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L'amiral Du Casse, Chevalier de la Toison d'Or (1646-1715): Étude sur la France maritime et coloniale (règne de Louis XIV)

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LIVRE VI


De 1705 à 1707.—CADIX.

Armement d’une escadre et appareillage d’une flotte dans le port de Cadix à destination d’Amérique.—Lenteurs des Espagnols; avortement du projet.—Craintes de Pontchartrain.—Du Casse à Madrid.—Destruction de l’escadre de Pointis devant Gibraltar.—Défense de Cadix.—Le conseil des Indes.—Le marquis Amelot.—Les boulets rouges.—Lettre curieuse.—L’archiduc Charles assiége Barcelone.—Le comte de Toulouse appareille.—Susceptibilité orgueilleuse des Espagnols.—Le baron de Lort de Sérignan.—Prise de Barcelone.—Le roi d’Espagne envoie du Casse à Versailles, demander des secours à Louis XIV.—Insuccès militaire de Philippe V.—Ce monarque en Navarre.—Du Casse renvoyé en Espagne pour sauver les débris de la marine de ce pays.—Escadre destinée à ramener les galions.—Décret du roi d’Espagne.—Du Quesne-Monnier.

Du Casse eut un instant l’intention de se rendre à Madrid par terre, afin de passer quelques jours à Bayonne et d’y voir son neveu et filleul, qui venait de se marier. Mais, pressé par son compagnon d’armes, le marquis de Langeron, qui appareillait à bord de l’Entreprenant, il se décida à prendre la voie de mer. Cette détermination plut à Pontchartrain, qui écrivit à ce propos à Langeron, le 18 février 1705:

«Vous m’avez fait beaucoup de plaisir de déterminer M. du Casse à profiter de l’occasion de l’Entreprenant pour se rendre à Alicante, et de là à Madrid. Elle lui épargnera de la fatigue; et le repos qu’il aura dans le vaisseau pourra lui rendre sa guérison facile.»

Le 11 février 1705, du Casse avait prévenu de sa résolution le ministre de la marine, qui lui répondit le 25 du même mois:

«Monsieur, j’ai lu au roi votre lettre du 11 de ce mois, par laquelle vous m’informez du parti que vous avez pris de vous embarquer sur l’Entreprenant, pour aller jusqu’à Alicante, d’où vous passerez sans peine à Madrid.

«Sa Majesté l’a approuvé et attendra de vos nouvelles de cette ville, sur ce dont vous serez convenu avec M. le duc de Gramont, par rapport au service dont vous devez être chargé.

«Elle a donné ordre à M. le baron de Cœurs et au sieur de Colleville de se rendre à Cadix, avec le chirurgien et les officiers mariniers que vous demandez.»

Des ordres en effet avaient été donnés à divers officiers de se rendre à Cadix. Il avait été décidé qu’une escadre et une flotte (réunion de navires de commerce) appareilleraient dans ce port, où du Casse devait, en quittant Madrid, venir s’embarquer pour l’Amérique.

Pontchartrain craignait beaucoup que les lenteurs des Espagnols, en retardant le départ de du Casse, ne rendissent son voyage impossible ou n’exposassent cet intrépide marin à être fait prisonnier, si l’on donnait le temps à l’ennemi de concentrer des forces considérables à l’entrée de la rade de Cadix.

Cette crainte de voir du Casse bloqué dans Cadix, ou enlevé, à sa sortie, avec la flotte et les galions, était la constante préoccupation de Pontchartrain.

En quittant Toulon, du Casse emporta avec lui cent mille livres de poudre de guerre demandées par le roi d’Espagne. Il devait, une fois à Madrid, en réclamer le paiement, puis régler en même temps diverses questions d’intérêt pendantes entre la cour de France et celle d’Espagne.

Pontchartrain, qui voulait lui faciliter les moyens de remplir cette mission sans perte de temps, manda à tous les agents du gouvernement français en Espagne de faire ce qui dépendrait d’eux pour aplanir les difficultés et hâter la conclusion. Le 2 mars, il écrit dans ce sens au duc de Gramont, ambassadeur de France à Madrid, et au jésuite d’Aubenton, directeur donné, avec instructions secrètes, par Louis XIV à son petit-fils.

Le jour de son arrivée dans la capitale de la péninsule, du Casse en avertit Pontchartrain par un petit billet qui, parvenu à destination le 24 février 1705, fut immédiatement transmis par le ministre à sa belle-sœur la marquise de Roye, pour lui donner des nouvelles de son père. Le lendemain, 25 février, le ministre répondit à du Casse et manda à d’Aubenton de l’aviser si le marquis del Cazar, Espagnol de condition, chargé de veiller au prompt chargement des galions, était parti pour Cadix.

Sur ces entrefaites un fâcheux événement vint modifier la situation.

Une armée navale de trente-cinq vaisseaux de guerre, escortant une flotte qui portait des secours aux Anglais assiégés dans la ville de Gibraltar, entra dans la baie du même nom. Un brouillard épais la déroba à la vue du baron de Pointis qui s’y trouvait avec cinq vaisseaux.

Attaqué à l’improviste, surpris par suite du brouillard qui avait favorisé l’entrée de l’escadre ennemie, il fit, malgré la disproportion de ses forces, la plus héroïque défense. Il combattit cinq heures. Deux de ses vaisseaux furent pris, ils étaient criblés; deux autres échouèrent, et Pointis, prêt à être enlevé, brûla celui qu’il montait, pour ne pas le rendre.

Or ces cinq malheureux bâtiments étaient ceux précisément qui devaient, avec deux autres, composer l’escadre que du Casse avait mission de conduire en Amérique.

Tout se trouvait donc remis en question.

Le 5 avril 1705, on fut informé à Versailles du désastre de Gibraltar. Le 8, Pontchartrain écrivit à du Casse:

«J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite le 24 du mois passé. Vous ne saviez point encore la malheureuse aventure arrivée à M. de Pointis et par conséquent le dérangement de l’escadre que vous deviez mener à l’Amérique. Cette situation a obligé le roi à prendre le parti de proposer le retardement du départ des galions et de la flotte, jusqu’au mois de septembre dans lequel, comme les ennemis se seront apparemment retirés, elle enverra six vaisseaux frais à Cadix, pour vous mettre en état de faire ce voyage avec plus de diligence et moins de risque. Cependant, son intention est que vous y restiez, comptant que la confiance que les Espagnols ont en vous, et votre exemple, ne contribueront pas peu au maintien des esprits dans une bonne disposition et à la défense de la place.»

Sous le règne de Louis XIV, on ne mettait pas un sot entêtement à rendre irrévocable une décision. Parfois on la modifiait en raison de l’avis des hommes compétents. Or, le jour même où cette lettre partait du ministère de la marine, une autre était adressée au célèbre vice-amiral marquis de Langeron. On lit dans cette dernière:

«Vous me ferez plaisir de m’informer de ce que vous avez pensé sur le voyage de M. du Casse aux Indes. Je fais assez cas de vos avis pour ne pas refuser que vous me les communiquiez. Ce voyage est entièrement dérangé à présent, et le roi a résolu de le remettre au mois de septembre.»

La veille du jour où Pointis avait été attaqué, huit des vaisseaux de son escadre avaient eu leurs câbles rompus par un coup de vent qui les avait poussés jusqu’à Malaga. Ils portaient à leur bord divers objets appartenant à du Casse et toute sa maison. Pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi, ils revinrent à Toulon, sous le commandement du chevalier de la Roche-Allart.

Du Casse écrivit le 17 avril, de Cadix, à Pontchartrain pour lui donner son avis sur la mise en défense de cette place et du port.

«Monseigneur, j’ai reçu les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire les 18 et 25 mars. Il est vrai que je ne vous avais pas mandé l’état de ma jambe pendant mon voyage d’Alicante à Madrid. Les premiers jours elle enfla considérablement; depuis, elle s’accoutuma à la fatigue, mais je la sens toujours pesante et faible et je ne saurais soutenir longtemps mon corps dessus sans en être incommodé; cependant j’irai toujours mon chemin. Il me paraît qu’il ne saurait m’en arriver de suites fâcheuses. Je suis plus sensible que je ne saurais le dire à ces marques de votre souvenir.

«Vous désirez, Monseigneur, que je reste ici et vous espérez que ma présence contribuera à contenir les Espagnols. Je vous remercie très-humblement de la bonne opinion que vous avez de moi. Il me suffit que le roi désire quelque chose de mon service, pour que je m’y applique de tout mon cœur; c’est de quoi je vous prie d’être bien persuadé.»

La correspondance entre Pontchartrain et du Casse est active à cette époque. Le 22 avril le ministre, dans une lettre à l’amiral, lui dit:

«Le roi a approuvé la conduite que vous avez commencé de tenir avec M. de Valdercania et vous exhorte à la continuer, parce que c’est celle qui vous mettra en état de servir utilement Cadix pendant cet été.»

Du Casse interdit le départ pour l’Amérique de tout vaisseau courant le risque d’être enlevé. De concert avec le marquis de Valdercania, il s’occupa de la mise en état de défense du port et de la ville de Cadix. Il eut contre lui le Conseil des Indes.

Ce Conseil, malgré le danger évident d’être enlevés que devaient courir les navires qui sortiraient, voulait que les bâtiments de commerce fissent leur chargement et appareillassent pour l’Amérique, dussent-ils même partir sans escorte. C’était un aveuglement incroyable. Les dépêches venues de Madrid se succédaient sans relâche, prescrivant un prompt embarquement. Les armateurs n’obéissaient pas, et les autorités n’osaient les contraindre à obéir.

Le 1er mai, du Casse fait part de ces faits à Pontchartrain dans une lettre où il donne un libre cours à la verve mordante de son esprit caustique: «Monseigneur, écrit-il, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire du 15 avril, pour m’informer que le roi donnera des vaisseaux pour l’escorte des galions et de la flotte au mois de septembre.

«J’ai déjà eu l’honneur de vous informer des ordres du Conseil des Indes pour presser leur départ dès à présent; sur quoi il est arrivé depuis peu de jours un extraordinaire pour ce sujet; mais personne ne s’est mis en devoir d’exécuter ses ordres.

«Outre la crainte et le péril évident que voient les commandants de vaisseaux, pour les obliger à retarder, il y a une raison plus forte: c’est que les galions et la flotte ne vont aux Indes que pour y porter le chargement de leurs marchandises. Les marchands qui les embarquent d’ordinaire ne se sont point mis en devoir de charger, et regardent tranquillement les empressements inutiles et hors de propos du Conseil des Indes, pour ce départ, sans escorte; et aujourd’hui, on aurait beau assurer les négociants qu’il y en a, ils sont assez habiles pour juger qu’il n’est pas possible de les faire sortir sans un péril évident de tomber entre les mains des ennemis.

«Ainsi, Monseigneur, la demande que le roi d’Espagne aura faite au roi de ces quatre vaisseaux devient aussi inutile que le projet du Conseil des Indes.»

«Si Sa Majesté catholique m’ordonne de faire apprêter le Content et le Rubis, pour porter M. le marquis de Castel dos Rios et quelques gouverneurs, son ordre sera exécuté diligemment; mais je serai fort trompé, si le Conseil des Indes ne traverse cette nécessité, par la raison que c’est sortir de l’ordre et de l’usage ancien et des lois des Indes. C’est là le fondement de leur prétexte et mauvaise volonté. Il y a longtemps que je connais qu’ils exposeraient les Indes à tomber entre les mains des ennemis, plutôt que de recourir aux remèdes qu’y peuvent apporter les Français. Ils ne sont pas assez instruits pour cacher leur jeu avec adresse.»


On voit que, dans cette lettre, du Casse n’épargne pas les railleries les plus amères, mais aussi les plus justes et les mieux fondées à l’administration du Conseil des Indes. Il lance ses sarcasmes sans aucune préoccupation personnelle des colères qu’ils pourront amonceler sur sa tête. De nos jours, signaler de la sorte les abus ou les travers d’une haute administration pourrait attirer à leur imprudent critique les sévérités gouvernementales; mais, sous le règne du grand roi, indiquer la source du mal et les moyens d’y apporter le remède n’était pas crime, c’était vertu. Aussi les critiques et les observations de du Casse, bien loin d’être désagréables à Louis XIV et à son ministre, eurent leur entière approbation. A cette époque, la société de l’admiration mutuelle n’existait pas encore, comme aujourd’hui, où elle règne en souveraine dans les régions administratives.

Le Conseil des Indes continuait à envoyer des ordres d’embarquement; il manda à l’un des principaux officiers espagnols d’enjoindre à du Casse d’escorter les bâtiments. Celui-ci refusa net et informa le jour même Pontchartrain de sa conduite.

Le Conseil des Indes, voyant ses efforts se briser contre la fermeté inébranlable de du Casse, tenta d’user d’un subterfuge, et lui fit ordonner de mettre ses vaisseaux à la mer de par le roi. Ici se montra toute la finesse de l’amiral. Il répondit par des protestations de dévouement à Sa Majesté, d’aveugle obéissance à exécuter tout ce qu’elle lui prescrirait et demanda un ordre signé de la main même de Philippe V. On ne put le lui produire, et il déclara avec beaucoup de dignité qu’officier général français, mis par son gouvernement à la disposition du roi d’Espagne, il ne pouvait agir qu’en vertu d’ordres émanant directement de ce prince. Le 17 mai il rendit compte de sa conduite à Pontchartrain par les deux lettres suivantes:

«M. de Navarette m’ayant représenté ce matin les ordres pressants qu’il a de Sa Majesté catholique de faire sortir les galions et la flotte et de demander à l’officier français qui commande les navires du roi qui sont ou seront dans cette baie de Cadix, de les escorter hors des dangers des caps ou jusques aux Canaries, je lui ai répondu que j’avais un ordre exprès de réserver quatre vaisseaux qui se trouvent présentement dans la rade pour la défense du Pontal et de Cadix, et de ne les aventurer à aucun risque, sous aucun prétexte que ce soit, mais d’en détacher deux qui seront désignés, savoir le Rubis et le Content, pour porter M. le marquis de Castel dos Rios et des gouverneurs qui en doivent remplacer d’autres aux Indes, au cas que Sa Majesté catholique me l’ordonnât ainsi.

«Le roi mon maître juge qu’il ne convient nullement que les galions et la flotte ne sortent qu’à la fin de septembre, auquel temps Sa Majesté donnerait une escorte convenable, étant plus naturel de réserver toutes les forces pour la défense de cette ville et du Pontal et d’éviter les risques évidents que ces vaisseaux ne tombent entre les mains des ennemis, soit en sortant ou à l’atterrage des Indes, sur quoi Sa Majesté catholique aura la bonté de régler ses ordres.

«Cadix, 14 mai 1705.»

«Monseigneur, je n’ai pas reçu de vos lettres depuis le 15 du mois passé, ni de M. le duc de Gramont depuis longtemps.

«Il arrive incessamment des courriers de la part du Conseil des Indes pour le départ des galions et de la flotte que l’on a fait sortir du Pontal, pour les mettre en rade; et l’on m’a assuré que les ordres étaient si précis et si positifs que, chargés ou non chargés, ils sortissent toujours et s’en allassent aux Indes.

«Comme Sa Majesté catholique ni personne de sa part ne m’a donné signe de vie, j’écoute ce que l’on veut me dire sans chercher d’en rien savoir. Ces commandants n’ont nullement manqué de politesse et de bienséance sur cela.

«M. de Navarette m’étant venu trouver, il y a trois jours, pour me dire qu’il y avait un ordre du roi catholique, pour me demander les quatre vaisseaux du Roi, pour escorter les galions et la flotte hors des caps, ou plutôt savoir si j’étais dans cette disposition, je prends la liberté, Monseigneur, de vous envoyer la réponse que je lui ai faite, et je dois vous dire, de plus, que je dis verbalement au dit sieur de Navarette qu’il ne m’était jamais possible d’obéir aux ordres d’aucun conseil d’Espagne, que je distinguerais toujours d’avec ceux de Sa Majesté catholique, en ce que, lorsqu’il ferait l’honneur à quelque officier de lui en donner, il signerait de son nom de Philippe, et les conseils, de l’estampille: yo el Rey. J’ai cru devoir le dire dans cette occasion-ci, afin d’apprendre à MM. du Conseil des Indes que les officiers du Roi se conduiront toujours en connaissance de cause.

«Tout leur grand empressement pour la sortie de ces vaisseaux a été fondé sur une vaine espérance que le roi n’aurait pas le temps de faire ses réflexions sur les inconvénients et les accidents qui pourraient arriver à cette flotte. Depuis qu’ils ont su que M. le duc de Gramont avait fait de nouvelles représentations, ils témoignent plus d ardeur pour rendre ses réflexions inutiles; mais les marchands, plus sages, ne se sont pas mis en devoir de charger. Ils viennent à moi souvent me consulter, ou plutôt apprendre si je n’ai point de nouvelles sur ce départ. Je ne me suis jamais ingéré de les y induire ni de les en détourner.

«Si le hasard ne se mêle pas de s’opposer à cette sortie, le Conseil voulant soutenir la gageure, il ne dépendra pas d’eux de les envoyer dans quinze ou vingt jours; mais peut-être mettront-ils de l’eau dans leur vin, et voyant que n’y ayant pas assez de marchandises pour rapporter assez d’argent, les frais, bien loin de procurer au roi quelque avantage, absorberaient plus que le produit qu’il en retirerait. Le consulat a fait différentes représentations, et toutes inutiles.»

Cette tentative infructueuse eut pour résultat de rendre le Conseil des Indes plus circonspect et de laisser à du Casse le loisir de donner ses soins à la défense de Cadix, ainsi qu’on le voit par sa lettre à Pontchartrain du 31 mai:

«Il ne s’agit plus des Indes pour le présent; c’est d’une plus grande œuvre. Cadix se munit insensiblement de vivres et de munitions. Il y a, je crois, quatorze ou quinze régiments qui peuvent composer mille hommes bons, médiocres et défectueux, couverts de haillons ou tout nus. Il y a des officiers pour composer un camp volant, dont cent un n’ont pas servi, à ce que tout le monde me dit.

«Il arriva hier un régiment de cavalerie. M. le marquis de Valdecania me dit qu’il attend le régiment de Grenade.

«M. le comte de Fernand-Nunez, à qui sa charge donne le droit de commander dans le port, est allé à Chères pour peu de jours. A son retour, nous devons tenir un conseil d’officiers espagnols et français, afin de déterminer tout ce qui se peut faire, et que chacun se mette en devoir de remplir tout ce dont il sera chargé. Mais que peut-on faire? Ces gens-là n’ont pas un écu, et rien ne se remue ici qu’à force d’argent. Vous jugez bien, Monseigneur, que j’en donnerai plutôt du mien, si les équipages des vaisseaux ne suffisent point.

«Un Espagnol, arrivé hier de Gibraltar d’où il s’est sauvé, rapporte qu’il y a quatre mille hommes dans la place, et que les barques catalanes et de la côte de Valence y apportent continuellement des vivres, et apparemment les nouvelles de tout ce qui se passe en Espagne. C’est M. le marquis de Valdecania qui a eu la bonté de me le dire. Je le priai très-instamment d’écrire à M. Chacon, capitaine général de la côte de Grenade, d’armer des tartanes et des barques pour donner la chasse aux Catalans et aux Valenciens. Ils ne se défieront pas de ces sortes de bâtiments dans la nouveauté, et l’on n’en aurait pas pendu une douzaine qu’ils ne trouveraient plus de serviteurs à si bon marché.

«Il faut que M. le comte de Foncalade ait quelque raison, que je ne comprends pas, pour ne pas venir ici, le temps ayant toujours été favorable depuis huit jours. J’ai su qu’il avait dépêché un courrier au roi catholique, et je veux croire que c’est cette raison qui l’a retenu. Quand il aura l’ordre, le vent ne sera plus bon, et les ennemis formeront dans la suite un obstacle invincible.»

Cette lettre venait de partir lorsque du Casse en reçut une de Pontchartrain, datée du 13 mai, le félicitant du tact et de la mesure avec lesquels il agissait:

«Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous m’aviez écrite le 17 du mois passé, et j’ai rendu compte au Roi de la conduite que vous tenez avec M. le marquis de Valdecania et avec les autres officiers espagnols qui servent dans Cadix. Sa Majesté l’a approuvée entièrement et vous exhorte de la continuer, de manière que dans les mouvements que vous vous donnez pour contribuer à la défense de cette place, il puisse toujours leur paraître qu’elle les regarde particulièrement et que vous ne vous en mêlez que pour les aider.»

Presque chaque jour du Casse écrivait à Pontchartrain, ne variant pas sur ce thème, que si l’armée navale ennemie voulait se donner la peine de forcer l’entrée du port de Cadix, rien ne saurait l’en empêcher.

Sur ces entrefaites le ministre envoya à l’amiral un système de fourneaux destinés à faire rougir les boulets pour incendier les vaisseaux.

C’est donc à ce moment qu’on doit rapporter l’infernale et nouvelle invention du tir à boulet rouge, si souvent employé depuis, principalement sur mer et pour la défense des côtes.

Voici la curieuse lettre de Pontchartrain à ce sujet; elle est datée du 20 mai 1705.

«Monsieur, je vous envoie le dessin que le sieur de Logivières m’adresse d’un fourneau pour faire rougir des boulets, avec l’explication sur la manière de s’en servir et de charger les canons. Vous verrez qu’elle est très-aisée et la dépense très-médiocre. On en peut tirer beaucoup d’utilité pour la défense de Cadix, n’y ayant point de vaisseaux qui osent tenir une demi-heure sous des batteries dans lesquelles on pourra se servir de ces boulets. Il ne s’agit que de s’y préparer et d’établir des fourneaux dans le Pontal, à Matagorde, et dans les autres endroits qu’on jugera à propos, avec les ustensiles nécessaires, de sorte qu’il ne reste qu’à y mettre le feu lorsqu’on en aura besoin.»

Malgré les préparatifs de toute sorte pour la défense de Cadix, le Conseil des Indes crut que cette place, si elle était attaquée, tomberait infailliblement aux mains des ennemis, et ayant dû renoncer à faire partir les galions et la flotte, le Conseil fit décharger les effets du roi d’Espagne et les fit envoyer à Séville. Au mois de juillet, l’archiduc Charles étant venu mettre le siége devant Barcelone, l’armée navale ennemie étant entièrement occupée à maintenir le blocus de cette place, du Casse pensa qu’en faisant diligence les bâtiments de commerce pourraient sortir de la rade de Cadix sans danger, avec quatre vaisseaux français, et aller attendre le reste de l’escorte que Louis XIV mettait à leur disposition à la rade de Gorée, où ils seraient à l’abri d’un coup de main.

Mais du Casse ne voulait pas faire lui-même cette proposition directement au Conseil des Indes, pensant qu’elle serait rejetée. Il jugeait, pour la faire réussir, l’intervention du Roi de France nécessaire; il savait que le Conseil des Indes ne se départirait pas de ses anciennes idées, «car, dit-il avec autant de profondeur dans l’esprit que de sagacité dans le jugement, c’est le propre des ignorants de ne jamais vouloir changer ce qu’ils ont pratiqué.» Du Casse exprime son opinion sur toutes les mesures à prendre dans une lettre à Pontchartrain datée du 4 août, et prévient le ministre qu’il a déjà mis l’ambassadeur au courant de la situation:

«J’écris à M. Amelot et lui envoie un mémoire instructif de la conduite à tenir, de la convenance et de l’utilité qui en résultera. Je ne pourrais faire autre chose sans qu’on présumât que je voulais faire l’homme utile et mendier quelque grâce. J’aurais passé moi-même à Madrid pour donner une forme à tous les ordres qui conviennent et l’intelligence de mes pensées, répondre aux objections que formera le Conseil, et faire voir à M. Amelot l’inutilité des ordres qui ont été donnés, lorsque j’étais destiné à faire ce voyage.

«J’ai déjà pris la liberté, Monseigneur, de faire en sorte de me dispenser d’aller aux Indes. Je vous demande la même grâce, mais je ne veux point que cela vous coûte la moindre discussion avec le Roi; j’aime mieux mourir, et qu’il soit persuadé de mon zèle, que vivre, et que Sa Majesté eût le moindre doute sur ma bonne volonté. Ainsi ma confiance ne met pas en doute que vous aurez la bonté de faire pour moi ce qui conviendra, et moi je remplirai tous les devoirs. Si je suis dispensé du voyage, je m’offre de rester jusques au départ.

«J’ai pensé vous envoyer M. le baron de Lort pour m’amener les vaisseaux que vous me destinerez, si je ne suis pas dispensé du voyage; et en même temps je voulais vous supplier de lui accorder le commandement d’un vaisseau. Je puis vous assurer que vous ne le mettrez en mains de personne plus digne, et, outre ses bonnes qualités par rapport au service, il a l’esprit fait pour les Espagnols. J’espère de vos bontés que vous voudrez bien le lui accorder. Vous pouvez, en sa place, me donner M. le chevalier d’Amon, et j’aurai M. de Val. Vous aurez la bonté de vous souvenir que vous aviez nommé M. du Quesne, soit que j’y aille ou que je n’y aille point. Vous ne pouvez rien trouver de meilleur, et comme il faut quelque frégate, si vous la destinez de Toulon, elle me portera mes meubles et des provisions. Je vous avais prié, lorsque j’ai cru de partir, de m’accorder M. de la Salle Saint-Cricq; je prends la liberté de vous renouveler cette prière.»

Le comte de Toulouse appareillait à Toulon pour venir croiser dans la Méditerranée. Du Casse, qui le savait, écrivit, le 10 août, tout ce qui était venu à sa connaissance sur les agissements de l’armée navale ennemie, priant Pontchartrain de faire parvenir au jeune prince sa lettre, fort importante pour lui.

Du Casse était contraint d’employer les plus grands ménagements pour obtenir des Espagnols la permission de leur être utile. Leur orgueil, leur susceptibilité pointilleuse rendait la tâche délicate. On pourrait dire des hommes de cette nation ce qu’en langage hippique on dit souvent des chevaux de race: Ils sont sur l’œil.

Cette manière d’être fut toujours un sujet d’étonnement pour les officiers français qui se trouvaient avec du Casse. Ils étaient à cette époque ce qu’ils sont encore de nos jours, confiants, trop confiants même, et rien ne pouvait les surprendre autant que la défiance de leurs alliés. Le commandant d’Aire se fait l’écho de cet étonnement dans la lettre suivante, adressée à Pontchartrain le 11 août 1705:

«Monseigneur, je viens de recevoir la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire du 14 juillet. Il n’est plus question de vous redire, Monseigneur, toutes les peines qu’on a eues de porter les Espagnols à consentir qu’on les gardât. Cette nation est si opposée à la nôtre, et si différente de toutes manières, qu’il n’a pas fallu moins que M. du Casse pour en venir à bout, ce qu’il m’a été facile sous les ordres d’un aussi bon général. A bord du Constant, rade de Cadix.»

Quelques jours après, comme il n’y avait plus à craindre l’armée navale des alliés, retenue sur les côtes de Catalogne par le siége de Barcelone, du Casse envoya d’Aire faire la course; il voulait qu’on profitât de l’éloignement des vaisseaux ennemis pour ramener à Cadix les marchandises, ainsi que les objets déchargés et transportés à Séville; son espoir étant que l’on pourrait charger et faire partir flotte et galions.

Le Conseil des Indes ne prenant aucune décision, du Casse, le 30 août, écrivit à Pontchartrain pour insister sur la nécessité d’adopter promptement un parti.

Le départ des galions et de la flotte fut enfin décidé, et le 4 septembre du Casse reçut de Pontchartrain l’invitation de se rendre à Madrid, pour conférer avec l’ambassadeur de France, le marquis Amelot[6], au sujet de cette entreprise que Louis XIV jugeait assez importante pour adjoindre aux navires espagnols plusieurs vaisseaux de guerre, et ordonner à du Casse de prendre le commandement de l’escadre. L’amiral quitta Cadix le 6 septembre 1705 et arriva à Madrid le 14; il se rendit immédiatement près du marquis Amelot, et le soir fut admis à l’audience du Roi; le lendemain 16 il écrit à Pontchartrain:

«J’ai reçu à Cadix les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire des 10 et 19 d’août, la dernière par le courrier que je vous avais dépêché. Il arriva le 4, à onze heures du soir. J’en suis parti le 6 pour me rendre ici, ayant passé par Séville pour y conférer avec messieurs du consulat, au sujet de l’expédition des deux navires pour Porto-Bello et la Vera-Cruz; sur quoi nous avons été facilement d’accord, d’où il fut dépêché dès l’instant un courrier pour Cadix, avec ordre qu’on les préparât et qu’ils fussent en état de partir dès qu’on enverrait les dépêches de Madrid. J’ai aussi laissé l’ordre au sieur de Terville de se mettre en état de partir aussi pour Lima. M. Amelot m’ayant mandé que le roi catholique approuvait fort ma pensée sur cet envoi et que j’en donnasse les ordres, je suis arrivé en cette ville le 14, au soir.

«Je me rendis dès l’instant au palais, n’ayant pas trouvé M. Amelot chez lui. J’y saluai S. M. C., et ensuite je me retirai, après avoir conversé un moment avec M. Amelot. L’accablement continuel où il est ne lui a pas permis que nous ayons encore travaillé ensemble, et, pour le soulager, j’ai passé, cette matinée, deux heures en conférence avec M. le duc d’Atrisco, président du Conseil des Indes, qui est tombé d’accord avec moi de toutes mes propositions, et je viens d’être informé que le Conseil avait donné ses consultes pour l’expédition des galions et de la flotte.

«Ainsi, Monseigneur, voilà le grand point déterminé. Je ferai dépêcher un courrier, dès que tout sera en règle pour ordonner à Séville qu’on renvoie les effets qui avaient été retirés des vaisseaux, et à Cadix qu’on se prépare, qu’on charge et qu’on fasse partir les aviso, si je puis en obtenir les dépêches. Il ne tiendra point à moi ni à mes sollicitations que tout se fasse en diligence.»

Après avoir ainsi longuement entretenu ce ministre de l’expédition projetée, du Casse consacre la seconde partie de sa lettre à venger l’honneur d’un de ses officiers, le baron de Lort de Sérignan[7], à qui était échu, après la blessure du chef d’escadre, le commandement de l’Intrépide, à la bataille de Vélez-Malaga. Dans la fin de la lettre qu’on va lire, le nom du marquis de Vilette n’est pas prononcé comme celui du calomniateur du baron Lort, mais c’est évidemment lui qui est en cause. En effet, le lieutenant général Vilette, blessé dans son orgueil de commandant en chef que les ennemis aient paru craindre davantage son chef d’escadre du Casse que lui-même, évite dans son rapport de faire l’éloge de l’équipage de l’Intrépide, affectant même d’en faire peu mention, tandis que, au dire de tous les contemporains, la conduite de du Casse et celle de ses officiers fut admirable. Voici du reste les termes chaleureux dans lesquels du Casse prend la défense du baron de Lort de Sérignan:

«Il m’est revenu, Monseigneur, qu’on vous a dit que, pendant le combat, après que M. Benet et moi furent blessés, le navire de M. de Vilette ayant pris feu à son derrière; il avait été contraint d’arriver, et que M. le baron de Lort avait aussi arrivé. J’avais bien ouï dire que le vaisseau de M. de Vilette était sorti de la ligne de la longueur du vaisseau seulement un instant, sans qu’il eût discontinué de tirer de ses trois batteries, mais jamais je n’ai entendu parler que l’Intrépide eût arrivé un pouce, et conserva toujours toutes ses voiles au plus près du vent. Je sais même que pour lors le vent cessa et que les vaisseaux n’étaient plus sensibles ’à leur gouvernail, ce qui le faisait abattre. M. de Vilette envoya son canot à l’Intrépide et aux autres navires de l’arrière pour dire qu’on tînt le vent. L’on dit à l’officier: Voyez, la barre est à venir au vent, mais le navire ne gouverne pas.

«Je ne voudrais pour rien au monde vous imposer la vérité, mais je serais indigne, si je ne vous faisais pas ce détail pour la justification de M. le baron de Lort, à qui je n’ai eu garde de parler de cette infamie. Je l’ai laissé à Cadix, au désespoir de l’indifférence que vous témoignez pour lui, et de ce que vous lui avez refusé la croix de Saint-Louis que vous avez donnée à tant d’autres qui ont moins de service que lui. Je n’ai pas resté que d’avoir ma part de sa mortification. Comment voudriez-vous qu’il eût servi avec moi en second, après avoir été en chef? J’ose vous dire qu’il ne mérite point ce traitement et que vous avez peu d’officiers de plus de zèle, de plus d’honneur et de plus de désintéressement, ce que je vous certifie en honneur. La marine ne finira jamais ce mauvais procédé. Je m’étonne que M. l’amiral n’ait pas été informé de cela. Il n’a pas pu voir la manœuvre du vaisseau: l’éloignement et la fumée étaient deux obstacles. Mais je sais que le lendemain il lui fit un fort bon accueil. Ce mauvais discours n’était pas encore forgé sans doute. Je vous prie, Monseigneur, de revenir de cette injuste prévention et de le mieux traiter; qu’en servant avec moi, nous n’ayons pas le déplaisir d’être mécontents l’un et l’autre, qui ne l’avons assurément pas mérité.

«Le sieur du Houx est à Toulon. Je vous prie de le nommer sur le vaisseau qui m’est destiné.»

«Je n’ai point le temps de vous écrire plus amplement, ayant été toute la journée occupé, et, quand je me suis retiré pour écrire, quatre grands d’Espagne me sont venus voir et m’ont tenu plus d’une demi-heure chacun.

«Les nouvelles de Barcelone du 9 portent que les ennemis n’avaient rien entrepris, qu’ils se retranchaient auprès de la mer et qu’il faisaient amas de fascines. Je serais fort trompé si, dans la saison qu’il est, ils pensaient à ouvrir la tranchée à une ville comme celle-là. L’on craint que les révoltés s’emparent de Lérida; mais qu’en feront-ils après? Les ennemis pensent trop juste sur les événements pour penser de vouloir l’occuper. Nous avons encore quinze jours pour être hors de doute sur leurs progrès. Jusqu’à présent, les augures ne leur sont point favorables.»

La cour de France était fort inquiète du sort de Barcelone, assiégée par les Autrichiens. Du Casse ne croyait pas que l’on pût enlever une place de cette force; aussi le 9 octobre 1705, lorsque déjà depuis quelques jours la ville était au pouvoir de l’ennemi, écrivait-il encore à Pontchartrain, qui, dans chacune de ses lettres, lui en demandait des nouvelles:

«Monseigneur, je n’ai rien de nouveau à vous apprendre de Catalogne, le roi catholique n’ayant reçu aucun avis depuis celui du 18, non pas même d’Aragon. Pour moi, je vous avoue que je ne suis nullement alarmé et que je ne puis croire qu’ils prennent Barcelone le 18, n’ayant fait aucun ouvrage pour cela, et je compte tout le reste pour rien, Barcelone se conservant.

«Il y a trois jours qu’il pleut, ce qui n’était pas arrivé depuis six mois complets, et les vents sont à l’est-sud-est. S’il se trouve de même à la côte de Barcelone, je n’y serais pas en repos.

«M. Amelot vous a mandé comme les Portugais avaient passé la Guadiana en Estramadure. Le bon sens veut qu’ils fassent cette manœuvre pour retenir les troupes que l’on pourrait détacher.»

L’amiral du Casse se trouvait à Madrid, dans une position assez singulière et qui lui plaisait fort peu. Chargé spécialement de traiter toutes les affaires communes aux deux couronnes de France et d’Espagne, se conduisant avec son bon sens naturel et sa loyauté toute française, il voyait les habitants de la Péninsule agir avec nous, non pas comme avec des alliés, mais comme avec des gens dont on se méfie sans cesse. Ils semblaient ne pouvoir se décider à considérer comme des amis ceux avec lesquels ils avaient été pendant des siècles en hostilité. Tout plan, tout projet proposé par nous paraissait aux Espagnols conçu dans un esprit d’intérêt exclusif. Ainsi, du Casse ayant demandé à Philippe V, au nom de Louis XIV, la cession à la France du petit port de Pentacola, dans le voisinage du Mississipi, éveilla de la part du gouvernement espagnol les susceptibilités les moins bienveillantes. Toutes les lettres de du Casse, à partir de cette époque, ont trait à la malveillance des sujets du roi catholique. Aussi l’amiral, tout en mettant dans sa conduite une excessive finesse et une admirable prudence, ne restait-il à Madrid qu’à son corps défendant et pour le plus grand bien du service de Louis XIV. Heureusement il marchait parfaitement d’accord avec Amelot, l’ambassadeur de la cour de France.

Du Casse terminait ainsi une longue lettre, écrite le 23 octobre 1705 au comte de Pontchartrain:

«Il n’est pas non plus à propos de proposer aucuns moyens pour la réformation du commandement des Indes et de leur navigation. Toutes les bonnes raisons et les bons moyens sont regardés pour mauvais. Avec ces sentiments, jugez s’il est possible d’y réussir. Ils seront forcés par nécessité d’avoir recours aux Français, et alors on pourra leur insinuer la convenance respective.»

C’est ce qui ne tarda pas à arriver. Le roi d’Espagne apprit, à la fin du mois d’octobre 1705, la prise de Barcelone par l’archiduc Charles. Il fut fort affecté de voir Gibraltar au sud, Barcelone au nord, aux mains de ses deux plus redoutables ennemis, les Anglais et les Impériaux. Il résolut de reprendre une de ces deux places.

Le récent insuccès de ses armées à Gibraltar, point isolé d’ailleurs en quelque sorte dans ses Etats, lui fit craindre de ne pouvoir réussir de ce côté; il se décida à faire une tentative sur Barcelone, ville qui pouvait devenir un centre d’action pour l’archiduc, vu sa situation dans une province toujours prête à la révolte.

Philippe V toutefois voyait bien qu’il ne pouvait, avec ses seules forces, enlever Barcelone à ses ennemis. Il résolut donc d’implorer, pour réussir, la protection de son aïeul; il lui envoya en mission spéciale un grand d’Espagne, le comte d’Aguilar; mais il réservait le principal rôle dans cette négociation à l’amiral du Casse, dont il avait depuis longtemps apprécié les qualités et qu’il savait très-influent à la cour de Versailles.

Voici comment l’amiral raconte, dans une lettre à Pontchartrain, en date du 6 novembre 1705, la mission dont il fut chargé à ce moment par le roi d’Espagne:

«Monseigneur, j’eus l’honneur de vous écrire, le 2 de ce mois, par un courrier qui allait à Bordeaux et, comme il fut retenu un demi-jour, j’étais le soir au palais, attendant le coucher du roi. Mme la princesse des Ursins m’étant venue appeler, me dit que le roi et la reine désiraient que j’entrasse dans leur appartement. Leurs Majestés me dirent que les preuves que je leur avais données de mon zèle les avaient déterminés à me choisir pour m’envoyer au Roi. Je répondis à cela comme je le devais, et je priai M. Daubenton de vous l’écrire, ayant été occupé à des choses qui convenaient au service de Sa Majesté.

«En apparence, partie de ces choses dont Leurs Majestés me veulent charger ne sont pas éclaircies, en ce que M. le comte d’Ayrones, qui était dans Barcelone, n’est point arrivé et que l’on ne sait que confusément ce qui s’est passé à la prise de cette ville, ni ce qui a dérangé la capitulation qui avait été faite entre M. de Velasco et le milord Péterbourg. L’on ne sait pas non plus si toute l’armée navale ou partie d’icelle est en route pour retourner en Angleterre. Il n’y a nulle nouvelle de Malgue et de Gibralter, d’où absolument on la verra en sortant. Les vents sont contraires depuis le vingt-huitième jour qu’elle est en vue de Carthagène. Il est cruel qu’il faille souhaiter qu’elle ait un vent favorable, en ce que restant elle touchera à Alicante ou à Malgue, où vraisemblablement on lui ouvrirait les portes.

«Je vis hier au soir M. Amelot, qui me dit que le roi d’Espagne enverrait M. le comte d’Aguilar pour informer le roi des dispositions présentes. J’ai su qu’il a pris congé ce matin, mais que ce départ-là n’empêcherait pas le mien. Ainsi, Monseigneur, je ne sais quand on m’expédiera.

«J’ai envoyé ordre à M. du Tertre de s’en retourner à Toulon, dès qu’il sera informé de la sortie de l’armée navale du détroit, et qu’il profitât d’un gros vent d’aval pour ne se point commettre, en cas qu’il fût resté des vaisseaux dans Gibraltar.

«Le Conseil des Indes a fait un recueil de ces vaisseaux français qui ont été à la mer du Sud et de ceux qui se préparent pour y aller, et il a fait des représentations à Sa Majesté catholique dans le même esprit que nombre d’autres, que les Français les ruinent. Rien n’est plus fâcheux dans la situation présente.

«J’ai pris la liberté de dire hier au soir à M. Amelot qu’il fallait que Sa Majesté donnât une déclaration qui traitât favorablement le Conseil, le remerciant de son zèle et de son application, qu’il l’exhortât de continuer son bon zèle, et que Sa Majesté aurait toute la déférence à se conformer à leurs représentations. Mon dit sieur Amelot a paru bien aise de me trouver dans ces dispositions, me disant qu’il pensait la même chose que moi, et, à l’égard de la flotte et des galions, de leur en laisser une entière et pleine disposition.

«Imaginez-vous, Monseigneur, dans l’embarras où l’on est ici, quelle sûreté il y a que ces vaisseaux sortent. Il s’en est brûlé un au Pontal, appartenant à des particuliers de Séville, qu’on dit qui avait chargé pour quatre cent mille écus de marchandises, le tout à des Espagnols, ce qui augmentera la misère de cette nation. Comme je compte avoir bientôt l’honneur de vous voir, il serait inutile de m’étendre sur aucun sujet.»

Peu de temps après, du Casse partit pour Versailles, où il arriva au commencement de 1706. Il vit les ministres et le Roi, expliqua à chacun combien il était important de reprendre Barcelone, et essentiel d’agir rapidement, avant que les armées navales ennemies, retenues loin du théâtre de la guerre par la mauvaise saison, aient pu rentrer dans la Méditerranée.

Les raisons mises en avant par du Casse furent si fort goûtées, qu’un mois après son arrivée à Versailles il vit partir pour Toulon le grand amiral comte de Toulouse et le maréchal de Cœuvres, qui allaient prendre le commandement d’une armée navale française destinée à appuyer devant Barcelone les opérations de l’armée de terre, conduite par Philippe V en personne, ayant sous ses ordres le maréchal de Tessé.

Le 3 mars, les deux princes et les deux maréchaux de France arrivèrent devant Barcelone. Au lieu d’attaquer sur-le-champ le corps de place, ils commirent la faute de perdre leur temps au siége d’un fort détaché, le Mont-Jouy, qui les occupa près de deux mois et ne se rendit qu’à la fin du mois d’avril. Ce retard avait permis à une formidable armée navale ennemie d’approcher. Le 8 mai, le comte de Toulouse dut abandonner le siége sans combat, n’étant pas de force à soutenir la lutte.

Le 12 mai, le roi d’Espagne, avec l’armée qu’il commandait, leva également le siége et opéra sa retraite par le Roussillon. On lui conseillait de se rendre à Versailles. Il refusa énergiquement de prendre un parti indigne d’un fils de France. Il entra en Espagne par le pays de Foix, gagna Pampelune et de là Madrid. Obligé d’en sortir ainsi que la reine, à l’approche des Portugais, il joignit l’armée du duc de Berwick.

Ce fut le 18 juin que la cour d’Espagne dut abandonner la capitale de ce pays. Les ennemis étaient en ce moment maîtres de la plus grande partie du royaume. Les troupes de France n’arrivaient pas. On craignit de voir les villes du littoral, encore en la possession du petit-fils de Louis XIV, tomber entre les mains de l’archiduc Charles. Les quelques vaisseaux de guerre qui restaient à l’Espagne étaient dans la rade de Cadix, ainsi que tous les galions et la majeure partie des navires de commerce espagnols et beaucoup de français. Les faire sortir était les donner à l’ennemi; les laisser à Cadix était risquer de les voir tomber en sa possession, s’il s’emparait de la ville. Dans cette occurrence, du Casse fut jugé seul capable de sauver ce qui restait de la marine militaire ou marchande espagnole.

Il se trouvait à Versailles, souffrant d’une manière cruelle de la blessure grave qu’il avait reçue à la bataille de Malaga. Il eut l’ordre de se rendre immédiatement en Espagne pour s’assurer par lui-même de l’état des choses. Il vit le Roi, qui lui prescrivit d’aller de suite à Cadix, le laissant libre du reste d’agir comme il l’entendrait. On s’en rapportait entièrement à son habileté.

Du Casse fit diligence. Le 6 juillet il était à Bayonne, et le 10 il écrivit à Pontchartrain de cette ville:

«Monseigneur, j’arrivai ici le 6 au soir. J’en serais parti, si j’avais trouvé des voitures. La poste d’Espagne ne traîne point de chaises, et il ne m’est pas possible de changer cette voiture, ma jambe pouvant avec peine même la supporter; elle est, à peu de chose près, au même état que lorsque je partis de Versailles. Je prends demain la route de Saint-Jean-Pied-de-Port, à la suite de l’artillerie, où il a passé d’autres chaises. Je me rendrai à Pampelune pour y joindre quelque régiment de cavalerie pour me rendre auprès du roi d’Espagne. J’étais déterminé de m’en aller par Burgos, pour y faire la révérence à la reine; mais M. Ory, avec lequel j’ai eu des conférences, m’en a détourné pour m’engager de me rendre auprès de Sa Majesté et pour continuer la route pour Cadix, que je trouve impossible, aucun voiturier ne voulant l’entreprendre.»

«Je ne prévois pas que je puisse rendre aucun service en Espagne, et j’ose croire que dans la situation présente je pourrais vous être de quelque utilité, et quoique vous ayez eu la bonté de m’écrire à Toulon que je pouvais rester, si je ne croyais pas pouvoir être utile en Espagne, je vous avouerai avec liberté que je ne le prévois que trop clairement, mais que la vergogne me surmonte. L’on pourrait croire que j’ai saigné du nez... J’attends vos ordres.»

Des secours étant arrivés au roi d’Espagne, il prit l’offensive; secondé par l’habile et intrépide Berwick, en très-peu de temps il reprit aux alliés tout ce dont ils s’étaient emparés, excepté Barcelone. Du Casse l’avait joint, et l’aidait de ses conseils. Il était auprès de ce prince à sa rentrée triomphale au mois de septembre dans Madrid, aux acclamations enthousiastes du peuple.

Du Casse trouva à Madrid des lettres de la cour de Versailles l’informant qu’il allait recevoir le commandement d’une escadre de vaisseaux français appareillant de Brest, pour conduire en Amérique la flotte de Cadix et en ramener les galions chargés des impôts perçus, au nom du roi catholique, dans le nouveau monde.

Du Casse redoutait cette mission et aurait volontiers décliné l’honneur qui lui était fait. Sa santé était si mauvaise qu’il écrivit le 28 septembre 1706 à Pontchartrain:

«Je vous prie de me permettre de passer l’hiver en mon pays, pour me trouver en état de profiter de la première saison de Bagnères. J’en ai besoin, sans dissimulation, autant pour mon pied et ma jambe que pour la sciatique qui me veut dépêcher.»

En réponse à cette demande, du Casse obtint un congé d’un mois pour aller respirer, au pays natal, l’air pur des Pyrénées. A la fin d’octobre 1706, il quitta Madrid pour venir chez son neveu, à Bayonne, où il arriva le 4 novembre. Il y était à peine qu’il reçut de Pontchartrain l’avis qu’on lui expédiait ses lettres de service pour le commandement qui lui était destiné. Il écrivit au ministre:

«J’arrivai avant-hier en cette ville (Bayonne), à dix heures du soir par un temps affreux. J’ai trouvé la lettre que vous me faisiez l’honneur de m’écrire à Madrid du 10 d’octobre, qui m’a été renvoyée par M. Daubanton. Je n’avais garde, Monseigneur, de dormir. Lorsque j’ai eu l’honneur de vous écrire que je fusse destiné pour commander l’escadre de Brest, j’ai pris la liberté de vous dire que j’aurais bien souhaité d’en être dispensé; mais, Monseigneur, il me paraît que vous n’entrez pas dans mes raisons et que vous désirez que ce soit moi qui en sois chargé. Je prendrai la liberté de vous dire que je ferai ce qu’il vous plaira. Il n’y a rien de pressé. Je puis savoir de vous vos intentions. Je me rendrai à la cour incessamment. Il serait inutile que j’allasse à Brest, les ordres pour l’escadre n’étant pas encore envoyés de Madrid, le courrier n’ayant apporté que ceux pour les navires de la mer du Sud, et pour le sieur de la Rigaudière, et pour un aviso pour la Nouvelle-Espagne, qui ont été laissés à Saint-Sébastien, d’où il partira au premier beau temps et auquel j’envoyerai les ordres pour la route qu’il doit tenir, lui étant ordonné de les recevoir de moi. M. de la Rigaudière partira au premier vent favorable. Les dépêches sont arrivées. Je joindrai aux instructions du Roi ce qui me paraîtra convenir par la navigation allant et venant.»

«Je vous envoie, Monseigneur, les paquets qui contiennent les ordres pour la mer du Sud; il n’y a que ce départ qui presse pour profiter de la saison pour entrer dans la mer du Sud. A l’égard des autres vaisseaux pour Carthagène, Porto-Bello et la Havane, pour attendre la flotte de la Nouvelle-Espagne, pourveu qu’ils partent à la fin de janvier, ce sera encore assez tôt, et j’oserais assurer qu’ils auront encore du temps inutile, les uns à attendre les galions et les autres la flotte, et à juger par les apparences, les uns ni les autres ne seront pas prêts. Le temps est très-différent du passé où les flottes allaient à coup sûr. Le pays étant dégarni de marchandises, il était naturel que les flottes fussent expédiées à un temps réglé, mais à présent tout est dérangé en ce pays-là par la quantité de vaisseaux qui ont fourni les royaumes de marchandises.

«Il n’y a personne qui puisse déterminer l’expédition de ces vaisseaux, et je vous avouerai que je serai plus surpris que personne, si les vaisseaux que vous destinez pour convoyer les deux flottes en ramènent aucune, ne pouvant me persuader qu’elles puissent être prêtes, et les vaisseaux du roi n’ayant des vivres que pour rester trois ou quatre mois pour les attendre. Que feront-ils, s’ils ne sont pas prêts? La prudence ni la capacité des chefs qui les doivent ramener n’y sauront contribuer, et à leur retour ils seront l’opprobre du public.

«L’obstacle des ennemis est moindre; mais il ne laissera pas d’être considérable. C’est la raison qui me fait craindre ma destination. Si j’avais été auprès de vous, Monseigneur, lorsqu’on a projeté cet envoi, j’aurais pris la liberté de vous faire mes observations, et peut-être aurais-je pu vous persuader à ne pas envoyer les escadres jusqu’à ce que j’aie eu la certitude de l’état où étaient les galions et la flotte, et à régler le départ avec quelque fondement, au lieu qu’à présent vous envoyez les escadres sans savoir si les vaisseaux espagnols pourront profiter de leur escorte. Je ne prise pas mes opinions et je peux personnellement me tromper. Je le serai très-fort, si elles ramènent aucun vaisseau. A l’égard de ceux de la mer du Sud, il faut profiter de la saison. C’est elle qui détermine l’envoi, et je trouve, Monseigneur, que vous faites très-bien. Cet envoi n’est pas du goût des Espagnols, mais vos raisons ne sont que les leurs. Il n’y a que deux vaisseaux dans les ordres. Cette réserve de deux à trois est faite par prudence.

«Le courrier m’a remis une lettre du roi catholique pour le Roi. J’aurais peur qu’elle ne tardât trop, si je la retenais. Je prends la liberté de vous l’envoyer. Sa Majesté catholique me paraît assez contente de moi. En prenant congé d’elle à Ségovie, elle me dit qu’elle en écrirait au roi, et peut-être que c’est une lettre en ma faveur.»

L’escadre dont il est question dans toutes les lettres précédentes devait être armée à la requête du roi d’Espagne. Au mois d’août, alors que du Casse était auprès de lui, ce prince avait fait demander à la cour de France deux escadres, une de sept vaisseaux de guerre destinée à aller chercher et à ramener la flotte de la Nouvelle-Espagne, qui était au Mexique chargée de richesses, et une autre de huit, qui devait mener à Carthagène des galions renfermant des marchandises d’Europe et en ramener d’autres, sur lesquels se trouvaient les trésors d’Amérique. Sur ces huit vaisseaux deux iraient au Pérou porter les ordres de Philippe V.

Le roi catholique offrait de couvrir toutes les dépenses qui seraient faites par le gouvernement français; les richesses rapportées d’Amérique garantissaient le remboursement.

D’après une lettre qu’il reçut à Bayonne de Pontchartrain, du Casse s’empressa d’écrire à Philippe V que le roi de France avait accédé à ses désirs, et que l’ordre avait été donné pour que les quinze vaisseaux, demandés par Sa Majesté espagnole, appareillassent à Brest dans le plus bref délai.

Aussitôt après avoir reçu la missive de du Casse et l’avoir communiquée à ses ministres, ainsi qu’au Conseil des Indes, le roi d’Espagne rendit un décret, daté du 26 novembre 1706, par lequel Sa Majesté catholique ordonnait: «qu’il serait pris sur les effets de la flotte la somme de 413,528 piastres pour le remboursement de la dépense des sept navires qui devraient composer l’escadre pour le Mexique, et 469,642 piastres pour celle des huit vaisseaux destinés pour l’escorte des galions et pour le Pérou.»

Immédiatement les deux escadres furent formées, mais, les préparatifs terminés, du Casse représentait au ministre qu’il ne pouvait se charger au cœur de l’hiver, par des vents contraires, de se rendre en Amérique. La nouvelle vint en même temps que les richesses du Pérou n’étaient pas encore à Panama, et que par conséquent il faudrait rester là longtemps pour les attendre.

Sur les observations faites par du Casse, la destination de ces quinze vaisseaux fut changée et le commandement en fut donné à du Quesne-Monnier. Cet officier, sorti de Brest au mois de mars, rencontra quinze bâtiments de commerce anglais dont il s’empara. Ils étaient justement chargés de poudre, de fusils, de selles, brides, harnachements de toutes sortes, en un mot des choses qui étaient nécessaires aux troupes britanniques faisant alors campagne dans la péninsule espagnole et dénuées de tout.


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