parut pas, ce qu'il fit par son comis, et il demeura content et le porta dès la première audience, et le perdant ne manqua pas d'en appeler, et on apris depuis que son jugement fut aprouvé au consseil de Paris, et il en fut sy aize qu'il divulgua comme il avoit fait, et on a pris à proverbe sur les affaires embarrassantes; il faut faire un jugement à la Gottreau.
Je ne peut trouver de passage que sur le mois de février 1703 que Mr de Morville ayant apris qu'au Petit Goave il y avoit un moyen navire de 12 canons de la Rochelle, le capitaine Billoteau qui s'aprestoit à partir et que luy et son équipage devoient passer et je fus par terre trouver le dit capitaine et arrestay mon passage et du religieux pour chacun 50 écus et que nous embarquerions des volailles et rafraichissements, et ce navire fut retardé de 2 mois et demye par une voye d'eau qu'ils eurent paine à trouver et l'étancher, et ne peumes partir qu'à la fin de juin avec un petit navire aussy de la Rochelle nomé la Biche, et nous débousquasmes pour l'isle de Sainct-Thomé, et faisant nos routes jusqu'à la hauteur des isles de Bermudes que nous vismes étant à 7 lieux de nous. Et lorsque nous les eusmes dépassés d'environ 60 lieux nous fusmes frappés d'une rude tempeste, en ouragan et dont un rude coup de mer nous renversa entièrement sur le costé de babord, quoyque nous n'eussions que notre seulle grande voille déployée et les mâts d'hune abaissés, nous nous creumes tous péris et je sautay avec un bon matelot sur le haut costé de nostre navire pour éviter un peu le dernier moment de vie. Je pris mon couteau et coupois les ris des grands haubans. Je dits à ce matelot nomé André d'en faire autant et ce qu'il fit avec agilité; cela fit rompre notre grand mât, lequel tomba sur celuy de Misenne quy tomba aussy sur le mât de Bauprey, lesquels cassèrent tout, et le navire se redressa. Nous coupasmes le mât d'artimon, ainssy nous nous trouvasmes sans aucun mat ny vergues. L'on courut aux pompes et ne trouvasmes que trois pieds d'eau dans notre calle qui y avoit entré par nos mortes œuvres lorsque le navire fut empenché sur le costé, et nos mats qui étoient retenus le long de nous par leurs cordages qui les y arestoient, et nuitament sans pouvoir se servir de lanternes et à tastons nous coupasmes tous les cordages qui les arestoient et heureusement un segond rude coup de mer nous frapa et nous fit passer pardessus, ce qui nous en dégagea. Mais ce dernier coup de mer nous cassa nostre timon dans la mortoise du gouvernail, lequel donnoit de si grandes secousses aux ferrures du gouvernail que nous étions dans les frayeurs qu'il n'évantat ou emportats l'étambot. Cependant je trouvay un expédient d'arester ce débat et de faire saisir d'un bord notre gouvernail et sans secousse, et notre pauvre navire arriva vent arrière sans mâts ny sentiment du dit gouvernail, et se mit sur l'autre costé à travers au vent, et il se tourmentoit extrêmement à rouler à faute du soutient des mâts. Je fits jeter à la mer dix de nos canons pour le soulager, après quoy je creus pouvoir changer d'une chemise et d'habit, mais aucun de nous n'eurent un filet de sec. On me donna un verre d'eau-de-vie et Mr de Morville ainssy que tous en général dirent: «Après Dieu, voilà notre sauveur.» Et je fus caressé on ne le peut plus. Nous trouvasmes six de nos hommes de moins et tout notre pain et biscuit mouillé et gasté ainssy que nos légumes, toutes nos volailles emportées et nos moutons, cochons et canards. Nous trouvasmes une cage avec dix dindes noyées, que nous salasmes par quartiers et une truye noyée arestée soubs notre chaloupe. Nous épluchasmes nostre biscuit qui n'étoit point mouillé ou peu que nous mismes seicher au soleil et puis nous le partageâmes également du petit au grand à chacun trois onces par jour pendant 20 jours. La tempeste dura trois fois 24 heures et la mer étoit épouvantable; les vagues estoient en feu et plus hautes que des hautes montagnes, et nous fusmes pendant ces espaces à la dérive au gré des temps, et lorsque cela fut apaisé nous tinsmes conseil pour nous réquiper de notre mieux, et de quel costé nous pouvions faire une relasche. Les uns étoient d'aler chercher Plaisance213 en Terre Neuve et les autres pour la Martinique. Je remontray que Plaisance étoit plus éloigné de nous et que les gros vents et les brouillards y reignent souvent, et que de l'autre costé les temps y sont plus pacifiques et tous d'un commun accord adhérèrent à mes sentiments. Il se trouva dans notre entrepont un sapin de 18 pieds de long et gros de 9 à 10 pouces dont nous fismes un grand mat, l'ayant renforcé par des quartiers de planches que ny avions reliez; notre timon de gouvernail fut ralongé et renférer par deux pinces de fer; nous déclouâmes les ourlets et lisses de nos plats bords que nous reliasmes ensemble comme un fagot et en fismes un mât de misenne, et nous attachasmes trois avirons de chaloupe pour faire un mât de beaupré, et de la gaule d'enseigne en fismes le mât d'artimon, ainsy nous fismes des vergues de toutes menues pièces avec des barres de cabestan, et de nos menues voiles d'étay et des perroquets nous fismes des voilles légères à proportion des mastures. Et nous faisions 16 à 18 lieux quelquefois 20 par 24 heures. Il y avoit pour l'équipage un peu de bœuf et du lard salé, mais échaufé et détrempé à l'eau de mer. Je dits à quelques matelots de nous atraper des rats, et que je les payerois bien. Ils firent des attrapes et j'en payé deux 30 sols. Cela anima les autres à en prendre, et il n'en manque pas aux navires qui sont chargés de sucre. Ceux qui s'étoient raillées de moy pour les rats y prirent du goût, et nous les firent enchérir jusqu'à un écu la pièce étant devenus plus rares. Et au bout de 21 jours, nous mettions des morceaux de cuir en poil à la détrempe; nous en fimes bouillir, cela venoit en colle et très puante, mais grillés sur les charbons nous en servions et apaisions notre grande faim. Nous souhaitions fort d'estre encontrés de quelques navires ennemy qui nous peut prendre; les médecins n'ont jamais ordonné pareil régime. Et la 26e journée de route après, ce torrent nous conduit en vue de l'isle de Sainct-Eustache habitée par les Holandois. Plusieurs de nous disoient de nous y aler rendre. Je mits opposay et fit connoistre à Mr de Morville et au capitaine Biloteau qu'il n'y avoit pas de sens à nous mettre prisonniers. Et que avant la nuit nous attraperions l'isle de Saint-Thomé appartenant aux Danois avec lesquels nous étions en paix. J'en feu creut, et le lendemain après 27 jours de cette marche nous y entrasmes dans un bon port, où rien ne nous manqua sitots que j'eus salué le gouverneur Danois, lequel me dits de nous adresser au directeur du comptoir de Brandebourg qui avoit de bons magasins. Je fus le saluer avec notre capitaine, et après luy avoir raconté notre désastre il nous dit: «Voilà un navire proche du vostre qui est à peu près de mesme grandeur, qui est une prise faite sur les Anglois par Mr de Beaumont214 comandant une frégatte de 24 canons pour le Roy de France et il m'a délaissé cette prize pour la vendre s'il en trouve l'occasion. Le corps du navire a esté jugé incapable de pouvoir retourner en Europe et il en a pris dans sa frégate le chargement, la masture et les agrès vous seront propres; je vous vendray le tout, voyez ce que vous m'en voulez donner.» Billoteau demanda du temps pour répondre et voulut s'informer s'il se trouveroit pas des mats du pays a bon compte. Je luy fis connoistre que non et où trouveroit-il des haubans, étais et autres manœuvres, mâts d'hune et vergues et voiles, et il me pria le lendemain d'aler arrester le prix de toutes choses, et qu'il m'aprouveroit. Je fus au directeur lequel me dit: «Je ne vendray rien en particulier, il faut que vous achetiez tout ou rien.» Il en vouloit cinq mille livres et nous tombasmes d'accord pour trois mil deux cents cinquante livres. Je retournay à nostre bord en rendre compte, et on fut avec raison bien contents. Mr de Morville me demanda sy je comptois encore me hasarder avec le navire du dit Billoteau après ce qui nous étoit arrivé. Je dits que c'en estoit la raison et que dans tout autre que nous n'aurions pas échapé. Il me dits: «Pour moy ny mes officiers ny équipage ne nous y embarquerons pas, je vais affretter un bateau du pays pour nous porter à la Martinique, sy vous voulez venir, il ne vous en coûtera rien ny à votre moine.» Je le remerciay et luy représentay qu'à la Martinique l'on couroit risque d'estre attaqués de la maladie de Siam215 et que nous serions aussy prêts à partir de ce port que luy arrivé à la Martinique et étions au débarquement et il se fascha de ce que je ne le voulut pas suivre, et trois jours après il partit dans le bateau. Je donnay les soins de faire faire le biscuit pendant que Billoteau accrocha son navire contre la prise et se ramasta entièrement à des vergues, cordages, et de huit canons et de deux ancres et cables et ne laissa que la carcasse de la dite prise. L'on fit des eaux et du bois; nous fismes bonnes provisions de bestiaux et volailles étant à meilleur compte que dans nos isles et deux bariques de vin, et partismes le 9e septembre 1702 de ce port: nous débouquasmes le mesme jour et continuasmes nostre route pour France jusqu'au 15 octobre n'estant qu'à trente lieux de Belle isle nous fusmes encore frapés d'une très rude tempeste où nous pensasmes encore périr, notre capitaine voulut faire couper le grand mat et m'y oposay, et deux braves hommes montèrent à la hune et coupèrent le mat d'hune qui tomba à la mer et le navire en fut soulagé et nous étions sans aucune voile nous sentant proche de la terre, et qu'il y avoit plus de 8 jours que nous n'avions pu observer la hauteur. Sur les dix heures de nuit il calma et nous sondasmes et y trouvasmes 37 brasses d'eau, nous mismes à la cape jusqu'au jour que nous poussasmes à toute voile excepté le grand hunier dont nous avions coupé le mat, et sur les deux heures après midy nous reconnusmes la terre par la baie de Marmoutier, le capitaine Billoteau voulut reprendre au large pour regagner la Rochelle, je luy représentay que le temps étoit tout disposé à nous redonner une segonde tempeste au soleil couchant, et que n'ayant plus de grand hunier pour soutenir au vent et que nous péririons tous. Son pilote et son équipage se mirent de mon costé, et je conseillay d'entrer dans la rivière de Nantes d'où nous n'étions plus qu'à 3 lieux et nous attrapasmes à cinq heures à l'ancre devant St-Nazère. Il vint à notre bord une chaloupe du dit lieu, je m'y embarqué et le moine et quatre autres passagers et nous ne fusmes pas sitots débarqués de la chaloupe que la tempeste recomença; on ne pouvoit se tenir dans les rues par les ardoises, qui tomboient des maisons et de l'église, et le lendemain il se trouva perdu et échoué à la coste plus de 4 batiments. Billoteau y pensa périr sy la tempeste avoit un peu duré. Nous affrétames une chaloupe pour nous porter à Nantes, où je débarquay sur les trois heures; les négossiants s'estoient assemblés à la bourse s'informant des navires qui avoient péry le jour précédent, et il y en eut qui me reconneurent et me firent de grands accueils me conviant à souper, et entr'autres Mr René Montaudouin et Mr le Prieur me demandant d'où je venois. Je leurs dits et donnay des lettres au dit sieur de Montaudouin. Il m'embrassa et me dit: «Je suis intéressé de plus de 6 mil livres sur ce navire; j'ay receu des lettres dès son départ de Sainct-Domingue et par le long temps je l'ay creu péry, car s'il avoit esté pris j'en apris les nouvelles et hier je voulut donner 80 pour cent pour que l'on m'assura et n'ay pas trouvé qu'il le voulut.» Je me deffendis de souper étant fatigué et à cause du moine, et le lendemain Mr de Montaudouin receu une lettre de son capitaine Billoteau qui luy marquoit sy nous sommes en vie et arrivés au bon port nous le devons par deux fois après Dieu à Mr Doublet que nous avons nomé notre Rédempteur, et vous ne debvez luy faire payer son passage. Mr de Montaudouin fit lecture de la lettre devant la Bourse, après quoy il vint avec son frère Bertiere à mon auberge me prier d'aler disner et ne peut m'en dispenser, et à la fin du repas il me leut sa lettre et me dit: «Vous ne m'aviez dit, et j'aurois pris votre passage mais je vous l'aurois en voyé sy vous aviez party et, loin d'en prendre, acceptées ce petit présent, je say que vous n'avez pas gagné dans votre voyage.» Et il me donna 25 louis d'or malgré mes refus, et deux jours après je pris la route de venir chez moy avec mon religieux Espagnol et nous restasmes bien 15 jours à nous rétablir.
Et ce religieux me prioit d'aler l'acompagner à Paris et luy servir de conducteur par mes amis pour se présenter aux pieds du Roy, représenter l'injustice de Mrs ses lieutenants contre les ordres de sa Majesté tant pour luy que pour le sieur Ramos. Je luy dis que je ne voulois plus faire de poursuites à mes dépends, et que je ne voyois pas jour de pouvoir rien obtenir, et que ces messieurs qui avoient eu le plus fort du butin des forbants nous joueroient toujours, et il me pria sy fortement et qu'il me défrayeroit avec mon épouse de l'aler et du séjour à Paris et de notre besoin chez nous et nous nous laissasmes gagner. J'avois aussy en vue quelqu'entreprise. Nous y fusmes dans une auberge plus d'un mois sans pouvoir obtenir d'audience et pouvoir le faire aprocher de sa Majesté. J'eus recours à Mr le mareschal duc de Harcourt216 dont j'avois eu l'honneur d'estre bien voulu étant à Dunkerque, et il nous promit qu'en peu s'il nous présentoit pas qu'il le feroit par quelqu'autre seigneur, et au bout de huipt jours il me fit advertir de nous rendre à Versailles le trouver, où il nous dits d'aller de sa part à Mr le mareschal duc de Duras217 qui étoit de garde. Ce seigneur nous receut bien et nous dits de nous trouver le lendemain dans la grande galerie avant que le Roy fut à la messe et nous n'y manquasmes pas. Mr de Duras nous présenta à Sa Majesté. Le religieux avoit son placet tout prêt, se jetta à genoux et le Roy luy dits en bon Espagnol: «Levez-vous, Père, je vais expédier votre placet que vous redemanderez à Mr de Pont Chartrain218.» Et nous nous retirasmes. Le Père étoit bien content et je ne l'étois pas. Car je savois que les deux lieutenants du Roy étoient ses créatures, mais coment le dire au Roy. Mr de Pontchartrain nous détint plus de quinze jours sans nous expédier, et il nous dits: «Que prétendez-vous? que les lieutenants du Roy payent pour des forbans qui se sont échapés, j'en ay des nouvelles, revenez demain.» Nous y fusmes et il nous délivra un paquet bien cacheté disant: «Tenez, voilà les dernières ordres du Roy.» Et puis il me demanda: «Et vous? retournez-vous aussi à Sainct-Domingue.» Je dits: «Non, Monseigneur, j'y ay perdu mon temps et n'espère pas en rien retirer.» Il sourit et ne dit rien. J'en tiray mauvaise augure et nous retournasmes à notre auberge à Paris de la part de Mr D'Argenson219. Et dès le lendemain vint nous trouver deux religieux du grand couvent des Augustins220 nous dirent que leur supérieur ne pouvoit souffrir un de l'ordre en auberge, et qu'ils avoient une chambre à luy donner et l'enlevèrent au grand couvent où il se dit docteur en médecine, et un jeune moine adroit le proclamoit habile de tous costés, et il eut beaucoup de gens de considération qui tomboient dans ce panneau et s'en faisoit traiter et en bonne foy il ne savoit pas son rudimen et atrapa bien des sots. Je voulois m'en revenir avec mon épouse, il nous pria sy fort et nous défrayoit jusqu'aux carosses dont nous nous servions.
Je pensois à mes affaires, et un jour vers le mois de mars 1703 que j'étois en visite chez Mr Ducas221 qui venoit d'estre fait Grand d'Espagne et lieutenant général des armées navales, et après que je l'eus complimenté, il me demanda ce que je faisois et que c'étoit domage que j'avois quitté le service du Roy, et que je serois fort advancé, je luy dits que je n'ay quitté que lorsque je n'avois plus de patrons. Sur cela il me dit: «Voulez-vous comander un vaisseau du Roy pour notre compagnie de la Siento222?» Je luy répondit qu'il me fera bien de l'honneur et du plaisir, et il m'en assura et me dits que dans quinzaine je fus le trouver à l'assemblée au grand bureau, où je ne manquay pas de m'y trouver, et lorsque ces Mrs firent assemblée on me fit entrer et Mr Ducas dits: «Messieurs, voilà un homme dont je connois fort les capacités au fait de marine et qui a du service sur les vaisseaux du Roy, vous ne pouvez mieux à qui donner le commandement d'un des vaisseaux.» Et je fus agréé, et l'on me dits que le lendemain j'eus à me rendre chez Mr Pasquier, directeur général de cette Compagnie Royale, pour faire avec luy mes conditions d'engagement, ce qui fut arresté, et Mr Pasquier me donna congé pour un mois pour reconduire mon épouse et pour disposer de mes affaires domestiques, et après ce terme expiré ordre de me rendre à Paris pour y recevoir mes derniers ordres, lesquels portoient de me rendre incessament à Rochefort pour faire le radoub du vaisseau du Roy nomé l'Avenant et de ne l'armer que de 36 canons et 160 hommes d'équipage et que toute chose me seroit fournie à l'arsenal touchant ce qui concernait le radoub et l'armement quant aux vituailles et dépences; pour les engagements des équipages la compagnie fourniroit le nécessaire par Mr Du Casse, directeur à Rochefort, et à la Rochelle par Mr Herault père et fils. J'arrivé à Rochefort au comencement d'octobre. Après avoir salué Mr Begon223 intendant et Mr Du Magnou224 et marquis de Villette pour lors comandant, je fus chez Mrs les officiers du port, dont j'étois fort connu et nous travaillasmes de concert au devis de ce qu'il y avoit à faire au vaisseau, après quoy me restoit les soins d'y faire travailler, ce que je fis avec beaucoup d'exactitude. La Compagnie nomma Mr de Fondat pour capitaine de la frégatte la Badinne et le sr Barnaban pour capitaine du vaisseau le Faucon de chacun 30 canons et le sieur Desmonts capitaine de la frégatte le Marin montée de 26 canons et chaque de 130 hommes. L'on travailla au radoub des quatre à la fois, et aussy Mr Marin225 capitaine de brulot pour comander la frégatte l'Hermione de 30 canons pour porter aux isles de l'Amérique Mr Deslandes226 intendant à Sainct-Domingue et directeur général dans toute l'Amérique pour cette royale compagnie. Nos frégattes et vaisseaux ne furent aprestés qu'à la my de février 1704 que nous sortismes la rivière de Rochefort et fusmes à la rade de l'isle d'Aix huipt jours pour y recevoir nos rechanges et les poudres et munitions ensuite nous fusmes en la rade de chef de Bois pour recevoir les marchandises pour la traitte des neigres ainsy que les vituailles, et la Compagnie m'honora de me donner le commandement sur l'escadre de nos quatre vaisseaux. Le sieur de Fondat voulut prétendre commander disant qu'il étoit mon ancien dans le service de cette compagnie, ayant fait un voyage dans une de leurs frégattes. Mr Du Casse, lieutenant général des armées du Roy, qui avoit toute direction, luy demanda combien de campagnes il avoit fait au service de Sa Majesté, ne sachant que répondre il luy dit de m'obéir ou d'estre démonté et le tout fut apaisé. Et Mr Du Coudray Guymont227 arriva aussi en rade du chef de Bois avec le vaisseau du Roy l'Alcion de 52 canons et plusieurs frégattes et navires marchands pour l'Amérique et nous composant d'une flotte de 46 batiments dont le sieur Du Coudray étoit commandant jusqu'à notre séparation et nous partismes le 26 de mars de cette rade de chef de Bois, et fusmes tous ensemble à 120 lieux ouest des caps sans rencontre d'ennemis, et nous nous séparasmes, et je repris le commandement sur nos quatre vaisseaux228.
CHAPITRE X
Voyage aux côtes d'Afrique.—Prise de dix navires.—Traite des nègres à Whydah.—Construction d'un fort.—Coutumes du pays.—Incendie de l'Avenant.—Arrivée à la Grenade, à Saint-Domingue.—Maladie de Doublet.—Il séjourne à la Havane.—Il y défend le consulat de France.—Retour en Europe.—Entrevue avec M. de Pontchartrain.—Doublet reçoit le commandement d'un vaisseau de 40 canons.—Il se prépare à un voyage dans les mers du Sud.—Il défend Toulon contre les Anglais.—Conclusion.
Nous fismes nos routes pour nous rendre aux costes de Guinée et lieu de destination à Spada, et la première terre de ceste coste que nous aprochasmes fut le cap de Mesurade229 où nous prismes quelque peu d'eau et de bois et nous y trouvasmes quelques nègres qui nous vendirent un peu de ris, et en passant en vue du cap de Monte le sieur de Fondat sur la Badine s'en étant aproché plus que nous y aperceut un navire à l'ancre et nous fit des signaux d'aller avec luy ce que nous fismes. Et l'ayant aproché nous le reconnusmes estre anglois et nous le canonasmes. Ils coupèrent leurs câbles et échouèrent en costes plutôt que de se rendre à nous. Nous envoyasmes des chaloupes bien équipées avec nos officiers qui le sauvèrent et mirent à flot, et nous descendismes à terre où nous trouvasmes une grande baraque faite avec facinnes dont les nègres du pays s'en étoient mis en possession et pilloient tout ce qui étoit dedans, ayant peur de nous se sauvoient dans les bois avec chacun leur charge, de bassins d'étain et des petites canivettes pleines de liqueurs composées d'eau-de-vie de grains et avoient enlevé les Anglois dans le haut du pays rempli de marais et rivières qui inonde beaucoup de ce pays. Nous rapatriasmes de ces naturels du pays qui étoient très farouches et pour les amener à nous on leur présentoit des raisins et canivettes et pots d'étain qu'ils n'avoient encore enlevés ils les recevoient à longueur des bras et nous les arachoient et fuyoient. A la fin leur chef nous présenta à nous capitaines chacun un petit bateau de roseau qui est le signal de paix et beurent en mesmes les flacons et sumanisèrent avec nous par des signes d'amitié ny ayant aucuns de nous qui entendissent leur langue ny eux la nostre, et par signes montrant le navire anglois et la baraque nous leur fismes entendre de nous amener les gens, et ils députèrent deux des leurs qui sur le soir nous amenèrent deux hommes et dont il y avoit un françois nomé Pierre Roche, de Bourdeaux, qui nous dits avoir esté pris par ce mesme navire à la hauteur de Madère chargé de vins et affecté pour la Martinique et que luy dit Roche étoit le capitaine du navire et que l'Anglois l'avoit envoyé son dit navire et les gens à la Barbade, et luy retenu sur ce navire anglois, nomé l'Archiduc avec trois de ces gens, mais que sy nous n'avons pas de compassion des autres qui ont esté enlevés qu'indubitablement ils seront tous mangés par les Barbares qui sont antropophages, et qu'ils avoient un des quartiers d'hommes pendus à des crocs et qu'on leur fit entendre que lorsque les quartiers seroient mangés on leur en feroit autant, et qu'on le fit boire dans un crâne où la chaire étoit encore fraiche. Et sur cette déposition nous nous saisismes du chef et de dix autres leur faisant entendre de nous renvoyer les autres. Il députa les deux mesmes qui avoient amené le dit Roche et le lendemain nous ramenèrent le capitaine Anglois et reste de son équipage, excepté un jeune homme nepveu du dit capitaine qui fut mangé en sa présence la nuit précédente dont il étoit fort afligé. Ils traitoient du bois en bûche très jaune et busche de bois de campesche et puis nous en alasmes avec ceste prise où il n'y avait presque plus rien dedans et nous laissasmes les bois en buscher, et poursuivismes nos routes, et cinq jours après étant éloignés viron à trente lieux au large de Sestre, la Badinne aperceut un navire sur lequel elle donna la chasse, et nous tira du canon pour nous appeler, l'ayant reconnu navire Holandois et mesme Mr Fondat le fut ataquer, mais n'osoit l'aborder le croyant aussy fort que luy, ce qui m'obligea d'y aller. Et étant à portée du dit Holandois je luy envoyay deux bordées de canons et il se rendit et nous l'amarinasmes. Le capitaine nomé Simon Roux fut blessé à la cuisse et au jaret, dont il se guérit longtemps après. Je fis amariner par mes gens et officiers cette prise qui étoit une flutte de 350 thonnaux et 24 canons, 70 hommes d'équipage et nomée la Rachel d'Amsterdam destinée pour le fort de Mina où est le comptoir de Holande, et étoit chargé de beaucoup de bons effets pour la traitte des neigres, et nos officiers et équipages de nostre petite escadre ne manquèrent pas de piller beaucoup de choses, quelques soins que je peus aporter à les en empescher, et tout ce qui fut emporté dans mon bord de marchandises je fis prendre un état par notre écrivain du Roy et par nos commis préposés de la Compagnie et les fit enfermer dans une de nos soutes qui avoit esté vidée de biscuits, promettant à tous nos officiers que lorsque nous arriverons à un port de l'Amérique soit Cartagesne ou Portobello où il s'y doibt trouver un directeur de la compagnie que nous luy déclarerions tous les susdits effets provenant des prises, et que ce qu'il nous adjugera estre pour nous que j'en feray faire les partages entre nous afin de n'avoir des reproches de la Compagnie. Mais cela m'attira autant d'ennemis qui vouloient posséder chacun leur part pour les trafiques aux costes de Guinées, ce qui nous étoit bien défendu par nos engagements en fin d'une bonne paix que nous vivions, ce me fut autant d'ennemis. Et continuasmes nos routes et fismes encore quelques prises de trois brigandins anglois et de cinq brigandins portugois de peu de valleur et dont nous en redonnasmes quatre à nos prisonniers pour les reconduire ou bon leur sembleroit. Nous fusmes devant le fort d'Acra où est deux comptoirs, l'un Holandois et l'autre pour le Roy de Dannemarc dont le lieutenant vint à mon bord savoir sy je voudrois traiter quelques effets de la prise Holandoise. Je luy dits ne le pouvoir faire et mes officiers demandoient leur part des pillages que je ne voulus leur acorder, ce qui redoubla la haine contre moy, jusqu'à nostre aumonier qui étoit le pis de tous et à les animer. Enfin le 27 de septembre 1704 nous arivasmes à la rade de Juida230, lieu de destination où étoit nostre comptoir sous la direction du sieur Gommets. Il fallut débarquer au rivage pour l'aler trouver à deux lieux dans les terres où ets le Roy en la ville de Xavier qui nets qu'un hameau de cabanes en forme du dessus d'un colombier, les murs d'argille et couverte de roseaux. Et estant advertis qu'il est dangereux aux Europiers d'estre mouillés particulièrement au ventre, l'on enfonce dans un baril ce qu'on a de bonnes hardes pour échanger sitots que l'on est débarqué et on at sur soy simplement que veste et culotte et bas, car on ne peut débarquer que très rarement sans estre mouillé des flots, en premier lieu partant d'abord dans les chaloupes lorsqu'on aproche de la barre. Il faut mouiller l'ancre de la chaloupe et se tenir au dehors des brisans de la dite barre, puis deux ou quatre nègres s'embarquent dans un canot et viennent vous recevoir et ce que vous avez repassent par dessus la dite barre, qui est toujours fort agitée et qu'il est presque impossible d'éviter d'estre mouillé, et à l'abord du rivage sont plusieurs neigres préparés à vous débarquer promptement et échouer le dit canot, et au cas qu'il soit comblé d'eau en passant la barre, ils vous repeschent, mais il en périt quelquefois des nostres, et lorsqu'on a repris les hardes du baril, on change sans estre à couvert, puis on vous présente un hamac attaché à une bonne perche par les deux bouts du dit hamac, et vous couchées de vostre long, et deux forts neigres le chargent sur leurs épaules et vous portent jusqu'au comptoir parce qu'il y a plusieurs étangs pleins d'eaux à passer sur cette route, ce qui en fait leurs fortifications, et il n'y a d'eau que jusqu'à la ceinture d'un homme de bonne taille. Etant arrivés, Mr Gomat et autres comis nous reçoivent civilement, et nous présentent bien à manger, et après estre reposés jusque sur les 3 à 4 heures, il me conduit avec un ministre d'Estat avec nos présents.
L'on y entre par une basse cour quarrée, entourée de basses maisons, les murs d'argile et couverte de rozeaux, et ladite basse cour sans pavés. A l'entrée est un corps de garde gardé par dix ou douze noirs avec leurs fusils apuyées contre le mur, et à l'entrée de la salle est un sentinelle sans armes et la dite salle sans porte, où à l'entrée est tendu du haut en bas une étamine comme d'un pavillon de nos navires par careaux rouges et blancs. Le ministre de la marine nomé le capitaine Asson, homme très bien de taille et d'esprit quoyque noir laissa ses gardes à l'entrée de la cour de ce magnifique palais, et lorsqu'il nous conduit proche le rideau sans couler il se mit à marcher par dessoubs sur ses genoüils et ses mains passant par dessoub le dit pavillon comme une beste jusquà estre à portée de parler au Roy, et luy annoncer notre venue pour avoir son audience. Et il revint sur ses pas en la mesme posture, le cul en arrière jusqu'à dépasser le dit pavillon, et puis il se dressa en nous disant d'entrer et de nous seoir sur les tabourets qui étoient en la dite salle. C'étoit des sièges d'une masse d'argille qui ne peuvent estre remuez, et il nous suivit sur les quatres pattes ainsy dire, et en cette figure s'aprocha du cabinet Royal situé dans le milieu de la salle contre le mur qui est un petit enclos de cannes de roseaux où ce roy noir des plus noirs étoit couché sur une natte sur le costé apuyé sur son coude et fumant une pipe de tabac, et du costé de sa teste est une ouverture à cete alcôve, et aux pieds où étoit une négresse qui tenoit un bassin de cuivre très salle pour luy servir de pot de comodité, et luy emplissoit une autre pipe pour fumer et vis-à-vis son estomac étoit une plus jeune noire assise sur ces talons tenant un vase de fayence où le dit Roy crachoit affin qu'à nuit fermante, au son du tambour, on enteroit ces Reliques, etc. A son audience il me fit dire par son ministre, capitaine Asson, qui parloit françois sans avoir sorty du pays, l'ayant apris dans notre comptoir. Il témoigna sa joye de notre arrivée, et qu'il m'invitoit avec les autres capitaines de mon escadre au lendemain à disner, et nous présenta un petit verre d'au-de-vie et puis nous retirasmes au comptoir où fusmes souper et coucher.
Au lendemain, nous fusmes sur les unze heures introduits par le mesme ministre pour le disner. Ce fut la mesme sérémonie à notre entrée, et une table fut dressée au milieu de douze tabourets d'argille immuable, et je fus placé à celuy plus proche de l'ouverture de l'alcôve pour que le Roy me fit entendre ces discours par un autre interprète, veu que le capitaine Asson étoit à table avec nous pour représenter sa place. Et l'on nous servit du riz avec des poulles et force poisure, puis du bœuf, du cabrit et des poules en abondance, rôties, à demy bruslées, les cuisses et les ailles sans brochettes, tirant des bottes de chaque costé. Le pain et le vin ayant esté fourny et les serviettes par Mr Gomet, et aux deux bouts de la salle qui nest planchée ny voutée, voyant les lattes et roseaux et quelques lézards et couleuvres coure au travers, à ces deux bouts étoient grand nombre de femmes et filles du sérail que chantoient à gorge déployées et d'autres jouent avec des cornes de bouc parées et d'espèces de cilintres de fer où il y avoit des bagues de laiton, d'autres de courges et calbasses ornées de cordes, et des bassins de cuivre sur lesquels on changeoit différents tons faisoient cacafonie au lieu d'harmonie, ce fut l'opéra dont j'aurois voulu en estre bien éloigné. Le Roy me fit l'honneur de boire deux fois de l'eau-de-vie à ma santé et du Roy notre Maistre.
Mr Gomet me prévint de demander à sa Majesté la permission de faire bastir un fort au delà du passage des eaux affin d'y reporter les effects de la compagnie que l'on débarqueroit venant de leurs vaisseaux qui ne pouvoient de mesme jour estre transportées au comptoir, et que les neigres en voloient grande partie pendant les nuits, et il nous accorda nostre demande. Mr Gommet m'en pria et mes confrères, et je demanday au Roy 200 hommes et femmes pour bescher les fossés, et de la mesme terre qui est toute argille la faire humecter et pétrir par ces gens pour en dresser nos murs tant de la fortification que des logements, ce qui nous fut accordé. Après quoy nous visitasmes le lieu plus convenable et en dressay un plan en forme d'une citadelle à quatre bastions et six demye lunes, savoir: une entre deux bastions et deux aux costez de l'entrée du pont levis, et puis les logemens et magasins que je tracey. Après quoy le Roy nous envoya plus de 400 personnes hommes et femmes, lesquels creusèrent leurs fossées sur les alignemens que j'avois marqués de 24 pieds de large sur douze de profondeur, et des mesmes terres du fossé les nègres et négresses au nombre de 50 la pilloient avec leurs pieds pendant que d'autres y jettoient de l'eau et formoient comme une dance ronde s'entretenant par dessoubs les bras, pendant que deux femmes chantoient une cadence au milieu, puis les autres aportoient cette terre détrempée sur les alignements du bord du fossey venant en dedans du fort, en largeur, pour fondemens de 22 pieds et sur la première toise d'élévation réduit à 18 pieds, et à la seconde thoise sur 16 et à la demie thoise sur 12 pieds, formant un rempart couvert en dehors d'un parapet de 5 pieds à la base, et sur 4 pieds de hauteur deux pieds d'épaisseur avec des créneaux de 4 pieds de distance, ainsy les bastions à proportion avec six embrasures à canons chaque et creneaux entre iceux, et à l'entrée de la porte étoient soubs le terrain du rempart deux corps de garde celuy de la droite à costé de l'entrée, et celuy de la gauche un peu plus en dedans de la place, et y fismes un bon puits qui à douze pieds de profonds fournissoit de l'eau abondament. Nous condannasmes la prise holandoise à estre depiècée; nous coupasmes ses ponts par quartiers pour servir de plate forme soubs les canons des bastions et montasmes les 24 canons. Nous fismes double porte et le pont levis des mesmes tillacs de ce navire et les herces du pont levis des plus forts barots avec les chaisnes de fer destinées pour leurs vergues. Et puis je fits arborer le grand mât d'hune avec un autre mâts ajusté par dessus pour y arborer un grand pavillon blanc sur le bastion du costé de la mer que l'on voyoit de plus de trois lieux, et pour la première fois on célébra une grande messe et puis les canons du fort tirèrent et nos vaissaux y répondirent.
La saison nous pressoit à partir, nous laissâmes à Mr Gommet de faire ses logements à son loisir, et travailla pour expédier notre chargement et à celuy de la Badinne, et il nous délivra 560 nègres et à la Badinne 450 et des vivres et rafraichissements du pays. Nous avions mis nos eaux et nos bois dans la prise angloise l'Archiduc et aussy dans un gros brigandin portuguais pour venir avec nous, et laissasmes les vaissaux le Faucon et le Marin à cause qu'il n'y avoit pas suffisamment de noirs pour leurs chargements, et partismes de Juida au 15 de novembre 1704. Et avant de quitter ce pays j'en diray succinctement de leur Religion et police.
Ils sont tous païens et idolâtres de différentes choses à leur fantaisie quoiqu'ils aient un grand marabout et d'autres inférieurs. Le grand marabout étoit le frère de ce capitaine Asson qui un jour me convia à disner. Et attendant qu'il fut apresté, l'envie d'aller aux commoditez me prit et il m'enseigna un cabinet où m'étant mis sur le siège j'aperçeu sur le mur vis-à-vis de moy un serpent vivant gros comme le bas de ma jambe et qui me regardoit fixement. J'eus frayeur et m'enfuit la culotte en la main et dits au capitaine Asson sy c'étoit pour me jouer pièce qu'il m'avoit envoyé au cabinet au serpent. Il se prit à rire et à le dire à son frère Marabout, lequel y alla et aporta sur ces bras ceste hideuse beste qu'il caressoit. Je m'en éloignay, et il me dit: «N'ayez pas peur cest notre fétisse» qui veut dire leur Dieu. Et ils luy donnèrent du pain de mahis et le reportèrent. Les uns adorent des cayemants, autres des lézards, autres des chauves souris qui sont gros comme des pigeons, les autres des arbres, des marmousets faits de terre et plusieurs choses, cependant sont tous circoncis et ont du judaïsme et du mahométisme, et ceux qui sont convaincus de crimes sont vendus esclaves ainsy que les prisonniers de guerre qu'ils font sur leurs ennemis et ils ont autant de femmes qu'ils en peuvent entretenir.
Quant à leur police, ils sont six Ministres, qui pour distinction portent une peau de veau et dont les extrémitées en sont ostées, et la pend avec un cordon de cuir du bout où étoit la queue pendue à leur col, le poil en dehors trainant de l'épaule gauche au genouil, et lorsqu'ils passent par les chemins les peuples se croupissent sur leurs talons et joignent leurs mains qu'ils frappent l'une contre l'autre très doucement en baissant la teste et se relèvent lorsque ce ministre les a dépascées. Le premier est pour la perception des droits du Roy et pour le règlement de la justice et pour mettre à prix les denrées pour les subsistances, aux marchées, qu'il change de lune en lune. Il est habillé de thoile de coton rayées de blanc et bleu ayant sur la teste un chapeau de longue forme pointue et garny sur les bords de petits rubans de diverses couleurs comme nos païsans aux nopces, et il monte sur une bourique grise ayant pour selle un tapis de thoille de coton rayé et sans étriées et un mors de bride d'un os de cabrit, et sortant du palais Royal il dit: «Il faut aler à un tel ou tel village,» et une femme porte sur sa teste une grande caisse de tambour ayant derière elle une autre femme qui avec ces deux mains frape toujours une cadence à leur mode, et bien du peuple qui les suive. Et lorsqu'ils sont arrivés au hameau ce Ministre étant monté tournoye autour de tout ce qui est exposé en vente et en dit le prix qu'on doibt les vendre, on troque d'autres choses n'ayant autres espèces de monnoye que des petits coquillages nommées des bouges et lorsqu'il a fixé les prix il dit: «A l'autre lune ce marché se tiendra à un tel hameau.» Puis il dessend à plat cul, s'asiet sur l'herbe et on luy présente beaucoup de plats de viande cuittes et des fruits du pays qu'il mange assées sobrement, et en donne à ses tambourineresses et gens de la suitte, puis il laisse ses restans à la populace. Cette politique est pour ameilliorer et faire valoir chaque hameau et puis il retourne comme il ets venu231.
L'autre ministre ets pour la discipline des Guerres; l'autre est pour despescher et recevoir les couriers qui sont toujours de pied, ne sachant écrire.
L'autre est nostre capitaine Asson pour la Marinne, mais un des plus beaux noirs que l'on puisse voir ayant de beaux traits, un nées bien fait, point les lèvres grosses, grands yeux et un beau front, d'une taille de cinq pieds 8 pouces et bien proportionné de corps et très poly et gracieux, parlant joliment françois et généreux. Son frère n'est pas sy bien fait ny poly quoyque grand marabou, et nous n'avons pas de missionnaires dans tous ces vastes pays où il y a tant de royaumes divizées qui se font la guerre pour avoir des esclaves et ont différentes mœurs et religions quoyqu'elles tiennent toutes de Mahomet.
Nous reprenons notre route pour nous rendre au cap de Lopès, à 2 degrés au sud de la ligne équinocxiale, pour y prendre des eaux et du bois avant que d'entreprendre le trajet de passer à l'Amérique et nous y arivasmes au 1er de décembre 1704 avec la Badinne et nos deux prises, et nous envoyasmes nos chaloupes avec bien du monde pour nos expéditions de bois et eaux. On me raporta qu'il y avoit plusieurs buschers de bois coupé à vendre à très bon compte, et qu'il y avoit 5 ou 6 neigres pour le débiter et entr'autres un qui se disoit le Roy du pays. J'ordonné d'achepter tous les dits bois coupés, tant pour faire une prompte expédition que pour conserver nos équipages, sur ce que ce païs est très mal sein pour nos Européens. Et ce Roy se fit aporter à mon bord, ayant le corps enveloppé d'une pagne ou coton rayé bleu et blanc. C'étoit un grand homme bien fait, pouvoit estre âgé d'une soixantaine d'anées, ayant au menton une barbe longue de 4 à 5 doibs et fourchue. Il avoit à son col une médaille de plomb doré qui lui tomboit sur le creux de l'estomac, qu'il avoit eue d'un Holandois qui luy fit acroire que le prince d'Orange étoit son cousin et luy avoit envoyées et en faisoit beaucoup de cas. Je luy fits présent de mon manteau écarlate, galonné d'or, au nom du Roy Louis de France; et nos gens qui s'étoient cabanées à terre pour diligenter notre travail m'aprirent que ce Roy et ces gens avoient pour couchure un grabat sur 4 fourches eslevées de 2 à 3 pieds sans autre chose que des bastons de cannes de rozeaux proche les uns des autres luy servant de paillasse et matelats, et qu'avant de se coucher ces gens luy amassoient des fagots de haziers où il métoit le feu et lors que tout estoit bien bruslé il poussoient les cendres et petits charbons tout chauds dessoubs et les étendoient de toute la grandeur de ce lit et puis il se couchoit à nud dessus pour consserver sa santé. Et quelques des nostres furent à la chasse des buffes, et nous en aportèrent plusieurs quartiers que l'on ne trouvoit pas de mauvois goût excepté que la viande en étoit brune et un peu dure, et ceux qui furent à cette chasse on me les raporta très malades ayant leurs esprits très égarées. Je n'avois pour lors qu'un malade dans mon bord qui étoit le sieur Auber, nostre enseigne et mon parent, et dont il n'y avoit plus d'espoir de vie étant aténué depuis plus de 3 mois des fièvres et dyssenteries. Nos travaux étoient fort advancées le 7 décembre au soir, que je dits à notre aumosnier que je le priois de se préparer à nous dire la messe de bon matin pour la faire entendre à nos équipages à cause de la feste de la Vierge avant qu'ils reprissent leur travail, L'aumosnier dressa l'autel dès les cinq heures du mattin et entendit quelqu'un de confesse, et pendant ce temps les comis de la calle disposoient pour le déjeuner des équipages. Je faisois donner à chacun un grand verre d'eau-de-vie. Ils furent à deux pour en tirer d'une pièce qui étoit en perce et ostèrent la chandelle de leur fanal contre toutes nos déffences et aprochèrent cette lumière de la bonde de la dite pièce, que par atraction, la lumière se communiniqua dans l'eau-de-vie et le malheureux comis nomé Corbin, courut pour avoir de l'eau pour éteindre le feu, au lieu de boucher la bonde de quelque nipes ou de s'assoir dessus, et en peu la pièce défonssa et fit un bruit sourd, comme un coup souterrain: J'étois proche l'aumosnier qui n'avoit que la chasuble à mettre; nous fusmes épouvantées. Je courus pour m'informer et l'on cria au feu et toute l'équipage émues se jettoient dans les chaloupes. Je ne pouvois les obliger de rentrer; je pris un sabre et me jetay dans la chaloupe et frappay dessus et j'en blessay plusieurs et fis prendre les sceaux d'eau; mais le feu gagna en plusieurs endroits et dans les cordages des mats, dont les vergues tombèrent à bas, et alors je me vis entièrement abandonné de tous. Je m'exposay encore à tirer le sieur Auber de sa chambre et ne peut se tenir debout; le feu l'embraza, et avec bien de la paine, je gagné en avant du navire et courut sur le beaupré où je trouvé une petite chaloupe d'une de nos prises, avec 6 de nos hommes. Je me glissey le long d'une corde et ils me receurent, et je les fis ramer droit en avant et nous n'étions à portée d'un pistolet, que tous nos canons chargées et échauffées du feu tiroient des deux bords, qui obligèrent ceux de la Badinne de couper les câbles pour se tirer des coups, et en mesme temps le feu prit à nos grandes poudres, qui étoient en bonne quantité, et le vaisseau sauta en morceaux, avec un bruit épouvantable, et il tomba sur les reins d'un des nostres dans notre petite chaloupe une pièce de bois qui écrasa ce pauvre homme, et sans sa rencontre nous aurions esté coulées au fonds; c'étoit une choze épouvantable de voir des noirs et neigresses nager sur l'eau quoyque plusieurs avoient les fers aux pieds, et les requiens en grand nombre les dévoroient, nos chaloupes couroient de tous costés et en sauvèrent environ une centaine, dont la plupart estoient endomagées par le feu, et je me retiray au bord de la Badinne presque tout nud, sans perruque ny souliers, n'ayant que des calssons de thoile et la chemise, et des bas de fil a étrier. Le capitaine avec lequel j'avois eu quelque froideur me receut sans compassion, cependant il me fit donner la chambrette de son segond. Et le chagrain s'étant emparé de moy je fus saisy d'une grosse fièvre et mal de teste, et me survint une dissenterie lientérique, et comme mon équipage partye sauvées dans ce navire et les noirs il falut retrancher les vivres ayant un trajet de plus de quinze cents lieues à faire avant de pouvoir recevoir aucun secours, lorsqu'on pesa tout le biscuit et il s'en trouva pour deux mois à chacun quatre onces par jour pour chaque homme, et d'abondant pour les officiers de la chambre à chacun deux moyens verres de vin, qui étoit tourné à demy aigre et des viandes de bœufs et lards corrompues, ce qui étoit très contraire à ma dissenterie et fièvre continue. J'acheptay de quelques matelots huipt testes d'ail, et dont j'en mettois trois à quatre gousses dans un petit pot avec la moitié de ma ration d'eau avec deux onces de mon biscuit que je faisois mitonner et y répandois une cuillerée de très méchante huile, c'étoit en lieu de bouillon chaque jour; peut-on plus souffrir sans mourir! Et en 50 jours dans cette traversée nous atrapasmes à Lisle de Grenade, où je me fits débarquer avec un petit mousse pour me servir. Je loué une petite loge sur le bord du port, et my reposois sur un matelas très mince et dur allant des cinquante fois à la selle par jour, jettant le sanc et du puts. Mr De Bouloc étoit gouverneur et Mr Gilbert, lieutenant de Roy, qui ne donnoient aucun secours. Mais un Père Capucin, nommé le Père Jean-Marie qui servoit de curé m'asista de quelques poules et d'œufs et de ces visites dont je luy ay eu obligation.
Un mois après arriva aussy nos deux autres navires, que nous avions laissés à la coste de Guinées. Je présentay une requeste à tous les capitaines et au gouverneur de m'octroyer le comandement de notre prise l'Archiduc avec un ou deux de mes officiers pour nous faire gagner des gages pour nous récupérer d'une partie de nos malheurs: et nous fusmes refusées, disant que ce seroit faire affront de destituer le lieutenant qu'ils y avoient pozé, et qui n'avoit d'expérience que de deux voyages sur mer. Après ce refus, je demandey le commandement de nostre autre prise, le brigandin portuguais qui étoit tout désagrée de maneuvres et voilles uzées, faisant mesme une voye d'eau, affin de me conduire dessus à Sainct-Domingue y trouver Mr Deslandes, Intendant et Directeur pour luy rendre compte du malheur arivé et me procurer passage pour France, et ils aimoient mieux abandonner le dit Brigantin dans le port dont le Gouverneur voulut en profiter et le disoient incapable de pouvoir naviger, mais comme le sieur Griel mon lieutenant et moy protestasmes que nous nous obligions de le conduire à Sainct-Domingue, où il seroit vendu au profit de la compagnie on ne peut plus nous le refuser. Et dans cet intervale ariva Mr Guérin, nepveu de Mr Saupin, avec un vaisseau du Roy de 52 canons qui venoit de prendre le fort de Sarelione en Guinée sur les Anglois, et il eut compassion de mon pitoyable état, et m'offrit le passage et sa table. Mais comme il ne devoit sitôt faire son retour en France et devoit aller à Cartagesme et ailleurs, je le remerciay et le priay de m'assister de quoy réquiper mon brigantin, ce qu'il fit obligeamment, et il m'envoya un matelas et traversain et une courte pointe, et il me presta cent cinquante piastres que depuis je luy ay rendues avec bien des remerciements.
Enfin après deux mois de séjour à nos trois vaisseaux et s'estre bien rafreschis et repris des vivres d'eux, savoir: le Marin et l'Archiduc suivirent leur destination pour Laguaire coste Espagnole. La Badinne qui avoit embarqué mes officiers et équipages et les capitaines de nos prises, faisant la route pour Cartagesne, fut nuitamment s'échouer à toutes voilles sur un banc de rochers où tous périrent excepté le capitaine Sr Frondat, et 7 à 8 hommes qui s'échapèrent dans un canot sur une ille voisine inhabitée où ils n'y trouvèrent que quelques lézards et tortues qu'ils faisoient cuire au soleil, et un bateau de Cartagesne les sauva par hazard. Le Faucon fut très heureusement à Portobello, et y avoit quelques de mes gens.
Le Sieur Griel et Vattier mon nepveu avec dix de nos matelots caresnèrent notre brigandin, étanchèrent sa voye d'eau. Nous le réquipasmes de notre mieux et de mon argent nous le ravitaillasmes et nous partismes de la Grenade (avril 1705) et en huipt jours nous arrivasmes au Cap François de Saint-Domingue, où je présentay mon rapport que j'avois fait devant le juge de la Grenade, vérifié des écrivains du Roy de notre Escadre, présenté à M. Fontaine Directeur, ainssy luy remit le Brigantin qu'il fit vendre neuf mil livres, et Mr Fontaine me dits qu'il me faloit aler trouver Mr Deslandes, Intendant et Directeur général, qui demeuroit au Leogane à 70 lieux par terre pour luy présenter mon raport et justifications. Et ne se trouvant pas de navire pour aler au Leogane, quoyque toujours dans l'infirmité de ma maladie, j'achepté un cheval pour me porter par terre et louay un nègre pour me conduire et porter des vivres, car il n'y a pas de maisons ny ou coucher que dans les bois jusqu'à Artibonnite, à 20 lieux de Leogane, où j'arivey la 5e journée et n'en pouvant plus, et un habitant charitable, nommé Mr Rossignol, que j'avois connu il y avoit près de 30 ans fort à son aise à L'ille de Sainct-Cristofe fut dépouillé de tous ses biens par les Anglois et s'est venu établir en ce lieu, et m'y a retenu 4 jours à me procurer tous les soulagements qu'il peut et renvoya mon nègre conducteur pour m'épargner et m'en donna un autre pour me conduire au Leogane où j'arrivey sur la fin d'apvril chez M. Deslandes Intendant, lequel me receut d'un air froid, me disant bien compatir à mes paines et misères que j'ay soufertes et à soufrir sur ce que j'avois bien des ennemis à combatre qu'une aussy grande compagnie, et que des gens de mon équipage avoient bien fait de mauvaises déclarations contre moy, je luy présentay mon raport et luy demandey sa protection. Il me dits de le garder pour mes justifications lorsque je serais en France, et qu'il me nuiroit plus en voulant servir veu que la compagnie a esté toujours persuadé qu'il étoit de mes amis et que sans paroistre pour moy, il me rendra des meilleurs services et par ses amis. Il me fit donner une chambre chez luy et un petit nègre pour me servir et ordonna à son maître d'hostel d'avoir soin de moy et que rien ne me manquats. Le chagrain s'empara de mon esprit et je retombay plus mal que cy-devant. Et bien un mois après M. Duquesnot, Procureur général du consseil, étoit venu voir M. l'Intendant, et puis demanda à me voir, et il me fit bien des amittiez me conssolant sur mes malheurs et m'offrant de l'argent et des services, et me pria d'aller demeurer chez luy jusqu'à l'ocasion de pouvoir m'embarquer pour France, disant que l'air étoit meilleur chez luy et que Mr l'Intendant n'ayant pas de femme, je n'étois pas bien soigné et que Madame son épouse avoit tous les soins possible, et en fut dire autant à M. l'Intendant lequel consentit que j'alat chez Mr Duquesnot, et fit disposer son carosse pour my porter. Et effectivement la bonne dame Duquesnot eut de grandes atentions pour me soulager et plus d'un mois après ariva un vaisseau du Roy de 50 canons nomé le François commandé par Mr De Corbon-Blenac232, qui m'avoit promis mon passage, mais ma maladie redoubla, que lorsqu'il étoit prêt à partir pour France je receu mes derniers sacrements. Et ayant fait mon testament, et puis je tombay dans une létargie pendant plus de six heures et sans aucune connoissance, ny pouls ny mouvement de vie. L'on me posa une glace sur la bouche sans y apercevoir d'aleine, et pour plus de seureté le chirurgien m'ouvrit la veine au pied dont il n'en sorty aucun sang. L'on me creut mort et l'on l'envoya dire à Mr l'Intendant, qui le manda dans ces lettres à Mr De Pontchartrain par le vaisseau le François qui partoit pour France. L'on demande le carosse de mon dit S. Intendant pour porter mon corps à l'église de l'Ester, à une bonne lieux du logis et où l'on avoit fait creuser ma fosse. L'on m'avoit jetté en bas du lit dans la place et l'on m'enssevelissoit que c'estoit presque finy, lorsqu'un débordement du cerveau me débonda par le nez par un éternüement jetant et par la bouche un sang noir et pourry. L'on s'écria en disant: «Il n'est pas mort.» L'on me décousit et délia aussytots, et l'on me remit sur un matelat, où l'on s'aperceut que mon pied saignoit et qu'on n'y avoit pas mis de ligature. Madame Duquesnot fit venir du vin qu'on verssa dans un bassin d'argent et trempa son mouchoir avec une dentelle et m'essuya le nez et la bouche m'arosant les tempes. Mes yeux s'ouvrirent, revenant de mon entousiasme233 je revins en connoissance, et l'on me fit prendre un cordial et du bouillon qui me fortifièrent, et l'on me fit le récit de tout ce contenu, et puis Mr l'Intendant eut la bonté de me venir voir et m'encourager ainsy que beaucoup d'honnestes gens, mais j'étois dans des grandes faiblesses. Et les Pères de la Charité de Sainct-Jean de Dieu m'étant venus voir me sollicitèrent d'aller chez eux y demeurer. Et voyant que j'y avois répugnance ils me représentèrent que tous les officiers du Roy qui étoient malades n'en faisoient aucunes dificultées, ce qui m'engagea d'y aller. Et effectivement leurs bons traitements et bons soins me rétablirent mes forces, à la diarée prêt, dont ils ne peurent me garantir non plus que d'une fièvre lente. Mais cependant au bout de deux mois je me trouvois en un état de pouvoir m'exposer de repasser en France à la première ocasion.
Et il survint chez les bons religieux de la Charité un nomé Rouleau, marchand et intéressé sur un navire de trente canons nomé le Duc de Bretagne, de Bourdeaux, lequel sieur Rouleau disna avec ces bons Pères et moy. Et il nous comptoit son chagrain qu'il voyoit un voyage ruineux pour luy et sa société, que la plupart de ces vins s'estoient gastées et qu'il luy restoit encore bien des effects en balots de thoile blanchies dont il ne pouvoit avoir débit. Je pris la parolle: «Vous voyez que ces marchandises ne sont que peu de débit. Je say ou vous pourriez vous en deffaire avec advantage.» Et il ouvrit les yeux. Je luy dits. «Il vous faudroit aler à la Havane Isle Espagnolle, à 150 lieux d'icy, où j'ay un bon amy et parent qui est directeur de la compagnie de Lassiento et commissaire de marine pour le Roy, et il nets pas permis aux navires françois d'y négossier mais bien d'y relascher au cas de nécessitées, et pour y parvenir il faudra faire une voye d'eau au navire lorsque que l'on sera prets du port et faire bien pomper lorsque les officiers du port viendront avec une chaloupe visiter ce qui vous engage de venir. Vous demanderez le secours de pouvoir entrer pour étancher votre navire et estant entrées vous ne manquerez de vous deffaire de tout ce qui vous reste.» Il trouva l'advis si bon qu'il partit sur champ et fut l'annoncer à son capitaine nomé Javelot, et le lendemain tous deux me vindre trouver et me dire que puisque je devois m'en retourner en France que j'acceptasse mon passage sur les vaisseaux et qu'ils me donneroient leurs tables et un lit dans leur chambre et que n'avois que faire de provisions et que j'avois comme eux le tout grastis et qu'ils partiroient aussitots que je le voudrois. Je leurs dis de s'aprester et qu'il me faloit bien une huitaine pour aler remercier et prendre congé de plusieurs honnestes gens auxquels j'avois bien des obligations, et ils dirent: «Nous serons tous prets pour ce mesme temps.» Je fus chez M. l'intendant luy communiquer la choze et le prier de m'estre favorable, lequel me dits: «Je viens de recevoir des lettres de M. Miton, intendant de la Martinique, lequel me mande que sept à huit hommes de votre équipage luy ont fait des plaintes criantes contre vous, et particulièrement votre aumonier et un pilote de votre pays, lesquels ont suscité les autres contre vous que, dans l'incendie de votre navire vous vous sauvastes le premier et emportastes une malle où il y avoit plus de cinquante livres de poudre d'or. Et qu'étant à l'isle Grenade vous n'avez daigné les secourir d'aliments ny d'habits.» Je répondits à Mr l'intendant qu'il pouvoit connoistre par le raport la fausseté et malice de ces gens là, que l'aumosnier avoit ce venin contre moy depuis que je leurs mis aux arets pour ces mauvais déportemens en blasphêmes et avec nos négresses; que ce pillote je l'avois fait capitaine d'une prise dont il falut le déposséder par ces friponneries avérées, et que m'étant sauvé le dernier et par dessus le beaupré en chemise et calsons, il n'étoit pas probable que j'eus rien sauvé non plus que cette quantité d'or, puisque en toute la coste de Juida il n'y en a aucunement. Et sur ces articles il me dits: «Je vois bien des malices qui vous seront advantageuses, car Mr Miton me marque que les autres n'ont voulu signer disant n'avoir connoissance que de ne les avoir voulu norir à la Grenade au cabaret; leurs ayant dit d'aller à bord des vaisseaux de la compagnie.» Je dits: «Monsieur, je sorts du tombeau, et j'ay eu le temps de pensser à ma dernière fin; j'ay fait mon testament qui ets chez le greffier, je n'y aurois obmis de marquer mes volontés comme je les ay faites sy j'avois eu quelque mouvant à disposer; j'y ay marqué ceux de quy j'ay emprunté pour que mon épouze leurs rende. Obligez-moy en grâce d'en faire tirer un extrait et de l'envoyer à la compagnie et vous me soulagerez mon innocence et justification.» Et il me le promit en m'embrassant tendrement, et me dits: «Vous aurez fort à combattre envers tant de testes qui se laisse éprendre sur des raports faux ou vrais lorsqu'il s'agit d'intérests.» Je luy dits: «Dieu est juste et que sa volonté sois faite.» Puis il me dits: «La compagnie a fait des pertes très considérables. Voilà mon vaisseau péry qui étoit d'importance puis la Badinne et l'Archiduc qu'on avoit richement chargé pour France que les Anglois ont repris. Le Marin est condamné incapable de retourner. L'Hermionne qui m'at apporté a aussy péri. Il nets resté que le Faucon.» Je luy dits que j'avois apris que tous ceux qui font comerce des nègres ne profitent jamais, et que cest mon malheur d'y avoir entré, je pris congé.
Je fut adverty par Mr Rouleau de me rendre au Petit Goüave où étoit le vaisseau à 14 lieux de Leogane. J'y fut et fut reçeu par Mr de Choupède-Salampart234, lieutenant de vaisseau et lieutenant du Roy au Petit Goüave où je fus 5 jours. Un marchand de Nantes nomé Le François, habitant en ce quartier, me proposa de recevoir de luy deux balots de thoile dont il ne pouvoit se deffaire et me pria de luy en procurer la vente lorsque je seray à la Havane et qu'il les metoit sur le prix du premier achapt, et qu'après avoir son principal il me donnoit la moitié du profit, et que ce qui luy reviendra je le délivrerois à ces amis dont il m'avoit donné le mémoire. Je demandey la permission de les embarquer à Mr Rouleau et capitaine Javelot qui me le permirent gratis, et nous partismes du Petit Goüave pour passer au sud de l'isle de Cuba, où deux jours après au grand matin étant éloignés de plus de 4 lieux de terre nous nous trouvasmes engagés dans rochers qu'on nomme Cayes presque à fleur d'eau et d'une ou deux brasses en dessoubs que nous creusmes ne pouvoir échapper de vies, mais notre capitaine en segond nomée Ozée Baudouin monta au haut du grand mât et commandoit avec dextérité au timonier tantots tribord et puis babord et puis droit, comme cela il nous faisoit passer quelquefois entre quelques de ces cayes qu'il n'y avoit qu'un peut plus que la grosseur de notre navire, pendant une heure et demye et plus de 3 lieux de ce mauvois passage que les cheveux en dressoient à la teste, et heureusement nous échapasmes, et les fièvres me quittèrent pendant plus d'un mois, dont j'en atribué la cause à la frayeur du péril ou nous fusmes exposés. Le 13e décembre 1705, nous arivasmes devant le port de la Havane, Mr Rouleau s'embarqua dans le canot pour aler demander la permission d'entrer pour étancher l'eau que faisoit son navire, et je luy donnay une lettre pour Mr Jonchées où je luy donnois advis de notre manège, et que sy l'on refusoit l'entrée à nostre vaisseau qu'il couroit risque de couler au fonds, et que tout au moins il obtienne la permission de me débarquer pour pouvoir rétablir ma santé, et il mena le sieur Rouleau chez le gouverneur et les magistrats, lisant et interprétant ma lettre comme il l'entendoit. L'on fit quelques difficultés sur ce qu'il nets pas permis de recevoir aucuns navires étrangers excepté ceux de la Royale compagnie de Lassiento, mais comme étant commissaire du Roy il leur protesta que s'il arivoit du mal à ce navire qu'il en écriroit aux deux Roys de France et d'Espagne, ce qui les intimida et accordèrent l'entrée, et nous envoyèrent une chaloupe avec deux officiers pour visiter notre navire savoir s'il faisoit de l'eau comme nous le disions, et dès lors que nous aperceumes cette chaloupe venir ayant un pavillon Espagnol nous fismes un trou et laissasmes entrer l'eau, et l'on faisoit jouer les deux pompes, et nos gens contrefoisoient estre bien fatigués, et l'on nous dits d'entrer. Et Mr Jonchée vint au-devant de nous dans son canot couvert d'une tente pour m'amener chez luy et advertit le capitaine Javelot comme il devoit se comporter, et le navire entra toujours jouant les pompes et avec empressement l'on demanda un magasin à louer pour y débarquer ce qui étoit dans le navire afin de pouvoir trouver son eau, et l'on enfonssa dedans des futailles vides toutes les marchandises que l'on porta dans le dit magasin parmi les futailles des vivres. Et après quoy le navire ne faisoit plus d'eau dont on marqua bien de la joye par les pavillons, et nuitamment on enleva toutes les marchandises chez les achepteurs et elles furent vendues advantageusement et dont Mr Javelot et Rouleau se contentoient de m'en remercier sur mes bons conseils et furent dix à douze jours sans me voir ny me témoigner d'autres reconnaissances dont Mr Jonchée me dits: «Monsieur, je n'ai fait ces choses qu'à votre seule considération et vous avez procuré un grand bonheur à ces gens là qui seroient ruinées sans vous. Je vois que ce sont des ingrats et qui vous fuye, mais je veux qu'il vous en revienne tout au moins plus de deux cents pistoles et vous méritez bien plus.» Je le priay de ne leur en pas parler, et il répondit: «Cest une bagatelle pour eux. Ce sont des vilains, sans vous ils auroient reporté ces marchandises en France, et je leur en ai procuré la décharge et la vente où ils ont profité de plus de 120 pour cent de leur adveu. Laissées moy faire, me dit-il, parbleu, vous estes ruiné de votre voyage et de votre peu de santé, vous vous estes endepté, hé! combien vous en a-t-il couté pour vous rendre à Paris chez vous? Laissées les venir, je les veray.» Enfin ils se disposoient pour partir et il ariva deux vaisseaux du Roy pour la compagnie de la Siento, ayant chaque 50 canons commadées par Mr de Vaulezard et Leroux, officiers de la marinne, puis une frégatte de 24 canons par le sieur Cosny, tous les trois capitaines bien de mes amis qui compatissoient à mes malheurs, et m'offraient leurs bourses. Et Mr Rouleau vint trouver Mr Jonchée le prier qu'un de ses commis travaillats à lever leurs expéditions pour partir pour France. Mr Jonchée leurs dits: «Rien ne vous presse, et je ne vous laisseray partir qu'avec ces trois navires lorsque je les aurey espédiez, car sy malheureusement vous estes pris au sortir d'icy où sont toujours des navires de guerre anglois, votre équipage ne manqueroit de dire aux ennemis que ces trois navires sont icy et les atendrois au débarquement, cela est trop de conséquence et j'en serois blasmé des deux cours. Et je trouverais une bonne occasion à vous dédommager de votre retardement par un bon fret que je vous donnerois en chargeant vostre navire, mais vous estes des mengeurs de lard puant et des vilains qui ne meritez pas mes atentions. Ne me devez-vous la commission d'avoir vendu si bien vos effects et vous ne m'en parlez pas. Ne la devriez-vous pas à tout autre et auroit-il peu y réussir? Vous me prenez donc pour votre valet. Et vous estes sy vilains de ne pas reconnoistre les advis salutaires de mon pauvre parent qui a tout perdu et qui est infirme, et qu'à sa seule considération je vous ay rendu d'aussi bons services.» Les capitaines du Roy y etoient présents lesquels dirent qu'effectivement ils estoient des ingrats et que du moins ils auraient deub me présenter mil piastres. Et Mr Jonchée dits: «Il m'a prié de ne rien demander»,—parlant de moy—«mais je suis piqué.» Là dessus Rouleau et Javelot dits: «Il est vray que nous avons manqué en luy et en nous, vostre commission vous est légitimement deub et à Mr Doublet nous luy donnons 500 piastres.» Mr de Vaulezard et Le Roux dirent: «Cest trop peu.» Mais M. Jonchée dits: «Cest assées, car mesme il ne vouloit pas que j'en parlats.» Et sur cela M. Jonchée leur dits: «Alées préparer votre navire pour recevoir des poches de tabac en poudre et cela vous produira un fret de plus de 40,000 livres et partirez dans un mois avec ces messieurs que je vais expédier en mesme temps.»
1706. Et il fallut caresner le vaisseau La Renomée comandé par Mr Le Roux, et l'on avoit pozé des sentinelles Espagnols sur le quay près de ce vaisseau pour garder qu'on ne débarque pas des marchandizes, parmy les agréez du dit vaisseau, et un sentinelle s'aviza mal a propos de repousser du bout de son fusil un enseigne de la Renomée nomé Mr Langlois, qui se sentant mal à propos frapé tira son épée et culbutta le sentinelle sur le careau, ce qui causa une révolte entre nos gens et ceux de la ville qui s'assembloient en grand nombre en armes criant: «Tue, tue les François.» Et le gouverneur du chasteau très imprudent fit tirer un coup de canon et soner le tocssain pour alarme et s'enferma avec sa garnison, que c'étoit un désordre dans la ville où autant de nos matelots qu'ils rencontroient autant de tuées. Et Mr Jonchée fut manqué de deux coups de fusil alant pour apaizer le tumulte, et sa maison où j'étois fut incontinent investie. Je fit fermer et baricader la porte de la rue et fit faire un retranchement en dedans de tous les bois d'un buscher pour en empescher l'entrée dans la basse cour voyant qu'ils enfonssoient la porte à coups de haches. Je fits dresser quatre périers en batterye et bien chargés à mitraille batant à la porte au cas qu'il eusse ouverte pour en tuer une partye. Et il y avoit une grande galerie en dedans autour du logis où il y avoit deux escaliers que j'avois pourvus au haut d'une quantité de grosses pierres pour jetter au besoin et j'enfoncey la porte du cabinet de Mr Jonchées pour y prendre des menues armes, poudres et munitions. Le cuisinier s'étoit muni de ses broches à rotir et les Espagnols ayant aperceu nos préparatifs par un trou qu'ils avoient faits à la grande porte se retapirent. Le contrôleur de la compagnie nomé Mr Galeux, fut sy effrayé quand je luy présentay deux pistolets pour nous défendre, qu'il ne fut par maistre de son ventre, qu'il gasta toutes ses culottes et nous penssa empoisonner. Un enseigne de Mr Vaulezard dont je tairay le nom à cauze qu'il est gentilhomme et fils d'un brave capitaine des vaissaux du Roy en fit autant que le controlleur, et se cacha soubs le lit de Mr Jonchée et une flandrine nomée dame Catherine, économe de la maison, prits les deux pistolets et me dits. «Monsieur je ne vous abandonneray pas. Il faut deffendre notre vie.» Elle vint avec moy bien à temps sur la terasse dont j'aperceut quatre échelles contre la muraille et des hommes qui y montoient pour piller le trésor de la compagnie qui estoit à costé, elle et moy renversasmes une des échelles avec les gens qui y estoient et ils abandonnèrent les deux autres que nous atirasmes avec agilité sur la terasse et les jetasmes dans nostre basse cour malgré plus de vingt mousquetades et des cailloux qui nous furent tirées. Je futs dans un balcon donnant sur la rüe au-dessus de la grande porte et criay en langue Espagnolle: «Messieurs, que voulez-vous? et que nous vous avons fait.» Un coup de mousquet partit et la balle perça le bord de mon chapeau, et on me cria: «Ouvre la porte; nous te le dirons.» Je fits deffensse à Caterine de tirer sur aucuns pour ne les pas iriter davantage, mais je leurs dits; «Ouvrez la porte et vous verrez comme nous vous recevrons.» Et dans le moment j'aperceut le gouverneur à la teste d'une trentaine de soldats, et Don Leaureano Dastorès qui venoit gouverneur de Chaillacola, et Mr Jonchée tout ensanglanté qu'ils amenoient tous d'un visage guay et me dirent d'ouvrir la porte et faisoient évader tous les assiégeants. Je fus faire ouvrir la porte et fus embrassé de tous et postèrent corps de garde soubs notre grande porte en disant: «Vous estes par votre vigilance en vie et seureté.» Et admirèrent les précautions que j'avois prise pour résister. Je demandé à Mr Jonchée ou il étoit blessé voyant autant de sang sur son habit, et il me dits. «Cest qu'ils ont asasiné un malheureux jeune homme entre mes bras et ils m'ont manqué par deux fois de coups de mousquets. Et je vous prie que Catherinne nous fasse donner à disner, car je meurs de faim.»—«J'en suis comme vous, luy dis-je et on a pas fait de feu à la cuisine, mangeons du pain et buvons du vin et ce soir nous souperons mieux. Mais votre controlleur et l'ensseigne de Vaulezard sont sy saouls que le premier a défonscé sa culotte, et on crève auprès de luy de sa bonne odeur; l'autre est couché dessoubs votre lit.» Mr Jonchée prit le sérieux et dit: «Parbleu! cest bien mal se comporter dans une pareille ocasion.» Et les fut trouver croyant les gronder, mais ils luy firent adveu de la faiblesse de nature qui les avoit maitrizées, puis ils vint me dire: «Pardié, vous me l'avez donnée belle; j'alois les gronder, mais ils m'ont fait pitié et mon dit que vous estes un intrépide.» Je dis: «Ils n'en ont pas veu la moitié, songées à fermer votre cabinet que j'ay forcé la porte pour avoir des armes et munissions.» Et il m'embrassa très tendrement, et nous eumes trente deux hommes massacrés et 7 à 8 bien blessés, sans que nos pauvres gens fissent résistance, et il est certain que sy cela avait duré encore un quart d'heure que M. de Vaulezard avoit disposé les quatre vaisseaux à canoner la ville et chasteaux et les auroient bouleversées, ce qui auroit cauzé de fascheuses suites et un grand domage, étant une très jolie ville et le plus beau port et plus comode qu'il y aye, je puis dire, au monde.
Le six février ensuivaant entra en ce port cinq vaisseaux du Roy partye de l'escadre de Mr d'Hiberville235 dont cette partye étoit comandée par le frère de mon dit sieur d'Hiberville nomé Mr de Sérigy236, lesquels revenoient d'avoir fait descente et pillé sur les Anglois les isles de Nieve et Antigue et prirent le prétexte de relascher à la Havane pour y racomoder leurs vaisseaux et y vendirent à la sourdine pour plus d'un ½ million de piastres de leurs pillages et s'en alèrent ensuite en France avant nous. Les deux balots que m'avoit confiées Mr le François au Petit-Goave me produirent, pour ma moitié du profit, 427 piastres et à luy autant avec son capital que j'ay bien payé en France au sieur Pomenié suivant l'ordre que j'en avois, et avec les 500 piastres des sieurs Rouleau et Javelot cela me fit un grand plaisir, et nous partismes ensemble 4 navires soubs le commandement de Mr de Vaulezard237 dans le vaisseau l'Indien et il me fit rembarquer avec luy où il m'a traité comme luy mesme.
Nostre départ fut au 10e mars 1706 et avons esté trente huit jours à nous rendre à Chef de Boys, rade de la Rochelle, sans mauvaise rencontre que au dehors des pertuis nous rencontrasmes trois navires de guerre anglois qui nous vouloient taster nos forces. Mais nous fismes figure d'aler à eux et ils se retirèrent. Je débarqué à la Rochelle le 19 may et y fut quatre jours pour obtenir une place au carosse de Paris. Je m'étois chargé du soin d'y faire voiturer une grande cage où étoit 50 perdrix de la Havanne qui ont la teste bleue et les yeux bordées d'un grand cercle rouge et devant leur poitrail un émail noir et blanc, et aussy une autre cage remplie de petits oizeaux curieux nomées maryposa238 et azulettes que Mr Jonchée envoyoit à son Altesse, Mr le comte de Briosne, fils aisné de Mr d'Armagnac, grand écuyer et en survivance239. Et étant arrivé à Paris, je me fit porter avec les cages à l'hostel d'Armagnac, où je fus bien receut de son Altesse qui étoit avec Madame la comtesse d'Arcos240 favorite de Mr l'Electeur de Bavière qui eut sa part des petits oizeaux.
Je présentay à son Altesse les lettres de Mr Jonchées, où j'étois recomandé à l'honneur de sa protection pour me présenter à M. de Pontchartrain dont je craignois l'abord, sur ce qu'on l'avoit à faux informé contre moy, et lorsque ce prince eut leu ces lettres il me dits: «Reposées-vous». Et me fit servir proprement à manger, car il avoit disné et me dits: «Dans deux jours je vous meneray à Versailles et vous présenteray au Ministre». Madame d'Arcos luy demanda pourquoy, il luy dits le subjet et elle le pria de m'y servir. Il me demanda où j'avois laissé mes hardes, je luy dits: «Mon prince, elle ne consiste que dans une petite malle que j'ay laissée au carosse». Et il l'envoya quérir et la fit porter dans une de ses chambres, où il me dit d'y rester pour aler à Versailles avec luy. Et au bout de deux jours il m'y mena dans son carosse quoyque j'étois très mal habillé. Il fut droit descendre au pied de l'escalier du Ministre et m'ayant introduit dans l'antichambre, il entra au cabinet et parla bien une demie heure à Mr de Pont Chartrain et luy représenta mon malheur et innocence que Mr Jonchée luy avoit marquées et l'on me fit entrer. Et le ministre comença par dire: «Quoy, vous voilà! Mr Deslandes m'a écrit il y a plus de six mois que vous étiez enterré à Lester». «Il l'a creu, Monseigneur, puisqu'il presta son carosse pour porter mon cadavre étant déjà enssevely».—«Et coment avez-vous échapé?»—«Par un débordement du cerveau qui fit connoistre que j'avois encore vie après six heures d'une léthargie, et l'on me débarrassa du cercueil, puis le sang paru à la veine de mon pied qui n'avoit pas esté lié, et peu à peu j'ay repris le peu de forces que Votre Grandeur me voit». Il se mit à rire et dits: «Elles ne sont pas grandes; taschez à vous rétablir. Cependant vous avez de grands ennemis qui m'ont fait écrire par Mr Miton241 bien des choses contre vous». Je dits: «Monseigneur, vous avez tous les jours des exemples que dans les malheurs les chefs sont chargés et accablés par des mécontents qu'on a reprimés dans leurs fautes et que l'on a chastiées, et trouvent les occasions de se venger par des faussetez.» Il dits: «Cela arive fort souvent: tranquilisez-vous, et pensées à vous restablir.» Et je prits congé et Mr de Briosne me ramena chez luy au pavillon de la grande écurye, et fut chez le Roy. Et il ne revint que sur les deux heures pour disner, et comme j'étois faible ne pouvant atendre sy tard, j'avois mangé. Il me dits d'aler disner avec luy, je le remerciay et luy dits estre pourvu et qu'il me permis d'aler à Paris voir Mrs les directeurs de la compagnie, et auprès desquels je prévoyois avoir autant besoin de l'honneur de sa protection qu'en celle du Ministre, et qu'ils le pouvoient faire changer de sentiments, et il me dits: «Alées et ne manquez de m'informer de tout ce qui pourra vous arriver.» Je le remerciay humblement de ces grandes bontées, et fut louer une chaise pour me porter à Paris, et le lendemain je fus trouver Mr Pasquier, directeur général, qui me receut froidement et doucement car c'est un bon et honneste homme. Il me montra les dépositions que l'on luy avoit envoyées contre moy. Je luy dits que je venois d'estre hier présenté au Ministre qui m'en dits à peu près autant et m'avoit dit de penser à restablir ma santé, mais ce qui me surpris le plus cets les fausses déclarations qu'avoit données un homme de mon pays et auquel j'avois cherché à faire plaisir à son advancement et mesme qui n'étoit présent lorsque le malheur de l'incendie arriva et m'ayant creu mort par le bruit qui en courut disoit que j'étois heureux dans notre ville que d'avoir finy mes jours, et que sy j'en étois revenu que j'aurois mal finy, et plusieurs calomnies, et je ne fut pas sitot revenu au pays qu'il vint m'en témoigner sa joie avec bien des honnestetez. Ce que cest que le monde!
Mr Pasquier m'envoyoit chez Mr de Salabery242 et Mr de Fontanieu qui présidoient dans cette compagnie, l'un pour le Roy et l'autre pour le Roy d'Espagne. J'y alois de cinq à six fois sans les pouvoir parler et cela me fatiguoit et causoit du chagrain et dépense. Mr et Madame Du Casse eurent la bonté de les parler de moy, et ils dirent que puisque le ministre m'avoit renvoyé de la sorte que j'euts à me tranquiliser et ne m'inquiéteroient pas, ayant reconneu bien de la passion et faussetez dans les dépositions. Et un nommé Paupin qui étoit intéressé dans cette compagnie qui avoit esté toujours de mes amis ayant creu comme mes ennemis luy avoient raporté que j'avois sauvé bien de l'or, et quant je le fus voir il me receut d'un aizé me faisant seoir proche de luy, il me disoit en riant: «Quoyque vous ayez bien sauvé de l'or, comme j'en suis bien informé, il auroit aussy bien péry qu'autre chose, et il vous est bien acquis. Vous savez que j'ay épousé une demoiselle proche parente de Monseigneur de Pont Chartrain, mais autre bien que de la protection il faut que vous luy donniez huipt à dix livres de poudre d'or. Et elle vous mettra à l'abry de tout. Croyez-moy et ne me déguisez pas.» Sy homme fut jamais surpris à ces discours ce fut moy, et demeuray tout étonné, puis me prenant la main, disant: «Ouy, ouy, mon capitaine, et mon amy, il faut que vous donniez cela à Madame où cest fait de vous; je say ce qui s'ets passé et qu'il n'y aye que nous eux qui sache cet affaire.» Je fut sy surpris encore une fois qu'à peine je fut à mon auberge que j'en tombay rudement malade de chagrain. Ma dissenterye et la fièvre me radoubla et ensuite une fluxion sur la poitrine, et une fièvre continue avec redoublement, et dans une auberge, à un 4e étage, ayant une garde 35 sols par jour qui avoit plus de soing de prendre mes bouillons qu'à me les donner. Je fus visité par Mr Duhangar, médecin de Mr le premier Président du Harlay, lequel me fit saigner huipt fois et me réduit à une tisanne et bouillons au poulet pendant trois semaines et j'écrits à mon épouse de venir me voir pour la dernière fois. Elle vint en poste dans une chaize en un jour et demy, me consola et avec ces bons soins elle m'aida à me rétablir et mon médecin m'ordonna de changer de demeure pour estre à portée de prendre du lait d'anesse. Et je futs dans l'ille de St-Louis, chez Mr et Madame Léger, bon marchand de vin et bon amy ainsy que son épouze. Enfin je me rétablit, mais toujours l'esprit très préoccupé de ce Mr Paupin et d'estre dégagé des poursuites de la compagnie que je fus trouver à un jour de leurs assemblées au grand bureau, et ils me dirent tous: «Alées chez vous et ne vous inquiétez pas; nous sommes bien informées et ne vous demandons rien. Le Ministre nous a dit de vous en assurer», mais Paupin qui étoit un tonnelier de profession qui avoit fait une grosse fortune dans l'arcenail de Brest, et que pour apaiser l'erreur de ces comptes épouza la demoiselle parente du Seigneur, il dit comme je sortois: «Je ne le tiens pas quitte, moy, pour mon intérets.» Et l'on me dits: «Alées, alées mon bon homme, chez vous et ne le craignez pas.» Et nous partismes dans une chaize à deux et futs chez moy jusqu'au mois de juin 1707.
Mr Morel du Mein Président à la cour des Aides, et beau-frère de Mr de Salaber, m'écrivit une lettre que sy je me sentois bien rétably que j'eus à aller le trouver et qu'il me proposeroit le commandement d'un bon vaisseau pour un voyage qui me feroit oublier mes peines du précédent. Je party trois jours après luy avoir fait une réponce, et que j'alois le trouver, et il me proposa que sy je pouvois partir dans huit à dix jours par la diligence de Lion pour me rendre à Marseille qu'il m'y feroit comander un bon vaisseau de quarante canons pour le voyage de la mer du Sud. Je luy demandey 15 jours pour mettre chez moy mes affaires en état, et sy je finissois plutots que je me rendrois chez luy pour recevoir ses ordres. Et l'envie de faire un sy beau voyage me fit cacher une fièvre lente que je couvois sans me plaindre à mon épouse. Le 14 juillet je m'étois rendu chez Mr Morel qui me donna seulement une lettre pour la délivrer à Mr Jean-Baptiste Bruny et qui devoit armer le vaisseau en question, et la diligence partoit le 15 et heureusement j'y trouvay une place vacante et arivey à Marseille le 23e juillet, où je fus bien receu et commenssay à faire radouber le vaisseau le Levrier depuis fut nomé le St-Jean-Baptiste.
Et pendant que j'étois à cette occupation, l'armée navalle d'Angleterre vint prendre les illes d'Hières proche de Toulon, où ils atendirent d'avoir les nouvelles que Mr le duc de Savoie euts fait passer son armée le passage du Var243 pour assiéger par terre la ville de Toulon et le port par l'armée Angloise, et toute la Provence estoit en grande alarme étant presque sans deffence n'étant prévenue; nos troupes y accoururent soubs Mr de Thessé244 et M. de St-Pair245, l'on coula à l'entrée du port le vaisseau le St-Philipe où l'on fit une baterye de 90 canons. Mon travail cessa. Je fus offrir mes services à M. de Vauvrey246 Intendant, où étoit pour lors M. Combe247, commissaire de l'artillerye, et me prits par le bras, disant: «Bon acteur, j'ay de quoy vous occuper». Et il me donna deux pièces de canon de douze livres de boulet à comander vers la porte de Ste-Catherine. Les ennemis bombardaient par terre. Et les troupes de M. de Savoye s'aprochèrent à portée d'un moyen canon de Ste-Catherine; l'on fit plusieurs sorties qui repoussèrent les ennemis et la troisiesme journée fut presque sans actions de part et d'autres, et l'on appris depuis que M. de Savoye envoya dire à l'admiral Anglois que ces troupes étoient à portée et toute prestes à donner l'assaut, mais qu'elles vouloient avant tout recevoir la paye que l'Angleterre avoit promise, ce qui fut payé par les Anglois, et la nuitée se passa tranquille comme le jour. L'armée angloise s'étoit aprochée près du fort de Ste-Marguerite dont ils s'étoient rendus les maistres248 et espéroient au petit jour bombarder lorsqu'ils verroient les signaux de l'assaut prétendu, mais ils furent bien étonnés que à 8 et 9 heures ils n'apercevoient aucuns mouvements et aprirent que M. de Savoye avoit fait décamper la nuit son armée et sans bruit, et la ville fut délivrée. On auroit bien peu par des embuscades dans les bois harceler et tuer des hommes de M. de Savoye sy l'on avoit voulu les suivre. Mais à son ennemy qui fuit il luy faut faire pont d'or. Et l'on a creu que ce prince étoit d'intelligence avec le Roy pour luy laisser Toulon comme on luy fit Turin. Mais les Anglois en furent les dupes, sans faire aucun mal à cette ville se sont retirées. Et je retournay à Marseille suivre l'armement. Je fus un peu blasmé par M. Bruny qui me dits que l'on ne m'avoit pas fait venir pour Toulon.—Et je finis mes discours jusqu'à présent en me raportant au journal ensuivant de mon voyage de la mer du Sud où j'y ay insséré plus corectement toutes les particularitez et mesme le plans des places où j'ay passé jusqu'à mon retour en France au Port-Louis au 22 avril 1711, où j'ay terminé de ne plus retourner sur la mer où j'ay comencé d'aler en février de l'anée 1663249.—Dieu veuille que ce que j'ay à vivre soit pour sa gloire et pour mon salut. Finis.
FIN
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
Coppie de la concession des Iles de la Magdelaine, St-Jean,
Brion et aux Oisseaux, faitte au sieur Doublet.
Du 19 janvier 1663.
La compagnie de la Nouvelle France assemblée avec celle de Miscou et de son consentement, à tous présens et à venir, salut. Désirant aider ceux qui peuvent travailler à la colonie du pays, sur la demande à nous faitte par le sieur Doublet, capitaine de navire, des isles de la Magdeleine, St-Jean, aux Oiseaux et de Brion dans le golfe de St-Laurens, pour y faire colonie et y envoyer navire nécessaires, et pour y faire toutes sortes de pesches aux environs et sur les bastures desdites isles, desfricher et cultiver lesdites terres. Sur quoy délibération se seroit ensuivie suivant le pouvoir à elle donné par Sa Majesté, a audit sieur Doublet donné, concédé et accordé lesdites isles de la Magdelaine, St-Jean, aux Oiseaux, Brion, en toute propriété et redevance de vasselage de notre dite compagnie de Miscou, et chargée vers elle de cinquante livres par chacun an pour toutte redevance qui sera payée pendant les trois premières années, sans pourtant que ledit sieur Doublet puisse traitter aucunes peaux ni pelleteries dans l'estendue desdits lieux ni ailleurs. En tesmoing de quoy nous avons fait apposer le scel de notre compagnie. Fait au Bureau de notre compagnie de la Nouvelle France, le 19e janvier 1663.
Extrait des délibérations de la compagnie de la Nouvelle France pair moy A. Cheffaut secrétaire, avec paraphe.
J'ay l'original, J.-B. de Brévedent.
Arch. de la Marine, Colonies, Amérique du Nord, vol. 1er, 1661-1693. Cf. Mémoires des commissaires du Roi, t. II, p. 521.
II
Association formée entre François Doublet et Philippe Gaignard,
pour l'exploitation des îles de la Madeleine dans le golfe
de Saint-Laurent.
23 avril 1663.
Je François Doublet, maistre en proprietté et conducteur du navire nommé le Saint-Michel du port de deux cents thonneaux ou viron, de présent en ce port et havre prest à partir pour faire, Dieu aidant, le voyage de Canada aux Illes de la Magdelaine scituez dans le golfe de Saint-Laurens et autres lieux de la coste que besoing sera pour faire la pesche des morues ordinaires dudict lieu, et ausdites Illes à moy propriettairement appartenant suivant la concession qui m'en a esté octroyée par le Roy notre sire, establir une colonye pour la demeurer et faire desfricher les terres en sorte que l'on puisse rendre à l'advenir lesdites Illes commodément habitables, confesse avoir pacté avec M. Philippes Gaignard affin de demeurer aux dites illes pendant trois ans consecutifs à commencer du jour de notre arrivée au dict lieu en qualité de lieutenant auquel j'ay donné pouvoir de commander et faire travailler les habitantz aux choses nécessaires pour l'utilité et accroissement de l'habitation; Et pour faire en temps et saison la pesche des loups marins aux lieux où il jugera à propos et iceux estre réduitz en huilles, mesme aussy faire la pesche des morues et icelles aprester soit en vert ou en sec comme et autant que faire se pourra; pour les gaiges duquel je consentz et accorde que les choses cy-après soient entièrement gardez et observez, ascavoir:
Que du nombre desdites marchandises tant huilles que morues ainsi aprestez à ladite terre ensemble celles qui le seront année présente dans mon dict vaisseau soient partagez par tiers, deux desquels vertiront au profit des armateurs de la colonye et sur le dernier tiers seront levez les loyers qu'il conviendra payer aux hommes qui habiteront les dites Illes et matelots dudict vesseau; le restant duquel tiers sera derechef partagé encore par tiers l'un desquels tiers au bénéfice seul dudit Gaignard et les deux autres restant à mon profict pour aucunnement me rescompenser des frais et advancs que j'ay faictz à l'établissement de ladicte colonye par ce que en cas où il y auroit quelques pertes ou moins de profict pour payer suffisamment les loyers desdicts habitantz et matelotz ledict Gaignard a promis de contribuer de sa part à l'entière perfection de touttes choses, à quoy il s'est comme moy obligé par corps et biens et à l'entretien de tout ce que dessus. Faict à Honfleur ce jourd'huy vingt-troisiesme jour d'april, mil six cent-soixante et trois, présence.
Doublet. Gaignard.
Minutes du tabellionnage de Roncheville à la date du 9 may 1665.
III
Acte de mariage de Jean-François Doublet.
(14 octobre 1692)
Nous soussigné Pierre de la Cornillère, prestre, chanoine de l'église cathédrale et paroissiale de St-Malo, certifions avoir administré ce présent jour, dans ladite église, les bénédictions nuptiales à noble homme Jan-François Doublet, natif de la ville de Honfleur, paroisse de St-Catherine, au diocèze de Lizieux, fils de deffunt le sieur François Doublet et de Demoiselle Magdeleine Fontaine; et à Demoiselle Françoise Fossard, de cette dite ville de St-Malo, fille de deffunt Pierre Fossard, sieur Des Maretz et de Demoiselle Janne Laisné; et ce ensuite du consentement de noble et discrepte personne M. Louis Desnos aussi chanoine et vicaire perpétuel de ladite église cathédrale et paroissialle dudit St-Malo en datte du jour d'hyer, ledit consentement faisant mention du premier banc et publication faite dimanche dernier douziesme jour du courant des promesses du futur mariage entre les susdites parties sans que personne y ait formé opposition, comme aussi ensuite de la dispense du second et troisiesme banc des susdites promesses du futur mariage entre lesdites parties en datte aussi du jour d'hyer, leur accordée par Monseigneur Symon, vicaire général de Monseigneur l'illustrissime et révérendissime Sébastien Du Quemandeuc, évesque dudit St-Malo, et insinuée pareillement ledit jour d'hyer sur le registre des insinuations ecclésiastiques de ce diocèze, au feuillet seiziesme, et finalement ensuitte d'un certificat en attestation de M. Michel du Tertre, prestre curé de ladite paroisse de Ste-Catherine, de Robert Hounet, aussi prestre, vicaire d'icelle paroisse et de plusieurs personnes dignes de foy, en datte du mercredy huitiesme jour du courant, passée devant le tabellion royal de ladite ville de Honfleur, vicomte d'Auge, et son adioinct, par laquelle il conste que ledit sieur Jean-François Doublet n'est promis ny engagé dans le sacrement de mariage; ladite dispance et attestation à nous apparüe et rendüe à mondit sieur le vicaire perpétuel de St-Malo qui s'en est resaisi, fin lesdites bénédictions nuptiales administrées en présence de ladite Demoiselle Janne Laisné, mère de ladite Demoiselle espousée; du sieur Jan Fossard, frère de ladite Demoiselle espousée; de Nicolas Lhostelier, sieur des Naudierres; de Thomas Lhostelier, sieur des Landelles, frère dudit sieur des Naudierres, et de plusieurs autres. Et ont signé les susdits dénommez audit Saint-Malo, le quatorziesme jour du mois d'octobre de l'an mil six cent nonante deux.
Signé, Jean-François Doublet, Françoise Fossard, Jeanne Lesnée, Lhostelier, Jean Fossard, Lhostelier, Nicolas Lhostelier le jeune, Perronne et Pierre de La Cornillère.
Arch. de St-Malo, reg. de l'état civil.
IV
Lettre de M. Le Bigot des Gastines, commissaire ordinaire de
la marine, à Louis Phelypeaux, comte de Pontchartrain.
A Saint-Malo, ce 15 aoust 1694.
Vous aurés appris par le Port-Louis, Mgr, la prise et l'arrivée d'un navire de guerre anglois, garde de coste d'Irlande, de 30 canons et de 142 hommes d'équipage. C'est le sieur Doublet de cette ville, comandant le Comte de Revel qui a faict, Mgr, cette iolie action250. Vous avès accoustumé d'accorder quelque récompense et honeurs aux capitaines qui enlevent aux ennemis de leurs vaisseaux de guerre, ie vous la demande d'autant plus volontiers, Mgr, pour ledit sieur Doublet que c'est d'ailleurs un honneste homme et très bon navigateur, capable d'entreprendre tout ce que vous lui ordonnerés pour le service du Roy, dont vous redoublerès le courage et l'émulation par la moindre petite récompense d'honeur. Mais ie vous demande en mesme temps, Mgr, de marquer par quelque punition au sieur Creton du Pignonvert, capitaine de l'Estoille, combien vous estes mal satisfaict du peu de courage qu'il a faict paroistre en cette occasion. Je ioins icy un petit récit sommaire de cette action...
Arch. de la marine, service général.
De Gastines.
V
Relation de la prise d'un navire de guerre anglois garde coste
d'Irlande de nouvelle fabrique par le sieur Doublet de Honfleur,
capitaine du comte de Revel.
Le sieur Doublet, comandant le Comte de Revel, ayant trouvé à la mer le sieur Creton du Pignonvert, capitaine de l'Estoille, tous deux corsaires de Saint-Malo, firent société ensemble pour aller de compagnie croiser dans le Nord où ledit sieur Doublet est extrêmement pratitien et bon pilote.
Le 28e juillet dernier, estans par le travers de l'isle de Forre en Irlande, à 15 lieux de Londondery, l'Estoille fist signal à 4 heures du matin qu'il voyoit un bastiment soubz le vent. Ils arrivèrent tous deux dessus. Ce navire fist d'abord le fier se tenant soubz ses deux huniers à mi-mâts, mais voyant que ces deux navires approchaient il fist servir ses basses voiles et hisser ses huniers tout hauts pour gaigner pays, mais le comte de Revel qui alloit mieux que luy arriva tout court par la pouppe et luy demanda en anglois d'où estoit le navire, à quoy il répondist de Londres et qu'il alloit au destroit. Ledit sieur Doublet fist arborer son pavillon blanc et tirer son canon et la mousqueterie. L'anglois en fist de mesme et couppa au dit sieur Doublet le poing de sa misaine et le bras et faux bras du vent du petit hunier Le sieur Doublet couppa à l'Anglois la drisse de son grand hunier qui faute d'avoir une fausse drisse vint à bas et embarrassa toute sa voilure; comme il ventoit assez frais le sieur Doublet dépassa bien viste l'Anglois. Il croyoit estre suivy par l'Estoille qui en donnant seulement quelque bordée de canon luy donnerait le temps de revirer sur l'ennemi pour l'achever. Mais il fust bien étoné de voir que le sieur Creton du Pignonvert, capitaine dudit navire l'Estoille avoit mis le vent sur ses voiles d'avant pour ne pas aprocher trop près de ce navire, et que se tenant ainsy à la portée du canon il se contentoit de tirer quelques volées de loin. Il racomoda promptement ses bras et faux bras et ayant mis ses voiles d'avant sur le mast pour culer, il se trouva bientost en parallèle de l'anglois et recomença à luy faire tirer du canon et de la mousqueterie. Le capitaine et maistre anglois furent tués dans cette décharge et quelques autres ensuite ce qui obligea le reste d'amener le pavillon et de se rendre. Nous n'avons perdu que 2 matelots en cette occasion quoyque le Comte de Revel y aye receu 3 coups de canon à l'eau et une infinité dans ses œuvres mortes, qui estoient chargées de paquets de mitraille de 12 à 15 pouces de long et d'un pouce ½ quarré. Le sieur Doublet a mis tout cet équipage à la coste d'Irlande à l'exception du lieutenant et de 8 à 9 autres qui sont restés dans le navire qui a esté mené au Port-Louis.
Fait à St-Malo, ce 15e aoust 1694.
De Gastines
Arch. de la Marine, Campagnes.
VI
Lettre de M. Clairambault, ordonnateur de la marine, à M. de
Pontchartrain.
A Lorient, le 22 avril 1711.
Il vient d'arriver au Port Louis, Monseigneur, un vaisseau de Marseille, nommé le st-Jeanbatiste, de 36 canons, commandé par le sieur Doublet, venant de la mer du Sud, dont le principal armateur est M. Croizat, j'ay l'honneur de vous envoyer la déclaration qu'il ma faite des matières d'or et d'argent aportées dans ce vaisseau montant à la somme de 635,000 piastres, et m'a dit avoir envoyé le surplus par un navire de St-Malo qui y est arrivé il y a quelques mois. Il a fait sa soumission de les porter aux hotels de Monnayes, et en attendant qu'il vous plaise de m'honorer de vos ordres au sujet de ces vaisseaux particuliers qui arriveront désormais de cette mer du Sud j'ay ordonné au sieur Doublet d'empescher qu'il soit débarqué de son vaisseau aucune matière d'or et d'argent sous quelque prétexte que ce puisse estre sans de nouveaux ordres de Sa Majesté, à quoy il a promis de se conformer exactement. Je vous supplie de me marquer le plutôt qu'il se pourra si vous luy permettez de les débarquer.
A l'égard des vaisseaux le St-Antoine et le Solide, ledit sieur Doublet dit que ledit vaisseau le Solide après avoir fait sa traitte à la mer du Sud est allé à la Chine et que ledit vaisseau le St-Antoine pourra arriver icy de cette mer du Sud dans deux mois avec les vaisseaux armés par le sieur de Benac et son vaisseau malouin commandée par le sieur Noël.
J'ay, Monseigneur, l'honneur de vous envoyer cy-joint quatre pacquets de lettres qui m'ont esté remis par ledit sieur Doublet.
Je suis avec un très profond respect, etc.
Clairambault.
Arch. de la Marine. Serv. général.
VII
Déclaration du capitaine du St-Jean-Baptiste de Marseille.
Et je promets pour ce qui me concerne de les faire porter dans les hotels des Monnoyes du Royaume et d'en raporter les acquits. Fait au Port Louis dans mondit vaisseau, le 22e avril 1711, jour de mon arrivée. Signé, Doublet.
Pour copie, Clairambault.
Arch. de la Marine, serv. général.
VIII
Lettres portant nomination de Jean-François Doublet à la
charge de capitaine-exempt des Cent-Suisses du duc d'Orléans.
5 septembre 1711.
Nous, Louis-Jacques-Aimé-Théodore de Dreux, marquis de Nancré251, capitaine colonel de la compagnie des Gardes-Suisses du corps de Son Altesse Royale Monseigneur Philippe d'Orléans, petit-fils de France, duc d'Orléans, à tous ceux qui ces présentes lettres, verront, salut. Scavoir faisons que sur le bon et fidelle rapport qui nous a esté fait des bonnes vie et mœurs du sieur Jean-François Doublet, de la profession qu'il fait de la religion catholique, apostolique et romaine, de sa capacité et expérience au fait des armées, de la bonne affection qu'il a au service du Roy et que nous espérons qu'il continuera en celuy de Monseigneur le duc d'Orléans, nous, pour ces causes et autres à ce nous mourants avons donné et octroyé, donnons et octroyons par ces présentes audit sieur Jean-François Doublet la charge de capitaine exempt des suisses de nostre compagnie vacante par la mort du sieur Mathieu Bruslé pour jouir des gages, honneurs, préeminences, privilèges, exemptions, droits, fruits, proffits, revenus et esmoluments atribuez à ladite charge. Sy donnons en comandement aux lieutenants, enseignes, exempts et autres officiers de nostre dite compagnie de faire et laisser jouir ledit sieur Doublet de ladite charge plainement et paisiblement et à toujours, de luy payer les gages atribuez252 à la charge, de prester par luy en nos mains le serment de fidélité en tel cas requis et accoustumé. En foy de quoy nous luy avons fait expédier ces présentes signées de nostre main et contresignées par le secrétaire de la compagnie, auquel nous avons fait apposer le scel du cachet ordinaire de nos armes. Fait à Paris le cinquiesme septembre mil six cents onze. Signé, de Nancré, et scellé d'un scel de cire rouge.
(Délib. munic. de Honfleur, reg. no 73).
TABLE DES CHAPITRES
- Introduction
- Au lecteur
- Chapitre I (1663-1672).—Colonisation des îles Brion. Voyages au Canada.—Destruction de la colonie.—Voyage à Québec; excursions chez les Iroquois.—Voyages à Terre-Neuve, naufrage.—Promenade à Londres.—Doublet est pris par un corsaire d'Ostende.—Voyage au Sénégal.—Entrevue avec le duc d'York.—Autres voyages
- Chapitre II (1673-1681).—Doublet embarque sur l'escadre de M. Panetié.—Il enseigne les principes de la navigation à son commandant.—Prise de 22 navires chargés de blés.—Doublet passe second lieutenant sur l'Alcyon commandé par Jean Bart.—Son éloge par M. Panetié. Son séjour à l'école d'hydrographie de Dieppe. Il est reçu pilote.—Il commande la Diligente; combats prise et blessure.—Lettre de M. Engil de Ruyter.—Croisières.—Voyages en Portugal.—Les pirates de Salé
- Chapitre III (1681-1684).—Voyages aux Açores.—Explosion d'un volcan.—Les pirates d'Alger.—Voyages à Madère.—Découvertes d'un banc de rochers.—Naufrage.—Voyage à Ténériffe; excursions dans l'île.—Voyages à la côte de Barbarie.—Supplice d'un juif.—Doublet résiste aux séductions de Madame Thierry.—Autres voyages à Ste-Croix de Barbarie.—Les maures attaquent Mazagan.—Retour à Cadix puis en France
- Chapitre IV (1684-1688).—Doublet arme en course.—Croisières et prises.—Razzia opérée à Ténériffe.—Croisières.—Retour en France.—Voyage à Madère.—Pluie d'insectes.—Aventures avec le gouvernement de Madère.—Rencontre d'un monstre marin.—Retour au Havre.—Autre voyage aux Açores; naufrage.—Retour à Lisbonne.—Combat contre un Saletin.—Retour à la Rochelle.—Amours de Doublet.—Débarquement de Jacques II à Ambleteuse.—Croisières
- Chapitre V (1688-1690).—Prise d'un navire hollandais dans un port d'Angleterre.—Croisières dans la Manche—Naufrage à Cherbourg.—Doublet est présenté à M. de Seignelay.—Il prend le commandement de deux barques longues.—Son arrivée à Brest.—Il découvre la flotte de Tourville.—Enlèvement d'un percepteur anglais.—Croisières.—Prise d'un navire anglais.—Naufrage.—Autres prises
- Chapitre VI (1691-1692).—Expédition en Ecosse.—Les pommes de reinette.—Entrevue de Doublet et de l'intendant de Dunkerque.—Amours de Doublet.—Il est nommé lieutenant de frégate.—Il reçoit le commandement de deux corsaires.—Combat.—Prise de trois navires.—Mission à Elseneur.—Passage du Sund.—Arrivée à Copenhague; à Dantzick.—Prise à l'abordage d'un navire anglais.—Naufrage devant Dunkerque.—Voyage à Versailles.—Aventures avec le sieur Pletz
- Chapitre VII (1692-1693).—Croisières et voyages dans la mer du Nord.—Aventure avec l'abbé d'Oliva.—Démêlés avec les Anglais.—Doublet comparaît devant le sénat de Copenhague; il est acquitté.—Présents qu'il reçoit.—Il force les hollandais à saluer son pavillon.—Retour à Brest avec des fournitures pour l'arsenal.—Mariage de Doublet.—Il refuse d'embarquer avec Duguay-Trouin.—Il arme en course.—Voyage aux Açores.—Combat.—Retour à Brest.—Nouvelles croisières.—Prise du Scarborough
- Chapitre VIII (1693-1697).—Bombardement de St-Malo.—Visite de Vauban.—Voyage à Bourgneuf.—Second bombardement de St-Malo.—Croisières.—Excursion en Irlande.—Superstition de Doublet.—Voyage aux Açores.—Lutte contre les Anglais.—Séjour de Doublet à Salé et à Saffi.—Il refuse le salut à deux vaisseaux espagnols.—Martyre de la fille de Dom Garcia.—Retour à Marseille
- Chapitre IX (1699-1704). Croisières sur les côtes d'Afrique.—Relâche à Lisbonne.—Doublet est pris par les Anglais.—Retour à St-Malo et à Honfleur.—Voyages à Terre-Neuve.—Voyage à St-Domingue.—Historiette du sieur Gottreau qui pesait les sacs à procès.—Tempête.—Retour à St-Nazaire.—Voyage à Paris.—Doublet prend le commandement de quatre vaisseaux de compagnie
- Chapitre X (1704-1707).—Voyage aux côtes d'Afrique.—Prise de dix navires.—Traite des nègres à Whydah.—Construction d'un fort.—Coutumes du pays.—Incendie de l'Avenant.—Arrivée à la Grenade; à St-Domingue.—Maladie de Doublet.—Il séjourne à la Havane.—Il y défend le consulat de France.—Retour en Europe.—Entrevue avec M. de Pontchartrain.—Doublet reçoit le commandement d'un vaisseau de 40 canons.—Il se prépare à un voyage dans la mer du Sud.—Il défend Toulon contre les Anglais.—Conclusion
- Additions
- I.—Concession des îles de la Magdeleine, St-Jean, etc. au sieur Doublet
- II.—Association formée entre François Doublet et Ph. Gaignard pour l'exploitation des îles de la Madeleine
- III.—Acte de mariage de Doublet
- IV.—Lettre de M. des Gastines à M. de Pontchartrain
- V.—Relation de la prise d'un navire de guerre anglais
- VI.—Lettre de M. Clairambault, à M. de Pontchartrain
- VII.—Déclaration de Doublet commandant le St-Jean-Baptiste
- VIII.—Lettre portant nomination de Jean-François Doublet à la charge de capitaine-exempt des Cent-Suisses du duc d'Orléans
- Table des noms cités
TABLE DES NOMS CITÉS
(Les noms de navires sont en caractères italiques.)