L'amour au pays bleu
The Project Gutenberg eBook of L'amour au pays bleu
Title: L'amour au pays bleu
Author: Hector France
Release date: January 22, 2006 [eBook #17573]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
L'Amour au Pays Bleu
Eau-forte de A. BALLIN
d'après un dessin à la plume de GODEFROY DURAND
HECTOR FRANCE
A ma chère Irma, mon amie fidèle dans mes bons et mauvais jours, je dédie cette nouvelle édition du livre qu'elle aime.
![]()
IL A ÉTÉ TIRÉ 25 EXEMPLAIRES SUR JAPON TOUS NUMÉROTÉS A LA PRESSE
PRIX: 20 FRANCS
![]()
LONDRES A. Martin et V. Hubert
LIBRAIRES-ÉDITEURS
Prince's Buildings, Coventry Street, W.
![]()
1885
Avant-Propos des Editeurs.
our nos débuts, nous avons la bonne fortune d'offrir au public un livre d'Hector France; ce n'est, il est vrai, qu'une réédition, mais nous sommes fermement convaincus qu'en rééditant l'œuvre saisissante et très originale qu'on va lire, œuvre pour les délicats, comme l'écrivait M. Octave Uzanne, nous ne pouvions entrer dans l'arène sous de meilleurs auspices.
Hector France—et il nous permettra de le lui dire—n'écrit pas d'habitude pour les délicats. Ayant porté pendant dix ans le sabre et le burnous de spahis à travers les smalas d'Afrique, il a introduit dans beaucoup de ses livres la brutale franchise des gens de guerre et les gaillardises des camps. Aussi, considérons-nous comme une curiosité littéraire et comme une haute œuvre artistique l'Amour au Pays Bleu.
Notre plume n'a point autorité pour faire ici la biographie de l'auteur qui s'est taillé une large place dans la littérature française; nous rappellerons seulement Le Roman du Curé et l'Homme qui tue, ces deux ouvrages qui, du premier coup, comme l'a dit Léon Cladel dans une remarquable préface, placèrent Hector France au rang des écrivains de race.
Et, sans insister davantage, nous nous contenterons de donner quelques extraits pris au hasard parmi les critiques littéraires de toutes nuances qui signalèrent à l'attention l'Amour au Pays Bleu.
Le Pays Bleu, écrivait M. Masseras dans la Nouvelle Revue (15 novembre 1880), c'est l'Afrique, où l'on reconnaît sans peine que l'auteur a vécu longtemps et qu'il l'a étudiée dans sa langue, dans ses mœurs, dans sa vie intime. La couleur particulière, sincèrement locale, qui résulte de cette connaissance, est le caractère distinctif du livre; elle lui fait une place à part au milieu des banalités qui se multiplient en librairie, avec une profusion monotone, sous prétexte de romans. L'action porte un cachet qui n'est plus celui de notre vie européenne; les détails font pénétrer dans cette existence algérienne, dont nous avons eu tant d'esquisses superficielles et si peu de vrais tableaux. Il y a là de curieuses scènes et des descriptions d'après nature comme nous en avons rarement rencontrées et que l'auteur a su ne pas gâter par une touche trop française. Nous l'en félicitons, quoiqu'il soit....
Journal du Dimanche (supplément de l'Europe).
(Bruxelles, 16 janvier 1881).
J'ai eu, plus d'une fois déjà, l'occasion de dire tout le bien que je pense du talent d'Hector France. Il est un des rares écrivains d'une réelle valeur qui ne s'embarrassent d'aucune école et suivent droit leur chemin, s'en rapportant uniquement à leurs impressions.
Il possède, en un mot, sa manière, qui se reconnaît parmi les autres, et cette manière est faite de grâce et de force. On se souvient de l'âpreté de son premier roman, de celui qui le révéla conteur et poète, ce terrible Homme qui tue, et combien pourtant l'effroyable récit était tempéré par des qualités d'émotion pénétrante et délicate. C'est qu'avec une entente très particulière des conditions du roman, il avait su peindre l'homicide dans un beau cadre de nature, et les immolations s'y enveloppaient de splendeurs.
Une pente naturelle l'emporte, en effet, vers le drame; dès qu'il touche à l'humanité, il devient effrayant; mais il semble redouter par moments d'y descendre trop avant, et brusquement la grande paix des choses succède aux passions furieuses. Si l'on pouvait étudier un peu longuement ses livres, on y reconnaîtrait la présence d'un esprit à la fois candide et corrompu, demeuré vierge à travers les orages de la pensée, et en qui l'habitude des réalités les plus sombres n'a pas tué le rêve.
L'Amour au Pays Bleu en est une preuve nouvelle; je ne connais pas de récit qui, mieux que celui-là, porte le double caractère de rouerie froide et de jeune poésie inaltérée. Il en sort comme un parfum dangereux qui grise la cervelle, l'image troublante d'un paradis d'amour qui crève inopinément et vous laisse, désenchanté, devant d'horribles bestialités. Ici encore, sous les pleurs et la lumière, la brute humaine se déchaîne; l'ogre apparaît, immolant tout à ses convoitises: et, à longs jets, le sang coule sur les paysages. C'est le Cantique des Cantiques du rapt et du viol.
D'ailleurs, de fond et de forme, l'Amour au Pays Bleu est bien tout ce qu'on peut rêver de plus oriental: nulle part, l'homme des froides contrées septentrionales ne se décèle; la langue, fleurie et ciselée, garde, même dans la description, la netteté étincelante des centons; et l'on admire ce tour de force d'un esprit très littéraire, en regrettant un peu qu'une si rare virtuosité ne s'applique à des sujets plus rapprochés de nous. En outre, les caractères sont fortement tracés, par grands plans, sans surcharge inutile; et Mansour, dans son âpre concupiscence sénile, a même une grandeur tragique qui le met à part parmi ses pareils. Œuvre d'art luxuriant et de chaude imagination, toute semée de descriptions exquises, et qui laisse dans l'imagination la nostalgie vague des tendresses mortelles.
camille lemonnier.
Le Soleil(15 novembre 1880).
L'éditeur Alphonse Lemerre vient d'ajouter à sa collection de romans, peu nombreux, mais choisis, un livre de M. Hector France, l'Amour au Pays Bleu, qui est une sorte de poème en prose d'une intensité de couleurs et de vie remarquable. C'est en même temps, sous une forme très artistique, une histoire amoureuse des plus originales et des plus dramatiques....
Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans le pays de l'Islam, où les mœurs sont faites pour atténuer beaucoup certaines couleurs qui nous paraîtraient trop crues. N'est-il pas curieux qu'un écrivain de cette valeur, un poète pour tout dire, se montre assez peu soucieux de son grand talent pour oser signer quelques-uns de ces feuilletons qui, au rez-de-chaussée de certains journaux, sont des armes de guerre aussi peu sincères que peu loyales, et qui pervertissent l'imagination populaire par l'exposition de tableaux inventés à plaisir pour être mis au service des passions politiques les plus acharnées? Dans la masse de romans dont je ne signale ici que la quintessence, celui-ci tranche par son originalité et par le charme réel de la forme qui revêt la couleur vive et l'ardeur brûlante du pays bleu, c'est-à-dire de l'Algérie, où l'homme a toutes les intempérances du climat imperturbablement beau et où l'on cueille les femmes comme les fleurs, à peine écloses sur leur tige.
Ch. Canivet.
Courrier du Soir (28 novembre 1880).
En Algérie, les passions sont violentes; l'amour est fougueux; si nous ne le savions pas, le livre de M. Hector France nous l'apprendrait. Des mœurs âpres, des caractères impétueux, des scènes poignantes, voilà ce que nous offre ce livre, à chaque page. Certains tableaux ont une couleur brutale, toute primitive, dont la Bible seule nous donne l'équivalent. Telle est la vie au désert, au «pays bleu» où M. Hector France nous conduit. L'amour italien, tel que Stendhal le décrit n'est que froideur à côté de celui que respirent les fils du Souf, les enfants de Djenara, la perle des Ksours. Au reste, comme le dit fort bien le Thaleb Ali-bou-Nahr, les gens du Nord ne peuvent rien comprendre à ces amours redoutables.
La donnée est dramatique; et elle aboutit à une sévère moralité. M. Hector France a développé son sujet en écrivain qui connaît l'Algérie et qui l'aime profondément. Il n'en parle point avec le sang-froid d'un Occidental; son style se revêt d'une riche couleur orientale; et, vraiment, il nous offre certaines descriptions fort remarquables.
Cette histoire touche à la pastorale: par moments, on croit lire les scènes d'une luxuriante et barbare églogue. Si la touche est excessive, il se dégage, de plus d'un tableau, une âpre poésie. Peut-être, pour nous paraître vrai, ce livre ne pouvait-il guère être écrit autrement.
Il est fait pour ne point passer inaperçu; il est entraînant et passionné; par le temps qui court, ces défauts doivent servir à appeler l'attention du public.
Antony Valabreque.
Le Livre (décembre 1880).
Nous devons à Hector France le Roman du Curé, l'Homme qui tue et le Péché de Sœur Cunégonde. Ces œuvres ont obtenu un succès mérité dans la mesure de leur valeur. Le roman que vient de publier la librairie Lemerre surpasse, à notre sens, les précédents ouvrages du même auteur. Sans aucun doute il aura moins de succès, car plus l'art s'élève, moins il est entouré. Les plus grands romanciers modernes ne sont pas plus populaires. L'admirable auteur de la Vieille Maîtresse est connu et apprécié du petit nombre et nous voyons tous les jours des études contemporaines d'une haute supériorité dont l'unique édition s'enlève lentement. Le grand public s'inquiète peu du beau; il veut se distraire et pour son imagination le premier jouet lourdement bâti lui est bon.
L'Amour au Pays Bleu est une œuvre ensoleillée, chaude et vivante. Dans les tableaux que nous trace magistralement M. France, nous retrouvons toute la couleur d'un Fromentin et la poésie d'un Gérome. Ce roman très original nous montre la fatalité orientale d'une façon saisissante.... Canevas superbe, canevas très bien brodé avec des arabesques d'un art infini. Qu'on lise ce volume, ceci est pour les délicats.
Octave Uzanne.
République Française (17 janvier 1881).
Il y a beaucoup d'étrange et de pittoresque, beaucoup de prose, même naturaliste, en même temps que de poésie exubérante, dans cette histoire d'un Don Juan arabe débauché, très voleur de femmes et de filles, à qui l'idée vient tout à coup, comme à l'Arnolphe de Molière, d'élever une Agnès toute petite pour l'épouser plus tard, sûrement vierge de corps et de pensée. L'amour jeune, ici comme toujours, déjoue les plans du vieux séducteur, et la vengeance de ses victimes d'autrefois se lève tout à coup devant lui. La peinture des mœurs privées dans ce beau coin d'Algérie, le pays bleu, a ici un caractère nouveau et original. Le paysage y est à la fois familier et presque lyrique. On ne peut mieux définir la saveur de ce singulier livre qu'en disant qu'il fait penser à la fois au Dernier des Abencerages et à Madame Bovary. On le voit, comme mélange c'est tout à fait neuf. L'unité d'impression et de vérité y est néanmoins.
Fabrice W.
Moniteur Universel (24 novembre 1880).
M. Hector France nous a retracé un épisode terrible de la passion sous le ciel africain, ce ciel perpétuellement azuré sous lequel il a longtemps vécu, et jeté à cheval, au milieu des cavaliers rouges, les premières ébauches du roman qu'il publie aujourd'hui sans aucune de ces préoccupations politiques ou sociales qui se remarquent dans ses autres écrits. Ce sont des tableaux de la vie pastorale, les uns riants, les autres plus sombres, mais tous fortement empreints du souvenir des mœurs arabes et des aspects de cette pittoresque contrée, et auxquels un style coloré et vigoureux donne un puissant relief.
Eug. Asse.
Justice (12 décembre 1880).
Voici un nouveau livre de l'auteur de l'Homme qui tue, qui, lui, ne nous présente pas un Arabe de convention parcourant sur son légendaire coursier un désert brûlant décrit par le romancier, les pieds sur les chenets. C'est en Algérie même, sous la tente, à cheval, que M. France a jeté sur le papier les premières ébauches de son œuvre.
Le lecteur sent, dès les premières lignes, qu'on ne lui offre pas des esquisses faites de chic, mais bien de beaux tableaux que l'auteur a vus et qu'il a reproduits avec une grande puissance d'observation et d'originalité. A la vérité, l'Amour au Pays Bleu est l'œuvre d'un poète plutôt que celle d'un romancier.
A.B.
Le Pays (3 novembre 1880).
Le pays bleu, c'est l'Algérie avec son beau ciel. Rien n'y ressemble à ce que nous voyons dans nos contrées changeantes sous les diverses températures qui les éprouvent. A peindre les mœurs et les amours étranges de ce pays qu'il a habité, M. France a déployé beaucoup d'habileté; s'il cherche à passionner ses lecteurs, suivant son habitude, il se tient pourtant dans une mesure convenable et qui le met à l'abri des reproches que lui ont attirés quelques-uns de ses premiers livres.
Pellerin.
Le Panthéon de l'Industrie (14 novembre 1880).
Voici une œuvre charmante et originale, roman algérien sauvage et poétique, d'un style moitié biblique, moitié moderne, très châtié et très imagé.
C'est l'histoire d'un débauché, Mansour, espèce de Don Juan arabe qui, après avoir séduit la belle Meryem, la jeune femme de son propre père, poursuit jusque dans sa vieillesse l'idéal d'amour, et en vient à adopter une petite fille, Afsia, dont il se réserve la virginité...
Toute cette narration, écrite plutôt à la manière d'un poème que d'un roman, est entremêlée de descriptions ravissantes, quelquefois un peu risquées, mais dont l'audace est voilée d'un mysticisme oriental qui les rend pleines de charme.
En tout cas, on préférera cette littérature tout idéale aux plates et écœurantes élucubrations de l'école naturaliste.
C. George.
Le Républicain de Tarn-et-Garonne
(19 décembre 1880).
...Le Pays Bleu dont nous parle M. Hector France n'est point le pays des rêves, mais bien celui de tragiques réalités. C'est sous le ciel d'airain de l'Afrique, de cette Afrique qui est nôtre et que par cela même, peut-être, nous connaissons si peu, que se passe l'action du livre. Le héros, un type de Don Juan africain, rusé, patient, brutal, brûlé par tous les feux de la concupiscence, ne recule devant rien pour assouvir ses désirs effrénés....
L'homme tragique du festin de pierre n'a rien de plus saisissant et de plus inattendu. Telle est la donnée du livre. Ajoutez à cela un style chaud, des descriptions superbes d'une couleur toute locale, car l'auteur parle de l'Afrique en réalité, en homme qui a vu et non point en romancier d'imagination, et vous aurez une faible idée de ce livre, reflet de l'Orient dans ses amours naïves, ses emportements féroces et ses ardentes voluptés.
A.Z.
La vie Moderne (26 février 1881).
Je ne connais ni le Roman du Curé, ni l'Homme qui tue, ni le Péché de Sœur Cunégonde, et je ne puis que le regretter après la lecture de l'Amour au Pays Bleu. C'est l'œuvre d'un homme qui a déjà un talent robuste et qui en aura bien davantage, quand il se sera défait de quelques brutalités de forme, voulues peut-être, mais inutiles, à mon sens. M. Hector France est, si j'en crois la préface de son livre, un ancien spahis qui a longtemps vécu en Algérie. Je n'ai jamais rien lu de plus coloré que cet ardent poème d'amour qui se déroule au milieu des riches paysages du Tell, parmi ces paisibles habitants aux mœurs pastorales, dont, en qualité de sabre civilisateur, il a jadis été troubler la paix par de sanglantes chevauchées. M. Hector France est un écrivain de race et un conteur très attachant. J'ai lu l'Amour au Pays Bleu tout d'une traite, et je gage que vous en ferez autant, cher lecteur.
d'Artois.
C'est aussi notre avis et nous pensons que ces divers extraits, pris dans la presse parisienne, dans celle de province et de l'étranger, disent assez que nous rééditons l'œuvre d'un maître.
Cette nouvelle édition ne le cède en rien comme exécution typographique à la première et, grâce au concours de M. Godefroy Durand, le célèbre dessinateur du Graphic, nous avons pu l'illustrer d'une magnifique eau-forte.
Nous croyons donc faire à la fois œuvre utile et agréable, persuadés que le succès ne nous fera pas défaut.
Londres, le 25 mai 1885.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
A Camille Delthil
cheval, au milieu des cavaliers rouges, j'ai jeté les premières ébauches de ce livre. Et ces feuilles volantes, roussies par le soleil, maculées par la pluie et les nuits humides, froissées sur la selle, lacérées, perdues dans les camps, je les avais oubliées.
Mais un soir de décembre, alors que le brouillard de Londres, pesant sur les poitrines, glissait avec le spleen par les fissures des portes et des fenêtres mal closes, j'ai voulu aussi oublier et l'exil et l'heure et l'inexorable temps.
Et ainsi qu'une cavale que l'amour talonne, ma pensée, brisant ses entraves, s'est échappée dans les espaces, remontant les jours écoulés, jusqu'aux rives lointaines où le ciel est bleu.
Ah! les joyeuses gambades au fond des vallées, que bordent les coteaux où poussent drus, oliviers, grenadiers et cactus; les courses dans la plaine, le long des rubans de lauriers roses, gracieux festons de la rivière aux bords effrités et crayeux, les longues haltes sous les tamariniers touffus, près de la source fraîche où, dans une amphore étrusque, vient puiser la fille aux yeux noirs. Puis, à l'entrée des solitudes où s'aventurent les caravanes, les furieux galops derrière les gazelles, tandis qu'au fond des ardents horizons, la blanche silhouette du minaret du ksour et la tête chevelue des dattiers de l'oasis tremblent dans l'air diaphane!
J'ai rassemblé les pages éparses, et pendant les longues heures de nuit, alors que la froide bise heurtait à ma porte, je me bouchais les oreilles, et, capitonné dans mes rêves, caressé des rayons d'or des souvenirs, j'ai effacé le présent et j'ai vécu du passé....
Que les âmes pudibondes, scandalisées par mes précédents livres, se rassurent! Elles ne trouveront ici aucun sujet dangereux.
Ce sont des tableaux de la vie pastorale, et je vous les dédie, cher poète; j'y parle de la nature, que vous aimez, des grands horizons, des filles brunes et des moissons blondes, et aussi des primitifs et naïfs amours, chantés dans vos Poèmes Rustiques, et que votre compatriote et notre ami Léon Cladel a jetés, comme des fleurs sauvages, sur le socle de granit de ses rudes Paysans.
Mais ce n'est pas dans les frais sentiers «tout baignés d'aurore», où
Près de vous passe parois,
En chantant, un clair minois
De brune fillette,
Portant l'amphore de grès,
Ignorante du progrès,
Et pourtant coquette.
que je veux vous conduire; mais par les grandes plaines chauves, non loin des palmiers, là où la rustique fillette, vêtue de la tunique de Rébecca, offre, insoucieuse, ses seins, ses bras et ses jambes nus aux baisers du soleil; là-bas, sous la maison de poil des paysans du Tell, plus majestueux sous leurs burnous en loques que jamais ne le furent les plus nobles patriciens, chez les paisibles pasteurs bédouis enfin, que le sabre civilisateur a été, tant de fois, réveiller brusquement de leurs tranquilles rêves et arracher à leurs bibliques amours.
Hector FRANCE.
Charlton villa, Kent, mai 1880.
L'Amour au Pays Bleu
PROLOGUE
errière les molles ondulations bleues qui festonnaient le rideau du couchant, le ciel flamboyait comme une gigantesque Sodome, empourprant des ardents reflets de ses fournaises les hautes crêtes de l'Orient.
Nous étions encore enveloppés de cette lumière fauve, et déjà la plaine se noyait sous les larges couches d'ombre. Les bizarres crevasses sombres, les taches calcinées, les touffes vertes, les bosselures du sol, la nappe foncée des marais d'Ain-Chabrou, la bordure de lauriers accrochés aux flancs crayeux du torrent aux eaux rousses, le long ruban gris du chemin déroulant ses zigzags jusqu'aux palmiers du Ksour, tout s'effaçait sous le noir uniforme et profond.
Le Ksour! Djenarah, la perle du Souf! Des pentes élevées du Djebel, mon guide m'avait montré son haut minaret, dressé comme un frêle mât d'albâtre dans les vagues azurées de l'horizon. Longtemps nous vîmes la blanche aiguille étinceler aux feux de l'Occident; puis, peu à peu, elle disparut à mesure que nous descendions la montagne et que nous nous enfoncions dans la nuit.
Des formes indécises traversèrent brusquement le chemin, et de grandes chauves-souris, s'élançant des crevasses, tournoyaient autour de nos têtes.
Parfois deux étincelles ardentes luisaient dans un noir fourré, et des épaisseurs des broussailles se levaient de vagues frémissements.
Nous allions dans cette solitude peuplée d'invisibles, dans ce silence coupé de bruissements. J'écoutais machinalement le pas de nos chevaux frappant le sol pierreux d'un pied fatigué et lourd, et la note grêle des hôtes du marais qui arrivait, par intervalle, du fond de la vallée, lorsque la voix du spahis éclata gaiement dans cette tristesse:
De Skikdad à Constantine,
De Constantine à Bathna,
Quelle est donc la plus mutine
Des filleules de Fathma?
C'est Kreira!
C'est Kreira!
C'est Kreira, la jolie fille,
C'est la rose de Ouargla!
C'était un de ces poèmes lascifs que les Arabes affectionnent et chantent dans le chemin monotone, quand, pendant de longues heures, la plaine succède à la plaine et que l'œil n'a pour se reposer des teintes grises du sol brûlé que le bleu de l'horizon fuyant sans cesse devant lui.
A peine au bas de la montagne, je sommeillais, l'oreille caressée par le chant et le corps bercé par le mouvement du cheval, lorsque, dans les profondeurs silencieuses, il me sembla entendre des accents de détresse.
—Tais-toi! dis-je à Salah.
Je ne m'étais pas trompé; une seconde fois la voix retentit grave, douloureuse, lamentable. Nul mot n'arrivait distinct, mais la note désolée déchirait lugubrement la nuit.
Puis tout se tut; un silence profond s'étendit dans la plaine. On eût dit que les fauves et les reptiles, l'armée des rôdeurs nocturnes, écoutaient.
—As-tu entendu?
—Oui, répondit le spahis.
Et il continua:
Dans ses seins quand je me plonge,
L'œil perdu au paradis,
Je m'enivre, sans mensonge,
Des caresses des houris,
Par Kreira!
Par Kreira!
Par Kreira, la jolie fille,
Par la rose de Ouargla!
—Tais-toi donc! répétai-je indigné. Quelqu'un appelle au secours.
—Je sais ce que c'est. Il n'y a rien à faire: c'est la voix de Sidi-Messaoud (Monseigneur l'Heureux).
Monseigneur l'Heureux! Quelle dérision! J'étais tout remué par cette clameur sinistre qui vibrait à travers la distance comme les derniers échos d'un désastre. Quel est donc l'heureux qui gémit ainsi?
Nous allions, et plus d'une heure s'était écoulée, que ma pensée, encore arrêtée là-bas où j'avais entendu le cri lugubre, s'y cramponnait et ne voulait plus revenir. Salah continuait ses couplets avec une infatigable ardeur, mais soudain il se tut.
La voix venait de retentir plus rapprochée, et nous entendîmes distinctement, par trois fois, ce nom jeté comme un sanglot:
—Afsia! Afsia! Afsia!
L'appel déchirant remuait douloureusement le cœur. Il sembla pour un moment avoir touché celui du spahis, perçant comme une vrille la rude écorce de soldat, car il arrêta son cheval.
Dans les teintes grises du chemin, je voyais sa grande silhouette noire, son fusil posé en travers sur le Kerbouk de la selle, et, sous la cuisse, son sabre, dont le fourreau d'acier et la poignée de cuivre scintillaient dans la nuit.
La tête enveloppée du capuchon pointu, les burnous serrés au corps, il restait incliné, immobile et pensif.
—Qu'est-ce donc? lui demandai-je, lorsque, pour la troisième fois, les accents désespérés furent éteints; qui appelle ainsi, à pareille heure et dans ce désert?
—Rien qui puisse t'inquiéter, me répondit-il en riant. C'est Sidi-Messaoud qui demande sa fiancée.
Et il reprit le chant d'amour:
Ses lèvres sont une coupe
Où je bois la volupté.
Et sur sa divine croupe
J'irais dans l'éternité
Sur Kreira!
Sur Kreira!
Sur Kreira, la jolie fille,
Sur la rose de Ouargla!
Je ne pus rien tirer de lui, et pendant mon passage au Ksour les hommes de Djenarah évitèrent de me répondre; puis, devant les incidents si multiples de la vie d'un soldat d'Afrique, ce souvenir s'effaça.
Ce ne fut que plusieurs années après, de retour à Constantine, que j'appris par hasard, du Thaleb El-Hadj-Ali-bou-Nahr, la dramatique histoire de Monseigneur l'Heureux.
Ce Thaleb, Ali-bou-Nahr, décoré du titre d'El Hadj comme tous les musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque, il est peu de spahis français qui ne l'aient connu. Je parle de ceux qui ont séjourné à Constantine vers 1860, alors que nous habitions la caserne Sidi-Nemdil, au centre du quartier arabe, en face d'une petite mosquée pittoresque depuis longtemps tombée sous la pioche des niveleurs de rues.
Le thaleb avait ouvert boutique à quelques pas de notre porte; là, il louait sa plume et son style aux amants illettrés, calligraphiait d'une main magistrale des versets du Koran, posait des ventouses et vendait des amulettes. C'est dire qu'il était à la fois écrivain public, barbier, chirurgien et quelque peu sorcier.
Homme juste et jouissant d'une grande réputation de sagesse, philosophe et lettré, il avait, de la Mecque, voyagé dans l'Europe. Citateur enthousiaste du Koran, qu'il interprétait à sa façon comme les Puritains interprètent la Bible, il observait ostensiblement le Ramadan et ne buvait du vin que la nuit.
—Les lois du Prophète, disait-il, sont faites pour le vulgaire imbécile. Pour nous, les sages, notre loi, c'est notre conscience. Mais il faut sauvegarder les apparences, à cause des ignorants. Si le Koran autorisait le vin, toute la canaille se soûlerait.
J'ai dit qu'il vendait des amulettes.
Cette branche d'affaires était la plus lucrative. C'est à lui qu'on s'adressait de préférence quand on avait, au lever de la lune, rencontré un gros crapaud embusqué au bord du chemin, ou un petit serpent à demi caché sous l'herbe, qui vous avait regardé avec des yeux jaunes.
Il n'est pas de bonne-femme de Philippe-ville à Tuggurt, ni de pâtre du Tell, ni de chamelier du Souf, ni d'ânier de Constantine, qui ne sache que les djenouns[1] prennent de préférence ces formes pour lancer plus aisément leur fluide sur le passant sans défiance. Alors, malheur à celui-ci, s'il ne se hâte de courir chez le marabout le plus proche ou, à son défaut, chez son voisin le tebib, acheter un talisman, unique remède contre l'esprit du mal.
Sur un petit carré de papier, de toile ou de parchemin de la grandeur et de la forme de nos vénérés scapulaires, est tracée la formule magique.
On se l'attache dévotement au cou, et pour peu qu'on ait la foi, la guérison est certaine.
Il y en a pour tous les maux et tous les maléfices. Ils préservent de la gale ou de la peste, de la mort subite ou des ophtalmies, des femmes malpropres ou du cocuage, des balles ou de la vermine. Tout dépend du prix qu'on y met.
—Quoi! disais-je, toi qu'on appelle le savant et le sage, n'as-tu pas honte de spéculer sur l'imbécillité publique?
—O mon fils! tu parles bien comme les infidèles, qui jettent de grands mots pour couvrir le vide des pensées. Est-ce moi qui ai créé l'imbécillité publique? Non; elle existe, et, comme toute infirmité humaine, elle doit profiter au savant et au sage. Est-ce le médecin qui crée les fièvres et les ophtalmies? Non, il en vit. Il vit des poudres qui tuent et des eaux qui rendent borgnes. Moi, je vis de mes amulettes, qui, si elles ne guérissent pas de l'imbécillité, guérissent du mal que cause l'imbécillité. Nous sommes tous plus ou moins charlatans, mon fils.
Le médecin est un charlatan de science, le magistrat un charlatan de morale, le soldat un charlatan de bravoure, le prêtre un charlatan de vertu. Chacun vit de son état: permets que je vive du mien. Le soleil luit pour tous; mais tant que la foule restera stupide et ignorante, elle sera la proie des habiles.
Comme tout vrai musulman, il enveloppait les chrétiens dans un profond mépris, non parce qu'ils étaient chrétiens, mais parce qu'il trouvait leur religion puérile, étriquée et ridicule... et s'il daigna m'honorer de son estime, c'est que je déclarai un jour être fataliste et priser le Koran fort au-dessus de l'Évangile, à cause des joies de son paradis.
—Oui, me disait-il, il y aura pour les justes des beautés éternellement vierges, des sources éternellement pures, des ombrages éternellement frais; cela ne vaut-il pas mieux que chanter éternellement des hymnes. Le fils d'Abdallah était plus pratique que le fils de Meryem. Mais hymnes ou houris, tout cela est bon pour la foule misérable.
Tu es fataliste, dis-tu? Mais le fort peut tracer sa voie à travers la fatalité.
Et il me cita ces paroles du Livre:
«A ceux qui feront le bien, le bien sera un surplus. Ni la noirceur ni la honte ne terniront l'éclat de leurs visages. A ceux qui feront le mal, la rétribution sera pareille au mal, l'ignominie les couvrira et leurs visages seront comme un lambeau de nuit.»
Quelquefois le vulgaire myope, qui ne voit que la surface des choses, dira: Regarde cet homme, il adore ses passions, il fait le mal pour le mal, son cœur est fermé comme sa main, la misère d'autrui est pour lui un bénéfice, et cependant il est gras, il est florissant, il a un beau vêtement et une belle demeure, il est heureux! Qu'il attende, le vulgaire myope, et ses yeux s'ouvriront, et à pas de géant il verra venir le châtiment vengeur, le malheur qui guette cette tête orgueilleuse et la courbera comme celle du coupable en prière. Car le Destin, Maître de l'heure, n'attend pas pour punir que la chair se détache des os, il frappe celui qui est debout.
Je connais un homme que les gens du Tell et ceux du Souf, et ceux du Sahara ont, pendant de longues années, appelé Monseigneur l'Heureux, et il fait pitié aux plus misérables.
—Oh! m'écriai-je, je me souviens. Une fois, non loin de Djenarah, sa voix frappa mon oreille: «Afsia! Afsia! Afsia!» Ce nom m'a longtemps poursuivi.
Et pendant que je racontais il m'écoutait d'un air sombre, m'interrompant par ses exclamations:
—Allah Kebir! Allah Kebir!
Puis il ajouta:
—Apporte ce soir deux peaux de bouc pleines de ce vin d'Espagne qui met la gaieté au cœur, et loin des sots qui médisent, des curieux qui envient et des femmes qui troublent, dans ma boutique bien close, je te raconterai l'histoire du Thaleb El Messaoud.
PREMIÈRE PARTIE
MERYEM
I
l n'y a de Dieu que Dieu et Mohamed est le Prophète de Dieu.»
«A lui appartiennent le levant et le couchant; de quelque côté que vous vous tourniez, vous rencontrez sa face.»
Telles sont les paroles écrites dans le Livre, mais je puis te dire ce qui n'est pas écrit et que répètent ceux d'entre nous, nommés les sages.
Entre Dieu et le Prophète, est un Maître tout-puissant; il fait et défait; il éclaire et éteint.
Les uns l'appellent l'universelle Vie, mais son vrai nom, c'est l'universel Amour.
De l'homme au ciron, de la forêt de palmiers superbes à l'humble brin d'alpha, rien n'existe et ne vit que par lui. Il courbe tout ce qui est, comme l'ouragan courbe les roseaux de la source, il jette les races sur la surface du globe, comme le semeur jette les grains dans le champ.
Son temple est l'univers et la femme son autel, car, sous notre soleil, c'est ce qu'il y a de plus parfait.
Et nous disons à la place des paroles du Prophète:
«A lui appartiennent le levant et le couchant et de quelque côté que vous vous tourniez, vous rencontrez sa puissance.»
De lui tout découle, peines et joies, la mort et la vie. Il fait les sages et les fous, les heureux et les misérables, les héros et les criminels.
Sans lui l'homme est eunuque, et va châtré dans la vie comme les nègres dans le sérail.
S'il fait dévoyer le faible, il montre la route au fort et dit: «Pour moi, taille ta destinée.»
Car à moins d'être harcelé par une fatalité maudite, conséquence des crimes ou des imbécillités de ceux dont il a le sang dans les veines, le fort, ici-bas, doit faire son destin. Il tient son heur et son malheur. Et si aux portes de la vieillesse, les soucis, comme les ténèbres, s'amoncellent sur son front, qu'il n'en accuse que lui et cherche la cause en fouillant les vomissements de son passé.
II
i ceux de Djenarah ne t'ont pas raconté l'histoire du Thaleb El-hadj-Mansour El-Messaoud, c'est qu'il se trouve encore dans le Ksour des hommes et des femmes que ce nom fait rougir. L'infortune qui pèse sur lui n'a pas éteint toutes les colères. Les meilleurs pardonnent, mais ne peuvent oublier.
Moi, j'estime Sidi-Mansour et je respecte sa misère, et si le Maître de l'heure prolonge mes jours, alors que les siens seront effacés, j'irai déposer sur le coin de terre où sa chair se transformera les offrandes dues à un grand marabout.
Cependant, celui qui sera peut-être après sa mort honoré à l'égal de Sidi-lbrahim ou de Sidi-Abd-el-Kader, fut dans sa jeunesse un homme comme il n'en faut pas.
On le disait plein d'esprit, car il avait la sagesse du diable. Tout lui réussissait parce qu'il était habile, mais il entreprenait trop souvent le mal.
Il fit de l'amour un jeu où il mit toutes ses audaces. Ah! combien il a dupé de maris et de pères, combien il a trompé de femmes, combien il a pris de virginités de filles! Qui le sait? les gens même de Djenarah ne pourraient les compter tous, car nul n'est juge dans son propre malheur; mais on raconte que non seulement Djenarah la Perle, mais les douars de Nememchas et des Ouled-Abid, les oasis du Souf jusqu'à Ouargla et Rhadamés étaient remplis des scandales de ses amours.
Il disait: «Il n'y en a pas un qui me vaille!»
Et, en effet, personne ne le valait, car personne ne put l'arrêter dans ses débordements.
Et quand les vieillards lui adressaient des reproches:
«O Mansour, celui qui prend Satan pour compagnon choisit un mauvais voisin de route», ou bien: «Un jour viendra où l'opprobre s'étendra comme une tente au-dessus de ta tête.»
Enflé d'orgueil ainsi qu'Eblis le Maudit[2], il répondait: «Je lèverai la tête et je crèverai l'opprobre, car je ne suis pas de ceux qui courbent le front.»
Alors ils lui disaient: «Prends garde! Il sera trop tard quand tu crieras: Je me repens. Implorerais-tu le pardon soixante-dix fois, comme il est écrit dans le Livre; invoquerais-tu Dieu par ses quatre-vingt-dix-neuf noms, ce sera trop tard.»
Et ils ajoutaient: «Souviens-toi des paroles du Prophète: «Ame pour âme, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent.» La justice du talion est la saine justice.»
Mais il répondait, en riant: «Dieu seul connaît demain!»
Sous les tentes du Beled-el-Djerid[3] comme sous les toits des Ksours, on raconte bien des aventures de sa jeunesse et je veux te dire la première, parce qu'elle influa sur toute sa vie.
O Dieu! ôte le regard du méchant de ses yeux, ôte lui la langue des lèvres; taille-le entre les jambes pour qu'il ne puisse engendrer des méchants comme lui. Mais pour celui qui a expié avant l'heure, sois plein de miséricorde!
III
l avait à peine seize ans, et déjà il savait habiller le mensonge de la robe de la vérité. C'est dire qu'il était homme. Et comme il avait de l'audace et que les filles des tribus le trouvaient beau, il profitait de ces avantages pour semer le désordre. Il se glissait entre les cœurs et les séparait.
Longtemps on ignora ses intrigues, car il fut assez habile pour les tenir secrètes: seulement de vagues soupçons planaient.
C'est sur ces entrefaites que son père, Ahmed-ben-Rahan, cheik aux Ouled-Ascars, fraction des Ouled-Sidi-Abid, prit sa quatrième épouse.
La deuxième et la troisième étaient mortes depuis plus d'un an, et la première, la mère de Mansour, restée seule, avait dit au cheik:
—Seigneur, je suis fatiguée; je me fais vieille car j'ai bientôt trente-cinq ans et depuis vingt je te sers, fidèle, laborieuse et soumise; je t'ai toujours gardé précieusement ce que Dieu ordonne à la femme de garder à son époux et tu n'eus jamais contre moi un sujet de plainte.
Dieu a béni ma couche, car je t'ai donné pour fils le plus beau et le plus fier garçon des Ouled-Ascars. Maintenant, voici: j'ai besoin de repos. Je serai toujours ta servante et ton épouse. Mais je te prie, prends-en une autre qui m'aide à aplanir ta vie. Prends-la belle, pour qu'elle réjouisse ta vue; jeune et forte, pour qu'elle puisse longtemps te servir.
Et le cheik choisit une toute jeune fille du pays des Beni-Mzab aux plaines sablonneuses, qui n'avait pas encore vu quatorze fois fleurir les palmiers. Ses lèvres avaient la couleur des grenades rouges et ses yeux le reflet des lames des yatagans tirés au soleil.
Elle s'appelait Meryem.
IV
ès qu'il vit cette douce étoile briller sous la tente paternelle, Mansour sentit son cœur s'amollir; et quand pour la première fois elle laissa tomber devant lui le voile de sa face, il crut contempler une des houris que le Prophète promet aux élus.
Il sortit tout agité de la tente et s'en alla, marchant sans savoir où. Il voulait cacher à tous son trouble, car il craignait qu'on ne lût sur son front les pensées qui l'agitaient.
Le lendemain, il dit à Kradidja, sa mère:
—Mère, il faut que je parte d'ici.
—Pourquoi? tu ne peux quitter la tente au moment où vient d'entrer une hôtesse nouvelle. Les noces ne sont pas finies et tu parles de partir? Veux-tu donc irriter ton père, qui supposera que l'étrangère s'est attiré ta malveillance?
—Qui pourrait croire une telle chose! Oh! plut à Dieu, ma mère, que tu me trouves une pareille épouse.
—Je te trouverai mieux, dit-elle.
Mais il secoua la tète.
Alors elle le regarda attentivement. Ce fils, elle l'aimait et l'admirait; c'était sa joie et son orgueil et elle avait pour lui toutes les coupables faiblesses des mères.
Déjà plus d'une fois, elle avait entendu quelques propos des équipées de Mansour, lorsque les femmes vont à la fontaine et se racontent les choses que les maris doivent ignorer; elle écoutait les récits et les plaintes et souriait.
Elle pensait dans son maternel égoïsme:
—Qu'il n'arrive rien de fâcheux à l'enfant; les autres, c'est leur affaire. Dieu veille sur tous; chacun veille sur soi.
Et jamais à son fils elle n'adressa un reproche; jamais elle ne dit au père: «Ton aîné suit une mauvaise voie.»
Mais cette fois, elle eut peur et, prenant la tête du jeune homme dans ses mains, l'attira sous ses lèvres:
—Enfant, oui, je le vois, il faut que tu partes. Tu iras t'asseoir sous la tente de mon frère, le caïd Abdallah; il t'inscrira au nombre des cavaliers de son goum et s'il plaît à Dieu, tu reviendras avec une épouse. Ce jour même, j'en parlerai à Ahmet; en attendant, veille sur toi, veille sur tes actes et sur tes regards. Le Prophète a dit: «Ne prenez pas les femmes qui ont été les épouses de vos frères, c'est une turpitude.» Mais il n'a pas parlé de celui qui volerait l'épouse de son père, tant est grande l'abomination.
Mansour troublé et confus voulut se récrier; alors Kradidja mit un doigt sur ses lèvres et répéta:
—Une abomination!
V
ais quand Kradidja parla d'éloigner Mansour, le cheik répondit qu'il ne consentirait pas, à l'heure présente, de se séparer de l'aîné de ses fils. Il en avait besoin pour surveiller ses troupeaux et surtout pour la moisson prochaine. La femme n'osa pas insister et Mansour resta sous la tente.
En apprenant la décision du cheik, il ne put éteindre l'éclair qui alluma son regard.
—O pervers, lui dit sa mère, à quoi penses-tu?
—Je pense que dans toutes les tribus du Souf, il n'en est pas de plus folle que toi. Que vas-tu imaginer? Et en supposant que ce que tu imagines soit réel, est-ce que jamais Meryem consentirait?
—La femme est comme le jonc qui croît au bord des sources, répondit Kradidja; elle se plie aux caprices de celui qui la tient.
—Je ne la tiens pas, puisqu'elle est à mon père.
—La femme n'a qu'un cœur, et son cœur n'est qu'à celui qui sait le prendre.... Paix! enfant, et veille sur toi.
Mais ces paroles, loin de l'effrayer, semblaient un encouragement. Il en est ainsi qui, par leur criminelle complaisance, poussent leurs fils à toutes les folies.
Quoi qu'il en fut, lorsqu'un matin le cheik s'éloignait de la tente, il s'y glissait sans bruit et, caché derrière les hamals de grains qui contiennent la provision de l'année pour les gens et les bêtes, immobile et silencieux, il feignait de dormir. Mais il regardait Meryem à travers les interstices et les ouvertures, et parfois même, s'enhardissant, il soulevait du doigt le bas du tag bariolé qui divise en deux les maisons de poil et assistait, invisible, à la toilette de la nouvelle épousée.
Elle avait la peau brune aux reflets dorés et de grands cheveux noirs ondoyant jusqu'au bas des reins. Il y plongeait ses regards et noyait ses pensées en une mer de désirs, tandis que les capiteuses odeurs, particulières aux brunes, mélangées aux parfums de la rose et du musc troublaient son cerveau. Il comprenait alors qu'il n'aurait plus la force de rien respecter et se levait sans bruit, courant rejoindre ses troupeaux dans la plaine, croyant respirer encore, bien qu'il fut loin, les senteurs enivrantes et laissant son âme attachée où s'étaient attachés ses yeux.
VI
l n'allait plus attendre les femmes, quand elles vont chercher les branches sèches des genêts et du chichh ou la provision d'eau dans les peaux de bouc noires; on ne le voyait plus, comme autrefois, diriger son troupeau du côté de la rivière à l'heure où, demi-nues, elles font la grande ablution.
Alors les jeunes filles rougissaient et chuchotaient entre elles, lorsqu'elles apercevaient tout à coup près d'une touffe de lauriers roses les yeux ardents du fils du cheik.
Quelques-unes, feignant de ne pas le voir, continuaient l'aspersion des flancs, tandis que les plus modestes se relevaient vivement en baissant leur gandourah, effrayées et honteuses. Mais les vieilles, entraient dans de grandes colères et criaient:
—Que regardes-tu, enfant du mal?
—Pas vous, ripostait-il. Vous pouvez vous laver sans crainte.
—Va, va; tu te laverais pendant l'éternité que tu ne parviendrais pas à effacer tes abominations.
—Ni vous, vos laideurs. Cachez-les, elles salissent ma vue.
—Tu deviendras vieux à ton tour; les jeunes ne voudront plus de toi et cracheront sur ta barbe.
—Est-ce parce qu'ils ne veulent plus de vous que vous crachez sur les jeunes?
Elles bavaient de rage et lançaient leur salive dans sa direction en signe de mépris, et lui s'en allait en les narguant, poursuivi par leurs furieuses menaces:
—Oh! le fils de chien! oh! le juif maudit! tes femmes te feront cocu cent fois et mettront des montagnes d'ignominie sur ta tête. Tu fais honte aux croyants! Tu ne passeras jamais le Sirak! Tu rouleras d'abîmes en abîmes! Juif! cocu! proxénète! chien!
D'autres fois, caché dans les buissons de genévriers, il guettait les jeunes filles au passage et lorsqu'elles étaient près de lui, qu'il voyait leur légère tunique onduler sous le souffle du soir, il les appelait tout bas par leur nom:
—Fathma, je t'aime!
—Embarka, je meurs d'amour!
—Yamina, tout pour toi.
—Mabrouka, ma vie pour ton regard.
Et ainsi à toutes, car il les aimait toutes, selon l'habitude des adolescents qui se sentent pousser le duvet au menton.
VII
aintenant les filles des Ouled-Ascars ne le rencontraient plus. Elles, ne sentaient plus ses regards s'attacher à elles, les déshabiller et les suivre; elles n'entendaient plus les propos dont elles aimaient à rire, ni la grande colère des vieilles qui les mettaient en joie.
Et on dit à Kradidja:
—Ou le génie des bons conseils a soufflé à l'oreille de ton fils, ou bien l'amour l'a pris.
Elle connaissait bien la passion qui l'étreignait, mais n'eût osé le dire. Pour le plaisir de ce fils, elle aurait tout sacrifié: les filles de la tribu, l'honneur des familles, Meryem, sa co-épouse, et son époux Ahmet.
Elle fit cependant une nouvelle tentative.
—O cheik, lui dit-elle, une nuit qu'il vint la trouver dans sa couche,—car la bienséance exige que l'homme donne également à chacune de ses femmes la part qui lui est due, et il est écrit: «Celui qui a deux femmes et qui se penche vers l'une plutôt que vers l'autre, paraîtra au Jugement avec des fesses inégales.»—O mon cher époux, je ne demande rien de mes droits, tu es mon seigneur et mon maître, conserve ta vigueur pour Meryem, car je sais ce que le Prophète a dit:
«Tu peux donner de l'espoir à celle que tu voudras, et recevoir dans ta couche celle que tu voudras, et celle que tu désires de nouveau après l'avoir négligée. Qu'elles ne soient jamais affligées, que toutes soient satisfaites de ce que tu leur accordes.»
Je suis satisfaite de ta bonne volonté; car que peuvent être pour toi mes charmes flétris, après l'enivrement des charmes de la belle Meryem. Je ne suis pas jalouse; j'ai eu ma part et ce fut la plus belle, puisque j'ai eu ta jeunesse et ta pleine virilité. Mais écoute un conseil de ta vieille et première épouse: Éloigne ton fils d'ici. Dans les plaines paisibles des Ouled-Ascars, les jeunes gens s'endorment dans l'oisiveté. Envoie-le aux Ksours chez le caïd des Nememchas; qu'il apprenne la science des tolbas ou qu'il entre dans ses mokalis, car ici il se perd avec les filles de la tribu et nous attirera quelque fâcheuse affaire.
Le cheik réfléchit un instant, puis répondit:
—Kradidja, bien-aimée, toi qui fus la fraîcheur de ma vue et qui es maintenant le repos de ma tête, ne sais-tu pas que tous les jeunes gens sont ainsi? C'est aux mères à garder leurs filles et non aux pères à garder leurs fils. Mais puisque tu tiens à ce que ton fils s'éloigne, ce ne peut être que pour son bien. Donc, plus tard, nous en reparlerons, quand la moisson sera faite. Viens donc, la nouvelle amie ne peut faire oublier l'ancienne.
—Hélas! pensa Kradidja, c'est pour éviter qu'il ne moissonne dans ton champ que je voudrais voir l'enfant partir. Maintenant, fais ce que tu veux.
Mais elle n'osait donner des paroles à ses pensées, de peur d'attirer sur la tête chérie du fils la malédiction du père.
VIII
es vieux maris sont soupçonneux et la jalousie cruelle les talonne sans relâche. C'est un dijn malfaisant et moqueur qui se plaît à harceler le coupable; car il est coupable celui qui glace de ses froids hivers les doux bourgeons du printemps.
Déjà le cheik marchait à grands pas vers la quarantaine, que celle qu'il devait prendre pour femme sortait à peine du ventre de sa mère; aussi il la surveillait et la gardait comme l'avare qui ayant empilé ses douros dans un fondouk, se couche dessus nuit et jour, et crève en disant: «Nul ne me volera.»
Alors quelqu'héritier jette en bas la carcasse, force le coffre et dissipe le magot.
Il ne pouvait la garder dans un sac, ni la tenir cousue à son burnous, mais il avait l'œil constamment ouvert. Elle n'allait pas à la fontaine avec les autres femmes, ni dans la plaine arracher les tiges desséchées des herbes dures, ni casser les branches mortes des genêts qui servent à alimenter les feux; mais, au lever de l'aurore, elle tournait le moulin de pierre qui broie le blé du jour. Elle avait soin de relever un pan de la tente pour que son époux pût la voir, et celui-ci, étendu sur les toisons épaisses du lit conjugal, suivait dans un demi-sommeil les mouvements gracieux et lents de la jeune femme, dont la blanche silhouette se dessinait toute radieuse dans les molles clartés du matin. Rassuré par cette douce vue, endormi par le monotone grincement de la meule, il se berçait dans sa quiétude de trop heureux époux.
Puis le douar s'éveillait, le jour était venu, et la belle Meryem vaquait aux soins de la tente; c'était sa besogne allouée, celle que les femmes laissent d'ordinaire, d'un commun accord, à la nouvelle venue, afin que l'époux puisse pleinement en jouir. Peut-être pensent-elles aussi que par l'incessant contact il en sera plus vite lassé.
Il restait assis près de là, immobile et silencieux, le regard dans le vide, laissant couler les heures, jouissant de la vie.
IX
l était rare que Mansour trouvât un instant où il pût être seul avec elle; cependant il en trouvait. Pour lui, le père n'avait aucune méfiance; et un jour même, forcé de s'absenter quand les autres femmes étaient dehors, il l'appela et dit:
—Reste près de Meryem.
Mansour s'assit en silence, ému et troublé; il n'osa parler ni lever les yeux, de crainte que la jeune femme ne reconnût son trouble et ne lût ses convoitises; aussi, au retour du cheik, Meryem s'écria:
—Ton fils est timide comme une fiancée.
Mais Kradidja lui ayant rapporté en plaisantant ces paroles, il s'enhardit, et un soir, comme il ramenait les troupeaux et que Meryem fit quelques pas à sa rencontre pour s'emparer d'une chèvre rétive, il lui jeta une fleur dans le sein.
Elle la retira en riant et l'attacha dans ses cheveux.
Le lendemain, il lui dit:
—Je voudrais une femme comme toi, Meryem, où la trouverai-je?
—Va, répondit-elle, va chez les Beni-Mzab, où ton père est allé, et tu en trouveras.
—Ont-elles tes grands cheveux soyeux et tes yeux qui étincellent? Ont-elles ta jolie bouche et ta voix qui fait sauter le cœur?
—Elles ont tout cela et encore autre chose.
—O Meryem, il sort de tous tes gestes des parfums qui brûlent.
—Tais-toi, petit garçon, ton père va venir.
Elle l'appelait petit garçon, bien qu'il eût deux ans de plus qu'elle; mais elle voulait arrêter ses paroles indiscrètes, et nos sœurs cadettes sont déjà femmes que nous sommes encore des enfants.
Il rougit et se tut, mais le soir il dit au cheik:
—Père, c'est après-demain le grand marché des Beni-Mzab; je serais désireux d'y aller.
—Va, mais que ton absence soit courte.
Il resta absent plus d'une semaine et dit à son retour avoir été retenu par le père de Meryem.
Celle-ci sourit, et lorsqu'ils furent seuls, elle lui demanda:
—A quand la noce, fils d'Ahmet?
—Pour moi, répondit-il, il n'y aura jamais de noce.
—Quoi! n'as-tu pas trouvé là-bas de jolies filles? Es-tu donc si difficile, que celles de ma tribu ne te plaisent pas? J'en connais cependant de plus vives et de plus gracieuses que la gazelle, avec des yeux aussi grands et aussi doux que ceux de la vache blanche qui nous donne tant de lait.
—Peut-être, dit-il; je ne les ai pas regardées. Oui, j'en ai vu qui devant moi se plaisaient à entr'ouvrir leur voile, mais ma pensée n'accompagnait pas mes yeux. Je me suis assis sous la tente de ton père; j'ai parcouru la plaine où tu es née; je me suis couché sous les lauriers de la rivière où tu allais jouer quand tu étais petite; j'ai suivi les ondulations des collines de l'horizon où tes yeux s'arrêtaient le matin à ton réveil: j'ai regardé longtemps tout cela et je suis revenu.
Elle feignit de ne pas comprendre et haussa les épaules:
—Mansour-ben-Ahmed est fou, dit-elle.
Elle comprenait trop bien quelle était cette folie et se tenait sur ses gardes. Cependant les propos d'Ahmet lui plaisaient. De quelque part qu'elle vienne, la flatterie est douce à l'oreille des femmes.
Peut-être aussi se disait-elle que dans les bras de cet adolescent elle se fût trouvée plus doucement bercée que dans ceux de son vieil époux?
«Pourquoi ne nous est-il pas permis de choisir selon notre cœur et sommes-nous obligées de prendre des mains d'un père celui qui veut nous acheter?»
La plainte était juste, et c'est là ce qu'on nous reproche. Chez vous autres, Roumis, n'en est-il pas de même? Nous payons la femme pour sa valeur réelle, mais vous, vous l'appréciez d'après sa dot.
Et c'est pourquoi parmi les enfants des hommes, chez les croyants comme chez les infidèles, il y a tant d'unions mal assorties. Les jeunes aux jeunes, c'est la loi.
Car le vieillard qui achète une jeune épouse commet une abomination.
Le père et la mère qui vendent la virginité de leur fille à un mari chargé d'années commettent une abomination.
Qu'importe que le cadi ou le prêtre ait consacré cette prostitution; les paroles qu'il lit dans le livre sur la tête des époux n'effacent ni la souillure ni la honte du trafic.
Il commet une abomination, celui qui se prête à ce scandale, et plus le vieillard est riche, plus de témoins festoient au repas de noce, plus la prostitution est publique et le scandale abominable.
Et si la jeune épouse, livrée ainsi, de par la loi, à l'assouvissement des appétits d'un vieux, se lasse des caresses immondes et prend en dégoût le mari et le mariage, il y aura pour elle un lac de miséricorde; car elle a racheté d'avance, dans les répugnances des attouchements qui souillent, les turpitudes que forcément elle commettra plus tard.
Ainsi il est écrit, ou à peu près, dans le livre de Monseigneur Ali le Sublime, fils d'Abou-Taleb, 4e calife, l'époux de Fathma, la Porte de la Science et le Lion de Dieu, au chapitre de la Kouffa: «O croyants, répétez souvent le nom d'Allah, célébrez-le matin et soir.»
X
ais depuis qu'il avait osé parler, les désirs et l'audace débordant de son cœur arrivaient constamment sur ses lèvres.
—Meryem, lui dit-il, s'il te fallait choisir entre mon père et moi, qui préférerais-tu?
Elle répondit en rougissant, mais sans colère:
—Tais-toi, fils d'Ahmet, il n'est pas bienséant de parler ainsi.
Il se tut par obéissance ou par crainte, et la jeune femme, qui s'étonnait en elle-même de ne pas s'irriter de telles paroles, se promit d'éviter d'être seule avec son dangereux beau-fils. Mais en même temps, les yeux fixés sur les immenses étendues de la plaine, elle resta toute pensive, n'entendant rien, ne voyant rien, perdue dans une pensée unique qui l'obsédait depuis quelques jours:
—Pourquoi le jeune n'est-il pas venu me demander à mon père à la place du vieux?
Pourquoi? C'est ce que seul aurait pu dire le Maître de l'heure. La marche de bien des vies eût été changée. Le faible dans l'inconnu erre à l'aventure, et chaque minute qui passe peut faire dévier l'aiguille de son destin.
Si le fils d'Ahmet avait devancé son père au pays des Beni-Mzab et pris dans son lit la belle Meryem, les grandes solitudes de Djenarah ne retentiraient pas, après trente années, de cet appel désespéré que tu as entendu dans la nuit:
—Afsia! Afsia! Afsia!
XI
ependant les petits de l'alouette se montraient en couvées joyeuses dans les blés déjà grands, l'air se chargeait de chauds parfums, et de toutes parts, autour des garçons et des filles, s'émanaient des bouffées langoureuses.
Kradidja appréhendait ce moment; c'est la saison bénie des amours illicites partout où la plaine devient blonde. Quand l'herbe de vie prend force et commence à cacher la terre brune, les amants se regardent, et soupirant se disent: «Bientôt!» Car bientôt les champs mûrs leur ouvriront de faciles cachettes. Partant chacun de son côté, ils pourront se glisser le long des sillons, s'allonger dans les épis, pour se rencontrer au bon endroit, entre les molles ondulations des vagues dorées.
Que de baisers volés, repris, donnés, rendus!
Et le ciel bleu rit au-dessus de leurs têtes: la vie luxuriante et en liesse bourdonne, chante, siffle, gazouille autour d'eux; des frissons courent sur les hautes tiges; les bleuets et les coquelicots s'épanouissent, tandis que les nichées babillardes, un instant effarouchées par la fougue première de la rencontre, se rassurent et chantent gaiement leurs amours:
Va, bon drille
Au larcin!
Doux butin!
Pille, pille!
Loin du larron
L'époux surveille,
Mais il ne veille
Que sa moisson;
Et du pillage
De tout son bien
Il ne voit rien,
Plaisant mirage!
Que du blé mûr
La tige haute,
La blonde côte,
Le ciel d'azur;
Du babillage
Tout haletant,
Rien il n'entend,
Plaisant ramage!
Que les gais chants
Que l'alouette
Dans les blés jette
Aux deux amants.
Va, bon drille,
Au larcin!
Doux butin!
Pille, pille!
Et quand demain viendra le moissonneur, il relèvera du bout de sa faucille les gerbes foulées, maugréant ou riant, suivant l'âge, sans songer que c'est là peut-être qu'est, pour toujours, couché son honneur.
XII
Donc les petits de l'alouette se culbutaient dans les blés et Kradidja devenait plus pensive. Le souci se logeait au fond de sa pensée, car elle craignait non pour la tête de l'époux, mais pour celle du fils.
Il ne quittait plus le douar. On le rencontrait errant près des tentes et tous l'observaient. On chuchotait et bientôt on parlerait tout haut.
Elle prit Mansour à part et, s'étant assurée que nul ne pouvait l'entendre:
—O mon fils, fruit béni et trop aimé de mes entrailles, je t'en supplie, éloigne de toi, de moi, de nous, le désastre. Retourne, comme tu le faisais, à la rivière, et attends dans les genêts le passage des jeunes filles; que toutes te voient, et t'entendent leur parler d'amour. Eh quoi! ne peux-tu fixer ton choix sur aucune? De jolies et de douces, rougissent à ton aspect.... Pourquoi désirer le seul fruit qui te soit défendu, quand tu as sous la main une savoureuse récolte? Écoute ta mère, enfant. Il est deux hommes ici que la nuit enveloppe, car ils semblent ne pas voir ce qui se passe et ignorer ce qui se dit: Ahmed et le fils d'Ahmed. O imprudente jeunesse! ô sourde vieillesse! ô aveugle amour!
Elle dit et pleura; et ses larmes et ses craintes firent réfléchir le jeune homme. Pour donner un démenti aux médisances, il reprit ses folies d'autrefois. Il alla attendre les filles de la tribu et leur tint des propos lascifs. Elles recommencèrent à rire et les vieilles à crier:
—Oh! le maudit! le voici revenu! N'as-tu donc pas fait la récolte espérée? Que prends-tu tant de soucis pour satisfaire ta chair damnée; c'est de la pâture pour les vers!
De son côté, Khradidja, redoublant de surveillance, disait au cheik:
—Ne laisse jamais Meryem seule.
Et comme il s'étonnait de ces paroles, elle ajouta:
—La solitude n'est pas une saine compagne pour les jeunes cervelles. Lorsque la femme est seule, Satan l'attire et fait glisser son pied. Veille, seigneur, Meryem est une enfant.
XIII
ur ces entrefaites, deux cavaliers des Nememchas arrivèrent un matin. Ils avaient chevauché toute la nuit, car les nouvelles étaient d'une nature grave.
Le cheik et les hommes du douar allèrent à leur rencontre pour leur souhaiter la bienvenue et les conduire à la tente des hôtes.
Les femmes avaient préparé le dar-diaf, étendu les larges tapis à laine épaisse et soulevé sur leurs piquets les coins de la tente pour établir des courants d'air et entretenir la fraîcheur. Des alcarasas à terre poreuse contenant une eau limpide se balançaient aux cordes de poil de chameau, réjouissant la vue des voyageurs altérés.
Ils s'étendirent à l'ombre, et quand ils se furent abreuvés d'eau et du lait qu'on leur présenta dans des settlas de fer étamé, qu'ils eurent cassé quelques galettes de dattes et de farine d'orge, en attendant le couscous qui cuisait, les hommes s'assirent en cercle autour d'eux et ils parlèrent.
Mauvaise nouvelle; il s'éleva de douloureuses exclamations. Le caïd Hasseim, beau-frère d'Ahmed-ben-Rahan, envoyait prévenir de l'approche des Roumis.
Déjà ils campaient dans la plaine de la Meskiana et en tel nombre que les envoyés affirmaient qu'un grain d'orge n'aurait pu tomber du ciel sans rencontrer une de leurs têtes maudites, et que leurs tentes blanchissaient la plaine comme la neige dans les rigoureux hivers.
C'était la grande malédiction.
—Qu'avons-nous fait aux Roumis, s'écria le cheik; que nous veulent-ils? Nous sommes des hommes de paix et ne demandons qu'à vivre tranquilles avec nos troupeaux. Nous ne devons rien à personne; nous ne voulons rien de personne. Ceux du Souf qui ont dix fois conduit nos moutons vers le Nord, peuvent encore se souvenir de l'année où le nom des Roumis a frappé leurs oreilles; et avant cela nous ignorions qu'au-delà de la mer bleue il existât des Francs; et maintenant les voilà établis en maîtres sur le sol de nos pères. Ils détruisent nos moissons, volent nos troupeaux, brûlent nos palmiers, ruinent nos douars, sous prétexte que des Turcs d'Alger, inconnus de nous, ont, il y a vingt ans, attaqué leurs navires. Que demandent-ils? Leur pays est, dit-on, riche et fertile, leurs plaines produisent en abondance du blé et de l'orge, ils possèdent des jardins magnifiques, des cités opulentes et nombreuses; nous, nous sommes pauvres. Nous n'avons rien que la grande plaine nue. Que viennent-ils donc chercher dans nos sables? De l'argent! Nous n'en avons guère, mais afin de les éloigner nous leur enverrons nos épargnes, car ils sont les plus forts. Qu'ils nous laissent en paix!
—Est-ce là l'opinion des hommes de ta tribu?
—Oui, répondit le cheik; si l'un d'eux pense autrement, qu'il parle.
Mais tous gardèrent le silence.
Alors, irrités, les cavaliers d'Hasseim s'écrièrent:
—O hommes pusillanimes; sont-ce là vos pensées? Sont-ce bien là les paroles des fils de l'Islam; et le caïd, notre seigneur, s'est-il trompé en comptant sur votre concours? Il a dit: «Les Ouled-Sidi-Abid sont des hommes.» Que répondra-t-il, quand nous lui rapporterons ce que nous rougissons d'avoir entendu?
Déjà les tribus du nord du Tell sont debout. Seuls resterez-vous couchés avec vos femmes, enveloppés de votre honte et isolés dans votre opprobre? O cheik, es-tu donc de ceux qui disent:
«La peste est arrivée dans le pays;
Allah, fais qu'elle épargne ma tribu!»
«La peste est arrivée dans la tribu;
Allah, fais qu'elle épargne mon douar!»
«La peste est arrivée dans le douar;
Allah, fais qu'elle épargne ma tente!»
«La peste est arrivée dans la tente;
Allah, fais qu'elle épargne ma tête!»
De l'argent aux Roumis! O déshérités de Dieu! A quoi songez-vous? Le seul métal que nous leur devions, c'est le plomb.
—C'est le plomb, c'est le plomb! répétèrent plusieurs voix.
—Et vos femmes? Y avez-vous pensé? Que diront-elles de vous, lorsque les guerriers des tribus du Tell vous auront inscrits au rang des hésitants et des lâches?
—Nous marcherons avec vous, crièrent les jeunes hommes.
Mais les vieux réfléchissaient et secouaient la tête.
Longtemps ils discutèrent, et le cheik, plein de sombres appréhensions, écoutait et donnait son avis d'une voix grave, oubliant la belle Meryem.
XIV
Midi. C'est l'heure où le cheval marche sur son ombre. Pas un nuage ne flotte dans le bleu limpide, pas un souffle ne courbe les épis mûrissants des orges et des blés. L'alpha sous les rayons ardents tord ses tiges blanches, et ça et là, la terre trop sèche se fend.
C'est l'heure du grand silence; l'alouette se tait, la perdrix se tient immobile sous les asphodèles, le lièvre roux sommeille dans le sillon. Seules, quelques cigales jettent, dans les herbes brûlées, leur note stridente et grêle; et l'on entend dans les broussailles le bruit sec des graines de genévrier qui éclatent au soleil.
Les femmes sont allées remplir leurs outres à la petite rivière et, assises sur les bords, à l'ombre des lauriers, elles attendent pour le retour le premier souffle dans la plaine. Enfants, vieilles et chiens dorment accablés sous les tentes et, à part les hommes réunis dans le dar-diaf, le douar semble désert.
C'est alors que Mansour, ayant laissé ses troupeaux à la garde de ses plus jeunes frères, revenait à grands pas. Il avait vu de loin arriver les cavaliers et il voulait connaître les nouvelles.
Peut-être n'était-ce pas cela qui le rappelait, mais le désir, pendant qu'il savait son père occupé, de se rapprocher de Meryem? L'amour avait grandi dans cette nature indomptable et en était venu à ce point où il n'y a d'autre apaisement que l'assouvissement, et d'autre remède que la fuite.
Mais au lieu de fuir, il venait; il venait hâtivement, imprudent et troublé. Il avait remarqué que la jeune femme l'évitait, et ce nouvel obstacle irritait ses désirs. Sans doute, il ne se rendait pas compte de la monstruosité d'un pareil amour, ni de l'énormité du crime médité. Peut-être encore ne méditait-il rien, si ce n'est de s'approcher de la bien-aimée, d'en abreuver ses yeux, de se repaître de son sourire, de voir sa robe légère serrée sur ses belles hanches et flotter sur ses jambes nues.
Je ne le juge pas, je raconte et je dis:
«L'amour est fort! L'amour est fort!»
XV
l se glissa dans les orges hautes, se traçant un sillon jusqu'en face de la tente de son père, et là, étendu sur la terre chaude, il attachait sur la belle Meryem ses regards ardents. Il suivait ses mouvements lents et onduleux, et dans la pénombre, sous le haik de soie blanche, elle lui semblait, dépouillée de sa robe, vêtue de lumière. Bientôt il la vit se coucher sur la fraîche natte d'alpha, il distingua vaguement, sous le frêle tissu de gaze, les harmonieux contours embellis et ensoleillés par la surexcitation de ses désirs.
Le dur et chaud contact de la vieille nourrice lui caressait la poitrine, tandis que les rayons du père de l'universelle vie tombaient comme des flammes sur sa tête exaltée. Des atomes embrasés scintillaient dans l'air et des fourmillements silencieux s'agitaient dans les gerbes. Les pierres qu'il touchait brûlaient ses jambes et il lui semblait entendre autour de lui des tressaillements et des soupirs. La terre en rut se fécondait sous les embrassements du soleil. L'incendie gagnait ses sens, il se dressa tout d'un coup, et, après avoir hésité quelques secondes, son long bâton de pasteur à la main, il marcha vers la tente.
Au bruit, si léger qu'il fût, de son pied nu sur la terre sèche, Meryem releva brusquement la tête et, ramenant en toute hâte ses haiks sur le moustiquaire qui seul la couvrait, lui cria courroucée:
—Que viens-tu faire? Va-t-en! Va-t-en!
—Pourquoi te fâches-tu, Meryem? dit-il, humilié d'être de la sorte reçu. J'ai soif et je venais prendre une settla de lait aigre.
—Il n'y a pas de lait; va-t-en!
Il regarda ses épaules, ses bras, son cou, avec de furieuses envies d'y rassasier ses lèvres; mais l'œil brillant de colère l'arrêta et il sortit se dirigeant vers la tente des hôtes.
Les hommes étaient toujours là, discutant sur la redoutable question subitement dressée comme un cauchemar dans leur vie paisible et calme.
On avait relevé les bords de la grande tente jusqu'à hauteur de poitrine, afin que l'air pénétrât de tous côtés et que chacun eût sa part d'ombre. Mais beaucoup restaient au soleil. La sueur coulait de leur front cuivré, descendant par les plis profonds des joues sur leur barbe noire et symétriquement taillée. Mais ils ne sentaient ni la chaleur ni la soif, tout entiers à la funeste menace.
Mansour s'approcha silencieusement du groupe et s'assit sur ses talons.
XVI
e cheik Ahmed-ben-Rahan était de mauvaise humeur. L'annonce d'une guerre prochaine lui répugnait à double titre, et comme homme paisible et comme nouvel époux. Ce n'est pas qu'il ne fût vaillant et n'eût, ainsi que tous les fils de l'Islam, un sang généreux et chaud. Mais l'âge avait refroidi sa première ardeur; puis, quand on court les hasards des batailles, on n'aime pas être exposé aux autres hasards suspendus sur les fronts des vieux maris. Comme l'amour, la guerre est pour les jeunes. Il est difficile d'être à la fois père de famille et bon soldat. Au moment du danger, l'image des enfants et de l'épouse vient se placer entre les périls et la valeur. Elle paralyse le bras des plus braves. Les hommes qui mettent la famille la patrie sont en petit nombre; le plus grand nombre, et c'est celui-là qui pèse dans les batailles, pense, s'il n'ose l'avouer: La famille, puis la patrie!
Le cheik, en outre, venait d'écouter des paroles désagréables. Comme on énumérait le nombre de cavaliers que pouvait fournir la tribu et qu'il avait prononcé le nom de son fils, un des anciens du douar dit avec mépris:
—Celui-là, ne le comptons pas; sa place est dans les jupes de nos filles.
Le père, indigné, demanda l'explication de cette parole injurieuse, et tous avaient répondu:
—Il dit vrai, cheik! Es-tu donc le dernier à connaître les déportements de l'aîné de tes fils?
Et pendant que pères et époux se plaignaient le cheik aperçut Mansour.
—Que fais-tu ici? s'écria-t-il. Comment n'es-tu pas à la rivière à guetter les femmes? Je viens d'apprendre de honteuses choses. Tous t'accusent et puisque te voilà, tu recevras le châtiment devant tous.
—Un châtiment! répéta le jeune homme.
—Oui, un châtiment, que je vais t'infliger avec mon bâton, en attendant mieux. Prends garde! ne sais-tu pas que ta tête branle sur tes épaules.
—Non, répondit Mansour, voulant cacher sous le rire, l'affront qu'il recevait. Ma tête est solide sur mon cou et il faudra pour l'en détacher un flissa tenu par une main vigoureuse.
Mais nul dans le groupe ne répondit à son rire, et les envoyés du caïd Hasseim fixaient sur lui un regard sévère et froid.
Une voix grave se leva:
—Il y a de vigoureuses mains chez les Sidi-Abid.
—Oui, ajouta un autre, quelque jour un d'entre nous ira trouver Ahmed-ben-Rahan et lui dira: «Cheik Ahmed, je t'aime et te respecte, mais ton fils Mansour a insulté ma sœur ou ma fille; je l'ai tué. Vois-tu, là-bas, les chiens du douar qui lèchent le sang de sa nuque.» Et Ahmed-ben-Rahan sera contraint de se courber et de répondre: «Tu as fait un acte juste. C'était écrit.»
—Certes, je le dirai; j'en jure par le tombeau du Prophète. Mais assez parlé de ces choses mal sonnantes à l'oreille d'un père. Et toi, écoute ceci. Les Roumis approchent. Ils avancent, détruisant tout comme un nuage de sauterelles. Ils ont brûlé les villages, les moissons dans le Tell; ils ont détruit les oliviers, les grenadiers et les vignes et les voilà qui coupent les palmiers; les palmiers, ces dons de Dieu qui demandent vingt étés pour donner leurs fruits. C'est la grande malédiction. Les hommes que voici affirment que la plaine de la Meskiana est couverte de leurs tentes comme le firmament d'étoiles, et que dans tous les points où fouille le regard on n'aperçoit que des capotes bleues. On fait appel aux tribus du Beled-el-Djerid, pour qu'elles s'unissent à celles du Tell afin de chasser les maudits. Mais, tandis que les jeunes gens monteront à cheval, tu resteras au seuil de la tente avec les petites filles et tu les regarderas partir. Oui, tous te jugent indigne d'entendre parler la poudre, toi qui ne te plais qu'à écouter les propos des femmes. Car il y a en ceci des signes certains pour ceux qui réfléchissent, et les hommes des Sidi-Abid commencent à dire en te voyant: «Celui-là ne sera jamais le cavalier des jours noirs.»
—Ils ont menti, répondit le jeune homme frémissant de colère; oui, ils ont menti et je le leur prouverai.
Tous, devant cette bravade, restèrent impassibles et un sourire erra sur les lèvres de plusieurs.
—Tu parles comme une nouvelle épousée qui se vante et dit à ses compagnes: «je suis la plus belle;» mais ce n'est pas en s'habillant de paroles qu'on se pare. Il faut des actes pour prouver ce qu'on sait faire et tes actes ont été jusqu'ici ceux d'un esclave de la chair. Comme les filles de Fathma livrées au péché, tu seras traité ainsi qu'elles. Pourquoi te raser la tête? Laisse croître tes cheveux. Je te donnerai des anneaux pour tes bras et tes jambes, des boucles pour tes oreilles. En attendant, prends une cruche et cours à la fontaine rejoindre tes sœurs.
—Cheik, cria Mansour, plein de honte et de colère, je saurai te prouver quelque jour que tu as tort de me compter parmi les femmes, et à vous tous aussi. Je ne coucherai pas une nuit de plus dans ce douar où les hommes me repoussent de leur goum. Sur votre tête à tous, si vous avez dit cette parole, vous vous en repentirez et vous voudrez ne pas l'avoir dite, le jour où vous viendrez baiser mon étrier et m'appeler seigneur.
Tous ricanaient, et il continua:
—Cheik, donne-moi un cheval et un fusil, j'irai chez le caïd Hasseim. Il me prendra dans son goum et, puisque vous m'avez renié, je serai désormais des siens. Par le tombeau du Prophète, vous pouvez dès aujourd'hui effacer mon nom des Ouled-Sidi-Abid.... Cavaliers des Nememchas, je vous suivrai où vous irez, et pendant qu'ils délibéreront encore sur ce qui leur reste à faire, les jeunes et les vieux d'ici entendront parler de Mansour-ben-Ahmed.
Tous continuaient à rire et l'un des anciens murmura:
—Il a une peau de lion sur un dos de vache.
—Tu as la langue dorée, comme celle d'un Thaleb, dit un autre, et nous consentons dès aujourd'hui à t'appeler Sidi. Sidi-Thaleb-Mansour-ben-Ahmed, je te salue!
—Oui, ajouta le cheik; mais les tolbas[4] ne sont que les chiens des batailles; le bruit qu'ils font les empêche de se mettre en besogne. Ils aboient et ne mordent pas.
—Je mordrai, dit le jeune homme.
—Mon fils, je lis la fureur dans tes yeux comme je l'entends sortir de ta bouche. Cela me fait plaisir; car quiconque est sensible à l'outrage doit apprendre à le punir. Je prends acte de tes paroles et te donne mon consentement; ta mère depuis longtemps m'en prie. Tu peux devancer nos jeunes hommes. Tu confirmeras de ta bouche ce que nous venons de dire aux envoyés d'Hasseim: «Aussitôt qu'il le demandera, il aura notre goum.» Va, et selle le poulain noir. C'est le premier-né de ma jument Naama et puisse-t-on dire un jour qu'il t'a désaltéré de joies. Qu'après la bataille la femme que tu auras choisie le prenne par la tête, et détache son haik pour essuyer la sueur de sa face. Va, que le salut t'accompagne.
Et comme il s'éloignait, le cheik lui cria:
—Que Meryem ouvre le fondouk, qu'elle te donne deux douros et vingt-cinq cartouches. Au reste, Dieu pourvoiera.
XVII
ansour s'éloigna, et derrière lui éclatèrent quelques rires.
Les hommes du douar disaient: «A sa vue les Roumis fuiront!»
Il se retourna et vit son père le sourire aux lèvres. Ce fut comme un coup de verge cinglé sur le cœur, et, de nouveau, y fit jaillir la colère, car il n'entendit pas ce que le père ajoutait: «Patience, il est de bonne race et lorsque le poil de son menton aura cru, il saura tenir sa place au rang des guerriers.»
Sur le seuil de la tente, il jeta son bâton de pasteur qui roula aux pieds de Meryem.
—Quoi! te voilà encore? s'écria-t-elle. Mais, effrayée du feu sombre de son regard, elle se recula jusqu'au milieu de la maison de poils, s'adossant à l'un des piquets.
Elle venait d'achever sa toilette et elle était toute fraîchement peinte. Ses grands yeux noirs, encore agrandis par le koheul, buvaient l'âme, et ses sourcils, arcs gracieux, descendaient jusqu'aux tempes et se joignaient par une ligne délicate. Elle avait mâché la plante qui colore les lèvres d'un rouge grenat et collé sur ses joues de petites paillettes d'or; Mansour les regardait et brûlait de les prendre à sa bouche. Le large turban des filles du Souf enveloppait sa jolie tête encadrée par les anneaux lourds de ses tresses noires, d'où se détachaient pleins d'éclat ses larges anneaux d'argent. Par la fente de la gandourah de soie rayée, on entrevoyait les dures mamelles que les baisers de l'époux et les fatigues de la vie n'avaient pas eu le temps de flétrir; elles soulevaient harmonieusement le léger corsage que serrait à la taille une ceinture brochée d'or. Bras et jambes nus, elle avait teint avec le henné ses mains jusqu'aux poignets et ses pieds jusqu'à la cheville, de sorte que le bout de ses doigts ressemblait aux fruits du jujubier.
Il est écrit: «Quand une femme s'est orné les yeux de koheul, paré les doigts de henné, et qu'elle a mâché la branche du souak qui parfume l'haleine, fait les dents blanches et les lèvres de pourpre, elle est plus agréable aux yeux de Dieu, car elle est plus aimée de son mari.»
Et comme elle levait le bras droit pour saisir le piquet de la tente, en y appuyant nonchalamment la tête, l'œil ravi de Mansour s'arrêta sur l'aisselle soigneusement épilée et les harmonieuses attaches du cou et des seins.
Non, jamais il ne l'avait vue si charmante, jamais, depuis le jour de ses noces, elle ne l'avait autant ébloui.
Et tout frémissant devant ce poème de beauté, il demeura sans parole.
XVIII
lle rougit sous ce regard plus éloquent que les phrases mélodieuses et se sentit délicieusement flattée d'être trouvée si belle.
—Toi encore! Toi encore! je t'avais pourtant chassé.
Meryem voulait donner à sa voix une intonation de colère; mais elle ne le pouvait pas. Les mots commencés avec éclat mouraient en syllabes douces, et plutôt étonnée que mécontente, elle vit Mansour tirer de sa ceinture une petite bague d'argent et s'emparer de sa main.
Son regard était si suppliant qu'elle n'osa refuser cette offrande. Elle se laissa faire, toute rougissante, et riait pour cacher son trouble.
—Sont-ce nos fiançailles? demanda-t-elle.
Lui, n'avait d'autre dessein que de la prier de garder ce souvenir en lui disant adieu. Peut-être rêvait-il aussi de prendre un baiser sur sa bouche, le rire de sa belle-mère l'enhardit et il répondit aussitôt:
—Oui, ce sont nos fiançailles. N'es-tu pas parée pour la noce?
—Ah! la noce, elle est depuis longtemps passée; tu le sais bien: ton père ne m'a pas répudiée encore et je ne suis plus à marier.
Il y eut un soupir à la fin de ces paroles et le jeune homme avança les lèvres pour le recueillir. Mais il n'osa; il se saisit seulement de la petite main qu'il avait abandonnée après y avoir glissé la bague et la pressa dans les siennes.
Puis il s'assit aux pieds de l'idole et dans cette douce main, pleura.
Émue, elle se pencha sur son épaule:
—Pourquoi pleures-tu?
Il ne répondit pas, et elle sentait glisser dans ses doigts les larmes.
—Pourquoi pleurer comme un enfant que sa mère gronde? Tu n'es plus un enfant, je ne suis pas ta mère et je ne te gronde pas. Relève-toi, Mansour! Que penserait le cheik, s'il te voyait ainsi? Que penserait la soupçonneuse Kradidja? Mansour! Mansour! Que diraient les hommes du douar?
—Et que m'importe? laisse-moi à tes pieds, je suis bien.
—Mansour, je t'en supplie, relève-toi.
—Tu demandes ce qu'on dirait, reprit-il, Eh! que ne dirait-on pas qu'on ait déjà dit: Le fils d'Ahmed se meurt d'amour pour la Rose des Ouled-Sidi-Abid!
Elle retira brusquement sa main et le regarda tout interdite.
—Quoi! on s'est aperçu que tu m'aimais?
—Ah! s'écria-t-il en lui saisissant les jambes et lui baisant les pieds, je t'aime, je t'aime; tu le savais!
—Je ne sais rien, je ne veux rien savoir. Relève-toi, Mansour! es-tu fou?
—Oui, je suis fou, je le vois bien, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour arracher ta pensée de mon cœur. Je me suis roulé dans les épines des genêts; j'ai passé de longues heures pleurant caché dans les lauriers-roses, mais en dépit de moi-même, mes lèvres murmuraient: «Meryem! Meryem!» J'ai essayé d'aimer les filles du douar, je n'ai pas pu, je n'ai pas pu. C'était toi que j'aimais quand je leur murmurais des mots d'amour; et quand je soupirais près d'elles, c'était vers toi que volaient mes soupirs. Meryem! Meryem! oui, je suis fou.
—Tais-toi, enfant, tais-toi.
—Depuis le jour où tu es venue, hôtesse cent fois bénie et cent fois maudite, t'asseoir sous la tente de mon père, et où je t'ai vue soulever ton voile de ta main gracieuse et montrer l'éblouissement de ta face; depuis le jour où les cavaliers de la tribu ont fait éclater autour de toi la joyeuse fantasia, et que toute pensive tu regardais devant toi, n'entendant ni la voix de la poudre, ni les hennissements des chevaux impatients, ni les cris de joie des femmes, ne voyant rien, alors que tous ne voyaient que toi; depuis l'abominable nuitée d'amour où je t'ai entendue pousser tes premières plaintes, que les baisers de mon père ne pouvaient étouffer, oui, je suis devenu fou!
—Tu me fais mourir de honte.
—Ne m'interromps pas, Meryem. Je les ai comptées, toutes tes plaintes. Et tandis que j'entendais les autres femmes chuchoter et rire tout bas, je me déchirais la poitrine de mes ongles.
Vois, Meryem, tu peux savoir combien de fois, car c'est à peine si depuis, les dattes des oasis ont eu le temps de mûrir.
Il se leva et, ouvrant sa gandourah, montra sur sa poitrine de grandes rayures rouges.
—Va-t-en, aie pitié de moi. Je ne peux plus, je ne dois plus t'entendre; va-t-en!
Elle voulut s'échapper, mais il se plaça devant elle, les bras ouverts, essayant de la saisir.
—Oh! disait-il, je veux les fleurs de ton sein, je veux y boire, je veux y mourir.
XIX
'indomptable passion s'était ruée sur lui avec ses fureurs et le rendait sourd à tout cri de la conscience. Les femmes ont dit pour son excuse qu'il était jeune et n'avait pas réfléchi; elles ont rejeté la faute sur Meryem, l'accusant de coquetterie et de faiblesse. Mais les femmes sont les pires ennemies des femmes; si les laides s'érigeaient en tribunal, elles condamneraient toutes les belles à mort. Les hommes, plus froids et plus sages, ont jeté la malédiction sur Mansour. Ainsi, la justice humaine a deux manières d'envisager les actes; l'Immuable seul lit au fond des cœurs.
Vous autres, gens du Nord, vous ne comprenez pas ces amours redoutables.
Chez vous, la passion est chétive; elle fait des esclaves humbles à tête basse, au regard soumis; on vous voit, papillons ridicules, voltiger autour des femmes, roucouler comme des tourtereaux ou des courtisanes pâmées; on se demande quel est le plus féminin d'elles ou de vous, et il n'est pas étonnant que de mâles fils du Prophète, à la vue de vos petits jeunes gens presqu'imberbes, au visage peint, à la chevelure parfumée et onduleuse se soient trompés de sexe et se soient pris d'amour.
Sous les froids rayons de votre soleil pâle, avec votre vie sans dangers et sans fatigues, votre cœur s'est affadi.
Aussi vos femmes peuvent impunément essayer la puissante artillerie de leurs gestes, de leurs toilettes, de leurs paroles et de leurs regards; elles découvrent à tous, non-seulement leurs visages, qu'elles embellissent pour mieux vous séduire, mais dans vos fêtes, elles étalent leurs grasses épaules, l'appétissante raie de leur dos velouté où la pensée se laisse couler jusqu'en bas comme un filet d'eau qui suit une rigole, leur sein où l'œil aime à fouiller et qu'elles rehaussent par de secrets apprêts; et ce qu'elles n'osent laisser voir, elles le font deviner avec art et complaisance pour mieux exciter les désirs.
Mais, qu'est-ce que vos désirs?
Si, séduits par tout ce que vous avez vu, effleuré ou senti, tout ce qu'on vous a montré ou laissé entrevoir, vous murmurez humble—ment: «Je t'aime», elles vous répondent offensées et le dédain aux lèvres: «J'ai un époux». Et alors, comme un enfant que sa mère menace du fouet, vous vous en allez honteux.
Et que m'importe? Si tu as un époux, pourquoi t'étale-t-il comme une étoffe a vendre? Qu'il garde ta nudité et tes chairs pour lui seul et n'aille pas, repu épanoui, promener devant la faim des maigres, ses plantureuses victuailles.
Cacher son bien, c'est le moyen le plus sûr que nul ne le volera.
Mais on sait que parmi vous, ces étalages sont sans grandes conséquences. Vous soupirez et tout est dit. Chez les enfants de l'Arabie, où le simoun souffle dans le sang ses bouillantes ardeurs, il n'en est pas de même. Je ne parle ni des Chaouias ni des Bedouis dont on voit dans les champs du Tell les femmes demi-nues exposer à l'étranger leur corps de jument efflanquée et leur mamelles de chèvre. Ce ne sont que des femelles que la misère a prises au ventre de leur mère pour les livrer au travail trop rude et qu'une hâtive débauche a rapidement souillées et abruties. Mais nul ne peut, sans danger, se trouver en face des belles filles du Souf. Blanches ou dorées, leurs grands yeux noirs boivent l'âme et celui de nos jeunes hommes que son destin appelle à entrevoir les éblouissantes clartés, se dit en jurant sur la tête du Prophète: Baiser sa bouche et mourir!
C'est ce que jura Mansour lorsque, l'œil brillant de délire, il cherchait à enlacer Meryem.