L'amiral Du Casse, Chevalier de la Toison d'Or (1646-1715): Étude sur la France maritime et coloniale (règne de Louis XIV)
LIVRE III.
De 1691 à 1694. SAINT-DOMINGUE
Projets des Anglais et des Espagnols contre la colonie française de Saint-Domingue.—Tremblement de terre à la Jamaïque.—Tentatives faites par du Casse pour améliorer le sort des prisonniers.—Pourparlers avec les Espagnols.—Mémoires à Pontchartrain (1692).—Projets pour ruiner le commerce anglais.—Armement d’une escadre anglaise dans les eaux de la Tamise.—L’Armadille à San-Domingo.—Le chevalier du Rollon.—Lettre de Pontchartrain à du Casse.—Campagne à la Jamaïque.—Descente dans la baie de Coubée.—Expédition de Beauregard dans les Antilles anglaises.—Prise du Fort-Royal et d’Ouatirou.—Générosité de du Casse.—Le roi lui accorde une récompense exceptionnelle.—Les colonies françaises menacées par un armement considérable qui se prépare au commencement de 1695 dans la baie de Portsmouth.—Attaque des Anglo-Espagnols contre Saint-Domingue.—L’île de Sainte-Croix.—Le comte de Boissy-Ramé.—Procès de deux lieutenants du roi, de Graff et Lefebvre de la Boulaye.—Leur révocation.—Le chevalier Renau.—Cuba.—Situation générale.—Du Casse et des Augiers.—Instructions de Louis XIV.—Des Augiers rencontre l’Armadille.—Lettres de Pontchartrain.—Le baron de Pointis.—Réflexions.—La cour de France et les armateurs.—Arrivée de Pointis à Saint-Domingue le 1er mars 1697.—Ses qualités, ses défauts.—Son entrevue avec du Casse.—Leur mésintelligence.—Désintéressement et noble conduite de du Casse.—Bel exemple de patriotisme qu’il donne.—Insolence ridicule de Pointis.—Difficultés.—Les flibustiers.—Leur révolte.—L’expédition de Carthagène met à la voile.—Composition de la flotte et du corps expéditionnaire.
A peine en possession du gouvernement de Saint-Domingue, du Casse fut informé que les Espagnols s’apprêtaient à venir l’attaquer par terre, tandis que les Anglais l’attaqueraient par mer. Il fit avec célérité des préparatifs de défense et agit avec tant de sagesse, d’habileté et de secret que les Espagnols n’apprirent ses dispositions que trop tard; dès qu’ils eurent connaissance que tout était prêt pour les bien recevoir, ils se décidèrent à abandonner leur tentative. Ils se retirèrent précipitamment, après s’être avancés dans la direction du Cap-Français.
Au même moment, un tremblement de terre, survenu à la Jamaïque, obligea également les Anglais à renoncer à leurs projets d’attaque contre Saint-Domingue.
Délivré de toute inquiétude, du Casse s’occupa de faire rendre justice à la mémoire de son prédécesseur Cussy, dont la conduite avait été critiquée sans ménagement, et d’une façon inique.
Un des hommes les plus importants de la colonie ne cessait de blâmer hautement et d’une façon inconvenante l’administration du comte de Cussy. Du Casse fit faire une enquête pour vérifier la véracité de ces assertions. Il reconnut qu’elles étaient calomnieuses, et que ces propos injurieux n’avaient d’autre cause que le ressentiment d’une punition justement infligée par Cussy à l’auteur de tous ces bruits.
Du Casse fit venir le calomniateur, exigea de lui une rétractation éclatante et publique, avec amende honorable à la mémoire du défunt. Cette conduite fit le plus grand honneur au nouveau gouverneur. Elle dénotait chez lui un beau caractère, une grande noblesse de sentiments. Il se montra ainsi au-dessus de cette basse et mesquine jalousie, dont quelquefois les grands hommes eux-mêmes ne peuvent se défendre et qui les rend envieux de la gloire de leurs prédécesseurs.
Cette affaire terminée, du Casse entreprit d’améliorer le sort subi par les prisonniers français chez leurs ennemis; son cœur se révoltait à la pensée des souffrances qu’on leur faisait endurer.
La barbarie des Espagnols condamnait les soldats captifs à une mort lente mais certaine. Les Anglais montraient moins d’inhumanité. Ils ne martyrisaient pas leurs prisonniers, mais ils les faisaient passer en Angleterre, de sorte qu’un homme pris était perdu pour la colonie. Voulant remédier à ce double malheur, le gouverneur de Saint-Domingue proposa un cartel d’échange aux ennemis.
Le lord anglais Jusquin, gouverneur de la Jamaïque, accepta très-volontiers et resta toujours fidèle à la parole donnée.
Les Espagnols furent moins faciles. Ils commencèrent par se refuser à tout arrangement, et continuèrent à maltraiter leurs prisonniers, sans consentir à en échanger aucun. Du Casse les menaça de mettre à mort tous ceux de leur nation qui tomberaient entre ses mains. Le 2 février 1692, il renvoya trois prisonniers au gouverneur de la Havane, et lui écrivit une lettre pour lui adresser les reproches les plus sanglants sur la manière dont les officiers espagnols traitaient nos prisonniers, ajoutant que, si l’on continuait d’agir ainsi, il donnerait l’ordre aux corsaires français de ne point faire de quartier. Du Casse, en exprimant le regret d’être obligé d’en venir à cette extrémité, proposait un cartel d’échange de tous les prisonniers, pour le présent comme pour l’avenir, et terminait sa lettre avec hauteur par ces trois mots: J’attends votre réponse.
Cette réponse fut assez longue à venir; néanmoins la crainte des représailles décida les Espagnols à l’échange proposé. Ils ne se montrèrent pas beaucoup plus humains pour les prisonniers par la suite; mais les officiers français ne purent jamais se résoudre à des représailles cruelles, cet usage n’est pas dans les mœurs de notre nation.
La question d’humanité résolue, du Casse s’occupa de reconnaître les ressources et l’état de son gouvernement. Il visita l’île dans toutes ses parties. Après s’être rendu un compte exact de sa situation, il adressa à Pontchartrain un long rapport, dans lequel il indique le parti que l’on peut tirer de cette colonie, en exploitant les mines d’argent, en exportant l’indigo, les cuirs, le tabac, le coton, la laine, en se livrant à la culture du vers à soie. Il explique les avantages militaires, que donne la situation, entre les deux Amériques, de Saint-Domingue, dont on peut faire un entrepôt général, une base d’opérations, dans le cas où l’on aurait l’intention de s’emparer des colonies espagnoles et anglaises. Enfin il termine en faisant ressortir la différence qui existe entre Saint-Domingue et les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de Cayenne, de la Grenade, qui sont d’une importance bien moins considérable pour la France. Passant en revue les divers établissements de cette île, le Cap, le Port-de-Paix, le Petit-Goave, l’Esterre, l’Ile-à-Vache, il donne sur chacun d’eux des notions qui présentaient à cette époque un grand intérêt.
Du Casse traite aussi les questions relatives au culte, à la justice, à la création d’hôpitaux et de prisons; il parle des fortifications, des troupes des nègres, fait l’éloge du comte de Cussy, son prédécesseur, et termine ainsi son rapport: «Cette colonie est digne de vous, Monseigneur, et ce sera purement votre ouvrage, parce qu’en l’état où je l’ai trouvée, c’est une misère, et pour un peu de bonté que vous ayez pour elle, elle effacera toutes les autres; et vous en verrez des fruits soudain. Je prendrai la liberté de vous faire des demandes pressantes jusqu’à ce que je sache que vous l’improuverez. J’avais espéré de la continuation de vos bontés d’être fait capitaine de vaisseau, plus par rapport au service du roi qu’au soin de mon élévation; ne trouvez pas mauvais, Monseigneur, que je vous fasse la même prière et vous dise que j’attends cette grâce.»
Comme on peut en juger par les derniers mots, du Casse était mauvais courtisan; il ne savait pas dissimuler, ni feindre d’être satisfait quand il était mécontent. Incapable de récriminations ou de murmures, lorsqu’il croyait avoir à se plaindre d’un déni de justice, il le disait carrément et directement au ministre, ou même au roi. La réponse de la cour fut sa nomination au grade de capitaine de vaisseau le 1er janvier 1693.
La France occupait à cette époque, depuis la paix de Nimègue, d’une manière incontestée, le premier rang en Europe parmi les puissances continentales; le gouverneur de Saint-Domingue était jaloux de lui assurer la suprématie maritime et coloniale. Pour atteindre ce but, il fallait annihiler le commerce des nations rivales. Constamment du Casse soumettait des plans au ministre, pour arriver à son but. C’est ainsi que, le 24 novembre 1692, il avait adressé à Pontchartrain un travail intitulé: Mémoire pour ruiner le commerce des Anglais en Afrique et en Amérique. Il conseille au ministre de se servir des plans qui doivent se trouver dans les papiers du marquis de Seignelay, indique les forteresses des côtes d’Afrique à conserver en cas de succès, et celles à brûler, désigne les officiers à choisir pour cette expédition: d’Amon, de Monségur, de Brémand, de Sainte-Marie. Passant aux possessions anglaises en Amérique, du Casse donne les moyens de ruiner ces établissements dans le nord du Nouveau-Monde. Cette partie du mémoire n’offre plus aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif, ces contrées étant devenues, par l’épée de la noblesse française sous Louis XVI, un vaste pays indépendant, la république fédérative des Etats-Unis.
Du Casse avait raison de vouloir miner la puissance maritime de l’Angleterre; là était pour nous un grand danger: les événements l’ont bien prouvé depuis.
En janvier 1693, fut interceptée et remise à du Casse une lettre écrite par l’archevêque de San-Domingo au marquis de la Velez, président du conseil des Indes[2]. Sa lecture causa une grande joie aux Français. Le prélat exposait que sa colonie était dans un état déplorable. Il disait, entre autres choses, qu’elle n’était pas de force à repousser une attaque sérieuse des ennemis de l’Espagne, que les habitants n’avaient pas de quoi se couvrir, que la livre de pain se vendait quinze sous. Il ajoutait qu’on avait peine à trouver de la farine pour faire les hosties et du vin pour célébrer le saint sacrifice de la messe; que les ecclésiastiques étaient dans la dernière indigence; que lui-même n’avait pas de quoi en payer un pour porter sa croix devant lui, ni un laquais pour porter sa queue; que les églises étaient dans un dénûment profond; qu’on n’y pouvait pas célébrer l’office divin avec la décence convenable; qu’aussi il priait le Roi Catholique d’accepter sa démission, ou, si cette grâce lui était refusée, de lui permettre d’aller à Rome exposer au souverain pontife les besoins de son diocèse.
Du Casse songea à profiter du dénûment où paraissait être la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue, pour s’en emparer.
Il écrivit à Pontchartrain que «jamais on n’aurait une plus belle occasion de conquérir cette île, assez fertile pour nourrir toute la population de la France, d’où l’on serait à portée, après l’avoir peuplée, de faire toutes les autres conquêtes que l’on voudrait.»
Examinant ensuite les moyens de réussir dans cette entreprise, il déclarait qu’il suffirait de s’emparer de San-Domingo, ville hors d’état de résister plus de quatre jours; que le reste de la possession espagnole n’ayant dès lors aucun secours à attendre, étant bien traitée, trouvant de nouveaux débouchés à son industrie, ferait sa soumission et n’aurait aucune peine à changer de souverain.
Le ministre répondit au gouverneur de Saint-Domingue, le 29 juillet de cette même année 1693, qu’avant d’attaquer il fallait songer à se défendre; que près de Gravesend, sur la Tamise, trois frégates anglaises, arborant pavillon espagnol, étaient en partance; que sept autres allaient venir se joindre à celles-là, et que toute l’escadre réunie devait attaquer les Antilles françaises.
Au commencement du mois de novembre 1693, du Casse fut avisé, par un prisonnier qui s’était échappé de la Havane, que l’Armadille, composée de six navires, se dirigeait sur San-Domingo, où elle devait faire sa jonction avec la flotte de la Nouvelle-Espagne.
Il écrivit au ministre que, «selon toute apparence, ces préparatifs se faisaient contre le Cap-Français et le Port-de-Paix; que les flibustiers, partis en expédition, ne revenaient pas; que la prudence ne lui permettait point de dégarnir le Petit-Goave ni les autres points de la côte; qu’il y avait nécessité de lui envoyer des secours.»
Lorsque cette dépêche arriva en France, ordre avait déjà été donné d’armer deux vaisseaux de la marine royale le Téméraire et l’Envieux, qui mirent à la voile aussitôt la lettre de du Casse reçue, emmenant une flûte nommée le Hasardeux, chargée d’armes et de munitions de toute nature. Le chevalier du Rollon commandait ces trois bâtiments. Ils ne tardèrent pas à arriver à Saint-Domingue, qui, malgré toutes les alarmes qu’on avait eues, ne fut pas attaquée.
Les bruits de guerre, les inquiétudes perpétuelles où l’on était plongé, les dangers sans cesse renaissants n’empêchaient pas le nouveau gouverneur de tenter de grands efforts pour relever la colonie. Sous son habile direction, on travaillait avec succès à la culture des terres.
Pontchartrain ayant écrit à du Casse que, si Saint-Domingue pouvait fournir assez d’indigo pour la consommation de la mère-patrie, le roi s’engagerait à empêcher toute invasion ennemie dans la colonie, le gouverneur lui répondit, le 30 mars 1694, «qu’en effet la colonie pouvait fournir de l’indigo en quantité nécessaire et de très-bonne qualité pour le royaume, et même pour des pays étrangers.»
A cette époque, pour ôter aux Anglais la velléité de le venir attaquer, du Casse résolut de porter la guerre chez eux au mois d’avril. Il fit embarquer, sur six petits bâtiments, quatre cents flibustiers, auxquels il donna pour commandant un brave officier, le major de Beauregard, et les dirigea vers la Jamaïque. Quelques jours après leur départ, le Solide, navire du plus fort tonnage, étant sorti de carène, le gouverneur s’embarqua de sa personne sur ce bâtiment avec cent cinquante hommes, pour soutenir les flibustiers ou assurer leur retraite.
Après deux jours de navigation, du Casse rejoignit Beauregard, qui lui rendit compte que, ayant été rencontré par un vaisseau de guerre anglais, le garde-côtes de la Jamaïque, il avait été abandonné par la plupart des flibustiers, ceux ci ayant reconnu qu’il y avait plus de coups de canon à recevoir que de butin à recueillir.
Le gouverneur décida alors que le capitaine de Monségur, avec le Téméraire, et le chevalier du Rollon, avec l’Envieux, iraient faire de l’eau au cap Tiburon, où ils seraient joints par le Solide, que montait un officier nommé du Planta; que les trois navires réunis croiseraient dans les eaux de la Jamaïque et tâcheraient d’enlever le vaisseau garde-côtes anglais.
Une fois en vue de la Jamaïque, du Rollon détacha la corvette la Puissante pour faire une reconnaissance près de la côte. En approchant, celle-ci découvrit le garde-côtes, qui, l’ayant aperçue et la prenant pour un bâtiment flibustier, lui donna la chasse. La corvette simula une fuite précipitée et attira son ennemi dans les eaux du vaisseau français. Le Solide prit l’anglais par son travers. Le garde-côtes voulut éviter le combat; mais le Téméraire, se joignant au Solide, plaça l’anglais entre deux feux. Après quelques volées de coups de canon, l’équipage ennemi, voyant qu’on se préparait à l’abordage, demanda quartier. Il avait perdu dans le combat dix-huit hommes. C’était un vaisseau de cinquante canons. Les Français retournèrent à Léogane avec leur prise.
Du Casse rendit compte de cette brillante affaire, ainsi que de la situation des choses, par une lettre en date du 2 juin.
Dans cette lettre le gouverneur de Saint-Domingue fait connaître au ministre le projet de frapper un grand coup contre la puissance anglaise en Amérique.
En effet, le 18 juin 1694, du Casse part du cap Tiburon avec toute une flotte. Le 24, il s’empare d’un bâtiment espagnol de quatre-vingts tonneaux chargé d’eau-de-vie et de vin des Canaries (Madère).
Le 27, il se trouve en vue de la Jamaïque, et envoie huit cents hommes, sous les ordres du major de Beauregard, opérer une descente dans la baie de Coubé. Ce détachement parcourt toute la côte méridionale de l’île jusqu’à Port-Morante, qui forme la pointe extrême dans la direction de Saint-Domingue. Il ne rencontre de résistance nulle part. Les forts étaient abandonnés, et les canons encloués.
Beauregard s’empare, dans sa marche, d’un millier de nègres. La flotte française, demeurée à Coubé, capture plusieurs navires anglais chargés de bœufs, de lard et de farine. Du Casse expédia le tout au Petit-Goane, ainsi qu’une pièce de dix-huit, trouvée en bon état. Quant aux autres qui étaient enclouées, on les détruisit. Les forts furent entièrement ruinés et rasés.
On apprit par des prisonniers ennemis que les Anglais, ayant été informés des préparatifs de du Casse, avaient abandonné toute l’île pour se retrancher et se fortifier dans les villes de Port-Royal, Ouatirou et Léogane.
Le 4 juillet, le Téméraire, commandé par du Rollon, ayant dû couper son câble et quitter la flotte par suite du mauvais temps, se rendit au Port-Morante, où il trouva des vivres et des approvisionnements en abondance. Ce bâtiment y resta jusqu’au 26 juillet 1694.
Beauregard, profitant de sa présence, parcourut avec un fort détachement toute la côte septentrionale de la Jamaïque, faisant ce que l’on appellerait aujourd’hui, dans l’armée d’Afrique, une razzia complète, enlevant au nom du roi de France tout ce qu’il trouvait.
Le 26 juillet, la flotte appareilla et retourna à la baie de Coubé, où elle mouilla le soir même. Immédiatement toutes les troupes, les flibustiers et les gens de Saint-Domingue, débarquèrent et s’avancèrent, tambour battant, enseignes déployées, sur Port-Royal. Arrivés devant les murs de la place, ils s’arrêtèrent, paraissant hésiter entre deux partis: celui d’attendre que l’ennemi fît une sortie et vînt livrer bataille, ou celui de donner l’assaut. L’intention de du Casse était de menacer Port-Royal, afin de retenir à l’intérieur de la ville la garnison anglaise, dans le cas où cette garnison voudrait porter secours à une autre ville attaquée. Ce n’était de ce côté qu’une diversion.
Après être demeurées trois heures devant Port-Royal, les troupes françaises revinrent la nuit à la baie de Coubé, sans qu’à Port-Royal on s’aperçût de leur disparition, tant l’obscurité était grande.
L’intention de du Casse était de s’emparer de Ouatirou, où se trouvait la majeure partie des forces anglaises.
Le 27, dès la pointe du jour, de Graff, un des principaux chefs des flibustiers, partit avec quatorze bâtiments portant toutes les troupes françaises. Le 28, à midi, il mouillait devant Ouatirou. Il y trouva un vaisseau négrier ennemi de trois cents tonneaux, ayant trente bouches à feu. Il manœuvra pour s’en emparer; mais les nègres étaient déjà débarqués, et le capitaine, homme énergique, mit le feu à son navire, préférant le voir en cendres qu’aux mains des Français.
L’artillerie de la place ouvrit immédiatement le feu contre les navires qui étaient à l’ancre, sans leur causer aucun dommage.
Dans la nuit du 28 au 29, les Français opérèrent leur débarquement, qui dura de deux à cinq heures du matin. Les vaisseaux de ligne étant restés à Coubé, afin de dissimuler le départ des troupes pour Ouatirou, il fallut, pour atterrir, employer des chaloupes qui ne pouvaient passer que cinquante hommes à la fois.
A cinq heures et demie on marcha à l’ennemi, retranché derrière des fortifications de campagne. Les flibustiers, commandés par le major de Beauregard, formaient tête de colonne. De la mer aux remparts, il fallut marcher sous le feu intense de douze pièces de canon et sous une fusillade bien nourrie. Beauregard fut blessé au pied. Arrivé à peu de distance des Anglais, de Graff, qui avait jusque-là empêché ses troupes de tirer, fit ouvrir un feu très-vif, qui réduisit pour un moment ses adversaires au silence.
Profitant de cet instant de répit, de Graff fit jeter des fascines dans les fossés et, l’épée à la main, pénétra dans les retranchements; ses hommes le suivirent, le mousquet au poing. En moins d’une heure et demie, les Anglais furent mis en fuite, perdant dans cette affaire deux cents hommes, dont quatre colonels ou lieutenants-colonels, six capitaines tués, et ayant un nombre à peu près égal de blessés. Les Français n’avaient eu que vingt-deux hommes atteints par le feu de l’ennemi, grâce à la vigueur de leur attaque et grâce aussi au désordre que la surprise avait jeté dans les rangs anglais. Cent cinquante chevaux avec leur harnachement complet, neuf drapeaux, sept caissons d’artillerie furent les trophées de la victoire.
Le lendemain, de Graff envoya cinq cents hommes à la poursuite des Anglais pour faire des prisonniers, enlever les bestiaux, ravager habitations et sucreries. Cinq jours après la prise de Ouatirou, arriva la flotte. Du Casse débarqua, et fut rendre grâces à Dieu du succès des armes françaises. On célébra une messe solennelle, suivie d’un Te Deum.
La piété et la modestie de du Casse lui faisaient rendre grâces au Très-Haut à la suite de chaque victoire. Il rapportait toujours à Dieu les succès qu’il obtenait; ces sentiments chrétiens lui avaient été inspirés par sa femme, personne d’une vertu solide et d’une piété éclairée.
Du reste, il est remarquable combien les soldats et les marins en général sont religieux. La foi s’allie facilement au courage. Timor Domini, initium sapientiæ, dit l’Ecriture sainte; elle aurait pu ajouter: Timor Domini, initium bellicæ virtutis.
Très-peu de jours après la célébration de la messe d’action de grâces à Ouatirou, du Casse fit sauter les forts ainsi que les fortifications, et détruire les canons. Le 3 août, la flotte quitta la colonie anglaise, chargée d’un riche butin et emmenant trois mille nègres.
Il n’existe pas de rapport de du Casse, sur cette expédition, mais une simple lettre du commandant du Rollon à Pontchartrain, dans laquelle cet officier supérieur attribue le succès de l’entreprise aux sages mesures, à l’habile conduite et à la grande générosité du gouverneur de Saint-Domingue. Cette expédition coûta vingt-cinq millions aux Anglais, rapporta aux Français trois mille nègres, une quantité énorme d’indigo, beaucoup de marchandises précieuses, un nombre considérable de chaudières à sucre et d’autres ustensiles propres à cette industrie. Son principal résultat fut de ruiner pour longtemps la colonie anglaise.
La plupart de ceux qui prirent part à cette expédition en retirèrent des avantages considérables. Du Casse distribua à tous une grosse part de butin. Personne n’était plus généreux que lui. Il accordait avec une grande facilité des secours puisés dans sa propre bourse. Par sa générosité, il contribua à peupler l’île de Saint-Domingue. En effet, dès que quelqu’un voulait s’y établir, sans avoir les moyens de faire les avances nécessaires, il lui ouvrait sa caisse, lui prêtait ses nègres sans intérêt, souvent même ne voulait pas reprendre ce qu’il avait avancé. Il ne pouvait voir un homme dans la misère sans chercher le moyen de le soulager et de le sortir de peine. Il était avec tout le monde si simple et si bon que ses inférieurs le vénéraient et l’aimaient à l’égal d’un père, que ses égaux éprouvaient pour lui une véritable affection et qu’il inspirait à ses chefs une sincère estime.
Pontchartrain trouva que, dans cette circonstance, du Casse avait été trop généreux. Il lui écrivit qu’il avait outre-passé les bornes de son pouvoir, en distribuant aux officiers des vaisseaux du roi une grande partie du butin fait sur les Anglais; que les officiers français ne servaient pas par intérêt; qu’il convenait que les commandants supérieurs instruisissent la cour des actions de ceux qui s’étaient distingués, et que le droit de récompenser chacun selon ses services n’appartenait qu’au souverain. Du reste, le ministre donnait les plus grands éloges à du Casse sur tout ce qu’il avait fait à la Jamaïque, et reconnaissait que le succès était dû aux mesures sages et habiles qu’il avait prises.
Le roi lui accorda une pension pour lui témoigner sa satisfaction de la conduite qu’il avait tenue. Voulant ajouter une faveur inusitée à cette marque de distinction, Sa Majesté fit expédier le brevet sous le nom du gouverneur de Saint-Domingue et sous celui de Mme du Casse, afin qu’elle en pût jouir après la mort de son mari, en cas de survivance. Ce fut ce qui eut lieu en effet. Du Casse mourut en 1715 des suites des fatigues éprouvées au siége de Barcelone, et Mme du Casse vécut jusqu’en 1743. Elle était, en son nom Marthe de Baudry, femme d’une haute intelligence et de beaucoup d’esprit.
De retour à Saint-Domingue, du Casse songea à mettre l’île en parfait état de défense et à l’abri des incursions que les Anglais ne manqueraient pas de tenter, dès qu’ils se croiraient assez forts pour tirer vengeance de l’expédition de la Jamaïque. En effet, ils firent diligence et plus même que ne se l’imaginait le gouverneur de Saint-Domingue.
Ils n’attendirent pas les secours annoncés d’Angleterre, et ils eurent tort. Dès le 11 octobre 1694, trois vaisseaux de guerre, un brûlot et deux barques, vinrent s’embosser dans la rade de Léogane, en face du bourg l’Esterre, et le canonnèrent de huit heures du matin à trois heures de l’après-midi. Ils tentèrent d’enlever deux petits bâtiments mouillés dans la rade, mais le canon de la côte les força de renoncer à cette entreprise. Le lendemain, ils levèrent l’ancre et parurent prendre la direction du Petit-Goave; ce que voyant, deux officiers français, Dumas et des Landes, prirent la même route par terre avec une quarantaine d’hommes environ, pour soutenir le major de Beauregard qui commandait sur ce point. Mais ces précautions furent inutiles; les Anglais n’osèrent rien tenter. Ils débarquèrent trente-huit prisonniers français, dont la présence au milieu d’eux les gênait, et furent faire une descente à l’île Avache. Ils commençaient à se livrer à quelques dévastations, ravageant les propriétés particulières, lorsque les habitants vinrent les attaquer et les contraignirent à se réembarquer.
Le 12 novembre (1694), du Casse rendit compte à Ponchartrain de cette tentative; dans son rapport on lit cette phrase: «Le gouverneur de la Jamaïque est piqué au jeu. Il veut prendre sa revanche, dit-il. Il a dépêché à Corassol pour avoir six vaisseaux hollandais. Ses démarches n’auront pas plus de succès qu’il n’en a eu jusqu’ici. Le peuple du Cul-de-Sac a pourtant quelque crainte; cela m’oblige d’y aller; et j’y serais déjà si le passage ne m’était fermé par deux barques de guerre.»
A peine remis de l’alarme que lui avait causée cette tentative des Anglais, du Casse se préoccupa d’un armement qui se faisait à Portsmouth. Le gouverneur de Saint-Domingue apprit, par des espions et par des prisonniers, qu’il allait bientôt avoir affaire à deux mille hommes de débarquement, à dix-sept vaisseaux de guerre protégeant bon nombre de navires marchands qui portaient des munitions de toute espèce.
Ainsi renseigné sur les desseins des Anglais, du Casse voulut savoir si les Espagnols ne projetaient rien contre lui. Il envoya un de ses officiers du côté de San-Domingo; celui-ci lui rapporta qu’il n’y avait pas un seul vaisseau dans le port du chef-lieu de la colonie espagnole. Mais, le 1er mai 1695, un vaisseau danois vint de l’île de Saint-Thomas à Léogane,où du Casse se trouvait alors, et l’avertit que cinq navires espagnols d’un fort tonnage avaient mouillé près de l’île danoise; que deux autres y avaient passé sans s’arrêter, et que l’on avait vu partir de la colonie anglaise Saint-Christophe six vaisseaux de guerre, quinze marchands et deux galiotes à bombes.
Le gouverneur de Saint-Domingue comprit qu’il allait se trouver dans une situation critique. L’important était de savoir s’il aurait à lutter en même temps contre toutes les forces alliées. Bientôt le doute à cet égard ne lui fut plus permis. Il sut pertinemment que ses craintes ne tarderaient pas à se réaliser. Quoiqu’il n’eût que cinq cents hommes avec lui pour défendre vingt lieues de pays, il ne laissa pas d’en détacher cent, sous la conduite du chevalier de Bernanos, major du Port-de-Paix, pour augmenter la garnison de cette place; il chargea cet officier d’ordres et d’instructions pour MM. de Graff et de la Boulaye, lieutenants du roi, l’un au Cap, l’autre au Port-de-Paix, ainsi que pour le capitaine de Girardin et le chevalier du Lion, officiers d’artillerie.
Les Anglo-Espagnols ne tardèrent pas à débarquer et ils vinrent assiéger le Cap et le Port-de-Paix. Du Casse aurait voulu empêcher la chute de cette dernière ville. Il était au Cul-de-Sac, où il se croyait tous les jours à la veille d’être attaqué par des forces supérieures venant de la Jamaïque. Le bruit courait qu’un corps considérable était arrivé d’Angleterre dans cette île,avec ordre d’enlever du Casse.
Le gouverneur néanmoins, avant l’investissement complet du Port-de-Paix, voulut tenter, avec une vingtaine d’hommes, de se jeter dans cette place, ou bien de rallier les habitants épars dans la campagne, afin d’essayer à leur tête une diversion.
Avant de partir, il assembla le conseil de guerre et lui fit part de sa résolution. A l’unanimité, le conseil l’engagea à ne pas persévérer dans sa résolution, lui représentant qu’il courait grand risque d’être coupé dans sa ligne de retraite, d’être pris ou tué; qu’en admettant même qu’il en revînt sain et sauf, il risquait d’apprendre l’attaque simultanée des principales villes, tandis qu’il ne se trouverait dans aucune et tiendrait la campagne; que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester à Léogane, point le plus important de la colonie. Ces observations judicieuses, du Casse se les était faites à lui-même avant de prendre l’avis du conseil. La rectitude de son jugement lui en avait démontré la justesse, mais il ne voulait pas qu’on pût lui reprocher de n’avoir pas songé à faire une tentative pour sauver la partie menacée de la colonie.
Il se rangea néanmoins à l’opinion du conseil et laissa le Port-de-Paix livré à ses propres forces, se contentant, pendant tout le siége, d’inquiéter les alliés par des attaques continuelles.
Le quinzième jour de l’investissement du Port-de-Paix, les officiers français qui commandaient dans cette place, la Boulaye, du Paty, Bernanos, Girardin, du Lion, Danzé, décidèrent une sortie générale de nuit, espérant, à la faveur de l’obscurité, traverser les lignes ennemies et trouver un refuge dans une autre partie de la colonie; les assiégeants, prévenus par des soldats déserteurs, attendirent la sortie, qui vint donner dans un gros d’ennemis. Bernanos fut tué. Les troupes françaises, à la suite d’actes incomparables de bravoure, parvinrent à percer les rangs ennemis, et trouvèrent un refuge sur une hauteur voisine, où ils se retranchèrent de telle sorte que les alliés, n’osant les y venir attaquer, se contentèrent de piller la ville abandonnée.
La discorde s’étant mise entre les soldats des deux nations, ils se réembarquèrent.
La colonie française eut fort à faire pour réparer les pertes éprouvées. Telle était, cependant, la vitalité que du Casse savait imprimer, telle était son énergie, que, moins de deux mois après le départ des Hispano-Anglais, il ne craignait pas de solliciter l’autorisation de conquérir la partie espagnole de l’île de Saint-Domingue, ne demandant au roi, pour cette expédition, que peu de renforts.
Tandis que du Casse songeait à marcher contre San-Domingo, les Anglais faisaient de grands préparatifs pour une nouvelle descente dans son gouvernement. A la Jamaïque, on s’indignait que les officiers commandant les forces alliées n’eussent rien tenté contre Léogane, et l’on semblait tout disposer pour réparer ce que l’on affectait de considérer comme une lâcheté.
Du Casse s’inquiéta peu de préparatifs si ouvertement commencés et d’une expédition si bruyamment annoncée. Il eut raison; les Anglais ne parurent pas.
Des occupations de la plus haute importance, à l’intérieur de son gouvernement, lui firent négliger ses projets.
Louis XIV, en apprenant le projet des Anglais et des Espagnols de faire une descente dans l’île de Saint-Domingue, avait fait armer plusieurs navires pour porter secours à la colonie. Mais ces bâtiments n’avaient pas encore quitté les ports du royaume, lorsque arriva la nouvelle que tout était terminé. La Cour voulut alors que ces vaisseaux, sous le commandement du chevalier des Augiers, allassent en Amérique, pour transporter à Saint-Domingue les habitants de l’île de Sainte-Croix, une des Petites-Antilles, au sud-est de Porto-Rico. Du Casse prit toutes les dispositions nécessaires pour recevoir et caser le mieux possible les nouveaux colons.
Différents quartiers du Cap-Français et du Port-de-Paix, saccagés et abandonnés par leurs habitants pendant la guerre, furent réparés de façon à pouvoir loger les colons de Sainte-Croix dès qu’ils se présenteraient.
Le roi voulait augmenter la richesse et la puissance de Saint-Domingue par le transport dans cette île de tout ce qui se trouvait dans celle de Sainte-Croix, ayant fort bien jugé que cette dernière ne pourrait jamais se défendre seule contre des attaques extérieures. Seuls, les Français avaient pu se maintenir quelque temps à Sainte-Croix, et au prix de grands efforts. Cette île avait été successivement, en l’espace de moins d’un siècle, aux mains des Hollandais, des Anglais, des Espagnols et enfin des Français. Le dernier gouverneur avait été le chevalier de Lorière auquel on avait donné pour successeur le comte du Boissy-Ramé qui n’avait pas encore rejoint son poste lorsque l’ordre vint de transporter la colonie de Sainte-Croix à Saint-Domingue. En son absence, Galiffet, lieutenant du roi, commandait.
Afin que nul ne pût profiter de l’abandon de l’île par la France, le chevalier des Augiers mit le feu partout après le départ des habitants, ensabla le port, fit sauter des quartiers de roches qui roulèrent dans les terrains cultivables.
Tous les immigrants furent installés dans la plaine du Cap-Français, que cet accroissement de population rendit en quelque temps très-florissante. Le comte du Boissy-Ramé, étant arrivé, reçut (en qualité de gouverneur de Sainte-Croix) le commandement de la côte septentrionale de Saint-Domingue. En l’absence du gouverneur, le commandement supérieur de toute la colonie, ainsi que l’île de la Tortue, lui revenait de droit.
La conduite tenue par les deux lieutenants de du Casse au Cap-Français et au Port-de-Paix, de Graff et la Boulaye, lors de l’invasion anglo-espagnole, avait été si molle que la colonie tout entière avait fait entendre contre eux un cri de réprobation.
Du Casse ne cessait de demander à la Cour l’instruction de leur procès. Son bon sens lui faisait comprendre qu’il était impossible de laisser ces deux officiers sous le coup des violentes accusations que chacun lançait contre eux. Il était nécessaire de faire éclater publiquement leur innocence ou d’établir leur culpabilité.
Des colons prétendaient même que Graff s’était entendu avec l’ennemi. C’était une grave erreur; la peur seule de tomber vivant entre les mains des Espagnols lui avait fait commettre fautes sur fautes. Ceux-ci cependant n’avaient rien omis pour l’attirer dans leurs rangs; ils lui avaient même offert le grade de vice-amiral. Mais c’étaient là de trop belles promesses pour qu’il crût à leur réalisation.
La réputation de Lefebvre de la Boulaye n’était pas meilleure que celle de Graff. Il avait augmenté l’animadversion générale, en récriminant contre chacun et particulièrement contre du Casse.
Les choses en étaient venues à ce point que le gouverneur de Saint-Domingue manda au comte de Pontchartrain que laisser dans leur position, sans les justifier, ces deux officiers, pouvait devenir fort dangereux, attendu qu’en cas d’événements critiques, aucun homme d’honneur n’accepterait de servir sous leur commandement.
L’ordre vint enfin d’informer contre eux. Beauregard et Galiffet furent chargés de recevoir les dépositions. Les charges qui pesaient sur les deux inculpés étaient écrasantes. L’instruction ne releva aucun acte de trahison, mais leur incapacité et presque leur lâcheté ayant été établies, tous deux furent révoqués.
Les Anglais cependant ne renonçaient pas à l’espoir de ravager Saint-Domingue, et de tirer une éclatante vengeance des prises faites par du Casse à la Jamaïque. Chaque jour se manifestait plus clairement leur intention.
La cour de France aurait voulu les prévenir dans leur dessein, en portant la guerre dans les colonies britanniques. Pontchartrain, dans ses lettres à du Casse, invite ce dernier à voir ce qu’il pourrait faire à cet égard. Mais du Casse n’avait que fort peu de troupes, à peine même le nécessaire, pour assurer la sûreté de Saint-Domingue. En effet, le roi avait envoyé le chevalier Renau avec une escadre croiser aux environs de Cuba, pour surveiller le passage des galions et s’en emparer. Cet officier avait été autorisé à lever des hommes à Saint-Domingue. Du Casse lui en avait fourni autant qu’il avait pu en trouver, de sorte que lui-même était fort au dépourvu, lorsque le ministre le pressa de faire une tentative contre l’île anglaise de la Jamaïque.
«Comment serais-je en pouvoir d’attaquer la Jamaïque! écrivit du Casse, je n’ai personne; s’il y allait de me sauver la vie, je ne trouverais pas cinquante flibustiers, le rebut de tous les autres. Tous les quartiers sont en proie aux esclaves. Je ne puis pas mettre six cents hommes en armes, et la Jamaïque en a encore seize cents, un port bien défendu, une ville et des retranchements. Si nous avions été dehors, l’Armadille, qui était à la Havane, n’aurait pas manqué de profiter de l’occasion. Il en faut revenir à mon projet et se rendre maître de toute l’île de Saint-Domingue.»
Le chevalier des Augiers, parti pour l’Europe, après s’être entendu avec du Casse, s’était chargé de proposer à la cour de France un plan de campagne, conçu avec le gouverneur de Saint-Domingue, contre les diverses colonies anglaises des Antilles. Louis XIV approuva le projet, chargea de son exécution le chevalier des Augiers, qui revint en Amérique, à la fin de l’année 1696, muni d’instructions et porteur d’une lettre de Pontchartrain pour du Casse. Dans cette dépêche, le ministre le prévenait que «le chef d’escadre, baron de Pointis, allait aux îles avec plusieurs vaisseaux pour courir sus aux ennemis qui faisaient le commerce des colonies françaises.» C’était le prétexte de l’expédition. Dans cette même lettre, Pontchartrain laissait entendre à du Casse que cet armement était destiné à une grande entreprise cachée, dont le but véritable devait rester secret, et que le gouverneur de Saint-Domingue pourrait s’y associer, s’il ne jugeait pas sa présence indispensable dans sa colonie.
Pour en revenir au chevalier des Augiers, il alla croiser près la côte de Caraque, s’empara d’un galion appelé la Patache de la Marguerite, où il y avait huit à neuf cent mille livres de cacao de Caraque, neuf mille cinq cents piastres, une cargaison de tabac, de vanille, de cochenille, et une quarantaine de canons en fonte.
Le 12 janvier 1697, il rencontra, à douze lieues au vent de San-Domingo, l’Armadille qu’il cherchait.
L’amiral espagnol, qui commandait en chef, arriva sur lui jusqu’à deux portées de canon, se mit en ligne, déploya l’étendard royal, paraissant offrir le combat. Des Augiers courut à terre pour gagner le vent et y réussit. Mais dès qu’il se fut approché, l’amiral tint le large. Des Augiers se mit alors en devoir de l’attaquer, mais ne put le joindre, les vents étant contraires.
Le Bon, autre vaisseau de l’escadre française, fut plus heureux. Il poursuivit le navire espagnol, le Christ, portant pavillon de vice-amiral, et s’en empara.
Des Augiers vint ensuite à l’île Avache avec son escadre; il se rendit à Léogane où il eut un long entretien avec du Casse, puis il reprit la mer pour aller à Honduras.
Sur son ordre, le chevalier du Romegou, un de ses officiers, fit relâche à Saint-Domingue, puis ramena le galion pris avec tout son chargement en France.
Le Favori, sous les ordres du chevalier de la Motte d’Hérant, conduisit le Christ au Cap-Français.
Quelques jours après le départ de l’escadre, du Casse reçut, par la frégate le Marin, une lettre du comte de Pontchartrain, qui lui mandait, à la date du 26 septembre 1696:
«Que le roi ayant agréé le projet d’un armement considérable que faisait le baron de Pointis pour une entreprise dans le golfe du Mexique, Sa Majesté voulait qu’il en fût informé; qu’à cet effet on lui dépêchait exprès la frégate le Marin, un des vaisseaux accordés à M. de Pointis; que ces vaisseaux étaient au nombre de sept, qu’il y avait outre cela une galiote et des flûtes, et deux mille hommes de débarquement avec lesquels M. de Pointis prétendait être en état d’insulter une ville de la côte; mais qu’encore qu’il estimât ces forces suffisantes pour espérer un succès favorable de son entreprise, néanmoins, pour l’assurer mieux encore, il était nécessaire qu’il employât toutes celles de la colonie de Saint-Domingue; qu’il ne manquât donc point de les réunir; que l’on comptait qu’il pourrait fournir mille ou douze cents hommes, sans trop dégarnir son gouvernement, n’étant pas à présumer que les ennemis pensassent à l’attaquer, tandis qu’il y aurait une escadre aussi forte dans le golfe; que l’on espérait que, quand elle arriverait à Saint-Domingue, elle y trouverait un secours tout prêt à être embarqué.»
Dans cette lettre pas plus que dans la première, Carthagène n’était désignée, mais du Casse avait eu vent que Pointis avait cette ville pour objectif. Le gouverneur désapprouvait ce projet, trouvant beaucoup plus utile de consacrer le puissant armement qui se préparait à la prise de San-Domingo, clef des possessions espagnoles dans le golfe du Mexique. Il l’écrivit à Pontchartrain. Ce conseil était sage et juste; le suivre eût été agir pour le bien de l’Etat. En le donnant, du Casse remplissait un devoir envers la patrie, sans s’inquiéter de l’intérêt des particuliers qui faisaient en partie les frais de l’armement. La prise de San-Domingo aurait couvert les dépenses, mais n’aurait rapporté aucun profit.
Où trouver des armateurs capables de faire de pareilles avances d’argent sans l’espérance de bénéfices considérables! Le patriotisme seul n’aurait pas suffi pour les engager à courir de tels risques! La cour saisit l’utilité des projets de du Casse. Le roi se rendit compte des avantages qui résulteraient, pour le succès de ses armes en Amérique, de la possession complète de l’île de Saint-Domingue, mais il avait alors à combattre une coalition européenne. Songer à distraire de cette lutte gigantesque soldats ou argent, eût été imprudent. Il valait donc mieux, puisque la France n’était pas en état de faire des conquêtes dans le Nouveau-Monde, se contenter d’encourager et d’aider les simples particuliers à s’enrichir aux dépens de l’ennemi.
Le baron de Pointis avait été désigné pour commander l’armement qui se préparait en France. C’était un homme de valeur, ayant beaucoup de qualités et encore plus de défauts, d’un orgueil insupportable; se croyant toujours supérieur à ce qui l’entourait; insolent à l’excès, vaniteux jusqu’au ridicule, traitant ses inférieurs et même ses égaux avec une hauteur qui n’avait d’égale que sa suffisance, tranchant du grand seigneur avec une superbe insuffisamment justifiée par sa naissance, peu soucieux du bien de l’Etat, ne prenant conseil que de lui-même sans vouloir écouter aucun avis, sacrifiant le bien général à son intérêt particulier, et celui du roi à sa propre vanité.
Pour faire comprendre le caractère des deux hommes qui devaient commander l’expédition de Carthagène, nous allons donner ici le jugement que Charlevoix porte sur eux:
«Le baron de Pointis avait toute la valeur, l’expérience et l’habileté nécessaires pour se distinguer à la guerre, comme il a toujours fait. Il avait de la fermeté, du commandement, des vues, du sang-froid et des ressources. Il était capable de former un grand dessein et de ne rien épargner pour le faire réussir. Mais s’il est permis de juger de lui par ce qu’il fut dans toute la suite de l’action la plus marquée de sa vie, il avait l’esprit un peu vain et l’idée qu’il s’était formée de son mérite, l’empêchait quelquefois de reconnaître celui des autres; il n’avait jamais passé pour être intéressé jusqu’à l’expédition dont nous allons faire le récit; cependant, il est vrai que l’intérêt y parut sa passion dominante et qu’elle lui fit faire, ou du moins tolérer des actions qui ont déshonoré le nom français dans l’Amérique. Tant il est vrai que souvent nous ne sommes vertueux que faute d’occasion d’être criminels, ou qu’il est certaines tentations délicates qui, non-seulement nous découvrent des défauts dont nous nous flattions d’être exempts, mais qui en font même naître en nous qui n’y étaient pas. Mais rien n’a fait plus de tort au baron de Pointis que le contraste de sa conduite avec celle d’un homme qui eut bien autant de part que lui au succès d’une expédition, et qu’il ne s’efforça, ce semble, de dénigrer d’une manière indigne d’un homme d’honneur que parce qu’il l’avait trop maltraité pour souffrir qu’on lui rendît justice.
«Je parle du gouverneur de Saint-Domingue. M. du Casse allait d’abord au bien du service et de l’Etat, et, s’il ne s’oubliait pas, il ne songeait à soi que quand il avait mis en sûreté l’intérêt public, auquel il a même sacrifié plus d’une fois le sien propre. Il est vrai que son habileté le mettait toujours au-dessus des plus fâcheux contre-temps, mais il voulait que tout le monde en profitât aussi bien que lui. Il ne pouvait former que des desseins nobles et utiles, et il lui eût été impossible d’y employer des moyens qui ne fussent pas proportionnés à des fins si relevées. Sa valeur allait de pair avec sa prudence: quelque revers qu’il eût essuyé, dans quelque extrémité qu’il se soit trouvé, il n’a jamais manqué de ressources, mais il ne les a jamais cherchées que dans son courage et sa vertu. Ses pertes n’ont pas moins contribué à sa réputation que ses succès, parce qu’il s’en relevait toujours d’une manière dont lui seul était capable. Enfin, du caractère dont il était, s’il eût commandé en chef dans l’expédition où son zèle pour l’Etat le porta à s’engager comme simple volontaire, il eût su mettre en œuvre toutes les bonnes qualités de M. de Pointis et il se fût fait un plaisir de lui en faire honneur; au lieu que M. de Pointis s’efforça inutilement d’obscurcir les siennes et de faire croire qu’elles ne lui avaient été d’aucune utilité.»
Au mois de janvier 1697, du Casse avait reçu par le capitaine de Saint-Vandrille, commandant le navire le Marin, une lettre de Pontchartrain, lui prescrivant de réunir tous les flibustiers et de les retenir dans la colonie jusqu’au 15 février 1697, époque à laquelle devait arriver Pointis.
Saint-Vandrille avait été chargé, en outre, de faire savoir au chevalier des Augiers qu’il eût à se joindre, lui et son escadre, à celle du baron de Pointis. Ce dernier ordre arrivait trop tard; des Augiers avait fait voile pour la France, ne laissant que deux frégates le Christ et le Favori, commandées par le chevalier de la Motte d’Hérant.
C’était beaucoup exiger des flibustiers que de vouloir les maintenir dans l’inactivité pendant deux mois, avec interdiction de la course. «Tout autre que du Casse n’en serait point venu à bout,» dit Charlevoix. Pointis n’arriva pas au jour fixé. Le mois de février se passa sans qu’on eût de ses nouvelles à Saint-Domingue. Les flibustiers murmuraient, menaçant de se débander; le gouverneur dut avoir recours à toute son influence sur eux, à toute son adresse pour les maintenir. Le 1er mars, Pointis parut. Il mouilla en vue du Cap-Français sans entrer dans le port. Le chevalier de Galiffet était au Cap, du Casse à l’Esterre.
Galiffet alla trouver le chef de l’expédition, de prévint qu’il avait exécuté les ordres du gouverneur et réuni tout ce qu’on avait pu le procurer de troupes et de vivres. Il lui fit connaître aussi le départ du chevalier des Augiers. Pointis parut fort contrarié de ce départ, et donna l’ordre à La Motte d’Hérant de se tenir prêt à le suivre avec le Christ, laissant trois frégates à Galiffet pour s’embarquer avec ses troupes. Il se rendit ensuite vers l’Esterre, où il mouilla le 16 mars.
Le jour même il vit du Casse. Dès leur première entrevue commença la mésintelligence qui régna si longtemps entre ces deux hommes. Le gouverneur ayant informé Pointis qu’il lui fournirait douze cents hommes, ce dernier fit à du Casse de violents reproches de ce qu’il ne mettait à sa disposition qu’aussi peu de monde; Pointis insinua que le gouverneur cherchait à mettre obstacle à l’expédition, prétendit que la colonie devait et pouvait fournir quinze cents hommes au moins; affirmant qu’on lui en avait promis deux mille cinq cents et déclarant que s’il n’en obtenait pas quinze cents, il ne pourrait tenter l’expédition projetée, et que dans ce cas il retournerait en France, faisant retomber toute la responsabilité de l’avortement de ses projets sur le gouverneur. Or, demander que la colonie fournît un plus grand nombre d’hommes, c’était l’exposer à sa ruine, en rendant possible un coup de main de l’ennemi. Du Casse essaya de faire comprendre cette vérité à l’entêté et orgueilleux baron, mais ce fut en vain. Pointis ne voulut entendre à rien.
Lui-même le raconte naïvement dans le récit qu’il fait des deux premiers entretiens qu’il eut avec du Casse. Sans s’en apercevoir et malgré lui, il rend entièrement justice à son adversaire, tout en voulant l’accuser. Bien que n’ayant aucun ordre de prendre part à l’expédition, du Casse offrit le concours de sa personne à Pointis. Au lieu d’accepter avec bonheur les services d’un homme à même, par sa connaissance du Nouveau-Monde, de lui être de la plus grande utilité, au lieu de se montrer flatté que le gouverneur de Saint-Domingue, c’est-à-dire le premier personnage de la marine royale dans les colonies françaises d’Amérique, consentît à servir sous ses ordres, le baron chercha à humilier du Casse et lui refusa une part convenable dans le commandement. Jugeant les autres d’après soi-même, Pointis pensait que cette blessure, faite à l’amour-propre du gouverneur, suffirait à retenir ce dernier loin du théâtre de la campagne qui allait s’ouvrir, aussi ne peut-il s’empêcher de manifester sa surprise: «d’apprendre, écrivit-il à Pontchartrain, que du Casse faisait entendre qu’il se serait plutôt embarqué simple soldat que de n’avoir point de part dans une affaire aussi glorieuse; il paraissait dans ce discours beaucoup de courage et de désir de gloire.»
Du Casse, en effet, avait dit qu’il servirait plutôt comme simple soldat que de ne point partager le danger d’une aussi glorieuse campagne, et dans une lettre au ministre, datée du 30 mars 1697, il écrivit:
«Monseigneur, vous ne m’ordonnez pas de suivre ce détachement; cependant je ne vois rien de plus important et je me suis résolu à m’embarquer, quelque dégoût personnel qu’il y ait pour mon caractère. Si je ne m’embarquais pas, le secours que je donne à M. de Pointis lui serait devenu inutile; je vous assure qu’il aurait été impossible d’en faire embarquer la plus petite portion, et il était évidemment à craindre qu’ils n’eussent fait plus de mal que de bien, ou évité par mille détours de se trouver au rendez-vous.
«Cette raison, Monseigneur, m’a déterminé. Je ne suis pas désireux d’une fausse gloire; mais M. de Pointis n’est pas assez fort, quoi qu’on s’imagine, pour former une entreprise, et c’est certainement commettre les armes du roi à un échec; cela est un fait certain, et il est douteux que la colonie soit attaquée. Son sentiment était que j’embarquasse tout; mais mes raisons sont très-différentes en cela des siennes, et j’ai été mon chemin. Il n’en sera peut-être pas content. Je ne saurais qu’y faire.»
Pointis ne tarda guère à s’apercevoir en effet que, sans le concours de du Casse, il n’aurait pu conduire à bonne fin son expédition, et les prévisions du gouverneur de Saint-Domingue, dans sa lettre à Pontchartrain, se réalisèrent de point en point. Quels qu’aient été les torts de Pointis, ils eurent pour résultat de mettre en lumière le patriotisme et la modestie de du Casse. On dénie à celui-ci le rang que doit lui assigner sa qualité de gouverneur de la plus importante colonie française en Amérique; il répond qu’il partira comme simple volontaire, offrant le premier ce noble exemple que devaient donner après lui deux autres grands citoyens, Vauban et Grouchy. En 1706, le premier, depuis longtemps maréchal de France, proposa au présomptueux duc de La Feuillade, dont le caractère offrait beaucoup d’analogie avec celui de Pointis, de servir comme volontaire dans son armée qui allait faire le siége de Turin.
—Je vous suis obligé, répondit le gendre de Chamillart, j’espère prendre Turin à la Cohorn.
Le siége traînant en longueur, Louis XIV consulta Vauban, qui s’offrit encore pour aller conduire les travaux comme un simple ingénieur.
«Mais, monsieur le maréchal, lui dit le roi, songez-vous que cet emploi est au-dessous de votre dignité?
—Sire, ma dignité est de servir l’État; je laisserai le bâton de maréchal à la porte et je le reprendrai quand nous serons dans la place.»
En 1793 un décret de la Convention, excluant les gentilshommes de tout emploi militaire, éloigne de l’armée le marquis de Grouchy; ses soldats, qui l’adorent, veulent le retenir; le futur maréchal s’échappe furtivement de son camp et se retire dans un département voisin du théâtre de la guerre; là, il apprend que les gardes nationaux vont marcher contre l’ennemi; il prend un fusil et part avec eux, disant: «S’il ne m’est pas permis de conduire nos phalanges à la victoire, on ne saurait m’empêcher de verser mon sang pour ma patrie!»
Vauban, Grouchy, du Casse, soldats à chacun desquels les circonstances ont fait une réputation si différente, surent bien mériter de la patrie, en faisant à son salut le sacrifice difficile de leur amour-propre.
Pointis, par son insolence, faillit amener les plus grands malheurs; du Casse, par sa sagesse et par sa prudence, put heureusement les conjurer. Les habitants de la colonie et les flibustiers, choqués des manières dures et impérieuses de Pointis à leur égard et de sa conduite envers leur gouverneur, ressentaient les injures faites à ce dernier, comme si elles s’adressassent à eux-mêmes.
Le baron se donnait le titre de général des armées de France, de terre et de mer, dans l’Amérique, et cependant il était dans le gouvernement d’un homme qui n’avait aucun ordre de le reconnaître pour son supérieur et sur lequel il ne pouvait exercer aucune juridiction. Il s’était donné une garde et exigeait qu’on battît au champ dès qu’on l’apercevait. Il rendait des ordonnances, les faisait afficher de son autorité privée, jouant au souverain. Du Casse essayait de pallier la mauvaise impression, conséquence de cette conduite. Néanmoins, mis en défiance par les paroles inconsidérées du chef de l’expédition, habitants et flibustiers commencèrent à manifester la crainte d’être frustrés dans le partage du butin; ils voulurent être fixés à ce sujet. Pointis n’osa leur refuser satisfaction.
«Trouvant juste, écrivit-il, la demande qu’ils faisaient d’être assurés de la part que je leur donnerais au partage des prises, je la leur expliquai par un écrit fort court et fort net, que je fis afficher. Il portait que je les ferais partager au butin homme pour homme avec les équipages des vaisseaux du roi.
«Je m’étais informé de leurs coutumes, et j’avais appris qu’entre diverses manières de partage, dont la plupart étaient embarrassantes par leurs extrêmes divisions, la plus usitée était, comme je viens de le dire, d’homme pour homme. Une frégate, par exemple, de cent tirant, le double d’une de cinquante, et ainsi du reste à proportion. Je ne balançai pas dans le choix; et pour leur expliquer que je ne touchais point aux parts du roi, de monsieur l’amiral, ni des armateurs, desquelles je n’étais pas en droit de disposer, je spécifiai qu’ils partageraient homme pour homme avec les équipages des vaisseaux, c’est-à-dire à tout ce que nous étions de gens composant cet armement, il avait plu à Sa Majesté d’accorder qu’il nous reviendrait un dixième du premier million, et un trentième de tous les autres millions que nous pourrions acquérir; sur quoi, par mon écrit, je m’engageais de faire la part des flibustiers. Du Casse me dit que j’avais sans doute pris la meilleure et la plus facile manière, et qu’il me priait seulement de lui laisser un original de cet écrit et d’y comprendre la frégate le Pontchartrain, reste infortuné de l’armement de Renau, et commandé par de Mornay, lieutenant de vaisseau du roi, qui m’avait demandé de servir dans l’escadre, aux mêmes conditions que j’accorderais aux corsaires flibustiers, aussi bien qu’une frégate de Saint-Malo armée, moitié guerre et moitié marchandise, que du Casse désira aussi voir énoncée dans l’écrit que je lui laissai. Cet écrit mérite attention.»
Cet écrit sur lequel Pointis appelle l’attention, mais qu’avec une rouerie indigne d’un gentilhomme il a soin de ne pas citer, est conçu en termes qui justifient pleinement les prétentions émises, six mois plus tard, par les flibustiers soutenus par du Casse. Il donne tort à Pointis:
«Nous sommes convenus, y est-il dit, que les habitants, flibustiers, nègres et habitants de la côte Saint-Domingue qui se sont joints à l’armement dont Sa Majesté m’a confié le commandement, partageraient au provenu des prises qui seraient faites, homme par homme avec les équipages embarqués sur les vaisseaux de Sa Majesté.
«A bord du Sceptre le 26 mars 1697.—
Signé: Pointis.
«Vu: du Tilleul.
«En ce compris le Pontchartrain, et la Marie de Saint-Malo.»
Parmi les historiens qui ont parlé des démêlés du chef de l’expédition avec du Casse, celui qui a traité la question avec le plus d’autorité est Charlevoix; mais il n’a pas donné l’original de la convention que nous venons de citer, et il avoue n’en pas connaître les propres termes. Cette pièce se trouve aux archives du ministère de la marine en doubles copies, certifiées conformes par les deux contradicteurs, l’une par du Casse, l’autre par Pointis lui-même. Toutes les deux sont identiques.
Le gouverneur de Saint-Domingue fit afficher cet écrit à la porte de l’église et sur la place du Petit-Goave; il répondit à Pointis de la fidélité des troupes de la colonie, se porta garant de la sincérité de la parole du général auprès de ses administrés.
Sur ces entrefaites, un officier du Pontchartrain (vaisseau commandé par le chevalier de Mornay), de garde au fort de la ville, fit mettre en prison un flibustier qui avait fait du tapage. Les camarades de celui-ci, indignés qu’un officier, dont ils se considéraient comme indépendants, eût pris cette liberté, sans s’informer de la culpabilité ou de l’innocence de leur compagnon, s’ameutèrent à l’entrée du fort. L’officier de garde les fit sommer de se retirer, les menaçant, en cas de refus, de faire tirer sur eux. Cette injonction n’ayant produit aucun effet, une décharge fut faite et en jeta trois sur le carreau. Immédiatement plus de deux cents flibustiers vinrent, les armes à la main, cerner le fort, exigeant qu’on leur livrât l’officier qui avait commandé le feu. Du Casse se tenait à l’écart, depuis que Pointis avait pris en main toute l’autorité; ce dernier accourut sur le théâtre de la sédition, mais sa présence ne fit qu’exaspérer les flibustiers; il fut exposé à de graves dangers et se vit réduit à implorer l’aide du gouverneur. Du Casse vint et, dit Charlevoix, «Il ne lui coûta, pour remettre tout dans l’ordre, que de se montrer avec cet air de maître qu’il savait prendre à propos.» Aux premiers mots qu’il dit, les flibustiers rentrèrent dans le devoir; l’officier qui avait commandé le feu fut envoyé aux arrêts sur son bord, et tout rentra dans l’ordre.
On fit alors les préparatifs de départ, bien que le but de l’expédition ne fût pas encore fixé définitivement; du Casse conseillait d’aller chercher les galions à Porto-Bello, disant qu’ils devaient s’y trouver encore, ou bien être en route pour Carthagène, et qu’on était sûr de les rencontrer en mer, s’ils avaient déjà quitté Porto-Bello. Pointis ne fut pas de cet avis, et son opinion prévalut.
On eut à regretter de ne pas avoir suivi le conseil de du Casse, car on sut bientôt qu’on aurait trouvé les galions à Porto-Bello, où la confusion avait été extrême à l’annonce du danger qu’ils couraient. Les navires ennemis portaient près de deux cent millions de francs. «C’est, écrivait par la suite du Casse, le plus grand coup manqué depuis que les hommes naviguent.»
Enfin le cap fut mis sur Carthagène. L’expédition arriva le 6 avril devant Sambay, point situé à une quinzaine de lieues de Carthagène; des vents contraires la retinrent en cet endroit jusqu’au 13. Ce temps d’arrêt fut employé à faire le démembrement exact des forces expéditionnaires et à convenir des signaux.
L’escadre était composée de sept gros vaisseaux:
Le Sceptre de 84 canons, avec 650 hommes d’équipage, monté par le baron de Pointis.
Le Saint-Louis, 64 canons, 450 hommes d’équipage, monté par le chevalier de Lévis-Mirepoix.
Le Fort, 76 canons, 450 hommes, monté par le vicomte de Coëtlogon.
Le Vermandois, l’Apollon, le Furieux, le Saint-Michel, portant chacun 60 canons et 350 hommes, montés par les capitaines de vaisseau du Buisson, de Gombault, de la Motte-Michel et de Marolles.
Le Christ, commandé par le chevalier de la Motte d’Ayran, ayant 44 canons et 220 hommes d’équipage.
La Mutine, de 34 canons, avec 200 hommes (capitaine Massiat).
L’Avenant, 30 canons, 200 hommes (chevalier de Francine).
Le Marin, 28 canons, 180 hommes (de Saint-Vandrille).
La galiote à bombes l’Eclatante (de Monts).
Le brigantin la Providence (chevalier du Liscoët).
L’escadre auxiliaire, fournie et commandée par du Casse, était formée de:
Sept frégates de 8 à 24 canons: la Serpente, le Cerf volant, la Gracieuse, le Pembrocke, la Mutine, le Jarzé, l’Anglais, montées par 650 flibustiers.
Le Pontchartrain commandé par le chevalier de Mornay.
Plusieurs autres petits navires de différentes grandeurs portaient à environ 1400 ou 1500 hommes le chiffre du secours fourni par Saint-Domingue.
Le corps expéditionnaire se composait de 110 officiers, 55 gardes de la marine, 2100 matelots, 1800 soldats. Effectif total: au moins 4000 combattants.
Le chef d’état-major était le chevalier de Sorel, ayant pour sous-chef le major de Thésut, et en qualité d’attachés à l’état-major les chevaliers de Jaucourt et de Pointis.
Le commissaire général de la marine se nommait du Tilleul.
Quelques officiers du génie avaient été adjoints à l’expédition; parmi eux les chevaliers de Ferrière, Ducrot, de Courcy.
Les gardes de marine du Ché, de la Lande, de Rochebonne faisaient fonctions d’aides de camp auprès du commandant supérieur Pointis.
On distribua en régiments de marche les soldats qui étaient sur les vaisseaux du roi. A leur tête pour colonels et lieutenants-colonels, la Roche du Vigier, chevalier de Vezins, de Vaujour, chevalier de Marolles, de la Chesneau, de Brem, Simonet, de Firmont.
Un bataillon de quatre cents matelots fut formé et mis sous le commandement du chevalier de Vaux, ayant pour officiers MM. de Sigolas, Carcavis, de Sabran, de Longue-joue.
Les flibustiers conservèrent leurs officiers élus par eux. Les soldats tirés de Saint-Domingue eurent pour chef la Bonninière de Beaumont.
Le 13 avril au soir, Pointis vint en vue de Carthagène. Avant de continuer ce récit, nous croyons utile de donner une description exacte de cette ville, d’après les mémoires du temps.
«L’entrée de ce port admirable, qu’on appelle le Lagon de Carthagène, est, ainsi que je l’ai déjà remarqué, fort étroite; d’où lui est venu le nom de Bocca-Chiqua, duquel on a fait par corruption celui de Boucachique. Le fort qui le défend est sur la gauche en entrant, au milieu et au plus étroit de la passe, à cause d’un petit islet qui se trouve vis-à-vis. Il est à trois lieues au sud-ouest de Carthagène. On tourne ensuite pendant deux lieues depuis le sud-ouest jusqu’au nord-nord-est, et l’on trouve sur la même main un second fort qui porte le nom de Sainte-Croix. Les fortifications n’en étaient pas régulières, mais sa situation le rend presque inaccessible; il n’y peut aborder à la fois que peu de chaloupes, et l’on n’y saurait aller par terre, parce qu’il est environné de marécages et d’un grand fossé plein d’eau où la mer dégorge. La ville est à une lieue de là sur le même air de vent; mais aux deux tiers du chemin on rencontre de petites îles, entre lesquelles le passage est fort étroit. Carthagène est divisée en haute et basse ville. Celle-ci se nomme Hihimani, mot indien qui veut dire faubourg. L’une et l’autre étaient assez régulièrement fortifiées, et elles sont séparées par un fossé où la mer entre et sur lequel il y a un pont-levis. Hihimani, qui est comme une forteresse à sept bastions, est au sud-est de la ville haute, qui est proprement ce que l’on appelle Carthagène, et à quatre cent toises est-sud-est de Hihimani on trouve dans la grande terre le fort de Saint-Lazare, où l’on va aussi par un pont-levis. Ce fort commande les deux villes, et il est commandé lui-même par une montagne de très-difficile accès. Notre-Dame de la Poupe est éloignée de douze cent cinquante toises de Saint-Lazare au sud-est. C’est un couvent de religieux, dont l’église regardée d’un certain côté a la figure d’une poupe de vaisseau.»