L'amiral Du Casse, Chevalier de la Toison d'Or (1646-1715): Étude sur la France maritime et coloniale (règne de Louis XIV)
LIVRE VII
De 1707 à 1715.
LA MARTINIQUE. LES GALIONS. BARCELONE.
Du Casse part pour l’Amérique (12 octobre 1707).—Son arrivée à la Martinique et à Saint-Domingue.—A Carthagène (mars).—Il part pour la Havane avec les galions.—Là, il reçoit des instructions apportées par le marquis d’Ars.—Du Casse nommé lieutenant général des armées navales de France (27 décembre 1707).—L’escadre et du Casse quittent la Havane le 1er juillet 1708.—Rencontre et prise de six vaisseaux anglais richement chargés.—L’amiral entre au port du Passage près Bilbao avec sa capture et les galions (28 août 1708).—Instructions en date du 2 juin 1708 remises à du Casse, pour le paiement intégral des frais de l’expédition.—Lettre du comte de Toulouse à du Casse.—En juillet 1710, il reçoit l’ordre de se rendre de nouveau à Panama pour ramener d’autres galions menacés par les escadres anglo-hollandaises.—Histoire de cette nouvelle et importante mission entreprise pour sauver la monarchie espagnole.—Départ de Brest, en mars 1711, de du Casse et de son escadre; ses sages instructions à ses capitaines.—Il apaise en passant à Saint-Domingue une émeute populaire.—Rapport sur cette affaire.—Du Casse se rend à Carthagène le 2 juin et y trouve les galions.—Il fait mettre les trésors sur ses vaisseaux.—Sa ruse pour tromper l’escadre ennemie.—Il sort du port de Carthagène (3 août).—Il atterrit au port de Paix (26 août).—Lettre de Charitte, gouverneur de l’île.—L’amiral reçoit les provisions de commandeur de Saint-Louis.—Lettre de Berthomier (18 septembre) sur l’escadre de du Casse.—Violente tempête.—Relâche à la Martinique; on ne peut partir qu’au commencement de décembre.—Lettre de Charitte à Pontchartrain (25 novembre).—Entrée au port de la Corogne en avril 1712.—Le comte de Durtal envoyé par du Casse à Philippe V.—Grande joie à la Cour et dans toute l’Espagne à la nouvelle de l’arrivée des galions qui sauvent la monarchie.—Du Casse nommé chevalier de la Toison-d’Or (24 avril 1712).—L’amiral reçoit l’investiture de la main du roi à Madrid (23 mai).—Lettres relatives à la mission si heureusement et si habilement accomplie par du Casse.—Une page de Saint-Simon; le duc est jaloux de du Casse.—L’amiral du Casse de retour à Paris et nommé commandant en chef de l’armée navale devant Barcelone (1713).—Louis XIV désire que du Casse se rende à Toulon pour activer les préparatifs.—La santé de l’amiral le retient quelque temps à Paris.—Son voyage.—Il est forcé de s’arrêter à Moulins et à Bourbon-l’Archambault.—Lettres de Pontchartrain et de Louis XIV.—La santé de du Casse le contraint à quitter le siége et à se rendre à Bourbon avec son gendre.—Sa mort (25 juillet 1715).
Au mois de septembre 1707, la Nymphe, frégate de vingt canons, commandée par le chevalier de la Fayette, fut envoyée au Mexique annoncer l’arrivée prochaine de l’escadre de du Casse, afin que le vice-roi fît mettre la flotte en état d’appareiller.
En effet, un mois plus tard, le 12 octobre 1707, du Casse partit de Brest avec cinq vaisseaux et une frégate: le Magnanime, sur lequel il avait arboré son pavillon, le Grand monté par M. de Serquigny, l’Elisabeth par M. de Champmeslin, le Glorieux par M. de Poudens, l’Hercule par M. de Chavagnac, la Thétis par M. de Villiers de l’Isle-Adam; il fut joint en mer, à peu de distance du port, par deux frégates, venues du Havre: la Diane commandée par M. de Laiguillette, et l’Atalante par le chevalier de Rancé.
Du Casse fit route jusqu’à la Martinique sans rencontrer d’ennemi. De cette île, il se rendit à Saint-Domingue. Obligé de faire séjour dans ces deux colonies, il envoya trois navires de faible tonnage au gouverneur et au général des galions, avec mission de les engager à tout préparer pour qu’il pût repartir avec les galions qu’il était venu chercher; ayant même su que la flotte se trouvait dépourvue de beaucoup de choses, il la fit ravitailler par la frégate marchande le duc de Bourgogne.
A Carthagène se trouvait un gouverneur qui aurait servi plus volontiers l’archiduc que Philippe de France et qui faisait subir mille vexations aux Français. Il avait fait mettre le séquestre sur plusieurs navires appartenant à des particuliers de notre nation et avait causé la ruine à peu près complète d’un sieur de Valeille. Lorsque du Casse arriva à Carthagène vers le milieu du mois de mars, Valeille lui exposa ses griefs. L’amiral le prit de fort haut avec les autorités espagnoles, qui, effrayées, se hâtèrent de réparer leurs actes iniques; justice fut faite.
Du Casse passa peu de temps sur le continent d’Amérique et s’en fut avec les galions à la Havane. Là il trouva une frégate française, le Ludlow, sur laquelle était le capitaine de vaisseau Louis de Brémond, marquis d’Ars. Cet officier apportait à du Casse des instructions. Au mois de février 1708, le marquis de Brémond d’Ars avait reçu celles qui suivent:
«Sa Majesté ayant résolu d’envoyer par une frégate exprès un paquet de conséquence au sieur du Casse, lieutenant général de ses armées navales qui commande l’escadre qui est à présent en Amérique, elle a fait choix pour ce service de la frégate le Ludlow, que le dit sieur marquis d’Ars commande, étant persuadée qu’il s’acquittera de l’exécution de cet ordre avec toute l’exactitude possible. Pour cet effet elle donne ordre au sieur de Begon, intendant à Rochefort, de lui donner des vivres autant que cette frégate en pourra porter, afin qu’elle en ait pour tout le temps que durera son voyage. L’intention de Sa Majesté est qu’aussitôt que le vent lui permettra de mettre à la voile, il appareille et qu’il fasse voile en toute diligence pour le Cap-Français de Saint-Domingue, où il pourra apprendre des nouvelles certaines de l’endroit où sera ledit sieur du Casse. Si le sieur de Charitte ne pouvait lui en donner, parce que le dit sieur du Casse a abordé par la bande du sud, il enverra un exprès par les terres au comte de Choiseul, au comte d’Eslandes, par lequel il sera informé du temps du départ du sieur du Casse et de la route qu’il aura faite, et pour ne point perdre de temps, en attendant le retour de cet exprès, il prendra les rafraîchissements dont il pourra avoir besoin et demandera au sieur de Charitte un pilote qui le mènera par le vieux canal à la Havane, où le dit sieur du Casse doit être suivant ses ordres, et s’il ne se trouve pas en ce port, il faut qu’il l’aille chercher où il sera et qu’il fasse toute la diligence qui pourra dépendre de lui pour le joindre, et après il aura soin d’exécuter les ordres que ledit sieur du Casse lui donnera; mais en cas qu’à son arrivée à la Havane il le trouvât parti pour revenir en Europe, l’intention de Sa Majesté est qu’il tâche de prendre un fret audit port de la Havane pour gagner la dépense de son voyage et qu’il revienne ensuite le plus diligemment possible aux rades de la Rochelle.»
Le marquis de Brémond d’Ars remit à du Casse les provisions de lieutenant général des armées navales, vice-amiral de France. Le 27 décembre 1707, tandis qu’il faisait campagne, ses services lui avaient obtenu cette haute distinction, aux applaudissements de tous. Saint-Simon, si peu bienveillant d’ordinaire pour du Casse, enregistre dans ses Mémoires cette nomination, en disant: «Il y eut deux lieutenants généraux, le mérite fit du Casse, la faveur fit d’O.»
Le 1er juillet 1708, l’escadre française partit de la Havane. Quelques jours après, six vaisseaux anglais furent signalés. La chasse leur fut donnée. Ils furent pris. On y trouva un chargement considérable. Aucun autre incident n’étant venu retarder sa marche, du Casse fit le 28 août son entrée dans le Port-du-Passage près Bilbao, avec sa riche capture, ayant rempli sa mission sans avoir subi aucune perte; «du Casse, dit Saint-Simon, qui était allé chercher les galions dont on avait si grand besoin, les ramena riches de cinquante millions en argent et de dix millions de fruits. Il arriva au Port du Passage le 27 août.»
Il y trouva des instructions pour faire opérer le remboursement des frais de l’expédition, entre autres des lettres patentes signées de la main même de Louis XIV et datées du 18 avril.
Outre ces lettres patentes, l’ambassadeur de famille, d’Aubenton, fit remettre à du Casse, des instructions, datées du 2 juin de la même année (1708), que nous croyons devoir reproduire ici. L’insistance que met Louis XIV à ce que les frais de l’expédition soient payés exactement, sans réclamer un centime de plus que le dû légitime, jette un jour curieux sur l’honnêteté avec laquelle se faisaient sous ce règne les opérations financières.
«De par le Roy:
«Sa Majesté a fait armer dans les ports de Brest et du Havre une escadre de sept vaisseaux de guerre et de deux frégates sous le commandement du sieur du Casse, lieutenant général de ses armées navales, pour aller prendre au Mexique, sous son escorte, la flotte de la Nouvelle-Espagne. Sur l’offre qui en a été faite par le roy catholique d’en faire payer la dépense sur le produit des effets de cette flotte, et étant nécessaire de commettre quelque personne de confiance et entendue dans le commerce d’Espagne pour liquider, si n’a été, les sommes qui doivent revenir à Sa Majesté pour son remboursement de cette dépense et la faire remettre à ses ordres, de même que de ce qui peut regarder et concerner l’exécution du décret de Sa Majesté catholique du 26 novembre 1706 et les intérêts des négociants français dans ladite flotte, elle a fait choix du sieur du Casse pour travailler, avec le commissaire ou les commissaires qui seront nommés par Sa Majesté catholique, à la liquidation de ce qui lui doit revenir, lui donnant pouvoir de prendre connaissance de tout ce qui est en cela de son service, d’en arrêter les comptes conjointement avec lesdits commissaires de S. M. Catholique, d’empêcher qu’il ne soit débarqué en fraude aucun effet de ceux qui auront été chargés dans les vaisseaux de Sa Majesté, de les faire reconnaître et visiter en présence des commissaires à la répartition des sommes concernant ladite dépense et les droits du roi d’Espagne, afin que les effets qui appartiennent aux sujets de Sa Majesté ne soient pas plus surchargés que ceux des Espagnols.»
«Fait à Versailles, 2 juin 1708.»
Du Casse fut retenu quelque temps en Espagne par les règlements de comptes; il montra beaucoup de dextérité et se tira, à son honneur, de cette ennuyeuse mission. Il acquit même une réputation d’habileté dans l’art de mener à bien ce genre de négociations, et un an plus tard, à la fin de l’année 1709, Philippe VI ayant cru devoir apporter des modifications, très-fâcheuses pour les armateurs français, aux conventions qui réglaient le sort des prises amenées par ceux-ci dans les ports d’Espagne, M. le comte de Toulouse consulta du Casse sur ce qu’il y aurait à faire à cet égard, par une lettre qu’il lui écrivit le 24 janvier 1710.
«Je ne doute pas, Monsieur, que vous n’ayez été informé des changements que le roi d’Espagne vient de faire au sujet des prises, qui sont menées dans ses ports par des armateurs français et qui consistent à révoquer l’exemption qu’il avait accordée pour les effets de ces prises qui se rendent en Espagne, et à ordonner aux conseils de ne plus faire aucune procédure sur les prises, mais de les laisser faire aux officiers de justice espagnols.
«A l’égard de la révocation de l’exemption, il est aisé de comprendre quel préjudice elle cause à la course; il se peut que l’on demande actuellement à Cadix 20,000 fr. de droits pour une prise, qui n’a été vendue que 60,000 fr. L’article des procédures est encore plus précieux; car, outre que celles qui sont faites par les juges espagnols sont chargées d’une infinité de papiers inutiles et où il est impossible de rien connaître, comme je l’ai éprouvé plusieurs fois, cela jettera les armateurs dans des frais et des longueurs qui les abîmeront, sans compter que les Espagnols étant de mauvaise humeur comme ils le paraissent à présent, il n’y aura point de juges à qui pour cent pistoles un Hollandais ne fasse faire la procédure, de telle sorte qu’il sera impossible de n’en pas prononcer la main levée. Il est très-important, pour le bien de la course qui n’est déjà que trop ruinée par d’autres endroits, qu’il plaise au Roi de prendre des résolutions à cet égard.
«Le roi d’Espagne a fait un état par lequel il ordonne à tous ses armateurs de ramener leurs prises dans le lieu de leur armement, sans pouvoir s’en dispenser sous quelque prétexte que ce puisse être. Je ne sais s’il ne serait pas à propos d’ordonner la même chose à nos corsaires français et je suis persuadé que, nonobstant le risque qu’il y a à courir de la part des ennemis, tous ceux qui ont intérêt dans les armements seraient fort aises de voir cet ordre donné, parce que la facilité que l’on a eue de permettre aux Français de mener leurs prises en Espagne, n’a servi à autre chose qu’à donner lieu à beaucoup de friponneries, car les conducteurs, sous prétexte de les faire vendre, se les font adjuger pour le tiers ou pour la moitié de leur juste valeur, et ensuite les ramènent en France, où ils les revendent ce qu’elles valent, à la vue même des intéressés à l’armement, qui voient le tort qu’on leur fait sans y pouvoir donner ordre.»
«Versailles, 24 janvier 1710. Signé: Louis Antoine de Bourbon.»
Si du Casse méritait que le grand amiral de France eût ainsi recours à ses lumières pour s’éclairer sur une question fort importante, comme a pu en faire juger la lettre que l’on vient de lire, il avait encore bien davantage l’estime et l’admiration générales par l’adresse avec laquelle il avait su, l’année précédente, ramener sans encombre les richesses des galions. Au milieu de l’année 1710, on sut que d’autres galions, bien plus richement chargés encore, étaient réunis à Panama. On apprit aussi que les armées navales de Hollande et d’Angleterre avaient reçu l’ordre de prendre la mer et de surveiller leur départ, pour s’en emparer coûte que coûte. Seul, du Casse fut jugé digne et capable du commandement de l’escadre français mise à la disposition du roi d’Espagne. Malgré la confiance qu’inspirait du Casse, le cabinet de Versailles hésita avant d’accorder les vaisseaux que demandait Philippe V. En présence des armées navales ennemies, véritablement formidables, qui tenaient la mer, il parut imprudent d’entreprendre une pareille expédition. Mais le cabinet de l’Escurial représenta avec force qu’il n’y avait plus d’argent dans les coffres du trésor royal, qu’on ne pouvait entretenir les troupes plus longtemps, et que s’il ne pouvait avoir les richesses du Nouveau-Monde, le fils de France, qui occupait le trône de Charles-Quint, allait être obligé de manquer à ses engagements et de faire banqueroute. Louis XIV céda.
Du Casse fut donc chargé de la glorieuse et difficile mission de sauver l’honneur de la monarchie espagnole.
Dès les premiers jours du mois de janvier 1711, l’amiral se rendit à Brest. Le 11, il arrêta, avec l’assentiment du ministre, la liste des officiers devant servir sur les vaisseaux qu’on armait. Le Saint-Michel fut désigné comme vaisseau amiral, et les ordres suivants donnés:
26 janvier.
«Ordre du roi qui enjoint au sieur Chaze, commissaire de la marine, de servir à la suite de l’escadre des vaisseaux que Sa Majesté fait armer au port de Brest, sous le commandement du sieur du Casse, et de s’embarquer sur le Saint-Michel ou sur tel autre vaisseau que le lieutenant général du Casse jugera à propos.»
Le 27 du même mois.
«Ordre du roi, qui ordonne au sieur de Jourdan de faire, sous les ordres ou en l’absence du sieur Chaze, les fonctions de commissaire de la marine à la suite de l’escadre de vaisseaux que Sa Majesté fait armer au port de Brest sous le commandement du sieur du Casse, lieutenant général des armées navales.»
Pendant son séjour à Brest, du Casse ne s’occupa pas uniquement de l’armement de l’escadre qui lui était destinée. Il consacrait aussi bien des moments au soin des intérêts généraux du corps de la marine. Il seconda de tous ses efforts Du Guay-Trouin, qui faisait ses préparatifs pour la célèbre expédition de Rio-Janeiro.
Il favorisa la prospérité de la compagnie de l’Assiento, qu’il avait formée, ainsi qu’on l’a vu, en 1701. Il écrivit, le 15 mars 1711, à l’un de ses directeurs, le célèbre Crozat, père de la belle et vertueuse duchesse de Choiseul-Stainville, femme du ministre de Louis XV, la lettre suivante:
«Je viens de recevoir votre dépêche du 11, monsieur, et d’écrire à M. de Chipaudière de faire sortir votre vaisseau au premier bon vent, après qu’il sera prêt. Vraysemblablement cela doit aller jusqu’au 20; pour moy, je suis tout prest, je vous remercie et la compagnie de Saint-Domingue, des ordres que vous envoyez à Saint-Louis pour expédier un vaisseau si j’en ay besoin. Ce que j’y ay affaires regarde M. le duc d’Albuquerque, et rien ne me presse. Votre vaisseau est ce qu’il me faut, et pour l’aller et pour le retour, ainsy que j’ai eu l’honneur de vous le dire.
«M. du Guay-Trouin armé, il peut, dans ses besoins éloignés pour la course, prendre des vaisseaux à quelque colonie où il y aura des nègres qui pourraient l’embarrasser pour la vente; il demande des ordres pour tous les facteurs de nos comptoirs, qu’ils aient à les recevoir pour les vendre pour son compte en payant à l’Assiento, sur le prix d’iceux, 30 pour 0/0, exempts de tous droits; il ne peut arriver aucun inconvénient en le lui accordant, et au contraire un grand préjudice à la compagnie de ne le pas faire. Si vous ne voulez pas vous donner ce soin, monsieur, chargez-en M. Legendre, et envoyez audit sieur du Guay des expéditions conformes au modèle que je vous envoie. Je vous remercie de tout mon cœur des nouvelles que vous me donnez de M. de Vendosme.»
A la fin de mars, l’amiral du Casse quitta Brest. La saison était mauvaise, les coups de vent très-violents. Craignant d’être séparé de ses vaisseaux, il donna rendez-vous à chaque capitaine au port Louis de Saint-Domingue, en cas de dispersion. Bien lui prit de cette précaution. A cent lieues environ des côtes de France, deux bâtiments, l’Hercule et le Griffon, furent entraînés loin de lui. Il se dirigea vers Madère. A peu de distance de cette île, il rencontra un navire portugais richement chargé, dont il s’empara.
Après avoir fait relâche à Madère, il fut à Porto-Rico, y resta quelques jours, s’approvisionna d’eau et de différentes autres choses dont il avait besoin. Il lui fut rapporté dans cette ville, que les habitants de Santo-Domingo s’étaient mis en révolte contre l’autorité de Philippe V et avaient reconnu l’archiduc Charles. En qualité de capitaine général d’Espagne, du Casse crut devoir se rendre en cette ville, afin de faire tout rentrer dans l’ordre. En y arrivant, il reconnut qu’on avait fait courir un faux bruit. Voici du reste comment il raconte cet incident au gouverneur de Saint-Domingue, le chevalier de Charitte, ainsi que le rapporte cet officier dans une lettre écrite à Pontchartrain un mois et demi plus tard, le 23 juin:
«J’ai reçu une lettre de M. du Casse, qu’il m’a écrite du 12 mai dans la ville de Saint-Domingue. Il me marque qu’en y passant il y a esté quatre heures et qu’il allait à Saint-Louis pour y joindre l’Hercule et le Griffon qui s’étaient séparés de lui au cap Finistère par un coup de vent. Il m’a aussi écrit de ce dernier endroit (Saint-Louis), le 27 du même mois. Il me marque qu’il avait descendu à terre au premier (Santo-Domingo), par ordre du Roi, sur de mauvais propos qu’avait tenus la Gazette de Hollande, que ses sujets dans cette île et dans celle de Porto-Rico avaient reconnu l’archiduc Charles, et que Sa Majesté, dans ce doute, lui avait ordonné de préférer son service à celui du roi d’Espagne, de rester avec ses vaisseaux dans ces mers et de déclarer la guerre aux habitants de ces deux endroits; mais que, comme il a su qu’il n’en était rien, il allait continuer le projet pour lequel il était armé et comptait mettre à la voile dans deux ou trois jours; cependant il n’y a mis que le 2 de ce mois.»
De Santo-Domingo, du Casse vint au port Saint-Louis, où il arriva le 16 mai. L’intendant Mithon rend compte de son arrivée par une lettre au ministre, datée du surlendemain 18:
«Monseigneur, je me donne l’honneur d’informer Votre Grandeur de l’arrivée de M. du Casse dans le port Saint-Louis le 16 may, lequel a fait une prise portugaise auprès de Madère, où il a relâché, laquelle est chargée de sucre et de cuirs, et laquelle serait bien estimée en France cinquante mille écus; elle n’est point encore arrivée ici, où elle doit se rendre incessamment.
«J’ay aussi l’honneur de donner avis à Votre Grandeur que M. du Casse a relâché à Porto-Rico, où il a fait faire de l’eau, et aussi à Saint-Domingue.
«Les vaisseaux l’Hercule et le Griffon, qui sont de son escadre, en furent séparés par un grand vent environ à cent lieues de Brest, et sont arrivés ici dix jours avant luy, suivant les ordres qu’ils avaient, en cas de séparation.»
L’intendant Mithon profita du séjour de l’amiral du Casse pour lui soumettre diverses affaires importantes, dont il n’osait prendre la responsabilité sur lui. Ainsi il lui fit visiter le fort, lui soumettant les plans dressés pour des réparations urgentes; du Casse ordonna les travaux et indiqua les économies qu’on pouvait apporter dans leur exécution.
Un pauvre diable de capitaine marchand avait vu saisir son bâtiment, faute de s’être pourvu d’un double passeport, formalité dont il ignorait la nécessité.
Le 27 mai, du Casse ordonna la main-levée du navire, par un arrêté.
Le 2 juin, du Casse mit à la voile et se rendit à Carthagène, où devaient être les galions. En effet, il les y trouva réunis et chargés de trésors considérables. Il ne voulut pas laisser ces richesses, dernière espérance de la monarchie espagnole, sur les navires de cette nation. Il préféra les prendre sur ses vaisseaux, soit à son bord, soit à celui de ses capitaines. A la fin du mois de juillet, tout était prêt pour son départ, quand il apprit qu’une armée navale ennemie croisait à peu de distance de la rade de Carthagène, surveillant sa sortie, afin de s’emparer des richesses qu’elle savait l’amiral français chargé de conduire en Europe. Du Casse comprit qu’il lui serait impossible, avec les faibles forces dont il disposait, de résister aux efforts combinés des ennemis de la France. Il vit que le moment était venu de mettre en pratique ce dicton d’un ancien: coudre la peau du renard à celle du lion. Il résolut d’envoyer en avant un bâtiment espagnol chargé peu richement, avec la mission d’attirer au loin l’ennemi en se faisant poursuivre. L’éloignement de l’armée navale devait faciliter le passage des vaisseaux français. Du Casse choisit l’Amirante, le plus important des galions espagnols, dont le fort tonnage devait entretenir l’ennemi dans cette erreur que ce serait une riche capture, n’hésitant pas à sacrifier ainsi un navire, afin de sauver des richesses immenses.
Ce qu’il avait prévu arriva. Le 3 août, eut lieu la sortie du port de Carthagène; la flotte espagnole avait l’ordre de se diriger du côté de la Havane. Le 5, elle fut aperçue par les ennemis, qui lui donnèrent la chasse. Du Casse rentra dans le port de Carthagène, puis, lorsqu’il sut les ennemis très-éloignés et dans l’impossibilité, par suite du vent, de revenir sur lui, il mit à la voile, se dirigeant vers Porto-Rico, mais les vents le forcèrent à atterrir au Port-de-Paix, où il fut le 26 août.
Le gouverneur de l’île, Charitte, annonce ces divers événements à l’intendant Mithon dans une lettre écrite le 7 septembre:
«Si vous n’avez pas appris, mon cher monsieur, la destination de la Thétis et la route que M. du Casse a tenue depuis son départ, je vous en apprendrai des circonstances qui vous surprendront, et celles qui regardent la Thétis sont aussi tristes que les autres vous feront de plaisir.
«La Thétis a été prise à une lieue au vent de la Havane par deux vaisseaux anglais, le Zwidor, de soixante-douze canons, et le Loymouth, de cinquante-six, le 7 mai; elle a soutenu le combat depuis les neuf heures du soir jusqu’à minuit, et elle ne s’est rendue qu’après avoir eu soixante-dix hommes hors de combat. M. de Choiseul y fut blessé par un coup de mousquet tiré de la hune d’un des ennemis; la balle entra par l’omoplate et sortit au sternum, dont il mourut treize jours après à la Havane, où tous les officiers et l’équipage de la Thétis furent mis trois jours après le combat. Il y a eu des officiers blessés et un tué aussi bien que le sieur la Bussierre, qui était passager. On a trouvé cent mille livres en or dans le coffre de M. de Choiseul, outre son argent et quarante mille livres qu’il avait données, aussi en or, à Mlle Lefaucheux, en garde, avant le combat, qu’elle a sauvées. Les commandants anglais ont agi, dans cette occasion, avec toute la générosité possible. Ils ont voulu lui laisser, aussi bien qu’à M. Hennequin, leur vaisselle d’argent, mais ils n’ont pas voulu la prendre. Ils ont donné cent cinquante pistoles à Lefaucheux et un nègre. Elle a passé avec Mme de Grossard et une bonne partie de l’équipage, le P. Saint-Géry et le P. Charton, dans le Jason à la Martinique; mais la dame de Grossard, étant accouchée vers la Vermude, est morte de ses couches, et son enfant cinq jours après. Elle a déclaré qu’il était à M. de Choiseul. Il lui avait donné cinq cents pistoles comptant par son testament et douze mille livres sur ses appointements en France. C’est le P. Charton qui est chargé de tout ce qu’on a trouvé après la mort de cette dame.
«Le Prophète Elie, la Paix de Nantes, l’Illustre, galère de La Rochelle, et la Médée ont été aussi pris deux jours après la Thétis et tous les équipages mis à la Havane. M. Hennequin est resté à la Havane avec Nolivos, qui a été chargé des effets de M. de Choiseul qui se montent à quarante mille livres, que Lefaucheux a sauvés. Il a avec lui deux enfants de M. Binan.
«Vous êtes en impatience de savoir ce que j’ai à vous dire de M. du Casse. Il est au Port-de-Paix depuis le 26 du passé, avec son escadre et avec l’argent des galions. Il partit le 16 du même mois de Boccachic avec l’Amirante et six autres vaisseaux espagnols. A son départ, il lui ordonna de faire la route pour la Havane, séparément de lui, et de là en Espagne. Le lendemain, M. du Casse étant à quatre lieues au vent de Boccachic, il vit cinq gros vaisseaux anglais avec un bateau; il jugea à propos de relâcher. Il rentra dans le port, et le galion, qui avait couru la bordée trop au large, fut joint par les ennemis, et, au rapport de quatre vaisseaux marchands de la compagnie qui rentrèrent heureusement à Boccachic, on ne doit pas douter que l’Amirante n’ait été pris. M. du Casse prit son temps sur cette nouvelle pour mettre à la voile; il a fait sa route pour le cap Tiburon, et est venu le 6 au Port-de-Paix pour y faire de l’eau et des rafraîchissements. Il me dépêcha un exprès le 23, et je partis par mer la nuit du 30 au 31, pour l’engager de venir dans ce port. Mais comme il avait déjà tout ce qu’il fallait, je n’ai pu obtenir de lui ce que je désirais. Je le laissai vendredi au soir, et j’arrivai ici samedi à deux heures de l’après-midi. Je trouvai à mon arrivée un vaisseau de Saint-Malo, la Sainte-Avoye, commandé par le sieur Lavigne, qui était parti dans son canot pour aller au Port-de-Paix porter à M. du Casse les paquets de la cour avec le cordon rouge pour M. du Casse. Dans le moment que j’arrivai, le canot revint du Port-de-Paix, et un officier du vaisseau malouin, qui était dans ce canot, me dit, de la part de M. du Casse, qu’il partirait ce matin. Cependant nos vigies ne l’ont point découvert. Je n’en suis pas surpris, parce qu’il n’aura pas eu assez de vent pour doubler la Tortue.»
Ainsi que l’on vient de le voir dans la lettre du chevalier de Charitte, du Casse reçut au Port-de-Paix une nouvelle marque de l’estime de son roi. La frégate la Sainte-Avoye lui apporta les provisions de commandeur de Saint-Louis[8]. Elles étaient signées du 2 juin et un brevet de quatre mille francs de pension y était joint.
Du Casse ne resta au Port-de-Paix que peu de jours; ne trouvant pas ce qui était nécessaire pour le ravitaillement complet de son escadre, il se rendit au Cap-Français. Le sieur de Berthomier donne avis de ce départ à Pontchartrain par une lettre datée du 18 septembre.
«Monseigneur, j’ai appris aujourd’huy des nouvelles particulières de l’escadre de M. du Casse.
«J’ai l’honneur de donner avis à Votre Grandeur que M. du Casse estant parti le 6 août de Boccachic avec l’Amirante et six autres vaisseaux marchands espagnols, il luy ordonna à son départ de faire sa route pour la Havane séparément de luy, et de là en Espagne, et le lendemain, M. du Casse estant quatre lieues au nord de Boccachic, il vit cinq gros vaisseaux anglais avec un bateau; il jugea à propos de relâcher, il rentra dans le port, et le galion qui avait couru sa bordée trop au large fut joint par les ennemis, et, au rapport de quatre vaisseaux marchands de sa compagnie qui rentrèrent heureusement à Boccachic, on ne doute pas que l’Amirante n’ait été pris. Et M. du Casse, Monseigneur, prit son temps sur cette nouvelle pour mettre à la voile, il a fait route pour le cap Tiburon et est venu, le 26 du mois d’août, au Port-de-Paix, pour y faire de l’eau, du bois et des rafraîchissements, ce qui fut fait promptement; il n’a pu cependant être party du Port-de-Paix que le 9 ou le 10 de septembre. Il a reçu les paquets de la cour et le cordon rouge par le vaisseau la Sainte-Avoye de Saint-Malo.
«Une frégate anglaise, Monseigneur, de six canons, et deux bateaux corsaires anglais, de dix canons chacun, ont fait depuis peu une descente sur une habitation située en la partie du nord de l’isle de Saint-Domingue, y ont pris l’habitant et douze de ses nègres, l’ont fort interrogé savoir où estait l’escadre de M. du Casse, après quoy ils l’ont remis à terre.»
Du Casse arriva au Cap le 9 septembre, n’y demeura qu’un jour, en repartit le lendemain 10, faisant route pour l’Europe. Il avait trouvé tout ce dont il avait besoin, réuni dans cette ville par les soins du gouverneur Charitte, qui écrivait, le 23 octobre, à ce sujet, au ministre, la longue et intéressante lettre suivante:
«Monseigneur, quand M. du Casse est parti de devant ce port pour l’Europe le 10 du mois dernier, trois ou quatre bâtiments marchands qui s’y trouvèrent prêts à sortir, profitèrent de son escorte jusqu’au débouquement, et quoique je ne doute point qu’il ne vous ait informé de sa mission à Carthagène et des circonstances de sa navigation depuis cet endroit-là jusques-ici, étant possible qu’il soit arrivé accident à ses lettres et que le vaisseau par lequel j’ai l’honneur de vous écrire arrive en France avant que vous ayez de ses nouvelles d’Espagne, où il m’a fait entendre qu’il devait aborder, je prendrai la liberté de vous marquer celles que je tiens de lui-même.
«Après qu’il eut pris, à Carthagène, du galion l’argent du roi d’Espagne, la moitié à son bord et l’autre moitié dans les deux autres vaisseaux, un quart dans chacun, il lui donna ses ordres de faire route pour la Havane et de là en Europe, avec sept ou huit bâtiments marchands espagnols, que lui ferait la sienne comme il le jugerait à propos, en lui faisant entendre qu’il ne se chargerait point de les prendre sous son escorte. Ils sortirent tous ensemble le 3 août, et le 5, M. du Casse étant à quatre ou cinq lieues au vent de Boccachic avec ses deux autres, s’étant toujours élevé à petites bordées, longeant la côte, il découvrit cinq gros vaisseaux avec une barque, pendant que l’Amirante et les autres bâtiments marchands étaient sous le vent à lui et beaucoup au large; il prit le parti de rentrer à Carthagène avant que les ennemis pussent le joindre, mais la flotte espagnole ne pouvant les éviter, ils donnèrent sur elle, et il apprit par trois ou quatre des dits bâtiments espagnols qui rentrèrent dans Boccachic qu’ils avaient laissé l’Amirante aux prises, et qu’ils ne doutaient point qu’il ne fût pris avec les autres de leurs camarades; et, sur cette nouvelle, M. du Casse, jugeant qu’ils étaient sous le vent avec l’os qu’il leur avait donné à ronger, profita de ce moment pour sauver la proie qu’ils cherchaient; il fit route pour tâcher de passer au vent de cette île, et dans le dessein d’aller faire son eau, son bois et des rafraîchissements à Porto-Rico. Mais les vents forcés ne lui ayant pas permis de la tenir, il fut obligé d’en passer à l’ouest, et, pour mieux le cacher aux ennemis, il préféra faire les sus de provisions au Port-de-Paix plutôt qu’à Léogane, où il les prit dans douze jours. Il me dépêcha un exprès, et aussitôt je fus pour l’y voir et pour savoir si je pouvais lui être de quelque utilité. J’y restai quatre jours et, m’ayant fait connaître que ses vaisseaux manquaient de légumes qu’on ne trouvait point, et que si je pouvais leur en faire avoir au Cap il y passerait et resterait devant le port sous voiles pour les prendre, j’y revins pour les faire tenir tout prêts. Il y arriva le 9 septembre au matin; il descendit à terre au Bourg, où il mangea la soupe, et le 10, après avoir pris ce qui pouvait lui manquer, il fit route pour débouquer par les Caïques. Je dois dire à Monseigneur qu’il m’avait fait entendre qu’il avait environ cinq millions de piastres et un demi en argent blanc pour le compte du roi d’Espagne, sans celui qui était pour celui des Espagnols passagers qu’on croyait se monter à plus de deux millions et demi de piastres. Il me dit aussi que dans l’Amirante il n’y avait en tout que cent cinquante mille piastres.
«Cinq jours après son départ, le 15 sur le soir, l’on vit huit gros vaisseaux à trois lieues, qu’on ne put découvrir plus tôt par un gros grain qu’il fit à la mer avec un vent d’est tel que s’il avait encore duré une heure et demie, il les aurait indubitablement jetés à la côte. Je fis tirer l’alarme. Toutes mes troupes furent sous les armes deux fois vingt-quatre heures par les inquiétudes que j’avais seulement pour les bâtiments marchands qui étaient dans le port, que je craignais que les vaisseaux ne vinssent brûler par le chagrin qu’ils pourraient avoir d’avoir manqué ceux de M. du Casse; car je n’en avais aucun par rapport à la terre, et quoiqu’ils ne parurent plus heureusement le lendemain, supposant qu’ils pouvaient avoir disparu pour nous mieux endormir et exécuter leur expédition, je ne renvoyai le monde que le surlendemain.»
Tandis que Charitte croyait du Casse hors de tout péril, celui-ci se trouvait en danger de périr, par suite d’une violente tempête; il était obligé de relâcher à la Martinique et mis dans l’impossibilité d’en repartir avant le commencement du mois de décembre. Le P. Combaud, supérieur général de la Martinique, l’écrivit au gouverneur de Saint-Domingue le 31 octobre, et celui-ci se hâta de prévenir Pontchartrain du retard apporté à la mission de l’amiral du Casse. Sa lettre est du 25 novembre et porte ce qui suit:
«Le R. P. Combaud, supérieur général de la Martinique, m’écrit du 31 octobre que M. du Casse y était arrivé le 30, avec un de ses vaisseaux, ayant été forcé d’y relâcher par les incommodités survenues à son vaisseau dans une tempête qu’il avait essuyée aux havres du grand banc, qui lui avait dérobé le troisième de son escadre. Je joins ici l’article de la lettre qui contient le fâcheux contre-temps; le capitaine du dit bateau, qui a parlé à M. du Casse, m’a rapporté qu’il lui avait dit qu’il m’écrirait, et que, lorsqu’il fut prendre congé de lui, il lui fit dire que j’aurais de ses lettres, et par un autre bâtiment qui devait partir de la Martinique pour cette côte. Il ajoute que le gouvernail de son vaisseau avait été emporté d’un coup de mer et que l’arrière du navire avait été fortement ébranlé.
«A propos de ce que j’ai l’honneur d’écrire à Monseigneur, je dois prendre la liberté de lui dire que j’ai hésité de l’en informer. La crainte que ma lettre ne tombât entre le mains des ennemis a cédé à mon devoir et à l’empressement que j’ai de l’informer de l’accident arrivé à M. du Casse pour l’ôter de l’inquiétude où il pourrait être de son retardement. Si Sa Grandeur voulait m’envoyer un chiffre, je ne serais plus dans la suite en une pareille peine, lorsque j’aurais quelque chose de conséquent à lui apprendre. J’ai l’honneur de lui écrire par deux petits bâtiments qui vont à la Havane, l’un avec des farines et l’autre à vide pour y charger à fret; je l’adresse à M. Jonchée, et je lui recommande fortement de vous envoyer ma lettre par la première occasion, en recommandant aussi au capitaine qui s’en charge de la jeter à la mer en cas d’accident évident des ennemis. Je lui ajoute de lui dire de la porter sur lui, et qu’il y ait une feuille de plomb pour qu’elle coule à fond sans qu’il y apporte aucun autre soin pour cela que de la jeter hors du vaisseau, avant d’être joint par les ennemis et même d’entrer en combat.»
A cette lettre du gouverneur de Saint-Domingue en était jointe une autre du P. Gombault, dont voici un extrait:
«M. du Casse met hier pied à terre au fort Saint-Pierre; ses vaisseaux allaient se mouiller au Fort-Royal. Il a essuyé une tempête vers les havres, qui lui en a dérobé un. Il ne sait ce qu’il est devenu; il ne s’est jamais trouvé dans un plus grand danger de périr en mer; il est fatigué et je crois même indisposé; il restera ici un mois pour raccommoder ses vaisseaux; on dit que le derrière du Saint-Michel est faible, c’est celui de M. du Casse.»
L’amiral parvint enfin à quitter les mers d’Amérique. Son voyage s’accomplit sans encombre, et au commencement d’avril il entra au port de la Corogne, ayant su, par sa prudence, déjouer les calculs de l’ennemi.
Il envoya sur-le-champ le comte de Durtal (depuis duc de la Rochefoucauld), cousin germain de son gendre, le marquis de Roye, auprès de Philippe V, pour annoncer au prince l’heureuse nouvelle de l’arrivée des trésors si impatiemment attendus; le comte de Durtal, dans l’accomplissement de sa mission, ne manqua pas de faire valoir les habiles dispositions de l’amiral du Casse, que le mariage de la marquise de Roye lui faisait considérer comme étant en quelque sorte de la famille de La Rochefoucauld. Le roi d’Espagne, au comble de la joie, voulant donner à du Casse une marque éclatante de l’estime où il tenait ses services, le fit chevalier de la Toison-d’Or.
Le décret de nomination est du 24 avril 1712; le mois suivant, du Casse se rendit à Madrid et reçut, le 23 mai, l’investiture de sa nouvelle dignité des mains mêmes du roi d’Espagne.
L’arrivée de l’amiral du Casse fut accueillie avec des transports de joie dans les régions gouvernementales; jamais service plus signalé n’avait été rendu à la monarchie de Philippe V. Les richesses apportées par du Casse permettaient de continuer la guerre. Ainsi se trouvait assuré le sort de la maison de France sur le trône de la Péninsule. Désormais il n’y aurait plus à craindre de voir le Trésor public forcé de renoncer à faire honneur à ses engagements et manquer d’argent, ce nerf de la guerre. Du Casse venait de remplir, avec un bonheur et une adresse sans pareils, à travers mille périls, une mission dont personne n’avait osé se charger. Aussi était-il le héros du jour.
«Monseigneur, écrit le marquis de Bonnac à Torcy, le roi d’Espagne me fait donner avis de l’arrivée de M. du Casse dans le port de La Corogne. Jamais nouvelle n’a été tant attendue ni reçue avec plus de joie.»
Le même jour, 29 février 1712, la princesse des Ursins, l’Egérie de Philippe V, fait part de l’heureux événement du jour au marquis de Torcy et lui fait pressentir l’influence que peut avoir l’arrivée de du Casse sur les destinées de l’Espagne:
«Je viens d’apprendre dans cet instant, Monsieur, l’arrivée de M. du Casse dans un port de Galicie avec ses vaisseaux; cet événement mortifiera nos ennemis, puisqu’il met Sa Majesté catholique en état de continuer la guerre, s’ils ne veulent pas faire une paix raisonnable.»
La princesse des Ursins juge cet événement comme si important qu’elle ne peut s’empêcher de manifester sa satisfaction dans une lettre à la marquise de Maintenon, lettre tout entière à la douleur que font éprouver les deuils successifs qui viennent de frapper la maison royale en France.
«Quoiqu’il soit impossible de ressentir aucune joie dans ces tristes conjonctures, on ne peut cependant s’empêcher de regarder comme une excellente nouvelle celle de l’arrivée de M. du Casse à La Corogne.»
De son côté le duc de Vendôme écrit à Torcy, le 1er mars:
«M. du Casse est enfin arrivé. Nous commencions à en être en peine. Bien des gens craignaient, voyant qu’il tardait tant, qu’il ne lui fût arrivé quelque accident. Mais enfin le voilà en Espagne, avec l’argent qu’il était allé chercher. Jamais secours n’est arrivé plus à propos, car nous ne laissions pas d’être en peine de trouver des fonds pour mettre les troupes en état d’entrer en campagne.»
Torcy répondit, le 11 mars, à Vendôme une lettre où on lit:
«Il est certain que M. du Casse ne pouvait aborder en Espagne plus à propos que dans cette conjoncture. Dieu veuille que les fonds qu’il apporte soient bien employés et que les dites dispositions soient telles que vous puissiez, Monseigneur, exécuter ce que vous croirez convenable au service du roi d’Espagne.»
De son côté, le duc de Saint-Simon, dans ses Mémoires, consacre quelques lignes à l’arrivée des galions, et vient apporter sa note discordante dans ce concert de louanges à l’adresse de du Casse.
«Une beaucoup meilleure aventure fut l’arrivée de du Casse à La Corogne, avec les galions très-richement chargés qu’il était allé chercher en Amérique. On les attendait depuis longtemps avec autant d’impatience que de crainte des flottes ennemies dans le retour. Ce fut une grande ressource pour l’Espagne, qui en avait un extrême besoin, un grand coup pour le commerce qui languissait et où le désordre était prêt de se mettre, et un extrême chagrin pour les Anglais et les Hollandais, qui les guettaient depuis si longtemps avec tant de dépenses et de fatigues. Le duc de La Rochefoucauld d’aujourd’hui, né quatrième cadet qui portait le nom de Durtal et qui était dans la marine, servait sur les vaisseaux de du Casse, qui l’envoya porter au roi cette grande nouvelle. Le roi d’Espagne en fut si aise qu’il fit du Casse chevalier de la Toison-d’Or, au prodigieux scandale universel. Quelque service qu’il eût rendu, ce n’était pas la récompense dont il dût être payé. Du Casse était connu pour le fils d’un petit charcutier, qui vendait des jambons à Bayonne. Il était brave et bien fait. Il se mit sur les bâtiments de Bayonne, passa en Amérique et s’y fit flibustier, il y acquit des richesses et une réputation qui le mirent à la tête de ces aventuriers. On a vu, en son lieu, combien il servit utilement à l’expédition de Carthagène et les démêlés qu’il eut avec Pointis. Du Casse entra dans la marine du roi, où il ne se distingua pas moins. Il y devint lieutenant général et aurait été maréchal de France si son âge l’eût laissé vivre et servir; mais il était parti de si loin qu’il était vieux lorsqu’il arriva. C’était un des meilleurs citoyens et un des plus généreux hommes que j’aie connus, qui, sans bassesse, se méconnaissait le moins, et duquel tout le monde faisait cas, lorsque son état et ses services l’eurent mis à portée de la cour et du monde.»
Nous avons à dessein souligné dans cette citation deux passages relatifs, l’un à la prétendue flibuste de du Casse, l’autre à la charcuterie de son père.
Nous avons déjà dit plus haut, à l’occasion du mariage de Marthe du Casse avec le marquis de Roye La Rochefoucauld, ce qu’il fallait penser de ces deux assertions aussi erronées l’une que l’autre. Le lecteur ne sera pas étonné de les trouver répétées ici. Toujours même système de dénigrement et d’altération de la vérité. Mais qu’importe la vérité au haineux personnage qui attaque dans ses Mémoires posthumes tous ceux dont la naissance, le mérite, les talents, les services ont pu exciter sa jalousie! Saint-Simon ne pardonne pas davantage aux Crussol, aux La Trémoïlle, aux La Rochefoucauld, d’avoir un titre ducal antérieur au sien, qu’il ne pardonne à l’amiral du Casse d’avoir été chevalier de la Toison-d’Or avant lui, gentilhomme inutile à son Roi et à sa patrie, tandis que du Casse sauve la monarchie espagnole en apportant les moyens de continuer la lutte.
Une femme d’esprit, la duchesse de Clermont-Tonnerre, dont le mari avait été ministre de la guerre sous la Restauration, a dit, lors de l’apparition des Mémoires du maréchal Marmont, que le duc de Raguse s’était embusqué derrière sa tombe pour tirer sur des gens qui ne pouvaient lui répondre. Le mot est joli et très-vrai pour le triste héros de la capitulation d’Essonne. Combien il le serait aussi pour Saint-Simon! et on doit dire, à l’honneur des générations contemporaines, que la plus grande partie des personnages, ainsi attaqués injustement, ont trouvé, parmi leurs descendants, de généreux et ardents défenseurs qui, prenant en main la cause de leurs aïeux, ont su faire reconnaître la faillibilité des jugements de Saint-Simon.
Nous ajouterons aussi que des gens d’aussi bonne maison au moins que Saint-Simon, tels que la princesse des Ursins, trouvaient fort légitime la flatteuse distinction dont du Casse avait été l’objet.
Ainsi, le 17 avril 1712, la princesse des Ursins écrit:
«M. du Casse est arrivé et a été bien reçu. Le roi d’Espagne l’a honoré de la Toison d’Or et l’a fort gracieusé sur les services qu’il a rendus en plusieurs occasions. Il m’a paru un peu abattu de ses fatigues, et je crois qu’il aurait de la peine à les soutenir, s’il s’exposait à de nouveaux voyages.»
Le ministre des affaires étrangères de Louis XIV répond sur le même ton à la princesse:
«M. du Casse a bien mérité la grâce distinguée qu’il a reçue, et je n’ai vu personne plus constamment attaché à la personne et aux intérêts de Sa Majesté catholique. Il l’a servie avec le même zèle en Espagne, aux Indes, ici où peut-être il n’a pas eu moins d’opposition et de difficultés à combattre et à surmonter qu’il en a trouvées dans ses voyages les plus pénibles. C’est une bonne acquisition à faire qu’un homme de son caractère, dont la probité égale l’expérience et la capacité.»
Du Casse trouva, en revenant de son expédition, toute l’Espagne soumise à la domination de Philippe V, à l’exception des deux villes de Gibraltar et de Barcelone. Reprendre Gibraltar, il n’y fallait pas songer. La position de cette ville la mettait à l’abri d’un siége régulier: tenter un coup de main eût été imprudent! Du reste, le succès couronnât-il une telle entreprise, l’attaque seule de cette place avait pour conséquence la reprise des hostilités avec l’Angleterre et la rupture de la paix générale, si nécessaire à toute l’Europe. Une tentative contre Barcelone n’avait pas les mêmes inconvénients: le siége de cette ville fut donc résolu. Le commandement en chef de l’armée navale fut donné à l’amiral du Casse, celui des forces de terre au maréchal de Berwick. Aussitôt le siége décidé, ce fut un échange constant de lettres entre Pontchartrain et du Casse. Le ministre ne prenait pas une décision importante sans avoir d’abord consulté l’amiral. Malheureusement presque toutes les lettres du commandant en chef de l’armée navale sont perdues ou ont été égarées; celles de Pontchartrain seules sont parvenues jusqu’à nous. Chaque jour des courriers se croisaient entre Versailles, où résidait le ministre de la marine, et Paris, où se trouvait du Casse. Malgré tout le soin que prenait celui-ci de faire connaître les objets nécessaires au siége, malgré toute la diligence qu’apportait Pontchartrain à donner les ordres les plus minutieux et les plus précis, la présence de du Casse à Toulon, où se faisait l’armement, parut indispensable. Personne, en de telles circonstances, ne remplace un général en chef. L’intendant du port, M. de Vauvré, avait beaucoup de zèle et de bonne volonté. Il était homme de valeur; mais néanmoins, lorsqu’un obstacle imprévu se présentait, il n’osait prendre sur lui de lever la difficulté. Il en référait au ministre; celui-ci soumettait le cas à du Casse; ce dernier répondait à Pontchartrain pour lui indiquer ce qui lui paraissait devoir être fait. La réponse était alors transmise à l’intendant, qui prenait les mesures nécessaires pour assurer l’exécution des ordres reçus; il en résultait une perte de temps considérable et des retards énormes.
Un tel état de choses était préjudiciable au service. Aussi, dès le 17 janvier 1714, le ministre fit-il savoir à du Casse que le Roi le verrait avec plaisir se rendre à Toulon.
«Monsieur, écrit Pontchartrain, je vous envoie, par ordre du Roy, une copie de la dernière lettre que j’ai reçue de M. de Vauvré, du 7 de ce mois.
«Elle vous fera connaître que vous ne devez compter ni sur les deux galiotes à bombes qui sont à Toulon hors de service, ni sur aucun bâtiment particulier de Provence, pour pouvoir le rendre propre à ce service.
«Sa Majesté m’a commandé de vous écrire que, si votre santé vous le permet, il est à propos que vous vous rendiez à Toulon en diligence, d’autant plus que l’on assure que les vaisseaux de votre commandement pourront être en état d’appareiller à la fin du mois. Sa Majesté, d’ailleurs, estime votre présence nécessaire dans le port, afin que vous y disposiez toutes choses pour les opérations de votre campagne et la distribution des officiers et troupes de la marine dont le roi d’Espagne a désiré fortifier les équipages des vaisseaux armés à Cadix et à Gênes, ainsi que les vivres qui leur seront nécessaires, et je suis persuadé que vous serez bien aise d’y être particulièrement par vous-même, pour procurer bien des choses essentielles qui manqueront au marquis de Marry et aux autres qui doivent servir sous vos ordres; je vous prie de me faire savoir le jour à peu près que vous vous proposez de partir de Paris, afin que j’en informe Sa Majesté.»
La santé encore chancelante du commandant en chef de l’armée navale ne lui permit pas de quitter Paris aussitôt qu’il l’aurait désiré. En outre, il avait une double mission à remplir. Lieutenant général de France, il était aussi capitaine général d’Espagne et chevalier de la Toison-d’Or. A ce double titre il avait été chargé par le roi Philippe V de veiller à la défense de ses intérêts relatifs au siége de la dernière ville insoumise de la monarchie, siége dont tous les frais devraient être faits par le petit-fils de Louis XIV; du Casse tenait à justifier la confiance que Philippe V avait en lui. Le 29 janvier, il écrivait à Pontchartrain pour lui soumettre quelques observations relatives au service du roi d’Espagne, et deux jours plus tard, surmontant les souffrances qu’il éprouvait, du Casse se mit en route, malgré les prières de sa femme et de sa fille la marquise de La Rochefoucauld, qui le suppliaient de rester. «Il ne s’agit pas de vivre, leur dit-il, mais de partir!» Réponse dans le genre de celle que, sous le règne suivant, le maréchal de Saxe malade fit à ceux qui lui parlaient de se soigner, la veille de Fontenoy: «Il ne s’agit pas de vivre, mais de vaincre.»
Le ministre lui-même lui recommanda de se ménager pendant le voyage et de se reposer, s’il le fallait, plutôt que de risquer d’aggraver sa maladie; le 7 février, Pontchartrain écrivit à l’intendant pour lui apprendre la prochaine arrivée de l’amiral:
«M. du Casse est parti pour se rendre incessamment à Toulon, et son voyage sera avancé autant que sa santé aura pu le lui permettre; Sa Majesté sera bien aise qu’à son arrivée il trouve les vaisseaux l’Entreprenant et le Furieux prêts à s’y embarquer et à partir pour exécuter les ordres du roi d’Espagne; elle attend avec impatience la nouvelle que M. le marquis Marry sera venu dans la rade avec les trois qu’il commande, et il aura pris le parti d’attendre M. du Casse pour se joindre à lui, ou, s’il l’a estimé plus à propos, d’aller au-devant du convoi parti de Cadix qui s’était arrêté à Alicante.»
Dans la prévision que, malgré sa fermeté, du Casse fût hors d’état de s’embarquer, Pontchartrain écrivit au commandeur de Bellefontaine, lieutenant général des armées navales, alors à Toulon, que, s’il arrivait malheur au commandant en chef désigné, il prît le commandement supérieur à sa place. Bellefontaine, qui ne s’attendait nullement à cette nouvelle, surtout après les lettres que l’intendant du port recevait de du Casse, dans lesquelles celui-ci déclarait que la mort seule pourrait l’empêcher de reprendre la mer, répondit le 11 février au ministre:
«S’il arrivait par malheur que M. du Casse ne pût s’embarquer, ne se déclarant qu’à l’extrémité, il me faudrait dix jours pour me préparer, n’ayant pu prendre aucune précaution avec une personne qui mande qu’il part incessamment et que, en quelque état qu’il soit, il viendra sûrement.»
Au même moment où cet officier général expédiait cette lettre, le roi en écrivait à du Casse une fort longue et très-flatteuse, lettre destinée à lui servir d’instruction; on la trouvera un peu plus loin. Le 4 février 1714, Pontchartrain envoyait cette lettre royale, dans un paquet pour l’amiral, à Vauvré, auquel il écrivait:
«M. du Casse doit être arrivé à Toulon lorsque vous recevrez cette lettre; cependant, comme l’état de sa santé l’aura peut-être obligé de se ménager dans le voyage et qu’il pourrait y avoir employé plus de jours que je n’ai compté, je vous adresse le paquet que je lui envoie, dans lequel sont les ordres du Roi pour son départ; vous aurez soin de le lui remettre, s’il est à Toulon, ou de le garder jusqu’à ce qu’il s’y soit rendu. Sa Majesté est persuadée qu’il trouvera les deux vaisseaux prêts à embarquer.»
Bientôt le ministre reçut un courrier de l’intendant du port de Toulon, qui lui apportait des nouvelles graves et fâcheuses. Du Casse, parti de Paris contrairement à l’opinion des médecins, avait effectué la plus grande partie de son voyage sans encombre; mais, arrivé à Moulins, ses forces avaient trahi son courage. Contraint de s’arrêter, il avait dû se rendre à quelques lieues de cette ville, à Bourbon-l’Archambault, pour y prendre les eaux thermales, grâce à l’efficacité desquelles il espérait pouvoir continuer sa route sur Toulon au bout de quelques jours. Il s’était hâté d’informer Vauvré de cette circonstance. Celui-ci s’empressa d’écrire ce qu’il en était au ministre, qui reçut cette nouvelle le 14 février, le jour même de l’envoi de la lettre de Louis XIV à du Casse.
Justement effrayé de ce nouveau contre-temps, Pontchartrain se rendit chez le Roi, demandant à Sa Majesté ce qu’il fallait faire. Ce prince dit simplement au ministre qu’il avait une trop grande confiance en du Casse, qu’il connaissait trop son zèle et son amour du service de l’État, pour ne pas être sûr qu’il avait dû céder à une impérieuse nécessité, et ce fut en quelque sorte sous la dictée du Roi que Pontchartrain répondit à Vauvré la lettre suivante:
«Je n’ai pas été peu surpris, lorsque je croyais M. du Casse près d’arriver à Toulon, d’apprendre qu’il s’était arrêté à Bourbon pour prendre les eaux; comme je n’ai pu me dispenser d’en informer le Roi, Sa Majesté veut bien ne pas relever la faute qu’il a faite de ne pas lui en avoir demandé la permission; elle connaît trop son zèle pour ne pas être persuadée qu’il n’a cherché ce secours à sa santé que pour le mieux mettre en état d’exécuter ses ordres; mais comme elle sait la nécessité pressante de faire partir les deux vaisseaux armés à Toulon, afin qu’ils puissent se rendre incessamment sur les côtes de Catalogne pour faciliter le passage des convois de vivres pour l’armée du roi d’Espagne qui souffre de la disette, elle m’a ordonné de vous dépêcher un courrier, pour vous porter les paquets ci-joints. Dans celui adressé à M. du Casse sont les instructions sur le service dont il est chargé et ma dépêche qui l’accompagne. Dans celui adressé à M. le Bailly de Bellefontaine est un ordre de S. M. pour commander les vaisseaux au défaut de M. du Casse, et ma lettre qui y est jointe qui lui marque que son intention est qu’il s’embarque sur-le-champ, et que vous lui remettiez en même temps le paquet de l’instruction de M. du Casse, pour qu’il la suive de la même manière que si elle avait été faite pour lui. J’écris aussi à M. du Casse pour l’informer de cette disposition. S’il est encore à Bourbon, au passage de mon courrier à Moulins, ma lettre lui sera envoyée par un exprès; s’il en est parti, ce courrier le trouvera apparemment sur la route et saura quand il arrivera à Toulon. S’il y devait arriver un ou deux jours après la réception de cette lettre, et que vous en fussiez informé par lui ou de quelque manière, vous garderez les paquets sans en parler à M. de Bellefontaine, et à l’arrivée de M. du Casse vous lui donnerez celui qui est pour lui, et vous me renverrez l’autre. Mais si, après ce terme de deux jours, il n’était pas venu, vous les remettriez à M. de Bellefontaine, qui pourra se servir des provisions faites pour M. du Casse dont il lui tiendra compte. Vous aurez soin cependant de faire en sorte que les vaisseaux soient tous prêts; je vous observerai que, s’ils ne l’étaient pas, S. M. vous en imputerait le contre-temps et ne manquerait pas de penser que, informé du retardement de M. du Casse par lui-même, pendant qu’elle l’ignorait, vous vous êtes plutôt conformé à ce qu’il vous a mandé qu’aux ordres positifs qu’elle vous a donnés d’avancer ces armements avec toute la diligence possible. J’attends que vous m’informiez par le retour de mon courrier de tout ce que vous aurez fait.»
En sortant de son entrevue avec le roi, Pontchartrain écrivit à Mme du Casse, non, comme on pourrait le penser, pour lui parler de la santé de son mari et lui donner de ses nouvelles, mais pour lui parler d’une affaire de service, le transport des bombes en Espagne. Chose bien plus singulière! cette lettre du ministre était en réponse à une de Mme du Casse sur le même objet.
Combien cela est loin de nos mœurs actuelles! Quel sujet d’étonnement ce serait pour nous aujourd’hui si une maréchale ou une amirale écrivait au ministre de la guerre, ou à celui de la marine, sur les affaires de service! Peut-être quelqu’une se mêle-t-elle de donner des avis à son mari, mais nulle ne s’aviserait de prendre une part ostensible à des questions militaires.
Enfin, le 22 février, du Casse arriva à Toulon. Vauvré l’annonça le surlendemain au ministre dans les termes suivants:
«Je reçus, Monseigneur, avant-hier à midi par votre courrier, l’honneur de vos ordres du 14 de ce mois,
«Vos dépêches pour MM. du Casse et de Bellefontaine,
«Et un ordre de fonds pour quatre mois d’appointements et nourriture à huit lieutenants et à huit enseignes de marine destinés à servir sur les vaisseaux du roi d’Espagne.
«M. du Casse arriva, Monseigneur, avant-hier sur les neuf heures du soir, un peu fatigué, ayant beaucoup pris sur lui dans la route pour se rendre en diligence; il soupa avec appétit, et, ayant bien reposé la nuit, je lui remis votre paquet hier au matin, et, après avoir lu votre lettre, je l’informai de l’état de ses vaisseaux, des ordres que j’ai reçus et de ce que j’ai fait en conséquence, et il donna les siens pour tout ce qui était à régler de sa part. Les eaux et les bains lui ont fait beaucoup de bien.
«Il a trouvé, Monseigneur, les deux vaisseaux en rade, les officiers mariniers et les soldats payés, les poudres, les vivres et les rechanges embarqués, et les ouvrages finis; ainsi ma mission est remplie comme vous l’aurez pu désirer; il ne reste qu’à rassembler les matelots libertins pour ce qui regarde l’armement de ces vaisseaux.
«A l’égard des préparatifs pour le siége de Barcelone, M. Cateline espère avoir achevé aujourd’hui la levée de quatre-vingt-seize canonniers et le remplacement des bombardiers embarqués avant de les payer de leurs avances, et je fais embarquer pour dix jours de vivres sur les deux vaisseaux pour leur passage, sur lesquels ils seront distribués également, aussi bien que les officiers d’artillerie, etc...»
Dans cette lettre M. de Vauvré répond au courrier du 14 février, qui contenait, ainsi que nous l’avons dit plus haut, les instructions pour du Casse. Voici ces instructions et la lettre du Roi à l’amiral du Casse:
«Monsieur du Casse, le roi d’Espagne, mon petit-fils, m’ayant demandé deux de mes vaisseaux pour fortifier ceux qu’il a fait armer à Cadix et à Gênes pour réduire à son obéissance ses sujets rebelles de Catalogne et des îles qui en dépendent, je vous ai choisi pour les commander, par la connaissance que j’ai de votre expérience et de votre zèle pour mon service. J’ai ordonné pour cet effet à Toulon l’armement des vaisseaux l’Entreprenant et le Furieux. Comme je ne doute point que mes ordres n’aient été promptement exécutés, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que, aussitôt que les vents le permettront, vous mettiez à la voile pour poursuivre votre destination et remplir les ordres du roi d’Espagne, mon petit-fils. Il a désiré que vous commandiez généralement toutes les forces maritimes qui seront employées à bloquer Barcelone par mer, ou autres opérations utiles au bien de son service, et qu’en cas de votre absence ou maladie, elles soient sous le commandement du sieur d’Aligre, chef d’escadre de mes armées navales, à qui j’ai accordé mon vaisseau le Furieux, il recevra les ordres nécessaires pour se faire reconnaître en cette qualité, lorsqu’il en sera besoin, et les officiers espagnols et français auront celui de lui obéir partout où vous ne serez pas.
«Je ne vous prescris rien sur votre navigation ni sur les services que vous pourrez rendre dans la campagne que vous allez faire, comptant sur votre expérience, et que vous n’omettrez aucune des commissions dont vous serez chargé par le roi mon petit-fils; mais mon intention est que les deux vaisseaux de guerre dont je vous confie le commandement, ainsi que les frégates l’Hermione et la Vierge de Grâce, les trois barques et tous les autres bâtiments qui seront armés avec des équipages français, portent mon pavillon. J’estime qu’il suffira que celui sur lequel vous serez embarqué porte la cornette au grand mât pour marque de commandement.
«Et comme, en cas de rencontre à la mer entre les vaisseaux turcs ou barbaresques et les espagnols et génois portant pavillon d’Espagne qui seront sous votre commandement, vous pourriez être embarrassé du parti que vous devriez prendre pour ne rien faire qui puisse m’être désagréable, je suis bien aise de vous dire que le roi catholique en ce cas est demeuré d’accord que vous empêcherez tout acte d’hostilité de part et d’autre, et que vous déclarerez même aux commandants qui sont à sa solde et sous son pavillon, ainsi qu’aux infidèles, afin de les mieux contenir, qu’il vous est ordonné de prendre parti sans ménagement contre les agresseurs, et mon intention est que vous l’exécutiez avec tous les bâtiments français qui sont sous vos ordres. Je donne à Toulon celui de détacher, à la prière du roi d’Espagne, trois cent soixante-quinze hommes de mes troupes de la marine pour être embarqués avec les officiers majors des compagnies, savoir: deux cents sur les trois navires du marquis de Marry et le reste sur les quatre plus forts de ceux armés à Cadix; comme il est nécessaire que, dans chacun des autres de cette dernière escadre, il y ait au moins un officier français qui observe et explique vos signaux au capitaine espagnol, vous choisirez parmi les présents dans le port ceux que vous estimerez plus capables de cette fonction, et vous observerez que ces officiers et soldats ne doivent servir sur ces vaisseaux espagnols et génois que pendant qu’ils seront sous votre commandement et point par terre. J’ai donné ordre encore, sur les instances du roi mon petit-fils, que les officiers entretenus dans l’artillerie de marine avec les bombardiers et canonniers de mer qu’il m’a demandés, soient prêts à s’embarquer sur les vaisseaux de l’escadre dont vous avez le commandement; je désire que vous les y fassiez recevoir et nourrir pendant le passage, et qu’ils se débarquent dans l’endroit de la côte de Catalogne que vous jugerez le plus sûr et commode, avec le reste des munitions et ustensiles que j’ai fait fournir et qui n’auront pu être embarqués dans les vaisseaux du marquis de Marry ou autres bâtiments de charge à sa suite.
«Mon intention est, au surplus, que pendant cette campagne vous teniez la main que mes ordonnances et règlements pour la marine soient observés exactement dans les navires et autres bâtiments portant mon pavillon qui seront sous vos ordres.
«Et, la présente n’étant à autre fin, je prie Dieu qu’il vous ait, monsieur du Casse, en sa sainte garde.
«Écrit à Versailles, le 12 février 1714.
Signé: «Louis.»
Le temps employé par du Casse à prendre les eaux de Bourbon n’avait pas été un temps perdu; son état général s’en était ressenti d’une façon heureuse et s’était beaucoup amélioré en quelques jours. Depuis son arrivée à Toulon, il allait de mieux en mieux; le 25 février, de Vauvré écrivit à Pontchartrain:
«La santé et les forces de M. du Casse se rétablissent visiblement.»
Le 27, pour lui indiquer que ce n’est pas la santé du commandant en chef qui retarde son départ, mais seulement un temps défavorable, l’intendant écrit:
«Ce sont les vents qui détermineront le départ de M. du Casse.»
Et, le 11 mars, M. de Bellefontaine à son tour écrit au ministre:
«Monseigneur, je puis vous assurer que le départ de M. du Casse n’a été retardé que par le mauvais temps, et qu’il s’embarquera et partira aussitôt que le vent sera favorable. Sa santé à la vérité n’est pas des meilleures, mais sa bonne volonté et son courage y suppléeront.»
Cette lettre de Bellefontaine répondait à d’autres du ministre, dans lesquelles Pontchartrain paraissait surpris des retards apportés au départ de du Casse. Ce dernier, ayant connu la pensée du ministre, voulut absolument s’embarquer et partir le 11 mars, malgré vents et marées. Il ne put le faire, et de nouveau Vauvré rendit compte de cette tentative:
«L’impatience a pris à M. du Casse sur les trois heures de s’embarquer; je l’ai accompagné à son bord. Nous n’avons pas trouvé le temps propre à pouvoir sortir, mais il sera à portée de mettre à la voile au moment qu’il changera.»
Les lettres de Pontchartrain à du Casse se ressentaient de sa mauvaise humeur de le savoir encore en France. Dans l’une d’elles, fort longue et fort importante, adressée à du Casse et que nous allons reproduire intégralement, il lui dit toute sa façon de penser; il laisse même percer le regret que les ordres formels du Roi, toujours bienveillant à l’égard de l’amiral, ne lui permettent pas de le réprimander. Mais il se voit dans la nécessité de mettre des sourdines à sa colère, en s’adressant à un homme aussi considérable par sa position, par ses services et par son âge:
«J’ai reçu, monsieur, lui écrit-il le 14 mars, les lettres que vous m’avez écrites les 27 février, 1er et 4 de ce mois, et j’ai rendu compte au Roi des dispositions dans lesquelles vous étiez alors pour votre départ. Sa Majesté a jugé par ce retardement et les vents contraires qui en sont la dernière cause, que les jours que vous avez perdus pour vous rendre à Toulon, et ceux que M. de Vauvré a négligés pour tenir prêts les vaisseaux que vous commandez et les bâtiments qui transportent les munitions, étaient un temps précieux dont on a manqué de profiter, et qui vous a fait tomber dans les incidents d’un nouveau retardement. J’ai lu à Sa Majesté ce que vous marquez pour vous en excuser. Elle est trop bien disposée en votre faveur pour ne pas croire les sentiments de bonne volonté que vous m’expliquez; mais elle m’a dit aussitôt que, si elle n’en avait été prévenue et que si elle n’y avait pas de la confiance, il lui eût été impossible de vous pardonner une faute dont elle ne vous croyait pas capable et qu’elle veut bien cependant oublier.
«Sa Majesté approuve que vous vous soyez déterminé à partir au moment que les vents vous auront permis de mettre à la voile, sans attendre les munitions qui restaient à venir de Toulon, et qu’en escortant les bâtiments qui en étaient chargés et prêts à partir, vous détachiez de l’armée navale, lorsque vous l’aurez jointe devant Barcelone, une frégate pour l’envoyer à Toulon prendre sous son escorte les bâtiments qui auront chargé ces restes de munitions et que M. de Vauvré aura eu soin de préparer.»
Tandis que Pontchartrain écrivait cette lettre d’une sévérité qui confinait l’injustice, du Casse, ne prenant conseil que de son courage, saisissait, le 12 mars au matin, le premier bon vent pour mettre à la voile.
Il avait avec lui deux vaisseaux, deux barques et un pink. C’était peu, mais il allait joindre devant Barcelone l’armée navale espagnole.
Il avait les pouvoirs de Philippe V pour commander les vaisseaux de France et d’Espagne réunis.
Quelques lignes de Bellefontaine annoncent ce départ au ministre en ces termes:
«M. du Casse est enfin parti ce matin avec un assez beau temps, et il y a apparence qu’il sera dans peu devant Barcelone, où il paraît qu’il est assez nécessaire, puisque nous apprenons que M. de Pintado, commandant l’armée d’Espagne, avait appareillé de Bréga le 25 de février pour aller reconnaître les navires de M. le marquis de Marry, et que, n’ayant pas laissé de navire pour couvrir les bâtiments chargés de provisions, quatre barques ont été prises; il y a lieu d’espérer que l’arrivée des vaisseaux français, jointe à la vigilance de M. du Casse, y apportera un meilleur ordre. Vous voyez, Monseigneur, que par cet accident rien n’aurait été plus utile que deux grosses barques bien armées.»
A peine du Casse était-il en mer que le vent changea et qu’il dut, dans l’impossibilité de continuer sa route, faire relâche le même jour aux îles d’Hyères.
Il fut forcé d’y rester trois jours. Enfin le 16 mars, le vent ayant tourné, il put se remettre en marche. Vauvré, dans la crainte d’un second contre-temps, ne se hasarda que le surlendemain, 28 mars, à écrire à Pontchartrain:
«M. du Casse mit à la voile avant-hier avant le jour, d’un vent si favorable pour sa route que, s’il l’a trouvé de même à la mer, il doit être arrivé hier ou aujourd’hui devant Barcelone; mais les vents sont fort changeants dans cette saison. Il prit sa vergue de hune en sortant des îles d’Hyères.»
De son côté, Bellefontaine avait imité le silence prudent de Vauvré et gardé la même réserve; le 18 mars, il se décida cependant à écrire au ministre:
«Monseigneur, M. du Casse est enfin parti des îles d’Hyères, et comme les vents nous ont paru favorables, je compte qu’il peut être maintenant à la côte de Catalogne. Pour sa santé, dont vous voulez que je vous rende compte, je vous dirai qu’il m’a paru en mauvais état, ayant toujours la tête embarrassée, et il est à craindre que d’un moment à l’autre il ne lui arrive un nouvel accident.»
L’intendant de Vauvré paraît plus rassuré sur la santé du commandant en chef de l’armée navale, car on lit dans une lettre de lui datée du même jour:
«Je me suis donné l’honneur de vous rendre compte régulièrement de la santé de M. du Casse. Il y a encore de la faiblesse dans ses jambes. Cependant il demeurait debout la moitié du jour dans la maison et dans le vaisseau, et montait et descendait les escaliers avec facilité.
«La grande incommodité qu’il a depuis longtemps, c’est la difficulté de retenir son urine et un petit dévoiement.»
Pontchartrain fut fort aise d’apprendre que du Casse avait pu enfin mettre à la voile par un vent favorable. Le temps d’arrêt qu’il avait dû subir avait fort contrarié le Roi.
Malgré la satisfaction qu’éprouvait le ministre de savoir d’une manière positive le départ de l’escadre, elle n’était pas sans mélange, par l’inquiétude où il était qu’il ne pût arriver sans encombre à Barcelone. Le 28 mars, il fait part de ses craintes à Vauvré.
«J’ai reçu vos lettres des 11, 14, 15 et 18; j’en ai rendu compte au Roi. Sa Majesté m’avait paru fort inquiète de la relâche de M. du Casse aux îles d’Hyères, le même jour de sa sortie de Toulon; mais sur ce que vous marquez qu’après lui avoir envoyé les secours dont il avait besoin pour réparer ce qu’il avait souffert dans sa mâture, il a remis à la voile le 16 d’un vent favorable pour sa route, elle espère qu’il sera arrivé devant Barcelone du 18 au 20, et j’en attends des nouvelles par les premières lettres que je recevrai.
«Ce que vous me mandez sur l’état de la santé de M. du Casse me donne quelque inquiétude, ne la présumant pas aussi bonne que je l’aurais souhaité.»
En même temps que cette lettre du ministre, parvenait à Toulon, le 3 avril, la nouvelle que du Casse était arrivé le 17 devant Barcelone; Bellefontaine se hâta le jour même d’en prévenir Pontchartrain.
«Nous apprenons l’arrivée de M. du Casse devant Barcelone le 17 de mars, mais les temps y sont si terribles que M. le marquis de Marry n’a pu encore débarquer les munitions; il faut espérer que la belle saison, jointe à l’arrivée de M. le maréchal de Berwick, remédiera à tout.»
Et quelques jours plus tard:
«J’ai reçu des nouvelles de l’arrivée de M. du Casse devant Barcelone le 17, où il n’a pu mouiller que le 19 à cause des mauvais temps. Il aura apparemment fait travailler au débarquement des munitions embarquées sur ses vaisseaux, et aura ensuite fait détacher la frégate qu’il a dû envoyer à Toulon pour escorter les bâtiments qui y seraient chargés du reste des munitions.»
L’escadre française avait trouvé les vaisseaux espagnols mouillés devant Barcelone et attendant leur amiral; dès le 20 mars, du Casse eut, sous ses ordres, ainsi que le portent les états de situation, les forces suivantes:
Armée navale de France et d’Espagne sous les ordres de M. le lieutenant général du Casse: l’Entreprenant, portant pavillon blanc, du Casse amiral; le Furieux, les commandants et les équipages français à la solde de l’Espagne, d’Aligre chef d’escadre; Nostra Signora de Bignonia, don Andreas de Pes; Nostra Signora de Guadalupa, Pintado; le Royal, le Prince des Asturies et la Reine Génoise, portant pavillon espagnol, les capitaines et équipages génois à la solde de l’Espagne, marquis de Marry, Justiniani et Pierre Rouge; l’Hermine et la Vierge de Grâce, portant pavillon blanc, vaisseaux du Roi prêtés à l’Espagne, capitaine et équipage français, de la Roche Hercule et le chevalier de Fayet; le Pembrocke, don Antonio Serrano; Il sancte Christe de San Martin, don Francisco Guiral; la Reine espagnole, le chevalier de Gaëtan; Santo Francisco de Paolo dit la Gaillarde, D. N. de Sellamo; la Tamilia sacra, D. N. Solado; Nostra Signora d’Atacha, D. Diego de San Estevan; Il Aquila de Dantes, don Pedro Rivera; Il sancte Christe de la Vera Cruz, D. Alonso Garcias; Il sancte Christe de San Roman, D. N. de Nesta.»
Le 25 avril 1714, le Roi écrivit à du Casse de faire chanter un Te Deum solennel à l’occasion de la conclusion de la paix avec l’empereur à Rastadt:
«Monsieur le lieutenant général du Casse, depuis la conclusion des traités que mes ambassadeurs signèrent l’année dernière à Utrecht, j’ai donné tous mes soins à consommer l’ouvrage de la paix générale et je n’ai rien oublié pour engager l’empereur à suivre l’exemple que ses alliés venaient de lui tracer. Dieu a béni la sincérité de mes intentions, et les conférences tenues à Rastadt entre le maréchal duc de Villars et le prince Eugène de Savoie, après la dernière campagne, ont enfin produit la paix que je désirais pour le bonheur de mes peuples et pour le bien général de toute l’Europe. La tranquillité dont elle jouira désormais étant un don de la miséricorde divine, mon intention est que, dans toute l’étendue de mon royaume, il en soit rendu à Dieu les grâces les plus solennelles; c’est pourquoi je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous fassiez chanter le Te Deum sur votre vaisseau amiral l’Entreprenant, qui est devant Barcelone, que vous y assistiez avec tous les officiers qui sont sous votre commandement et que vous fassiez au surplus les réjouissances accoutumées.
«Et la présente n’étant à d’autre fin, etc...
«Ecrit à Marly, le 25 avril 1714.
«Louis.»
Pendant le mois de mai, du Casse prit, comme le plus élevé en grade et le plus ancien des officiers généraux, le commandement en chef des armées de terre et de mer devant Barcelone et la direction des opérations du siége; mais l’absence de troupes en nombre suffisant empêchèrent aucune action importante de se produire. Le 3 juin, Louis XIV envoya le duc de Berwick avec soixante dix-huit bataillons français de renfort, afin de réduire à l’obéissance les Catalans révoltés.
La santé de du Casse toujours chancelante ne devait pas supporter l’excès de fatigue que lui avait occasionné le commandement en chef des armées de terre et de mer. Il était retombé malade et, à bout de forces, épuisé, mourant, il avait dû solliciter un congé. En recevant cette demande, Pontchartrain, sur l’ordre du Roi, s’était empressé le 5 juin d’écrire à Vauvré:
«Le mauvais état de la santé de M. du Casse l’ayant obligé de demander au Roi la permission de se débarquer de l’Entreprenant pour repasser à Toulon et user des moyens convenables pour la rétablir, Sa Majesté a bien voulu la lui accorder et donner ordre en même temps à M. le Bailly de Bellefontaine de se rendre avec le plus de diligence qu’il sera possible devant Barcelone, pour prendre le commandement de l’armée navale.»
A cette lettre était jointe celle-ci à l’adresse du bailli de Bellefontaine:
«Monsieur, le Roi a été informé par M. du Casse que le mauvais état de sa santé ne lui permettait plus d’agir autant que le bien du service du roi d’Espagne le demande, et qu’il avait besoin d’un congé pour aller aux eaux reprendre des forces. Sa Majesté a bien voulu avoir égard à sa demande et m’a ordonné de vous dépêcher un courrier pour vous dire que son intention est que vous alliez, sans perdre un moment, prendre le commandement.
«Vous aurez soin de vous faire accompagner par votre chirurgien-major, afin que M. du Casse puisse, sans inconvénient, emmener le sien, qui lui sera utile dans son voyage.»
Le bailli de Bellefontaine arriva devant Barcelone dans le courant du mois de juin. L’amiral du Casse lui remit immédiatement le commandement en chef de l’armée navale et fit voile vers la France. Il débarqua à Collioure dans les premiers jours de juillet. De cette ville, il se rendit à Toulouse, où il séjourna quelque temps pour se remettre des fatigues de la route. A la fin du mois, il partit pour Cauterets, où il devait prendre les eaux, voyageant à petites journées. Il était accompagné de son aide de camp M. de la Rigaudière. La saison thermale qu’il passa dans les Pyrénées lui fit du bien, et au mois de septembre il profita d’une légère amélioration dans l’état de sa santé pour se mettre en marche vers Paris, afin d’y retrouver sa famille.
Il n’y arriva qu’au commencement du mois de novembre, ayant dû s’arrêter constamment par suite des fatigues qu’il éprouvait; sa femme et sa fille furent effrayées du changement qui s’était opéré en lui. Elles l’entourèrent des soins les plus tendres, mais toute leur sollicitude ne put arrêter les progrès de la maladie. Dès que le printemps fut venu, les médecins ordonnèrent les eaux de Bourbon-l’Archambault; la science devait être impuissante à prolonger les jours de cet homme de bien, dont le nom est inscrit dans nos fastes maritimes comme celui d’un des plus habiles marins du siècle de Louis XIV, si fertile en capitaines illustres des armées de terre et de mer. Les blessures de du Casse s’étaient ouvertes de nouveau. Aussi, à peine fut-il à Bourbon, qu’il expira entre les bras de son gendre, le marquis de Roye, dans la nuit du 24 au 25 juin. Il fut enterré dans l’église de la ville, ainsi que le constate l’acte suivant:
«Aujourd’hui, vingt-septième jour du mois de juin mil sept cent quinze, a été inhumé dans l’église de céans, en la chapelle de Saint-Georges, devant l’autel Saint-Crépin, très-haut et très-puissant seigneur messire Jean Ducasse, lieutenant général des armées navales du Roy, commandeur de l’ordre militaire de Saint-Louis, capitaine général de l’armée d’Espagne, chevalier de la Toison-d’Or, décédé le vingt-cinq à trois heures du matin, âgé d’environ soixante-cinq ans, en la maison de M. Bourdier de Lamoulière, auxquels convoi et enterrement a été présent très-haut et très-puissant seigneur messire Louis de Roye de La Rochefoucauld, lieutenant général des galères de France et chevalier de l’ordre militaire de Saint-Louis, et M. Charles de Bottière, chirurgien du corps du roi, maître chirurgien à Paris, qui ont signé.
«(Signé) Louis de Roye de La Rochefoucauld, de Bottière, Bourdier et Chazelet, curé archiprêtre.»
Saint-Simon retombe encore, à propos de la mort de du Casse, dans les mêmes erreurs sur la profession du père de l’amiral et sur la naissance de ce dernier. Ces erreurs, nous les avons déjà signalées et rectifiées plus haut.
Le duc enregistre cette mort dans les termes suivants:
«Du Casse mourut fort âgé et plus cassé encore de fatigues et de blessures. Il était fils d’un vendeur de jambons de Bayonne, et de ce pays-là où ils sont assez volontiers gens de mer. Il aima mieux s’embarquer que suivre le métier de son père, et se fit flibustier. Il se fit bientôt remarquer parmi eux par sa valeur, son jugement, son humanité. En peu de temps ses actions l’élevèrent à la qualité d’un de leurs chefs. Sa réputation le tira de ce métier pour entrer dans la marine du Roi, où il se signala si bien qu’il devint promptement chef d’escadre, puis lieutenant général, grades dans lesquels il fit glorieusement parler de lui, et où il eut encore le bonheur de gagner gros, sans soupçon de bassesse. Il servit si utilement le roi d’Espagne, même de sa bourse, qu’il eut la Toison, qui n’était pas accoutumée à tomber sur de pareilles épaules. La considération générale qu’il s’était acquise, même du Roi et de ses ministres, ni l’autorité, où sa capacité et ses succès l’avaient établi dans la marine, ne purent le gâter. Il était fort obligeant et avait beaucoup d’esprit, avec une sorte d’éloquence naturelle, et même hors des choses de son métier il y avait plaisir et profit à l’entendre parler. Il aimait l’État et le bien pour le bien, qui est chose devenue bien rare.»
Charlevoix, le savant historien des Antilles, écrivait quelques années plus tard:
«M. du Casse était un homme dont la valeur allait de pair avec la prudence, que son habileté mettait toujours au-dessus des plus fâcheux contre-temps, qui, dans quelque extrémité qu’il se soit trouvé, n’a jamais manqué de ressources, mais les a toujours cherchées dans son courage et sa vertu.»
L’histoire a ratifié ce jugement, porté par un contemporain.
La marine royale faisait en du Casse une perte sensible; il était un des derniers survivants de la glorieuse épopée du règne de Louis XIV. Quelques mois plus tard, le Roi allait descendre dans la tombe. Avec lui s’écroulait le grand siècle, faisant place à l’époque mesquine qui s’ouvrait par les saturnales de la Régence pour se terminer par les vilenies du parc aux Cerfs, époque où devaient briller Philippe d’Orléans, opprobre de la maison royale, Dubois, honte de l’Église, Voltaire, capable de mettre aux pieds de la Pompadour et au service de la Prusse, ennemie de sa patrie, un génie incomparable.
La notion du juste et de l’injuste allait s’effacer du cœur des Français sous la régence d’un prince sceptique, incapable de rien respecter, et sous le règne d’un roi spirituel, intelligent, brave comme tous ceux de sa race, mais d’une faiblesse de caractère pire que la sottise pour un chef d’Etat, défaut qu’un système d’éducation mal entendu avait augmenté chez Louis XV, en lui inspirant une défiance de lui-même, funeste chez un homme dont la volonté doit s’imposer.
Du Casse n’eut pas, comme son compagnon d’armes du siége de Barcelone le duc de Berwick, la douleur de voir le neveu de Louis XIV saper par la base, en déclarant la guerre à l’Espagne, l’œuvre de famille qui aurait dû assurer la grandeur de la maison de France. La Providence lui épargna le spectacle du petit-fils du grand roi, subissant, vainqueur, des traités de paix que l’aïeul vaincu aurait rejetés.